JACQUES CAZOTTE

- BIOGRAPHIE DE JACQUES CAZOTTE

- CITATION DE JACQUES CAZOTTE

- LE DIABLE AMOUREUX

    A ma chere biondetta.

- LES MILLE ET UNE FADAISES

    où l' on verra la naissance de Riante, et la jolie personne que c' étoit que la fée Troisbosses.

    éducation de Riante ; précautions inutiles.

    ce que Riante vit à son réveil, et comme elle apprit à rêver.

    comment Troisbosses tendit ses panneaux,et comment ils lui réussirent.

    où la fée Lirette trouva Gracieux; ce qu'elle lui dit; ce qu'il répondit ; ce qu'elle reprit; ce qu'il répliqua; ce qu'il fit.

    comment le chevalier acquit de la gloire à grand marché, et du profit qui lui en vint.

    histoire de Brillandor interrompue tout naturellement.

    Gracieux donne dans le pot au noir. Suite de l' histoire de Brillandor ; ce que devint ce chevalier.

    où l' on verra un canapé et quelques parenthèses ; galerie, combat.

    comme le champ de bataille s' en fut et ne resta à personne; comment Riante fut retrouvée, et ce que devint Troisbosses..

- LES LIENS

BIOGRAPHIE DE JACQUES CAZOTTE

"Cazotte (1719-1792), l'un des pères de la SF, avait des prémonitions précises sans toutefois prévoir sa propre mort"
Frédéric Fabre

le 7 octobre 1719: naissance à Dijon dans une famille bourgeoise de négociants en vin et de propriétaires de terres. Son père Bernard Cazotte avait une charge de commis greffier aux États de Bourgogne. Sa mère s'appelait Marie Taupin. Élève du collège des jésuites de sa ville natale, il y eut pour condisciples Bret et Jean-François de Rameau, à qui Diderot devait donner l'immortalité.

1740: Il étudie la littérature et le droit. Il travaille d'abord auprès d'un procureur à Paris puis, sur le conseil de Maurepas, son protecteur, il entre dans l'administration de la marine.

1741: publication d'une parodie de conte oriental à la suite des lettres persanes de Montesquieu et de la traduction des mille et une nuits par Galand: la patte au chat, conte zinzinois.

1742: publication d'une féerie alors très à la mode: les mille et une fadaises.

1743: Le 1er mars, il reçoit son brevet d'écrivain ordinaire de la marine chargé de surveiller l'armement, la construction et la réparation des navires. Il exerce ses fonctions au Havre, à Brest puis à Rochefort.

1747: Il est nommé au ministère, écrivain principal de la marine. 

1749: Il est nommé contrôleur de la marine aux Îles du Vent et à la Martinique.

1750: Il est nommé commissaire, Il défend le fort Saint - Pierre en Martinique. Il rencontre Elisabeth Roignon, une belle créole qu'il épousera en 1761 et dont il aura 3 enfants.

1752: Pendant un congé qu'il vient passer à Paris, il aurait pris part à la fameuse querelle dite des Bouffons soit aux discussions soulevées entre les partisans de la musique française et ceux de la musique italienne:

Après la publication de la Lettre sur Omphale de Grimm, en février 1752; le dernier sursaut littéraire de la Querelle des Lullistes et des Ramistes,  l'installation de la Troupe des Italiens à Paris est prétexte à une nouvelle violente polémique, cette fois entre les partisans de la musique italienne et de la musique française.

Jacques Cazotte publie alors anonymement sa première contribution à la querelle avec La Guerre de l'opéra, où prétendant n'être ni d'un coin ni d'un autre, fait la louange du français Mondonville. Cazotte n'est pas, bien entendu, au-dessus de la mêlée, et les enjeux dépassent ceux des goûts musicaux affichés:   

"Un Allemand avoit imaginé que nos Danseurs executoient de mauvaise grâce, que notre Chant ne rendoit point l'expression de notre Langue [...] Et trois Géomètres [Diderot, Rousseau, Holbach ou Grimm] avoient calculé que le tout joint ensemble ne pouvoit pas faire une somme complette de plaisir."

Caux de Cappeval lui répond: "Jamais ils  (les philosophes) n'ont injurié la France avec tant de force et de courage [...] Le manteau de la Philosophie couvre souvent bien des vices, quoiqu'il ne soit fait que pour servir d'enseigne aux ridicules."

   Portait visible à la Tate-Gallery à Londres 

1754: Il aurait publié ensuite les Observations sur la Lettre de J.-J. Rousseau mais elles n'ont été réimprimées ni par lui-même, ni dans ses Oeuvres complètes de1798 ou de 1816. 

1761: Il se retire avec le brevet de commissaire général; mais ni sous Choiseul, ni sous aucun de ses successeurs il ne put obtenir la liquidation de sa pension de retraite.

Le Père La Valette, supérieur de la mission des jésuites à la Martinique, avait racheté de Cazotte, au moment où il quitta la colonie, ses propriétés au moyen de lettres de change que les supérieurs du Père La Valette à Paris refusèrent d'acquitter, alléguant que cette spéculation n'avait pas été autorisée par eux. Il s'ensuivit un long et retentissant procès que Cazotte finit par gagner.

Lors de son retour en France, il habita tour à tour, avec sa femme et ses trois enfants, Paris et un château avec un vignoble champenois à Pierry, près d'Epernay dont il hérita un an après la mort de son frère le chanoine Chrétien Nicolas 

1762: Publication de Olivier, poème en douze chants et en prose, mêlée de vers, sorte d'imitation de l'Arioste, fort bien accueillie.

1768:  il improvise sur un mot donné l'opéra-comique des Sabots dont Rameau neveu, puis Duni, écrivirent la musique et dont le livret est récrit par Sedaine. Pour venir en aide à son camarade Jean-François Rameau, il fait imprimer sous le nom de ce dernier, une sorte de réclame à peine versifiée, intitulée la Nouvelle Raméide, que son ami d'enfance allait débiter dans les cafés.

1771: Publication de Lord impromptu, une nouvelle romanesque dans le style de la Nouvelle Héloïse. 

1772: Publication du Diable Amoureux, considéré comme son chef-d'œuvre. Le noeud de l'intrigue est un de ces travestissements chers aux contemporains de Chérubin et de Faublas, mais la « Nouvelle romanesque » de Cazotte, ainsi qu'il l'intitule lui-même, ne blesse que la vraisemblance. L'histoire est la suivante: un jeune homme parie avec ses camarades d'évoquer le diable, il y réussit; le monstre qui lui apparaît tout d'abord se transforme en page, puis en danseuse, mais au moment où le héros croit toucher au but de ses désirs, Belzébuth se dresse devant lui sous sa première forme, les autres enchantements s'évanouissent et l'audacieux se retrouve seul, par une nuit d'orage, dans une voiture brisée. Les détails gracieux, pittoresques ou effrayants dont le récit est semé, en font la qualité. De plus, l'édition originale était accompagnée d'une préface où Cazotte donnait d'ironiques éloges aux planches dont son livre était orné, raillant ainsi le luxe habituel aux fadaises de Dorat et de son école; or ces six eaux-fortes sont traitées avec un parti pris caricatural très prononcé et de savantes maladresses; longtemps on les attribuait à un seul artiste, Moreau le jeune, mais Mahérault, s'autorisant d'un passage même de la préface, a établi que Marillier et peut-être Cochin pouvaient revendiquer leur part de cette mystification iconographique.

1775: une transformation s'opéra dans l'esprit de Cazotte. Attiré de tout temps vers les sciences occultes, il devint l'un des adeptes de la secte des martinistes et s'adonna, dans sa retraite de Pierry, en compagnie de sa fille et de ses deux fils, qu'il avait également initiés, à toutes les pratiques des illuminés. Fervent royaliste, il épanchait ses inquiétudes sur la marche des événements dans une correspondance intime adressée à son ami Pouteau, secrétaire de Laporte, intendant de la liste civile.

1776: publication des Oeuvres badines, totalité de ses oeuvres réunies par lui-même en 2 volumes in 8; elles comprenaient Olivier, le Lord impromptu et le Diable amoureux.

 1788: Il aurait fait sa première grande prédiction lors d'un dîné réunissant des académiciens pour annoncer la révolution française.

1791: Il échappe de justesse, grâce au dévouement de sa fille Elisabeth Cazotte qui réussit à émouvoir la foule, aux massacres de Septembre.

1792: Sa Correspondance mystique est saisie aux Tuileries après la journée du 10 août. Elle est le motif de l'arrestation de Cazotte qui est resté fidèle à Louis XVI. Il est arrêté dans son château de Pierry puis conduit en détention à Paris. Fouquier Tinville le fait traduire devant le tribunal du 17 août pour trahison envers la République. Ses lettres à Pouteau, publiées pour la première fois dans le Bulletin même du tribunal, sont la seule charge qu'on pût relever contre lui, mais elle suffit pour provoquer une sentence de mort. Après la lui avoir signifiée, le président du tribunal Lavaux qui aurait été lui-même, un initié, exhorta Cazotte à la mort par une allocution des plus singulières et tout au moins inutile, car la fermeté du vieillard ne se démentit ni devant ses juges, ni devant l'échafaud.

Premier septembre 1792: Il aurait écrit à Robespierre pour annoncer sa chute et sa mort. Celui - ci aurait répondu qu'il fera face à son destin. C'est sa deuxième grande prédiction publiée en 1817.

 Le 25 septembre 1792, il est guillotiné à l'âge de 73 ans en prononçant "je meurs fidèle à Dieu et à mon Roi" qui est la reprise de la formule martiniste: "Deo et Regi fideles".

1798: Sous le titre d'Oeuvres complètes, tous ses écrits avec sa correspondance ésotérique sont réimprimés en 6 volumes in-18

1816-1817: Sous le titre d'Oeuvres badines et morales, historiques et philosophiques, ses oeuvres complètes sont à nouveau publiées en 4 volumes  in-8. Elles comprennent dans le tome I ses devenues célèbres prédictions faites en 1788 lors d'un dîné réunissant des académiciens, pour annoncer la révolution puis celles de 1792 pour annoncer à Robespierre sa chute et sa mort.

1845: Le Diable amoureux est réimprimé in-12 (nouveau tirage, 1871, in-8) orné de dessins par Ed. de Beaumont et accompagnée d'une préface de Gérard de Névarl.

1880: O. Uzanne fait figurer dans sa collection des Petits conteurs, la Patte du chat et les Mille et une fadaises.

CITATIONS DE JACQUES CAZOTTE

L'homme fut un assemblage d'un peu de boue et d'eau. Pourquoi une femme ne serait elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayon de lumière, des débris d'un arc en ciel condensés ? où est le possible ?... Où est l'impossible ? (Le Diable Amoureux)

On est tous les jours dans le cas de se laisser enseigner des choses que l'on sait par des gens qui les ignorent. (Œuvres badines et morales)

Eh ! Qu'ai-je à redouter de Bernadillo et de tous les lâches de la terre ? Je suis, madame, le seul ennemi redoutable pour moi. (Le Diable Amoureux)

O pouvoir des larmes ! C'est sans doute le trait le puissant de tous les traits de l'amour ! (Le Diable Amoureux)

LE DIABLE AMOUREUX

J'étais à vingt-cinq ans capitaine aux gardes du roi de Naples : nous vivions beaucoup entre camarades, et comme de jeunes gens, c'est-à-dire, des femmes, du jeu, tant que la bourse pouvait y suffire ; et nous philosophions dans nos quartiers quand nous n'avions plus d'autre ressource.

Un soir, après nous être épuisés en raisonnements de toute espèce autour d'un très petit flacon de vin de Chypre et de quelques marrons secs, le discours tomba sur la cabale et les cabalistes.

Un d'entre nous prétendait que c'était une science réelle, et dont les opérations étaient sûres ; quatre des plus jeunes lui soutenaient que c'était un amas d'absurdités, une source de friponneries, propres à tromper les gens crédules et amuser les enfants.

Le plus âgé d'entre nous, Flamand d'origine, fumait sa pipe d'un air distrait, et ne disait mot. Son air froid et sa distraction me faisaient spectacle à travers ce charivari discordant qui nous étourdissait, et m'empêchait de prendre part à une conversation trop peu réglée pour qu'elle eût de l'intérêt pour moi.

Nous étions dans la chambre du fumeur ; la nuit s'avançait : on se sépara, et nous demeurâmes seuls, notre ancien et moi.

Il continua de fumer flegmatiquement ; je demeurai les coudes appuyés sur la table, sans rien dire. Enfin mon homme rompit le silence.

"Jeune homme, me dit-il, vous venez d'entendre beaucoup de bruit : pourquoi vous êtes-vous tiré de la mêlée ?

-- C'est, lui répondis-je, que j'aime mieux me taire que d'approuver ou blâmer ce que je ne connais pas : je ne sais pas même ce que veut dire le mot de cabale.

-- Il a plusieurs significations, me dit-il ; mais ce n'est point d'elles dont il s'agit, c'est de la chose. Croyez-vous qu'il puisse exister une science qui enseigne à transformer les métaux et à réduire les esprits sous notre obéissance ?

-- Je ne connais rien des esprits, à commencer par le mien, sinon que je suis sûr de son existence. Quant aux métaux, Je sais la valeur d'un carlin au jeu, à l'auberge et ailleurs, et ne peux rien assurer ni nier sur l'essence des uns et des autres, sur les modifications et impressions dont ils sont susceptibles.

-- Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre ignorance ; elle vaut bien la doctrine des autres : au moins vous n'êtes pas dans l'erreur, et si vous n'êtes pas instruit, vous êtes susceptible de l'être. Votre naturel, la franchise de votre caractère, la droiture de votre esprit, me plaisent : je sais quelque chose de plus que le commun des hommes ; jurez-moi le plus grand secret sur votre parole d'honneur, promettez de vous conduire avec prudence, et vous serez mon écolier.

-- L'ouverture que vous me faites, mon cher Soberano, m'est très agréable. La curiosité est ma plus forte passion. Je vous avouerai que naturellement j'ai peu d'empressement pour nos connaissances ordinaires ; elles m'ont toujours semblé trop bornées, et j'ai deviné cette sphère élevée dans laquelle vous voulez m'aider à m'élancer : mais quelle est la première clef de la science dont vous parlez ? Selon ce que disaient nos camarades en disputant, ce sont les esprits eux-mêmes qui nous instruisent ; peut-on se lier avec eux ?

-- Vous avez dit le mot, Alvare : on n'apprendrait rien de soi-même ; quant à la possibilité de nos liaisons, je vais vous en donner une preuve sans réplique."

Comme il finissait ce mot, il achevait sa pipe : il frappe trois coups pour faire sortir le peu de cendres qui restait au fond, la pose sur la table assez près de moi. Il élève la voix : "Calderon, dit-il, venez chercher ma pipe, allumez-la, et rapportez-la-moi."

Il finissait à peine le commandement, je vois disparaître la pipe ; et, avant que j'eusse pu raisonner sur les moyens, ni demander quel était ce Calderon chargé de ses ordres, la pipe allumée était de retour, et mon interlocuteur avait repris son occupation.

Il la continua quelque temps, moins pour savourer le tabac que pour jouir de la surprise qu'il m'occasionnait ; puis se levant, il dit : "Je prends la garde au jour, il faut que je repose. Allez vous coucher ; soyez sage, et nous nous reverrons."

Je me retirai plein de curiosité et affamé d'idées nouvelles, dont je me promettais de me remplir bientôt par le secours de Soberano. Je le vis le lendemain, les jours ensuite ; Je n'eus plus d'autre passion ; Je devins son ombre.

Je lui faisais mille questions ; il éludait les unes et répondait aux autres d'un ton d'oracle. Enfin, je le pressai sur l'article de la religion de ses pareils. "C'est, me répondit-il, la religion naturelle." Nous entrâmes dans quelques détails ; ces décisions cadraient plus avec mes penchants qu'avec mes principes ; mais je voulais venir à mon but et ne devais pas le contrarier.

"Vous commandez aux esprits, lui disais-je ; je veux comme vous être en commerce avec eux : je le veux, je le veux !  

-- Vous êtes vif, camarade, vous n'avez pas subi votre temps d'épreuve ; vous n'avez rempli aucune des conditions sous lesquelles on peut aborder sans crainte cette sublime catégorie...  

-- Eh ! me faut-il bien du temps ?  

-- Peut-être deux ans...  

-- J'abandonne ce projet, m'écriai-je : je mourrais d'impatience dans l'intervalle. Vous êtes cruel, Soberano. Vous ne pouvez concevoir la vivacité du désir que vous avez créé dans moi : il me brûle...  

-- Jeune homme, je vous croyais plus de prudence ; vous me faites trembler pour vous et pour moi. Quoi ! vous vous exposeriez à évoquer des esprits sans aucune des préparations...  

-- Eh ! que pourrait-il m'en arriver ?  

-- Je ne dis pas qu'il dût absolument vous en arriver du mal ; s'ils ont du pouvoir sur nous, c'est notre faiblesse, notre pusillanimité qui le leur donne : dans le fond, nous sommes nés pour les commander...  

-- Ah ! je les commanderai !  

-- Oui, vous avez le coeur chaud, mais si vous perdez la tête, s'ils vous effraient à certain point ?...  

-- S'il ne tient qu'à ne les pas craindre, je les mets au pis pour m'effrayer.  

-- Quoi ! quand vous verriez le Diable ?...  

-- Je tirerais les oreilles au grand Diable d'enfer.  

-- Bravo ! si vous êtes si sûr de vous, vous pouvez vous risquer, et je vous promets mon assistance. Vendredi prochain, je vous donne à dîner avec deux des nôtres, et nous mettrons l'aventure à fin."  

Nous n'étions qu'à mardi : jamais rendez-vous galant ne fut attendu avec tant d'impatience. Le terme arrive enfin ; je trouve chez mon camarade deux hommes d'une physionomie peu prévenante ; nous dînons. La conversation roule sur des choses indifférentes.  

Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route, nous arrivons. Ces restes des monuments les plus augustes écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m'étaient pas ordinaires. "Voilà, disais-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l'orgueil et de l'industrie des hommes." Nous avançons dans les ruines, et enfin nous sommes parvenus presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur, qu'aucune lumière extérieure n'y pouvait pénétrer.  

Mon camarade me conduisait par le bras ; il cesse de marcher, et je m'arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous étions s'éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues.  

Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l'aide d'un roseau qui lui servait d'appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. "Entrez dans ce pentacle, mon brave, me dit-il, et n'en sortez qu'à bonnes enseignes...  

-- Expliquez-vous mieux ; à quelles enseignes en dois-je sortir ?  

-- Quand tout vous sera soumis ; mais avant ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands."  

Alors il me donne une formule d'évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n'oublierai jamais.

"Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à trois fois clairement Béelzébuth, et surtout n'oubliez pas ce que vous avez promis de faire."  

Je me rappelai que je m'étais vanté de lui tirer les oreilles. "Je tiendrai parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti.

-- Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il ; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre." Ils se retirent.

Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate : je fus au moment de les rappeler ; mais il y avait trop à rougir pour moi ; c'était d'ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j'étais, et tins un moment conseil. On a voulu m'effrayer, dis-je ; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m'éprouvent sont à deux pas d'ici, et à la suite de mon évocation je dois m'attendre à quelque tentative de leur part pour m'épouvanter. Tenons bon ; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants.

Cette délibération fut assez courte, quoique un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l'intérieur de ma caverne.

Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète ; je prononce l'évocation d'une voix claire et soutenue ; et, en grossissant le son, j'appelle, à trois reprises et à très courts intervalles, Béelzébuth.

Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête.

A peine avais-je fini, une fenêtre s'ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L'odieux fantôme ouvre la gueule, et, d'un ton assorti au reste de l'apparition, me répond : Che vuoi ?

Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l'envi du terrible Che vuoi ?

Je ne saurais peindre ma situation ; je ne saurais dire qui soutint mon courage et m'empêcha de tomber en défaillance à l'aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore qui retentissait à mes oreilles.

Je sentis la nécessité de rappeler mes forces ; une sueur froide allait les dissiper : je fis un effort sur moi. Il faut que notre âme soit bien vaste et ait un prodigieux ressort ; une multitude de sentiments, d'idées, de réflexions touchent mon coeur, passent dans mon esprit, et font leur impression toutes à la fois.

La révolution s'opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre.

"Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse ?"

Le fantôme balance un moment :

"Tu m'as demandé, dit-il d'un ton de voix plus bas...

-- L'esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître ? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme convenable et un ton soumis.

-- Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous être agréable ?"

La première idée qui me vint à la tête étant celle d'un chien : "Viens, lui dis-je, sous la figure d'un épagneul." A peine avais-je donné l'ordre, l'épouvantable chameau allonge le col de seize pieds de longueur, baisse la tête jusqu'au milieu du salon, et vomit un épagneul blanc à soies fines et brillantes, les oreilles traînantes jusqu'à terre.  

La fenêtre s'est refermée, tout[e ?] autre vision a disparu, et il ne reste sous la voûte, suffisamment éclairée, que le chien et moi.

Il tournait tout autour du cercle en remuant la queue, et faisant des courbettes.

"Maître, me dit-il, je voudrais bien vous lécher l'extrémité des pieds ; mais le cercle redoutable qui vous environne me repousse."  

Ma confiance était montée jusqu'à l'audace : je sors du cercle, je tends le pied, le chien le lèche ; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il se couche sur le dos comme pour me demander grâce ; je vis que c'était une petite femelle.  

"Lève-toi, lui dis-je ; je te pardonne : tu vois que j'ai compagnie ; ces messieurs attendent à quelque distance d'ici ; la promenade a dû les altérer ; je veux leur donner une collation ; il faut des fruits, des conserves, des glaces, des vins de Grèce ; que cela soit bien entendu ; éclaire et décore la salle sans faste, mais proprement. Vers la fin de la collation tu viendras en virtuose du premier talent, et tu porteras une harpe ; je t'avertirai quand tu devras paraître. Prends garde à bien jouer ton rôle, mets de l'expression dans ton chant, de la décence, de la retenue dans ton maintien...  

-- J'obéirai, maître, mais sous quelle condition ?  

-- Sous celle d'obéir, esclave. Obéis, sans réplique, ou...  

-- Vous ne me connaissez pas, maître : vous me traiteriez avec moins de rigueur ; j'y mettrais peut-être l'unique condition de vous désarmer et de vous plaire."  

Le chien avait à peine fini, qu'en tournant sur le talon, je vois mes ordres s'exécuter plus promptement qu'une décoration ne s'élève à l'Opéra. Les murs de la voûte, ci-devant noirs, humides, couverts de mousse, prenaient une teinte douce, des formes agréables ; c'était un salon de marbre jaspé. L'architecture présentait un cintre soutenu par des colonnes. Huit girandoles de cristaux, contenant chacune trois bougies, y répandaient une lumière vive, également distribuée.  

Un moment après, la table et le buffet s'arrangent, se chargent de tous les apprêts de notre régal ; les fruits et les confitures étaient de l'espèce la plus rare, la plus savoureuse et de la plus belle apparence. La porcelaine employée au service et sur le buffet était du Japon. La petite chienne faisait mille tours dans la salle, mille courbettes autour de moi, comme pour hâter le travail et me demander si j'étais satisfait.  

"Fort bien, Biondetta, lui dis-je ; prenez un habit de livrée, et allez dire à ces messieurs qui sont près d'ici que je les attends, et qu'ils sont servis."  

A peine avais-je détourné un instant mes regards, je vois sortir un page à ma livrée, lestement vêtu, tenant un flambeau allumé ; peu après il revint conduisant sur ses pas mon camarade le Flamand et ses deux amis.  

Préparés à quelque chose d'extraordinaire par l'arrivée et le compliment du page, ils ne l'étaient pas au changement qui s'était fait dans l'endroit où ils m'avaient laissé. Si je n'eusse pas eu la tête occupée, je me serais plus amusé de leur surprise ; elle éclata par leur cri, se manifesta par l'altération de leurs traits et par leurs attitudes.  

"Messieurs, leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour l'amour de moi, il nous en reste à faire pour regagner Naples : j'ai pensé que ce petit régal ne vous désobligerait pas, et que vous voudriez bien excuser le peu de choix et le défaut d'abondance en faveur de l'impromptu."  

Mon aisance les déconcerta plus encore que le changement de la scène et la vue de l'élégante collation à laquelle ils se voyaient invités. Je m'en aperçus, et résolu de terminer bientôt une aventure dont intérieurement je me défiais, je voulus en tirer tout le parti possible, en forçant même la gaieté qui fait le fond de mon caractère.  

Je les pressai de se mettre à table ; le page avançait les sièges avec une promptitude merveilleuse. Nous étions assis ; j'avais rempli les verres, distribué des fruits ; ma bouche seule s'ouvrait pour parler et manger, les autres restaient béantes ; cependant je les engageai à entamer les fruits, ma confiance les détermina. Je porte la santé de la plus jolie courtisane de Naples ; nous la buvons. Je parle d'un opéra nouveau, d'une improvisatrice romaine arrivée depuis peu, et dont les talents font du bruit à la cour. Je reviens sur les talents agréables, la musique, la sculpture ; et par occasion je les fais convenir de la beauté de quelques marbres qui font l'ornement du salon. Une bouteille se vide, et est remplacée par une meilleure. Le page se multiplie, et le service ne languit pas un instant. Je jette l'oeil sur lui à la dérobée : figurez-vous l'Amour en trousse de page ; mes compagnons d'aventure le lorgnaient de leur côté d'un air où se peignaient la surprise, le plaisir et l'inquiétude. La monotonie de cette situation me déplut ; je vis qu'il était temps de la rompre. "Biondetto, dis-je au page, la signora Fiorentina m'a promis de me donner un instant ; voyez si elle ne serait point arrivée." Biondetto sort de l'appartement.  

Mes hôtes n'avaient point encore eu le temps de s'étonner de la bizarrerie du message, qu'une porte du salon s'ouvre et Fiorentina entre tenant sa harpe ; elle était dans un déshabillé étoffé et modeste, un chapeau de voyage et un crêpe très clair sur les yeux ; elle pose sa harpe à côté d'elle, salue avec aisance, avec grâce : "Seigneur don Alvare, dit-elle, je n'étais pas prévenue que vous eussiez compagnie ; je ne me serais point présentée vêtue comme je suis ; ces messieurs voudront bien excuser une voyageuse."  

Elle s'assied, et nous lui offrons à l'envi les reliefs de notre petit festin, auxquels elle touche par complaisance.  

"Quoi ! madame, lui dis-je, vous ne faites que passer par Naples ? On ne saurait vous y retenir ?  

-- Un engagement déjà ancien m'y force, seigneur ; on a eu des bontés pour moi à Venise au carnaval dernier ; on m'a fait promettre de revenir, et j'ai touché des arrhes : sans cela, je n'aurais pu me refuser aux avantages que m'offrait ici la cour, et à l'espoir de mériter les suffrages de la noblesse napolitaine, distinguée par son goût au-dessus de toute celle d'Italie."  

Les deux Napolitains se courbent pour répondre à l'éloge, saisis par la vérité de la scène au point de se frotter les yeux. Je pressai la virtuose de nous faire entendre un échantillon de son talent. Elle était enrhumée, fatiguée ; elle craignait avec justice de déchoir dans notre opinion. Enfin, elle se détermina à exécuter un récitatif obligé et une ariette pathétique qui terminaient le troisième acte de l'opéra dans lequel elle devait débuter.  

Elle prend sa harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée, tout à la fois blanche et purpurine, dont les doigts insensiblement arrondis par le bout étaient terminés par un ongle dont la forme et la grâce étaient inconcevables : nous étions tous surpris, nous croyions être au plus délicieux concert.  

La dame chante. On n'a pas, avec plus de gosier, plus d'âme, plus d'expression : on ne saurait rendre plus, en chargeant moins. J'étais ému jusqu'au fond du coeur, et j'oubliais presque que j'étais le créateur du charme qui me ravissait.  

La cantatrice m'adressait les expressions tendres de son récit et de son chant. Le feu de ses regards perçait à travers le voile ; il était d'un pénétrant, d'une douceur inconcevable ; ces yeux ne m'étaient pas inconnus. Enfin, en assemblant les traits tels que le voile me les laissait apercevoir, je reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto ; mais l'élégance, l'avantage de la taille se faisaient beaucoup plus remarquer sous l'ajustement de femme que sous l'habit de page.  

Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnâmes de justes éloges. Je voulus l'engager à nous exécuter une ariette vive pour nous donner lieu d'admirer la diversité de ses talents.  

"Non, répondit-elle ; je m'en acquitterais mal dans la disposition d'âme où je suis ; d'ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de l'effort que j'ai fait pour vous obéir. Ma voix se ressent du voyage, elle est voilée. Vous êtes prévenus que je pars cette nuit. C'est un cocher de louage qui m'a conduite, je suis à ses ordres : je vous demande en grâce d'agréer mes excuses, et de me permettre de me retirer." En disant cela elle se lève, veut emporter sa harpe. Je la lui prends des mains, et, après l'avoir reconduite jusqu'à la porte par laquelle elle s'était introduite, je rejoins la compagnie.  

Je devais avoir inspiré de la gaieté, et je voyais de la contrainte dans les regards : j'eus recours au vin de Chypre. Je l'avais trouvé délicieux, il m'avait rendu mes forces, ma présence d'esprit ; je doublai la dose, et comme l'heure s'avançait, je dis à mon page, qui s'était remis à son poste derrière mon siège, d'aller faire avancer ma voiture. Biondetto sort sur-le-champ, va remplir mes ordres.  

"Vous avez ici un équipage ? me dit Soberano.

-- Oui, répliquai-je, je me suis fait suivre, et j'ai imaginé que si notre partie se prolongeait, vous ne seriez pas fâchés d'en revenir commodément. Buvons encore un coup, nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en chemin."

Ma phrase n'était pas achevée, que le page rentre suivi de deux grands estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. "Seigneur don Alvare, me dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture ; elle est au-delà, mais tout auprès des débris dont ces lieux-ci sont entourés." Nous nous levons, Biondetto et les estafiers nous précèdent ; on marche.

Comme nous ne pouvions pas aller quatre de front entre des bases et des colonnes brisées, Soberano, qui se trouvait seul à côté de moi, me serra la main. "Vous nous donnez un beau régal, ami ; il vous coûtera cher.

-- Ami, répliquai-je, je suis très heureux s'il vous a fait plaisir ; je vous le donne pour ce qu'il me coûte."

Nous arrivons à la voiture ; nous trouvons deux autres estafiers, un cocher, un postillon, une voiture de campagne à mes ordres, aussi commode qu'on eût pu la désirer. J'en fais les honneurs, et nous prenons légèrement le chemin de Naples.  

Nous gardâmes quelque temps le silence ; enfin un des amis de Soberano le rompt. "Je ne vous demande point votre secret, Alvare ; mais il faut que vous ayez fait des conventions singulières ; jamais personne ne fut servi comme vous l'êtes ; et depuis quarante ans que je travaille, je n'ai pas obtenu le quart des complaisances que l'on vient d'avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle pas de la plus céleste vision qu'il soit possible d'avoir, tandis que l'on afflige nos yeux plus souvent que l'on ne songe à les réjouir ; enfin, vous savez vos affaires, vous êtes jeune ; à votre âge on désire trop pour se laisser le temps de réfléchir, et on précipite ses jouissances."  

Bernadillo, c'était le nom de cet homme, s'écoutait en parlant, et me donnait le temps de penser à ma réponse.  

"J'ignore, lui répliquai-je, par où j'ai pu m'attirer des faveurs distinguées ; j'augure qu'elles seront très courtes, et ma consolation sera de les avoir toutes partagées avec de bons amis." On vit que je me tenais sur la réserve, et la conversation tomba.  

Cependant le silence amena la réflexion : je me rappelai ce que j'avais fait et vu ; je comparai les discours de Soberano et de Bernadillo, et conclus que je venais de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte.

Je ne manquais pas d'instruction ; j'avais été élevé jusqu'à treize ans sous les yeux de don Bernardo Maravillas, mon père, gentilhomme sans reproche, et par dona Mencia, ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui fût dans l'Estramadure. "Oh, ma mère ! disais-je, que penseriez-vous de votre fils si vous l'aviez vu, si vous le voyiez encore ? Mais ceci ne durera pas, je m'en donne parole."  

Cependant la voiture arrivait à Naples. Je reconduisis chez eux les amis de Soberano. Lui et moi revînmes à notre quartier. Le brillant de mon équipage éblouit un peu la garde devant laquelle nous passâmes en revue, mais les grâces de Biondetto, qui était sur le devant du carrosse, frappèrent encore davantage les spectateurs.  

Le page congédie la voiture et la livrée, prend un flambeau de la main des estafiers, et traverse les casernes pour me conduire à mon appartement. Mon valet de chambre, encore plus étonné que les autres, voulait parler pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je venais de faire la montre. "C'en est assez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon appartement, je n'ai pas besoin de vous : allez vous reposer, je vous parlerai demain."  

Nous sommes seuls dans ma chambre, et Biondetto a fermé la porte sur nous ; ma situation était moins embarrassante au milieu de la compagnie dont je venais de me séparer, et de l'endroit tumultueux que je venais de traverser.  

Voulant terminer l'aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux sur le page, les siens sont fixés vers la terre ; une rougeur lui monte sensiblement au visage : sa contenance décèle de l'embarras et beaucoup d'émotion ; enfin je prends sur moi de lui parler.  

"Biondetto, vous m'avez bien servi, vous avez même mis des grâces à ce que vous avez fait pour moi ; mais comme vous vous étiez payé d'avance, je pense que nous sommes quittes.  

-- Don Alvare est trop noble pour croire qu'il ait pu s'acquitter à ce prix...  

-- Si vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste, donnez votre compte ; mais je ne vous réponds pas que vous soyez payé promptement. Le quartier courant est mangé ; je dois au jeu, à l'auberge, au tailleur...  

-- Vous plaisantez hors de propos.

-- Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous retirer, car il est tard et il faut que je me couche.  

-- Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est ? Je n'ai pas dû m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis savent que je suis venue ici, vos soldats, vos gens m'ont vue et ont deviné mon sexe. Si j'étais une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour les bienséances de mon état ; mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux : il n'est pas de femme qui n'en fût humiliée.  

-- Il vous plaît donc à présent d'être femme pour vous concilier des égards ? Eh bien ! pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure.

-- Quoi ! sérieusement, sans savoir qui je suis...

-- Puis-je l'ignorer ?  

-- Vous l'ignorez, vous dis-je, vous n'écoutez que vos préventions ; mais, qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux : c'est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la vôtre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me donner à vous et vous suivre. J'ai révolté contre moi les passions les plus cruelles, les plus implacables ; il ne me reste de protection que la vôtre, d'asile que votre chambre : me la fermerez-vous, Alvare ? Sera-t-il dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité, quelqu'un qui a tout sacrifié pour lui, une âme sensible, un être faible dénué de tout autre secours que le sien ; en un mot, une personne de mon sexe ?"

Je me reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras ; mais elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens : enfin, je suis rangé contre le mur. "Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre par mon serment.

"Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde de servir toute ma vie les femmes, et de n'en pas désobliger une seule. Quand ce serait ce que je pense que c'est aujourd'hui...

-- Eh bien ! cruel, à quelque titre que ce soit, permettez-moi de rester dans votre chambre.  

-- Je le veux pour la rareté du fait, et mettre le comble à la bizarrerie de mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voie ni ne vous entende ; au premier mot, au premier mouvement capables de me donner de l'inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous demander à mon tour, Che vuoi ?"

Je lui tourne le dos, et m'approche de mon lit pour me déshabiller. "Vous aiderai-je ? me dit-on. -- Non, je suis militaire et me sers moi-même." Je me couche.

A travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte usée qu'il a trouvée dans une garde-robe. Il s'assied dessus, se déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui était sur un siège, éteint la lumière, et la scène finit là pour le moment ; mais elle recommença bientôt dans mon lit, où je ne pouvais trouver le sommeil.  

Il semblait que le portrait du page fût attaché au ciel du lit et aux quatre colonnes ; je ne voyais que lui. Je m'efforçais en vain de lier avec cet objet ravissant l'idée du fantôme épouvantable que j'avais vu ; la première apparition servait à relever le charme de la dernière.

Ce chant mélodieux, que j'avais entendu sous la voûte, ce son de voix ravissant, ce parler qui semblait venir du coeur, retentissaient encore dans le mien, et y excitaient un frémissement singulier.

Ah ! Biondetta ! disais-je, si vous n'étiez pas un être fantastique, si vous n'étiez pas ce vilain dromadaire !

Mais à quel mouvement me laissai-je emporter ? J'ai triomphé de la frayeur, déracinons un sentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je en attendre ? Ne tiendrait-il pas toujours de son origine ?  

Le feu de ses regards si touchants, si doux, est un cruel poison. Cette bouche si bien formée, si coloriée, si fraîche, et en apparence si naïve, ne s'ouvre que pour des impostures. Ce coeur, si c'en était un, ne s'échaufferait que pour une trahison.  

Pendant que je m'abandonnais aux réflexions occasionnées par les mouvements divers dont j'étais agité, la lune, parvenue au haut de l'hémisphère et dans un ciel sans nuages, dardait tous ses rayons dans ma chambre à travers trois grandes croisées.

Je faisais des mouvements prodigieux dans mon lit ; il n'était pas neuf ; le bois s'écarte, et les trois planches qui soutenaient mon sommier tombent avec fracas.  

Biondetta se lève, accourt à moi avec le ton de la frayeur. "Don Alvare, quel malheur vient de vous arriver ?"  

Comme je ne la perdais pas de vue, malgré mon accident, je la vis se lever, accourir ; sa chemise était une chemise de page, et au passage, la lumière de la lune, ayant frappé sur sa cuisse, avait paru gagner au reflet.  

Fort peu ému du mauvais état de mon lit, qui ne m'exposait qu'à être un peu plus mal couché, je le fus bien davantage de me trouver serré dans les bras de Biondetta.  

"Il ne m'est rien arrivé, lui dis-je, retirez-vous ; vous courez sur le carreau sans pantoufles, vous allez vous enrhumer, retirez-vous...

-- Mais, vous êtes mal à votre aise...  

-- Oui, vous m'y mettez actuellement ; retirez-vous, ou, puisque vous voulez être couchée chez moi et près de moi, je vous ordonnerai d'aller dormir dans cette toile d'araignée qui est à l'encoignure de ma chambre."

Elle n'attendit pas la fin de la menace, et alla se coucher sur sa natte, en sanglotant tout bas.  

La nuit s'achève, et la fatigue prenant le dessus, me procure quelques moments de sommeil. Je ne m'éveillai qu'au jour. On devine la route que prirent mes premiers regards. Je cherchai des yeux mon page.  

Il était assis tout vêtu, à la réserve de son pourpoint, sur un petit tabouret ; il avait étalé ses cheveux qui tombaient jusqu'à terre, en couvrant, à boucles flottantes et naturelles, son dos et ses épaules, et même entièrement son visage.

Ne pouvant faire mieux, il démêlait sa chevelure avec ses doigts. Jamais peigne d'un plus bel ivoire ne se promena dans une plus épaisse forêt de cheveux blonds cendrés ; leur finesse était égale à toutes leurs autres perfections ; un petit mouvement que j'avais fait ayant annoncé mon réveil, elle écarte avec ses doigts les boucles qui lui ombrageaient le visage. Figurez-vous l'aurore au printemps, sortant d'entre les vapeurs du matin avec sa rosée, ses fraîcheurs et tous ses parfums.

"Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne ; il y en a dans le tiroir de ce bureau." Elle obéit. Bientôt, à l'aide d'un ruban, ses cheveux sont rattachés sur sa tête avec autant d'adresse que d'élégance. Elle prend son pourpoint, met le comble à son ajustement, et s'assied sur son siège d'un air timide, embarrassé, inquiet, qui sollicitait vivement la compassion.

S'il faut, me disais-je, que je voie dans la journée mille tableaux plus piquants les uns que les autres, assurément je n'y tiendrai pas ; amenons le dénouement, s'il est possible.  

Je lui adresse la parole.  

"Le jour est venu, Biondetta, les bienséances sont remplies, vous pouvez sortir de ma chambre sans craindre le ridicule.  

-- Je suis, me répondit-elle, maintenant au-dessus de cette frayeur ; mais vos intérêts et les miens m'en inspirent une beaucoup plus fondée : ils ne permettent pas que nous nous séparions.  

-- Vous vous expliquerez ? lui dis-je.  

-- Je vais le faire, Alvare.  

"Votre jeunesse, votre imprudence, vous ferment les yeux sur les périls que nous avons rassemblés autour de nous. A peine vous vis-je sous la voûte, que cette contenance héroïque à l'aspect de la plus hideuse apparition décida mon penchant. Si, me dis-je à moi-même, pour parvenir au bonheur, je dois m'unir à un mortel, prenons un corps, il en est temps. Voilà le héros digne de moi. Dussent s'en indigner les méprisables rivaux dont je lui fais le sacrifice ; dussé-je me voir exposée à leur ressentiment, à leur vengeance, que m'importe ? Aimée d'Alvare, unie avec Alvare, eux et la nature nous serons soumis. Vous avez vu la suite ; voici les conséquences.  

"L'envie, la jalousie, le dépit, la rage me préparent les châtiments les plus cruels auxquels puisse être soumis un être de mon espèce, dégradé par son choix, et vous seul pouvez m'en garantir. A peine est-il jour, et déjà les délateurs sont en chemin pour vous déférer, comme nécromancien, à ce tribunal que vous connaissez. Dans une heure...  

-- Arrêtez, m'écriai-je, en me mettant les poings fermés sur les yeux, vous êtes le plus adroit, le plus insigne des faussaires. Vous parlez d'amour, vous en présentez l'image, vous en empoisonnez l'idée, je vous défends de m'en dire un mot. Laissez-moi me calmer assez, si je le puis, pour devenir capable de prendre une résolution.

"S'il faut que je tombe entre les mains du tribunal, je ne balance pas, pour ce moment-ci, entre vous et lui ; mais si vous m'aidez à me tirer d'ici, à quoi m'engagerai-je ? Puis-je me séparer de vous quand je le voudrai ? Je vous somme de me répondre avec clarté et précision.  

-- Pour vous séparer de moi, Alvare, il suffira d'un acte de votre volonté. J'ai même regret que ma soumission soit forcée. Si vous méconnaissez mon zèle par la suite, vous serez imprudent, ingrat...  

-- Je ne crois rien, sinon qu'il faut que je parte. Je vais éveiller mon valet de chambre ; il faut qu'il me trouve de l'argent, qu'il aille à la poste. Je me rendrai à Venise près de Bentinelli, banquier de ma mère.  

-- Il vous faut de l'argent ? Heureusement je m'en suis précautionnée ; j'en ai à votre service...  

-- Gardez-le. Si vous étiez une femme, en l'acceptant je ferais une bassesse...  

-- Ce n'est pas un don, c'est un prêt que je vous propose. Donnez-moi un mandement sur le banquier ; faites un état de ce que vous devez ici. Laissez sur votre bureau un ordre à Carle pour payer. Disculpez-vous par lettre auprès de votre commandant, sur une affaire indispensable qui vous force à partir sans congé. J'irai à la poste vous chercher une voiture et des chevaux ; mais auparavant, Alvare, forcée à m'écarter de vous, je retombe dans toutes mes frayeurs ; dites : Esprit qui ne t'es lié à un corps que pour moi, et pour moi seul, j'accepte ton vasselage et t'accorde ma protection."  

En me prescrivant cette formule, elle s'était jetée à mes genoux, me tenait la main, la pressait, la mouillait de larmes.  

J'étais hors de moi, ne sachant quel parti prendre ; je lui laisse ma main qu'elle baise, et je balbutie les mots qui lui semblaient si importants ; à peine ai-je fini qu'elle se relève : "Je suis à vous, s'écrie-t-elle avec transport ; je pourrai devenir la plus heureuse de toutes les créatures."  

En un moment, elle s'affuble d'un long manteau, rabat un grand chapeau sur ses yeux, et sort de ma chambre.  

J'étais dans une sorte de stupidité. Je trouve un état de mes dettes. Je mets au bas l'ordre à Carle de le payer ; je compte l'argent nécessaire ; j'écris au commandant, à un de mes plus intimes, des lettres qu'ils durent trouver très extraordinaires. Déjà la voiture et le fouet du postillon se faisaient entendre à la porte.  

Biondetta, toujours le nez dans son manteau, revient et m'entraîne. Carle, éveillé par le bruit, paraît en chemise. "Allez, lui dis-je, à mon bureau, vous y trouverez mes ordres." Je monte en voiture. Je pars.  

Biondetta était entrée avec moi dans la voiture ; elle était sur le devant. Quand nous fûmes sortis de la ville, elle ôta le chapeau qui la tenait à l'ombre. Ses cheveux étaient renfermés dans un filet cramoisi ; on n'en voyait que la pointe, c'étaient des perles dans du corail. Son visage, dépouillé de tout autre ornement, brillait de ses seules perfections. On croyait voir un transparent sur son teint. On ne pouvait concevoir comment la douceur, la candeur, la naïveté pouvaient s'allier au caractère de finesse qui brillait dans ses regards. Je me surpris faisant malgré moi ces remarques ; et les jugeant dangereuses pour mon repos, je fermai les yeux pour essayer de dormir.  

Ma tentative ne fut pas vaine, le sommeil s'empara de mes sens et m'offrit les rêves les plus agréables, les plus propres à délasser mon âme des idées effrayantes et bizarres dont elle avait été fatiguée. Il fut d'ailleurs très long, et ma mère, par la suite, réfléchissant un jour sur mes aventures, prétendit que cet assoupissement n'avait pas été naturel. Enfin, quand je m'éveillai, j'étais sur les bords du canal sur lequel on s'embarque pour aller à Venise.  

La nuit était avancée ; je me sens tirer par ma manche, c'était un portefaix ; il voulait se charger de mes ballots. Je n'avais pas même un bonnet de nuit.

Biondetta se présenta à une autre portière, pour me dire que le bâtiment qui devait me conduire était prêt. Je descends machinalement, j'entre dans la felouque et retombe dans ma léthargie. 

Que dirai-je ? le lendemain matin je me trouvai logé sur la place Saint-Marc, dans le plus bel appartement de la meilleure auberge de Venise. Je le connaissais. Je le reconnus sur-le-champ. Je vois du linge, une robe de chambre assez riche auprès de mon lit. Je soupçonnai que ce pouvait être une attention de l'hôte chez qui j'étais arrivé dénué de tout. 

Je me lève et regarde si je suis le seul objet vivant qui soit dans la chambre ; je cherchais Biondetta.  

Honteux de ce premier mouvement, je rendis grâce à ma bonne fortune. Cet esprit et moi ne sommes donc pas inséparables ; j'en suis délivré ; et après mon imprudence, si je ne perds que ma compagnie aux gardes, je dois m'estimer très heureux.  

Courage, Alvare, continuai-je ; il y a d'autres cours, d'autres souverains que celui de Naples ; ceci doit te corriger si tu n'es pas incorrigible, et tu te conduiras mieux. Si on refuse tes services, une mère tendre, l'Estramadure et un patrimoine honnête te tendent les bras.  

Mais que te voulait ce lutin, qui ne t'a pas quitté depuis vingt-quatre heures ? Il avait pris une figure bien séduisante ; il m'a donné de l'argent, je veux le lui rendre.  

Comme je parlais encore, je vois arriver mon créancier ; il m'amenait deux domestiques et deux gondoliers.  

"Il faut, dit-il, que vous soyez servi, en attendant l'arrivée de Carle. On m'a répondu dans l'auberge de l'intelligence et de la fidélité de ces gens-ci, et voici les plus hardis patrons de la république.  

-- Je suis content de votre choix, Biondetta, lui dis-je ; vous êtes-vous logée ici ?  

-- J'ai pris, me répond le page, les yeux baissés, dans l'appartement même de Votre Excellence, la pièce la plus éloignée de celle que vous occupez, pour vous causer le moins d'embarras qu'il sera possible."  

Je trouvai du ménagement, de la délicatesse, dans cette attention à mettre de l'espace entre elle et moi. Je lui en sus gré.  

Au pis aller, disais-je, je ne saurais la chasser du vague de l'air, s'il lui plaît de s'y tenir invisible pour m'obséder. Quand elle sera dans une chambre connue, je pourrai calculer ma distance. Content de mes raisons, je donnai légèrement mon approbation à tout.  

Je voulais sortir pour aller chez le correspondant de ma mère. Biondetta donna ses ordres pour ma toilette, et quand elle fut achevée, je me rendis où j'avais dessein d'aller.  

Le négociant me fit un accueil dont j'eus lieu d'être surpris. Il était à sa banque ; de loin il me caresse de l'oeil, vient à moi :  

"Don Alvare, me dit-il, je ne vous croyais pas ici. Vous arrivez très à propos pour m'empêcher de faire une bévue ; j'allais vous envoyer deux lettres et de l'argent.  

-- Celui de mon quartier ? répondis-je.  

-- Oui, répliqua-t-il, et quelque chose de plus. Voilà deux cents sequins en sus qui sont arrivés ce matin. Un vieux gentilhomme à qui j'en ai donné le reçu me les a remis de la part de dona Mencia. Ne recevant pas de vos nouvelles, elle vous a cru malade, et a chargé un Espagnol de votre connaissance de me les remettre pour vous les faire passer.  

-- Vous a-t-il dit son nom ?  

-- Je l'ai écrit dans le reçu ; c'est don Miguel Pimientos, qui dit avoir été écuyer dans votre maison. Ignorant votre arrivée ici, je ne lui ai pas demandé son adresse."  

Je pris l'argent. J'ouvris les lettres : ma mère se plaignait de sa santé, de ma négligence, et ne parlait pas des sequins qu'elle envoyait ; je n'en fus que plus sensible à ses bontés. 

Me voyant la bourse aussi à propos et aussi bien garnie, je revins gaiement à l'auberge ; j'eus de la peine à trouver Biondetta dans l'espèce de logement où elle s'était réfugiée. Elle y entrait par un dégagement distant de ma porte ; je m'y aventurai par hasard, et la vis courbée près d'une fenêtre, fort occupée à rassembler et recoller les débris d'un clavecin.  

"J'ai de l'argent, lui dis-je, et vous rapporte celui que vous m'avez prêté." Elle rougit, ce qui lui arrivait toujours avant de parler ; elle chercha mon obligation, me la remit, prit la somme et se contenta de me dire que j'étais trop exact, et qu'elle eût désiré jouir plus longtemps du plaisir de m'avoir obligé.  

"Mais je vous dois encore, lui dis-je, car vous avez payé les postes." Elle en avait l'état sur la table. Je l'acquittai. Je sortais avec un sang-froid apparent ; elle me demanda mes ordres, je n'en eus pas à lui donner, et elle se remit tranquillement à son ouvrage ; elle me tournait le dos. Je l'observai quelque temps ; elle semblait très occupée, et apportait à son travail autant d'adresse que d'activité.  

Je revins rêver dans ma chambre. "Voilà, disais-je, le pair de ce Calderón, qui allumait la pipe à Soberano, et quoiqu'il ait l'air très distingué, il n'est pas de meilleure maison. S'il ne se rend ni exigeant, ni incommode, s'il n'a pas de prétentions, pourquoi ne le garderais-je pas ? Il m'assure, d'ailleurs, que pour le renvoyer il ne faut qu'un acte de ma volonté. Pourquoi me presser de vouloir tout à l'heure ce que je puis vouloir à tous les instants du jour ?" On interrompit mes réflexions en m'annonçant que j'étais servi.  

Je me mis à table. Biondetta, en grande livrée, était derrière mon siège, attentive à prévenir mes besoins. Je n'avais pas besoin de me retourner pour la voir ; trois glaces disposées dans le salon répétaient tous ses mouvements. Le dîner finit ; on dessert. Elle se retire.  

L'aubergiste monte, la connaissance n'était pas nouvelle. On était en carnaval ; mon arrivée n'avait rien qui dût le surprendre. Il me félicita sur l'augmentation de mon train, qui supposait un meilleur état dans ma fortune, et se rabattit sur les louanges de mon page, le jeune homme le plus beau, le plus affectionné, le plus intelligent, le plus doux qu'il eût encore vu. Il me demanda si je comptais prendre part aux plaisirs du carnaval : c'était mon intention. Je pris un déguisement et montai dans ma gondole.  

Je courus la place ; j'allai au spectacle, au ridotto. Je jouai, je gagnai quarante sequins et rentrai assez tard, ayant cherché de la dissipation partout où j'avais cru pouvoir en trouver.  

Mon page, un flambeau à la main, me reçoit au bas de l'escalier, me livre aux soins d'un valet de chambre et se retire, après m'avoir demandé à quelle heure j'ordonnais que l'on entrât chez moi. A l'heure ordinaire, répondis-je, sans savoir ce que je disais, sans penser que personne n'était au fait de ma manière de vivre.  

Je me réveillai tard le lendemain, et me levai promptement. Je jetai par hasard les yeux sur les lettres de ma mère, demeurées sur la table. "Digne femme ! m'écriai-je ; que fais-je ici ? Que ne vais-je me mettre à l'abri de vos sages conseils ? J'irai, ah ! j'irai, c'est le seul parti qui me reste."  

Comme je parlais haut, on s'aperçut que j'étais éveillé ; on entra chez moi, et je revis l'écueil de ma raison. Il avait l'air désintéressé, modeste, soumis, et ne m'en parut que plus dangereux. Il m'annonçait un tailleur et des étoffes ; le marché fait, il disparut avec lui jusqu'à l'heure du repas.  

Je mangeai peu, et courus me précipiter à travers le tourbillon des amusements de la ville. Je cherchai les masques ; j'écoutai, je fis de froides plaisanteries, et terminai la scène par l'opéra, surtout le jeu, jusqu'alors ma passion favorite. Je gagnai beaucoup plus à cette seconde séance qu'à la première.  

Dix jours se passèrent dans la même situation de coeur et d'esprit, et à peu près dans des dissipations semblables ; je trouvai d'anciennes connaissances, j'en fis de nouvelles. On me présenta aux assemblées les plus distinguées ; je fus admis aux parties des nobles dans leurs casins.  

Tout allait bien, si ma fortune au jeu ne s'était pas démentie, mais je perdis au ridotto, en une soirée, treize cents sequins que j'avais amassés. On n'a jamais joué d'un plus grand malheur. A trois heures du matin, je me retirai, mis à sec, devant cent sequins à mes connaissances. Mon chagrin était écrit dans mes regards, et sur tout mon extérieur. Biondetta me parut affectée ; mais elle n'ouvrit pas la bouche.  

Le lendemain je me levai tard. Je me promenais à grands pas dans ma chambre en frappant des pieds. On me sert, je ne mange point. Le service enlevé, Biondetta reste, contre son ordinaire. Elle me fixe un instant, laisse échapper quelques larmes : "Vous avez perdu de l'argent, don Alvare ; peut-être plus que vous n'en pouvez payer... 

-- Et quand cela serait, où trouverais-je le remède ?

-- Vous m'offensez ; mes services sont toujours à vous au même prix ; mais ils ne s'étendraient pas loin, s'ils n'allaient qu'à vous faire contracter avec moi de ces obligations que vous vous croiriez dans la nécessité de remplir sur-le-champ. Trouvez bon que je prenne un siège ; je sens une émotion qui ne me permettrait pas de me soutenir debout ; j'ai, d'ailleurs, des choses importantes à vous dire. Voulez-vous vous ruiner ?... Pourquoi jouez-vous avec cette fureur, puisque vous ne savez pas jouer ?  

-- Tout le monde ne sait-il pas les jeux de hasard ? Quelqu'un pourrait-il me les apprendre ?

-- Oui ; prudence à part, on apprend les jeux de chance, que vous appelez mal à propos jeux de hasard. Il n'y a point de hasard dans le monde ; tout y a été et sera toujours une suite de combinaisons nécessaires que l'on ne peut entendre que par la science des nombres, dont les principes sont, en même temps, et si abstraits et si profonds, qu'on ne peut les saisir si l'on n'est conduit par un maître ; mais il faut avoir su se le donner et se l'attacher. Je ne puis vous peindre cette connaissance sublime que par une image. L'enchaînement des nombres fait la cadence de l'univers, règle ce qu'on appelle les événements fortuits et prétendus déterminés, les forçant par des balanciers invisibles à tomber chacun à leur tour, depuis ce qui se passe d'important dans les sphères éloignées, jusqu'aux misérables petites chances qui vous ont aujourd'hui dépouillé de votre argent."  

Cette tirade scientifique dans une bouche enfantine, cette proposition un peu brusque de me donner un maître, m'occasionnèrent un léger frisson, un peu de cette sueur froide qui m'avait saisi sous la voûte de Portici. Je fixe Biondetta, qui baissait la vue. "Je ne veux pas de maître, lui dis-je ; je craindrais d'en trop apprendre ; mais essayez de me prouver qu'un gentilhomme peut savoir un peu plus que le jeu, et s'en servir sans compromettre son caractère." Elle prit la thèse, et voici en substance l'abrégé de sa démonstration.  

"La banque est combinée sur le pied d'un profit exorbitant qui se renouvelle à chaque taille ; si elle ne courait pas des risques, la république ferait à coup sûr un vol manifeste aux particuliers. Mais les calculs que nous pouvons faire sont supposés, et la banque a toujours beau jeu, en tenant contre une personne instruite sur dix mille dupes."  

La conviction fut poussée plus loin. On m'enseigna une seule combinaison, très simple en apparence ; je n'en devinai pas les principes ; mais dès le soir même j'en connus l'infaillibilité par le succès.  

En un mot, je regagnai en la suivant tout ce que j'avais perdu, payai mes dettes de jeu, et rendis en rentrant à Biondetta l'argent qu'elle m'avait prêté pour tenter l'aventure.  

J'étais en fonds, mais plus embarrassé que jamais. Mes défiances s'étaient renouvelées sur les desseins de l'être dangereux dont j'avais agréé les services. Je ne savais pas décidément si je pourrais l'éloigner de moi ; en tout cas, je n'avais pas la force de le vouloir. Je détournais les yeux pour ne pas le voir où il était, et le voyais partout où il n'était pas.  

Le jeu cessait de m'offrir une dissipation attachante. Le pharaon, que j'aimais passionnément, n'étant plus assaisonné par le risque, avait perdu tout ce qu'il avait de piquant pour moi. Les singeries du carnaval m'ennuyaient ; les spectacles m'étaient insipides. Quand j'aurais eu le coeur assez libre pour désirer de former une liaison parmi les femmes du haut parage, j'étais rebuté d'avance par la langueur, le cérémonial et la contrainte de la cicisbeature. Il me restait la ressource des casins des nobles, où je ne voulais plus jouer, et la société des courtisanes.  

Parmi les femmes de cette dernière espèce, il y en avait quelques-unes plus distinguées par l'élégance de leur faste et l'enjouement de leur société, que par leurs agréments personnels. Je trouvais dans leurs maisons une liberté réelle dont j'aimais à jouir, une gaieté bruyante qui pouvait m'étourdir, si elle ne pouvait me plaire ; enfin un abus continuel de la raison qui me tirait pour quelques moments des entraves de la mienne. Je faisais des galanteries à toutes les femmes de cette espèce chez lesquelles j'étais admis, sans avoir de projet sur aucune ; mais la plus célèbre d'entre elles avait des desseins sur moi qu'elle fit bientôt éclater.  

On la nommait Olympia. Elle avait vingt-six ans, beaucoup de beauté, de talents et d'esprit. Elle me laissa bientôt apercevoir du goût qu'elle avait pour moi, et sans en avoir pour elle, je me jetai à sa tête pour me débarrasser en quelque sorte de moi-même.  

Notre liaison commença brusquement, et, comme j'y trouvais peu de charmes, je jugeai qu'elle finirait de même, et qu'Olympia, ennuyée de mes distractions auprès d'elle, chercherait bientôt un amant qui lui rendît plus de justice, d'autant plus que nous nous étions pris sur le pied de la passion la plus désintéressée ; mais notre planète en décidait autrement. Il fallait sans doute pour le châtiment de cette femme superbe et emportée, et pour me jeter dans des embarras d'une autre espèce, qu'elle conçût un amour effréné pour moi.  

Déjà je n'étais plus le maître de revenir le soir à mon auberge, et j'étais accablé pendant la journée de billets, de messages et de surveillants.  

On se plaignait de mes froideurs. Une jalousie qui n'avait pas encore trouvé d'objet, s'en prenait à toutes les femmes qui pouvaient attirer mes regards, et aurait exigé de moi jusqu'à des incivilités pour elles, si l'on eût pu entamer mon caractère. Je me déplaisais dans ce tourment perpétuel, mais il fallait bien y vivre. Je cherchais de bonne foi à aimer Olympia, pour aimer quelque chose, et me distraire du goût dangereux que je me connaissais. Cependant une scène plus vive se préparait.  

J'étais sourdement observé dans mon auberge par les ordres de la courtisane. "Depuis quand, me dit-elle un jour, avez-vous ce beau page qui vous intéresse tant, à qui vous témoignez tant d'égards, et que vous ne cessez de suivre des yeux quand son service l'appelle dans votre appartement ? Pourquoi lui faites-vous observer cette retraite austère ? Car on ne le voit jamais dans Venise.  

-- Mon page, répondis-je, est un jeune homme bien né, de l'éducation duquel je suis chargé par devoir. C'est...  

-- C'est, reprit-elle, les yeux enflammés de courroux, traître, c'est une femme. Un de mes affidés lui a vu faire sa toilette par le trou de la serrure...  

-- Je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est pas une femme...  

-- N'ajoute pas le mensonge à la trahison. Cette femme pleurait, on l'a vue ; elle n'est pas heureuse. Tu ne sais que faire le tourment des coeurs qui se donnent à toi. Tu l'as abusée, comme tu m'abuses, et tu l'abandonnes. Renvoie à ses parents cette jeune personne ; et si tes prodigalités t'ont mis hors d'état de lui faire justice, qu'elle la tienne de moi. Tu lui dois un sort : je le lui ferai ; mais je veux qu'elle disparaisse demain.  

-- Olympia, repris-je le plus froidement qu'il me fut possible, je vous ai juré, je vous le répète et vous jure encore que ce n'est pas une femme ; et plût au ciel...  

-- Que veulent dire ces mensonges et ce Plût au ciel, monstre ? Renvoie-la, te dis-je, ou... Mais j'ai d'autres ressources ; je te démasquerai, et elle entendra raison, si tu n'es pas susceptible de l'entendre."  

Excédé par ce torrent d'injures et de menaces, mais affectant de n'être point ému, je me retirai chez moi, quoiqu'il fût tard.  

Mon arrivée parut surprendre mes domestiques, et surtout Biondetta : elle témoigna quelque inquiétude sur ma santé ; je répondis qu'elle n'était point altérée. Je ne lui parlais presque jamais depuis ma liaison avec Olympia, et il n'y avait eu aucun changement dans sa conduite à mon égard ; mais on en remarquait dans ses traits : il y avait sur le ton général de sa physionomie une teinte d'abattement et de mélancolie.  

Le lendemain, à peine étais-je éveillé, que Biondetta entre dans ma chambre, une lettre ouverte à la main. Elle me la remet, et je lis :  

AU PRÉTENDU BIONDETTO  

"Je ne sais qui vous êtes, madame, ni ce que vous pouvez faire chez don Alvare ; mais vous êtes trop jeune pour n'être pas excusable, et en de trop mauvaises mains pour ne pas exciter la compassion. Ce cavalier vous aura promis ce qu'il promet à tout le monde, ce qu'il me jure encore tous les jours, quoique déterminé à nous trahir. On dit que vous êtes sage autant que belle ; vous serez susceptible d'un bon conseil. Vous êtes en âge, madame, de réparer le tort que vous pouvez vous être fait ; une âme sensible vous en offre les moyens. On ne marchandera point sur la force du sacrifice que l'on doit faire pour assurer votre repos. Il faut qu'il soit proportionné à votre état, aux vues que l'on vous a fait abandonner, à celles que vous pouvez avoir pour l'avenir, et par conséquent vous réglerez tout vous-même. Si vous persistez à vouloir être trompée et malheureuse, et à en faire d'autres, attendez-vous à tout ce que le désespoir peut suggérer de plus violent à une rivale. J'attends votre réponse."  

Après avoir lu cette lettre, je la remis à Biondetta. "Répondez, lui dis-je, à cette femme qu'elle est folle, et vous savez mieux que moi combien elle l'est...  

-- Vous la connaissez, don Alvare, n'appréhendez-vous rien d'elle ?...  

-- J'appréhende qu'elle ne m'ennuie plus longtemps ; ainsi je la quitte ; et pour m'en délivrer plus sûrement, je vais louer ce matin une jolie maison que l'on m'a proposée sur la Brenta." Je m'habillai sur-le-champ, et allai conclure mon marché. Chemin faisant, je réfléchissais aux menaces d'Olympia. Pauvre folle ! disais-je, elle veut tuer... Je ne pus jamais, et sans savoir pourquoi, prononcer le mot.  

Dès que j'eus terminé mon affaire, je revins chez moi ; je dînai ; et, craignant que la force de l'habitude ne m'entraînât chez la courtisane, je me déterminai à ne pas sortir de la journée.  

Je prends un livre. Incapable de m'appliquer à la lecture, je le quitte ; je vais à la fenêtre, et la foule, la variété des objets me choquent au lieu de me distraire. Je me promène à grands pas dans tout mon appartement, cherchant la tranquillité de l'esprit dans l'agitation continuelle du corps.  

Dans cette course indéterminée, mes pas s'adressent vers une garde-robe sombre, où mes gens renfermaient les choses nécessaires à mon service qui ne devaient pas se trouver sous la main. Je n'y étais jamais entré. L'obscurité du lieu me plaît. Je m'assieds sur un coffre et y passe quelques minutes.  

Au bout de ce court espace de temps, j'entends du bruit dans une pièce voisine ; un petit jour qui me donne dans les yeux m'attire vers une porte condamnée : il s'échappait par le trou de la serrure ; j'y applique l'oeil.  

Je vois Biondetta assise vis-à-vis de son clavecin, les bras croisés, dans l'attitude d'une personne qui rêve profondément. Elle rompit le silence.  

"Biondetta ! Biondetta ! dit-elle. Il m'appelle Biondetta. C'est le premier, c'est le seul mot caressant qui soit sorti de sa bouche."  

Elle se tait, et paraît retomber dans sa rêverie. Elle pose enfin les mains sur le clavecin que je lui avais vu raccommoder. Elle avait devant elle un livre fermé sur le pupitre. Elle prélude et chante à demi-voix en s'accompagnant.  

Je démêlai sur-le-champ que ce qu'elle chantait n'était pas une composition arrêtée. En prêtant mieux l'oreille, j'entendis mon nom, celui d'Olympia ; elle improvisait en prose sur sa prétendue situation, sur celle de sa rivale, qu'elle trouvait bien plus heureuse que la sienne ; enfin sur les rigueurs que j'avais pour elle, et les soupçons qui occasionnaient une défiance qui m'éloignait de mon bonheur. Elle m'aurait conduit dans la route des grandeurs, de la fortune et des sciences, et j'aurais fait sa félicité. "Hélas ! disait-elle, cela devient impossible. Quand il me connaîtrait pour ce que je suis, mes faibles charmes ne pourraient l'arrêter ; une autre..."  

La passion l'emportait, et les larmes semblaient la suffoquer. Elle se lève, va prendre un mouchoir, s'essuie et se rapproche de l'instrument ; elle veut se rasseoir, et, comme si le peu de hauteur du siège l'eût tenue ci-devant dans une attitude trop gênée, elle prend le livre qui était sur son pupitre, le met sur le tabouret, s'assied et prélude de nouveau.  

Je compris bientôt que la seconde scène de musique ne serait pas de l'espèce de la première. Je reconnus l'air d'une barcarolle fort en vogue alors à Venise. Elle le répéta deux fois ; puis, d'une voix plus distincte et plus assurée, elle chanta les paroles suivantes :

Hélas ! quelle est ma chimère !
Fille du ciel et des airs,
Pour Alvare et pour la terre,
J'abandonne l'univers ;
Sans éclat et sans puissance,
Je m'abaisse jusqu'aux fers ;
Et quelle est ma récompense ?
On me dédaigne et je sers.

Coursier, la main qui vous mène
S'empresse à vous caresser ;
On vous captive, on vous gêne,
Mais on craint de vous blesser.
Des efforts qu'on vous fait faire,
Sur vous l'honneur rejaillit,
Et le frein qui vous modère,
Jamais ne vous avilit.

Alvare, une autre t'engage,
Et m'éloigne de ton coeur :
Dis-moi par quel avantage
Elle a vaincu ta froideur ?
On pense qu'elle est sincère,
On s'en rapporte à sa foi ;
Elle plaît, je ne puis plaire :
Le soupçon est fait pour moi.

La cruelle défiance
Empoisonne le bienfait.
On me craint en ma présence ;
En mon absence on me hait.
Mes tourments, je les suppose ;
Je gémis, mais sans raison ;
Si je parle, j'en impose...
Je me tais, c'est trahison.

Amour, tu fis l'imposture,
Je passe pour l'imposteur ;
Ah ! pour venger notre injure,
Dissipe enfin son erreur.
Fais que l'ingrat me connaisse ;
Et quel qu'en soit le sujet,
Qu'il déteste une faiblesse
Dont je ne suis pas l'objet.

Ma rivale est triomphante,
Elle ordonne de mon sort,
Et je me vois dans l'attente
De l'exil ou de la mort.
Ne brisez pas votre chaîne,
Mouvements d'un coeur jaloux ;
Vous éveilleriez la haine...
Je me contrains : taisez-vous !

Le son de la voix, le chant, le sens des vers, leur tournure, me jettent dans un désordre que je ne puis exprimer. "Etre fantastique, dangereuse imposture ! m'écriai-je en sortant avec rapidité du poste où j'étais demeuré trop longtemps : peut-on mieux emprunter les traits de la vérité et de la nature ? Que je suis heureux de n'avoir connu que d'aujourd'hui le trou de cette serrure ! comme je serais venu m'enivrer, combien j'aurais aidé à me tromper moi-même ! Sortons d'ici. Allons sur la Brenta dès demain. Allons-y ce soir..."

J'appelle sur-le-champ un domestique, et fais dépêcher, dans une gondole, ce qui m'était nécessaire pour aller passer la nuit dans ma nouvelle maison.

Il m'eût été trop difficile d'attendre la nuit dans mon auberge. Je sortis. Je marchai au hasard. Au détour d'une rue, je crus voir entrer dans un café ce Bernadillo qui accompagnait Soberano dans notre promenade à Portici. "Autre fantôme ! dis-je ; ils me poursuivent." J'entrai dans ma gondole, et courus tout Venise de canal en canal : il était onze heures quand je rentrai. Je voulus partir pour la Brenta, et mes gondoliers fatigués refusant le service, je fus obligé d'en faire appeler d'autres : ils arrivèrent, et mes gens, prévenus de mes intentions, me précèdent dans la gondole, chargés de leurs propres effets. Biondetta me suivait.

A peine ai-je les deux pieds dans le bâtiment, que des cris me forcent à me retourner. Un masque poignardait Biondetta : "Tu l'emportes sur moi ! meurs, meurs, odieuse rivale !"

L'exécution fut si prompte, qu'un des gondoliers resté sur le rivage ne put l'empêcher. Il voulut attaquer l'assassin en lui portant le flambeau dans les yeux ; un autre masque accourt, et le repousse avec une action menaçante, une voix tonnante que je crus reconnaître pour celle de Bernadillo. Hors de moi, je m'élance de la gondole. Les meurtriers ont disparu. A l'aide du flambeau je vois Biondetta pâle, baignée dans son sang, expirante.

Mon état ne saurait se peindre. Toute autre idée s'efface. Je ne vois plus qu'une femme adorée, victime d'une prévention ridicule, sacrifiée à ma vaine et extravagante confiance, et accablée par moi, jusque-là, des plus cruels outrages.

Je me précipite ; j'appelle en même temps le secours et la vengeance. Un chirurgien, attiré par l'éclat de cette aventure, se présente. Je fais transporter la blessée dans mon appartement ; et, crainte qu'on ne la ménage point assez, je me charge moi-même de la moitié du fardeau.

Quant on l'eut déshabillée, quand je vis ce beau corps sanglant atteint de deux énormes blessures, qui semblaient devoir attaquer toutes deux les sources de la vie, je dis, je fis mille extravagances.

Biondetta, présumée sans connaissance, ne devait pas les entendre ; mais l'aubergiste et ses gens, un chirurgien, deux médecins, appelés, jugèrent qu'il était dangereux pour la blessée qu'on me laissât auprès d'elle. On m'entraîna hors de la chambre.

On laissa mes gens près de moi ; mais un d'eux ayant eu la maladresse de me dire que la faculté avait jugé les blessures mortelles, je poussai des cris aigus.

Fatigué enfin par mes emportements, je tombai dans un abattement qui fut suivi du sommeil.

Je crus voir ma mère en rêve, je lui racontais mon aventure, et pour la lui rendre plus sensible, je la conduisais vers les ruines de Portici.

"N'allons pas là, mon fils, me disait-elle, vous êtes dans un danger évident." Comme nous passions dans un défilé étroit où je m'engageais avec sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipice ; je la reconnais, c'est celle de Biondetta. Je tombais, une autre main me retire, et je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. Tendre mère ! m'écriai-je, vous ne m'abandonnez pas, même en rêve.

Biondetta ! vous voulez me perdre ? Mais ce songe est l'effet du trouble de mon imagination. Ah ! chassons des idées qui me feraient manquer à la reconnaissance, à l'humanité.

J'appelle un domestique et fais demander des nouvelles. Deux chirurgiens veillent : on a beaucoup tiré de sang ; on craint la fièvre.

Le lendemain, après l'appareil levé, on décida que les blessures n'étaient dangereuses que par la profondeur ; mais la fièvre survient, redouble, et il faut épuiser le sujet par de nouvelles saignées.

Je fis tant d'instances pour entrer dans l'appartement, qu'il ne fut pas possible de s'y refuser.

Biondetta avait le transport ; et répétait sans cesse mon nom. Je la regardai ; elle ne m'avait jamais paru si belle.

Est-ce là, me disais-je, ce que je prenais pour un fantôme colorié, un amas de vapeurs brillantes uniquement rassemblées pour en imposer à mes sens?

Elle avait la vie comme je l'ai, et la perd, parce que je n'ai jamais voulu l'entendre, parce que je l'ai volontairement exposée. Je suis un tigre, un monstre.

Si tu meurs, objet le plus digne d'être chéri, et dont j'ai si indignement reconnu les bontés, je ne veux pas te survivre. Je mourrai après avoir sacrifié sur ta tombe la barbare Olympia !

Si tu m'es rendue, je serai à toi ; je reconnaîtrai tes bienfaits ; je couronnerai tes vertus, ta patience, je me lie par des liens indissolubles, et ferai mon devoir de te rendre heureuse par le sacrifice aveugle de mes sentiments et de mes volontés.

Je ne peindrai point les efforts pénibles de l'art et de la nature, pour rappeler à la vie un corps qui semblait devoir succomber sous les ressources mises en oeuvre pour le soulager.

Vingt et un jours se passèrent sans qu'on pût se décider entre la crainte et l'espérance : enfin, la fièvre se dissipa, et il parut que la malade reprenait connaissance.

Je l'appelais ma chère Biondetta, elle me serra la main. Depuis cet instant, elle reconnut tout ce qui était autour d'elle. J'étais à son chevet : ses yeux se tournèrent sur moi ; les miens étaient baignés de larmes. Je ne saurais peindre, quand elle me regarda, les grâces, l'expression de son sourire. "Chère Biondetta ! reprit-elle ; je suis la chère Biondetta d'Alvare."

Elle voulait m'en dire davantage : on me força encore une fois de m'éloigner.

Je pris le parti de rester dans sa chambre, dans un endroit où elle ne pût pas me voir. Enfin, j'eus la permission d'en approcher. "Biondetta, lui dis-je, je fais poursuivre vos assassins.

-- Ah ! ménagez-les, dit-elle : ils ont fait mon bonheur.

Si je meurs, ce sera pour vous ; si je vis, ce sera pour vous aimer."

J'ai des raisons pour abréger ces scènes de tendresse qui se passèrent entre nous jusqu'au temps où les médecins m'assurèrent que je pouvais faire transporter Biondetta sur les bords de la Brenta, où l'air serait plus propre à lui rendre ses forces. Nous nous y établîmes. Je lui avais donné deux femmes pour la servir, dès le premier instant où son sexe fut avéré par la nécessité de panser ses blessures. Je rassemblai autour d'elle tout ce qui pouvait contribuer à sa commodité, et ne m'occupai qu'à la soulager, l'amuser et lui plaire.

Ses forces se rétablissaient à vue d'oeil, et sa beauté semblait prendre chaque jour un nouvel éclat. Enfin, croyant pouvoir l'engager dans une conversation assez longue, sans intéresser sa santé : "O Biondetta ! lui dis-je, je suis comblé d'amour, persuadé que vous n'êtes point un être fantastique, convaincu que vous m'aimez, malgré les procédés révoltants que j'ai eus pour vous jusqu'ici. Mais vous savez si mes inquiétudes furent fondées. Développez-moi le mystère de l'étrange apparition qui affligea mes regards dans la voûte de Portici. D'où venaient, que devinrent ce monstre affreux, cette petite chienne qui précédèrent votre arrivée ? Comment, pourquoi les avez-vous remplacés pour vous attacher à moi ? Qui étaient-ils ? Qui êtes-vous ! Achevez de rassurer un coeur tout à vous, et qui veut se dévouer pour la vie.

-- Alvare, répondit Biondetta, les nécromanciens, étonnés de votre audace, voulurent se faire un jeu de votre humiliation, et parvenir par la voie de la terreur à vous réduire à l'état de vil esclave de leurs volontés. Ils vous préparaient d'avance à la frayeur, en vous provoquant à l'évocation du plus puissant et du plus redoutable de tous les esprits ; et par le secours de ceux dont la catégorie leur est soumise, ils vous présentèrent un spectacle qui vous eût fait mourir d'effroi, si la vigueur de votre âme n'eût fait tourner contre eux leur propre stratagème.

"A votre contenance héroïque, les Sylphes, les Salamandres, les Gnomes, les Ondins, enchantés de votre courage, résolurent de vous donner tout l'avantage sur vos ennemis.

"Je suis Sylphide d'origine, et une des plus considérables d'entre elles. Je parus sous la forme de la petite chienne ; je reçus vos ordres, et nous nous empressâmes tous à l'envi de les accomplir. Plus vous mettiez de hauteur, de résolution, d'aisance, d'intelligence à régler nos mouvements, plus nous redoublions d'admiration pour vous et de zèle.

"Vous m'ordonnâtes de vous servir en page, de vous amuser en cantatrice. Je me soumis avec joie, et goûtai de tels charmes dans mon obéissance, que je résolus de vous la vouer pour toujours.

"Décidons, me disais-je, mon état et mon bonheur. Abandonnée dans le vague de l'air à une incertitude nécessaire, sans sensations, sans jouissances, esclave des évocations des cabalistes, jouet de leurs fantaisies, nécessairement bornée dans mes prérogatives comme dans mes connaissances, balancerais-je davantage sur le choix des moyens par lesquels je puis ennoblir mon essence ?

"Il m'est permis de prendre un corps pour m'associer à un sage : le voilà. Si je me réduis au simple état de femme, si je perds par ce changement volontaire le droit naturel des Sylphides et l'assistance de mes compagnes, je jouirai du bonheur d'aimer et d'être aimée. Je servirai mon vainqueur ; je l'instruirai de la sublimité de son être dont il ignore les prérogatives : il nous soumettra, avec les éléments dont j'aurai abandonné l'empire, les esprits de toutes les sphères. Il est fait pour être le roi du monde, et j'en serai la reine, et la reine adorée de lui.

"Ces réflexions, plus subites que vous ne pouvez le croire dans une substance débarrassée d'organes, me décidèrent sur-le-champ. En conservant ma figure, je prends un corps de femme pour ne le quitter qu'avec la vie.

"Quand j'eus pris un corps, Alvare, je m'aperçus que j'avais un coeur. Je vous admirais, je vous aimais ; mais que devins-je, lorsque je ne vis en vous que de la répugnance, de la haine ! Je ne pouvais ni changer, ni même me repentir ; soumise à tous les revers auxquels sont sujettes les créatures de votre espèce, m'étant attiré le courroux des esprits, la haine implacable des nécromanciens, je devenais, sans votre protection, l'être le plus malheureux qui fût sous le ciel : que dis-je ? je le serais encore sans votre amour."

Mille grâces répandues dans la figure, l'action, le son de la voix, ajoutaient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevais rien de ce que j'entendais. Mais qu'y avait-il de concevable dans mon aventure ?

Tout ceci me paraît un songe, me disais-je ; mais la vie humaine est-elle autre chose ? je rêve plus extraordinairement qu'un autre, et voilà tout.

Je l'ai vue de mes yeux, attendant tout secours de l'art, arriver presque jusqu'aux portes de la mort, en passant par tous les termes de l'épuisement et de la douleur.

L'homme fut un assemblage d'un peu de boue et d'eau. Pourquoi une femme ne serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière, des débris d'un arc-en-ciel condensés ? Où est le possible ?... Où est l'impossible ?

Le résultat de mes réflexions fut de me livrer encore plus à mon penchant, en croyant consulter ma raison.

Je comblais Biondetta de prévenances, de caresses innocentes. Elle s'y prêtait avec une franchise qui m'enchantait, avec cette pudeur naturelle qui agit sans être l'effet des réflexions ou de la crainte.

Un mois s'était passé dans des douceurs qui m'avaient enivré. Biondetta, entièrement rétablie, pouvait me suivre partout à la promenade. Je lui avais fait faire un déshabillé d'amazone : sous ce vêtement, sous un grand chapeau ombragé de plumes, elle attirait tous les regards, et nous ne paraissions jamais que mon bonheur ne fît l'objet de l'envie de tous ces heureux citadins qui peuplent, pendant les beaux jours, les rivages enchantés de la Brenta; les femmes même semblaient avoir renoncé à cette jalousie dont on les accuse, ou subjuguées par une supériorité dont elles ne pouvaient disconvenir, ou désarmées par un maintien qui annonçait l'oubli de tous ses avantages.

Connu de tout le monde pour l'amant aimé d'un objet aussi ravissant, mon orgueil égalait mon amour, et je m'élevais encore davantage quand je venais à me flatter sur le brillant de son origine.

Je ne pouvais douter qu'elle ne possédât les connaissances les plus rares, et je supposais avec raison que son but était de m'en orner ; mais elle ne m'entretenait que de choses ordinaires, et semblait avoir perdu l'autre objet de vue. "Biondetta, lui dis-je, un soir que nous nous promenions sur la terrasse de mon jardin, lorsqu'un penchant trop flatteur pour moi vous décida à lier votre sort au mien, vous vous promettiez de m'en rendre digne en me donnant des connaissances qui ne sont point réservées au commun des hommes. Vous parais-je maintenant indigne de vos soins ? un amour aussi tendre, aussi délicat que le vôtre peut-il ne point désirer d'ennoblir son objet ?

-- O Alvare ! me répondit-elle, je suis femme depuis six mois, et ma passion, il me le semble, n'a pas duré un jour. Pardonnez si la plus douce des sensations enivre un coeur qui n'a jamais rien éprouvé. Je voudrais vous montrer à aimer comme moi ; et vous seriez, par ce sentiment seul, au-dessus de tous vos semblables ; mais l'orgueil humain aspire à d'autres jouissances. L'inquiétude naturelle ne lui permet pas de saisir un bonheur, s'il n'en peut envisager un plus grand dans la perspective. Oui, je vous instruirai, Alvare. J'oubliais avec plaisir mon intérêt ; il le veut, puisque je dois retrouver ma grandeur dans la vôtre ; mais il ne suffit pas de me promettre d'être à moi, il faut que vous vous donniez et sans réserve et pour toujours."

Nous étions assis sur un banc de gazon, sous un abri de chèvrefeuille au fond du jardin ; je me jetai à ses genoux. "Chère Biondetta, lui dis-je, je vous jure une fidélité à toute épreuve.

-- Non, disait-elle, vous ne me connaissez pas, vous ne vous connaissez pas : il me faut un abandon absolu. Il peut seul me rassurer et me suffire."

Je lui baisais la main avec transport, et redoublais mes serments ; elle m'opposait ses craintes. Dans le feu de la conversation, nos têtes se penchent, nos lèvres se rencontrent... Dans le moment, je me sens saisir par la basque de mon habit, et secouer d'une étrange force...

C'était mon chien, un jeune danois dont on m'avait fait présent. Tous les jours, je le faisais jouer avec mon mouchoir. Comme il s'était échappé de la maison la veille, je l'avais fait attacher pour prévenir une seconde évasion. Il venait de rompre son attache ; conduit par l'odorat, il m'avait trouvé, et me tirait par mon manteau pour me montrer sa joie et me solliciter au badinage ; j'eus beau le chasser de la main, de la voix, il ne fut pas possible de l'écarter : il courait, revenait sur moi en aboyant ; enfin, vaincu par son importunité, je le saisis par son collier et le conduisis à la maison.

Comme je revenais au berceau pour rejoindre Biondetta, un domestique marchant presque sur mes talons nous avertit qu'on avait servi, et nous allâmes prendre nos places à table. Biondetta eût pu y paraître embarrassée. Heureusement, nous nous trouvions en tiers, un jeune noble était venu passer la soirée avec nous.

Le lendemain j'entrai chez Biondetta, résolu de lui faire part des réflexions sérieuses qui m'avaient occupé pendant la nuit. Elle était encore au lit, et je m'assis auprès d'elle. "Nous avons, lui dis-je, pensé faire hier une folie dont je me fusse repenti le reste de mes jours. Ma mère veut absolument que je me marie. Je ne saurais être à d'autre qu'à vous, et ne puis point prendre d'engagement sérieux sans son aveu. Vous regardant déjà comme ma femme, chère Biondetta, mon devoir est de vous respecter.

-- Eh ! ne dois-je pas vous respecter vous-même, Alvare ? Mais ce sentiment ne serait-il pas le poison de l'amour ?

-- Vous vous trompez, repris-je, il en est l'assaisonnement...

-- Bel assaisonnement, qui vous ramène à moi d'un air glacé, et me pétrifie moi-même ! Ah, Alvare ! Alvare ! je n'ai heureusement ni rime ni raison, ni père ni mère, et veux aimer de tout mon coeur sans cet assaisonnement-là. Vous devez des égards à votre mère : ils sont naturels ; il suffit que sa volonté ratifie l'union de nos coeurs, pourquoi faut-il qu'elle la précède ? Les préjugés sont nés chez vous au défaut de lumières, et soit en raisonnant, soit en ne raisonnant pas, ils rendent votre conduite aussi inconséquente que bizarre. Soumis à de véritables devoirs, vous vous en imposez qu'il est ou impossible ou inutile de remplir ; enfin vous cherchez à vous faire écarter de la route, dans la poursuite de l'objet dont la possession vous semble la plus désirable. Notre union, nos liens deviennent dépendants de la volonté d'autrui. Qui sait si dona Mencia me trouvera d'assez bonne maison pour entrer dans celle de Maravillas ? Et je me verrais dédaignée ? ou, au lieu de vous tenir de vous-même, il faudrait vous obtenir d'elle ? Est-ce un homme destiné à la haute science qui me parle, ou un enfant qui sort des montagnes de l'Estramadure ? Et dois-je être sans délicatesse, quand je vois qu'on ménage celle des autres plus que la mienne ? Alvare ! Alvare ! on vante l'amour des Espagnols ; ils auront toujours plus d'orgueil et de morgue que d'amour."

J'avais vu des scènes bien extraordinaires ; je n'étais point préparé à celle-ci. Je voulus excuser mon respect pour ma mère ; le devoir me le prescrivait, et la reconnaissance, l'attachement, plus forts encore que lui. On n'écoutait pas. "Je ne suis pas devenue femme pour rien, Alvare : vous me tenez de moi, je veux vous tenir de vous. Dona Mencia désapprouvera après, si elle est folle. Ne m'en parlez plus. Depuis qu'on me respecte, qu'on se respecte, qu'on respecte tout le monde, je deviens plus malheureuse que lorsqu'on me haïssait." Et elle se mit à sangloter.

Heureusement je suis fier, et ce sentiment me garantit du mouvement de faiblesse qui m'entraînait aux pieds de Biondetta, pour essayer de désarmer cette déraisonnable colère, et faire cesser des larmes dont la seule vue me mettait au désespoir. Je me retirai. Je passai dans mon cabinet. En m'y enchaînant, on m'eût rendu service ; enfin, craignant l'issue des combats que j'éprouvais, je cours à ma gondole : une des femmes de Biondetta se trouve sur mon chemin. "Je vais à Venise, lui dis-je. J'y deviens nécessaire pour la suite du procès intenté à Olympia" ; et sur-le-champ je pars, en proie aux plus dévorantes inquiétudes, mécontent de Biondetta et plus encore de moi, voyant qu'il ne me restait à prendre que des partis lâches ou désespérés.

J'arrive à la ville ; je touche à la première calle. Je parcours d'un air effaré toutes les rues qui sont sur mon passage, ne m'apercevant point qu'un orage affreux va fondre sur moi, et qu'il faut m'inquiéter pour trouver un abri.

C'était dans le milieu du mois de juillet. Bientôt je fus chargé par une pluie abondante mêlée de beaucoup de grêle.

Je vois une porte ouverte devant moi : c'était celle de l'église du grand couvent des Franciscains ; je m'y réfugie.

Ma première réflexion fut qu'il avait fallu un semblable accident pour me faire entrer dans une église depuis mon séjour dans les États de Venise ; la seconde fut de me rendre justice sur cet entier oubli de mes devoirs.

Enfin, voulant m'arracher à mes pensées, je considère les tableaux, et cherche à voir les monuments qui sont dans cette église : c'était une espèce de voyage curieux que je faisais autour de la nef et du choeur.

J'arrive enfin dans une chapelle enfoncée et qui était éclairée par une lampe, le jour extérieur n'y pouvant pénétrer ; quelque chose d'éclatant frappe mes regards dans le fond de la chapelle : c'était un monument.

Deux génies descendaient dans un tombeau de marbre noir une figure de femme, deux autres génies fondaient en larmes auprès de la tombe.

Toutes les figures étaient de marbre blanc, et leur éclat naturel, rehaussé par le contraste, en réfléchissant vivement la faible lumière de la lampe, semblait les faire briller d'un jour qui leur fût propre, et éclairer lui-même le fond de la chapelle.

J'approche, je considère les figures ; elles me paraissent des plus belles proportions, pleines d'expression et de l'exécution la plus finie.

J'attache mes yeux sur la tête de la principale figure. Que deviens-je ? Je crois voir le portrait de ma mère. Une douleur vive et tendre, un saint respect, me saisissent.

"O ma mère ! est-ce pour m'avertir que mon peu de tendresse et le désordre de ma vie vous conduiront au tombeau, que ce froid simulacre emprunte ici votre ressemblance chérie ? O la plus digne des femmes ! tout égaré qu'il est, votre Alvare vous a conservé tous vos droits sur son coeur. Avant de s'écarter de l'obéissance qu'il vous doit, il mourrait plutôt mille fois : il en atteste ce marbre insensible. Hélas ! je suis dévoré de la passion la plus tyrannique : il m'est impossible de m'en rendre maître désormais. Vous venez de parler à mes yeux ; parlez, ah ! parlez à mon coeur, et si je dois la bannir, enseignez-moi comment je pourrai faire sans qu'il m'en coûte la vie."

En prononçant avec force cette pressante invocation, je m'étais prosterné la face contre terre, et j'attendais dans cette attitude la réponse que j'étais presque sûr de recevoir, tant j'étais enthousiasmé.

Je réfléchis maintenant, ce que je n'étais pas en état de faire alors, que dans toutes les occasions où nous avons besoin de secours extraordinaires pour régler notre conduite, si nous les demandons avec force, dussions-nous n'être pas exaucés, au moins, en nous recueillant pour les recevoir, nous nous mettons dans le cas d'user de toutes les ressources de notre propre prudence. Je méritais d'être abandonné à la mienne, et voici ce qu'elle me suggéra :

"Tu mettras un devoir à remplir et un espace considérable entre ta passion et toi ; les événements t'éclaireront."

"Allons, dis-je en me relevant avec précipitation, allons ouvrir mon coeur à ma mère, et remettons-nous encore une fois sous ce cher abri."

Je retourne à mon auberge ordinaire : je cherche une voiture, et, sans m'embarrasser d'équipages, je prends la route de Turin pour me rendre en Espagne par la France, mais avant, je mets dans un paquet une note de trois cents sequins sur la banque, et la lettre qui suit :

A MA CHERE BIONDETTA

"Je m'arrache d'auprès de vous, ma chère Biondetta, et ce serait m'arracher à la vie, si l'espoir du plus prompt retour ne consolait mon coeur. Je vais voir ma mère ; animé par votre charmante idée, je triompherai d'elle, et viendrai former avec son aveu une union qui doit faire mon bonheur. Heureux d'avoir rempli mes devoirs avant de me donner tout entier à l'amour, je sacrifierai à vos pieds le reste de ma vie. Vous connaîtrez un Espagnol, ma Biondetta ; vous jugerez d'après sa conduite, que s'il obéit aux devoirs de l'honneur et du sang, il sait également satisfaire aux autres. En voyant l'heureux effet de ses préjugés, vous ne taxerez pas d'orgueil le sentiment qui l'y attache. Je ne puis douter de votre amour : il m'avait voué une entière obéissance ; je le reconnaîtrai encore mieux par cette faible condescendance à des vues qui n'ont pour objet que notre commune félicité. Je vous envoie ce qui peut être nécessaire pour l'entretien de notre maison. Je vous enverrai d'Espagne ce que je croirai le moins indigne de vous, en attendant que la plus vive tendresse qui fut jamais vous ramène pour toujours votre esclave."

Je suis sur la route de l'Estramadure. Nous étions dans la plus belle saison, et tout semblait se prêter à l'impatience que j'avais d'arriver dans ma patrie. Je découvrais déjà les clochers de Turin, lorsqu'une chaise de poste assez mal en ordre ayant dépassé ma voiture, s'arrête et me laisse voir, à travers une portière, une femme qui fait des signes et s'élance pour en sortir.

Mon postillon s'arrête de lui-même ; je descends, et reçois Biondetta dans mes bras ; elle y reste pâmée sans connaissance ; elle n'avait pu dire que ce peu de mots : "Alvare ! vous m'avez abandonnée."

Je la porte dans ma chaise, seul endroit où je pusse l'asseoir commodément : elle était heureusement à deux places. Je fais mon possible pour lui donner plus d'aisance à respirer, en la dégageant de ceux de ses vêtements qui la gênent ; et, la soutenant entre mes bras, je continue ma route dans la situation que l'on peut imaginer.

Nous arrêtons à la première auberge de quelque apparence : je fais porter Biondetta dans la chambre la plus commode ; je la fais mettre sur un lit et m'assieds à côté d'elle. Je m'étais fait apporter des eaux spiritueuses, des élixirs propres à dissiper un évanouissement. A la fin elle ouvre les yeux.

"On a voulu ma mort, encore une fois, dit-elle ; on sera satisfait.

-- Quelle injustice ! lui dis-je ; un caprice vous fait vous refuser à des démarches senties et nécessaires de ma part. Je risque de manquer à mon devoir si je ne sais pas vous résister, et je m'expose à des désagréments, à des remords qui troubleraient la tranquillité de notre union. Je prends le parti de m'échapper pour aller chercher l'aveu de ma mère...

-- Et que ne me faites-vous connaître votre volonté, cruel ! Ne suis-je pas faite pour vous obéir ? Je vous aurais suivi. Mais m'abandonner seule, sans protection, à la vengeance des ennemis que je me suis faits pour vous, me voir exposée par votre faute aux affronts les plus humiliants...

-- Expliquez-vous, Biondetta ; quelqu'un aurait-il osé ?...

-- Et qu'avait-on à risquer contre un être de mon sexe, dépourvu d'aveu comme de toute assistance ? L'indigne Bernadillo nous avait suivis à Venise ; à peine avez-vous disparu, qu'alors, cessant de vous craindre, impuissant contre moi depuis que je suis à vous, mais pouvant troubler l'imagination des gens attachés à mon service, il a fait assiéger par des fantômes de sa création votre maison de la Brenta. Mes femmes, effrayées, m'abandonnent. Selon un bruit général, autorisé par beaucoup de lettres, un lutin a enlevé un capitaine aux gardes du roi de Naples et l'a conduit à Venise. On assure que je suis ce lutin, et cela se trouve presque avéré par les indices. Chacun s'écarte de moi avec frayeur. J'implore de l'assistance, de la compassion ; je n'en trouve pas. Enfin l'or obtient ce que l'on refuse à l'humanité. On me vend fort cher une mauvaise chaise : je trouve des guides, des postillons ; je vous suis..."

Ma fermeté pensa s'ébranler au récit des disgrâces de Biondetta. "Je ne pouvais, lui dis-je, prévoir des événements de cette nature. Je vous avais vue l'objet des égards, des respects de tous les habitants des bords de la Brenta ; ce qui vous semblait si bien acquis, pouvais-je imaginer qu'on vous le disputerait dans mon absence ? O Biondetta ! vous êtes éclairée : ne deviez-vous pas prévoir qu'en contrariant des vues aussi raisonnables que les miennes, vous me porteriez à des résolutions désespérées ? Pourquoi...

-- Est-on toujours maîtresse de ne pas contrarier ? Je suis femme par mon choix, Alvare, mais je suis femme enfin, exposée à ressentir toutes les impressions ; je ne suis pas de marbre. J'ai choisi entre les zones la matière élémentaire dont mon corps est composé ; elle est très susceptible ; si elle ne l'était pas, je manquerais de sensibilité, vous ne me feriez rien éprouver et je vous deviendrais insipide. Pardonnez-moi d'avoir couru le risque de prendre toutes les imperfections de mon sexe, pour en réunir, si je pouvais, toutes les grâces ; mais la folie est faite, et constituée comme je le suis à présent, mes sensations sont d'une vivacité dont rien n'approche : mon imagination est un volcan. J'ai, en un mot, des passions d'une violence qui devrait vous effrayer, si vous n'étiez pas l'objet de la plus emportée de toutes, et si nous ne connaissions pas mieux les principes et les effets de ces élans naturels qu'on ne les connaît à Salamanque. On leur y donne des noms odieux ; on parle au moins de les étouffer. Étouffer une flamme céleste, le seul ressort au moyen duquel l'âme et le corps peuvent agir réciproquement l'un sur l'autre et se forcer de concourir au maintien nécessaire de leur union ! Cela est bien imbécile, mon cher Alvare ! Il faut régler ces mouvements, mais quelquefois il faut leur céder ; si on les contrarie, si on les soulève, ils échappent tous à la fois, et la raison ne sait plus où s'asseoir pour gouverner. Ménagez-moi dans ces moments-ci, Alvare ; je n'ai que six mois, je suis dans l'enthousiasme de tout ce que j'éprouve ; songez qu'un de vos refus, un mot que vous me dites inconsidérément, indignent l'amour, révoltent l'orgueil, éveillent le dépit, la défiance, la crainte ; que dis-je ? je vois d'ici ma pauvre tête perdue, et mon Alvare aussi malheureux que moi !

-- O Biondetta ! repartis-je, on ne cesse pas de s'étonner auprès de vous ; mais je crois voir la nature même dans l'aveu que vous faites de vos penchants. Nous trouverons des ressources contre eux dans notre tendresse mutuelle. Que ne devons-nous pas espérer d'ailleurs des conseils de la digne mère qui va nous recevoir dans ses bras ? Elle vous chérira, tout m'en assure, et tout nous aidera à couler des jours heureux...

-- Il faut vouloir ce que vous voulez, Alvare. Je connais mieux mon sexe et n'espère pas autant que vous ; mais je veux vous obéir pour vous plaire, et je me livre."

Satisfait de me trouver sur la route de l'Espagne, de l'aveu et en compagnie de l'objet qui avait captivé ma raison et mes sens, je m'empressai de chercher le passage des Alpes pour arriver en France ; mais il semblait que le ciel me devenait contraire depuis que je n'étais pas seul : des orages affreux suspendent ma course et rendent les chemins mauvais et les passages impraticables. Les chevaux s'abattent ; ma voiture, qui semblait neuve et bien assemblée, se dément à chaque poste, et manque par l'essieu, ou par le train, ou par les roues. Enfin, après bien des traverses infinies, je parviens au col de Tende.

Parmi les sujets d'inquiétude, les embarras que me donnait un voyage aussi contrarié, j'admirais le personnage de Biondetta. Ce n'était plus cette femme tendre, triste ou emportée que j'avais vue ; il semblait qu'elle voulût soulager mon ennui en se livrant aux saillies de la gaieté la plus vive, et me persuader que les fatigues n'avaient rien de rebutant pour elle.

Tout ce badinage agréable était mêlé de caresses trop séduisantes pour que je pusse m'y refuser : je m'y livrais, mais avec réserve ; mon orgueil compromis servait de frein à la violence de mes désirs. Elle lisait trop bien dans mes yeux pour ne pas juger de mon désordre et chercher à l'augmenter. Je fus en péril, je dois en convenir. Une fois entre autres, si une roue ne se fût brisée, je ne sais ce que le point d'honneur fût devenu. Cela me mit un peu plus sur mes gardes pour l'avenir.

Après des fatigues incroyables, nous arrivâmes à Lyon. Je consentis, par attention pour elle, à m'y reposer quelques jours. Elle arrêtait mes regards sur l'aisance, la facilité des moeurs de la nation française. "C'est à Paris, c'est à la cour que je voudrais vous voir établi. Les ressources d'aucune espèce ne vous y manqueront ; vous ferez la figure qu'il vous plaira d'y faire, et j'ai des moyens sûrs de vous y faire jouer le plus grand rôle ; les Français sont galants : si je ne présume point trop de ma figure, ce qu'il y aurait de plus distingué parmi eux viendrait me rendre hommage, et je les sacrifierais tous à mon Alvare. Le beau sujet de triomphe pour une vanité espagnole !"

Je regardai cette proposition comme un badinage. "Non, dit-elle, j'ai sérieusement cette fantaisie...

-- Partons donc bien vite pour l'Estramadure, répliquai-je, et nous reviendrons faire présenter à la cour de France l'épouse de don Alvare Maravillas, car il ne vous conviendrait pas de ne vous y montrer qu'en aventurière...

-- Je suis sur le chemin de l'Estramadure, dit-elle, il s'en faut bien que je la regarde comme le terme où je dois trouver mon bonheur ; comment ferais-je pour ne jamais la rencontrer ?"

J'entendais, je voyais sa répugnance, mais j'allais à mon but, et je me trouvai bientôt sur le territoire espagnol. Les obstacles imprévus, les fondrières, les ornières impraticables, les muletiers ivres, les mulets rétifs, me donnaient encore moins de relâche que dans le Piémont et la Savoie.

On dit beaucoup de mal des auberges d'Espagne, et c'est avec raison ; cependant je m'estimais heureux quand les contrariétés éprouvées pendant le jour ne me forçaient pas de passer une partie de la nuit au milieu de la campagne, ou dans une grange écartée.

"Quel pays allons-nous chercher, disait-elle, à en juger par ce que nous éprouvons ? En sommes-nous encore bien éloignés ?

-- Vous êtes, repris-je, en Estramadure, et à dix lieues tout au plus du château de Maravillas...

-- Nous n'y arriverons certainement pas ; le ciel nous en défend les approches. Voyez les vapeurs dont il se charge."

Je regardai le ciel, et jamais il ne m'avait paru plus menaçant. Je fis apercevoir à Biondetta que la grange où nous étions pouvait nous garantir de l'orage. "Nous garantira-t-elle aussi du tonnerre ? me dit-elle... -- Et que vous fait le tonnerre, à vous, habituée à vivre dans les airs, qui l'avez vu tant de fois se former et devez si bien connaître son origine physique ? -- Je ne craindrais pas, si je la connaissais moins : je me suis soumise par l'amour de vous aux causes physiques, et je les appréhende parce qu'elles tuent et qu'elles sont physiques."

Nous étions sur deux tas de paille aux deux extrémités de la grange. Cependant l'orage, après s'être annoncé de loin, approche et mugit d'une manière épouvantable. Le ciel paraissait un brasier agité par les vents en mille sens contraires ; les coups de tonnerre, répétés par les antres des montagnes voisines, retentissaient horriblement autour de nous. Ils ne se succédaient pas, ils semblaient s'entre-heurter. Le vent, la grêle, la pluie, se disputaient entre eux à qui ajouterait le plus à l'horreur de l'effroyable tableau dont nos sens étaient affligés. Il part un éclair qui semble embraser notre asile ; un coup effroyable suit. Biondetta, les yeux fermés, les doigts dans les oreilles, vient se précipiter dans mes bras : "Ah ! Alvare, je suis perdue !..."

Je veux la rassurer. "Mettez la main sur mon coeur", disait-elle. Elle me la place sur sa gorge, et quoiqu'elle se trompât en me faisant appuyer sur un endroit où le battement ne devait pas être le plus sensible, je démêlai que le mouvement était extraordinaire. Elle m'embrassait de toutes ses forces et redoublait à chaque éclair. Enfin un coup plus effrayant que tous ceux qui s'étaient fait entendre part : Biondetta s'y dérobe de manière qu'en cas d'accident il ne pût la frapper avant de m'avoir atteint moi-même le premier.

Cet effet de la peur me parut singulier, et je commençai à appréhender pour moi, non les suites de l'orage, mais celles d'un complot formé dans sa tête de vaincre ma résistance à ses vues. Quoique plus transporté que je ne puis le dire, je me lève : "Biondetta, lui dis-je, vous ne savez ce que vous faites. Calmez cette frayeur ; ce tintamarre ne menace ni vous ni moi."

Mon flegme dut la surprendre ; mais elle pouvait me dérober ses pensées en continuant d'affecter du trouble. Heureusement la tempête avait fait son dernier effort. Le ciel se nettoyait, et bientôt la clarté de la lune nous annonça que nous n'avions plus rien à craindre du désordre des éléments.

Biondetta demeurait à la place où elle s'était mise. Je m'assis auprès d'elle sans proférer une parole : elle fit semblant de dormir et je me mis à rêver plus tristement que je n'eusse encore fait depuis le commencement de mon aventure, sur les suites nécessairement fâcheuses de ma passion. Je ne donnerai que le canevas de mes réflexions. Ma maîtresse était charmante, mais je voulais en faire ma femme.

Le jour m'ayant surpris dans ces pensées, je me levai pour aller voir si je pourrais poursuivre ma route. Cela me devenait impossible pour le moment. Le muletier qui conduisait ma calèche me dit que ses mulets étaient hors de service. Comme j'étais dans cet embarras, Biondetta vint me joindre.

Je commençais à perdre patience quand un homme d'une physionomie sinistre, mais vigoureusement taillé, parut devant la porte de la ferme, chassant devant lui deux mulets qui avaient de l'apparence. Je lui proposai de me conduire chez moi ; il savait le chemin, nous convînmes de prix.

J'allais remonter dans ma voiture ; lorsque je crus reconnaître une femme de campagne qui traversait le chemin suivie d'un valet : je m'approche ; je la fixe. C'est Berthe, honnête fermière de mon village et soeur de ma nourrice. Je l'appelle ; elle s'arrête, me regarde à son tour, mais d'un air consterné. "Quoi ! c'est vous, me dit-elle, seigneur don Alvare ! Que venez-vous chercher dans un endroit où votre perte est jurée, où vous avez mis la désolation ?...

-- Moi ! ma chère Berthe, et qu'ai-je fait ?...

-- Ah ! seigneur Alvare, la conscience ne vous reproche-t-elle pas la triste situation à laquelle votre digne mère, notre bonne maîtresse, se trouve réduite? Elle se meurt...

-- Elle se meurt ? m'écriai-je...

-- Oui, poursuivit-elle, et c'est la suite du chagrin que vous lui avez causé ; au moment où je vous parle, elle ne doit pas être en vie. Il lui est venu des lettres de Naples de Venise, on lui a écrit des choses qui font trembler. Notre bon seigneur, votre frère, est furieux : il dit qu'il sollicitera partout des ordres contre vous, qu'il vous dénoncera, vous livrera lui-même...

-- Allez, madame Berthe, si vous retournez à Maravillas et y arrivez avant moi, annoncez à mon frère qu'il me verra bientôt."

Sur-le-champ, la calèche étant attelée, je présente la main à Biondetta, cachant le désordre de mon âme sous l'apparence de la fermeté. Elle, se montrant effrayée : "Quoi ! dit-elle, nous allons nous livrer à votre frère ? nous allons aigrir par notre présence une famille irritée, des vassaux désolés...

-- Je ne saurais craindre mon frère, madame, s'il m'impute des torts que je n'ai pas ; il est important que je le désabuse. Si j'en ai, il faut que je m'excuse, et comme ils ne viennent pas de mon coeur, j'ai droit à sa compassion et à son indulgence. Si j'ai conduit ma mère au tombeau par le dérèglement de ma conduite, j'en dois réparer le scandale, et pleurer si hautement cette perte, que la vérité, la publicité de mes regrets effacent aux yeux de toute l'Espagne la tache que le défaut de naturel imprimerait à mon sang.

-- Ah ! don Alvare, vous courez à votre perte et à la mienne ; ces lettres écrites de tous côtés, ces préjugés répandus avec tant de promptitude et d'affectation, sont la suite de nos aventures et des persécutions que j'ai essuyées à Venise. Le traître Bernadillo, que vous ne connaissez pas assez, obsède votre frère ; il le portera...

-- Eh ! qu'ai-je à redouter de Bernadillo et de tous les lâches de la terre ? Je suis, madame, le seul ennemi redoutable pour moi. On ne portera jamais mon frère à la vengeance aveugle, à l'injustice, à des actions indignes d'un homme de tête et de courage, d'un gentilhomme enfin." Le silence succède à cette conversation assez vive ; il eût pu devenir embarrassant pour l'un et l'autre : mais après quelques instants, Biondetta s'assoupit peu à peu, et s'endort.

Pouvais-je ne pas la regarder ? Pouvais-je la considérer sans émotion ? Sur ce visage brillant de tous les trésors, de la pompe, enfin de la jeunesse, le sommeil ajoutait aux grâces naturelles du repos cette fraîcheur délicieuse, animée, qui rend tous les traits harmonieux ; un nouvel enchantement s'empare de moi : il écarte mes défiances ; mes inquiétudes sont suspendues, ou s'il m'en reste une assez vive, c'est que la tête de l'objet dont je suis épris, ballottée par les cahots de la voiture, n'éprouve quelque incommodité par la brusquerie ou la rudesse des frottements. Je ne suis plus occupé qu'à la soutenir, à la garantir. Mais nous en éprouvons un si vif, qu'il me devient impossible de le parer ; Biondetta jette un cri, et nous sommes renversés. L'essieu était rompu ; les mulets heureusement s'étaient arrêtés. Je me dégage : je me précipite vers Biondetta, rempli des plus vives alarmes. Elle n'avait qu'une légère contusion au coude, et bientôt nous sommes debout en pleine campagne, mais exposés à l'ardeur du soleil en plein midi, à cinq lieues du château de ma mère, sans moyens apparents de pouvoir nous y rendre, car il ne s'offrait à nos regards aucun endroit qui parût être habité.

Cependant à force de regarder avec attention, je crois distinguer à la distance d'une lieue une fumée qui s'élève derrière un taillis, mêlé de quelques arbres assez élevés ; alors, confiant ma voiture à la garde du muletier, j'engage Biondetta à marcher avec moi du côté qui m'offre l'apparence de quelque secours.

Plus nous avançons, plus notre espoir se fortifie ; déjà la petite forêt semble se partager en deux : bientôt elle forme une avenue au fond de laquelle on aperçoit des bâtiments d'une structure modeste : enfin, une ferme considérable termine notre perspective.

Tout semble être en mouvement dans cette habitation, d'ailleurs isolée. Dès qu'on nous aperçoit, un homme se détache et vient au-devant de nous.

Il nous aborde avec civilité. Son extérieur est honnête : il est vêtu d'un pourpoint de satin noir taillé en couleur de feu, orné de quelques passements en argent. Son âge paraît être de vingt-cinq à trente ans. Il a le teint d'un campagnard ; la fraîcheur perce sous le hâle, et décèle la vigueur et la santé.

Je le mets au fait de l'accident qui m'attire chez lui. "Seigneur cavalier, me répondit-il, vous êtes toujours le bien arrivé, et chez des gens remplis de bonne volonté. J'ai ici une forge, et votre essieu sera rétabli : mais vous me donneriez aujourd'hui tout l'or de monseigneur le duc de Medina-Sidonia mon maître, que ni moi ni personne des miens ne pourrait se mettre à l'ouvrage. Nous arrivons de l'église, mon épouse et moi : c'est le plus beau de nos jours. Entrez. En voyant la mariée, mes parents, mes amis, mes voisins qu'il me faut fêter, vous jugerez s'il m'est possible de faire travailler maintenant. D'ailleurs, si madame et vous ne dédaignez pas une compagnie composée de gens qui subsistent de leur travail depuis le commencement de la monarchie, nous allons nous mettre à table, nous sommes tous heureux aujourd'hui ; il ne tiendra qu'à vous de partager notre satisfaction. Demain nous penserons aux affaires."

En même temps il donne ordre qu'on aille chercher ma voiture.

Me voilà hôte de Marcos, le fermier de monseigneur le duc, et nous entrons dans le salon préparé pour le repas de noce ; adossé au manoir principal, il occupe tout le fond de la cour : c'est une feuillée en arcades, ornée de festons de fleurs, d'où la vue, d'abord arrêtée par les deux petits bosquets, se perd agréablement dans la campagne, à travers l'intervalle qui forme l'avenue.

La table était servie. Luisia, la nouvelle mariée, est entre Marcos et moi : Biondetta est à côté de Marcos. Les pères et les mères, les autres parents sont vis-à-vis ; la jeunesse occupe les deux bouts.

La mariée baissait deux grands yeux noirs qui n'étaient pas faits pour regarder en dessous ; tout ce qu'on lui disait, et même les choses indifférentes la faisaient sourire et rougir.

La gravité préside au commencement du repas : c'est le caractère de la nation ; mais à mesure que les outres disposées autour de la table se désenflent, les physionomies deviennent moins sérieuses. On commençait à s'animer, quand tout à coup les poètes improvisateurs de la contrée paraissent autour de la table. Ce sont des aveugles qui chantent les couplets suivants, en s'accompagnant de leurs guitares :

Marcos a dit à Louise,
Veux-tu mon coeur et ma foi ?
Elle a répondu, suis-moi,
Nous parlerons à l'église.
Là de la bouche et des yeux,
Ils se sont juré tous deux
Une flamme vive et pure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estramadure.  

Louise est sage, elle est belle,
Marcos a bien des jaloux ;
Mais il les désarme tous,
En se montrant digne d'elle ;
Et tout ici, d'une voix,
Applaudissant à leur choix,
Vante une flamme aussi pure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estramadure.

D'une douce sympathie,
Comme leurs coeurs sont unis !
Leurs troupeaux sont réunis
Dans la même bergerie ;
Leurs peines et leurs plaisirs,
Leurs soins, leurs voeux, leurs désirs
Suivent la même mesure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estramadure.

 Pendant qu'on écoutait ces chansons aussi simples que ceux pour qui elles semblaient être faites, tous les valets de la ferme, n'étant plus nécessaires au service, s'assemblaient gaiement pour manger les reliefs du repas ; mêlés avec des Égyptiens et des Égyptiennes appelés pour augmenter le plaisir de la fête, ils formaient sous les arbres de l'avenue des groupes aussi agissants que variés, et embellissaient notre perspective.

Biondetta cherchait continuellement mes regards, et les forçait à se porter vers ces objets dont elle paraissait agréablement occupée, semblant me reprocher de ne point partager avec elle tout l'amusement qu'ils lui procuraient.

Mais le repas a déjà paru trop long à la jeunesse, elle attend le bal. C'est aux gens d'un âge mûr à montrer de la complaisance. La table est dérangée, les planches qui la forment, les futailles dont elle est soutenue, sont repoussées au fond de la feuillée ; devenues tréteaux, elles servent d'amphithéâtre aux symphonistes. On joue le fandango sévillan, de jeunes Égyptiennes l'exécutent avec leurs castagnettes et leurs tambours de basque ; la noce se mêle avec elles et les imite : la danse est devenue générale.

Biondetta paraissait en dévorer des yeux le spectacle. Sans sortir de sa place, elle essaie tous les mouvements qu'elle voit faire.

"Je crois, dit elle, que j'aimerais le bal à la fureur." Bientôt elle s'y engage et me force à danser.

D'abord elle montre quelque embarras et même un peu de maladresse : bientôt elle semble s'aguerrir et unir la grâce et la force à la légèreté, à la précision. Elle s'échauffe : il lui faut son mouchoir, le mien, celui qui lui tombe sous la main : elle ne s'arrête que pour s'essuyer.

La danse ne fut jamais ma passion ; et mon âme n'était point assez à son aise pour que je pusse me livrer à un amusement aussi vain. Je m'échappe et gagne un des bouts de la feuillée, cherchant un endroit où je pusse m'asseoir et rêver.

Un caquet très bruyant me distrait, et arrête presque malgré moi mon attention. Deux voix se sont élevées derrière moi. "Oui, oui, disait l'une, c'est un enfant de la planète. Il entrera dans sa maison. Tiens, Zoradille, il est né le trois mai à trois heures du matin...

-- Oh ! vraiment, Lélagise, répondait l'autre, malheur aux enfants de Saturne, celui-ci a Jupiter à l'ascendant, Mars et Mercure en conjonction trine avec Vénus. O le beau jeune homme ! quels avantages naturels ! quelles espérances il pourrait concevoir ! quelle fortune il devrait faire ! mais..."

Je connaissais l'heure de ma naissance, et je l'entendais détailler avec la plus singulière précision. Je me retourne et fixe ces babillardes.

Je vois deux vieilles Égyptiennes moins assises qu'accroupies sur leurs talons. Un teint plus qu'olivâtre, des yeux creux et ardents, une bouche enfoncée, un nez mince et démesuré qui, partant du haut de la tête, vient en se recourbant toucher au menton ; un morceau d'étoffe qui fut rayé de blanc et de bleu tourne deux fois autour d'un crâne à demi pelé, tombe en écharpe sur l'épaule, et de là sur les reins, de manière qu'ils ne soient qu'à demi nus ; en un mot, des objets presque aussi révoltants que ridicules.

Je les aborde. "Parliez-vous de moi, mesdames ? leur dis-je, voyant qu'elles continuaient à me fixer et à se faire des signes...

-- Vous nous écoutiez donc, seigneur cavalier ?

-- Sans doute, répliquai-je ; et qui vous a si bien instruites de l'heure de ma nativité ?...

-- Nous aurions bien d'autres choses à vous dire, heureux jeune homme ; mais il faut commencer par mettre le signe dans la main.

-- Qu'à cela ne tienne, repris-je, et sur-le-champ je leur donne un doublon.

-- Vois, Zoradille, dit la plus âgée, vois comme il est noble, comme il est fait pour jouir de tous les trésors qui lui sont destinés. Allons, pince la guitare, et suis-moi." Elle chante :

L'Espagne vous donna l'être,
Mais Parthénope vous a nourri :
La terre en vous voit son maître,
Du ciel, si vous voulez l'être,
Vous serez le favori.  

Le bonheur qu'on vous présage
Est volage, et pourrait vous quitter.
Vous le tenez au passage :
Il faut, si vous êtes sage,
Le saisir sans hésiter.

Quel est cet objet aimable ?
Qui s'est soumis à votre pouvoir ?
Est-il...

Les vieilles étaient en train. J'étais tout oreilles. Biondetta a quitté la danse : elle est accourue, elle me tire par le bras, me force à m'éloigner.

"Pourquoi m'avez-vous abandonnée, Alvare ? Que faites-vous ici ?

-- J'écoutais, repris-je...

-- Quoi ! me dit-elle, en m'entraînant, vous écoutiez ces vieux monstres ?...

-- En vérité, ma chère Biondetta, ces créatures sont singulières : elles ont plus de connaissances qu'on ne leur en suppose ; elles me disaient...

-- Sans doute, reprit-elle avec ironie, elles faisaient leur métier, elles vous disaient votre bonne aventure : et vous les croiriez ? Vous êtes, avec beaucoup d'esprit, d'une simplicité d'enfant. Et ce sont là des objets qui vous empêchent de vous occuper de moi ?...

-- Au contraire, ma chère Biondetta, elles allaient me parler de vous.

-- Parler de moi ! reprit-elle vivement, avec une sorte d'inquiétude, qu'en savent-elles ? qu'en peuvent-elles dire ? Vous extravaguez. Vous danserez toute la soirée pour me faire oublier cet écart."

Je la suis : je rentre de nouveau dans le cercle, mais sans attention à ce qui se passe autour de moi, à ce que je fais moi-même. Je ne songeais qu'à m'échapper pour rejoindre, où je le pourrais, mes diseuses de bonne aventure. Enfin je crois voir un moment favorable : je le saisis. En un clin d'oeil j'ai volé vers mes sorcières, les ai retrouvées et conduites sous un petit berceau qui termine le potager de la ferme. Là, je les supplie de me dire, en prose, sans énigme, très succinctement, enfin, tout ce qu'elles peuvent savoir d'intéressant sur mon compte. La conjuration était forte, car j'avais les mains pleines d'or. Elles brûlaient de parler, comme moi de les entendre. Bientôt je ne puis douter qu'elles ne soient instruites des particularités les plus secrètes de ma famille, et confusément de mes liaisons avec Biondetta, de mes craintes, de mes espérances ; je croyais apprendre bien des choses, je me flattais d'en apprendre de plus importantes encore ; mais notre Argus est sur mes talons.

Biondetta n'est point accourue, elle a volé. Je voulais parler. "Point d'excuses, dit-elle, la rechute est impardonnable...

-- Ah ! vous me la pardonnerez, lui dis-je : j'en suis sûr, quoique vous m'ayez empêché de m'instruire comme je pouvais l'être, dès à présent j'en sais assez...

-- Pour faire quelque extravagance. Je suis furieuse, mais ce n'est pas ici le temps de quereller ; si nous sommes dans le cas de nous manquer d'égards, nous en devons à nos hôtes. On va se mettre à table, et je m'y assieds à côté de vous : je ne prétends plus souffrir que vous m'échappiez."

Dans le nouvel arrangement du banquet, nous étions assis vis-à-vis des nouveaux mariés. Tous deux sont animés par les plaisirs de la journée ; Marcos a les regards brûlants, Luisia les a moins timides : la pudeur s'en venge et lui couvre les joues du plus vif incarnat. Le vin de Xérès fait le tour de la table, et semble en avoir banni jusqu'à un certain point la réserve : les vieillards même, s'animant du souvenir de leurs plaisirs passés, provoquent la jeunesse par des saillies qui tiennent moins de la vivacité que de la pétulance. J'avais ce tableau sous les yeux ; j'en avais un plus mouvant, plus varié à côté de moi.

Biondetta paraissant tour à tour livrée à la passion ou au dépit, la bouche armée des grâces fières du dédain, ou embellie par le sourire, m'agaçait, me boudait, me pinçait jusqu'au sang, et finissait par me marcher doucement sur les pieds. En un mot c'était en un moment une faveur, un reproche, un châtiment, une caresse : de sorte que livré à cette vicissitude de sensations, j'étais dans un désordre inconcevable.

Les mariés ont disparu : une partie des convives les a suivis pour une raison ou pour une autre. Nous quittons la table. Une femme, c'était la tante du fermier et nous le savions, prend un flambeau de cire jaune, nous précède, et en la suivant nous arrivons dans une petite chambre de douze pieds en carré : un lit qui n'en a pas quatre de largeur, une table et deux sièges en font l'ameublement. "Monsieur et madame, nous dit notre conductrice, voilà le seul appartement que nous puissions vous donner." Elle pose son flambeau sur la table et on nous laisse seuls.

Biondetta baisse les yeux. Je lui adresse la parole : "Vous avez donc dit que nous étions mariés ?

-- Oui, répond-elle, je ne pouvais dire que la vérité. J'ai votre parole, vous avez la mienne. Voilà l'essentiel. Vos cérémonies sont des précautions prises contre la mauvaise foi, et je n'en fais point de cas. Le reste n'a pas dépendu de moi. D'ailleurs, si vous ne voulez pas partager le lit que l'on nous abandonne, vous me donnerez la mortification de vous voir passer la nuit mal à votre aise. J'ai besoin de repos : je suis plus que fatiguée, je suis excédée de toutes les manières" ; en prononçant ces paroles du ton le plus animé, elle s'étend dessus le lit le nez tourné vers la muraille. "Eh quoi ! m'écriai-je, Biondetta, je vous ai déplu, vous êtes sérieusement fâchée ! comment puis-je expier ma faute ? demandez ma vie.

-- Alvare, me répond-elle sans se déranger, allez consulter vos Égyptiennes sur les moyens de rétablir le repos dans mon coeur et dans le vôtre.

-- Quoi ! l'entretien que j'ai eu avec ces femmes est le motif de votre colère ? Ah ! vous allez m'excuser, Biondetta. Si vous saviez combien les avis qu'elles m'ont donnés sont d'accord avec les vôtres, et qu'elles m'ont enfin décidé à ne point retourner au château de Maravillas ! Oui, c'en est fait, demain nous partons pour Rome, pour Venise, pour Paris, pour tous les lieux que vous voudrez que j'aille habiter avec vous. Nous y attendrons l'aveu de ma famille..."

A ce discours, Biondetta se retourne. Son visage était sérieux et même sévère. "Vous rappelez-vous, Alvare, ce que je suis, ce que j'attendais de vous, ce que je vous conseillais de faire ? Quoi ! lorsqu'en me servant avec discrétion des lumières dont je suis douée, je n'ai pu vous amener à rien de raisonnable, la règle de ma conduite et de la vôtre sera fondée sur les propos de deux êtres, les plus dangereux pour vous et pour moi, s'ils ne sont pas les plus méprisables ! Certes, s'écria-t-elle dans un transport de douleur, j'ai toujours craint les hommes ; j'ai balancé pendant des siècles à faire un choix ; il est fait, il est sans retour : je suis bien malheureuse !" Alors elle fond en larmes, dont elle cherche à me dérober la vue.

Combattu par les passions les plus violentes, je tombe à ses genoux : "O Biondetta ! m'écriai-je, vous ne voyez pas mon coeur ! vous cesseriez de le déchirer.

-- Vous ne me connaissez pas, Alvare, et me ferez cruellement souffrir avant de me connaître. Il faut qu'un dernier effort vous dévoile mes ressources, et ravisse si bien et votre estime et votre confiance, que je ne sois plus exposée à des partages humiliants ou dangereux ; vos pythonisses sont trop d'accord avec moi pour ne pas m'inspirer de justes terreurs. Qui m'assure que Soberano, Bernadillo, vos ennemis et les miens, ne soient pas cachés sous ces masques ? Souvenez-vous de Venise. Opposons à leurs ruses un genre de merveilles qu'ils n'attendent sans doute pas de moi. Demain, j'arrive à Maravillas dont leur politique cherche à m'éloigner ; les plus avilissants, les plus accablants de tous les soupçons vont m'y accueillir : mais dona Mencia est une femme juste, estimable ; votre frère a l'âme noble, je m'abandonnerai à eux. Je serai un prodige de douceur, de complaisance, d'obéissance, de patience, j'irai au-devant des épreuves."

Elle s'arrête un moment. "Sera-ce assez t'abaisser, malheureuse sylphide ?" s'écrie-t-elle d'un ton douloureux.

Elle veut poursuivre ; mais l'abondance des larmes lui ôte l'usage de la parole.

Que devins-je à ces témoignages de passion, ces marques de douleur, ces résolutions dictées par la prudence, ces mouvements d'un courage que je regardais comme héroïque ! Je m'assieds auprès d'elle : j'essaie de la calmer par mes caresses ; mais d'abord on me repousse : bientôt après je n'éprouve plus de résistance sans avoir sujet de m'en applaudir ; la respiration l'embarrasse, les yeux sont à demi fermés, le corps n'obéit qu'à des mouvements convulsifs, une froideur suspecte s'est répandue sur toute la peau, le pouls n'a plus de mouvement sensible, et le corps paraîtrait entièrement inanimé, si les pleurs ne coulaient pas avec la même abondance.

O pouvoir des larmes ! c'est sans doute le plus puissant de tous les traits de l'amour ! Mes défiances, mes résolutions, mes serments, tout est oublié. En voulant tarir la source de cette rosée précieuse, je me suis trop approché de cette bouche où la fraîcheur se réunit au doux parfum de la rose ; et si je voulais m'en éloigner, deux bras dont je ne saurais peindre la blancheur, la douceur et la forme, sont des liens dont il me devient impossible de me dégager.

"O mon Alvare ! s'écrie Biondetta ; j'ai triomphé : je suis le plus heureux de tous les êtres."

Je n'avais pas la force de parler : j'éprouvais un trouble extraordinaire : je dirai plus ; j'étais honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit : elle est à mes genoux : elle me déchausse. "Quoi ! chère Biondetta, m'écriai-je, quoi ! vous vous abaissez ?...

-- Ah ! répond-elle, ingrat, je te servais lorsque tu n'étais que mon despote : laisse-moi servir mon amant."

Je suis dans un moment débarrassé de mes hardes : mes cheveux, ramassés avec ordre, sont arrangés dans un filet qu'elle a trouvé dans sa poche. Sa force, son activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulais opposer. Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairait, et voilà les rideaux tirés.

Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne saurait se comparer : "Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare, comme il a fait le mien ? Mais non : je suis encore la seule heureuse : il le sera, je le veux ; je l'enivrerai de délices ; je le remplirai de sciences ; je l'élèverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon coeur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre avec moi les hommes, les éléments, la nature entière ?

-- O ma chère Biondetta ! lui dis-je, quoiqu'en faisant un peu d'effort sur moi-même, tu me suffis : tu remplis tous les voeux de mon coeur...

-- Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire : ce n'est pas là mon nom : tu me l'avais donné : il me flattait ; je le portais avec plaisir : mais il faut que tu saches qui je suis... Je suis le Diable, mon cher Alvare, je suis le Diable..."

En prononçant ce mot avec un accent d'une douceur enchanteresse, elle fermait, plus qu'exactement, le passage aux réponses que j'aurais voulu lui faire. Dès que je pus rompre le silence : "Cesse, lui dis-je, ma chère Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal et de me rappeler une erreur abjurée depuis longtemps.

-- Non, mon cher Alvare, non ce n'était point une erreur ; j'ai dû te le faire croire, cher petit homme. Il fallait bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité : ce n'est qu'en vous aveuglant qu'on peut vous rendre heureux. Ah ! tu le seras beaucoup si tu veux l'être ! je prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que l'on me fait noir."

Ce badinage achevait de me déconcerter. Je m'y refusais, et l'ivresse de mes sens aidait à ma distraction volontaire.

"Mais, réponds-moi donc, me disait-elle.

-- Eh ! que voulez-vous que je réponde ?...

-- Ingrat, place la main sur ce coeur qui t'adore ; que le tien s'anime, s'il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées ; adoucis si tu le peux le son de cette voix si propre à inspirer l'amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide ; dis-moi, enfin, s'il t'est possible, mais aussi tendrement que je l'éprouve pour toi : Mon cher Béelzébuth, je t'adore..."

A ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me saisit ; l'étonnement, la stupeur accablent mon âme : je la croirais anéantie si la voix sourde du remords ne criait pas au fond de mon coeur. Cependant, la révolte de mes sens subsiste d'autant plus impérieusement qu'elle ne peut être réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi : il en abuse et me rend aisément sa conquête.

Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l'auteur que le complice. "Nos affaires sont arrangées, me dit-il, sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m'avait habitué. Tu es venu me chercher : je t'ai suivi, servi, favorisé ; enfin, j'ai fait ce que tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j'y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute, je dois à quelques artifices la première complaisance ; quant à la seconde, je m'étais nommé : tu savais à qui tu te livrais, et ne saurais te prévaloir de ton ignorance. Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble, mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par coeur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis."

On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière : un coup de sifflet très aigu part à côté de moi. A l'instant l'obscurité qui m'environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est toute chargée de gros limaçons : leurs cornes, qu'ils font mouvoir vivement et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l'éclat et l'effet redoublent par l'agitation et l'allongement. Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d'une figure ravissante, que vois-je ? O ciel ! c'est l'effroyable tête de chameau. Elle articule d'une voix de tonnerre ce ténébreux Che vuoi qui m'avait tant épouvanté dans la grotte, part d'un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée...

Je me précipite ; je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon coeur avec une force terrible : j'éprouvais un suffoquement comme si j'allais perdre la respiration.

Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras ; mon épouvante s'accroît : forcé néanmoins d'ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.

Ce n'était point celle des escargots, il n'y en avait plus sur les corniches ; mais le soleil me donnait d'aplomb sur le visage. On me tire encore par le bras : on redouble ; je reconnais Marcos.

"Eh ! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir ? Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd'hui, vous n'avez pas de temps à perdre, il est près de midi."

Je ne répondais pas : il m'examine : "Comment ? vous êtes resté tout habillé sur votre lit : vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller? Il fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s'en est doutée : c'est sans doute dans la crainte de vous gêner qu'elle a été passer la nuit avec une de mes tantes ; mais elle a été plus diligente que vous ; par ses ordres, dès le matin tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y monter. Quant à madame, vous ne la trouverez pas ici : nous lui avons donné une bonne mule ; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin ; elle vous précède, et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route."

Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux, et passe les mains sur ma tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux devaient être enveloppés... Elle est nue, en désordre, ma cadenette est comme elle était la veille : la rosette y tient. Dormirais-je ? me dis-je alors. Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout n'eût été qu'un songe ? Je lui ai vu éteindre la lumière... Elle l'a éteinte... La voilà...

Marcos rentre. "Si vous voulez prendre un repas, seigneur cavalier, il est préparé. Votre voiture est attelée."

Je descends du lit ; à peine puis-je me soutenir, mes jarrets plient sous moi. Je consens à prendre quelque nourriture, mais cela me devient impossible. Alors, voulant remercier le fermier et l'indemniser de la dépense que je lui ai occasionnée, il refuse.

"Madame, me répond-il, nous a satisfaits et plus que noblement ; vous et moi, seigneur cavalier, avons deux braves femmes." A ce propos, sans rien répondre, je monte dans ma chaise : elle chemine.

Je ne peindrai point la confusion de mes pensées : elle était telle, que l'idée du danger dans lequel je devais trouver ma mère ne s'y retraçait que faiblement. Les yeux hébétés, la bouche béante, j'étais moins un homme qu'un automate.

Mon conducteur me réveille. "Seigneur cavalier, nous devons trouver madame dans ce village-ci."

Je ne lui réponds rien. Nous traversions une espèce de bourgade ; à chaque maison il s'informe si l'on n'a pas vu passer une jeune dame en tel et tel équipage. On lui répond qu'elle ne s'est point arrêtée. Il se retourne, comme voulant lire sur mon visage mon inquiétude à ce sujet. Et, s'il n'en savait pas plus que moi, je devais lui paraître bien troublé.

Nous sommes hors du village, et je commence à me flatter que l'objet actuel de mes frayeurs s'est éloigné au moins pour quelque temps. Ah ! si je puis arriver, tomber aux genoux de dona Mencia, me dis-je à moi-même, si je puis me mettre sous la sauvegarde de ma respectable mère, fantômes, monstres qui vous êtes acharnés sur moi, oserez-vous violer cet asile ? J'y retrouverai avec les sentiments de la nature les principes salutaires dont je m'étais écarté, je m'en ferai un rempart contre vous.

Mais si les chagrins occasionnés par mes désordres m'ont privé de cet ange tutélaire... Ah ! je ne veux vivre que pour la venger sur moi-même. Je m'ensevelirai dans un cloître... Eh ! qui m'y délivrera des chimères engendrées dans mon cerveau ? Prenons l'état ecclésiastique. Sexe charmant, il faut que je renonce à vous : une larve infernale s'est revêtue de toutes les grâces dont j'étais idolâtre ; ce que je verrais en vous de plus touchant me rappellerait...

Au milieu de ces réflexions, dans lesquelles mon attention est concentrée, la voiture est entrée dans la grande cour du château. J'entends une voix: "C'est Alvare ! c'est mon fils !" J'élève la vue et reconnais ma mère sur le balcon de son appartement.

Rien n'égale alors la douceur, la vivacité du sentiment que j'éprouve. Mon âme semble renaître : mes forces se raniment toutes à la fois. Je me précipite, je vole dans les bras qui m'attendent. Je me prosterne. Ah ! m'écriai-je les yeux baignés de pleurs, la voix entrecoupée de sanglots, ma mère ! ma mère ! je ne suis donc pas votre assassin ? Me reconnaîtrez-vous pour votre fils ? Ah ! ma mère, vous m'embrassez

La passion qui me transporte, la véhémence de mon action ont tellement altéré mes traits et le son de ma voix, que dona Mencia en conçoit de l'inquiétude. Elle me relève avec bonté, m'embrasse de nouveau, me force à m'asseoir. Je voulais parler : cela m'était impossible ; je me jetais sur ses mains en les baignant de larmes, en les couvrant des caresses les plus emportées.

Dona Mencia me considère d'un air d'étonnement : elle suppose qu'il doit m'être arrivé quelque chose d'extraordinaire ; elle appréhende même quelque dérangement dans ma raison. Tandis que son inquiétude, sa curiosité, sa bonté, sa tendresse se peignent dans ses complaisances et dans ses regards, sa prévoyance a fait rassembler sous ma main ce qui peut soulager les besoins d'un voyageur fatigué par une route longue et pénible.

Les domestiques s'empressent à me servir. Je mouille mes lèvres par complaisance : mes regards distraits cherchent mon frère ; alarmé de ne le pas voir : "Madame, dis-je, où est l'estimable don Juan ?

-- Il sera bien aise de savoir que vous êtes ici, puisqu'il vous avait écrit de vous y rendre ; mais comme ses lettres, datées de Madrid, ne peuvent être parties que depuis quelques jours, nous ne vous attendions pas sitôt. Vous êtes colonel du régiment qu'il avait, et le roi vient de le nommer à une vice-royauté dans les Indes.

-- Ciel ! m'écriai-je. Tout serait-il faux dans le songe affreux que je viens de faire ? Mais il est impossible...

-- De quel songe parlez-vous, Alvare ?...

-- Du plus long, du plus étonnant, du plus effrayant que l'on puisse faire." Alors, surmontant l'orgueil et la honte, je lui fais le détail de ce qui m'était arrivé depuis mon entrée dans la grotte de Portici, jusqu'au moment heureux où j'avais pu embrasser ses genoux.

Cette femme respectable m'écoute avec une attention, une patience, une bonté extraordinaires. Comme je connaissais l'étendue de ma faute, elle vit qu'il était inutile de me l'exagérer.

"Mon cher fils, vous avez couru après les mensonges, et, dès le moment même vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indisposition et du courroux de votre frère aîné. Berthe, à qui vous avez cru parler, est depuis quelque temps détenue au lit par une infirmité. Je ne songeai jamais à vous envoyer deux cents sequins au-delà de votre pension. J'aurais craint, ou d'entretenir vos désordres, ou de vous y plonger par une libéralité mal entendue. L'honnête écuyer Pimientos est mort depuis huit mois. Et sur dix-huit cents clochers que possède peut-être M. le duc de Medina-Sidonia dans toutes les Espagnes, il n'a pas un pouce de terre à l'endroit que vous désignez : je le connais parfaitement, et vous aurez rêvé cette ferme et tous ses habitants.

-- Ah ! madame, repris-je, le muletier qui m'amène a vu cela comme moi. Il a dansé à la noce."

Ma mère ordonne qu'on fasse venir le muletier, mais il avait dételé en arrivant, sans demander son salaire.

Cette fuite précipitée, qui ne laissait point de traces, jeta ma mère en quelques soupçons. "Nugnès, dit-elle à un page qui traversait l'appartement, allez dire au vénérable don Quebracuernos que mon fils Alvare et moi l'attendons ici.

"C'est, poursuivit-elle, un docteur de Salamanque ; il a ma confiance et la mérite : vous pouvez lui donner la vôtre. Il y a dans la fin de votre rêve une particularité qui m'embarrasse ; don Quebracuernos connaît les termes, et définira ces choses beaucoup mieux que moi."

Le vénérable docteur ne se fit pas attendre ; il en imposait, même avant de parler, par la gravité de son maintien. Ma mère me fit recommencer devant lui l'aveu sincère de mon étourderie et des suites qu'elle avait eues. Il m'écoutait avec une attention mêlée d'étonnement et sans m'interrompre. Lorsque j'eus achevé, après s'être un peu recueilli, il prit la parole en ces termes :

"Certainement, seigneur Alvare, vous venez d'échapper au plus grand péril auquel un homme puisse être exposé par sa faute. Vous avez provoqué l'esprit malin, et lui avez fourni, par une suite d'imprudences, tous les déguisements dont il avait besoin pour parvenir à vous tromper et à vous perdre. Votre aventure est bien extraordinaire ; je n'ai rien lu de semblable dans la Démonomanie de Bodin, ni dans le Monde enchanté de Bekker. Et il faut convenir que depuis que ces grands hommes ont écrit, notre ennemi s'est prodigieusement raffiné sur la manière de former ses attaques, en profitant des ruses que les hommes du siècle emploient réciproquement pour se corrompre.

Il copie la nature fidèlement et avec choix ; il emploie la ressource des talents aimables, donne des fêtes bien entendues, fait parler aux passions leur plus séduisant langage ; il imite même jusqu'à un certain point la vertu. Cela m'ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent ; je vois d'ici bien des grottes plus dangereuses que celles de Portici, et une multitude d'obsédés qui malheureusement ne se doutent pas de l'être. A votre égard, en prenant des précautions sages pour le présent et pour l'avenir, je vous crois entièrement délivré.

Votre ennemi s'est retiré, cela n'est pas équivoque. Il vous a séduit, il est vrai, mais il n'a pu parvenir à vous corrompre ; vos intentions, vos remords vous ont préservé à l'aide des secours extraordinaires que vous avez reçus ; ainsi son prétendu triomphe et votre défaite n'ont été pour vous et pour lui qu'une illusion dont le repentir achèvera de vous laver. Quant à lui, une retraite forcée a été son partage ; mais admirez comme il a su la couvrir ; et laisser en partant le trouble dans votre esprit et des intelligences dans votre coeur pour pouvoir renouveler l'attaque, si vous lui en fournissez l'occasion.

Après vous avoir ébloui autant que vous avez voulu l'être, contraint de se montrer à vous dans toute sa difformité, il obéit en esclave qui prémédite la révolte ; il ne veut vous laisser aucune idée raisonnable et distincte, mêlant le grotesque au terrible, le puéril de ses escargots lumineux à la découverte effrayante de son horrible tête, enfin le mensonge à la vérité, le repos à la veille ; de manière que votre esprit confus ne distingue rien, et que vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé était moins l'effet de sa malice, qu'un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau : mais il a soigneusement isolé l'idée de ce fantôme agréable dont il s'est longtemps servi pour vous égarer ; il la rapprochera si vous le lui rendez possible.

Je ne crois pas cependant que la barrière du cloître, ou de notre état, soit celle que vous deviez lui opposer. Votre vocation n'est point assez décidée ; les gens instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. Croyez-moi, formez des liens légitimes avec une personne du sexe ; que votre respectable mère préside à votre choix : et dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des grâces et des talents célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le Diable. "

LES MILLE ET UNE FADAISES

Contes à dormir debout ; ouvrage d' un goût très-moderne. La baronne de..... , au retour de sa campagne, alla voir la marquise de.... Après les premiers complimens, la marquise prit la parole:

"- mais regardez-moi donc, baronne, ne me trouvez-vous pas changée à faire peur ? Il y a quinze jours que je n' ai fermé l' oeil; imaginez combien je souffre ; j' en deviendrai folle.

 Elle avoit raison de dire qu' elle souffroit : une jolie femme qui ne dort pas, souffre plus qu' une autre ; elle sent que la fatigue l'enlaidit ; elle meurt à petit feu.

" effectivement, dit la baronne, je vous trouve changée ; cependant je ne vois pas que le mal soit aussi grand que vous le faites; votre oeil n' a
rien perdu de sa vivacité ; mais n' essayez-vous pas quelques secrets ? à propos de secrets, ne vous souvient-il plus de ce discours académique que nous récita l' abbé de qui vous fit dormir de si bon coeur ? Il est de nos amis, cet abbé, faites-le venir à votre chevet ; si un de ses discours ne vous suffit pas, il en débitera quatre : c' est un torrent d' éloquence.

-quatre discours, dit la marquise. Ah ! Vous extravaguez, baronne ; mais savez-vous que vous me parlez là d' un régime assommant ? Je dormirois à ce prix, moi !

-et qu' importe à quel prix ? Reprit la baronne. Allons, madame, ayez cette obligation à l' abbé : c' est un homme de ressource, et ce n' est pas
dans ses harangues seules qu' il est admirable ; il parle comme il écrit. L' autre jour il vint à ma terre avec ses nouvelles et ses contes usés ; il
nous fatiguoit plus lui seul... "

Au milieu de ce discours de la baronne, on annonça l' abbé dont elle venoit de faire l' éloge.

"- ah ! Notre cher abbé, on se plaignoit de vous, lui dit-elle : les voilà ces chers petits hommes ! Dès qu' on les souhaite, on ne les voit plus. Mademoiselle la marquise est malade ; elle est travaillée d' une insomnie cruelle, et vous l' abandonnez au lieu de lui faire compagnie, la désennuyer par ces petits contes de votre façon où vous mêlez tant d' agrémens.

-ah ! Madame, reprit modestement l' abbé.

-ah ! Monsieur, reprit vivement la baronne, ne vous défendez pas d' avoir de l' esprit, d' être aimable ; vous avez d' autres torts que ceux-là,
que vous réparerez, s' il vous plaît. En un mot, il s' agit de souper ici, et de ne pas quitter madame qu' elle ne soit endormie ; parlez, criez,
extravaguez, mais de l' esprit partout. "

l' abbé se prêta volontiers à la raillerie ; il ne se défendit de rien. On servit le souper ; on mangea ; le fruit vint, et disparut.

"- allons, l' abbé, dit la baronne, entrez en lice, et surtout ne foiblissez point ; le mal est opiniâtre.

 -par où madame souhaite-t-elle que je commence ? Répliqua l' abbé ! Voudriez-vous les nouvelles du jour ?

 -eh fi ! L' abbé, nous avons la gazette.

-quelle espèce de conte ferai-je ? Vous n' aimez pas les contes libres.

-pour ceux-là, dit la baronne, ils sont bons, mais ils n' auront pas leur place ici. On a défendu à madame le vin de Champagne, les épigrammes, les contes libres, et en général tout ce qui réveille le sang ; sans cela, nous avons des brochures nouvelles ; nous les aurions lues.

-que souhaitent donc ces dames ? Poursuivit l' abbé ; des naïvetés ?

-eh fi ! L' abbé, vous les avez prises dans Petraval : faites-nous des contes de fées.

-j' obéirai, mesdames, reprit l' abbé, quoique novice dans le métier que vous me faites faire, métier qui a ses difficultés. Le conte est un genre ridicule, usé, peu intéressant par lui-même, qui ne se soutient que par la nouveauté de l' invention, par la vivacité des images ; il faut que l' esprit y voltige incessamment sans être suspendu, et l' instruction ne s' y mêle guère, à moins qu' on ne la tire par les cheveux.

 -ah ! S' écria la baronne, en bâillant de toutes ses forces : bravo ! L' abbé ; bravo ! Nous dormirons bientôt ; continuez sur ce ton-là : comment donc ! Mais c' est un prodige. Voilà assurément une petite préface qui vaut de l' or ; allons, débutez par une réflexion ; je les aime.

l' abbé prit ainsi la parole :

"- il faudroit bien du talent pour empêcher une mauvaise femme de faire du mal.

-un moment, l' abbé, dit la marquise, en l' interrompant, je ne crois pas votre réflexion naturelle.

-eh ! Marquise, dit la baronne, vous êtes là pour écouter, et non pour contredire : la contraction réveille l' esprit ; c' est un poison pour vous. Continuez, mon pauvre abbé, continuez, contez tout uniment, puisqu' il est décidé que vous n' avez pas le talent des réflexions. "

CHAPITRE 1

où l' on verra la naissance de Riante, et la jolie personne que c' étoit que la fée Troisbosses.

    Il y avoit une fois une dame sans caprices dont on ne sait pas précisément le nom ; mais je crois qu' elle s' appeloit Rare, femme très-particulière, aimable sans se piquer de l' être, sans minauderies, sans vapeurs qui ne médit jamais d' une femme plus jolie qu'elle, par conséquent femme haïe  car, avec tant de vertus, on est toujours incommode.

 " au moins, mesdames, dit en souriant l' abbé, ce sont des fables que je vous conte mais, pour revenir à mon héroïne, également détestée de la prude et de la coquette, de la galante et de l' insensible parce que sa conduite faisoit le procès à tous les travers, elle fut forcée de se retirer dans un château sur les frontières où ses vertus ne fissent rougir personne.

Elle s' y appliqua à la lecture et devint femme savante sans devenir sotte, tant elle étoit destinée à être singulière.

Quoique appliquée à l' étude, elle avoit une fille qu' elle élevoit avec soin. On la nommoit Riante, soit que ce fût à cause d' un sourire spirituel, sans être malin, qui lui étoit particulier, soit que (comme quelques-uns le prétendent), au lieu de pleurer, elle ait débuté, en venant au monde, par un éclat de rire.

Les partisans de cette dernière opinion rapportent à ce sujet une anecdote qui ne laisse pas d' avoir son mérite. Vous savez, comme moi, que les fées se trouvoient autrefois à la naissance de tous les enfans de condition ; c' étoit une des prérogatives ; c'étoit, si vous le voulez, une des charges de leur état car l' emploi ne laissoit pas d' être pénible.

Les enfans des grands ne naissent point privilégiés ; elles se trouvoient là fort à propos pour rectifier la nature, pour douer de beauté ceux qui ne l' avoient pas, y ajouter des grâces qui en font le prix, pour réunir tous les talens qu' on a tant de peine à rassembler, pour y joindre la modestie qui est presque incompatible, enfin pour faire quantité de choses excellentes et qu' on ne voit plus depuis qu' on s' est avisé, je ne sais pourquoi, de supprimer les fées.

Les fées présidèrent donc à la naissance de Riante, mais elles eurent peu de choses à faire.

Jamais personne ne fut plus douée que cette aimable fille. C'étoit une figure intéressante, un esprit, un coeur, un caractère heureux, un enfant
gâté de la nature. Quand elles lui eurent donné le talent de se faire aimer de tout le monde, avantage dont on n' est pas sûr avec tout le mérite possible, elle posséda éminemment tout ce qu' une femme peut posséder de mérite. C'est tandis qu' elles la considéroient avec attention que l' éclat de rire lui échappa.

Un éclat de rire dans un enfant qui naît, c' est une chose surprenante ; elles y soupçonnèrent du mystère et il y en avoit en effet, soit instinct, soit un peu de raison, car Riante étoit précoce ; elle n' avoit pas ri sans un violent sujet : il se passoit alors dans le tuyau de la cheminée une scène assez risible qu' elle avoit apparemment devinée ; il en sortoit des hurlemens affreux : une femme de  chambre de Rare alla pour voir d' où ils provenoient mais il lui tomba dans les yeux une grande quantité de suie et une certaine humidité dont l' odeur n' étoit pas favorable et c' est tout
ce que lui valut sa curiosité.

La fée Lirette qui étoit de l' assemblée, s' approcha ensuite pour regarder et fut bientôt au fait du mystère.

Imaginez sa surprise quand elle reconnut la fée Troisbosses, son ennemie qui étoit prise dans le tuyau de la cheminée et qui s'efforçoit inutilement d' en sortir. " ah ! Ah ! Et que faites-vous là, notre chère, lui dit-elle ; pour le coup, nous vous tenons, et vous nous laisserez des gages.

Vous ne sortirez pas d' ici que vous ne m' ayiez remis votre baguette.

-ma baguette ! Reprit Troisbosses, je vais te l' apporter dans le moment ; attends-moi. " en disant cela, elle tâchoit de se dégager ; mais, par les charmes de Lirette, la cheminée se rétrécissoit si fort que la malheureuse Troisbosses alloit être entièrement aplatie si elle n' eût pris le parti de laisser tomber sa baguette.

Lirette la ramassa et la donna à Riante : on l' attacha à son cou comme un hochet ; tant qu' elle auroit cette baguette, elle ne devoit craindre aucune mauvaise aventure mais qu' elle se gardât bien de la perdre.

Après cette courte instruction, Lirette se retira, le reste des fées la suivit :

" je vois, mesdames, que vous êtes impatientes de savoir quelle sorte d' ébat prenoit la fée Troisbosses dans le tuyau de la cheminée. C'étoit une petite sorcière, malfaite qui avoit en effet trois bosses : imaginez où elle portoit la troisième.

Son esprit étoit aussi contrefait que sa taille, et son âme aussi noire que son visage qui n' étoit pas mal noir. Comme elle étoit ennemie de Lirette, quand celle-ci faisoit des dons à des enfans de qualité, elle s' y trouvoit toujours pour jeter quelque mauvais présent à la traverse ; de là vient qu' avec tant de précautions pour les rendre parfaits, ils se trouvoient souvent l' être si peu. "

Troisbosses, informée des couches de Rare, accourt à califourchon sur le premier diable qu' elle trouve, pour donner un plat de son métier.

On s' attendoit bien qu' elle ne demeureroit pas tranquille : on avoit fermé toutes les portes hermétiquement même ; mais le tuyau de la cheminée restoit ouvert et la maligne fée s' en aperçut, tant il est vrai que les amis sont moins prévoyans que les ennemis ne sont dangereux.

Heureusement pour Rare et pour sa fille, la rage de mal faire aveugla Troisbosses ; le tuyau de la cheminée étoit étroit, elle s' y précipita sans réflexion ; mais elle eut beau mettre bosse deçà et bosse de là, elle demeura suspendue ; elle fit des grimaces pouvantables ; car il est aisé d' en faire quand on est laid : elle épuisa ce qu' elle savoit d' imprécations du haut style ; elle cria; elle tempêta; elle remua ses bras courts, ses pieds tortus, mais tout ce vacarme ne servit qu' à instruire les fées de la vérité du fait; on veut encore que cela ait donné lieu aux éclats de rire qui échappèrent à Riante.

Dès que Troisbosses eut laissé tomber sa baguette, la cheminée, se rélargissant peu à peu, lui laissa le moyen de s' échapper : elle s' en alla honteuse, comme on l' est quand on a voulu malfaire et qu' on a manqué son coup mais pénétrée de la plus terrible colère qu' elle eût jamais ressentie, elle ne rouloit dans sa tête qu' enlèvemens, meurtres, vengeances, projets d' enchantemens terribles, mais vains ; car que pouvoit-elle sans sa baguette ?

Riante croissoit insensiblement. On voyoit peu à peu épanouir sur son visage ces grâces touchantes qui devoient être le charme de tous les coeurs. Je ne parle pas des coeurs femelles ; ils pouvoient être déjà susceptibles de jalousie, quoique, dans ces temps de simplicité, cette passion n' eût pas fait les progrès qu' elle a faits depuis.

Je ne vous ai point encore dit quels étoient le pays et le peuple parmi lequel vivoient Rare et sa fille ; j' y vais revenir par une petite digression.

N' attendez pas de moi que je vous apprenne l' ère, l' hégire, le moment, l' aspect de leur naissance. Je suis mauvais chronologiste et encore plus mauvais astronome.

Elles ont vécu, il y a fort long-temps ; c' est ce que j' en sais. La France étoit leur patrie mais elle étoit pour lors toute gauloise : on y voyoit des auspices pêle-mêle avec des druïdes. Nos bons aïeux grossiers, sententieux, massifs, avec leur grande barbe, leurs cheveux plats, leur plat visage, n' avoient encore que le sens commun.

Se fussent-ils douté qu' ils seroient les pères d' une nation jolie, légère, maniérée, polie ? Eussent-ils cru, ces gens à grands caleçons, les prodigieuses révolutions des modes, tout ce que la bizarrerie devoit introduire de variété dans les coiffures, sur les visages et le mépris où tomberoit le bon sens ?

Non, sans doute ; ce sont là des coups du destin, il n' est pas permis de s' y attendre. "

Comme les dames commençoient à sentir les premières approches du sommeil à cet endroit du conte de l' abbé, il se retira dans le dessein de le continuer les jours suivans.

CHAPITRE 2

éducation de Riante ; précautions inutiles.

Riante habitoit un petit appartement que lui avoit bâti la fée Lirette : il n' étoit ni de diamans ni de lapis ; c'étoit bien assez qu' il fût de porcelaine et qu' il fût commode. Aucun homme n' en approchoit par les soins de Rare ; elle se défioit du coeur de sa fille ; car ce sont les coeurs les mieux faits qui sont les plus tendres : elle ne vouloit pas qu' elle sentît l' amour avant que de le connoître ; d' ailleurs, certain présage l' engageoit encore plus à se tenir sur ses gardes.

Lirette avoit vu dans les astres que Riante, pour être heureuse, devoit n' avoir point vu d' hommes à quatorze ans. Pour distraire cette belle d' une connoissance qui pouvoit lui devenir dangereuse, on avoit rassemblé dans son palais tous ces bijoux qui font le charme de l' enfance et ce qui peut enfin remplir le vide d' un coeur qui n' a pas aimé car s' il a aimé, ce sont autant de joujoux perdus.

Riante qui ne connoissoit d' amusemens que ceux qu' on lui offroit, s' en occupa d' abord avec vivacité ; mais l' âge vient enfin, et, avec lui, les inquiétudes et les désirs, on ne sait comment.

Avec quelque attention qu' on dérobât à cette belle la connoissance qu' il y eût des hommes au monde, il étoit impossible de ne pas parler d' eux devant elle, ou il eût fallu ne parler de rien car ils viennent naturellement à toutes les conversations des femmes ; enfin, ce mot qu' elle avoit ouï répéter tant de fois, piqua sa curiosité.

" mais qu' est-ce donc que ces hommes ? Demanda-t-elle à ses femmes " .

D' abord on ne lui répondit rien :c' étoit le vrai moyen de faire réitérer la question mais ses instances ne produisirent aucun effet.

" vraiment oui, reprirent les femmes ; on vous dira ce que c' est que des hommes : madame votre mère ne veut pas que vous le sachiez. " voilà
bien le caractère d' une gouvernante ne peuvent-elles satisfaire la curiosité d' un enfant, elles l' irritent.

" ah ! Qu' est-ce donc qu' un homme ? S' écria Riante, en s' allant jeter au cou de sa mère.

La question devenoit embarrassante, d' autant qu' elle n' étoit pas prévue.

-c' est, répondit Rare, une personne dont les occupations sont différentes des nôtres.

-et qu' est-ce que les occupations des hommes ?" Répondit Riante.

Nouvel embarras pour la mère ; elle lui fit entendre, le mieux qu' elle put, combien il y avoit de différens états, en lâchant sur chacun le trait de satyre.

Pour prévenir sa fille contre le penchant à venir, elle lui insinua que le guerrier étoit féroce, sanguinaire ; le magistrat, farouche, ennuyeux ; elle n'épargna pas même les abbés.

" ah ! L' abbé, interrompit la marquise ; de grâce, qu' en dit-elle ?

-bon, madame, répliqua l' abbé ; ce qu' elle en dit étoit nouveau dans ce temps-là et ne le seroit pas aujourd' hui. Epargnez-moi un acte de modestie qui ne vous apprendroit rien que vous ne sussiez déjà ; contentez-vous de savoir que Rare parvint si bien à dégoûter sa fille de la fantaisie de connoître les hommes, qu' il n' en fut plus reparlé depuis. "

il falloit néanmoins que la haine que Riante conçut pour notre espèce, ne fût pas bien forte, puisqu' un instant la détruisit. On fut également surpris, un jour qu' on cherchoit cette belle, de ne plus la trouver dans le palais.

Combien Rare se reprocha-t-elle alors  sa négligence ! Elle avoit vu les quatorze ans prescrits par Lirette, s' écouler presque tout entiers sans qu' il fût arrivé aucun accident à sa fille. Depuis quelque temps, elle l' observoit avec moins d' exactitude ; c' étoit par sa faute qu' elle avoit perdu son trésor. Lirette vint dans la circonstance qui augmenta le trouble par l' aigreur de ses reproches ; elle épargna la mère qui étoit assez à plaindre, mais elle tança sèchement les gouvernantes.

" sans doute, leur dit-elle, on a laissé introduire ici quelque jeune homme " ; puis elle leur fit entendre combien leur désintéressement lui étoit suspect ; mais comme ce vacarme de la fée ne remédioit à rien, il fallut prendre un parti plus utile, ce fut celui de consulter les astres. Mais on n'est jamais malheureux à demi. La lune fut obscurcie quatre jours de suite, de manière que le désespoir de Rare et l' impatience de Lirette ne leur permettant pas d' attendre plus long-temps, c' est au grimoire même qu' elles eurent recours.

Voici ce qu' elles y lurent mot à mot : le trait partoit de la main de Troisbosses ; dont vous aurez sans doute trouvé que la haine se reposoit bien long-temps, mais c' étoit faute de puissance et non de mauvaise volonté; privée qu' elle étoit de sa baguette, elle étoit presque réduite à l' état d' une simple mortelle (à un peu plus de malice près) ; car jamais elle n' avoit travaillé pour acquérir aucune de ces connoissances qui mettent les fées en état de commander à la nature.

Le dépit seul lui fit faire ce que jamais l' ambition ni l' honneur ne lui avoient fait tenter. Elle s' enferma dans sa caverne,et s' occupa à chercher un secret qui pût l'aider dans sa vengeance. Il falloit que cela souffrît quelques difficultés car quatorze ans s' écoulèrent presque avant qu' elle vînt à bout de son dessein ; enfin, elle parvint à faire un talisman qui lui donnoit le pouvoir de prendre la forme qui lui plairoit, et de se transporter dans un moment d' un bout de l' univers à l' autre : secrets d' une petite conséquence dans l' art de féerie où il y en a tant, mais qui devenoient terribles entre les mains d' une femme dont le coeur et l' esprit étoient si dangereux.

Dès qu' elle fut en état de nuire, elle se rendit en un clin-d' oeil au petit palais qu' habitoit Riante, invisible et cherchant sans cesse le moment où
cette belle seroit seule pour l' aborder. L' occasion ne tarda pas à naître. Fatiguée d' une promenade qu' elle venoit de faire, Riante dormoit sous un berceau de jasmin ; la maligne fée vint s' asseoir auprès d' elle en attendant que son sommeil finît.

Je crois, mesdames, avoir négligé de vous dire que la baguette de Riante ne pouvoit lui être enlevée sans son consentement ; sans cela, il ne seroit pas probable que son ennemie eût attendu, les bras croisés, qu' elle fût éveillée.

Seulement elle préparoit les piéges qu' elle alloit lui dresser ; et, pour les rendre plus dangereux, au lieu de la forme hideuse que vous connoissez, elle prit la figure du plus charmant, mais du plus traître des dieux ; dieu que vous connoissez sans doute :

eh ! Qui le connoîtroit mieux que vous, si ce n' est ceux à qui vous le faites sentir ? 

CHAPITRE 3
ce que Riante vit à son réveil, et comme elle apprit à rêver.

La fée étoit sous ce charmant attirail, lorsque la belle ouvrit les yeux. Vous comprenez facilement la surprise de Riante à la vue d' un objet si nouveau. Son premier mouvement fut de se croire encore endormie : elle porta la main à ses yeux pour les aider à s'ouvrir. Alors la fée prit la parole :

" vous êtes éveillée, belle Riante ; vous êtes surprise de me voir ?

-eh ! Qui êtes-vous ? Dit innocemment la belle.

 -je suis l' amour, répondit la fée.

-l' amour, reprit Riante, vous avez un joli nom. Ah ! Vous avez des ailes ; d' où cela vous vient-il ? Que cela est charmant des ailes couleur de rose ! Il faut que maman m' en donne ; mais vous êtes nu, cela n' est pas bien. Eh ! Qui vous a conduit ici ?

-le plaisir de vous voir, répondit la fée. Je traversois les airs (car ces ailes que vous me voyez, me servent à voler) ; je vous ai vue en passant; je vous ai trouvée si charmante, que je n' ai pu me refuser au plaisir de m' arrêter auprès de vous ; mais est-il vrai qu'on ne vous ait jamais parlé de moi ? Que vous ne me connoissiez point ?

-point du tout, reprit Riante.

-on vous laisse là dans une ignorance bien cruelle, poursuivit la fée ; imaginez-vous que l' on n' est heureux que quand on me connoît ; je gagerois que vous vous ennuyez quelquefois.

-cela est vrai, répondit Riante.

-eh bien ! Laissez faire, lui dit la fée ; écoutez-moi, et vous ne vous ennuierez jamais. Votre mère, vos gouvernantes ne vous ont-elles jamais parlé des hommes ?

 -qui ? Reprit vivement Riante, ces vilains hommes !

 -qu' appelez-vous vilains hommes ? , interrompit la fée ; on vous a donc inspiré un furieux dégoût pour eux ? Quelle imbécillité ! Apprenez, ma belle, qu' on vous trompe cruellement. Je le vois ; votre mère, nourrie et élevée dans les principes d' une vertu sauvage qui ne se plaît qu' à contrarier la nature, vous a fait sucer, avec le lait, une haine injuste pour tout le genre humain ; mais savez-vous que ces mêmes hommes, dont elle vous a fait des portraits si odieux, s' empresseroient à faire le bonheur de votre vie, si vous ne les fuyiez pas comme vous le faites ? Ce seroient des esclaves soumis, qui n' auroient d' autres volontés que les vôtres, qui ne verroient que vous, qui ne respireroient que pour vous, qui mourroient où vous ne seriez pas. Eh ! N' allez pas les croire indignes de votre attachement. Vous êtes belle, Riante ; il est presque impossible de ne pas convenir que vous ne soyez, pour l' esprit, pour le coeur, la plus parfaite des créatures : il est néanmoins un homme au monde qui ne vous est inférieur en rien, qui vous aime, c' est peu dire, qui vous adore.

-eh ! Qu' est-ce que cela fait ?Poursuivit Riante.

 -ce que cela fait, répondit la fée, c' est que si vous vouliez souffrir qu' il vînt vous dire combien il vous aime.

-est-ce que cela me fera du mal ? Reprit Riante.

-tant s' en faut, répliqua la fée ; il naîtra entre vous une sympathie douce qui vous fera goûter des plaisirs inexprimables. Tenez, je vois que vous êtes émue ; je gagerois que vous sentez au-dedans de vous un mouvement extraordinaire qui vous fait plaisir. Ah ! Ma chère Riante, que vous en éprouverez bien d' autres ! Pour commencer à vous rendre heureuse, je vais vous montrer le portrait de votre amant.

-qu' est-ce que c' est que mon amant ? Demanda Riante.

-rien n' est si naturel, répondit la fée, c' est celui qui vous aime et que vous aimerez.

-n' aurons-nous, dit la belle, que le plaisir de nous aimer ? C' est que je vous avouerai que mes gouvernantes me disent qu'elles m'aiment ; je leur dis que je les aime aussi, mais cela ne m' amuse pas beaucoup.

-eh bien ! Ceci vous amusera-t-il ? Dit la fée en lui montrant un portrait ; dites-moi votre sentiment " .

Ce portrait, mesdames, étoit celui d' un jeune chevalier extrêmement aimable que la fée avoit choisi pour son dessein. Il fit son effet, ou plutôt cette sympathie qui dispose des coeurs en un moment, agit sur celui de la jeune Riante:

 " ah ! Que cela est charmant ! S' écria-t-elle.

-eh bien ! Répondit la fée, si vous voulez ne rien dire à votre mère, demain venez dormir ici l' après-dînée, j' y transporterai l'original de ce portrait.

-vous êtes bien obligeante, dit Riante.

-je ne fais que suivre mon inclination, reprit le faux amour ; je suis le dieu des amans ; je ne cherche qu' à assortir les coeurs.

-comment ! dit Riante, vous êtes un dieu et vous vous donnez tant de peine pour moi.

-l' emploi le plus noble des dieux, reprit Troisbosses, c' est de se mêler du bonheur des mortelles comme vous. Songez seulement à ne rien dire de tout ce que vous venez d' entendre, et à me tenir parole. "

A ce mot, la fée s' envola ; la belle la suivit long-temps des yeux, puis retourna à son petit palais bien plus rêveuse qu' elle n' en étoit sortie. Les gouvernantes voulurent pénétrer son secret ; mais elles s' employèrent vainement ; rien ne donne tant de discrétion qu' un peu d' amour. La belle s' obstina et se tut. On voulut la distraire, on fit des jeux, on en inventa ; c' est même sur ces entrefaites que le jeu de l'oie fut renouvelé des grecs.

Je ne puis m' empêcher de rapporter cette époque : on n' y avoit pas joué depuis le siége de Troie ; jugez, mesdames, si cela devoit être amusant ; néanmoins Riante n' y fit aucune attention ; il falloit que l' amour eût déjà gagné bien du terrain.

Il me semble qu' il ne seroit pas hors de propos de répandre quelque lumière sur l' histoire du portrait. C' étoit, je l' ai déjà dit, le portrait d' un chevalier fort aimable, n' importe de quelle contrée. Quand Troisbosses avoit montré ce portrait à Riante, elle en avoit avec elle trois douzaines, résolue d'en montrer jusqu' à ce qu' il y en eût un qui fît son effet.

Elle n' eut pas la peine de faire un plus long étalage. Dès que Riante eut vu Gracieux (c' étoit le nom du chevalier), elle ne fut plus en état d' en voir d' autres. La fée, contente de son essai, se transporta auprès du chevalier pour l' engager à être de moitié d' une intrigue dont elle faisoit dépendre la réussite de ses projets.

Il étoit à la chasse : c' étoit son occupation favorite. La fée épia le moment où il venoit de blesser un oiseau d' un coup de flèche ; ramassa l'oiseau, à la place duquel elle mit le portrait de Riante. A cette trouvaille imprévue, la surprise du beau chasseur alla où elle put aller. Il avoit les passions vives ; il en conçut une extraordinaire pour l' original d' un si beau portrait : il s' assit pour le regarder à son aise ; il étoit pénétré ; il tressailloit d' étonnement et de plaisir.

Tandis qu' il étoit dans le fort de son admiration, Troisbosses lui apparut, non sous sa forme ordinaire ; car, amour-propre à part, depuis qu'elle en pouvoit changer, la sienne étoit, de toutes les figures, celle qu' elle portoit le plus rarement et avec le moins de complaisance (vous voyez qu'il est quelque modestie dans le monde.) Elle se présenta donc au chasseur sous une forme majestueuse.

CHAPITRE 4

comment Troisbosses tendit ses panneaux,et comment ils lui réussirent.

L' apparition de la fée ne flatta pas d' abord le chasseur, non qu' il fût timide, mais cela lui donna des distractions qu' il n' étoit pas dans le
cas de souhaiter. " je suis, lui dit Troisbosses, une fée bienfaisante.

 -ah ! Tant mieux, lui dit-il, vous venez fort à propos ; sauriez-vous qui est cette belle personne dont je tiens le portrait ?

-c' est, reprit la fée, quelqu' un qui vous aimera tendrement.

-moi ! Dit Gracieux, et où avez-vous lu cela ?

-je le sais, répliqua-t-elle ; je sais même quelque chose de plus, c' est qu' il ne tiendra qu' à vous d' être heureux ; mais il faut suivre mes conseils.

-comment ! Les suivre, dit Gracieux, j' irois au centre de la terre.

-il ne faudra pas aller jusque-là, répondit la fée. Je m' appelle la fée Tropbonne : il y a long-temps que je m' intéresse à votre bonheur, et même si vivement, que je vous ai déjà ménagé un rendez-vous avec la belle que vous aimez ; mais soyez sage et discret ; un rien peut vous perdre.

 -un rendez-vous ! Reprit Gracieux : ah ! Quand sera-ce ? Madame.

-écoutez, répondit la fée, un mot que j' ai à vous dire, et nous partons : il faut bien vous prévenir sur ce que vous devez faire.

-ah ! S' écria-t-il, de grâce, madame, fiez-vous à ma conduite ; où faut-il aller ?

-mais quelle pétulance ! dit la fée ; vous gâteriez tout. Songez que la belle dont le coeur vous est destiné, est sous les yeux d' une mère bizarre, misanthrope qui déteste foncièrement le genre humain. Si vous êtes aperçu, vous perdez en un moment le fruit de mes bontés, l' espérance d'être heureux et la vie. Je veillerai autour de vous pour écarter les dangers qui pourroient naître.

-ah ! Que de bontés ! Madame, s' écria Gracieux : non, je donnerai tout le reste de ma vie à la reconnoissance ; mais permettez que je donne quelques momens à l' amour. "

La fée se rendit à ses instances, et le transporta sous le berceau de jasmin où Riante s'étoit déjà rendue. Dès qu' ils s' aperçurent, la conversation s' anima. Quoiqu' ils ne se fussent jamais vus, ils avoient bien des choses à se dire ; mais comme ils parloient tous deux à la fois, et que je ne les ai pas entendus, dispensez-moi de rien répéter ; d' ailleurs, les sentimens ne se peignent pas.

Riante appela Gracieux son amant : il en fut transporté de joie ; il se jeta à ses genoux, lui baisa la main, la rebaisa encore ; elle n' en fut point fâchée ; elle ne lui dit point de se retirer ; c' est ce qui fait douter si la pudeur est fille de la nature ou de l' éducation. Au milieu de tous ces transports, si bien reçus et même partagés, quand, après s' être dit beaucoup, ces amans avoient encore tout à se dire, la fée enleva inhumainement le chevalier.


" eh ! Où m' emportez-vous ? Madame, lui dit-il ; que ne me laissiez-vous où j' étois ? Ou pourquoi m' y conduisiez-vous ?

 -seigneur, lui répondit la fée, je faisois le guet

-l' oeil auprès du berceau où vous étiez : j' ai vu quelqu' un s' en approcher ; j' ai craint que vous ne fussiez découvert : il y va de la perte de l'objet de votre amour, car je ne vous parle pas de la vôtre ; elle vous toucheroit peu. Accordez-moi votre confiance, abandonnez-vous à ma conduite, demain vous reverrez Riante.

 -je reverrai Riante ! dit Gracieux. Ah ! Madame, me tiendrez-vous parole ? Ne sera-ce que demain ? Songez que je meurs.

-il faut néanmoins vivre, reprit la fée. "

A ce propos, qui n' est pas trop consolant, si l' on veut, Gracieux entendit raison du mieux qu' il put. Le lendemain, Troisbosses lui tint parole.

Riante, qui, par pressentiment, s' étoit rendue au berceau de jasmin, vit son amant avec transport ; mais à peine eut-il le temps de lui dire par quel moyen, pourquoi et comment il l' avoit quittée la veille, que la fée les sépara.

" ah ! Lui dit Gracieux, pour le coup, madame, cela est cruel ; à peine l' ai-je entrevue.

-eh bien ! Seigneur, je vais vous y conduire, reprit la fée : la mère de Riante vous découvrira ; on vous séparera pour toujours. "

Gracieux, après cette réponse, fut contraint d' en rester sur son désespoir.

La méchante fée goûtoit secrètement une maligne joie ; elle voyoit approcher le temps de sa vengeance, et mettoit à profit les intervalles, en commençant de faire insensiblement le malheur de l' innocent objet de sa haine. Pour comprendre quelque chose dans la conduite bizarre qu'elle tenoit, il faut savoir que son dessein étoit d' enflammer les deux amans l' un pour l' autre, de telle façon qu' ils fussent dans le cas de ne plus se reconnoître. A peine lui restoit-il huit jours pour conduire à fin cette intrigue ; elle faisoit en sorte que, se voyant si peu, ils ne s'expliquoient sur rien, et se souhaitoient sans cesse.

On sait combien les désirs s' irritent dans de telles circonstances. Il falloit que Troisbosses ne fût pas ignorante dans l' art d' amener en peu de temps une passion à un honnête point de maturité. Déjà, pour la sixième fois, elle avoit conduit Gracieux au rendez-vous, et l' en avoit tiré aussi mal à propos qu' il se puisse.

" eh bien ! Vous voilà, madame, lui dit-il, dès qu' il put parler ; il semble que vous soyez jalouse du bonheur dont vous nous faites jouir ; accordez-vous avec vous-même, ou retranchez-moi ces bontés cruelles qui ne font qu' augmenter mon malheur, et me laissez mourir, ou, s' il est possible, souffrez que je devienne heureux.

-que vous êtes injuste ! Seigneur, reprit l' hypocrite d'un ton compatissant. Ignorez-vous combien ces prétendues cruautés vous sont salutaires? Mais vous exigez une dernière preuve du penchant que j' ai à vous servir ; il faut vous la donner. Vous pouvez être sans cesse auprès de Riante.

-je le pourrois, s' écria Gracieux.

-oui, vous le pourriez, répondit la fée, puisqu' il dépend d' elle que cela soit.

-oh ! Si cela est, reprit-il, je suis sûr de mon fait.

-vous avez, répliqua la fée, trop de vanité pour un amant délicat. Apprenez à quel prix vous pouvez être heureux. Riante possède une baguette qui rend invisible ceux qui la tiennent dans la main gauche ; qu' elle vous la donne, vous serez sans cesse auprès d' elle sans qu' on vous voie, sans même qu' on vous soupçonne. Mais Riante se dessaisira difficilement de ce trésor ; le bonheur de sa vie en dépend : on lui a défendu de le confier à qui que ce soit. Après tout, vous n' abuserez pas de sa confiance.

-oh ! Partons, dit Gracieux ; Riante peut compter... " à ces mots, la fée qui se doutoit de ce que Gracieux alloit dire, le transporta, sans l'entendre, au berceau de jasmin.

" enfin, aimable Riante, dit Gracieux en s' avançant, il me seroit donc permis de passer ma vie auprès de vous.

-quoi ! Cela seroit possible, dit Riante?

-oui, cela l' est, répondit-il ; la fée qui nous protége nous l' assure : il ne vous en coûtera qu' un peu de confiance ; le ciel m' est témoin combien je serois au désespoir de la trahir. Hélas ! Je me trahirois moi-même ; la baguette que vous portez peut me rendre invisible à tous les yeux.

-ah ! Gracieux, reprit Riante, c' est un conte que vous me faites.

-ce n' en est pas un, reprit Gracieux, l' essai va vous en répondre : prenez cette baguette de la main gauche.

-la belle obéit.

-non, dit Gracieux, je ne vous vois point, et en effet il ne la voyoit point.";

notez, mesdames, que la fée lui avoit fasciné les yeux : ce n' est là qu'un tour degibecière.

"se pourroit-il, dit Riante, que ma baguette eût cette vertu ? Hélas ! On m' avoit bien dit de la conserver, que le bonheur de ma vie en dépendoit, puisque je ne peux vous voir sans elle. "

En disant cela, la belle se dessaisit de sa baguette, tant il est vrai que l' amour ne sait rien refuser. Bientôt la scène changea de face. Troisbosses arracha la baguette des mains de Gracieux, et les transporta dans les airs. Elle reprit sa figure ordinaire : c' est la première mauvaise nouvelle qu' elle leur annonça ; son aspect les glaça d' effroi.

" reconnois ton ennemie, dit-elle à Riante : insensée ! Aurois-je donc travaillé pour ton bonheur? Va, suis-moi, tes disgrâces ne font que commencer ; et toi ! dit-elle à Gracieux : malheureux jeune homme ! éloigne-toi de ma vue ; je t' ai assez fait de mal en te mettant une passion inutile dans le coeur : je suis contente de moi. "

En disant ces mots, elle s' abattit sur la terre, et le laissant dans un pays inconnu, elle s' éloigna, avec sa proie, de toute la vitesse des esprits qui la portoient. Le joli petit caractère de femme ! Y en auroit-il des copies ?

CHAPITRE 5

où la fée Lirette trouva Gracieux; ce qu'elle lui dit; ce qu'il répondit ; ce qu'elle reprit; ce qu'il répliqua; ce qu'il fit.

Quand Rare apprit en quelles mains sa fille étoit tombée, son désespoir n' eut plus de bornes. Il s' agissoit pour elle de la perte d'un enfant chéri, objet unique de ses soins, de ses complaisances ; encore quelle façon de la perdre !

La philosophie n' eut rien à dire à cela : il faut qu' elle se taise quand le sang parle.

" Ah ! Lirette ! Lirette ! Disoit Rare à sa protectrice, imaginez, s' il se peut, ce que je sens : pouvez-vous m' aider dans mes malheurs ? Ne me déguisez rien, n' épargnez rien. Est-il des risques à courir, c' est sur moi qu' ils retomberont tous. J' irai partout, j'affronterai tout. Hélas ! Que ne ferai-je pas pour délivrer ma fille ? Mais vous ne répondez rien. N' ai-je donc plus d' espoir?

Ah ! malheureuse mère !

-calmez-vous, madame, lui répondit Lirette ; rien n' est encore désespéré : l' amour, qui vous a ravi votre fille, ne peut-il pas vous la rendre ? Il ne s' agit que de trouver Gracieux, de l' engager à délivrer son amante ; reposez-vous de ce soin sur moi, et tranquillisez-vous s' il est possible."

A ces mots, Rare, concevant un rayon d' espoir, se remit un peu ; et Lirette, montant sur son char, courut chercher le chevalier dans les quatre parties du monde. Vous croiriez sans doute qu' il étoit bien difficile à rencontrer ! Pas tant que vous l' imagineriez, mesdames : il est des règles sûres pour trouver les amans malheureux ; il leur faut toujours des échos à qui parler ; les voilà, dès-lors même, nécessairement exilés de tout le plat pays.

Suivant ce principe, Lirette, en parcourant les montagnes, aperçut enfin le beau chasseur qui rêvoit profondément au bord d' une fontaine. Il tenoit à la main un papier qu' il lisoit avec tant d' attention, qu' il ne voyoit pas encore la fée, quoiqu' elle fût déjà devant lui depuis long-temps ; enfin, elle prit le parti de lui parler.

" Gracieux, lui dit-elle, je suis une fée de vos amies.

-une fée ! Reprit-il : eh bien ! Maudite soyez-vous, vous et toute votre race.

 -Gracieux, répliqua la fée, il faut savoir maudire avec discernement, et distinguer les amis des ennemis.

-c' est-à-dire, reprit brusquement le chevalier, que vous venez de nouveau vous divertir à mes dépens. Tenez, madame, vous prenez la figure qu' il vous plaît; c' est à vous que je dois le malheur de ma vie; je vous reconnois à votre ton doucereux; retirez-vous; ne me forcez pas à vous manquer de respect; je n'ai, pour toutes armes ici, que des pierres sous mes mains; mais je m' en sers à merveille, et vous pourriez vous en sentir, toute puissante que vous êtes.

 -Gracieux reprit encore une fois la fée, votre défiance ne m' offense pas, parce que je compte que bientôt vous changerez de langage avec moi. Je sais la manoeuvre indigne dont s' est servie une de mes compagnes pour vous plonger dans le malheur où vous êtes. Je viens vous témoigner la compassion que vous me faites ; mais ce n' est pas une compassion feinte et stérile ; je viens vous engager à délivrer Riante, et vous en faciliter les moyens. "

Ce discours de la fée fit sur Gracieux l' effet qu' elle en attendoit. Un amant ne sauroit se refuser à l' espérance.

" Ah ! Madame, dit-il en embrassant les genoux de Lirette, que ne vous devrois-je pas ?

-levez-vous, lui dit la fée, ne perdez pas ici votre temps en transports inutiles; mais quel est ce papier que vous lisiez avec tant d'attention?

-je vous avouerai, madame, répliqua-t-il, que depuis le moment où l' on m' a si cruellement séparé de Riante, ne comptant sur aucuns secours, je ne me suis occupé que des moyens de la recouvrer. On parle dans ces cantons d' un homme qui rend des oracles; j' ai été à lui.

 -et que vous a-t-il dit ? Interrompit la fée.

 -il m'a conseillé, poursuivit Gracieux, de me rendre au marché de la ville prochaine, les doigts dans mes oreilles, de les ouvrir et fermer six fois à temps égaux, en observant des intervalles, et de recueillir ce que j' entendrois. Je l' ai recueilli; je le lisois ; je n' y comprends rien ; mais vous, madame, qui savez tout, expliquez-le-moi, je vous en prie... etc."

Que cela veut-il dire ?

 -rien du tout, reprit la fée ; et avez-vous payé chèrement cet oracle ?

-trois pièces d' or, répliqua Gracieux ; et qu' en concluriez-vous ?

-qu' on vous en a donné pour votre argent, dit la fée.

-ah ! Je vous assure, madame, s' écria le chevalier, que le marchand d' oracles n' aura les oreilles coupées que de ma façon.

 -voilà, reprit la fée, un courroux déplacé, comme si vous n' aviez rien de mieux à faire ; mais le temps se perd. Vous sentez-vous bien du courage ?

 -si je m' en sens ! Madame.

-oh ! Je ne doute pas que vous ne soyez content de vous ; vous êtes d' âge et de profession à cela ; mais il s' agit ici de choses si sérieuses que c' est à vous de vous examiner. Pour retrouver l' aimable Riante, il ne faut pas vous arrêter un seul moment, quelque danger qui se présente, quelque besoin que vous ayez de repos, quelque faim, quelque soif que vous ressentiez.

-n' est-ce que cela ? Madame, interrompit Gracieux.

 -ah ! Reprit la fée, si cela vous semble peu de chose, c' est tant mieux pour nos projets. Vous pouvez partir dans le moment ; je vais pourvoir à votre équipage. "

En disant cela, la fée frappa la terre de sa baguette ; il en sortit un cheval harnaché.

" tenez, lui dit-elle, prenez cette monture de ma main, elle est infatigable; songez seulement à vous maintenir dans les périls où elle pourroit vous engager même sans votre aveu. "

A peine le cheval eut-il paru, que Gracieux, sautant légèrement en selle, prit congé de la fée, partit sans savoir où il alloit : heureusement pour lui, le cheval fée savoit sa route. Le chevalier ne fit que plus de trois heures après son départ la réflexion qu' il avoit manqué à demander où il devoit aller, question qui ne laissoit pas d' être essentielle ; mais ne s' apercevant de son étourderie que lorsqu' il n' y avoit plus de remède, il prit, dans ces circonstances, le parti le plus court : ce fut celui de se recommander à l' amour qu' il servoit si bien.

CHAPITRE 6
comment le chevalier acquit de la gloire à grand marché, et du profit qui lui en vint.

Le commencement de la route de notre voyageur n' eut rien que de commun : il suivoit un chemin fort fréquenté ; mais la nuit venant à tomber, il commença à s' apercevoir que sa façon de voyager n' étoit pas des plus commodes. Il étoit en effet une manière de chevalier errant d' une espèce assez singulière; encore les autres pouvoient-ils entrer dans quelques châteaux, dormir à l' ombre des forêts : lui ne pouvoit s'arrêter nulle part, tellement que, sur le soir, la faim venant à le presser, il ne laissa pas de regretter certains fruits sauvages qu' il avoit trouvés sur sa route, et dédaignés, par délicatesse, apparemment.

Il resta donc sur son appétit jusqu'au lendemain qu'il fut moins difficile. Je crois qu' il seroit aussi inutile qu' ennuyeux de vous détailler les petites incommodités qu' il essuia, d' abord la rosée du matin, le chaud de l' après-midi, le serein, et quelquefois la pluie de la nuit. Il n' eût pas aimé fortement si ces sortes de choses eussent fait impression sur lui; mais voici des disgrâces de plus de conséquence.

Infatigable, c'étoit le nom de son cheval, étoit un animal qui marchoit par routine, et qui alloit toujours son droit chemin : il n'est roc escarpé qui pût l'arrêter; s'il eût trouvé une maison sur sa route, il se fût guindé sur les toits plutôt que de se détourner : c'étoit son allure; il sautoit les fossés, franchissoit les haies, traversoit les fleuves; il eût passé des bras de mer : vous jugez bien que quand il trouvoit des bois, il se jetoit dans le fort; c' est justement ce qui lui arriva le second jour de sa route.

Comme il étoit fée, les ronces ne trouvèrent pas à mordre sur lui; mais Gracieux ne l'étoit pas; il fut inhumainement déchiré, et le sort, pour le régaler de quelque chose de pis, le conduisit dans une plaine sablonneuse, où tout ce qui se trouva dans l'air de cousins, frélons, maringuoins et autres insectes de cette espèce, s'acharnèrent impitoyablement sur sa peau.

Le lendemain, notre chevalier en eut une bien plus terrible ; mais il en fut consolé par la gloire qui en a consolé bien d' autres. Je pense ici, pour vous mettre plus au fait, devoir le prendre d' un peu haut.

Deux rois, de je ne sais quelle contrée, dont je ne dirai pas le nom (car je hais les anacrhonismes, et j'en ferois sûrement; je me connois); deux rois, dis-je, se faisoient la guerre sur je ne sais quel motif : il falloit bien qu' il y en eût un; car on ne fait pas la guerre pour rien : je ne vois pas où seroit le mot pour rire.

Ces rois avoient assemblé de puissantes armées, on y voyoit ceux qui cultivent les bords de la Garonne, du Tage, de l'Ibère, ceux qui se baignent dans le Pactole, ceux qui boivent les gobelins, et ceux chez qui se couche le soleil, et ceux qui le voient toujours en son midi, et l'américain farouche et le normand.

" monsieur l' abbé, dit la marquise en l' interrompant, ne pourriez-vous pas nous faire des descriptions moins savantes.

-sans contredit, mesdames, reprit l' abbé; cela veut dire qu' il y avoit bien du monde dans ces armées-là, qui se trouvèrent sur le chemin que faisoit Gracieux. La mêlée étoit alors dans tout son feu.

Le voyageur voulut se détourner, non qu'il craignît les occasions de se signaler, c' est qu'il avoit quelque chose de plus pressé à faire : il essaya de faire prendre une autre route à infatigable; mais ce bon coursier, qui, quand il le vouloit, n' avoit ni bouche ni éperons, continua sa route à travers les lances aussi légèrement que s' il n' eût traversé que des guerets.

Il s' enfonce dans les escadrons, renverse de son poitrail, à droite, à gauche, tout ce qu' il rencontre. Gracieux, de son côté qui n' avoit point d'armes, mais qui savoit se comporter dans les occasions, faisoit des merveilles à coups de poing : il ne rencontra point de nez dont il ne fît ruisseler le sang.

On lui portoit des coups; il eût même quelques blessures légères; mais sa bonne fortune le tira de tout. Il traversa heureusement l'armée que son passage mit si fort en déroute, qu' elle fut taillée en pièces un moment après; ainsi le sort d' une bataille fameuse fut décidé par quelques coups de poing donnés à tort à travers, dont le parti vainqueur s' appliqua tout le mérite.

L' action de Gracieux se fit remarquer. Un des chevaliers de l' armée en déroute, de ces gens qui s' éprennent volontiers de la belle gloire, fut tenté de suivre notre héros pour faire connoissance avec lui. Il laissa fuir les siens, à qui apparemment il ne prenoit pas grand intérêt, et suivit Gracieux au petit galop de son cheval.

" chevalier généreux, lui dit-il, je suis du parti vaincu ; mais je ne saurois me refuser aux belles actions ; vous venez d' en faire une qui mérite un laurier immortel. Quoi ! Si jeune et sans armes ! Ah ! Permettez que je me joigne à vous pour ne m' en séparer jamais. J' ai quelque vertu, j' ai du zèle; si mon amitié ne peut vous être agréable, je tâcherai de vous la rendre utile.

-chevalier, lui répondit Gracieux, la franchise de votre procédé me touche sensiblement; vous me demandez mon amitié, savez-vous quel souhait vous faites ? Vous voulez partager ma fortune; hélas ! Je n' ai que des malheurs à vous offrir.

-eh ! Qui serois-je ? Reprit vivement l' inconnu, si, m' offrant pour votre ami, je refusois de m' associer à vos malheurs? Non, seigneur, si vous me permettez de vous suivre, peu m' importe de quel oeil la fortune me regarde: je ne sentirai jamais que les revers qui tomberont sur vous. Mais j'entrevois un bocage frais, j' entends un ruisseau qui murmure, descendons sous ces ombrages : avant de faire l'office d' ami, souffrez que je fasse celui de confident ; d' ailleurs, vous devez avoir besoin de repos. Ah ! Vous avez donné les plus terribles coups; enfin, on ne vous connoît dans l' armée que sous le nom du chevalier des coups de poing.

-seigneur, reprit modestement Gracieux, vous faites trop valoir une action très médiocre; elle m' a fatigué, il est vrai; mais telle est ma destinée que, contre l' ordinaire de tous les hommes, ce n' est que par des fatigues nouvelles que je me délasse des fatigues que j' ai souffertes. Je ne puis prendre aucun repos; je ne m' en plaindrai pas; le prix qui m' est proposé est bien au-dessus de tous mes travaux. Je vais vous faire le récit de mes infortunes. Je sais qu' il n' est ni convenable ni usité (c'est à dire qu' il n' est pas d' usage) de conter, chemin faisant, ses malheurs; mais, par ce que je vous dirai par la suite, vous verrez que je suis dans l' impuissance de faire autrement. "

Alors Gracieux, non sans laisser échapper quelques soupirs, fit un détail circonstancié de toute son histoire que l'inconnu interrompit par quelques exclamations qu'il varia du mieux qu'il put.

" eh bien ! Seigneur, lui dit Gracieux dès qu' il eut fini, êtes-vous maintenant curieux de me suivre ? Vous sembleroit-il doux de passer les jours, les nuits à cheval, de vivre de fruits sauvages, enfin de mener la vie que je mène, vous qui n' y seriez engagé que par le motif de l' estime ou, tout au plus, d' une amitié naissante ?

-quoi ! Seigneur, repartit l' inconnu, douteriez-vous de ma sincérité? L'attachement que je vous voue est dans toute sa force. Je ne sais pas aimer à demi. Mais il est nécessaire, pour vous inspirer la confiance que je mérite, que je vous dise à mon tour qui je suis. Je ne vous demande qu'une grâce; mon cheval se fatigue, souffrez que je partage le vôtre; il est d' une nature à ne pas plier sous un fardeau de plus. Je serai plus près de votre oreille; je parlerai plus commodément, et vous m' en entendrez mieux. "

l' inconnu exécuta son projet dans le moment, et commença ainsi son histoire.

CHAPITRE 7

histoire de Brillandor interrompue tout naturellement.

Je m' appelle Brillandor. Si vous me voyez le teint un peu roussâtre (et il l' avoit en effet), c' est que je suis originaire de la lune. Vous me paroissez surpris. Il ne faut pas me regarder pour cela comme un homme tombé des nues. Je ne suis pas le premier à qui il soit arrivé de passer d' une planète à l'autre.

"mais comment cela se fait-il ? Demanda Gracieux.

-tout naturellement, reprit Brillandor. Savez-vous ce que c'est que la gravitation?

-non, répondit Gracieux, je n' en sais pas un mot.

-c' est quelque chose de fort joli, dit Brillandor; mais il faut trop de temps pour l' expliquer; qu' il vous suffise de savoir que, par le moyen de cette vertu, toutes les têtes pleines de cervelle gravitent vers la terre, et toutes celles qui n'en ont point vers la lune. Vous devez juger par là que ma planète n' est peuplée que de têtes à l' évent; aussi les habitans sont si légers que leurs pieds ne touchent pas à la lune.

Comme ils sont prévenus du danger qu'ils courent s' ils ne se maintiennent pas le cerveau libre, ils pratiquent dès la jeunesse quantité de secrets pour cet effet. Ils ont des livres faits exprès pour cela; on n' en fait même plus d' autres. De la lecture de ces livres, ils passent à des conversations de même espèce ; aussi faut-il convenir qu'il ne leur reste pas l' ombre du sens commun.

Dégoûté de tout temps de leur façon de faire et de penser, bien loin de m' appliquer, dans ma jeunesse, à me vider le cerveau, je mis toute mon attention à le remplir. Je n'étois pas fâché de quitter ma patrie que je n'aimois point, et de graviter vers celle-ci où mon goût m'inclinoit déjà; pour cela, j' évitai la compagnie des gens de mon âge, et fis mes lectures ordinaires des ouvrages d' un homme qui avoit gravité un siècle
auparavant.

Ma tête, en suivant ce régime, s'emplit bientôt de quantité d'humeurs étrangères; de façon que, devenant plus lourde de jour en jour, je fus entraîné vers la terre avec une violence à laquelle il me fut impossible de résister : je n' eus que le temps de m' envelopper dans mon manteau par un trait de prudence dont je me sus bon gré par la suite; car j' évitai, par ce moyen, quantité d' influences catarrheuses qui m' assaillirent sur le chemin. La lune étoit à son premier quartier quand je la quittai; elle peut bien s'être renouvelée trente six fois depuis.

 -ah ! Que vous vous ennuyâtes ! Dit Gracieux.

-pourquoi, reprit Brillandor, le ciel n' est-il pas un pays curieux? D' ailleurs, les profondes études que j' ai faites m' ont rendu sujet à des distractions qui m' épargnent l' ennui de la solitude et même celui des mauvaises compagnies. Ce qui doit vous surprendre, c' est que j' aie passé tout ce temps sans manger; mais on en a aucun besoin dans la moyenne région, soit que l' air y soit peu propre à la digestion, ou nourrissant par lui-même.

-s' il avoit plu à la fée, interrompit de nouveau Gracieux, j' aurois voyagé par ce pays-là ; au moins n' aurois-je fait si bonne chère, et je n' aurois pas tant trouvé de ronces sur le chemin.

-Brillandor reprit la parole:

-J'arrivai à la terre en glissant le long d' un arc-en-ciel couleur de rose, aurore et bleu. Je vous avouerai que ce monde-ci me charma au premier coup-d'oeil : ce n' est pas que la lune diffère essentiellement de la terre; on y voyoit des plaines, des fleuves, des forêts; mais tout y est défiguré. Ici, on se plaît à conserver les beautés de la nature, on se plaît là haut à les détruire; en un mot, mes compatriotes ont fait de leur lune un théâtre digne d' eux.

Le lunatique a le dehors aimable, une vivacité qui plaît et qui prévient; mais pour vivre avec lui, il faut être aussi frivole qu' il l'est lui-même, s'occuper de bagatelles, changer, à propos de rien, de goût, de façon de penser, de sentiment, de caractère, enfin vivre en girouette.

Jamais il ne parle, deux jours de suite, le même langage; aujourd' hui c' est un jargon ; demain c' est un autre: en deux minutes, il change d'ajustement, de maintien, pour ainsi dire de figure. Vous sortez de le voir, vous le revoyez dans le moment, et il est étranger pour vous, comme il ne l' est jamais pour lui-même. Aucune métamorphose ne le gêne; il se prête à toutes les révolutions avec une docilité charmante; il est dans son élément; il est inconstant, mais il est fait pour l' être.

Les femmes y sont maintenant les seules divinités du pays; chaque mari, dans sa maison, est un prêtre qui travaille à rendre la déesse favorable aux voeux des étrangers qui l' implorent, en l' irritant contre lui-même; mais un prêtre désintéressé, qui ne demande jamais rien pour lui. Au demeurant, il est chargé de l' entretien de l' idole, car il faut la parer; le peuple se prend par les yeux.

Il seroit assez difficile de se faire une idée d' une femme lunatique; elle ne ressemble en rien aux femmes de ce pays. Ici, quand on a quelques traits, du naturel, de la pudeur, on a tout; là haut, tout cela ne mène à rien; elles se donnent des agrémens qu'elles inventent et qu'elles ne doivent qu'à elles-mêmes, et la nature n' est qu' une sotte.

Elles sont vives, enjouées, hardies, même un peu folles, et surtout coquettes, mais si amusantes qu' elles font excuser tous leurs travers. Je les idolâtre encore, non que les femmes de ce monde-ci me soient indifférentes; mais si je me trouvois jamais entre les unes et les autres, je les aimerois toutes pour m' épargner l' embarras du choix.

-le tour ne seroit pas mal-adroit, interrompit Gracieux.

-avec tant d' agrémens, reprit Brillandor, ces dames n' inspirent point d' amour, elles ne font naître que du goût, et ce sentiment les contente: elles évitent tout ce qui contraindroit leur humeur volage; il leur faut des amusemens, et non des passions.

-le caprice fait chez elles ce que le destin fait ailleurs, ce qu' il prononce est irrévocable. Mais j' aurois beau parler sur leur compte, je n'épuiserois pas la matière. Je crains même qu' en en parlant trop, je ne me fasse soupçonner d' en avoir été mal reçu : il est vrai que le caprice ne leur a pas parlé pour moi; mais comme on ne m' a pas fait des traitemens plus doux sur la terre, j' ai toujours pensé que cela venoit plus de ma faute que de la leur.

 -ah ! dit Gracieux en l' interrompant, seigneur, vous cherchez.

-non, je ne cherche point de compliment, reprit le chevalier lunatique ; je vous avouerai même que je me suis étonné vingt fois de ce qu' étant fait sur un certain modèle, ne manquant ni d' esprit ni de courage, j' aie toujours été le plus malheureux de tous les galans du monde; vous vous en étonnerez vous-même en entendant mon histoire.

Mon premier soin, dès que je me vis habitant de ce monde, fut de choisir ma profession. Comme je ne hais point la gloire, et que je crains peu la fatigue, j' embrassai la chevalerie errante, qui me convenoit à merveille.

Le goût des aventures me détermina encore; car, qu' est-ce qu' une vie sans aventures? C' est un tissu d' ennuis ; d' ailleurs, j' avois trop bien débuté pour rester en si beau chemin. Je passe sous silence ces combats journaliers, ces succès malheureux ou favorables auxquels un homme de notre état est sujet : je viens tout de suite à des faits de plus d' importance.

Comme je traversois le royaume de Congo, je fus tenté de voir la princesse Houhoukéké qui en étoit souveraine. J' arrivai dans la capitale le jour d' un tournois : j'entrai en lice et j'en eus tout l' honneur. C'étoit m' annoncer par un début brillant. Je fus recevoir, à l'amphithéâtre, le prix, des mains de la princesse. Je la vis, je l' aimai; il étoit impossible de faire autrement, car elle étoit charmante. Je ne pourrois en faire que de foibles portraits.

L'avantage que j'avois remporté me donna lieu de m' introduire à sa cour. Je crus d' abord apercevoir dans ses regards quelque chose de favorable pour moi; mais je ne conservai pas long-temps ce foible avantage. Houhoukéké (d'ailleurs toute charmante) avoit les plus vilaines mains du monde, et la fureur de les montrer; mais l' empressement de la cour à les louer sans cesse, étoit ce qui m' étonnoit le plus. Moi je gardois là-dessus un silence froid. J' eusse cru insulter la princesse, en louant quelque chose d' aussi laid, lorsqu' il y avoit d' ailleurs un si beau champ pour admirer.

Mon silence fut remarqué par mes rivaux; ils l' interprétèrent, et je perdis la faveur: mais le mal n' eût pas été sans remède, si mes concurrens n'eussent pris le parti d'aller jusqu' à la Chine, soutenir, dans un tournois, sous le nom de chevaliers des belles-mains, qu' Houhoukéké avoit les plus belles mains du monde. A ce trait, ne pouvant rester à la cour, ni me mêler parmi ces insensés, je tournai mes vues d' un autre côté.

-oh ! Pour le coup, dit Gracieux, je ne vous comprends pas; que vous eût-il coûté d' aller joûter à la Chine ? Vous avez tant de fois joûté à propos de rien ! Il s' agissoit pour vous d' un bonheur.

-bonheur, ou non, reprit Brillandor, cela m' importe peu. On m' offriroit toutes les princesses de la terre, l'univers s'armeroit contre moi, que je dirois toujours qu'Houhoukéké a de vilaines mains; à plus forte raison, ne joûterai-je pas pour soutenir le contraire. Je ne puis pas prendre sur moi de défendre les mauvaises causes. Après cette aventure, poursuivit Brillandor, croyant être devenu sage à mes dépends, je résolus, puisqu' enfin il falloit flatter le foible des dames pour leur plaire, de donner dans ce travers.

Comme je voyageois lentement, j' arrivai à la Chine lorsqu' il y avoit déjà long-temps que les amans d'Houhoukéké en étoient partis. Skobelousku, fille du roi de la Chine, n' étoit pas à beaucoup près si belle qu' Houhoukéké, mais elle étoit plus piquante.

 -il me semble néanmoins, dit Gracieux (dont le fort étoit de faire des remarques), que l'héritière de Congo devoit être plus brune.

-eh bien ! Reprit Brillandor, l'autre étoit plus piquante; je vous le dis, je m' y connois. J'avois ouï dire qu' entre autres fantaisies (car Skobelousku en avoit quelques-unes) elle avoit le foible d' aimer les jambes bien faites.

Je l' ai naturellement très fine; mais pour flatter la princesse dans son goût, je crus devoir y ajouter quelques agrémens d' emprunt. D'abord ma ruse eut tout l' effet possible, Skobelousku trouva ma jambe faite à ravir, et sur ce passeport me permit de lui faire assidument ma cour.

Je ne sais si la jalousie éclaira mes rivaux, ou si, maladroitement, je m' avisai de placer un jour le gras de ma jambe de travers; mais le bruit de ma supercherie se répandit, et l' on forma le dessein de me convaincre. On indiqua des joûtes pour amuser la princesse; j' y vins paré à mon avantage, et me plaçai à côté de mes concurrens.

Au signal, je voulus partir avec les autres ; mais, au premier effort que je fis, je m'aperçus que ma jambe étoit accrochée à la barrière par un petit crampon de fer; j' eus beau caracoller, il fallut y laisser mes dépouilles. Quelque page m' avoit joué ce tour.

Bientôt on abandonna les joûtes pour venir rire de mon aventure; mais le plaisir coûta cher aux rieurs; car à peine fus-je en liberté, que, saisissant ma lance à deux mains, ma bride entre mes dents, je gagnai la plaine en frappant à droite et à gauche. Je ne sais où je pris tant de forces; c' est la fureur qui m' animoit; mais il faut que, dans cette aventure, j' aie meurtri plus de deux mille chinois.

Comme Brillandor en étoit à cet endroit de ses aventures, il s' aperçut que Gracieux dormoit :

il attendit quelque temps. Enfin, voyant qu' il ne s' éveilloit pas, n' osant par politesse le tirer de son sommeil, ne voulant pas conter à vide, il prit le parti de chercher à s' endormir de son côté.

L' abbé, en parlant ainsi, s' aperçut que les dames étoient un peu plus qu' assoupies; et, regardant la résolution de Brillandor comme un conseil pour lui, il sortit. Il ne tiendra qu' au lecteur de s' endormir aussi, si l'avis lui semble bon.

CHAPITRE 8

Gracieux donne dans le pot au noir. Suite de l' histoire de Brillandor ; ce que devint ce chevalier.

Nos chevaliers dormoient déjà depuis long-temps, lorsque Gracieux fut réveillé par un horrible coup qu' on lui déchargea sur la tête : il l'eût rendu, s'il eût trouvé à qui le rendre, car il n' étoit pas endurant ; mais n' apercevant rien, parce qu' il faisoit très obscur, et qu' en effet il n' y avoit personne: " ah ! Si jamais je te rencontre ! S' écria-t-il.

-qui? Seigneur, lui demanda Brillandor.

-celui qui vient de me blesser, répondit Gracieux en se bandant la tête avec son écharpe.

-êtes-vous blessé? Répliqua le chevalier Lunatique.

-oui, à la tête, repartit Gracieux.

-mais nous sommes dans une caverne, dit Brillandor; ne seroit

-ce pas que vous vous seriez cassé la tête à l' entrée qui, sans doute, est trop basse, tandis qu' il ne m' est rien arrivé, à moi qui suis plus petit que vous?

Gracieux vit bien qu'il pouvoit en être quelque chose : il laissa tomber ce propos, et fit des excuses à Brillandor sur ce qu'il s'étoit endormi, le priant de reprendre le fil de son histoire. Le chevalier Lunatique qui ne vouloit qu' être entendu, poursuivit son récit dans ces termes.

Au sortir de la Chine, la cour du Mogol me sembla mériter mon attention. J' y fus, et, pendant longtemps, j' y vécus ignoré, n'ayant pas d'occasions de faire des actions d' éclat. Je crois que je ne fusse jamais parvenu à me faire connoître, sans le prodigieux talent que j' ai pour deviner les énigmes, même les plus obscures. Il est vrai que je n' en manque pas une.

L' énigme étoit l' amusement favori de trois princesses héritières du trône du Mogol. Elles en faisoient continuellement; elles les proposoient à leur cour avec un prix pour les heureux. Je me signalai par des succès si suivis dans ce genre, que bientôt je m'attirai quelque distinction.

Dès que je me vis sur un certain pied à la cour, je cherchai à me faire des intrigues: je parlai d' amour à Mina, la plus belle des trois princesses, quoique je fusse sûr d' avoir un rival préféré; mais c'étoit un jeune homme médiocre pour l' esprit, pour le courage, et qui n'avoit que de la beauté. Dès que je trouvai occasion d' entretenir la princesse, au détail que je lui fis de mes sentimens, je mêlai quelques discours à mon avantage, quelques épigrammes contre mon rival (pour avancer plus promptement mes affaires en le détruisant auprès d' elle).

Le premier jour, la princesse me donna des énigmes à expliquer, au lieu de m' entendre; le second jour, il lui prit des vapeurs, et, le troisième, on me refusa l' entrée de son appartement. Dans le dépit qui m' animoit, je fus offrir mon coeur à la princesse Belbé sa cadette, qui, sans être aussi touchante, avoit ses charmes. Elle me reçut comme on reçoit l' amant d'un autre, il y a, il est vrai, des distinctions pour les heureux et pour ceux qui ne le sont pas.

"Vous m' aimez, seigneur, me dit-elle; auriez-vous donc oublié les charmes de Mina? J'entrevois la cause de votre changement; vous m'apportez des hommages qu' on refuse ailleurs"

 Je crus devoir, dans cette occasion, lui exagérer la beauté de Mina, afin d' excuser mon penchant pour cette belle. C'étoit même une façon de consoler Belbé, d' être mon pis-aller au refus de la plus charmante princesse du monde.

"Ce que vous auriez peine à croire, seigneur, et ce qui n' arrivera jamais qu'à moi", la princesse me tourna le dos, et ne m'a jamais regardé depuis.

Cette disgrâce me fit quitter le Mogol plus tôt que je n' eusse voulu. Il ne tenoit qu' à moi de me déclarer amant de la troisième princesse, et de briguer un nouveau refus; mais, ne trouvant rien d' assez piquant dans cette aventure, je résolus d' aller en Perse.

Je m' arrêtai, en passant, à la cour de Candahar. La reine de ces contrées, quoique entre deux âges, conservoit encore des agrémens. Je voulus essayer si mon étoile m'épargneroit auprès d'elle; mes commencemens ne furent pas malheureux.

Je fus bientôt, entre les courtisans, celui qu' elle honora le plus de sa confiance; j'étois de tous ses plaisirs. Un jour, je me hasardai à lui parler tendresse; j' essuyai des caprices, des hauteurs et même des dédains; mais comme il faut que tout finisse, enfin, dans un moment où nous étions seuls, et où je la pressai plus qu'à l'ordinaire, elle m' avoua que je ne lui étois pas indifférent.

A ce coup, je me crus désenchanté; j'ai toujours cru l'être sur le chapitre des bonnes fortunes. Je me jetai à ses genoux; on m' y surprit presque. Elle en rougit. Je me relevai, forcé de contraindre mes transports ; mais je fis paroître tant de gaieté le reste de la journée, qu'un mauvais plaisant, qui se douta du fait, fit un conte anonyme. Il étoit vif; la reine ne me l'a jamais pardonné. Elle prétendit que j'avois manqué de discrétion, et que qui ne savoit pas taire les petites faveurs n' étoit pas digne des grandes.

Gracieux s' endormit, pour la seconde fois, en cet endroit du récit de Brillandor. Le chevalier Lunatique se promit bien de s' adresser mieux à l'avenir pour conter ses aventures. Je crois que vous n' avez pas lieu d' être sensibles à son dépit.

En effet, mesdames, qu' y perdez-vous ? C' étoit un fou d' une espèce mélancolique qui n' a pas dû vous amuser.

Tandis que Gracieux dormoit, la fée Troisbosses se trouva sur son chemin; elle couroit le monde sur certaines inquiétudes dont, par la suite, je vous débrouillerai le motif. Si elle avoit reconnu le voyageur, c' étoit fait de lui.

Imagineriez-vous qu' il dut son salut à cette écharpe dont il s' étoit enveloppé la tête, et qui le rendit méconnoissable aux yeux de son ennemie?

Ainsi, pour éviter la mort, il falloit nécessairement qu' on lui fît un conte, qu' il s' endormît, qu' il se cassât la tête, qu' il l' enveloppât pour ne pas remonter plus haut ; car cela nous meneroit insensiblement jusques aux coups de poing.

Quel enchaînement ! Mais un autre coup du bonheur, il falloit qu' il se rendormît de nouveau ; sans cela, il eût reconnu la fée, se fût troublé, et son trouble l' auroit trahi. Non, il y a là-dedans des arrangemens admirables. Je ne sais point, pour cette fois, si Brillandor s' endormit. Il faudroit qu' il eût eu le sommeil à commande.

Pour ce qui est de Gracieux, il ne dormit pas long-temps, et ce second réveil fut bien moins disgracieux que le premier. Infatigable s' arrêta, et hennit de toutes ses forces. Le chevalier ouvrit les yeux, et vit qu'il étoit à la porte d' un palais superbe. Il conçut dans le moment que, puisque son cheval s' arrêtoit, il étoit nécessaire qu' il entrât dans ce palais. Il ôta son écharpe de dessus sa tête pour avoir l'air plus séant; et,descendant du coursier, il se jeta précipitamment dans le vestibule.

Le chevalier Lunatique voulut le suivre; mais les deux battans de la porte se fermèrent à son nez. Dans cette extrémité, forcé de revenir sur ses pas, il chercha le cheval fée qui étoit disparu; enfin, il fut contraint de s' en retourner tristement à pied. Il n' y a pas de mal à cela; il seroit à souhaiter qu' il en arrivât autant à ces curieux, ces ennuyeux qu' on porte sur les épaules qui s' acharnent, qui poursuivroient leur proie jusqu' au bout du monde; gens qui se livrent à tout, toujours disposés à s' informer, à blâmer à tort et à travers; à parler d' eux continuellement soit en bien, soit en mal, ce qui est égal; car c' est toujours la vanité qui les fait parler.

CHAPITRE 9
où l' on verra un canapé et quelques parenthèses ; galerie, combat.

Gracieux, du vestibule, pénétra dans la cour, de là dans différens appartemens sans trouver, à sa grande surprise, personne à qui il pût demander pourquoi il y étoit venu, n'en sachant rien lui-même. Las enfin de parcourir inutilement, il s'arrêta dans une chambre dont l'ameublement lui plut, parce que c'étoit couleur de rose, et que c' étoit sa couleur favorite. Il s' assit sur un canapé, l' esprit et le coeur toujours occupé du même objet, c'est à dire de Riante, puisqu' il n' avoit pas cessé de penser à cette belle depuis qu' il l' avoit vue.

Peut-être ai-je failli de le dire jusqu'ici: un conteur peut bien s' égarer, mais le coeur d' un amant ne s' égare pas.

Tandis que Gracieux s'occupoit du projet de la délivrance de Riante, de craintes de ne pas arriver assez tôt, de défiances de lui-même, le canapé, sur lequel il étoit, fit un mouvement: cela lui parut extraordinaire dans un meuble assez neuf; mais, le mouvement augmentant toujours, cela lui sembla bien plus singulier, jusqu'à ce qu'enfin le canapé, prenant la parole, acheva de l'interdire absolument.

 "- bonjour ! Beau chevalier, lui dit le meuble doué d' intelligence.

-eh ! Qui es-tu, toi qui me salues ? Reprit Gracieux.

-je suis, reprit le meuble, une pauvre femme changée en canapé pour m' être attirée le courroux d' une fée. Il ne faut pas que cela te surprenne; rien de si familier maintenant, rien de si fort à la mode que ces sortes de métamorphoses.

-c'est encore, dit Gracieux, un avantage pour une femme, d'être métamorphosée à la dernière mode.

 -cette mode là n'a pas réussi, reprit le canapé, aussi est-il vrai que mes compagnons de fortune ont été sujets à grand nombre d' inconvéniens fâcheux. N' allez pas en croire autant de moi : il y a canapés et canapés. Je suis un honnête meuble dont les aventures ne scandaliseront jamais personne. C' est ici le palais où les fées s' assemblent à certains temps de l' année.

Elles ont (par esprit de ménage) meublé tous leurs appartemens des objets de leur colère, et je leur en sais bon gré. N'aimai-je pas mieux être canapé que belette, citrouille ou cornichon ? Pourvu qu' on ne soit pas de ces canapés... vous m' entendez, seigneur. Il faut toujours faire son métier honnêtement, s'il se peut : ce n'est pas l' esprit, ce n'est pas la broderie, c'est l'honnêteté qui pare les gens; encore, avec cela, faut-il avoir l' attention de ne pas ennuyer le monde. Chacun sait que je suis ici pour avoir été trop bonne. Je ne m' en plaindrois pas si l'on ne m'eût mise en mauvaise compagnie; mais c' est pitié que tous ces gens-ci.

Cette sonnette qui est sur la cheminée : le mauvais petit caractère !

Elle voit la fée Belle en rendez-vous avec un berger. (c'étoit un berger, fils de roi, qui gardoit les moutons pour son plaisir; et, s' il vous plaît, il n' y avoit qu' honneur dans leur fait.) elle va le dire dans toute la contrée.

Moi je fis le contraire; je donnai asile à deux amans qu'on poursuivoit : tout mon crime est d' avoir eu trop de compassion; c' est la fantaisie des bons coeurs.

Mais considérez ce gros fauteuil, c' est un bonze.

Ah ! Que cela faisoit un vilain homme ! Menteur, avare, hypocrite: il avoit autant de défauts pour lui seul qu'il en faudroit pour en faire mépriser trois autres. Il en imposoit avec un crâne pelé, quelques cheveux blancs tout autour, une marche composée, des yeux mourans; mais il aimoit la bonne chère et tous les plaisirs: il eût plutôt vendu la pagode que de se les refuser.

Là bas, dans l' encognure, c' est un mandarin.

Ah ! Quel fainéant ! Nous avons l'usage de la voix une fois tous les ans : il ne s' en sert jamais; cela le fatigueroit trop. Il a passé la moitié de sa vie à manger, à dormir; il passera le reste à rester là et à se taire.

-je vois, dit Gracieux en interrompant le canapé, que vous connoissez à fond l' histoire médisante de votre voisinage; ce n' est pas ce qui m'inquiète : n'auriez-vous aucune connoissance de mon sort ?

 -j' en sais bien quelque chose, reprit le canapé: écoutez encore quelques portraits, je veux vous mettre en pays de connoissance.

-mais vous feriez aussi bien d' en rester là, répliqua Gracieux.

-oh ! Répondit le canapé, je ne veux pas qu'on me reproche...

-ah ! Continuez donc, dit le chevalier, puisque votre parti est pris; mais je vous avoue que je ne goûte point les portraits.

-ce joli petit colifichet, qui est sur la cheminée en forme de bougeoir, reprit le canapé, c'étoit ce qu'on appelle le bel esprit, ainsi métamorphosé, pour avoir tourné une fée en ridicule. Savez-vous ce que c' est qu' un bel esprit ?

-non, reprit Gracieux, je n' en sais rien; mais, pour peu que cela vous ressemble, cela doit être fort ennuyeux...

-qu' appelez-vous ennuyeux ? Il n' est rien de si charmant dans le monde. Ah ! Vous parlez de portraits ; c'étoit un homme pour faire des portraits que celui qui est sur cette cheminée-là: c'étoit dommage qu'il eût trop d'esprit ; mais je lui ai vu reprocher ce défaut par ceux même qui n' y comprennent rien.

Ah ! Je voudrois que vous l' entendissiez quand ce sera son tour à parler. Enjoué, sublime, naturel, délicat et familier tout ensemble: s' il se livre à sa verve, ce sont des traits saillans, du feu, des éclairs, de la tempête; l' imagination brille, l'esprit la seconde; ils renaissent où l'on croit qu'ils s'épuisent, ils augmentent, ils étonnent, et la raison...

-la raison, reprit Gracieux, je ne vois pas qu' elle ait rien à faire dans tout ce pot-pourri. En vérité, canapé, mon ami, vous et votre bel esprit, vous extravaguez tous deux. Ah ! La maussade chose qu' un bel esprit, si je le deviens jamais... mais, continua-t-il, ne pourriez-vous pas me retrancher quelque chose de ce sot entretien ?

-vous me le répéteriez cent mille fois, reprit le canapé, que je n' en dirois ni plus ni moins. Il y a un an que je me tais pour laisser dire des sottises aux autres : c' est à mon tour de parler ; je parle, je parlerai, et vous m' entendrez : un moment de patience, et vous saurez tout. Qu' est-ce que vingt ou trente portraits que j' ai à vous faire ?

L'écran garni de découpures, c'est un jeune homme dont l' aventure est plaisante. C'étoit une de ces têtes à l' évent qui croient ne rien devoir aux femmes, parce qu' ils leur ressemblent. Un jour, dans un cercle où il se trouva, il soutint à une fée qu'elle étoit vieille, quoiqu'elle ne parût pas avoir plus de quarante-cinq ans. On fut surpris, un moment après qu'il eut lâché la sottise, de ne voir qu'un écran où il y avoit un fat. La dame s'étoit vengée sur-le-champ sans lui faire changer ni de place ni de fonction; car, avant la métamorphose, il avoit le dos contre la cheminée, et servoit déjà d' écran à toute la compagnie.

Cette table, entre deux fauteuils, c'étoit une femme d' un certain rang, qui se mêloit hautement de dévotion, sourdement de galanterie et même de plus d'une, d'abord avec un vieil enchanteur pour le secret, ensuite, pour le ragoût, avec un apprenti bonze.

L'enchanteur découvre son rival, l'envoie à sa dame changé en cassolette. La belle reconnoît son amant rien qu'aux odeurs. Le froid la saisit; elle devient marbre, et la voilà placée entre deux filles de vertu commode, qui la remercient du soin qu'elle prit toujours de censurer leur mauvaise vie.

Ah ! J'oubliois mon ami le tabouret, autrefois le doyen des adonis, toujours tiré, toujours musqué, toujours fade: il n'est pas là pour avoir porté la perruque blonde, les dents postiches, pour s' être vanté mal à propos de bonne fortune, mais pour avoir demandé certain rendez-vous dont il se tira cahin-caha. On dit que beaucoup de nos jeunes gens ne s' en tireroient pas mieux, mais ils savent se faire excuser.

La pincette est une femme réduite là pour un trait de satire: c'étoit un de ces sujets minces qui ne semblent pas faits pour parler des autres. La pendule est une babillarde; les girandoles, des coquettes; le pliant, un flatteur; le miroir, un médisant; les chenets, des importuns; la pelle, une tracasserie; les rideaux, des menteurs... "

Tandis que le canapé étoit dans ce torrent d' invectives, tout à coup les meubles de la chambre firent de grands mouvemens. La sonnette commença la sédition: elle n'eut pas sitôt donné le signal, que chaises, fauteuils, tout l' ameublement enfin accourut sur le canapé.

Gracieux, surpris, comme il devoit l'être, d'un tel incident, se leva et voulut gagner la porte pour éviter le choc, lorsque ses pieds rencontrèrent un pot de chambre d' argent qui rouloit de toutes ses forces de dessous le lit pour se trouver dans la mêlée.

Notre chevalier trébucha; alors il devint, malgré lui, témoin de la bataille la plus singulière qui se soit jamais donnée; mais témoin intéressé, car le fort des coups lui tomba sur le dos.

Le canapé ne vit pas plus tôt fondre l'orage qu'il se prépara à le soutenir. Le tabouret fut sa première victime: il le rejeta loin de lui les quatre pieds en l'air, et cet infortuné entraîna, en tombant, la pincette et la pelle, que le désir de la vengeance amenoit au combat sans autre ressource qu'un peu de courage et beaucoup de colère; mais la chute de trois ennemis si peu redoutables ne fit que rassembler autour du canapé de nouveaux périls.

Un adversaire, digne de lui, se présente; c'est le fauteuil. Ils se mesurèrent quelque temps, prêts à s'élancer l'un sur l' autre; bientôt ils se serrent; chaque coup qu'ils se portent réduiroit en cannelle tout le magasin d' un fripier. Le fauteuil répare, en adresse, en légèreté, ce qui lui manque en force; il semble même pendant quelque temps avoir l'avantage de la lutte; mais enfin le canapé, par un dernier effort, l'ébranle, le soulève et le renverse sur le parquet : il tombe comme un cèdre du Liban frappé de la coignée.

A ce coup, la colère des autres meubles, que la curiosité de voir un si beau pair d' athlètes avoit suspendue, renaît ; ils s' élancent, de concert, sur leur ennemi commun; ceux qui ne peuvent se mêler parmi les combattans, respirent leur fureur, et leur inspirent celle qu'ils ressentent. Le bruit de la sonnette augmente, le mouvement de la pendule redouble, le parquet se soulève, les rideaux courent le long des tringles; ils reviennent, ils recourent encore; ils frémissent de voir leur rage enfermée dans un espace si court.

Le miroir se ternit pour ne pas retracer et les horreurs de cette mêlée et les malheurs des siens; car enfin le canapé, toujours heureux, toujours vainqueur, dispersa ses ennemis, et les força à lui donner la paix, après s' être acquis, dans cette journée, un honneur immortel.

Si quelque chose pouvoit diminuer sa gloire, c'étoit que, s'étant toujours tenu sur le dos de Gracieux, cela lui donna l' avantage du terrain. Il falloit que ce canapé eût été, dans son temps, une vigoureuse femelle.

CHAPITRE 10

comme le champ de bataille s' en fut et ne resta à personne; comment Riante fut retrouvée, et ce que devint Troisbosses.

Pendant que dura cette étrange guerre, imaginez, mesdames, en quel état étoit le désastreux amant qui en étoit le théâtre. Vingt fois il crut toucher au dernier instant de sa vie; vingt fois, en preux chevalier, il en fit le sacrifice à l' aimable Riante.

Cependant, contre toute espérance, il se trouva encore en état de se relever après le combat fini, avec des contusions, il est vrai, mais avec plus de frayeur que de mal. Son premier soin, dès qu' il fut debout, fut de fuir le canapé, car il se souvenoit encore des portraits. Il aperçut une chaise renversée, que la foiblesse empêchoit sans doute de se relever : il l'aida; elle fut sensible à cette attention; et comme c'étoit au tour de cette chaise à parler :

"-seigneur, lui dit-elle, autant que l' épuisement put le lui permettre, je puis payer votre service. Riante repose sur le lit que vous voyez, et qui n'a pris aucune part au combat; tâchez d'en ouvrir les rideaux; déchirez-les s' ils résistent. "

A ces mots consolans, Gracieux accourut vers le lit; et, sentant que les rideaux lui faisoient résistance, il les mit en pièces en un moment.

Ah ! Mesdames, qu' il est doux de voir ce qu' on aime, quand on l' a cru perdu pour toujours ! Ce n'est que dans ce seul cas que je voudrois être dans la place d' un amant; il doit goûter tous les plaisirs ensemble. Gracieux en fut enivré jusqu' au point de ne pas s' apercevoir que sa belle étoit enchantée, et que tous ses transports, tous ses soupirs étoient perdus pour elle.

Enfin, l'illusion commençant à décroître, il crut la réveiller par toutes les choses qui troublent les sommeils ordinaires. Il l'appela à voix haute; c'est quelque chose que la voix d' un amant; mais ce n'étoit pas encore cela: il lui serra la main; c'étoit encore quelque chose: il lui fit respirer de l' eau pure, puis des eaux violentes; il lui frappa dans les mains; il la pinça même.

Eh ! Ce n' étoit pas cela. Enfin, il s'avisa de lui dérober un baiser. Cela lui réussit un peu. Riante fit un petit mouvement. Je ne sais quelle idée ce succès fit naître à notre amant; mais il trouva le secret de la désenchanter tout à coup. Secret que je ne connois pas, que peut-être il me sied
d'ignorer: ce qu' on m' en a dit, c' est qu'il ne réveille pas toujours les belles, surtout quand elles veulent dormir.

Je ne sais point, mesdames, ce que devinrent ces deux amans; ils furent heureux sans doute, au moins méritoient-ils de l'être. Rare revit sa fille, et eut la consolation d' avoir un gendre aimable.

Il ne me reste plus qu' à finir mon conte, en vous disant pourquoi l'aimable Riante se trouva au palais des fées. Troisbosses, en l' enlevant, la destinoit sans doute à des malheurs plus étranges : elle la revêtit d'habillemens lugubres, et la destina à préparer les drogues pour les enchantemens.

Un jour que cette belle infortunée apprêtoit, à l'entrée de la caverne, la verveine, le trèfle, la fougère et l'attirail de la sorcellerie, elle fut aperçue par la fée Bredouille qui n'aimoit pas Troisbosses.

Eh ! Qui l'auroit aimée ! Je vous prie. Depuis quelque temps, les fées avoient fait des statuts, par lesquels elles s'obligeoient de transporter, au palais de leurs assemblées, tous ceux qu' elles auroient enchantés. Troisbosses retenoit donc Riante contre les règles; mais la haine en connoît-elle ? Bredouille avertit ses compagnes de la contravention; ainsi Troisbosses fut privée du plaisir d' une vengeance qu' elle s'étoit tant promise: tout ce qu'elle put obtenir, c'est qu' au moins Riante fut désenchantée dans les règles.

Pour s'y opposer, elle chercha Gracieux par toute la terre, ne doutant point qu'en le faisant périr, elle n'ôtât tout espoir à Rare et à Lirette. Elle trouva le chevalier; mais elle le méconnut, et elle apprit plutôt la fin de tous les malheurs qu' elle avoit causés, qu'elle ne put y apporter des obstacles.

La rage, le désespoir et même la folie la saisirent: elle se crut mortelle, et se précipita du haut d' un rocher; mais cela ne servit qu' à lui rendre le corps un peu plus contrefait qu' elle ne l' avoit. On prétend qu'elle se fit une bosse au front qu'elle a toujours conservée depuis; même des gens dignes de foi m'ont dit l' avoir vue courir le monde sous le nom de la fée Quatrebosses.

FIN

LIENS EXTERNES

Le village de Pierry propose une ballade au XVIIIe siècle. Cazotte est sous le chiffre magique 13:  http://www.balade-pierry.fr/

Le château de Pierry: http://www.chateau-de-pierry.fr/

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