MONTESQUIEU

- BIOGRAPHIE DE MONTESQUIEU

- CITATION DE MONTESQUIEU

- CLIN D'ŒIL

- ESSAI SUR LE GOÛT

- LES LETTRES PERSANES

- ÉLOGE DE LA SINCÉRITÉ

- CONSIDERATION SUR LES CAUSES

- DISSERTATION SUR LA POLITIQUE DES ROMAINS DANS LA RELIGION

- DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE

- DE L'ESPRIT DES LOIS

- DEFENSE DE L'ESPRIT DES LOIS

- RÉSUMÉ DES LETTRES PERSANES

- CLIN D'OEIL

- LES LIENS

BIOGRAPHIE DE MONTESQUIEU

"Montesquieu (1689-1755) est l'un des pères du libéralisme classique et des droits de l'homme"
Frédéric Fabre

Le 18 janvier 1689 soit un siècle avant la révolution française, Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu naît au château de la Brède. Fils de Jacques de Secondat de Montesquieu (1654-1713) et de Marie-Françoise de Pesnel, baronne de la Brède (1665-1696), il est issu d'une grande famille de parlementaires bordelais. La tante de LATAPIE, l’homme d’affaires de son père Jacques, écrit sur son livre de messe :
«Ce jourd’hui 18 janvier 1689, a été baptisé dans notre Eglise paroissiale, le fils de M. de Secondat, notre seigneur. Il a été tenu sur les fonds par un pauvre mendiant de cette paroisse, nommé Charles, à telle fin que son parrain lui rappelle toute sa vie que les pauvres sont nos frères. Que le Bon Dieu nous conserve cet enfant.»

La famille de Montesquieu était de bonne noblesse, d’épée et de robe qui se distinguaient par leur honnêteté et leur amour du bien public. Elle avait adopté la Réforme en son temps et l’avait abjurée avec Henri IV. Jacques de Secondat, second fils du baron de Montesquieu  président à mortier au parlement de Guyenne, épousa en 1686 Marie-Françoise de Pesnel qui lui apporta la terre et le château de La Brède situés près de Bordeaux. Dans la famille depuis le XIème siècle les terres de la Brède furent érigées en Baronnie par Henri IV par lettres patentes en Février 1606.

1689- 1692: Comme la plupart des enfants de la noblesse, il est confié, dès sa naissance, à une nourrice habitant le moulin du Bourg. Jusqu’à l’âge de 3 ans, il vit comme un petit paysan et parle le gascon.

1693: Il retourne au château de La Brède pour y être élevé jusqu'à l'âge de onze ans.

1896: Mort de sa mère.

1700- 1705: A 11ans, son père l’inscrit au Collège de Juilly près de Paris pour faire ses humanités, chez les Oratoriens dont l’enseignement très moderne est dispensé en français et axé sur l’histoire et les langues vivantes. Au sortir du collège, il se consacre au droit à Bordeaux.

1708: Il obtient sa licence de droit et devient avocat au parlement de Bordeaux. Il se rend à Paris et fréquente les milieux savants et lettrés pour compléter ses connaissances « juridiques».

1711: Publication de "La damnation éternelle des païens" dans laquelle il montre que les philosophes de l’Antiquité n’ont pas mérité l’enfer.

1713: Mort de son père le 15 novembre, il hérite des nombreuses propriétés des Secondat et du château de la Brède avec ses riches vignobles. Toute sa vie, Montesquieu restera fidèle à ses racines de propriétaire terrien.

1714: Charles-Louis de La Brède est reçu au parlement de Bordeaux avec le titre de conseiller.

1715: Montesquieu épouse la protestante d’origine calviniste Jeanne de Lartigue qui lui apporte en dot d’immenses domaines viticoles en Graves, en Entre-Deux-Mers et dans l’Agenais. Que ce choix ait été un défi à l’absolutisme catholique ou qu’il ait exprimé seulement son dédain à l’endroit des ostracismes, le fait est que ce mariage protestant et la fréquentation de la belle-famille réformée ont entretenu chez Montesquieu l’esprit de contestation à l’encontre des pouvoirs politico-religieux tels que l’Ancien-Régime les avait formés et verrouillés.

Grand travailleur et gestionnaire, il se consacre à l’exploitation de ses domaines plus particulièrement de ses propriétés viticoles. Il écrira d’ailleurs «Je ne sais si mes vins doivent leur réputation à mes livres ou mes livres à mes vins». Très attaché à ses terres, il demeure au château au moment des vendanges et arpente la propriété avec son régisseur. Il reçoit régulièrement ses amis étrangers au château. L’image de Montesquieu vigneron permet de situer sa doctrine économique et sa pensée politique, sachant que la fortune du vin de Bordeaux était liée à ses clients anglais comme à ceux des Pays-Bas.

Il envoie au Régent un Mémoire sur les dettes de l'État pour proposer des moyens efficaces pour remédier du déficit budgétaire laissé par Louis XIV qui vient de mourir.

1716: A vingt-sept ans, il devient président à mortier au parlement de Bordeaux, grâce à son oncle, l’aîné de la famille qui possédait cette charge et la lui lègue avec tous ses biens, fortune et propriétés à condition de prendre le nom de Montesquieu. Cet oncle avaient des sympathies pour le jansénisme et était hostile à leur persécution. Montesquieu conserve ce poste jusqu’en 1726 et y prononça de nombreux discours. Compatriote de Michel de Montaigne, il s'asseyait comme lui mais cent soixante ans plus tard, sur les fleurs de lis de la cour de Bordeaux. Comme lui encore, il se sentait fort peu de goût pour les occupations de son état. Il avouait même qu'il n'arrivait pas à comprendre la procédure alors que «des bêtes» la comprenaient parfaitement.

La statue de Montesquieu sur l'Esplanade Montesquieu à Bordeaux

Sa femme lui donne un fils Jean-Baptiste qui naît à Martillac.

Publication de "Éloge de la sincérité" et de "Dissertation sur la politique des Romains dans la Religion". Il y dénonce la religion comme moyens qu’utilisent les puissants pour pérenniser leur domination sur les humbles. Il y recueille beaucoup de menus faits et les utilise pour arriver à une théorie tout à fait fausse. Son objet principal parait avoir été de mettre à nu ses sentiments anti-chrétiens. A coup sûr, les académiciens de Bordeaux qui entendirent la lecture de ce mémoire, ne soupçonnèrent pas alors le brillant avenir de son auteur.

Parallèlement, Montesquieu se passionne pour les sciences. Il est élu à l’Académie Royale des Sciences, Belles Lettres et Arts de Bordeaux que Louis XIV a fondée en 1712 et rédige des traités de physique ou de médecine :

* Les causes de l’écho
* Les glandes rénales
* La cause de la pesanteur des corps

Il y rencontre Melon inspecteur des fermes et secrétaire de Law au ministère des finances.

1717: Naissance de sa première fille Marie.

1721: "Les lettres persanes" sont publiées anonymement à Amsterdam pour lui éviter de compromettre sa réputation de magistrat. Le succès est tel que "Les lettres persanes" se vendent comme du pain". L'anonymat n'est alors que de courte durée et diffère de plusieurs années son élection à l'Académie française. Le succès de ce roman audacieux ouvre à Montesquieu les portes des salons parisiens. L’abbé de Saint-Pierre le paraine pour celui de l'influente marquise de Lambert où il rencontre notamment La Motte Houdart, Marivaux, Crébillon et l'abbé Dubos. Il est aussi reçu dans le club de l'Entresol et dans les salons de Brancas, d’Aiguillon, du Deffant, de Tencin et de Geoffrin.

A travers le voile transparent d’une fiction ingénieuse, il offre aux yeux de ses compatriotes au fil de ce roman épistolaire, des vérités hardies et fait entrer dans un cadre étroit, les principes les plus importants de la politique et de la philosophie. Il y donne en quelques lignes, l’équivalent d’un grand ouvrage de philosophie.

Montesquieu lisait beaucoup et il avait pour les modernes une prédilection marquée. La lecture des Amusements sérieux et comiques de Dufresny et celle du Diable boiteux de Lesage, lui donnèrent l'idée d'un ouvrage humoristique où la satire morale et même politique pourrait trouver place. «Paris est un monde entier, disait Dufresny au IIIe, de ses Amusements... Imaginez-vous donc combien un Siamois y trouverait de nouveautés surprenantes... Il me prend envie de faire voyager ce Siamois avec moi; ses idées bizarres et figurées me fourniront sans doute de la variété, et peut-être de l'agrément... Nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l'habitude nous font paraître raisonnables et naturelles.»

Lesage avait aussi créé la plaisante invention du diable boiteux qui enlève comme un simple couvercle le toit de toutes les maisons et permet de voir tout ce qui s'y passe. C'est de là que sont sorties les "Les lettres persanes".

Sous prétexte de communiquer au public la correspondance de Persans nommés Usbeck et Rica, Montesquieu a fait un livre qui est à la fois un roman dramatique, voluptueux et même libertin. C'est une peinture satirique de sa société contemporaine.

"Les lettres persanes" sont une des Suites que tant d'auteurs ont cru pouvoir donner aux Caractères de La Bruyère. Rien ne montre mieux la différence profonde qui sépare le siècle de Louis XIV de celui de Louis XV. La mort de Louis XIV avait renouvelé la France. Au vieillard autoritaire succédait un enfant de cinq ans. Le testament du monarque était cassé par ce même Parlement de Paris que Louis XIV avait réduit à un silence de cinquante ans. C'était le duc d'Orléans, l'élève de l'abbé Dubois, la débauche en personne, qui gouvernait au nom du jeune roi.

La Régence était le règne de l'esprit frondeur, du mépris absolu pour tout ce qu'on appelle préjugé et enfin de la débauche élégante. Les Lettres persanes sont au même degré que les poésies de La Fare et de l'abbé Chaulieu la littérature qui convenait à une telle époque.

Voyage de Usbeck et Rica

Grâce à la merveilleuse habileté avec laquelle il avait choisi son cadre, Montesquieu pouvait établir ses musulmans en qualité de juges sévères de nos institutions politiques ou religieuses, de nos façons de comprendre la vie sociale, la famille, l'administration de la justice. Il pouvait dire sans crainte que le pape était «une vieille idole qu'on encense par habitude». Il pouvait appeler Louis XIV «ce grand magicien qui fait croire à ses sujets qu'un écu en vaut deux et qu'un morceau de papier est de l'argent» Enfin ses musulmans et leurs eunuques noirs étaient dans leur rôle en parlant des femmes avec la plus parfaite désinvolture et avec des métaphores orientales.

1724: Il publie pour mademoiselle de Clermont soeur du Duc de Bourbon, une autre œuvre de divertissement "Le temple de Gnide" inspiré de sa vie dans les salons parisiens et les milieux libertins. Très apprécié également, ce roman érotique de style régence est combattu par le parti religieux. Pourtant, il ne se déclare pas volontiers en être l'auteur puis prétend ensuite qu'il s'agit d'une traduction d'un ouvrage de grec ancien.

1725: Il est élu à l’Académie française mais son élection est annulée. La raison officielle est qu’il réside en province. Il écrit "Le Dialogue de Sylla et d’Eucrate" ouvrage qui ne sera publié qu’en 1745.

Il publie "Traité général des devoirs".

1726: Montesquieu renonce à sa charge de président à mortier. Il vend sa charge pour payer ses dettes et affermir ses propriétés viticoles. Son vin est commercialisé en Angleterre. Il dispose alors d’une très confortable rente de 34 200 livres tout en préservant prudemment les droits de ses héritiers sur sa charge puisqu' à sa mort, elle doit leur être retourné. Il a ainsi appliqué le principe de la noblesse britannique de la vente à durée déterminée.

1727: Naissance de sa deuxième fille Denise

Il se représente à l’Académie Française pour succéder à Louis de Sacy en déclarant que s’il n’était pas nommé, il quitterait la France. Son élection certaine, ses adversaires lui opposent ses "lettres persanes". Voltaire explique alors que Montesquieu a eu recours à un subterfuge. Il a fait imprimer à quelques exemplaires, une édition spéciale dont on aurait retranché les passages suspects. Il existe en effet une édition rarissime des "lettres persanes" imprimée à Cologne, chez Pierre Marteau, avec le millésime de 1721 et qui porte l'indication suivante: "Seconde édition, revue, corrigée, diminuée et augmentée par l'auteur". Montesquieu a trompé le cardinal Fleury alors ministre. Les suppressions annoncées portent sur quelques billets sans importance, les numéros des lettres ont été simplement changés et les passages relatifs au roi et au pape ont subsisté sans le moindre changement. Toute la différence, est qu'ils ne se lisent plus aux Lettres XXIV et XXIX, mais aux lettres XVIII et XIX. Le cardinal Fleury feint d’être dupe, se désintéresse de l’élection grâce à la puissante influence de la Marquise de Lambert et Montesquieu est admis à l'Académie française.

1728: Montesquieu est élu le 5 janvier contre Mathieu Marais. C’est la première grande victoire du parti philosophique. Il est reçu le 24 janvier 1728. Le discours de réception est lu par Roland Mallet mais la froideur que lui témoignent ses nouveaux confrères, même ceux qui étaient ses amis, l’engage à voyager à travers l’Europe et, finalement, il fréquente peu l’Académie.

De 1728 à 1731: Il fait le tour de l'Europe: Autriche, Hongrie, Italie, Hollande, Allemagne et Angleterre où il demeure un an et demi. Ces voyages permettent à Montesquieu d'effectuer une observation approfondie qui lui procure les données les plus récentes et concrètes de la géographie, de la culture, de la diplomatie, des conditions économiques, des mœurs et des systèmes politiques des différents pays européens. A Rome, il rencontre des Anglais jacobites et des jésuites revenus de Chine. A Venise, il rencontre le comte de Bonneval, officier français devenu musulman et pacha ainsi que Law qui y demeure en exil. A Londres en 1730, il est élu membre de la Société Royale de Londres le 27 février puis initié à la Franc-maçonnerie le 12 mai.

1731: Il rentre à Bordeaux et reprend ses séjours à Paris et en Province. Le roi refuse son consentement à l’élection de Piron à l'académie française. En compensation, Montesquieu lui obtient par l’intermédiaire de Madame de Pompadour, une pension de mille livres.

1734: De retour au château de la Brède, Montesquieu publie "Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence". Cette réflexion devait être l'un des chapitres d'un important ouvrage de philosophie politique qu'il méditait depuis longtemps: "L'esprit des lois". Cet essai que pendant quatorze ans encore, il rédigera, organisera, augmentera, remaniera, sera "l'œuvre de toute sa vie".

C'est en historien, en jurisconsulte et en philosophe qu'il se mit à étudier l'histoire de Rome, à exposer les causes de sa grandeur et de sa décadence. Sans vouloir conter à nouveau les faits qui sont connus de tous, il entreprit de raisonner, de montrer comment une poignée de bandits parvint à fonder l'empire romain, comment ensuite ce colosse tomba de lui-même en pourriture. Si les Romains sont devenus les maîtres du monde, c'est, selon Montesquieu, parce qu'ils ont aimé la liberté, le travail et la patrie; parce qu'ils ont eu, en qualité de guerriers, une discipline forte et des principes arrêtés, ne désespérant jamais de la République, ne traitant jamais avec un ennemi victorieux, divisant habilement leurs ennemis et n'exaspérant pas les peuples vaincus. Telles sont les causes de la grandeur romaine. L'empire romain a péri parce que sa trop vaste étendue a amené des guerres civiles, détruit l'esprit de liberté, donné le droit de cité à tout l'univers; parce que le luxe a amené la corruption et la tyrannie; parce que les empereurs ont été souvent des monstres et enfin parce que la fondation de Constantinople a fait deux empires au lieu d'un.

Des vingt-trois chapitres qui composent ce petit volume, sept sont consacrés à énumérer les causes de grandeur. Les seize autres font connaître les causes de décadence, auxquelles s'attachait surtout Montesquieu. Il n'y a ni préface, ni conclusion et ni ordre rigoureux dans la succession des chapitres. Ce n'est qu'une suite de réflexions destinées à en faire naître d'autres dans l'esprit du lecteur. Le style est en général concis. C'est une œuvre de grande valeur, mais il ne faudrait pas exagérer son originalité. Guez Balzac, Saint-Evremond et Bossuet au siècle précédent, l'abbé de Vertot dans son Histoire des révolutions romaines, parue en 1719, avaient consacré à la philosophie de l'histoire romaine des ouvrages reconnus. Montesquieu qui semble les ignorer et qui n'a pas écrit une seule fois dans toutes ses œuvres le nom de Bossuet, a beaucoup profité des travaux de ses devanciers. "La Grandeur et la Décadence des Romains" ne serait que le développement d'un chapitre de l'Histoire universelle de Bossuet. Montesquieu qui a lu et médité très attentivement ce chapitre, a dû faire les plus grands efforts pour paraître original. L'imitation n'en est pas moins flagrante. Il y a dans les deux œuvres des passages identiques pour le fond, sinon pour le style. Le procédé auquel Montesquieu a dû recourir pour faire croire à son originalité a consisté à disposer les réflexions autrement que Bossuet, à les éparpiller, alors que Bossuet les groupait, à citer d'autres exemples, à paraphraser, à dire en une page ce que  Bossuet a resserré en trois lignes et enfin à faire constamment allusion aux choses de la vie contemporaine. Bossuet s'appliquait surtout à développer les causes de la grandeur de Rome, auxquelles il a accordé deux fois plus de place qu'aux autres. Montesquieu a choisi de privilégier l'étude des causes de la décadence. Montesquieu n'aimait pas Bossuet qu'il jugeait trop autoritaire et surtout trop chrétien et s'il publiait "la Grandeur et Décadence" alors qu'il travaillait à un autre ouvrage dont celui-ci aurait pu faire partie, c'est qu'il était bien aise de sonder l'opinion et de la préparer à bien accueillir "l'Esprit des lois".

1745: Il publie "Le Dialogue de Sylla et d'Eucrate".

1747: Il devient peu à peu aveugle. Mais grâce à ses secrétaires et sa fille Denise, il continue à écrire son œuvre. Helvétius et Saurin conscient de l'analyse critique de la monarchie, lui déconseillent de la publier.

Il ne semble pas les écouter et fait republier à Paris  "Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence" avec privilège royale pour assurer le lancement de l'Esprit des lois.

1748: En octobre, Montesquieu suit en partie le conseil des deux philosophes et publie anonymement à Genève chez Barrillot et fils, les trente et un livres de "l'Esprit des Lois" en deux volumes in-4. Il ne sollicita ni privilège ni approbation mais tout le monde savait qu'il en était l'auteur. Le succès fut prodigieux. Vingt-deux éditions sont imprimées en dix-huit mois. Le livre fut aussitôt traduit dans toutes les langues. C'était l'œuvre d'un penseur très libre qui parlait du christianisme poliment, mais sans enthousiasme. "L'Esprit des lois" devait par là même déplaire aux philosophes et aux croyants. Les philosophes se tinrent sur la réserve. Voltaire, qui parlera plus tard, ne dit rien alors. Les parlements ne se firent point déférer le livre. Les évêques ne décernèrent point de mandements contre lui et la Sorbonne qui ne savait que dire, fut heureuse de voir l'archevêque Beaumont s'entremettre entre Montesquieu et elle. Ce furent les gazettes religieuses, les Nouvelles ecclésiastiques jansénistes et le Journal de Trévoux jésuite qui attaquèrent le livre et accusèrent son auteur de spinozisme, de déisme et de croyance en la religion naturelle soit en une divinité en dehors de toute église établie.

Établissant les principes fondamentaux des sciences économiques et sociales, Montesquieu tente de dégager la logique des différentes institutions politiques par l’étude des lois considérées comme simples rapports entre les réalités sociales. Il envisage trois types de gouvernement : la république, la monarchie et le despotisme. Cette œuvre inspire les auteurs de la Constitution française de 1791 et est à l’origine du principe de séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. Il est aussi considéré comme l'un des pères de la sociologie.

Montesquieu a tenté d’interpréter sa rhétorique en rapport avec les réalités des États de son temps et des républiques démocratiques. Il inspirera Tocqueville et fournit un modèle pour la concorde du savant et du politique. Il pose la question du savoir politique qui doit impérativement garder une forme d’universalité, sans être hanté par le fantasme ruineux de sa toute puissance. La séparation des pouvoirs devient par conséquent, une nécessité.

Pour Montesquieu, la véritable servitude se situe là où l’on confond dans une même contrainte les trois relations de l’individu à la collectivité: les lois, les moeurs et les manières. Il n’existe pas de garantie structurelle absolue de la liberté politique.
La citoyenneté moderne dans une cité est là où «la loi civile regarde chaque particulier comme toute la cité même» et où «la liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique». Les principaux conflits proviennent de ce que chacun fait de ses intérêts propres, l’intérêt commun alors qu’il faut que «chacun aille au bien commun en croyant aller à ses intérêts particuliers». Or le législateur est pris entre la nécessité d’édicter des maximes générales, les contraintes qui ne relèvent pas des lois et les niveaux différents de la légalité et de la légitimité. Il doit se montrer à la fois utopique et universel contre les idées d’uniformité. Les systèmes juridiques doivent être fondés sur l’évolution de la société et des moeurs.

Le titre de l'Esprit des lois est d'une longueur inusitée, le voici: De l'Esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, mœurs, climat, religion, commerce, etc. (sic), à quoi l'auteur a ajouté des recherches sur les lois romaines, touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales. Il ressort de ce titre même, dont la clarté n'est pas parfaite, que Montesquieu a voulu faire, comme il l'a dit dans son livre, «un ouvrage de pure politique et de pure jurisprudence». L'ouvrage est divisé en trente et un livres et subdivisé en plus de cinq cents chapitres ayant chacun leur titre particulier. Néanmoins, il serait assez difficile d'en reconstituer le plan. D'Alembert a essayé de le faire. Ce grand géomètre y a consacré vingt-cinq pages. Il n'a pas pleinement réussi.

Montesquieu a fait la philosophie de la jurisprudence et donner la quintessence des législations. Il commence par définir les lois en général. Sa définition convient, dans sa pensée, aux lois immuables de la nature et aux lois essentiellement muables que font les hommes. «Les lois, ce sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses.» Les lois politiques sont donc nécessairement en harmonie avec la nature des gouvernements et par conséquent, apparaît la division célèbre par laquelle débute le second livre. Il y a, selon Montesquieu, trois sortes de gouvernements possibles, le républicain aristocratique ou démocratique, le monarchique et le despotique. À ces formes diverses conviennent des lois de catégories très différentes car le ressort des républiques, c'est la vertu; celui des monarchies, c'est l'honneur; celui du despotisme, c'est la crainte. Mais les mots n'ont pas ici leur signification ordinaire; la vertu, ou vertu politique, c'est, aux yeux de Montesquieu, «l'amour de la patrie et de l'égalité». De même l'honneur est tout simplement une des formes de l'ambition, la recherche «des préférences et des distinctions», appelé aujourd'hui le carriérisme.

Telle est la base de tout le système. Toutes les études de Montesquieu reposent sur cette distinction des trois gouvernements et des trois ressorts qui font agir les gouvernés et par conséquent les gouvernants. Des principes généraux, Montesquieu descend aux applications particulières dont le nombre est presque infini. Il traite notamment de l'éducation, des lois politiques et des conditions de la vie sociale dans les républiques, dans les monarchies et dans les États despotiques. Il étudie les rapports des lois avec la défense, l'attaque, la liberté politique, les impôts. Il insiste d'une manière toute particulière sur leurs rapports avec le climat, avec la nature du sol, avec l'esprit général, les moeurs, les manières, avec le commerce, la population, la religion.

Il établit ensuite une distinction fondamentale entre les lois divines et les lois humaines: «la force principale de la religion vient de ce qu'on la croit; la force des humains vient de ce qu'on les craint», et il pose ce principe, qu'on ne doit point «statuer par les lois divines ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l'être par les lois divines». Enfin, après avoir montré l'origine et les changements des lois romaines et françaises, il établit de la manière la plus formelle dans son XXIXe livre, que le législateur doit être modéré. «Je le dis, s'écrie-t-il, et il me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le prouver: l'esprit de modération doit être celui du législateur; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites.» À l'appui de ses théories, Montesquieu cite une infinité d'exemples et présente une multitude d'observations.

Dès la publication de ce monument, il est entouré d'un véritable culte. Il poursuit alors sa sa vie de notable mais reste affligé par la perte presque totale de la vue. Montesquieu a même exercé sur le monde politique une influence que lui-même ne prévoyait certainement pas. Il était monarchiste au sens qu'il donne à ce mot. Il croyait le pouvoir royal suffisamment équilibré par l'existence de la noblesse et des parlements et Louis XIV ou Louis XV n'étaient pas clairement considérés comme des despotes. Il était surtout très éloigné de souhaiter la forme républicaine et il n'a pas soupçonné un seul instant, ce grand théoricien de la politique, que la France aurait après lui, en moins d'un siècle et demi, trois fois la monarchie parlementaire, trois fois le despotisme, sous Robespierre et sous les deux Napoléon et trois fois la République. Il ne pressentait pas davantage qu'au début de toutes ces révolutions successives, les autorités s'inspireraient de lui et chercheraient à appliquer ses principes et surtout à se couvrir de son autorité.

1750: Montesquieu répond aux accusations jansénistes et jésuites en publiant "La défense de l'Esprit des Lois", une brillante clarification de sa réflexion et une redéfinition des éléments clefs de sa pensée politique. Comme il avait pour lui la supériorité du talent, il n'eut pas de peine à terrasser ses adversaires en se donnant les apparences de la modération. Il fut assez habile pour esquiver les objections sérieuses qui lui étaient faites et il pulvérisa les autres. "L'Esprit des lois" est aussi défendu par Voltaire et Fréron.

1751: "L'Esprit des Lois" est mis à l'Index par le Pape. Son succès est ainsi confirmé et accentué puisqu'un livre interdit était une promesse de succès commercial. L'assemblée Générale du Clergé et la Faculté de Théologie de la Sorbonne condamne cet essai et en fait extraire, les années suivantes, 17 propositions.

1753: Il est élu directeur de l'Académie Française.

Il publie "Lysimaque".

1755: Le 10 février, devenu pratiquement aveugle et atteint d’une fièvre inflammatoire, il meurt à Paris, d’une fluxion de poitrine qui l’emporte au bout de 15 jours. Peu de monde assiste à son enterrement dans une chapelle de l’Église St Sulpice. Selon Grimm, Denis Diderot est le seul homme de lettres qui y assiste.

1757: Publication posthume de l'article
"Essai sur le goût" que par amitié pour Diderot et d'Alembert, Montesquieu avait rédigé dans les dernières années de sa vie pour leur Encyclopédie

1758: Une importante Histoire de Louis XI non encore publiée est brûlée par imprudence.

"Arsace et Isménie" histoire orientale écrite en 1830 dans le goût des Mille et une nuits est publiée.

1796: Lorsque le Conseil des Anciens voudra lui faire les honneurs du Panthéon, ni sa tombe ni sa dépouille ne sont trouvées car l’Eglise Saint Sulpice et son cimetière avaient été profanés pendant la Terreur.

1899: Publication posthume de "Mes Pensées".

1944: Publication de "Pensées suivies de Spicilège"

CITATIONS DE MONTESQUIEU

Un flatteur est un esclave qui n'est bon pour aucun maître.

Malheureuse condition des hommes !
À peine l'esprit est-il parvenu à sa maturité, que le corps commence à s'affaiblir.

Rire pour rien s'appelle science du monde.

Moins on pense, plus on parle.

Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous.

La médiocrité est un garde-fou.

Dieu m'a donné du bien, et je me suis donné du superflu.

Un fond de modestie rapporte un très grand fond d'intérêt.

L'âme est l'ouvrière de la détermination.

Qui aime à s'instruire n'est jamais oisif.

Les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.

Ce n'est pas l'esprit qui fait les opinions, c'est le cœur.

Lorsque l'on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par des lois.

Si nous connaissions bien le prix d'un véritable ami, nous passerions notre vie à le chercher.

Il faut éclairer l'histoire par les lois et les lois par l'histoire.

L'histoire du commerce est celle de la communication des peuples.

La gravité est le bouclier des sots.

Le mérite console de tout.

L'amour de la démocratie est celui de l'égalité.

L'opulence est dans les mœurs et non pas dans la nature.

Malheureux le Roy qui n'a qu'une tête!

L'effet naturel de l'amour est de rendre heureux ceux qui s'aiment.

Qu'on est heureux quand on tient dans ses bras ce que l'on aime !

Les nations libres sont des nations policées.

Les hommes naissent bien dans l'égalité, mais ils n'y sauraient demeurer.

L'avantage de l'amour sur la débauche, c'est la multitude des plaisirs.

L'amour a des dédommagements que l'amitié n'a pas.

J'aime les paysans ; ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers.

Par malheur, trop peu d'intervalle entre le temps où l'on est trop jeune et celui où l'on est trop vieux.

La lumière du jour n'est pas plus pure que le feu qui brûle dans le cœur de nos femmes.

Les gens de bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont les vices sont plus raffinés.

Quand on veut gouverner les hommes, il ne faut pas les chasser devant soi, il faut les suivre.

Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie : il ne faut pas être au dessus des hommes, il faut être avec eux.

CLIN D'ŒIL

UN GRAND MERCI A L'EDIFICE POUR LA PUBLICATION DE CET HOMMAGE ECRIT EN 1989.

Montesquieu le philosophe oublié 1689 - 1755

Hommage de la Commission d'Histoire de la Grande Loge de France à l'occasion du tricentenaire de sa naissance (18 janvier 1689

 En guise de préface

«Dans une nation libre, il est souvent indifférent que les. particuliers raisonnent bien ou mal ; il suffit qu'ils raisonnent : de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements».

Ainsi s'exprimait Montesquieu dans «L'Esprit des Lois» (XIX-27). Esprit libre, intuitif, lucide, ne faisant aucune concession lorsqu'il s'agissait de défendre aussi bien la liberté et le devoir, Montesquieu a tracé la voie qui mène à la démocratie moderne.

Bien oubliés aujourd'hui, le philosophe et son œuvre ! ... tous deux occultés par le bicentenaire de la Révolution dont il fut pourtant une des lointaines «Lumières» instigatrices. Son héritage spirituel et politique est toujours aussi riche pour les honnêtes hommes qui prônent l'indépendance de l'esprit et la liberté de penser et qui appliquent ces principes dans leurs actes quotidiens. Car les règles qu'il propage, Montesquieu les applique d'abord à lui-même :

«Il faut que les lois commencent par travailler à faire des honnêtes gens avant de commencer à les choisir. Il ne faut pas commencer par parler de ces gens-là. Il y en a si peu que cela ne vaut pas la peine..

En ces temps actuels où les «Affaires» agitent les politiciens de tout bord, les paroles de Montesquieu ont une certaine résonance.

Il est dommage que le tricentenaire de sa naissance soit passé quasiment inaperçu, mis à part quelques articles dans les pages culturelles de plusieurs quotidiens, magazines et revues littéraires, et oublié par les média audio-visuels. Est-ce que Montesquieu dérangerait encore de nos jours, comme il avait dérangé les Rois et les Princes qui gouvernaient en Europe de son temps ? En l'absence de toute commémoration officielle, on peut se poser cette question.

Pour notre part, ce bien modeste exposé est un hommage que nous rendons à celui qui fut l'un des plus grands Francs-Maçons français et l'un des premiers à l'époque où «l'Honorable Société» commençait à s'installer en France. A ce titre, il mérite particulièrement notre reconnaissance.

Charles Louis de Secondat est né le 18 janvier 1689 au château de la Brède près de Bordeaux. Licencié en droit, il est reçu avocat au Parlement de Bordeaux en 1708 et s'appelle désormais «Seigneur de Montesquieu, baron de la Brède». En 1714 il devient conseiller au Parlement de Bordeaux puis se marie en 1715 avec Jeanne de Lartigues qui est protestante. Ils auront trois enfants : un fils Jean-Baptiste qui sera franc-maçon et deux filles. En 1716 il est élu à l'Académie de Bordeaux. Son oncle meurt lui léguant sa charge de Président à mortier et le nom de Montesquieu à vie.

Entre 1717 et 1721 il rédige différents mémoires sur l'écho, l'usage des glandes rénales et la transparence des corps. En 1721, il publie à Amsterdam les «Lettres Persanes» qui seront interdites par le Cardinal Dubois en 1722 à cause de leur trop grand succès et des allusions qu'elles contiennent.

En 1725 il vend sa charge et vient à Paris où il sera élu à l'Académie Française en 1727 malgré l'opposition du Cardinal Fleury. Puis, il entame de longs voyages en Allemagne, Italie, Suisse, Hollande. Devenu l'ami de Waldegrave neveu du Maréchal de Berwick, et de Lord Chesterfield, il séjourne à Londres qu'il décrit comme «vilaine ville où il y a de très belles choses (23 octobre 1729)». Il y admire la liberté politique tout en y déplorant la corruption du régime Walpole. Membre de la Royal Society il est initié Franc-maçon le 12 mai 1730 à la Loge Horn qui tenait son nom de la taverne où les Maçons Opératifs de l'abbaye de Westminster se réunissaient avant la constitution de la Grande Loge de Londres en 1717, qui deviendra ensuite la Grande Loge d'Angleterre.

De retour à la Brède il publie en juillet 1734 «Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence». A Paris c'est de la décadence de Montesquieu que l'on parle d'autant plus que cofondateur de la Loge de Bussy il est ensuite inquiété pour son appartenance par Boucher, intendant de Guyenne et par son vieil ennemi le Cardinal Fleury (1737).

Cela ne l'empêche pas de continuer à fréquenter les Loges de Paris et de Bordeaux et de terminer son œuvre maîtresse, les livres «de l'Esprit des Lois» qui paraîtront à Genève en 1748 sans nom d'auteur. Bien que la vente soit interdite à Paris l'ouvrage s'arrache. Il en est de même en Europe. Cependant, Jésuites et Jansénistes attaquent Montesquieu ; la Sorbonne s'inquiète. Il écrit alors «Défense de l'Esprit des Lois». Malesherbes, directeur de l'Imprimerie Royale lève l'interdiction en 1750 avec le consentement de Louis XV qui protégeait secrètement certains francs-maçons dont Montesquieu. Mais en 1751 «de l'Esprit des Lois» est mis à l'index par la faute de La Beaumelle apologiste maladroit de l'ouvrage. Presque aveugle Montesquieu écrit cependant en 1754 l'article sur le «goût» pour la Grande Encyclopédie. Il meurt le 10 février 1755. Son dernier manuscrit «Mes Pensées» ne sera édité qu'en 1899.

Il faut noter que Montesquieu avait un an de plus que Marivaux ; cinq ans de plus que Voltaire ; dix-huit ans de plus que Buffon ; vingt-trois ans de plus que Jean-Jacques Rousseau ; vingt-quatre ans de plus que Diderot.

En 1989, deux cent trente quatre ans après sa mort, que reste-t-il de Montesquieu ? De sa pensée, de sa présence, de son influence, de ses principes ?

L'Hôtel de la Monnaie du quai Conti nous propose une très belle médaille de Montesquieu gravée sous son meilleur profil et la Banque de France nous rappelle la vénalité des choses ici-bas en nous «offrant» un billet de 200 francs qui nous montre un fort beau portrait et les armoiries de Montesquieu, le Château de la Brède, avec une allégorie de la justice et la mention de «l'Esprit des Lois»... Ainsi chaque jour nous sommes des millions de personnes à  «palper Montesquieu» en tant que monnaie d'échange !

Sur Figaro Madame du 16 novembre 1985, Maurice Toesca, dans son anthologie de la littérature française qui chaque semaine fait revivre un grand écrivain, citait un texte des Lettres Persanes ainsi rédigé :

«C'est une grande question parmi les hommes de savoir s'il est plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Il me semble qu'il y a bien des raisons pour et contre (...). Il faut l'avouer, quoique cela choque nos mœurs, chez des peuples les plus polis, les femmes ont toujours eu de l'autorité sur leurs maris..»

Voilà au moins un propos de Montesquieu qui est toujours d'actualité... sans, toutefois, que le problème soit résolu ! ...

Dans les cahiers de la Grande Loge de France, en octobre 1955 un frère a publié une étude intitulée « Grandeur et faiblesse de Montesquieu» à l'occasion du bicentenaire de sa mort. Si l'on en croit ce frère une grande partie de l'œuvre de Montesquieu dont «de l'Esprit des Lois» serait d'inspiration maçonnique.

En mars 1977, dans «La Grande Loge de France vous parle» un autre frère intitule sa causerie dominicale «Le Franc-maçon Montesquieu» et affirme que celui-ci, dans l'Esprit des Lois, «s'explique clairement en Maçon conscient, et montre ce que fut la démarche de son esprit à la recherche de la Vérité». La vérité me semble tout autre. Certes, on trouve dans l'Esprit des Lois des développements contre l'esclavage, contre la persécution des juifs, contre la torture. On y vante les vertus d'une République de la Raison, de l'humanité, du courage. Mais ces exemples ne sont pas l'apanage des seuls Francs-maçons, d'autres hommes non initiés, à la même époque, affirmaient les mêmes principes.

Et puis dans les loges françaises de la première moitié du XVIIIe siècle, comme dans les loges anglaises, allemandes ou hollandaises on ne philosophait pas sur les régimes politiques.

Par contre, ce qui est certain, c'est que les lecteurs Francs-Maçons de l'Œuvre de Montesquieu - passés et présents - y trouvent une semence, une variété de graines qui ne demandent qu'à germer, lever et fleurir puis s'épanouir pour peu que le milieu soit propice. Or, le milieu maçonnique semble être une magnifique serre où les idées de Montesquieu se développent et rayonnent.

C'est ainsi qu'on fait l'honneur à Montesquieu d'avoir inspiré par ses écrits la Constitution Fédérale des Etats-Unis en 1787 et notamment d'avoir posé le principe (retenu dans cette Constitution) de la séparation des trois pouvoirs, énoncé dans l'Esprit des. Lois : le Légistatif au Congrès, l'Exécutif au Président, le Judiciaire à la Cour Suprême.

André Maurois l'affirme dans son «Histoire des Etats-Unis». C'est aussi l'avis d'historiens Francs-maçons américains qui, s'appuyant sur de nombreux documents de familles rassemblés par les Research Lodges, prouvent que les héros de l'Indépendance étaient lecteurs des œuvres de Montesquieu et possédaient ses ouvrages.

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Pourtant Montesquieu ne se prononça pas sur les deux grandes formes de suffrages : universel ou censitaire; non plus sur les formes d'expression collective. Son seul grand désir exprimé était celui de ne pas opprimer les minorités. En cela il rejoint l'idéal maçonnique.

Mais il est un autre principe que l'on retrouve chez Montesquieu lorsque l'on relit ses œuvres notamment celles écrites après 1730. De nos jours, il est admis - depuis qu'Auguste Conte dans sa Philosophie Positive en 1830 a «inventé» le terme de sociologue pour désigner celui qui se livre à l'étude scientifique des faits sociaux - que Montesquieu fut un sociologue avant la lettre. Sociologue il l'était car pour Montesquieu, le règne de l'égalité véritable s'établit par le Savoir et par la Connaissance. Selon lui, ce qui rend les hommes plus ou moins inégaux c'est l'Esprit. Or, les événements contemporains donnent raison à Montesquieu. C'est ainsi que l'Europe Occidentale capitaliste résistera victorieusement aux poussées prolétariennes de 1917, 1919, 1945 et aussi à celles de 1968. Les classes dites «possédantes» et dirigeantes étaient instruites et l'on sait bien qu'il est plus aisé d'opérer un transfert de biens matériels que d'acquérir les cultures de l'Esprit. Inversement en 1917, les structures décadentes et oppressantes des derniers Tsars de Russie s'écroulèrent facilement devant l'intelligence des divers partisans anti-tsaristes.

Un bel esprit - Maçonnique - a écrit que «La pensée de Montesquieu c'est l'extrême fleur d'un génie d'âge mûrissant, elle exige de la réflexion, de la prudence, de la culture... C'est à la fois sa grandeur et sa faiblesse».

Sur le plan politique, Jean Starobinski auteur d'un «Montesquieu par lui-même», souligne le rayonnement des idées de Montesquieu en écrivant en 1953 :

«Nous vivons dans une société aménagée en grande partie selon les vœux de Montesquieu : l'Exécutif, le Législatif et le Judiciaire y sont séparés : les peines y sont en principe proportionnées aux délits ; le libéralisme économique y a été pratiqué pendant longtemps. Tout cela nous est si familier que nous y faisons à peine attention... Bien plus, nous avons eu tout loisir, à l'intérieur du monde instauré par la pensée politique de Montesquieu, de constater ce qui se corrompait et cédait à l'usage. Nous en sommes à voir se lézarder un édifice que Montesquieu n'avait entrevu que dans son image idéale, esquissée sur fond d'espoir, avant même que la Règle et le Compas en eussent tracé les plans exacts.

Les conditions économiques de l'âge industrie sont venues fausser l'équilibre d'un calcul qui comptait sans elles..

Mais en 1959, Louis Althusser, dans son petit livre intitulé «Montesquieu, la politique et l'histoire» soumet les idées de Montesquieu au feu. d'une critique sans complaisance :

«Cet opposant de droite a servi dans la suite du siècle tous les opposants de gauche, avant de donner des armes dans l'avenir de l'histoire à tous les réactionnaires... Toute la période prérévolutionnaire se joue en grande partie sur les thèmes de Montesquieu, et ce féodal ennemi du despotisme devint le héros de tous les adversaires de l'ordre établi. Par un singulier retour de l'histoire, celui qui regardait vers le passé parut ouvrir les portes de l'avenir. Je crois que ce paradoxe tient avant tout au caractère anachronique de la position de Montesquieu. C'est parce qu'il plaidait la cause d'un ordre dépassé qu'il se fit l'adversaire de l'ordre présent que d'autres devaient dépasser...».

Il n'empale que la publication en 1748 de l'Esprit des Lois fut une bouffée d'oxygène, de liberté, dans le régime d'absolutisme de l'époque... En 1989 les Princes qui nous gouvernent et tous nos politiciens quelles que soient leurs appartenances et leurs croyances feraient bien de lire ou de relire l'Esprit des Lois, et de s'en inspirer lors de leur démarche politique...

... Quant à moi permettez-moi de conclure ici cette planche, sans rechercher plus avant le contenu de l’œuvre de Montesquieu et ce qu'il en reste... car comme il l'a si bien écrit :

«Quand on court après l'Esprit... On rattrape la sottise».

Georges Ageon

ANNEXE N° 1 : L'activité maçonnique de Montesquieu

Nous sommes très bien renseignés sur les activités maçonniques de Montesquieu par les journaux anglais de l'époque qui publiaient alors un Carnet Maçonnique des Tenues qui avaient lieu en Angleterre et dans les milieux anglais de France, par la correspondance de Montesquieu et de ses amis maçons et aussi par les archives de la Police de Bordeaux et de Paris.

Montesquieu est tout d'abord présenté le 12 février 1730 par le Dr Georges-Louis Tessier à la Royal Society de Londres, creuset maçonnique où il est élu le 26 février 1730, sa candidature ayant été appuyée par ses amis anglais dont le Duc de Richmond, ancien Grand-Maître de la Grande Loge de Londres, le Duc de Montaigu, Milord Pembroke, Alexandre Stuard médecin de la Reine Caroline et futur membre de l'Académie de Bordeaux, et Martin Ffolkes qui deviendra un ami privilégié.

Le mardi 12 mars 1730 Montesquieu est initié à la Loge qui se réunissait à la Horn Tavern ; le British Journal du samedi 16 mars rapporte la cérémo­nie dans les termes suivants :

«Nous apprenons que mardi soir à une Tenue de Loge à la Horn Tavern, dans Westminster, où étaient présents le Duc de Norfolk, Grand-Maître, Nathaniel Blakerby, vice Grand-Maître, et d'autres grands officiers, ainsi que le Duc de Richmond, Maître de la Loge, le marquis de Beaumont, Lord Mordaunt, le marquis de Quesne et plusieurs autres personnes de distinction, les nobles étrangers ci-dessous, Charles-Louis président Mon­tesquier (sic), Francis comte de Sade... furent reçus membres de l'Ancienne et Honorable Société des Francs-Maçons».

Le 15 décembre 1732, Montesquieu assista à l'Allumage des Feux de la Loge «Anglaise n° 204» à Bordeaux, constituée par des marins anglais le 27 avril de la même année.

Le Saint James Whitehall Evening Post du 7 septembre 1734 indique que Montesquieu a assisté à une Tenue dans une Loge de Paris.

«Nous apprenons de Paris qu'une Loge de Francs-Maçons s'est récemment tenue ici en la demeure de Sa Grâce la Duchesse de Portmouth, où Sa Grâce le Duc de Richmond, assisté par le comté de Waldegrave, le Président Montesquier (sic), le Brigadier Churchill, Edouard Young Esquire secrétaire du très honorable Ordre du Bain et Walter Stickland Esquire, ont admis dans cette ancienne et honorable Société, plusieurs personnes de qualité, parmi lesquelles étaient le marquis de Brancas, le général Skel­ton et le fils du Président».

En fait, cette Loge de Paris, où fut initié en présence de Montesquieu, son fils Jean-Baptiste de Secondat, alors âgé de 18 ans, n'est autre que la Loge «d'Aubigny» n° 133 dont le Maître de Loge est le Duc de Richmond, Charles de Lennox, aussi Duc d'Aubigny (en Berry) et Pair de France, Passé-Maître de la Loge Horn. Il réunit sa loge d'Aubigny aussi bien à Paris qu'en Berry, comme nous le verrons plus loin.

Le 31 juillet et le 2 août 1735, Montesquieu échange une correspondance avec le Duc de Richmond, qui l'invite à une tenue dans sa Loge au Château d'Aubigny, en présence du Dr Désaguliers, «le Grand Belzébuth de tous les Maçons». Cette lettre retrouvée avec d'autres correspondances à (et de) Montesquieu dans les archives d'une vieille famille bordelaise (d'Aux), et rendue publique en 1981, n'a été publiée intégralement qu'en 1982. Nous la donnons en annexe 2.

Le Saint-James Whitehall Evening Post du 20 septembre 1735 annonce encore une Tenue à Paris où assistait Montesquieu. Elle est d'importance pour ce qui concerne l'histoire des premières Loges françaises ; voici ce qu'écrit le Journal anglais:

«On écrit de Paris que Sa Grâce le Duc de Richmond et le Dr Désaguliers, ex Grand-Maître de l'ancienne et honorable société des Maçons libres et acceptés, munis à cet effet d'une autorisation et scellée de son sceau ainsi que celui de l'Ordre, ont convoqué une Loge à l'Hôtel de Bussy dans la rue de Bussy (Note de l'auteur : au 4 de la rue de Buci actuelle). Etaient présents : Son excellence, le comte de Waldegrave, ambassadeur de Sa Majesté près du Roi de France; le très honorable Président Montesquieu; le marquis de Lomuren; Lord Dursley, fils du comte de Berkley; l'honorable M. Fitz William; Messieurs Knigh père et fils; le Dr Wickman et plusieurs autres personnages français et anglais. Les nobles et gentlemen ci-après désignés y ont été reçus dans l'Ordre, savoir: Sa Grâce le Duc de Kingston; l'honorable comte de Saint-Florentin, secrétaire d'Etat de Sa Majesté très chrétienne; le très hono­rable Lord Chewton, fils de Lord Waldegrave; M. Pelham, M. Arminger, M. Colton et M Clément. A la suite de la cérémonie, les nouveaux Frères ont offert un splendide banquet à toute l'assistance».

Cette relation d'une tenue importante par le journal anglais concerne-t- elle une Tenue exceptionnelle de la Loge d'Aubigny à Paris ou l'Allumage des Feux de la Loge de «Bussy» qui deviendra plus tard la Loge «Bussy­Aumont» du nom du futur Maître de Loge ? La question s'est posée : Marcy penche pour la Loge d'Aubigny, alors que dans le Dictionnaire de Daniel Ligou, le signataire «J. Br» de la notice sur Montesquieu, ainsi que d'autres historiens dans d'autres ouvrages, citent la Loge de Bussy.

Or, l'Hôtel de Bussy était à cette époque occupé par le Traiteur Alexis Landelle qui, - cela est prouvé - y recevait épisodiquement d'autres Loges. Pierre Chevallier a daté la constitution de la Loge de Bussy le 29 novembre 1736, et son installation le 7 février 1737, ce que confirme Daniel Ligou dans son «Histoire des Francs-Maçons en France» (qui date de 1981). Si l'on considère les très sérieux travaux de la Loge de Recherches «Villard de Honnecourt» il semble bien que c'est la Loge d'Aubigny qui s'est réunie rue de Bussy à Paris en septembre 1735 et que la Loge de Bussy a été installée durant l'hiver 1736/1737.

Pour terminer avec la Loge d'Aubigny - qui sera démolie en 1737, après le retour définitif du Duc de Richmond en Angleterre — rappelons que c'est de cette Loge que la première indiscrétion - en France - de ce qu'était une initiation maçonnique, fut propagée. Elle fut le fait du Duc de Kingston, initié en septembre 1735, rue de Bussy, et qui raconta sur l'oreiller le déroulement de la Tenue à sa Maîtresse, «la Carton» une ancienne danseuse qui était aussi l'amie et l'indicatrice du Lieutenant Général de police Hérault qui renseignait ainsi le Cardinal Fleury sur les faits et gestes des anglais et sur les personnalités françaises et étrangères qui assistaient aux Tenues. Hérault fit fermer quelques Loges en pourchassant les Traiteurs... mais ne put rien contre les Maçons, souvent de haute noblesse, et qui protégeaient leurs Frères de la Roture. Hérault se fit un beau pactole en publiant les indiscrétions de la Carton et les papiers saisis dans les Loges.

Le 6 avril 1737, Boucher, Intendant de Guyenne, dénonça les activités maçonniques de Montesquieu à Bordeaux, à la suite de quoi le Cardinal Fleury lui interdit de fréquenter les Loges, ce qui rassura Boucher et n'empêcha pas Montesquieu d'assister à ses tenues et de participer à la création de la première Loge Française de Bordeaux, en 1740 et dont le comte de Pontac devint Vénérable.

En juin 1747, Montesquieu séjourna au château de Lunéville, invité par le Roi de Lorraine Stanislas Leszinski qui l'admirait et qui protégeait la Loge de la Cour, et à laquelle appartenaient nombre de membres de sa famille, des gentilshommes et des ecclésiastiques lorrains, que Montesquieu rencontra lors de sa visite à la Loge.

Le 21 mars 1751 Montesquieu sera élu à l'Académie Stanislas de Nancy, mais il ne fit pas le voyage pour sa réception car atteint de la cataracte sa vue était déjà très faible.

ANNEXE N° 2 : Montesquieu, «correspondance inédite»

Extrait de la Revue d'Histoire Littéraire de la France n° 2 mars-avril 1982 - Lettre n° 27 pages 217 et 218*

Le duc de Richmond à Montesquieu A Chanteloup (1) ce 31 juillet (1735)

Puisque vous ne venez pas, mon cher président, nous voir en Angleterre, vous devriez au moins vivre un peu avec nous pendant que nous sommes en France. Faites donc graisser votre chaise, prenez la poste, et venez nous voir à Aubigny. C'est une affaire d'un jour et demi. La première nuitée vous pourrez coucher à Montargis, et le lendemain vous dînerez chez nous. Il faut continuer sur la route de Lyon jusqu'à une poste qu'on appelle les Bézards, et de là on vous mène droit à Aubigny (2). Ce n'est que neuf lieues, quoiqu'on vous fera payer sept postes. Ce n'est pas seulement moi, mais madame de Richmond et madame Hervey qui souhaitent aussi ardemment de vous voir. J'ai encore un autre raisonnement qui assurément vous tentera davantage de faire ce petit voyage. Sachez donc, mon très vénérable frère, que la maçonnerie est très florissante à Aubigny. Nous y avons une loge de plus de vingt frères. Ce n'est pas là tout : sachez enfin que le grand Belzébuth de tous les maçons, qui est le docteur Désaguliers (3), est actuellement à Paris, et doit venir au premier jour à Aubigny pour y tenir la loge. Venez-y donc, mon cher frère, au plus tôt recevoir sa bénédiction. Mais pour parler sérieusement et la maçonnerie par conséquent à part, vous nous obligerez infiniment, mon cher président, si vous voudriez nous y venir voir. J'y serai mercredi qui vient le 3 août et j'y resterai au moins trois semaines. Adieu, mon cher président. Mon amitié et mon attachement pour vous est inviolable.

Commentaire :

Autographe, non signée. Feuille double de 23,5 x 18,5 cm. Pas d'adresse. Marques d'une pliure en 4.
Charles Lennox, second duc de Richmond (1701-1780), est fréquemment mentionné dans la correspondance de Montesquieu. Des lettres qu'il adressa au philosophe, celle-ci est la seule qui nous soit parvenue. De même nous ne connaissons qu'une seule lettre de Montesquieu à Richmond : la réponse à la présente lettre a été publiée par R. Shackleton, French Studies, 1958, p. 328. Montesquieu décline l'invitation. La réponse est datée : « A Paris, ce 2 juillet 1735 », ce qui est évidemment impossible. Il convient de corriger : «2 août» Montesquieu écrivant au début d'un nouveau mois a par étourderie daté encore du mois précédent.

Notes :

* Nous remercions la famille d'Aux et son conseil M. le Bâtonnier P.A. Perrod qui nous autorisent à publier cette lettre, ainsi que M. René Pomeau, directeur de la Revue d'Histoire Littéraire de la France, auteur du Commentaire et des trois notes.
1. Château aujourd'hui disparu proche d'Amboise (il n'en subsiste que la Pagode). C'est à Chanteloup que Choiseul se retirera après sa disgrâce en 1770.
2. Les Bézards, au sud de Montargis. En continuant l'actuelle route D 940, qui traverse la Loire à Gien, on atteint Aubigny-sur-Nère, à 46 km des Bézards.
3. Désaguliers, protestant réfugié à Londres, était l'une des tètes de la franc-maçonnerie anglaise. Dans sa réponse Montesquieu s'exclame : «Soit le bien arrivé le docteur Désaguliers, la première colonne de la franc-maçonnerie. Je ne doute pas que sur cette nouvelle tout ce qui reste encore à recevoir en France de gens de mérite ne se fasse maçon».

ESSAI SUR LE GOÛT

DANS LES CHOSES DE LA NATURE ET DE L'ART,
ou
RÉFLEXIONS SUR LES CAUSES DU PLAISIR QU'EXCITENT EN NOUS
LES OUVRAGES D'ESPRIT ET LES PRODUCTIONS DES BEAUX ARTS.

Dans notre manière d'être actuelle, notre âme goûte trois sortes de plaisirs ; il y en a qu'elle tire du fond de son existence même ; d'autres qui résultent de son union avec le corps ; d'autres enfin qui sont fondés sur les plis et les préjugés que de certaines institutions, de certains usages, de certaines habitudes, lui ont fait prendre.

Ce sont ces différens plaisirs de notre âme qui forment les objets du goût, comme le beau, le bon, l'agréable, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, le majestueux, etc. Par exemple, lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu'elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l'appelons belle.

Les anciens n'avaient pas bien démêlé ceci ; ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd'hui insoutenables, parce qu'ils sont fondés sur une philosophie fausse ; car tous ces raisonnemens tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l'humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien.

Les sources du beau, du bon, de l'agréable, etc., sont dans nous-mêmes ; et en chercher les raisons, c'est chercher les causes des plaisirs de notre âme.

Examinons donc notre âme, étudions-la dans ses actions et dans ses passions, cherchons-la dans ses plaisirs ; c'est là où elle se manifeste davantage. La poésie, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l'art, peuvent lui donner du plaisir. Voyons pourquoi, comment, et quand ils le lui donnent ; rendons raison de nos sentimens ; cela pourra contribuer à nous former le goût, qui n'est autre chose que l'avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes.

DES PLAISIRS DE NOTRE AME.

L'âme, indépendamment des plaisirs qui lui viennent des sens, en a qu'elle aurait indépendamment d'eux, et qui lui sont propres ; tels sont ceux que lui donnent la curiosité, les idées de sa grandeur, de ses perfections, l'idée de son existence opposée au sentiment du néant, le plaisir d'embrasser tout d'une idée générale, celui de voir un grand nombre de choses, etc., celui de comparer, de joindre et de séparer les idées. Ces plaisirs sont dans la nature de l'âme indépendamment des sens, parce qu'ils appartiennent à tout être qui pense ; et il est fort indifférent d'examiner ici si notre âme a ces plaisirs comme substance unie avec le corps, ou comme séparée du corps, parce qu'elle les a toujours, et qu'ils sont les objets du goût : ainsi nous ne distinguerons point ici les plaisirs qui viennent à l'âme de sa nature d'avec ceux qui lui viennent de son union avec le corps ; nous appellerons tout cela plaisirs naturels, que nous distinguerons des plaisirs acquis que l'âme se fait par de certaines liaisons avec les plaisirs naturels ; et de la même manière et par la même raison nous distinguerons le goût naturel et le goût acquis.

Il est bon de connaître la source des plaisirs dont le goût est la mesure : la connaissance des plaisirs naturels et acquis pourra nous servir à rectifier notre goût naturel et notre goût acquis. Il faut partir de l'état où est notre être, et connaître quels sont ses plaisirs, pour parvenir à les mesurer et même quelquefois à les sentir.

Si notre âme n'avait point été unie au corps, elle aurait connu ; mais il y a apparence qu'elle aurait aimé ce qu'elle aurait connu : à présent nous n'aimons presque que ce que nous ne connaissons pas.

Notre manière d'être est entièrement arbitraire ; nous pouvions avoir été faits comme nous sommes, ou autrement. Mais si nous avions été faits autrement, nous verrions autrement ; un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre éloquence, une autre poésie ; une contexture différente des mêmes organes aurait fait encore une autre poésie : par exemple, si la constitution de nos organes nous avait rendus capables d'une plus longue attention, toutes les règles qui proportionnent la disposition du sujet à la mesure de notre attention ne seraient plus ; si nous avions été rendus capables de plus de pénétration, toutes les règles qui sont fondées sur la mesure de notre pénétration tomberaient de même ; enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine façon seraient différentes si notre machine n'était pas de cette façon.

Si notre vue avait été plus faible et plus confuse, il aurait fallu moins de moulures et plus d'uniformité dans les membres de l'architecture ; si notre vue avait été plus distincte et notre âme capable d'embrasser plus de choses à la fois, il aurait fallu dans l'architecture plus d'ornemens ; si nos oreilles avaient été faites comme celles de certains animaux, il aurait fallu réformer bien de nos instrumens de musique. Je sais bien que les rapports que les choses ont entre elles auraient subsisté ; mais le rapport qu'elles ont avec nous ayant changé, les choses qui dans l'état présent font un certain effet sur nous ne le feraient plus ; et, comme la perfection des arts est de nous présenter les choses telles qu'elles nous fassent le plus de plaisir qu'il est possible, il faudrait qu'il y eût du changement dans les arts, puisqu'il y en aurait dans la manière la plus propre à nous donner du plaisir.

On croit d'abord qu'il suffirait de connaître les diverses sources de nos plaisirs pour avoir le goût, et que, quand on a lu ce que la philosophie nous dit là-dessus, on a du goût, et que l'on peut hardiment juger des ouvrages. Mais le goût naturel n'est pas une connaissance de théorie, c'est une application prompte et exquise des règles mêmes que l'on ne connaît pas. Il n'est pas nécessaire de savoir que le plaisir que nous donne une certaine chose que nous trouvons belle vient de la surprise ; il suffit qu'elle nous surprenne, et qu'elle nous surprenne autant qu'elle le doit, ni plus ni moins.

Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous les préceptes que nous pourrions donner pour former le goût, ne peuvent regarder que le goût acquis, c'est-à-dire ne peuvent regarder directement que ce goût acquis, quoiqu'ils regardent encore indirectement le goût naturel ; car le goût acquis affecte, change, augmente et diminue le goût naturel, comme le goût naturel affecte, change, augmente et diminue le goût acquis.

La définition la plus générale du goût, sans considérer s'il est bon ou mauvais, juste ou non, est ce qui nous attache à une chose par le sentiment ; ce qui n'empêche pas qu'il ne puisse s'appliquer aux choses intellectuelles, dont la connaissance fait tant de plaisir à l'âme qu'elle était la seule félicité que de certains philosophes pussent comprendre. L'âme connaît par ses idées et par ses sentimens ; car, quoique nous opposions l'idée au sentiment, cependant lorsqu'elle voit une chose elle la sent ; et il n'y a point de choses si intellectuelles qu'elle ne voie ou qu'elle ne croie voir, et par conséquent qu'elle ne sente.

DE L'ESPRIT EN GÉRÉRAL.

L'esprit est le genre qui a sous lui plusieurs espèces, le génie, le bon sens, le discernement, la justesse, le talent et le goût.

L'esprit consiste à avoir les organes bien constitués relativement aux choses où il s'applique. Si la chose est extrêmement particulière, il se nomme talent ; s'il a plus de rapport à un certain plaisir délicat des gens du monde, il se nomme goût ; si la chose particulière est unique chez un peuple, le talent se nomme esprit, comme l'art de la guerre et l'agriculture chez les Romains, la chasse chez les Sauvages.

DE LA CURIOSITÉ.

Notre âme est faite pour penser, c'est-à-dire pour apercevoir : or un tel être doit avoir de la curiosité ; car, comme toutes les choses sont dans une chaîne où chaque idée en précède une et en suit une autre, on ne peut jamais avoir une chose sans désirer d'en avoir une autre ; et, si nous n'avions pas ce désir pour celle-ci, nous n'aurions eu aucun plaisir à celle-là. Ainsi, quand on nous montre une partie d'un tableau, nous souhaitons de voir la partie qu'on nous cache, à proportion du plaisir que nous a fait celle que nous avons vue.

C'est donc le plaisir que nous donne un objet qui nous porte vers un autre ; c'est pour cela que l'âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais.

Ainsi on sera toujours sûr de plaire à l'âme lorsqu'on lui fera voir beaucoup de choses, ou plus qu'elle n'avait espéré d'en voir.

Par-là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, et que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut et champêtre : c'est la même cause qui produit ces effets. Comme nous aimons à voir un grand nombre d'objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d'espace ; enfin notre âme fuit les bornes, et elle voudrait pour ainsi dire étendre la sphère de sa présence : ainsi c'est un grand plaisir pour elle de porter sa vue au loin. Mais comment le faire ? Dans les villes, notre vue est bornée par des maisons ; dans les campagnes, elle l'est par mille obstacles. à peine pouvons-nous voir trois ou quatre arbres ; L'art vient à notre secours, et nous découvre la nature qui se cache elle-même. Nous aimons l'art, et nous l'aimons mieux que la nature, c'est-à-dire la nature dérobée à nos yeux : mais quand nous trouvons de belles situations, quand notre vue en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, et ces dispositions qui sont pour ainsi dire créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu'elle voit les jardins de Le Nostre ; parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l'art se ressemble toujours. C'est pour cela que dans la peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde : c'est que la peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vue se peut porter au loin et dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vue avec plaisir.

Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c'est lorsqu'on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d'autres, et qu'on nous fait découvrir tout d'un coup ce que nous ne pouvions espérer qu'après une grande lecture.

Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d'Annibal. « Lorsqu'il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir ; cum victoria posset uti, frui maluit. »

Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine quand il dit : « Ce fut vaincre que d'y entrer ; introisse victoria fuit. »

Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse : « C'est le Scipion qui croît pour la destruction de l'Afrique ; hic erit Scipio qui in exitium Africæ crescit. » Vous croyez voir un enfant qui croît et s'élève comme un géant.

Enfin il nous fait voir le grand caractère d'Annibal, la situation de l'univers, et toute la grandeur du peuple romain, lorsqu'il dit : « Annibal fugitif cherchait au peuple romain un ennemi par tout l'univers ; qui, profugus ex Africa, hostem populo romano toto orbe quærebat. »

DES PLAISIRS DE L'ORDRE.

Il ne suffit pas de montrer à l'âme beaucoup de choses, il faut les lui montrer avec ordre ; car pour lors nous nous ressouvenons de ce que nous avons vu, et nous commençons à imaginer ce que nous verrons ; notre âme se félicite de son étendue et de sa pénétration : mais, dans un ouvrage où il n'y a point d'ordre, l'âme sent à chaque instant troubler celui qu'elle y veut mettre. La suite que l'auteur s'est faite, et celle que nous nous faisons, se confondent ; l'âme ne retient rien, ne prévoit rien ; elle est humiliée par la confusion de ses idées, par l'inanité qui lui reste ; elle est vraiment fatiguée, et ne peut goûter aucun plaisir : c'est pour cela que, quand le dessein n'est pas d'exprimer ou de montrer la confusion, on met toujours de l'ordre dans la confusion même. Ainsi les peintres groupent leurs figures ; ainsi ceux qui peignent les batailles mettent-ils sur le devant de leurs tableaux les choses que l'oeil doit distinguer, et la confusion dans le fond et le lointain.

DES PLAISIRS DE LA VARIÉTÉ.

Mais s'il faut de l'ordre dans les choses, il faut aussi de la variété ; sans cela l'âme languit, car les choses semblables lui paraissent les mêmes ; et si une partie d'un tableau qu'on nous découvre ressemblait à une autre que nous aurions vue, cet objet serait nouveau sans le paraître, et ne ferait aucun plaisir. Et comme les beautés des ouvrages de l'art, semblables à celles de la nature, ne consistent que dans les plaisirs qu'elles nous font, il faut les rendre propres le plus que l'on peut à varier ces plaisirs ; il faut faire voir à l 'âme des choses qu'elle n'a pas vues ; il faut que le sentiment qu'on lui donne soit différent de celui qu'elle vient d'avoir.

C'est ainsi que les histoires nous plaisent par la variété des récits, les romans par la variété des prodiges, les pièces de théâtre par la variété des passions ; et que ceux qui savent instruire modifient le plus qu'ils peuvent le ton uniforme de l'instruction.

Une longue uniformité rend tout insupportable ; le même ordre des périodes long-temps continué accable dans une harangue ; les mêmes nombres et les mêmes chutes mettent de l'ennui dans un long poëme. S'il est vrai que l'on ait fait cette fameuse allée de Moscow à Pétersbourg, le voyageur doit périr d'ennui, renfermé entre les deux rangs de cette allée ; et celui qui aura voyagé long-temps dans les Alpes en descendra dégoûté des situations les plus heureuses et des points de vue les plus charmans.

L'âme aime la variété ; mais elle ne l'aime, avons-nous dit, que parce qu'elle est faite pour connaître et pour voir : il faut donc qu'elle puisse voir, et que la variété le lui permette ; c'est-à-dire il faut qu'une chose soit assez simple pour être aperçue, et assez variée pour être aperçue avec plaisir.

Comme il faut que l'objet que l'on doit voir d'un coup d'oeil soit simple, il faut qu'il soit unique, et que les parties se rapportent toutes à l'objet principal : c'est pour cela encore qu'on aime la symétrie ; elle fait un tout ensemble.

Il est dans la nature qu'un tout soit achevé ; et l'âme qui voit ce tout veut qu'il n'y ait point de partie imparfaite. C'est encore pour cela qu'on aime la symétrie : il faut une espèce de pondération ou de balancement ; et un bâtiment avec une aile, ou une aile plus courte qu'une autre, est aussi peu fini qu'un corps avec un bras, ou avec un bras trop court.

DES CONTRASTES.

L'âme aime la symétrie, mais elle aime aussi les contrastes. Ceci demande bien des explications.

Par exemple, si la nature demande des peintres et des sculpteurs qu'ils mettent de la symétrie dans les parties de leurs figures, elle veut au contraire qu'ils mettent des contrastes dans les attitudes. Un pied rangé comme un autre, un membre qui va comme un autre, sont insupportables : la raison en est que cette symétrie fait que les attitudes sont presque toujours les mêmes, comme on le voit dans les figures gothiques, qui se ressemblent toutes par-là. Ainsi il n'y a plus de variété dans les productions de l'art. De plus, la nature ne nous a pas situés ainsi ; et, comme elle nous a donné du mouvement, elle ne nous a pas ajustés dans nos actions et dans nos manières comme des pagodes ; et si les hommes gênés et contraints sont insupportables, que sera-ce des productions de l'art ?

Il faut donc mettre des contrastes dans les attitudes, surtout dans les ouvrages de sculpture, qui, naturellement froide, ne peut mettre de feu que par la force du contraste et de la situtation.

Mais, comme nous avons dit que la variété que l'on a cherché à mettre dans le gothique lui a donné de l'uniformité, il est souvent arrivé que la variété que l'on a cherché à mettre par le moyen des contrastes est devenue une symétrie et une vicieuse uniformité.

Ceci ne se sent pas seulement dans de certains ouvrages de sculpture et de peinture, mais aussi dans le style de quelques écrivains, qui, dans chaque phrase, mettent toujours le commencement en contraste avec la fin par des antithèses continuelles, tels que saint Augustin et autres auteurs de la basse latinité, et quelques-uns de nos modernes, comme Saint-Évremont. Le tour de phrase, toujours le même et toujours uniforme, déplaît extrêmement ; ce contraste perpétuel devient symétrie, et cette opposition toujours recherchée devient uniformité. L'esprit y trouve si peu de variété, que, lorsque vous avez vu un partie de la phrase, vous devinez toujours l'autre : vous voyez des mots opposés, mais opposés de la même manière ; vous voyez un tour de phrase, mais c'est toujours le même.

Bien des peintres sont tombés dans le défaut de mettre des contrastes partout et sans ménagement ; de sorte que, lorsqu'on voit une figure, on devine d'abord la disposition de celles d'à côté : cette continuelle diversité devient quelque chose de semblable. D'ailleurs la nature, qui jette les choses dans le désordre, ne montre pas l'affectation d'un contraste continuel ; sans compter qu'elle ne met pas tous les corps en mouvement, et dans un mouvement forcé : elle est plus variée que cela ; elle met les uns en repos, et elle donne aux autres différentes sortes de mouvemens.

Si la partie de l'âme qui connaît, aime la variété, celle qui sent ne la cherche pas moins ; car l'âme ne peut pas soutenir long-temps les mêmes situations, parce qu'elle est liée à un corps qui ne peut les souffrir. Pour que notre âme soit excitée, il faut que les esprits coulent dans les nerfs : or il y a là deux choses ; une lassitude dans les nerfs, une cessation de la part des esprits qui ne coulent plus, ou qui se dissipent des lieux où ils ont coulé.

Ainsi tout nous fatigue à la longue, et surtout les grands plaisirs ; on les quitte toujours avec la même satisfaction qu'on les a pris ; car les fibres qui en ont été les organes ont besoin de repos ; il faut en employer d'autres plus propres à nous servir, et distribuer pour ainsi dire le travail.

Notre âme est lasse de sentir ; mais ne pas sentir, c'est tomber dans un anéantissement qui l'accable. On remédie à tout en variant ses modifications ; elle sent, et elle ne se lasse pas.

DES PLAISIRS DE LA SURPRISE.

Cette disposition de l'âme qui la porte toujours vers différens objets fait qu'elle goûte tous les plaisirs qui viennent de la surprise : sentiment qui plaît à l'âme par le spectacle et par la promptitude de l'action ; car elle aperçoit ou sent une chose qu'elle n'attend pas, ou d'une manière qu'elle n'attendait pas.

Une chose peut nous surprendre comme merveilleuse, mais aussi comme nouvelle, et encore comme inattendue ; et, dans ces derniers cas, le sentiment principal se lie à un sentiment accessoire, fondé sur ce que la chose est nouvelle ou inattendue.

C'est par là que les jeux de hasard nous piquent ; ils nous font voir une suite continuelle d'événemens non attendus : c'est par là que les jeux de société nous plaisent ; ils sont encore une suite d'événemens imprévus qui ont pour cause l'adresse jointe au hasard.

C'est encore par là que les pièces de théâtre nous plaisent ; elles se développent par degrés, cachent les événemens jusqu'à ce qu'ils arrivent, nous préparent toujours de nouveaux sujets de surprise, et souvent nous piquent en nous les montrant tels que nous aurions dû les prévoir.

Enfin les ouvrages d'esprit ne sont ordinairement lus que parce qu'ils nous ménagent des surprises agréables et suppléent à l'insipidité des conversations, presque toujours languissantes, et qui ne font point cet effet.

La surprise peut être produite par la chose ou par la manière de l'apercevoir ; car nous voyons une chose plus grande ou plus petite qu'elle n'est en effet, ou différente de ce qu'elle est ; ou bien nous voyons la chose même, mais avec une idée accessoire qui nous surprend. Telle est dans une chose l'idée accessoire de la difficulté de l'avoir faite, ou de la personne qui l'a faite, ou du temps où elle a été faite, ou de la manière dont elle a été faite, ou de quelque autre circonstance qui s'y joint.

Suétone nous décrit les crimes de Néron avec un sang-froid qui nous surprend, en nous faisant presque croire qu'il ne sent point l'horreur de ce qu'il décrit. Il change de ton tout à coup, et dit : « L'univers ayant souffert ce monstre pendant quatorze ans, enfin il l'abandonna ; tale monstrum per quatuordecim annos perpessus terrarum orbis, tandem destituit. » Ceci produit dans l'esprit différentes sortes de surprises : nous sommes surpris du changement de style de l'auteur, de la découverte de sa différente manière de penser, de sa façon de rendre en aussi peu de mots une des grandes révolutions qui soient arrivées : ainsi l'âme trouve un très-grand nombre de sentimens différens qui concourent à l'ébranler et à lui composer un plaisir.

DES DIVERSES CAUSES QUI PEUVENT PRODUIRE UN SENTIMENT.

Il faut bien remarquer qu'un sentiment n'a pas ordinairement dans notre âme une cause unique ; c'est, si j'ose me servir de ce terme, une certaine dose qui en produit la force et la variété. L'esprit consiste à savoir frapper plusieurs organes à la fois ; et si l'on examine les divers écrivains, on verra peut-être que les meilleurs, et ceux qui ont plus d'avantage, sont ceux qui ont excité dans l'âme plus de sensations en même temps.

Voyez, je vous prie, la multiplicité des causes. Nous aimons mieux voir un jardin bien arrangé qu'une confusion d'arbres : 1° parce que notre vue, qui serait arrêtée, ne l'est pas ; 2° chaque allée est une, et forme une grande chose, au lieu que dans la confusion chaque arbre est une chose, et une petite chose ; 3° nous voyons un arrangement que nous n'avons pas coutume de voir ; 4° nous savons bon gré de la peine que l'on a prise ; 5° nous admirons le soin que l'on a de combattre sans cesse la nature, qui, par des productions qu'on ne lui demande pas, cherche à tout confondre ; ce qui est si vrai qu'un jardin négligé nous est insupportable. Quelquefois la difficulté de l'ouvrage nous plaît, quelquefois c'est la facilité ; et comme dans un jardin magnifique nous admirons la grandeur et la dépense du maître, nous voyons quelquefois avec plaisir qu'on a eu l'art de nous plaire avec peu de dépense et de travail. Le jeu nous plaît parce qu'il satisfait notre avarice, c'est-à-dire l'espérance d'avoir plus ; il flatte notre vanité par l'idée de la préférence que la fortune nous donne et l'attention que les autres ont sur notre bonheur ; il satisfait notre curiosité en nous donnant un spectacle ; enfin il nous donne les différens plaisirs de la surprise.

La danse nous plaît par la légèreté, par une certaine grâce, par la beauté et la variété des attitudes, par sa liaison avec la musique, la personne qui danse étant comme un instrument qui accompagne ; mais surtout elle plaît par une disposition de notre cerveau, qui est telle qu'elle ramène en secret l'idée de tous les mouvemens à de certains mouvemens, la plupart des attitudes à de certaines attitudes.

DE LA LIAISON ACCIDENTELLE DE CERTAINES IDÉES.

Presque toujours les choses nous plaisent et déplaisent à différens égards : par exemple, les castrati d'Italie nous doivent faire peu de plaisir : I° parce qu'il n'est pas étonnant qu'accommodés comme ils sont ils chantent bien ; ils sont comme un instrument dont l'ouvrier a retranché du bois pour lui faire produire des sons ; 2° parce que les passions qu'ils jouent sont trop suspectes de fausseté ; 3° parce qu'ils ne sont ni du sexe que nous aimons ni de celui que nous estimons. D'un autre côté, ils peuvent nous plaire, parce qu'ils conservent long-temps un air de jeunesse, et de plus qu'ils ont une voix flexible et qui leur est particulière. Ainsi chaque chose nous donne un sentiment qui est composé de beaucoup d'autres, lesquels s'affaiblissent et se choquent quelquefois.

Souvent notre âme se compose elle-même des raisons de plaisirs, et elle y réussit surtout par les liaisons qu'elle met aux choses. Ainsi une chose qui nous a plu nous plaît encore par la seule raison qu'elle nous a plu, parce que nous joignons l'ancienne idée à la nouvelle. Ainsi une actrice qui nous a plu sur le théâtre nous plaît encore dans la chambre ; sa voix, sa déclamation, le souvenir de l'avoir vue admirer, que dis-je ? l'idée de la princesse jointe à la sienne : tout cela fait une espèce de mélange qui forme et produit un plaisir.

Nous sommes tous pleins d'idées accessoires. Une femme qui aura une grande réputation et un léger défaut pourra le mettre en crédit et le faire regarder comme une grâce. La plupart des femmes que nous aimons n'ont pour elles que la prévention sur leur naissance ou leurs biens, les honneurs, ou l'estime de certaines gens.

AUTRE EFFET DES LIAISONS QUE L'AME MET AUX CHOSES.

Nous devons à la vie champêtre que l'homme menait dans les premiers temps cet air riant répandu dans toute la fable ; nous lui devons ces descriptions heureuses, ces aventures naïves, ces divinités gracieuses, ce spectacle d'un état assez différent du nôtre pour le désirer, et qui n'en est pas assez éloigné pour choquer la vraisemblance, enfin ce mélange de passions et de tranquillité. Notre imagination rit à Diane, à Pan, à Apollon, aux nymphes, aux bois, aux prés, aux fontaines. Si les premiers hommes avaient vécu comme nous dans les villes, les poètes n'auraient pu nous décrire que ce que nous voyons tous les jours avec inquiétude, ou que nous sentons avec dégoût ; tout respirerait l'avarice, l'ambition et les passions qui tourmentent.

Les poètes qui nous décrivent la vie champêtre nous parlent de l'âge d'or qu'ils regrettent, c'est-à-dire nous parlent d'un temps encore plus heureux et plus tranquille.

DE LA DÉLICATESSE.

Les gens délicats sont ceux qui à chaque idée ou à chaque goût joignent beaucoup d'idées ou beaucoup de goûts accessoires. Les gens grossiers n'ont qu'une sensation ; leur âme ne sait ni composer ni décomposer ; ils ne joignent ni n'ôtent rien à ce que la nature donne : au lieu que les gens délicats dans l'amour se composent la plupart des plaisirs de l'amour. Polixène et Apicius portaient à la table bien des sensations inconnues à nous autres mangeurs vulgaires ; et ceux qui jugent avec goût des ouvrages d'esprit ont et se font une infinité de sensations que les autres hommes n'ont pas.

DU JE NE SAIS QUOI.

Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grâce naturelle qu'on n'a pu définir, et qu'on a été forcé d'appeler le je ne sais quoi. Il me semble que c'est un effet principalement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce qu'une personne nous plaît plus qu'elle ne nous a paru d'abord devoir nous plaire ; et nous sommes agréablement surpris de ce qu'elle a su vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, et que le coeur ne croit plus. Voilà pourquoi les femmes laides ont très-souvent des grâces, et qu'il est rare que les belles en aient. Car une belle personne fait ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu : elle parvient à nous paraître moins aimable ; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal ; mais l'impression du bien est ancienne, celle du mal nouvelle : aussi les belles personnes font-elles rarement les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des grâces, c'est-à-dire des agrémens que nous n'attendions point, et que nous n'avions point sujet d'attendre. Les grandes parures ont rarement de la grâce, et souvent l'habillement des bergères en a. Nous admirons la majesté des draperies de Paul Véronès ; mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphaël et la pureté du Corrège. Paul Véronèse promet beaucoup, et paie ce qu'il promet. Raphaël et le Corrège promettent peu, et paient beaucoup ; et cela nous plaît davantage.

Les grâces se trouvent plus ordinairement dans l'esprit que dans le visage : car un beau visage paraît d'abord, et ne cache presque rien ; mais l'esprit ne se montre que peu à peu, que quand il veut, et autant qu'il veut ; il peut se cacher pour paraître, et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces.

Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières ; car les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tous les momens créer des surprises : en un mot, une femme ne peut guère être belle que d'une façon ; mais elle est jolie de cent mille.

La loi des deux sexes a établi, parmi les nations policées et sauvages, que les hommes demanderaient, et que les femmes ne feraient qu'accorder : il arrive que les grâces sont plus particulièrement attachées aux femmes. Comme elles ont tout à défendre, elles ont tout à cacher ; la moindre parole, le moindre geste, tout ce qui, sans choquer le premier devoir, se montre en elles, tout ce qui se met en liberté, devient une grâce : et telle est la sagesse de la nature, que ce qui ne serait rien sans la loi de la pudeur devient d'un prix infini depuis cette heureuse loi, qui fait le bonheur de l'univers.

Comme la gêne et l'affectation ne sauraient nous surprendre, les grâces ne se trouvent ni dans les manières gênées ni dans les manières affectées, mais dans une certaine liberté ou facilité qui est entre les deux extrémités ; et l'âme est agréablement surprise de voir que l'on a évité les deux écueils. Il semblerait que les manières naturelles devraient être les plus aisées : ce sont celles qui le sont moins ; car l'éducation qui nous gêne nous fait toujours perdre du naturel : or nous sommes charmés de le voir revenir.

Rien ne nous plaît tant dans une parure que lorsqu'elle est dans cette négligence ou même dans ce désordre qui nous cache tous les soins que la propreté n'a pas exigés, et que la seule vanité aurait fait prendre ; et l'on n'a jamais de grâce dans l'esprit que lorsque ce que l'on dit paraît trouvé et non pas recherché.

Lorsque vous dites des choses qui vous ont coûté, vous pouvez bien faire voir que vous avez de l'esprit, et non pas des grâces dans l'esprit. Pour le faire voir, il faut que vous ne le voyiez pas vous-même, et que les autres, à qui d'ailleurs quelque chose de naïf et de simple en vous ne promettait rien de cela, soient doucement surpris de s'en apercevoir.

Ainsi les grâces ne s'acquièrent point : pour en avoir il faut être naïf. Mais comment peut-on travailler à être naïf ?

Une des plus belles fictions d'Homère c'est celle de cette ceinture qui donnait à Vénus l'art de plaire. Rien n'est plus propre à faire sentir cette magie et ce pouvoir des grâces qui semblent être données à une personne par un pouvoir invisible, et qui sont distinguées de la beauté même. Or cette ceinture ne pouvait être donnée qu'à Vénus. Elle ne pouvait convenir à la beauté majestueuse de Junon ; car la majesté demande une certaine gravité, c'est-à-dire une gêne opposée à l'ingénuité des grâces. Elle ne pouvait bien convenir à la beauté fière de Pallas ; car la fierté est opposée à la douceur des grâces, et d'ailleurs peut souvent être soupçonnée d'affectation.

PROGRESSION DE LA SURPRISE.

Ce qui fait les grandes beautés, c'est lorsqu'une chose est telle que la surprise est d'abord médiocre, qu'elle se soutient, augmente, et nous mène ensuite à l'admiration. Les ouvrages de Raphaël frappent peu au premier coup d'oeil : il imite si bien la nature, que l'on n'en est d'abord pas plus étonné que si l'on voyait l'objet même, lequel ne causerait point de surprise. Mais une expression extraordinaire, un coloris plus fort, une attitude bizarre d'un peintre moins bon nous saisit du premier coup d'oeil, parce qu'on n'a pas coutume de la voir ailleurs. On peut comparer Raphaël à Virgile, et les peintres de Venise, avec leurs attitudes forcées, à Lucain. Virgile, plus naturel, frappe d'abord moins pour frapper ensuite plus : Lucain frappe d'abord plus pour frapper ensuite moins.

L'exacte proportion de la fameuse église de saint-Pierre fait qu'elle ne paraît pas d'abord aussi grande qu'elle l'est ; car nous ne savons d'abord où nous prendre pour juger de sa grandeur : si elle était moins large, nous serions frappés de sa longueur ; si elle était moins longue, nous le serions de sa largeur : mais à mesure que l'on examine, l'oeil la voit s'agrandir, l'étonnement augmente. On peut la comparer aux Pyrénées, où l'oeil, qui croyait d'abord les mesurer, découvre des montagnes derrière les montagnes, et se perd toujours davantage.

Il arrive souvent que notre âme sent du plaisir lorsqu'elle a un sentiment qu'elle ne peut pas démêler elle-même, et qu'elle voit une chose absolument différente de ce qu'elle sait être, ce qui lui donne un sentiment de surprise dont elle ne peut pas sortir. En voici un exemple. Le dôme de S.-Pierre est immense. On sait que Michel-Ange, voyant le Panthéon, qui était le plus grand temple de Rome, dit qu'il en voulait faire un pareil, mais qu'il voulait le mettre en l'air. Il fit donc sur ce modèle le dôme de S.-Pierre ; mais il fit les piliers si massifs, que ce dôme, qui est comme une montagne que l'on a sur la tête, paraît léger à l'oeil qui le considère. L'âme reste donc incertaine entre ce qu'elle voit et ce qu'elle sait, et elle reste surprise de voir une masse en même temps si énorme et si légère.

DES BEAUTÉS QUI RÉSULTENT D'UN CERTAIN EMBARRAS DE L'AME.

Souvent la surprise vient à l'âme de ce qu'elle ne peut pas concilier ce qu'elle voit avec ce qu'elle a vu. Il y a en Italie un grand lac, qu'on appelle le Lac-Majeur, il Lago Maggiore ; c'est une petite mer dont les bords ne montrent rien que de sauvage. A quinze milles dans le lac sont deux îles d'un quart de lieue de tour, qu'on appelle les Borromées, qui sont, à mon avis, le séjour du monde la plus enchanté. L'âme est étonnée de ce contraste romanesque, de rappeler avec plaisir les merveilles des romans, où, après avoir passé par des rochers et des pays arides, on se trouve dans un lieu fait par les fées.

Tous les contrastes nous frappent, parce que les choses en opposition se relèvent toutes les deux : ainsi, lorsqu'un petit homme est auprès d'un grand, le petit fait paraître l'autre plus grand, et le grand fait paraître l'autre plus petit.

Ces sortes de surprises font le plaisir que l'on trouve dans toutes les beautés d'opposition, dans toutes les antithèses et figures pareilles. Quand Florus dit : « Sore et Algide (qui le croirait ?) nous ont été formidables ; Satrique et Cornicule étaient des provinces ; nous rougissons des Boriliens et et des Véruliens, mais nous en avons triomphé ; enfin Tibur notre faubourg, Préneste où sont nos maisons de plaisance, étaient les sujets des voeux que nous allions faire au Capitole : » cet auteur, dis-je, nous montre en même temps la grandeur de Rome et la petitesse de ses commencemens ; et l'étonnement porte sur ces deux choses.

On peut remarquer ici combien est grande la différence des antithèses d'idée d'avec les antithèses d'expresssion. L'antithèse d'expression n'est pas cachée ; celle d'idée l'est : l'une a toujours le même habit ; l'autre en change comme on veut : l'une est variée, l'autre nom.

Le même Florus, en parlant des Samnites, dit que leurs villes furent tellement détruitee qu'il est difficile de trouver à présent le sujet de vingt-quatre triomphes ; ut non facile appareat materia quatuor et viginti triumphorum. Et, par les mêmes paroles qui marquent la destruction de ce peuple, il fait voir la grandeur de son courage et de son opiniâtreté.

Lorsque nous voulons nous empêcher de rire, notre rire redouble à cause du contraste qui est entre la situation où nous sommes et celle où nous devrions être. De même, lorsque nous voyons dans un visage un grand défaut, comme, par exemple, un très-grand nez, nous rions à cause que nous voyons que ce contraste avec les autres traits du visage ne doit pas être. Ainsi les contrastes sont cause des défauts aussi bien que des beautés. Lors que nous voyons qu'ils sont sans raison, qu'ils relèvent ou éclairent un autre défaut, ils sont les grands instruments de la laideur, laquelle, lorsqu'elle nous frappe subitement, peut exciter une certaine joie dans notre âme et nous faire rire. Si notre âme la regarde comme un malheur dans la personne qui la possède, elle peut exciter la pitié : si elle la regarde avec l'idée de ce qui peut nous nuire et avec une idée de comparaison avec ce qui a coutume de nous émouvoir et d'exciter nos désirs, elle la regarde avec un sentiment d'aversion.

Lorsqu'on rapproche des idées opposées l'une à l'autre, si le contraste a été trop facile ou trop difficile à trouver, il déplaît : il faut que l'opposition qui est entre les idées rapprochées se fasse sentir parce qu'elle y est, non parce que l'auteur a voulu la montrer ; car, en ce dernier cas, la surprise ne tombe que sur la sottise de l'auteur.

Une des choses qui nous plaisent le plus, c'est le naïf ; mais c'est aussi le style le plus difficile à attraper : la raison en est qu'il est précisément entre le noble et le bas, et est si près du bas, qu'il est très-difficile de le côtoyer toujours sans y tomber.

Les musiciens ont reconnu que la musique qui se chante le plus facilement est la plus difficile à composer : preuve certaine que nos plaisirs et l'art qui nous les donne sont entre certaines limites.

A voir les vers de Corneille si pompeux, et ceux de Racine si naturels, on ne devinerait pas que Corneille travaillait facilement, et Racine avec peine.

Le bas est le sublime du peuple, qui aime à voir une chose faite pour lui et qui est à sa portée.

Les idées qui se présentent aux gens qui sont bien élevés et qui ont un grand esprit sont, ou naïves, ou nobles, ou sublimes.

Lorsqu'une chose nous est montrée avec des circonstances ou des accessoires qui l'agrandissent, cela nous paraît noble : cela se sent surtout dans les comparaisons, où l'esprit doit toujours gagner et jamais perdre ; car elles doivent toujours ajouter quelque chose, faire voir la chose plus grande, ou, s'il ne s'agit pas de grandeur, plus fine et plus délicate : mais il faut bien se donner de garde de montrer à l'âme un rapport dans le bas, car elle se le serait caché si elle l'avait découvert.

Lorsqu'il s'agit de montrer des choses fines, l'âme aime mieux voir comparer une manière à une manière, une action à une action, qu'une chose à une chose. Comparer en général un homme courageux à un lion, une femme à un astre, un homme léger à un cerf, cela est aisé. Mais lorsque La Fontaine commence ainsi une de ses fables,

  Entre les pates d'un lion
Un rat sorti de terre assez à l'étourdie ;
Le roi des animaux en cette occasion
Montra ce qu'il était, et lui donna la vie ;

il compare les modifications de l'âme du roi des animaux avec les modifications de l'âme d'un véritable roi.

Michel-Ange est le maître pour donner de la noblesse à tous ses sujets. Dans son fameux Bacchus il ne fait point comme les peintres de Flandre, qui nous montrent une figure tombante et qui est pour ainsi dire en l'air ; cela serait indigne de la majesté d'un dieu : il le peint ferme sur ses jambes ; mais il lui donne si bien la gaîté de l'ivresse et le plaisir à voir couler la liqueur qu'il verse dans sa coupe, qu'il n'y a rien de si admirable.

Dans la Passion qui est dans la galerie de Florence, il a peint la Vierge debout, qui regarde son fils crucifié, sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes. Il la suppose instruite de ce grand mystère, et par-là lui fait soutenir avec grandeur le spectacle de cette mort.

Il n'y a point d'ouvrage de Michel-Ange où il n'ait mis quelque chose de noble : on trouve du grand dans ses ébauches même, comme dans les vers que Virgile n'a point finis.

Jules Romain, dans sa chambre des géans à Mantoue, où il a représenté Jupiter qui les foudroie, fait voir tous les dieux effrayés. Mais Junon est auprès de Jupiter ; elle lui montre d'un air assuré un géant sur lequel il faut qu'il lance la foudre : par là il lui donne un air de grandeur que n'ont pas les autres dieux. Plus ils sont près de Jupiter, plus ils sont rassurés : et cela est bien naturel ; car, dans une bataille, la frayeur cesse auprès de celui qui a de l'avantage.

FIN

LES LETTRES PERSANES

Quelques réflexions sur les Lettres persanes

  Rien n'a plu davantage, dans les Lettres persanes , que d'y trouver, sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement, le progrès, la fin: les divers personnages sont placés dans une chaîne qui les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe, les moeurs de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins merveilleux et moins bizarre, et ils sont plus ou moins frappés de ce bizarre et de ce merveilleux, suivant la différence de leurs caractères. D'un autre côté, le désordre croît dans le sérail d'Asie à proportion de la longueur de l'absence d'Usbek, c'est-à-dire à mesure que la fureur augmente, et que l'amour diminue.

D'ailleurs, ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce que l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle; ce qui fait plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pourrait faire. Et c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui ont paru depuis les Lettres persanes .

Enfin, dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être permises que lorsqu'elles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n'y saurait mêler de raisonnements, parce qu'aucuns des personnages n'y ayant été assemblés pour raisonner, cela choquerait le dessein et la nature de l'ouvrage. Mais dans la forme de lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu'on traite ne sont dépendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé, l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue.

Les Lettres persanes eurent d'abord un débit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient: "Monsieur, disaient-ils, je vous prie, faites-moi des Lettres persanes ."

Mais ce que je viens de dire suffit pour faire voir qu'elles ne sont susceptibles d'aucune suite, encore moins d'aucun mélange avec des lettres écrites d'une autre main, quelque ingénieuses qu'elles puissent être.

Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés trop hardis; mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans qui devaient y jouer un si grand rôle se trouvaient tout à coup transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers. Il y avait un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d'ignorance et de préjugés: on n'était attentif qu'à faire voir la génération et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières: il semblait qu'on n'avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce de singularité qui peut compatir avec de l'esprit; on n'avait à peindre que le sentiment qu'ils avaient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. Bien loin qu'on pensât à intéresser quelque principe de notre religion, on ne se soupçonnait pas même d'imprudence. Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement, et point avec l'idée d'examen, et encore moins avec celle de critique. En parlant de notre religion, ces Persans ne devaient pas paraître plus instruits que lorsqu'ils parlaient de nos coutumes et de nos usages; et, s'ils trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette singularité est toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités.

On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités, indépendamment du respect pour le genre humain, que l'on n'a certainement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle comme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir, ou comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étaient pas même en état d'en faire. Il est prié de faire attention que tout l'agrément consistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière singulière, naïve ou bizarre, dont elles étaient aperçues. Certainement la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert quelles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes.

Introduction

Je ne fais point ici d'épître dédicatoire, et je ne demande point de protection pour ce livre: on le lira, s'il est bon; et, s'il est mauvais, je ne me soucie pas qu'on le lise.

J'ai détaché ces premières lettres pour essayer le goût du public; j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille, que je pourrai lui donner dans la suite.

Mais c'est à condition que je ne serai pas connu car si l'on vient à savoir mon nom, dès ce moment je me tais. Je connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu'on la regarde. C'est assez des défauts de l'ouvrage sans que je présente encore à la critique ceux de ma personne. Si l'on savait qui je suis, on dirait: "Son livre jure avec son caractère; il devrait employer son temps à quelque chose de mieux; cela n'est pas digne d'un homme grave." Les critiques ne manquent jamais ces sortes de réflexions, parce qu'on les peut faire sans essayer beaucoup son esprit.

Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d'un autre monde, ils ne me cachaient rien. En effet, des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres; je les copiai. J'en surpris même quelques-unes dont ils se seraient bien gardés de me faire confidence, tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.

Je ne fais donc que l'office de traducteur: toute ma peine a été de mettre l'ouvrage à nos moeurs. J'ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l'ai pu, et l'ai sauvé d'une infinité d'expressions sublimes, qui l'auraient ennuyé jusque dans les nues.

Mais ce n'est pas tout ce que j'ai fait pour lui. J'ai retranché les longs compliments, dont les Orientaux ne sont pas moins prodigues que nous, et j'ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant de peine à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre deux amis.

Si la plupart de ceux qui nous ont donné des recueils de lettres avaient fait de même, ils auraient vu leurs ouvrages s'évanouir.

Il y a une chose qui m'a souvent étonné: c'est de voir ces Persans quelquefois aussi instruits que moi-même des moeurs et des manières de la nation, jusqu'à en connaître les plus fines circonstances, et à remarquer des choses qui, je suis sûr, ont échappé à bien des Allemands qui ont voyagé en France. J'attribue cela au long séjour qu'ils y ont fait: sans compter qu'il est plus facile à un Asiatique de s'instruire des moeurs des Français dans un an, qu'il ne l'est à un Français de s'instruire des moeurs des Asiatiques dans quatre, parce que les uns se livrent autant que les autres se communiquent peu.

L'usage a permis à tout traducteur, et même au plus barbare commentateur, d'orner la tête de sa version, ou de sa glose, du panégyrique de l'original, et d'en relever l'utilité, le mérite et l'excellence. Je ne l'ai point fait: on en devinera facilement les raisons. Une des meilleures est que ce serait une chose très ennuyeuse, placée dans un lieu déjà très ennuyeux de lui-même, je veux dire une Préface.

Lettre première. Usbek à son ami Rustan, à Ispahan

    Nous n'avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin, et hier, vingt-cinquième jour de notre départ d'Ispahan, nous arrivâmes à Tauris.

Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l'envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d'une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse.

Nous sommes nés dans un royaume florissant; mais nous n'avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer.

Mande-moi ce que l'on dit de notre voyage; ne me flatte point: je ne compte pas sur un grand nombre d'approbateurs. Adresse ta lettre à Erzeron, où je séjournerai quelque temps.

Adieu, mon cher Rustan; sois assuré qu'en quelque lieu du monde où je sois tu as un ami fidèle.

De Tauris, le 15 de la lune de Saphar 1711.  

Lettre II. Usbek au premier eunuque noir, à son sérail d'Hispahan

  Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse; je t'ai confié ce que j'avais dans le monde de plus cher; tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales qui ne s'ouvrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon coeur, il se repose et jouit d'une sécurité entière. Tu fais la garde dans le silence de la nuit, comme dans le tumulte du jour; tes soins infatigables soutiennent la vertu lorsqu'elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre l'espérance. Tu es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.

Tu leur commandes, et leur obéis; tu exécutes aveuglément toutes leurs volontés et leur fais exécuter de même les lois du sérail. Tu trouves de la gloire à leur rendre les services les plus vils; tu te soumets avec respect et avec crainte à leurs ordres légitimes; tu les sers comme l'esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d'empire, tu commandes en maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.

Souviens-toi toujours du néant d'où je t'ai fait sortir, lorsque tu étais le dernier de mes esclaves, pour te mettre en cette place et te confier les délices de mon coeur: tiens-toi dans un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon amour; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dépendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents; trompe leurs inquiétudes; amuse-les par la musique, les danses, les boissons délicieuses; persuade-leur de s'assembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu peux les y mener; mais fais faire main basse sur tous les hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la propreté, qui est l'image de la netteté de l'âme. Parle-leur quelquefois de moi. Je voudrais les revoir dans ce lieu charmant qu'elles embellissent.

Adieu.

De Tauris, le 18 de la lune de Saphar 1711.

Lettre III. Zachi à Usbek, A Tauris

  Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener à la campagne; il te dira qu'aucun accident ne nous est arrivé. Quand il fallut traverser la rivière et quitter nos litières, nous nous mîmes, selon la coutume, dans des boîtes: deux esclaves nous portèrent sur leurs épaules, et nous échappâmes à tous les regards.

Comment aurais-je pu vivre, cher Usbek, dans ton sérail d'Ispahan, dans ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence? J'errais d'appartements en appartements, te cherchant toujours, et ne te trouvant jamais; mais rencontrant partout un cruel souvenir de ma félicité passée. Tantôt je me voyais en ce lieu où, pour la première fois de ma vie, je te reçus dans mes bras; tantôt, dans celui où tu décidas cette fameuse querelle entre tes femmes. Chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en beauté. Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuisé tout ce que l'imagination peut fournir de parures et d'ornements. Tu vis avec plaisir les miracles de notre art; tu admiras jusques où nous avait emportées l'ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus naturelles: tu détruisis tout notre ouvrage. Il fallut nous dépouiller de ces ornements qui t'étaient devenus incommodes; il fallut paraître à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur; je ne pensai qu'à ma gloire. Heureux Usbek, que de charmes furent étalés à tes yeux! Nous te vîmes longtemps errer d'enchantements en enchantements: ton âme incertaine demeura longtemps sans se fixer; chaque grâce nouvelle te demandait un tribut; nous fûmes en un moment toutes couvertes de tes baisers; tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets; tu nous fis passer en un instant dans mille situations différentes: toujours de nouveaux commandements et une obéissance toujours nouvelle. Je te l'avoue, Usbek: une passion encore plus vive que l'ambition me fit souhaiter de te plaire . Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton coeur; tu me pris; tu me quittas; tu revins à moi, et je sus te retenir, le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales. Il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde: tout ce qui nous entourait ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques d'amour que je reçus de toi! Si elles avaient bien vu mes transports, elles auraient senti la différence qu'il y a de mon amour au leur; elles auraient vu que, si elles pouvaient disputer avec moi de charmes, elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité... Mais où suis-je? Où m'emmène ce vain récit? C'est un malheur de n'être point aimée; mais c'est un affront de ne l'être plus. Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans des climats barbares. Quoi! tu comptes pour rien l'avantage d'être aimé? Hélas! tu ne sais même pas ce que tu perds! Je pousse des soupirs qui ne sont point entendus; mes larmes coulent, et tu n'en jouis pas; il semble que l'amour respire dans le sérail, et on insensibilité t'en éloigne sans cesse! Ah! mon cher Usbek, si tu savais être heureux!

Du sérail de Fatmé,

le 21 de la lune de Mharran 1711  

Lettre IV. Zéphis à Usbek, à Erzeron

  Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer: il veut à toute force m'ôter mon esclave Zélidde; Zélide qui me sert avec tant d'affection, et dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces. Il ne lui suffit pas que cette séparation soit douloureuse: il veut encore qu'elle soit déshonorante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de ma confiance, et, parce qu'il s'ennuie derrière la porte, où je le renvoie toujours, il ose supposer qu'il a entendu ou vu des choses que je ne sais pas même imaginer. Je suis bien malheureuse! ma retraite ni ma vertu ne sauraient me mettre à l'abri de ses soupçons extravagants: je ne veux d'autre garant de ma conduite que toi-même, que ton amour, que le mien, et, s'il faut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.

Du sérail de Fatmé,

le 29 de la lune de Maharram 1711.  

Lettre V. Rustan à Usbek, à Erzeron

   Tu es le sujet de toutes les conversations d'Ispahan: on ne parle que de ton départ. Les uns l'attribuent à une légèreté d'esprit; les autres à quelque chagrin. Tes amis seuls te défendent, et ils ne persuadent personne; On ne peut comprendre que tu puisses quitter tes femmes, tes parents, tes amis, ta patrie pour aller dans des climats inconnus aux Persans. La mère de Rica est inconsolable; elle te demande son fils, que tu lui as, dit-elle, enlevé. Pour moi, mon cher Usbek, je me sens naturellement porté à approuver tout ce que tu fais, mais je ne saurais te pardonner ton absence, et, quelques raisons que tu m'en puisses donner, mon coeur ne les goûtera jamais.

Adieu; aime-moi toujours.

D'Ispahan, le 28 de la lune de Rebiab 1, 1711

Lettre VI. Usbek à son ami Nessir, à Ispahan

   A une journée d'Erivan, nous quittâmes la Perse pour entrer dans les terres de l'obéissance des Turcs. Douze jours après, nous arrivâmes à Erzeron, où nous séjournerons trois ou quatre mois.

Il faut que je te l'avoue, Nessir: j'ai senti une douleur secrète quand j'ai perdu la Perse de vue, et que je me suis trouvé au milieu des perfides Osmanlins. A mesure que j'entrais dans les pays de ces profanes, il me semblait que je devenais profane moi-même.

Ma patrie, ma famille, mes amis se sont présentés à mon esprit; ma tendresse s'est réveillée; une certaine inquiétude a achevé de me troubler, et m'a fait connaître que, pour mon repos, j'avais trop entrepris.

Mais ce qui afflige le plus mon coeur, ce sont mes femmes: je ne puis penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins.

Ce n'est pas, Nessir, que je les aime: je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j'ai vécu, j'ai prévenu l'amour et l'ai détruit par lui-même; mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète, qui me dévore. Je vois une troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes; je n'ai que des âmes lâches qui m'en répondent. J'aurais peine à être en sûreté si mes esclaves étaient fidèles. Que sera-ce, s'ils ne le sont pas? Quelles tristes nouvelles peuvent m'en venir dans les pays éloignés que je vais parcourir! C'est un mal où mes amis ne peuvent porter de remède: c'est un lieu dont ils doivent ignorer les tristes secrets. Et qu'y pourraient-ils faire? N'aimerais-je pas mille fois mieux une obscure impunité qu'une correction éclatante? Je dépose en ton coeur tous mes chagrins, mon cher Nessir; c'est la seule consolation qui me reste dans l'état où je suis.

D'Erzeron, le 10 de la lune de Rebiab 2, 1711.

Lettre VII. Fatmé à Usbek, à Erzeron

   Il y a deux mois que tu es parti, mon cher Usbek, et, dans l'abattement où je suis, je ne puis pas me le persuader encore. Je cours tout le sérail, comme si tu y étais; je ne suis point désabusée. Que veux-tu que devienne une femme qui t'aime; qui était accoutumée à te tenir dans ses bras; qui n'était occupée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse: libre par l'avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour?

Quand je t'épousai, mes yeux n'avaient point encore vu le visage d'un homme; tu es le seul encore dont la vue m'ait été permise: car je ne mets pas au rang des hommes ces eunuques affreux dont la moindre imperfection est de n'être point hommes. Quand je compare la beauté de ton visage avec la difformité du leur, je ne puis m'empêcher de m'estimer heureuse: mon imagination ne me fournit point d'idée plus ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne. Je te le jure, Usbek: quand il me serait permis de sortir de ce lieu où je suis enfermée par la nécessité de ma condition; quand je pourrais me dérober à la garde qui m'environne; quand il me serait permis de choisir parmi tous les hommes qui vivent dans cette capitale des nations: Usbek, je te le jure, je ne choisirais que toi. Il ne peut y avoir que toi dans le monde qui mérites d'être aimé.

Ne pense pas que ton absence m'ait fait négliger une beauté qui t'est chère. Quoique je ne doive être vue de personne, et que les ornements dont je me pare soient inutiles à ton bonheur, je cherche cependant à m'entretenir dans l'habitude de plaire. Je ne me couche point que je ne me sois parfumée des essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux où tu venais dans mes bras; un songe flatteur, qui me séduit, me montre ce cher objet de mon amour; mon imagination se perd dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espérances. Je pense quelquefois que, dégoûté d'un pénible voyage, tu vas revenir à nous: la nuit se passe dans des songes qui n'appartiennent ni à la veille ni au sommeil; je te cherche à mes côtés, et il me semble que tu me fuis; enfin le feu qui me dévore dissipe lui-même ces enchantements et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée... Tu ne le croirais pas, Usbek: il est impossible de vivre dans cet état; le feu coule dans mes veines. Que ne puis-je t'exprimer ce que je sens si bien! et comment sens-je si bien ce que je ne puis t'exprimer? Dans ces moments, Usbek, je donnerais l'empire du monde pour un seul de tes baisers. Qu'une femme est malheureuse d'avoir des désirs si violents, lorsqu'elle est privée de celui qui peut seul les satisfaire: que, livrée à elle-même, n'ayant rien qui puisse la distraire, il faut qu'elle vive dans l'habitude des soupirs et dans la fureur d'une passion irritée; que, bien loin d'être heureuse, elle n'a pas même l'avantage de servir à la félicité d'un autre: ornement inutile d'un sérail, gardée pour l'honneur, et non pas pour le bonheur de son époux!

Vous êtes bien cruels, vous autres hommes! Vous êtes charmés que nous ayons des passions que nous ne puissions satisfaire; vous nous traitez comme si nous étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous le fussions; vous croyez que nos désirs, si longtemps mortifiés, seront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se faire aimer; il est plus court d'obtenir du désespoir de nos sens ce que vous n'osez attendre de votre mérite.

Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t'adorer: mon âme est toute pleine de toi; et ton absence, bien loin de te faire oublier, animerait mon amour, s'il pouvait devenir plus violent.

Du sérail d'Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab 1, 1711.  

Lettre VIII. Usbek à son ami Rustan, à Ispahan

    Ta lettre m'a été rendue à Erzeron, où je suis. Je m'étais bien douté que mon départ ferait du bruit; je ne m'en suis point mis en peine. Que veux-tu que je suive, la prudence de mes ennemis, ou la mienne?

Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse. Je le puis dire: mon coeur ne s'y corrompit point; je formai même un grand dessein: j'osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m'en éloignai; mais je m'en approchai ensuite pour le démasquer. Je portai la vérité jusques au pied du trône: j'y parlai un langage jusqu'alors inconnu; je déconcertai la flatterie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et l'idole.

Mais, quand je vis que ma sincérité m'avait fait des ennemis; que je m'étais attiré la jalousie des ministres, sans avoir la faveur du Prince; que, dans une cour corrompue, je ne me soutenais plus que par une faible vertu, je résolus de la quitter. Je feignis un grand attachement pour les sciences, et, à force de le feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d'aucunes affaires, et je me retirai dans une maison de campagne. Mais ce parti même avait ses inconvénients: je restais toujours exposé à la malice de mes ennemis, et je m'étais presque ôté les moyens de m'en garantir. Quelques avis secrets me firent penser à moi sérieusement. Je résolus de m'exiler de ma patrie, et ma retraite même de la cour m'en fournit un prétexte plausible. J'allai au roi; je lui marquai l'envie que j'avais de m'instruire dans les sciences de l'Occident; je lui insinuai qu'il pourrait tirer de l'utilité de mes voyages. Je trouvai grâce devant ses yeux; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis.

Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler Ispahan; ne me défends que devant ceux qui m'aiment; laisse à mes ennemis leurs interprétations malignes: je suis trop heureux que ce soit le seul mal qu'ils me puissent faire.

On parle de moi à présent. Peut-être ne serai-je que trop oublié, et que mes amis... Non, Rustan, je ne veux point me livrer à cette triste pensée: je leur serai toujours cher; je compte sur leur fidélité, comme sur la tienne.

D'Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi 2, 1711. 

Lettre IX. Le premier eunuque à Ibbi, à Erzeron

    Tu suis ton ancien maître dans ses voyages; tu parcours les provinces et les royaumes; les chagrins ne sauraient faire d'impression sur toi: chaque instant te montre des choses nouvelles; tout ce que tu vois te récrée et te fait passer le temps sans le sentir.

Il n'en est pas de même de moi, qui, enfermé dans une prison affreuse, suis toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins. Je gémis, accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de cinquante années; et, dans le cours d'une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille.

Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses femmes et m'eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même, las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j'étais! Mon esprit préoccupé me faisait voir le dédommagement, et non pas la perte: j'espérais que je serais délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de le satisfaire. Hélas! on éteignit en moi l'effet des passions, sans en éteindre la cause, et bien loin d'en être soulagé, je me trouvai environné d'objets qui les irritaient sans cesse. J'entrai dans le sérail, où tout m'inspirait le regret de ce que j'avais perdu: je me sentais animé à chaque instant; mille grâces naturelles semblaient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler. Pour comble de malheurs, j'avais toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n'ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le coeur et un affreux désespoir dans l'âme.

Voilà comme j'ai passé ma misérable jeunesse. Je n'avais de confident que moi-même; chargé d'ennuis et de chagrins, il me les fallait dévorer, et ces mêmes femmes, que j'étais tenté de regarder avec des yeux si tendres, je ne les envisageais qu'avec des regards sévères: j'étais perdu si elles m'avaient pénétré. Quel avantage n'en auraient-elles pas pris?

Je me souviens qu'un jour que je mettais une femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que j'osai porter ma main dans un lieu redoutable. Je crus, à la première réflexion, que ce jour était le dernier de mes jours. Je fus pourtant assez heureux pour échapper à mille morts. Mais la beauté que j'avais faite confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence: je perdis entièrement mon autorité sur elle, et elle m'a obligé depuis à des condescendances qui m'ont exposé mille fois à perdre la vie.

Enfin, les feux de la jeunesse ont passé: je suis vieux, et je me trouve à cet égard dans un état tranquille; je regarde les femmes avec indifférence, et je leur rends bien tous leurs mépris et tous les tourments qu'elles m'ont fait souffrir. Je me souviens toujours que j'étais né pour les commander, et il me semble que je redeviens homme dans les occasions où je leur commande encore. Je les hais depuis que je les envisage de sens froid, et que ma raison me laisse voir toutes leurs faiblesses. Quoique je les garde pour un autre, le plaisir de me faire obéir me donne une joie secrète: quand je les prive de tout, il me semble que c'est pour moi, et il m'en revient toujours une satisfaction indirecte. Je me trouve dans le sérail comme dans un petit empire, et mon ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu. Je vois avec plaisir que tout roule sur moi, et qu'à tous les instants je suis nécessaire. Je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes, qui m'affermit dans le poste où je suis. Aussi n'ont-elles pas affaire à un ingrat: elles me trouvent au-devant de tous leurs plaisirs les plus innocents. Je me présente toujours à elles comme une barrière inébranlable: elles forment des projets, et je les arrête soudain. Je m'arme de refus; je me hérisse de scrupules; je n'ai jamais dans la bouche que les mots de devoir, de vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère en leur parlant sans cesse de la faiblesse de leur sexe et de l'autorité du maître. Je me plains ensuite d'être obligé à tant de sévérité, et je semble vouloir leur faire entendre que je n'ai d'autre motif que leur propre intérêt et un grand attachement pour elles.

Ce n'est pas qu'à mon tour je n'aie un nombre infini de désagréments, et que tous les jours ces femmes vindicatives ne cherchent à renchérir sur ceux que je leur donne: elles ont des revers terribles. Il y a entre nous comme un flux et un reflux d'empire et de soumission. Elles font toujours tomber sur moi les emplois les plus humiliants; elles affectent un mépris qui n'a point d'exemple; et, sans égard pour ma vieillesse, elles me font lever la nuit dix fois pour la moindre bagatelle. Je suis accablé sans cesse d'ordres, de commandements, d'emplois, de caprices: il semble qu'elles se relaient pour m'exercer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plaisent à me faire redoubler de soins; elles me font faire de fausses confidences: tantôt on vient me dire qu'il a paru un jeune homme autour de ces murs; une autre fois, qu'on a entendu du bruit, ou bien qu'on doit rendre une lettre. Tout ceci me trouble, et elles rient de ce trouble: elles sont charmées de me voir ainsi me tourmenter moi-même. Une autre fois elles m'attachent derrière leur porte, et m'y enchaînent nuit et jour; elles savent bien feindre des maladies, des défaillances, des frayeurs; elles ne manquent pas de prétexte pour me mener au point où elles veulent. Il faut, dans ces occasions, une obéissance aveugle et une complaisance sans bornes: un refus, dans la bouche d'un homme comme moi, serait une chose inouïe, et, si je balançais à leur obéir, elles seraient en droit de me châtier. J'aimerais autant perdre la vie, mon cher Ibbi, que de descendre à cette humiliation.

Ce n'est pas tout: je ne suis jamais sûr d'être un instant dans la faveur de mon maître; j'ai autant d'ennemies dans son coeur, qui ne songent qu'à me perdre. Elles ont des quarts d'heure où je ne suis point écouté, des quarts d'heure où l'on ne refuse rien, des quarts d'heure où j'ai toujours tort. Je mène dans le lit de mon maître des femmes irritées: crois-tu que l'on y travaille pour moi, et que mon parti soit le plus fort? J'ai tout à craindre de leurs larmes, de leurs soupirs, de leurs embrassements, et de leurs plaisirs mêmes: elles sont dans le lieu de leurs triomphes; leurs charmes me deviennent terribles; les services présents effacent dans un moment tous mes services passés, et rien ne peut me répondre d'un maître qui n'est plus à lui-même.

Combien de fois m'est-il arrivé de me coucher dans la faveur et de me lever dans la disgrâce? Le jour que je fus fouetté si indignement autour du sérail, qu'avais-je fait? je laisse une femme dans les bras de mon maître. Dès qu'elle le vit enflammé, elle versa un torrent de larmes: elle se plaignit, et ménagea si bien ses plaintes, qu'elles augmentaient à mesure de l'amour qu'elles faisaient naître. Comment aurais-je pu me soutenir dans un moment si critique? Je fus perdu lorsque je m'y attendais le moins; je fus la victime d'une négociation amoureuse et d'un traité que les soupirs avaient fait. Voilà, cher Ibbi, l'état cruel dans lequel j'ai toujours vécu.

Que tu es heureux! Tes soins se bornent uniquement à la personne d'Usbek. Il t'est facile de lui plaire et de te maintenir dans sa faveur jusques au dernier de tes jours.

Du sérail d'Ispahan, le dernier de la lune de Saphar 1711.

Lettre X. Mirza à son ami Usbeck, à Erzeron

   Tu étais le seul qui pût me dédommager de l'absence de Rica, et il n'y avait que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu nous manques, Usbek: tu étais l'âme de notre Société. Qu'il faut de violence pour rompre les engagements que le coeur et l'esprit ont formés!

Nous disputons ici beaucoup; nos disputes roulent ordinairement sur la morale. Hier on mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je t'ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l'existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire.

J'ai parlé à des mollaks, qui me désespèrent avec leurs passages de l'Alcoran: car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de famille. Adieu.

D'Ispahan, le dernier de la lune de Saphar 1711.

Lettre XI. Usbek à Mirza, à Ispahan

    Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne; tu descends jusqu'à me consulter; tu me crois capable de t'instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi: c'est ton amitié qui me la procure.

Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits: il y a certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir. Telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie subtile.

Il y avait en Arabie un petit peuple appelé Troglodyte , qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu'à des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits: ils n'étaient point velus comme des ours; ils ne sifflaient point; ils avaient deux yeux; mais ils étaient si méchants et si féroces qu'il n'y avait parmi eux aucun principe d'équité ni de justice.

Ils avaient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement. Mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent et exterminèrent toute la famille royale.

Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement, et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais, à peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables, et ils les massacrèrent encore.

Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage; tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiraient plus à personne; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres.

Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient: "Qu'ai-je affaire d'aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point? Je penserai uniquement à moi; je vivrai heureux. Que m'importe que les autres le soient? Je me procurerai tous mes besoins, et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables."

On était dans le mois où l'on ensemence les terres. Chacun dit: "Je ne labourerai mon champ que pour qu'il me fournisse le blé qu'il me faut pour me nourrir; une plus grande quantité me serait inutile: je ne prendrai point de la peine pour rien."

Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de même nature: il y en avait d'arides et de montagneuses, et d'autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la sécheresse fut très grande, de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très fertiles. Ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.

L'année d'ensuite fut très pluvieuse; les lieux élevés se trouvèrent d'une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avaient été eux-mêmes.

Un des principaux habitants avait une femme fort belle; son voisin en devint amoureux, et l'enleva. Il s'émut une grande querelle, et, après bien des injures et des coups, ils convinrent de s'en remettre à la décision d'un Troglodyte qui, pendant que la république subsistait, avait eu quelque crédit. Ils allèrent à lui, et voulurent lui dire leurs raisons. "Que m'importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous ou à vous? J'ai mon champ à labourer; je n'irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différends et à travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes. Je vous prie de me laisser en repos et de ne m'importuner plus de vos querelles." Là-dessus il les quitta et s'en alla travailler sa terre. Le ravisseur, qui était le plus fort, jura qu'il mourrait plutôt que de rendre cette femme; et l'autre, pénétré de l'injustice de son voisin et de la dureté du juge, s'en retournait désespéré, lorsqu'il trouva dans son chemin une femme jeune et belle, qui revenait de la fontaine. Il n'avait plus de femme; celle-là lui plut, et elle lui plut bien davantage lorsqu'il apprit que c'était la femme de celui qu'il avait voulu prendre pour juge, et qui avait été si peu sensible à son malheur. Il l'enleva, et l'emmena dans sa maison.

Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile, qu'il cultivait avec grand soin. Deux de ses voisins s'unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ; ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudraient l'usurper; et effectivement ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de partager ce qu'il pouvait avoir tout seul, tua l'autre, et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long: deux autres Troglodytes vinrent l'attaquer; il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre; il en demanda le prix. Le marchand dit en lui-même: "Naturellement je ne devrais espérer de ma laine qu'autant d'argent qu'il en faut pour acheter deux mesures de blé; mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d'avoir huit mesures." Il fallut en passer par là et payer le prix demandé. "Je suis bien aise, dit le marchand; j'aurai du blé à présent. - Que dites-vous? reprit l'acheteur. Vous avez besoin de blé? J'en ai à vendre. Il n'y a que le prix qui vous étonnera peut-être: car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que la famine règne presque partout. Mais rendez-moi mon argent, et je vous donnerai une mesure de blé: car je ne veux pas m'en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim."

Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin et donna ses remèdes si à propos qu'il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu'il avait traités demander son salaire; mais il ne trouva que des refus. Il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d'un si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie se faisait sentir de nouveau et affligeait plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n'attendirent pas qu'il vînt chez eux. "Allez, leur dit-il, hommes injustes! Vous avez dans l'âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir; vous ne méritez pas d'occuper une place sur la terre, parce que vous n'avez point d'humanité, et que les règles de l'équité vous sont inconnues. Je croirais offenser les dieux qui vous punissent, si je m'opposais à la justice de leur colère."

D'Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Lettre XII. Usbek au même, à Ispahan

    Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les Victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la Nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers: ils avaient de l'humanité; ils connaissaient la justice; ils aimaient la vertu. Autant liés par la droiture de leur coeur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié: c'était le motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun; ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître; et, dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille. La terre semblait produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.

Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste; ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun; que vouloir s'en séparer, C'est vouloir se perdre; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.

Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages: le nombre augmenta, l'union fut toujours la même; et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.

Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre, et la religion vint adoucir dans les moeurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.

Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux: les jeunes filles ornées de fleurs, et les jeunes garçons les célébraient par leurs danses et par les accords d'une musique champêtre. On faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la nature naïve; c'est là qu'on apprenait à donner le coeur et à le recevoir; c'est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères; et c'est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.

On allait au temple pour demander les faveurs des dieux; ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance: de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur coeur, et ne leur demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.

Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les boeufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient, et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité. Ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'interrompaient jamais.

La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère: ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille; les troupeaux étaient presque toujours confondus; la seule peine qu'on s'épargnait ordinairement, c'était de les partager.

D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Lettre XIII. Usbek au même

   Je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d'eux disait un jour: "Mon père doit demain labourer son champ; je me lèverai deux heures avant lui, et, quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré."

Un autre disait en lui-même: "Il me semble que ma soeur a du goût pour un jeune Troglodyte de nos parents; il faut que je parle à mon père, et que je le détermine à faire ce mariage."

On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son troupeau: "J'en suis bien fâché, dit-il; car il y avait une génisse toute blanche que je voulais offrir aux dieux."

On entendait dire à un autre: "Il faut que j'aille au temple remercier les dieux: car mon frère que mon père aime tant, et que je chéris si fort, a recouvré la santé."

Ou bien: "Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil; il faut que j'aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer sous leur ombre."

Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, un vieillard parla d'un jeune homme qu'il soupçonnait d'avoir commis une mauvaise action, et lui en fit des reproches. "Nous ne croyons pas qu'il ait commis ce crime, dirent les jeunes Troglodytes, mais, s'il l'a fait, puisse-t-il mourir le dernier de sa famille!"

On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé sa maison et avaient tout emporté. "S'ils n'étaient pas injustes, répondit-il, je souhaiterais que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu'à moi."

Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie: les peuples voisins s'assemblèrent, et, sous un vain prétexte, ils résolurent d'enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent au-devant d'eux des ambassadeurs, qui leur parlèrent ainsi:

"Que vous ont fait les Troglodytes? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos bestiaux, ravagé vos campagnes? Non: nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous? Voulez-vous de la laine pour vous faire des habits? Voulez-vous du lait pour vos troupeaux ou des fruits de nos terres? Mettez bas les armes, venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons, par ce qu'il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches."

Ces paroles furent renvoyées avec mépris; ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu'ils ne croyaient défendus que par leur innocence.

Mais ils étaient bien disposés à la défense: ils avaient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d'eux. Ils furent étonnés de l'injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s'était emparée de leur coeur: l'un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglodyte. La place de celui qui expirait était d'abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort particulière à venger.

Tel fut le combat de l'injustice et de la vertu; ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n'eurent pas honte de fuir, et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.

D'Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Lettre XIV. Usbek au même

    Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi. Ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste, et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée; il s'était retiré dans sa maison, le coeur serré de tristesse.

Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui: "A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne. Mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres et de les voir aujourd'hui assujettis." A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. "Malheureux jour, disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu?" Puis il s'écria d'une voix sévère: "Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous: sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur; vous aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois, moins rigides que vos moeurs. Vous savez que, pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu." Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. "Et que prétendez-vous que je fasse? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul penchant de la nature? O Troglodytes! Je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux. Pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu?"

D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Lettre XV. Le premier eunuque à Jaron, eunuque noir, à Erzeron

Je prie le Ciel qu'il te ramène dans ces lieux et te dérobe à tous les dangers.

Quoique je n'aie guère jamais connu cet engagement qu'on appelle amitié , et que je me sois enveloppé tout entier dans moi-même, tu m'as cependant fait sentir que j'avais encore un coeur, et pendant que j'étais de bronze pour tous ces esclaves qui vivaient sous mes lois, je voyais croître ton enfance avec plaisir.

Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s'en fallait bien que la nature eût encore parlé lorsque le fer te sépara de la nature. Je ne te dirai point si je te plaignis, ou si je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu'à moi. J'apaisai tes pleurs et tes Cris. Je crus te voir prendre une seconde naissance et sortir d'une servitude où tu devais toujours obéir, pour entrer dans une servitude où tu devais commander. Je pris soin de ton éducation. La sévérité, toujours inséparable des instructions, te fit longtemps ignorer que tu m'étais cher. Tu me l'étais pourtant, et je te dirais que je t'aimais comme un père aime son fils, si ces noms de père et de fils pouvaient convenir à notre destinée.

Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens, qui n'ont jamais cru; il est impossible que tu n'y contractes bien des souillures. Comment le Prophète pourrait-il te regarder au milieu de tant de millions de ses ennemis? Je voudrais que mon maître fit, à son retour, le pèlerinage de la Mecque: vous vous purifieriez tous dans la terre des anges.

Du sérail d'Ispahan, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Lettre XVI. Usbek au Mollak Méhémet-Hali gardien des trois tombeaux, à Com

    Pourquoi vis-tu dans les tombeaux, divin mollak? Tu es bien plus fait pour le séjour des étoiles. Tu te caches sans doute de peur d'obscurcir le soleil. Tu n'as point de taches comme cet astre; mais, comme lui, tu te couvres de nuages.

Ta science est un abîme plus profond que l'océan; ton esprit est plus perçant que Zufagar, cette épée d'Hali qui avait deux pointes; tu sais ce qui se passe dans les neuf choeurs des puissances célestes; tu lis l'Alcoran sur la poitrine de notre divin prophète; et, lorsque tu trouves quelque passage obscur, un ange, par son ordre, déploie ses ailes rapides et descend du trône pour t'en révéler le secret.

Je pourrais par ton moyen avoir avec les séraphins une intime correspondance: car enfin, treizième iman, n'es-tu pas le centre où le ciel et la terre aboutissent, et le point de communication entre l'abîme et l'empyrée?

Je suis au milieu d'un peuple profane. Permets que je me purifie avec toi; souffre que je tourne mon visage vers les lieux sacrés que tu habites; distingue-moi des méchants, comme on distingue au lever de l'aurore le filet blanc d'avec le filet noir; aide-moi de tes conseils; prends soin de mon âme; enivre-la de l'esprit des prophètes; nourris-la de la science du paradis, et permets que je mette ses plaies à tes pieds.

Adresse tes lettres sacrées à Erzeron, où je resterai quelques mois.

D'Erzeron, le 11 de la lune de Gemmadi 2, 1711.  

Lettre XVII. Usbek au même

    Je ne puis, divin mollak, calmer mon impatience; je ne saurais attendre ta sublime réponse. J'ai des doutes; il faut les fixer. Je sens que ma raison s'égare; ramène-la dans le droit chemin. Viens m'éclairer, source de lumière; foudroie avec ta plume divine les difficultés que je vais te proposer; fais-moi pitié de moi-même et rougir de la question que je vais te faire.

D'où vient que notre législateur nous prive de la chair de pourceau et de toutes les viandes qu'il appelle immondes ? D'où vient qu'il nous défend de toucher un corps mort, et que, pour purifier notre âme, il nous ordonne de nous laver sans cesse le corps? Il me semble que les choses ne sont en elles-mêmes ni pures ni impures: je ne puis concevoir aucune qualité inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La boue ne nous paraît sale que parce qu'elle blesse notre vue ou quelque autre de nos sens; mais, en elle-même, elle ne l'est pas plus que l'or et les diamants. L'idée de souillure contractée par l'attouchement d'un cadavre ne nous est venue que d'une certaine répugnance naturelle que nous en avons. Si les corps de ceux qui ne se lavent point ne blessaient ni l'odorat ni la vue, comment aurait-on pu s'imaginer qu'ils fussent impurs?

Les sens, divin mollak, doivent donc être les seuls juges de la pureté ou de l'impureté des choses. Mais, comme les objets n'affectent point les hommes de la même manière, que ce qui donne une sensation agréable aux uns en produit une dégoûtante chez les autres, il suit que le témoignage des sens ne peut servir ici de règle, à moins qu'on ne dise que chacun peut, à sa fantaisie, décider ce point, et distinguer, pour ce qui le concerne, les choses pures d'avec celles qui ne le sont pas.

Mais cela même, sacré mollak, ne renverserait-il pas les distinctions établies par notre divin Prophète et les points fondamentaux de la Loi, qui a été écrite de la main des anges?

D'Erzeron, le 20 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

Lettre XVIII. Méhémet-Hali, serviteur des prophètes, à Usbek, à Erzeron

    Vous nous faites toujours des questions qu'on a faites mille fois à notre saint Prophète. Que ne lisez-vous les Traditions des Docteurs? Que n'allez-vous à cette source pure de toute intelligence? Vous trouveriez tous vos doutes résolus.

Malheureux, qui, toujours embarrassés des choses de la terre, n'avez jamais regardé d'un oeil fixe celles du ciel, et qui révérez la condition des mollaks, sans oser ni l'embrasser ni la suivre!

Profanes, qui n'entrez jamais dans les secrets de l'Eternel, vos lumières ressemblent aux ténèbres de l'abîme, et les raisonnements de votre esprit sont comme la poussière que vos pieds font élever lorsque le soleil est dans son midi, dans le mois ardent de Chahban.

Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui du moindre des immaums. Votre vaine philosophie est cet éclair qui annonce l'orage et l'obscurité; vous êtes au milieu de la tempête, et vous errez au gré des vents.

Il est bien facile de répondre à votre difficulté; il ne faut pour cela que vous raconter ce qui arriva un jour à notre saint Prophète, lorsque, tenté par les chrétiens, éprouvé par les Juifs, il confondit également les uns et les autres.

Le juif Abdias Ibesalon lui demanda pourquoi Dieu avait défendu de manger de la chair de pourceau. "Ce n'est pas sans raison, répondit Mahomet: c'est un animal immonde, et je vais vous en convaincre." Il fit sur sa main, avec de la boue, la figure d'un homme; il la jeta à terre et lui cria: "Levez-vous!" Sur-le-champ, un homme se leva et dit: "Je suis Japhet, fils de Noé. - Avais-tu les cheveux aussi blancs quand tu es mort? lui dit le saint Prophète. - Non, répondit-il; mais, quand tu m'as réveillé, j'ai cru que le jour du jugement était venu, et j'ai eu une si grande frayeur que mes cheveux ont blanchi tout à coup."

"Or çà, raconte-moi, lui dit l'envoyé de Dieu, toute l'histoire de l'arche de Noé." Japhet obéit et détailla exactement tout ce qui s'était passé les premiers mois.

Après quoi il parla ainsi:

"Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté de l'arche; ce qui la fit si fort pencher, que nous en eûmes une peur mortelle: surtout nos femmes, qui se lamentaient de la belle manière. Notre père Noé ayant été au conseil de Dieu, il lui commanda de prendre l'éléphant et de lui faire tourner la tête vers le côté qui penchait. Ce grand animal fit tant d'ordures qu'il en naquit un cochon."

Croyez-vous, Usbek, que, depuis ce temps-là, nous nous en soyons abstenus, et que nous l'ayons regardé comme un animal immonde?

Mais, comme le cochon remuait tous les jours ces ordures, il s'éleva une telle puanteur dans l'arche, qu'il ne put lui-même s'empêcher d'éternuer, et il sortit de son nez un rat, qui allait rongeant tout ce qui se trouvait devant lui; ce qui devint si insupportable à Noé, qu'il crut qu'il était à propos de consulter Dieu encore. Il lui ordonna de donner au lion un grand coup sur le front, qui éternua aussi et fit sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces animaux soient encore immondes? Que vous en semble?

Quand donc vous n'apercevez pas la raison de l'impureté de certaines choses, c'est que vous en ignorez beaucoup d'autres, et que vous n'avez pas la connaissance de ce qui s'est passé entre Dieu, les anges et les hommes. Vous ne savez pas l'histoire de l'éternité. Vous n'avez point lu les livres qui sont écrits au ciel: ce qui vous en a été révélé n'est qu'une petite partie de la bibliothèque divine; et ceux qui, comme nous, en approchent de plus près tandis qu'ils sont en cette vie, sont encore dans l'obscurité et les ténèbres.

Adieu; Mahomet soit dans votre coeur.

De Com, le dernier de la lune de Chahban 1711.

Lettre XIX. Usbek à son ami Rustan, à Ispahan

Nous n'avons séjourné que huit jours à Tocat; après trente-cinq jours de marche, nous sommes arrives a Smyrne.

De Tocat à Smyrne, on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu'on la nomme. J'ai vu avec étonnement la faiblesse de l'empire des Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes violents, qui l'épuisent et le minent sans cesse.

Les bachas, qui n'obtiennent leurs emplois qu'à force d'argent, entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête. Une milice insolente n'est soumise qu'à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes désertes, les campagnes désolées, la culture des terres et le commerce, entièrement abandonnés.

L'impunité règne dans ce gouvernement sévère: les chrétiens qui cultivent les terres, les Juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille violences.

La propriété des terres est incertaine, et, par conséquent, l'ardeur de les faire valoir, ralentie: il n'y a ni titre ni possession qui vaille contre le caprice de ceux qui gouvernent.

Ces barbares ont tellement abandonné les arts qu'ils ont négligé jusques à l'art militaire. Pendant que les nations d'Europe se raffinent tous les jours, ils restent dans leur ancienne ignorance, et ils ne s'avisent de prendre leurs nouvelles inventions qu'après qu'elles s'en sont servi mille fois contre eux.

Ils n'ont aucune expérience sur la mer, point d'habileté dans la manoeuvre. On dit qu'une poignée de chrétiens sortis d'un rocher font suer les Ottomans et fatiguent leur empire.

Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire: ils croient faire grâce à ces étrangers de permettre qu'ils les enrichissent.

Dans toute cette vaste étendue de pays que j'ai traversée, je n'ai trouvé que Smyrne qu'on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce sont les Européens qui la rendent telle, et il ne tient pas aux Turcs qu'elle ne ressemble à toutes les autres.

Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles, sera le théâtre des triomphes de quelque conquérant.

De Smyrne, le de la lune de Rhamazan 2, 1711.

Lettre XX. Usbek à Zachi, sa femme, au sérail d'Ispahan

   Vous m'avez offensé, Zachi, et je sens dans mon coeur des mouvements que vous devriez craindre, si mon éloignement ne vous laissait le temps de changer de conduite et d'apaiser la violente jalousie dont je suis tourmenté.

J'apprends qu'on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous êtes-vous oubliée jusqu'à ne pas sentir qu'il ne vous est pas permis de recevoir dans votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés à vous servir? Vous avez beau me dire que des eunuques ne sont pas des hommes, et que votre vertu vous met au-dessus des pensées que pourrait faire naître en vous une ressemblance imparfaite: cela ne suffit ni pour vous ni pour moi: pour vous, parce que vous faites une chose que les lois du sérail vous défendent; pour moi, en ce que vous m'ôtez l'honneur, en vous exposant à des regards... Que dis-je, à des regards? Peut-être aux entreprises d'un perfide qui vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses regrets et le désespoir de son impuissance.

Vous me direz peut-être que vous m'avez été toujours fidèle. Eh! pouviez-vous ne l'être pas? Comment auriez-vous trompé la vigilance des eunuques noirs, qui sont si surpris de la vie que vous menez? Comment auriez-vous pu briser ces verrous et ces portes qui vous tiennent enfermée? Vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre, et peut-être que vos désirs impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de cette fidélité que vous vantez tant.

Je veux que vous n'ayez point fait tout ce que j'ai lieu de soupçonner; que ce perfide n'ait point porté sur vous ses mains sacrilèges; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de son maître; que, couverte de vos habits, vous ayez laissé cette faible barrière entre lui et vous; que, frappé lui-même d'un saint respect, il ait baissé les yeux; que, manquant à sa hardiesse, il ait tremblé sur les châtiments qu'il se prépare. Quand tout cela serait vrai, il ne l'est pas moins que vous avez fait une chose qui est contre votre devoir. Et, si vous l'avez violé gratuitement, sans remplir vos inclinations déréglées, qu'eussiez-vous fait pour les satisfaire? Que feriez-vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré, qui est pour vous une dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile favorable contre les atteintes du vice, un temple sacré où votre sexe perd sa faiblesse, et se trouve invincible, malgré tous les désavantages de la nature? Que feriez-vous, si, laissée à vous-même, vous n'aviez pour vous défendre que votre amour pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez si indignement trahi? Que les moeurs du pays où vous vivez sont saintes, qui vous arrachent aux attentats des plus vils esclaves! Vous devez me rendre grâce de la gêne où je vous fais vivre, puisque ce n'est que par là que vous méritez encore de vivre.

Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques, parce qu'il a toujours les yeux sur votre conduite, et qu'il vous donne ses sages conseils. Sa laideur, dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sans peine; comme si, dans ces sortes de postes, on mettait de plus beaux objets. Ce qui vous afflige est de n'avoir pas à sa place l'eunuque blanc qui vous déshonore.

Mais que vous a fait votre première esclave? Elle vous a dit que les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide étaient contre la bienséance. Voilà la raison de votre haine.

Je devrais être, Zachi, un juge sévère; je ne suis qu'un époux qui cherche à vous trouver innocente. L'amour que j'ai pour Roxane, ma nouvelle épouse, m'a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n'êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous deux, et Roxane n'a d'autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.

De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé 1711.

Lettre XXI. Usbek au premier eunuque blanc

    Vous devez trembler à l'ouverture de cette lettre; ou plutôt vous le deviez lorsque vous souffrîtes la perfidie de Nadir. Vous qui, dans une vieillesse froide et languissante, ne pouvez sans crime lever les yeux sur les redoutables objets de mon amour; vous à qui il n'est jamais permis de mettre un pied sacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards; vous souffrez que ceux dont la conduite vous est confiée aient fait ce que vous n'auriez pas la témérité de faire; et vous n'apercevez pas la foudre toute prête à tomber sur eux et sur vous?

Et qui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie; qui n'existez qu'autant que vous savez obéir; qui n'êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois ou pour mourir dès que je l'ordonne; qui ne respirez qu'autant que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont besoin de votre bassesse; et enfin, qui ne pouvez avoir d'autre partage que la soumission, d'autre âme que mes volontés, d'autre espérance que ma félicité?

Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les lois austères du devoir; que la présence continuelle d'un eunuque noir les ennuie; qu'elles sont fatiguées de ces objets affreux, qui leur sont donnés pour les ramener à leur époux; je le sais. Mais vous, qui vous prêtez à ce désordre, vous serez puni d'une manière à faire trembler tous ceux qui abusent de ma confiance.

Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Hali, le plus grand de tous, que, si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve sous mes pieds.

De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé 1711.

Lettre XXII. Jaron au premier eunuque

    A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne sa tête vers ses femmes sacrées; il soupire, il verse des larmes; sa douleur s'aigrit, ses soupçons se fortifient. Il veut augmenter le nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer, avec tous les noirs qui l'accompagnent. Il ne craint plus pour lui: il craint pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui-même.

Je vais donc vivre sous tes lois et partager tes soins. Grand Dieu! qu'il faut de choses pour rendre un seul homme heureux!

La nature semblait avoir mis les femmes dans la dépendance, et les en avoir retirées. Le désordre naissait entre les deux sexes, parce que leurs droits étaient réciproques. Nous sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie: nous avons mis entre les femmes et nous la haine, et entre les hommes et les femmes l'amour.

Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards sombres. La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tranquille, et l'esprit inquiet. Je n'attendrai point les rides de la vieillesse pour en montrer les chagrins.

J'aurais eu du plaisir à suivre mon maître dans l'Occident; mais ma volonté est son bien. Il veut que je garde ses femmes; je les garderai avec fidélité. Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe, qui, quand on ne lui permet pas d'être vain, commence à devenir superbe, et qu'il est moins aisé d'humilier que d'anéantir.

Je tombe sous tes regards.

De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé 1711.

Lettre XXIII. Usbek à son ami Ibben, à Smyrne

    Nous sommes arrivés à Livourne dans quarante jours de navigation. C'est une ville nouvelle; elle est un témoignage du génie des ducs de Toscane, qui ont fait d'un village marécageux la ville d'Italie la plus florissante.

Les femmes y jouissent d'une grande liberté. Elles peuvent voir les hommes à travers certaines fenêtres qu'on nomme jalousies ; elles peuvent sortir tous les jours avec quelques vieilles qui les accompagnent; elles n'ont qu'un voile. Leurs beaux-frères, leurs oncles leurs neveux peuvent les voir sans que le mari s'en formalise presque jamais.

C'est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour la première fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent d'abord tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits, des principales coutumes. Il y a jusque dans les moindres bagatelles, quelque chose de singulier que je sens, et que je ne sais pas dire.

Nous partirons demain pour Marseille; notre séjour n'y sera pas long. Le dessein de Rica et le mien est de nous rendre incessamment à Paris, qui est le siège de l'empire d'Europe. Les voyageurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étrangers.

Adieu; sois persuadé que je t'aimerai toujours.

De Livourne, le 12 de la lune de Saphar 1712.

Lettre XXIV. Rica à Ibben, à Smyrne

    Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu'Ispahan. Les maisons y sont si hautes qu'on jurerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée, et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

Tu ne le croirais pas peut-être: depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français: ils courent; ils volent. Les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour, et un autre, qui me croise de l'autre côté, me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes européennes: je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre, et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape . Tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.

Et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l'exercer, de certains articles de croyance. Il y a deux ans qu'il lui envoya un grand écrit, qu'il appela Constitution , et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l'égard du prince, qui se soumit aussitôt et donna l'exemple à ses sujets. Mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et dirent qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette révolte, qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette Constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel: c'est proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de l'outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la Constitution: elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilège. On doit pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal, et, par le grand Hali, il faut qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi. Car, puisque les femmes sont d'une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront point dans le Paradis, pourquoi faut-il qu'elles se mêlent de lire un livre qui n'est fait que pour apprendre le chemin du Paradis?

J'ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire.

On dit que, pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins, qui s'étaient tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouraient. On ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui: ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux; et cependant on dit qu'il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en particulier: c'est un corps, mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il a vaincus, puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien.

Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même terre qui nous porte tous deux; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents.

De Paris, le de la lune de Rebiab 1712.

Lettre XXV. Usbek à Ibben, à Smyrne

   J'ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi: il me mande qu'il quitte Smyrne dans le dessein de voir l'Italie; que l'unique but de son voyage est de s'instruire, et de se rendre par là plus digne de toi. Je te félicite d'avoir un neveu qui sera quelque jour la consolation de ta vieillesse.

Rica t'écrit une longue lettre; il m'a dit qu'il te parlait beaucoup de ce pays-ci. La vivacité de son esprit fait qu'il saisit tout avec promptitude. Pour moi, qui pense plus lentement, je ne suis en état de te rien dire.

Tu es le sujet de nos conversations les plus tendres: nous ne pouvons assez parler du bon accueil que tu nous as fait à Smyrne, et des services que ton amitié nous rend tous les jours.

Puisses-tu, généreux Ibben, trouver partout des amis aussi reconnaissants et aussi fidèles que nous! Puissé-je te revoir bientôt et retrouver avec toi ces jours heureux qui coulent si doucement entre deux amis! Adieu.

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 1712.

Lettre XXVI. Usbek à Roxane, au sérail d'Ispahan

    Que vous êtes heureuse, Roxane, d'être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés où l'on ne connaît ni la pudeur ni la vertu! Que vous êtes heureuse! Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l'innocence, inaccessible aux attentats de tous les humains; vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir: jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs; votre beau-père même, dans la liberté des festins, n'a jamais vu votre belle bouche: vous n'avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré pour la couvrir. Heureuse Roxane! Quand vous avez été à la campagne, vous avez toujours eu des eunuques qui ont marché devant vous pour donner la mort à tous les téméraires qui n'ont pas fui à votre vue. Moi-même, à qui le ciel vous a donnée pour faire mon bonheur, quelle peine n'ai-je pas eue pour me rendre maître de ce trésor que vous défendiez avec tant de constance! Quel chagrin pour moi, dans les premiers jours de notre mariage, de ne pas vous voir! Et quelle impatience quand je vous eus vue! Vous ne la satisfaisiez pourtant pas; vous l'irritiez, au contraire, par les refus obstinés d'une pudeur alarmée: vous me confondiez avec tous ces hommes à qui vous vous cachez sans cesse. Vous souvient-il de ce jour où je vous perdis parmi vos esclaves qui me trahirent et vous dérobèrent à mes recherches? Vous souvient-il de cet autre où, voyant vos larmes impuissantes, vous employâtes l'autorité de votre mère pour arrêter les fureurs de mon amour? Vous souvient-il, lorsque toutes les ressources vous manquèrent, de celles que vous trouvâtes dans votre courage? Vous prîtes un poignard et menaçâtes d'immoler un époux qui vous aimait, s'il continuait à exiger de vous ce que vous chérissiez plus que votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce combat de l'amour et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes scrupules: vous ne vous rendîtes pas même après avoir été vaincue; vous défendîtes jusques à la dernière extrémité une virginité mourante; vous me regardâtes comme un ennemi qui vous avait fait un outrage, non pas comme un époux qui vous avait aimée; vous fûtes plus de trois mois que vous n'osiez me regarder sans rougir: votre air confus semblait me reprocher l'avantage que j'avais pris. Je n'avais pas même une possession tranquille: vous me dérobiez tout ce que vous pouviez de ces charmes et de ces grâces, et j'étais enivré des plus grandes faveurs, sans avoir obtenu les moindres.

Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n'auriez pas été si troublée. Les femmes y ont perdu toute retenue; elles se présentent devant les hommes à visage découvert, comme si elles voulaient demander leur défaite; elles les cherchent de leurs regards; elle les voient dans les mosquées, les promenades, chez elles-mêmes; l'usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale, à laquelle il est impossible de s'accoutumer.

Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outragée dans l'affreuse ignominie où votre sexe est descendu; vous fuiriez ces abominables lieux, et vous soupireriez pour cette douce retraite, où vous trouvez l'innocence, où vous êtes sûre de vous-même, où nul péril ne vous fait trembler, où enfin vous pouvez m'aimer sans craindre de perdre jamais l'amour que vous me devez.

Quand vous relevez l'éclat de votre teint par les plus belles couleurs; quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus précieuses; quand vous vous parez de vos plus beaux habits; quand vous cherchez à vous distinguer de vos compagnes par les grâces de la danse et par la douceur de votre chant; que vous combattez gracieusement avec elles de charmes, de douceur et d'enjouement: je ne puis pas m'imaginer que vous ayez d'autre objet que celui de me plaire; et, quand je vous vois rougir modestement, que vos regards cherchent les miens, que vous vous insinuez dans mon coeur par des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, douter de votre amour.

Mais que puis-je penser des femmes d'Europe? L'art de composer leur teint, les ornements dont elles se parent, les soins qu'elles prennent de leur personne, le désir continuel de plaire qui les occupe, sont autant de taches faites à leur vertu et d'outrages à leur époux.

Ce n'est pas, Roxane, que je pense qu'elles poussent l'attentat aussi loin qu'une pareille conduite devrait le faire croire, et qu'elles portent la débauche à cet excès horrible, qui fait frémir, de violer absolument la foi conjugale. Il y a bien peu de femmes assez abandonnées pour aller jusque-là: elles portent toutes dans leur coeur un certain caractère de vertu qui y est gravé, que la naissance donne, et que l'éducation affaiblit, mais ne détruit pas. Elles peuvent bien se relâcher des devoirs extérieurs que la pudeur exige; mais, quand il s'agit de faire les derniers pas, la nature se révolte. Aussi, quand nous vous enfermons si étroitement, que nous vous faisons garder par tant d'esclaves, que nous gênons si fort vos désirs lorsqu'ils volent trop loin, ce n'est pas que nous craignions la dernière infidélité; mais c'est que nous savons que la pureté ne saurait être trop grande, et que la moindre tache peut la corrompre.

Je vous plains, Roxane. Votre chasteté, si longtemps éprouvée, méritait un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même réprimer les désirs que votre seule vertu sait soumettre.

De Paris, le 7 de la lune de Rhegeb 1712.

Lettre XXVII. Usbek à Nessir, à Ispahan

Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de la ville du soleil.

Lorsque je partis de Smyrne, je chargeai mon ami Ibben de te faire tenir une boîte où il y avait quelques présents pour toi; tu recevras cette lettre par la même voie. Quoique éloigné de lui de cinq ou six cents lieues, je lui donne de mes nouvelles, et je reçois des siennes, aussi facilement que s'il était à Ispahan, et moi à Com. J'envoie mes lettres à Marseille, d'où il part continuellement des vaisseaux pour Smyrne; de là, il envoie celles qui sont pour la Perse par les caravanes d'Arméniens qui partent tous les jours pour Ispahan.

Rica jouit d'une santé parfaite: la force de sa constitution sa jeunesse et sa gaieté naturelle le mettent au-dessus de toutes les épreuves.

Mais, pour moi, je ne me porte pas bien: mon corps et mon esprit sont abattus; je me livre à des réflexions qui deviennent tous les jours plus tristes; ma santé, qui s'affaiblit, me tourne vers ma patrie et me rend ce pays-ci plus étranger.

Mais, cher Nessir, je te conjure, fais en sorte que mes femmes ignorent l'état où je suis: si elles m'aiment, je veux épargner leurs larmes, et, si elles ne m'aiment pas, je ne veux point augmenter leur hardiesse.

Si mes eunuques me croyaient en danger, s'ils pouvaient espérer l'impunité d'une lâche complaisance, ils cesseraient bientôt d'être sourds à la voix flatteuse de ce sexe qui se fait entendre aux rochers et remue les choses inanimées.

Adieu, Nessir; j'ai du plaisir à te donner des marques de ma confiance.

De Paris, le 5 de la lune de Chahban 1712.

Lettre XXVIII. Rica à***

Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu'elle se passe tous les jours à Paris.

Tout le peuple s'assemble sur la fin de l'après-dînée, et va jouer une espèce de scène que j'ai entendu appeler comédie . Le grand mouvement est sur une estrade, qu'on nomme le théâtre . Aux deux côtés, on voit, dans de petits réduits qu'on nomme loges , des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse.

Ici, c'est une amante affligée qui exprime sa langueur; une autre, plus animée, dévore des yeux son amant, qui la regarde de même: toutes les passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui, pour être muette, n'en est que plus vive. Là, les actrices ne paraissent qu'à demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout, qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas.

Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens qu'on prend pour cet effet dans un âge peu avancé, pour soutenir la fatigue. Ils sont obligés d'être partout: ils passent par des endroits qu'eux seuls connaissent, montent avec une adresse surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges; ils plongent, pour ainsi dire; on les perd, ils reparaissent; souvent ils quittent le lieu de la scène et vont jouer dans un autre. On en voit même qui, par un prodige qu'on n'aurait osé espérer de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles où l'on joue une comédie particulière: on commence par des révérences, on continue par des embrassades. On dit que la connaissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un autre. Il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles, et, si on en excepte deux ou trois heures du jour, où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c'est une ivresse qui les quitte aisément.

Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit, qu'on nomme l'Opéra : toute la différence est qu'on parle à l'un, et que l'on chante à l'autre. Un de mes amis me mena l'autre jour dans la loge où se déshabillait une des principales actrices. Nous fîmes si bien connaissance, que le lendemain je reçus d'elle cette lettre:

MONSIEUR,

Je suis la plus malheureuse fille du monde; j'ai toujours été la plus vertueuse actrice de l'Opéra. Il y a sept ou huit mois que j'étais dans la loge où vous me vîtes hier. Comme je m'habillais en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m'y trouver, et, sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J'ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait; il se met à rire et me soutient qu'il m'a trouvée très profane. Cependant je suis si grosse que je n'ose plus me présenter sur le théâtre: car je suis, sur le chapitre de l'honneur, d'une délicatesse inconcevable, et je soutiens toujours qu'à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n'eût jamais réussi, s'il ne m'avait promis de se marier avec moi: un motif si légitime me fit passer sur les petites formalités ordinaires et commencer par où j'aurais dû finir. Mais, puisque son infidélité m'a déshonorée, je ne veux plus vivre à l'Opéra, où, entre vous et moi, l'on ne me donne guère de quoi vivre: car, à présent que j'avance en âge, et que je perds du côté des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les jours. J'ai appris, par un homme de votre suite, que l'on faisait un cas infini, dans votre pays, d'une bonne danseuse, et que, si j'étais à Ispahan, ma fortune serait aussitôt faite. Si vous vouliez m'accorder votre protection et m'emmener avec vous dans ce pays-là, vous auriez l'avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu et sa conduite, ne se rendrait pas indigne de vos bontés. Je suis...

De Paris, le 2 de la lune de Chalval 1712.

Lettre XXIX. Rica à Ibben, à Smyrne

     Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes même: car il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre , et c'est certainement une riche succession: car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination.

Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont, sous son autorité, deux fonctions bien différentes: quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très difficiles, et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique. De sorte que si l'on ne veut pas faire le rahmazan; si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages; si on veut rompre ses voeux; si on veut se marier contre les défense de la loi; quelquefois même, si on veut revenir contre son serment: on va à l'Evêque ou au Pape, qui donne aussitôt la dispense.

Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion. On les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer.

Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ.

Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques . Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut: il n'y a qu'à partager le différend par la moitié et donner une distinction à ceux qui accusent d'hérésie, et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe .

Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne: car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal, il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice! Sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d'accord des qualités et le brûler comme hérétique: il aurait beau donner sa distinction. Point de distinction! Il serait en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter.

Les autres juges présument qu'un accusé est innocent; ceux-ci le présument toujours coupable: dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur; apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais. Mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir: car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés. Mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.

Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même: elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.

De Paris, le 4 de la lune de Chalval 1712.

Lettre XXX. Rica au même, à Smyrne

   Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: "Il faut avouer qu'il a l'air bien persan." Chose admirable! Je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement: libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique: car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche. Mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: "Ah! ah! Monsieur est Persan? c'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?"

De Paris, le 6 de la lune de Chalval 1712.

Lettre XXXI. Rhédi à Usbek, à Paris

    Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes les villes du monde et être surpris en arrivant à Venise: on sera toujours étonné de voir une ville, des tours et des mosquées sortir de dessous l'eau, et de trouver un peuple innombrable dans un endroit où il ne devrait y avoir que des poissons.

Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux qui soit au monde, c'est-à-dire d'eau vive; il est impossible d'y accomplir une seule ablution légale. Elle est en abomination à notre saint Prophète; il ne la regarde jamais, du haut du ciel, qu'avec colère.

Sans cela, mon cher Usbek, je serais charmé de vivre dans une ville où mon esprit se forme tous les jours. Je m'instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement; je ne néglige pas même les superstitions européennes; je m'applique à la médecine, à la physique, à l'astronomie; j'étudie les arts; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance.

De Venise, le 16 de la lune de Chalval 1712.

Lettre XXXII. Rica à***

   J'allai l'autre jour voir une maison où l'on entretient environ trois cents personnes assez pauvrement. J'eus bientôt fait: car l'église et les bâtiments ne méritent pas d'être regardés. Ceux qui sont dans cette maison étaient assez gais; plusieurs d'entre eux jouaient aux cartes ou à d'autres jeux que je ne connais point. Comme je sortais, un de ces hommes sortait aussi, et, m'ayant entendu demander le chemin du Marais, qui est le quartier le plus éloigné de Paris: "J'y vais, me dit-il, et je vous y conduirai; suivez-moi." Il me mena à merveille, me tira de tous les embarras et me sauva adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions prêts d'arriver, quand la curiosité me prit. "Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrais-je point savoir qui vous êtes? - Je suis aveugle, Monsieur, me répondit-il. - Comment! lui dis-je, vous êtes aveugle! Et que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouait aux cartes avec vous de nous conduire? - Il est aveugle aussi, me répondit-il. Il y a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette maison où vous m'avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte. Voilà la rue que vous demandiez. Je vais me mettre dans la foule; j'entre dans cette église, où, je vous jure, j'embarrasserai plus les gens qu'ils ne m'embarrasseront."

De Paris, le 17 de la lune de Chalval 1712.

Lettre XXXIII. Usbek à Rhédi, à Venise

Le vin est si cher à Paris, par les impôts que l'on y met, qu'il semble qu'on ait entrepris d'y faire exécuter les préceptes du divin Alcoran qui défend d'en boire.

Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur, je ne puis m'empêcher de la regarder comme le présent le plus redoutable que la nature ait fait aux hommes. Si quelque chose a flétri la vie et la réputation de nos monarques, ç'a été leur intempérance: c'est la source la plus empoisonnée de leurs injustices et de leurs cruautés.

Je le dirai, à la honte des hommes: la Loi interdit à nos princes l'usage du vin, et ils en boivent avec un excès qui les dégrade de l'humanité même; cet usage, au contraire, est permis aux princes chrétiens, et on ne remarque pas qu'il leur fasse faire aucune faute. L'esprit humain est la contradiction même: dans une débauche licencieuse, on se révolte avec fureur contre les préceptes, et la Loi, faite pour nous rendre plus justes, ne sert souvent qu'à nous rendre plus coupables.

Mais, quand je désapprouve l'usage de cette liqueur qui fait perdre la raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l'égaient. C'est la sagesse des Orientaux de chercher des remèdes contre la tristesse avec autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses. Lorsqu'il arrive quelque malheur à un Européen, il n'a d'autre ressource que la lecture d'un philosophe qu'on appelle Sénèque ; mais les Asiatiques, plus sensés qu'eux, et meilleurs physiciens en cela, prennent des breuvages capables de rendre l'homme gai et de charmer le souvenir de ses peines.

Il n'y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité du mal, de l'inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l'ordre de la Providence, et du malheur de la condition humaine. C'est se moquer de vouloir adoucir un mal par la considération que l'on est né misérable. Il vaut bien mieux enlever l'esprit hors de ses réflexions, et traiter l'homme comme sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.

L'âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée. Si le mouvement du sang est trop lent; si les esprits ne sont pas assez épurés; s'ils ne sont pas en quantité suffisante, nous tombons dans l'accablement et dans la tristesse. Mais, si nous prenons des breuvages qui puissent changer cette disposition de notre corps, notre âme redevient capable de recevoir des impressions qui l'égaient, et elle sent un plaisir secret de voir sa machine reprendre, pour ainsi dire, son mouvement et sa vie.

De Paris, le 25 de la lune de Zilcadé 1713.

Lettre XXXIV. Usbek à Ibben, à Smyrne

   Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France; mais celles de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et de ne  point se plaire avec les secondes: les unes sont plus tendres et plus modestes; les autres sont plus gaies et plus enjouées.

Ce qui rend le sang si beau en Perse, c'est la vie réglée que les femmes y mènent: elles ne jouent ni ne veillent; elles ne boivent point de vin, et ne s'exposent presque jamais à l'air. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs: c'est une vie unie, qui ne pique point; tout s'y ressent de la subordination et du devoir; les plaisirs mêmes y sont graves, et les joies, sévères; et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d'autorité et de dépendance.

Les hommes mêmes n'ont pas en Perse la gaieté qu'ont les Français: on ne leur voit point cette liberté d'esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.

C'est bien pis en Turquie, où l'on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne n'a ri depuis la fondation de la monarchie.

Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu'il y a entre eux: ils ne se voient que lorsqu'ils y sont forcés par la cérémonie. L'amitié, ce doux engagement du coeur, qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue. Ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une compagnie qui les attend; de manière que chaque famille est, pour ainsi dire, isolée.

Un jour que je m'entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit: "Ce qui me choque le plus de vos moeurs, c'est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves, dont le coeur et l'esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments de la vertu que l'on tient de la nature, et ils les ruinent, depuis l'enfance qu'ils vous obsèdent. Car, enfin, défaites-vous des préjugés. Que peut-on attendre de l'éducation qu'on reçoit d'un misérable qui fait consister son honneur à garder les femmes d'un autre, et s'enorgueillit du plus vil emploi qui soit parmi les humains; qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule de ses vertus, parce qu'il y est porté par envie, par jalousie et par désespoir; qui, brûlant de se venger des deux sexes dont il est le rebut, consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu'il puisse désoler le plus faible; qui, tirant de son imperfection, de sa laideur et de sa difformité, tout l'éclat de sa condition, n'est estimé que parce qu'il est indigne de l'être; qui, enfin, rivé pour jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les verrous qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie dans ce poste indigne, où, chargé de la jalousie de son maître, il a exercé toute sa bassesse?"

De Paris, le 14 de la lune de Zilhagé 1713.

Lettre XXXV. Usbek à Gemchid, son cousin, dervis du brillant monastère de Tauris

   Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis? Crois-tu qu'au jour du Jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d'ânes aux Juifs et les mèneront au grand trot en enfer? Je sais bien qu'ils n'iront point dans le séjour des prophètes, et que le grand Hali n'est point venu pour eux. Mais, parce qu'ils n'ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu qu'ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que Dieu les punisse pour n'avoir pas pratiqué une religion qu'il ne leur a pas fait connaître? Je puis te le dire: j'ai souvent examiné ces chrétiens; je les ai interrogés pour voir s'ils avaient quelque idée du grand Hali, qui était le plus beau de tous les hommes: j'ai trouvé qu'ils n'en avaient jamais ouï parler.

Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisaient passer au fil de l'épée, parce qu'ils refusaient de croire aux miracles du ciel: ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivaient dans les ténèbres de l'idolâtrie avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand Prophète.

D'ailleurs, si l'on examine de près leur religion, on y trouvera comme une semence de nos dogmes. J'ai souvent admiré les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale. J'ai ouï parler d'un livre de leurs docteurs, intitulé La Polygamie triomphante , dans lequel il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux chrétiens. Leur baptême est l'image de nos ablutions légales, et les chrétiens n'errent que dans l'efficacité qu'ils donnent à cette première ablution, qu'ils croient devoir suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et leurs moines prient comme nous sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d'un paradis où ils goûteront mille délices par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous, des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges et se méfient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils reconnaissent, comme nous, l'insuffisance de leurs mérites et le besoin qu'ils ont d'un intercesseur auprès de Dieu. Je vois partout le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet. On a beau faire, la vérité s'échappe et perce toujours les ténèbres qui l'environnent. Il viendra un jour où l'Eternel ne verra sur la terre que de vrais croyants: le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes; tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard; tout, jusques à la Loi, sera consommé: les divins exemplaires seront enlevés de la terre et portés dans les célestes archives.

De Paris, le 20 de la lune de Zilhagé 1713.

Lettre XXXVI. Usbek à Rhédi, à Venise

   Le café est très en usage à Paris: il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons, on dit des nouvelles; dans d'autres, on joue aux échecs. Il y en a une où l'on apprête le café de telle manière qu'il donne de l'esprit à ceux qui en prennent: au moins, de tous ceux qui en sortent, il n'y a personne qui ne croie qu'il en a quatre fois plus que lorsqu'il y est entré.

Mais ce qui me choque de ces beaux esprits, c'est qu'ils ne se rendent pas utiles à leur patrie, et qu'ils amusent leurs talents à des choses puériles. Par exemple, lorsque j'arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince qu'il se puisse imaginer: il s'agissait de la réputation d'un vieux poète grec dont, depuis deux mille ans, on ignore la patrie, aussi bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouaient que c'était un poète excellent; il n'était question que du plus ou du moins de mérite qu'il fallait lui attribuer. Chacun en voulait donner le taux; mais, parmi ces distributeurs de réputation, les uns faisaient meilleur poids que les autres. Voilà la querelle! Elle était bien vive: car on se disait cordialement, de part et d'autre, des injures si grossières, on faisait des plaisanteries si amères, que je n'admirais pas moins la manière de disputer, que le sujet de la dispute. "Si quelqu'un, disais-je en moi-même, était assez étourdi pour aller devant un de ces défenseurs du poète grec attaquer la réputation de quelque honnête citoyen, il ne serait pas mal relevé, et je crois que ce zèle, si délicat sur la réputation des morts, s'embraserait bien pour défendre celle des vivants! Mais, quoi qu'il en soit, ajoutais-je, Dieu me garde de m'attirer jamais l'inimitié des censeurs de ce poète, que le séjour de deux mille ans dans le tombeau n'a pu garantir d'une haine si implacable! Ils frappent à présent des coups en l'air. Mais que serait-ce si leur fureur était animée par la présence d'un ennemi?"

Ceux dont je te viens de parler disputent en langue vulgaire, et il faut les distinguer d'une autre sorte de disputeurs, qui se servent d'une langue barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à l'opiniâtreté des combattants. Il y a des quartiers où l'on voit comme une mêlée noire et épaisse de ces sortes de gens; ils se nourrissent de distinctions; ils vivent de raisonnements et de fausses conséquences. Ce métier, où l'on devrait mourir de faim, ne laisse pas de rendre: on a vu une nation entière, chassée de son pays, traverser les mers pour s'établir en France, n'emportant avec elle, pour parer aux nécessités de la vie, qu'un redoutable talent pour la dispute.

Adieu.

De Paris, le dernier de la lune de Zilhagé 1713.

Lettre XXXVII. Usbek à Ibben, à Smyrne

   Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir: il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son Etat. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux, tant il fait cas de la politique orientale.

J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre. Par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé, depuis le matin jusques au soir, qu'à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une année ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être, en même temps, comblé de plus de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.

Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paye aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines. Souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces, et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel: aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.

Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui les trônes se renversent ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.

De Paris, le 7 de la lune de Maharram 1713.

Lettre XXXVIII. Rica à Ibben, à Smyrne

    C'est une grande question, parmi les hommes, de savoir s'il est plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté, que de la leur laisser; il me semble qu'il y a bien des raisons pour et contre. Si les Européens disent qu'il n'y a pas de générosité à rendre malheureuses les personnes que l'on aime, nos Asiatiques répondent qu'il y a de la bassesse aux hommes de renoncer à l'empire que la nature leur a donné sur les femmes. Si on leur dit que le grand nombre de femmes enfermées est embarrassant, ils répondent que dix femmes qui obéissent embarrassent moins qu'une qui n'obéit pas. Que s'ils objectent à leur tour que les Européens ne sauraient être heureux avec des femmes qui ne leur sont pas fidèles, on leur répond que cette fidélité, qu'ils vantent tant, n'empêche point le dégoût, qui suit toujours les passions satisfaites; que nos femmes sont trop à nous; qu'une possession si tranquille ne nous laisse rien à désirer ni à craindre; qu'un peu de coquetterie est un sel qui pique et prévient la corruption. Peut-être qu'un homme plus sage que moi serait embarrassé de décider: car, si les Asiatiques font fort bien de chercher des moyens propres à calmer leurs inquiétudes, les Européens font fort bien aussi de n'en point avoir.

"Après tout, disent-ils, quand nous serions malheureux en qualité de maris, nous trouverions toujours moyen de nous dédommager en qualité d'amants. Pour qu'un homme pût se plaindre avec raison de l'infidélité de sa femme, il faudrait qu'il n'y eût que trois personnes dans le monde; ils seront toujours à but quand il y en aura quatre."

C'est une autre question de savoir si la loi naturelle soumet les femmes aux hommes. "Non, me disait l'autre jour un philosophe très galant: la nature n'a jamais dicté une telle loi. L'empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie; elles ne nous l'ont laissé prendre que parce qu'elles ont plus de douceur que nous, et par conséquent, plus d'humanité et de raison. Ces avantages, qui devaient sans doute leur donner la supériorité, si nous avions été raisonnables, la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes point. Or, s'il est vrai que nous n'avons sur les femmes qu'un pouvoir tyrannique, il ne l'est pas moins qu'elles ont sur nous un empire naturel: celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n'est pas de tous les pays; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilège? Est-ce parce que nous sommes les plus forts? Mais c'est une véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage; les forces seraient égales si l'éducation l'était aussi. Eprouvons-les dans les talents que l'éducation n'a point affaiblis et nous verrons si nous sommes si forts."

Il faut l'avouer, quoique cela choque nos moeurs chez les peuples les plus polis, les femmes ont toujours eu de l'autorité sur leurs maris. Elle fut établie par une loi chez les Egyptiens, en l'honneur d'Isis, et chez les Babyloniens, en l'honneur de Sémiramis. On disait des Romains qu'ils commandaient à toutes les nations, mais qu'ils obéissaient à leurs femmes. Je ne parle point des Sauromates, qui étaient véritablement dans la servitude de ce sexe: ils étaient trop barbares pour que leur exemple puisse être cité.

Tu vois, mon cher Ibben, que j'ai pris le goût de ce pays-ci, où l'on aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe. Le Prophète a décidé la question et a réglé les droits de l'un et de l'autre sexe: "Les femmes, dit-il, doivent honorer leurs maris; leurs maris les doivent honorer: mais ils ont l'avantage d'un degré sur elles."

De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1713.

Lettre XXXIX. Hagi Ibbi au juif Ben Josué, Prosélyte Mahométan, à Smyrne

    Il me semble, Ben Josué, qu'il y a toujours des signes éclatants qui préparent à la naissance des hommes extraordinaires, comme si la nature souffrait une espèce de crise, et que la puissance céleste ne produisît qu'avec effort.

Il n'y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet. Dieu qui, par les décrets de sa providence, avait résolu, dès le commencement, d'envoyer aux hommes ce grand prophète pour enchaîner Satan, créa une lumière deux mille ans avant Adam, qui, passant d'élu en élu, d'ancêtre en ancêtre de Mahomet, parvint enfin jusques à lui comme un témoignage authentique qu'il était descendu des patriarches.

Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut pas qu'aucun enfant fût conçu que la femme ne cessât d'être immonde, et que l'homme ne fût livré à la circoncision.

Il vint au monde circoncis, et la joie parut sur son visage dès sa naissance, la terre trembla trois fois, comme si elle eût enfanté elle-même; toutes les idoles se prosternèrent; les trônes des rois furent renversés; Lucifer fut jeté au fond de la mer, et ce ne fut qu'après avoir nagé pendant quarante jours qu'il sortit de l'abîme et s'enfuit sur le mont Cabès, d'où, avec une voix terrible, il appela les anges.

Cette nuit, Dieu posa un terme entre l'homme et la femme, qu'aucun d'eux ne put passer. L'art des magiciens et négromans se trouva sans vertu. On entendit une voix du ciel, qui disait ces paroles: "J'ai envoyé au monde mon ami fidèle."

Selon le témoignage d'Isben Aben, historien arabe, les générations des oiseaux, des nuées, des vents, et tous les escadrons des anges, se réunirent pour élever cet enfant, et se disputèrent cet avantage. Les oiseaux disaient, dans leurs gazouillements, qu'il était plus commode qu'ils l'élevassent, parce qu'ils pouvaient plus facilement rassembler plusieurs fruits de divers lieux. Les vents murmuraient, et disaient: "C'est plutôt à nous, parce que nous pouvons lui apporter de tous les endroits les odeurs les plus agréables. - Non, non, disaient les nuées, non; c'est à nos soins qu'il sera confié, parce que nous lui ferons part à tous les instants de la fraîcheur des eaux." Là-dessus les anges indignés s'écriaient: "Que nous restera-t-il donc à faire?" Mais une voix du Ciel fut entendue, qui termina toutes les disputes: "Il ne sera point ôté d'entre les mains des mortels, parce qu'heureuses les mamelles qui l'allaiteront, et les mains qui le toucheront, et la maison qu'il habitera, et le lit où il reposera."

Après tant de témoignages si éclatants, mon cher Josué, il faut avoir un coeur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que pouvait faire davantage le ciel pour autoriser sa mission divine, à moins de renverser la nature et de faire périr les hommes mêmes qu'il voulait convaincre?

De Paris, le 20 de la lune de Rhégeb 1713.

Lettre XL. Usbek à Ibben, à Smyrne

    Dès qu'un grand est mort, on s'assemble dans une mosquée, et l'on fait son oraison funèbre, qui est un discours à sa louange, avec lequel on serait bien embarrassé de décider au juste du mérite du défunt.

Je voudrais bannir les pompes funèbres: il faut pleurer les hommes à leur naissance, et non pas à leur mort. A quoi servent les cérémonies, et tout l'attirail lugubre qu'on fait paraître à un mourant dans ses derniers moments, les larmes mêmes de sa famille et la douleur de ses amis, qu'à lui exagérer la perte qu'il va faire?

Nous sommes si aveugles que nous ne savons quand nous devons nous affliger, ou nous réjouir: nous n'avons presque jamais que de fausses tristesses ou de fausses joies.

Quand je vois le Mogol qui, toutes les années, va sottement se mettre dans une balance et se faire peser comme un boeuf; quand je vois les peuples se réjouir de ce que ce prince est devenu plus matériel, c'est-à-dire moins capable de les gouverner: j'ai pitié, Ibben, de l'extravagance humaine.

De Paris, le 20 de la lune de Rhégeb 1713.

Lettre XLI. Le premier eunuque noir à Usbek

  Ismaèl, un des eunuques noirs, vient de mourir, magnifique seigneur, et je ne puis m'empêcher de le remplacer. Comme les eunuques sont extrêmement rares à présent, j'avais pensé de me servir d'un esclave noir que tu as à la campagne; mais je n'ai pu jusqu'ici le porter à souffrir qu'on le consacrât à cet emploi. Comme je vois qu'au bout du compte c'est son avantage, je voulus l'autre jour user à son égard d'un peu de rigueur, et, de concert avec l'intendant de tes jardins, j'ordonnai que, malgré lui, on le mît en état de te rendre les services qui flattent le plus ton coeur, et de vivre comme moi dans ces redoutables lieux qu'il n'ose pas même regarder. Mais il se mit à hurler comme si on avait voulu l'écorcher, et fit tant qu'il échappa de nos mains, et évita le fatal couteau. Je viens d'apprendre qu'il veut t'écrire pour te demander grâce, soutenant que je n'ai conçu ce dessein que par un désir insatiable de vengeance sur certaines railleries piquantes qu'il dit avoir faites de moi. Cependant je te jure par les cent mille prophètes que je n'ai agi que pour le bien de ton service, la seule chose qui me soit chère, et hors laquelle je ne regarde rien.

je me prosterne à tes pieds.

Du sérail de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram 1713.

Lettre XLII. Pharan à Usbek, son souverain seigneur

   Si tu étais ici, magnifique Seigneur, je paraîtrais à ta vue tout couvert de papier blanc, et il n'y en aurait pas assez pour écrire toutes les insultes que ton premier eunuque noir, le plus méchant de tous les hommes, m'a faites depuis ton départ.

Sous prétexte de quelques railleries qu'il prétend que j'ai faites sur le malheur de sa condition, il exerce sur ma tête une vengeance inépuisable: il a animé contre moi le cruel intendant de tes jardins, qui, depuis ton départ, m'oblige à des travaux insurmontables, dans lesquels j'ai pensé mille fois laisser la vie, sans perdre un moment l'ardeur de te servir. Combien de fois ai-je dit en moi-même: "J'ai un maître rempli de douceur, et je suis le plus malheureux esclave qui soit sur la terre."

Je te l'avoue, magnifique seigneur, je ne me croyais pas destiné à de plus grandes misères; mais ce traître d'eunuque a voulu mettre le comble à sa méchanceté. Il y a quelques jours que, de son autorité privée, il me destina à la garde de tes femmes sacrées, c'est-à-dire à une exécution qui serait pour moi mille fois plus cruelle que la mort. Ceux qui, en naissant, ont eu le malheur de recevoir de leurs cruels parents un traitement pareil, se consolent peut-être sur ce qu'ils n'ont jamais connu d'autre état que le leur; mais qu'on me fasse descendre de l'humanité, et qu'on m'en prive, je mourrais de douleur, si je ne mourais pas de cette barbarie.

J'embrasse tes pieds, sublime seigneur, dans une humilité profonde. Fais en sorte que je sente les effets de cette vertu si respectée, et qu'il ne soit pas dit que, par ton ordre, il y ait sur la terre un malheureux de plus.

Des jardins de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram 1713.

Lettre XLIII. Usbek à Pharan, aux jardins de Fatmé

    Recevez la joie dans votre coeur, et reconnaissez ces sacrés caractères; faites-les baiser au grand eunuque et à l'intendant de mes jardins. Je leur défends de rien entreprendre contre vous. Dites-leur d'acheter l'eunuque qui me manque. Acquittez-vous de votre devoir comme si vous m'aviez toujours devant les yeux: car sachez que, plus mes bontés sont grandes, plus vous serez puni si vous en abusez.

De Paris, le 25 de la lune de Rhégeb 1713.

Lettre XLIV. Usbek à Rhédi, à Venise

Il y a en France trois sortes d'états: l'Eglise, l'épée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres: tel, par exemple, que l'on devrait mépriser parce qu'il est un sot, ne l'est souvent que parce qu'il est homme de robe.

Il n'y a pas jusqu'aux plus vils artisans qui ne disputent sur l'excellence de l'art qu'ils ont choisi; chacun s'élève au-dessus de celui qui est d'une profession différente, à proportion de l'idée qu'il s'est faite de la supériorité de la sienne.

Les hommes ressemblent tous, plus ou moins, à cette femme de la province d'Erivan qui, ayant reçu quelque grâce d'un de nos monarques, lui souhaita mille fois, dans les bénédictions qu'elle lui donna, que le ciel le fit gouverneur d'Erivan.

J'ai lu, dans une relation, qu'un vaisseau français ayant relâché à la côte de Guinée, quelques hommes de l'équipage voulurent aller à terre acheter quelques moutons. On les mena au roi, qui rendait la justice à ses sujets sous un arbre. Il était sur son trône, c'est-à-dire sur un morceau de bois, aussi fier que s'il eût été sur celui du Grand Mogol; il avait trois ou quatre gardes avec des piques de bois; un parasol en forme de dais le couvrait de l'ardeur du soleil; tous ses ornements et ceux de la reine, sa femme, consistaient en leur peau noire et quelques bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable, demanda à ces étrangers si on parlait beaucoup de lui en France. Il croyait que son nom devait être porté d'un pôle à l'autre; et, à la différence de ce conquérant de qui on a dit qu'il avait fait taire toute la terre, il croyait, lui, qu'il devait faire parler tout l'univers.

Quand le khan de Tartarie a dîné, un héraut crie que tous les princes de la terre peuvent aller dîner, si bon leur semble, et ce barbare, qui ne mange que du lait, qui n'a pas de maison, qui ne vit que de brigandage, regarde tous les rois du monde comme ses esclaves et les insulte régulièrement deux fois par jour.

De Paris, le 28 de la lune de Rhégeb 1713.

Lettre XLV. Rica à Usbek, à***

Hier matin, comme j'étais au lit, j'entendis frapper rudement à ma porte, qui fut soudain ouverte ou enfoncée par un homme avec qui j'avais lié quelque société, et qui me parut tout hors de lui-même.

Son habillement était beaucoup plus que modeste sa perruque de travers n'avait pas même été peignée; il n'avait pas eu le temps de faire recoudre son pourpoint noir, et il avait renoncé, pour ce jour-là, aux sages précautions avec lesquelles il avait coutume de déguiser le délabrement de son équipage.

"Levez-vous, me dit-il; j'ai besoin de vous tout aujourd'hui: j'ai mille emplettes à faire, et je serai bien aise que ce soit avec vous. Il faut premièrement que nous allions à la rue Saint-Honoré parler à un notaire qui est chargé de vendre une terre de cinq cent mille livres; je veux qu'il m'en donne la préférence. En venant ici, je me suis arrêté un moment au faubourg Saint-Germain, où j'ai loué un hôtel deux mille écus, et j'espère passer le contrat aujourd'hui."

Dès que je fus habillé, ou peu s'en fallait, mon homme me fit précipitamment descendre. "Commençons, dit-il, par acheter un carrosse, et établissons l'équipage." En effet, nous achetâmes non seulement un carrosse, mais encore pour cent mille francs de marchandises en moins d'une heure. Tout cela se fit promptement, parce que mon homme ne marchanda rien et ne compta jamais; aussi ne déplaça-t-il pas. Je rêvais sur tout ceci, et, quand j'examinais cet homme, je trouvais en lui une complication singulière de richesses et de pauvreté; de manière que je ne savais que croire. Mais enfin, je rompis le silence, et, le tirant à part, je lui dis: "Monsieur, qui est-ce qui payera tout cela? - Moi, dit-il. Venez dans ma chambre: je vous montrerai des trésors immenses et des richesses enviées des plus grands monarques; mais elles ne le seront pas de vous, qui les partagerez toujours avec moi." Je le suis. Nous grimpons à son cinquième étage, et, par une échelle, nous nous guindons à un sixième, qui était un cabinet ouvert aux quatre vents, dans lequel il n'y avait que deux ou trois douzaines de bassins de terre remplis de diverses liqueurs. "Je me suis levé de grand matin, me dit-il, et j'ai fait d'abord ce que je fais depuis vingt-cinq ans, qui est d'aller visiter mon oeuvre. J'ai vu que le grand jour était venu, qui devait me rendre plus riche qu'homme qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille? Elle a à présent toutes les qualités que les philosophes demandent pour faire la transmutation des métaux. J'en ai tiré ces grains que vous voyez, qui sont de vrai or par leur couleur, quoiqu'un peu imparfait par leur pesanteur. Ce secret, que Nicolas Flamel trouva, mais que Raymond Lulle et un million d'autres cherchèrent toujours, est venu jusques à moi, et je me trouve aujourd'hui un heureux adepte. Fasse le Ciel que je ne me serve de tant de trésors qu'il m'a communiqués, que pour sa gloire!"

Je sortis, et je descendis, ou plutôt je me précipitai par cet escalier, transporté de colère, et laissai cet homme si riche dans son hôpital.

Adieu, mon cher Usbek. J'irai te voir demain, et, si tu veux, nous reviendrons ensemble à Paris.

De Paris, le dernier de la lune de Rhégeb 1713.

Lettre XLVI. Usbek à Rhédi, à Venise

Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion; mais il me semble qu'ils combattent en même temps à qui l'observera le moins.

Non seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs citoyens, et c'est ce qui me touche: car, dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la pitié envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion.

En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la divinité, qui a établi la religion qu'il professe? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d'observer les règles de la société et les devoirs de l'humanité; car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu'il établit une religion pour les rendre heureux; que s'il aime les hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l'humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent.

Par là, on est bien plus sûr de plaire à Dieu qu'en observant telle ou telle cérémonie: car les cérémonies n'ont point un degré de bonté par elles-mêmes; elles ne sont bonnes qu'avec égard et dans la supposition que Dieu les a commandées. Mais c'est la matière d'une grande discussion: on peut facilement s'y tromper; car il faut choisir les cérémonies d'une religion entre celles de deux mille.

Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière: "Seigneur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre: l'un dit que je dois vous prier debout; l'autre veut que je sois assis; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout: il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva l'autre jour de manger un lapin dans un caravanséra. Trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler: ils me soutinrent tous trois que je vous avais grièvement offensé; l'un, parce que cet animal était immonde; l'autre , parce qu'il était étouffé; l'autre enfin, parce qu'il n'était pas poisson. Un brachmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit: " Ils ont tort: car apparemment vous n'avez pas tué vous-même cet animal. - Si fait, lui dis-je. - Ah! vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d'une voix sévère. Que savez-vous si l'âme de votre père n'était pas passée dans cette bête? " Toutes ces choses, seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable: je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée."

De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1713.

Lettre XLVII. Zachi à Usbek, à Paris

   J'ai une grande nouvelle à t'apprendre: je me suis réconciliée avec Zéphis; le sérail, partagé entre nous, s'est réuni. Il ne manque que toi dans ces lieux, où la paix règne. Viens, mon cher Usbek, viens y faire triompher l'amour.

Je donnai à Zéphis un grand festin, où ta mère, tes femmes et tes principales concubines furent invitées; tes tantes et plusieurs de tes cousines s'y trouvèrent aussi; elles étaient venues à cheval, couvertes du sombre nuage de leurs voiles et de leurs habits.

Le lendemain, nous partîmes pour la campagne, où nous espérions être plus libres. Nous montâmes sur nos chameaux, et nous nous mîmes quatre dans chaque loge. Comme la partie avait été faite brusquement, nous n'eûmes pas le temps d'envoyer à la ronde annoncer le courouc; mais le premier eunuque, toujours industrieux, prit une autre précaution: car il joignit à la toile qui nous empêchait d'être vues, un rideau si épais que nous ne pouvions absolument voir personne.

Quand nous fûmes arrivées à cette rivière qu'il faut traverser, chacune de nous se mit, selon la coutume, dans une boîte, et se fit porter dans le bateau: car on nous dit que la rivière était pleine de monde. Un curieux, qui s'approcha trop près du lieu où nous étions enfermées, reçut un coup mortel, qui lui ôta pour jamais la lumière du jour; un autre, qu'on trouva se baignant tout nu sur le rivage, eut le même sort; et tes fidèles eunuques sacrifièrent à ton honneur et au nôtre ces deux infortunés.

Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes au milieu du fleuve, un vent si impétueux s'éleva, et un nuage si affreux couvrit les airs, que nos matelots commencèrent à désespérer. Effrayées de ce péril, nous nous évanouîmes presque toutes. Je me souviens que j'entendis la voix et la dispute de nos eunuques, dont les uns disaient qu'il fallait nous avertir du péril et nous tirer de notre prison; mais leur chef soutint toujours qu'il mourrait plutôt que de souffrir que son maître fût ainsi déshonoré, et qu'il enfoncerait un poignard dans le sein de celui qui ferait des propositions si hardies. Une de mes esclaves, toute hors d'elle, courut vers moi déshabillée, pour me secourir, mais un eunuque noir la prit brutalement et la fit rentrer dans l'endroit d'où elle était sortie. Pour lors je m'évanouis, et ne revins à moi qu'après que le péril fut passé.

Que les voyages sont embarrassants pour les femmes! Les hommes ne sont exposés qu'aux dangers qui menacent leur vie, et nous sommes, à tous les instants, dans la crainte de perdre notre vie ou notre vertu.

Adieu, mon cher Usbek. Je t'adorerai toujours.

Du sérail de Fatmé, le 2 de la lune de Rhamazan 1713

Lettre XLVIII. Usbek à Rhédi, à Venise

    Ceux qui aiment à s'instruire ne sont jamais oisifs quoique je ne sois chargé d'aucune affaire importante, je suis cependant dans une occupation continuelle. Je passe ma vie à examiner, j'écris le soir ce que j'ai remarqué, ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu dans la journée. Tout m'intéresse, tout m'étonne: je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets.

Tu ne le croirais pas peut-être, nous sommes reçus agréablement dans toutes les compagnies et dans toutes les sociétés; je crois devoir beaucoup à l'esprit vif et à la gaieté naturelle de Rica, qui fait qu'il recherche tout le monde, et qu'il en est également recherché. Notre air étranger n'offense plus personne; nous jouissons même de la surprise où l'on est de nous trouver quelque politesse: car les Français n'imaginent pas que notre climat produise des hommes. Cependant, il faut l'avouer, ils valent la peine qu'on les détrompe.

J'ai passé quelques jours dans une maison de campagne auprès de Paris, chez un homme de considération, qui est ravi d'avoir de la compagnie chez lui. Il a une femme fort aimable, et qui joint à une grande modestie une gaieté que la vie retirée ôte toujours à nos dames de Perse.

Etranger que j'étais, je n'avais rien de mieux à faire que d'étudier cette foule de gens qui y abordait sans cesse, et qui me présentait toujours quelque chose de nouveau. Je remarquai d'abord un homme dont la simplicité me plut; je m'attachai à lui, il s'attacha à moi; de sorte que nous nous trouvions toujours l'un auprès de l'autre.

Un jour que, dans un grand cercle, nous nous entretenions en particulier, laissant les conversations générales à elles-mêmes: "Vous trouverez peut-être en moi, lui dis-je, plus de curiosité que de politesse; mais je vous supplie d'agréer que je vous fasse quelques questions: car je m'ennuie de n'être au fait de rien et de vivre avec des gens que je ne saurais démêler. Mon esprit travaille depuis deux jours: il n'y a pas un seul de ces hommes qui ne m'ait donné deux cents fois la torture, et je ne les devinerais de mille ans: ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand monarque. - Vous n'avez qu'à dire, me répondit-il, et je vous instruirai de tout ce que vous souhaiterez; d'autant mieux que je vous crois homme discret, et que vous n'abuserez pas de ma confiance.

"- Qui est cet homme, lui dis-je, qui nous a tant parlé des repas qu'il a donnés aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si souvent à vos ministres, qu'on me dit d'être d'un accès si difficile? Il faut bien que ce soit un homme de qualité; mais il a la physionomie si basse qu'il ne fait guère honneur aux gens de qualité; et, d'ailleurs, je ne lui trouve point d'éducation. Je suis étranger; mais il me semble qu'il y a en général une certaine politesse commune à toutes les nations; je ne lui trouve point de celle-là. Est-ce que vos gens de qualité sont plus mal élevés que les autres? - Cet homme, me répondit-il en riant, est un fermier. Il est autant au-dessus des autres par ses richesses, qu'il est au-dessous de tout le monde par sa naissance. Il aurait la meilleure table de Paris, s'il pouvait se résoudre à ne manger jamais chez lui. Il est bien impertinent, comme vous le voyez; mais il excelle par son cuisinier. Aussi n'en est-il pas ingrat: car vous avez entendu qu'il l'a loué tout aujourd'hui.

"- Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que cette dame a fait placer auprès d'elle, comment a-t-il un habit si lugubre avec un air si gai et un teint si fleuri? Il sourit gracieusement dès qu'on lui parle; sa parure est plus modeste, mais plus arrangée que celle de vos femmes. - C'est, me répondit-il, un prédicateur, et, qui pis est, un directeur. Tel que vous le voyez, il en sait plus que les maris. Il connaît le faible des femmes; elles savent aussi qu'il a le sien. - Comment? dis-je. Il parle toujours de quelque chose qu'il appelle la grâce . - Non pas toujours, me répondit-il. A l'oreille d'une jolie femme, il parle encore plus volontiers de sa chute. Il foudroie en public; mais il est doux comme un agneau en particulier. - Il me semble, dis-je, qu'on le distingue beaucoup, et qu'on a de grands égards pour lui. - Comment! si on le distingue? C'est un homme nécessaire, il fait la douceur de la vie retirée: petits conseils, soins officieux, visites marquées; il dissipe un mal de tête mieux qu'homme du monde; il est excellent.

"- Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est celui qui est vis-à-vis de nous, qui est si mal habillé; qui fait quelquefois des grimaces, et a un langage différent des autres; qui n'a pas d'esprit pour parler, mais qui parle pour avoir de l'esprit? - C'est, me répondit-il, un poète, et le grotesque du genre humain. Ces gens-là disent qu'ils sont nés ce qu'ils sont. Cela est vrai, et aussi ce qu'ils seront toute leur vie, c'est-à-dire presque toujours les plus ridicules de tous les hommes. Aussi ne les épargne-t-on point: on verse sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer celui-ci dans cette maison, et il y est bien reçu du maître et de la maîtresse, dont la bonté et la politesse ne se démentent à l'égard de personne. Il fit leur épithalame, lorsqu'ils se marièrent. C'est ce qu'il a fait de mieux en sa vie; car il s'est trouvé que le mariage a été aussi heureux qu'il l'a prédit.

"Vous ne le croiriez pas peut-être, ajouta-t-il, entêté comme vous l'êtes des préjugés de l'Orient: il y a parmi nous des mariages heureux, et des femmes dont la vertu est un gardien sévère. Les gens dont nous parlons goûtent entre eux une paix qui ne peut être troublée; ils sont aimés et estimés de tout le monde. Il n'y a qu'une chose: c'est que leur bonté naturelle leur fait recevoir chez eux toute sorte de monde; ce qui fait qu'ils ont quelquefois mauvaise compagnie. Ce n'est pas que je les désapprouve: il faut vivre avec les hommes tels qu'ils sont; les gens qu'on dit être de si bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont les vices sont plus raffinés; et peut-être en est-il comme des poisons, dont les plus subtils sont aussi les plus dangereux.

"- Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l'air si chagrin? je l'ai pris d'abord pour un étranger car, outre qu'il est habillé autrement que les autres, censure tout ce qui se fait en France, et n'approuve pas votre gouvernement. - C'est un vieux guerrier, me dit-il, qui se rend mémorable à tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits. Il ne peut souffrir que la France ait gagné des batailles où il ne se soit pas trouvé, ou qu'on vante un siège où il n'ait pas monté à la tranchée. Il se croit si nécessaire à notre histoire, qu'il s'imagine qu'elle finit où il a fini: il regarde quelques blessures qu'il a reçues, comme la dissolution de la monarchie, et, à la différence de ces philosophes qui disent qu'on ne jouit que du présent, et que le passé n'est rien, il ne jouit, au contraire, que du passé, et n'existe que dans les campagnes qu'il a faites: il respire dans les temps qui se sont écoulés, comme les héros doivent vivre dans ceux qui passeront après eux. - Mais pourquoi, dis-je, a-t-il quitté le service? - Il ne l'a point quitté, me répondit-il; mais le service l'a quitté: on l'a employé dans une petite place, où il racontera ses aventures le reste de ses jours; mais il n'ira jamais plus loin: le chemin des honneurs lui est fermé. - Et pourquoi? lui dis-je. - Nous avons une maxime en France, me répondit-il: c'est de n'élever jamais les officiers dont la patience a langui dans des emplois subalternes. Nous les regardons comme des gens dont l'esprit s'est rétréci dans les détails, et qui, par l'habitude des petites choses, sont devenus incapables des plus grandes. Nous croyons qu'un homme qui n'a pas les qualités d'un général à trente ans, ne les aura jamais; que celui qui n'a pas ce coup d'oeil qui montre tout d'un coup un terrain de plusieurs lieues dans toutes ses situations différentes, cette présence d'esprit qui fait que, dans une victoire, on se sert de tous ses avantages, et, dans un échec, de toutes ses ressources, n'acquerra jamais ces talents. C'est pour cela que nous avons des emplois brillants pour ces hommes grands et sublimes que le ciel a partagés non seulement d'un coeur, mais aussi d'un génie héroïque, et des emplois subalternes pour ceux dont les talents le sont aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilli dans une guerre obscure: ils ne réussissent tout au plus qu'à faire ce qu'ils ont fait toute leur vie, et il ne faut point commencer à les charger dans le temps qu'ils s'affaiblissent."

Un moment après, la curiosité me reprit, et je lui dis: "Je m'engage à ne vous plus faire de questions, si vous voulez encore souffrir celle-ci. Qui est ce grand jeune homme qui a des cheveux, peu d'esprit et tant d'impertinence? D'où vient qu'il parle plus haut que les autres et se sait si bon gré d'être au monde? - C'est un homme à bonnes fortunes", me répondit-il. A ces mots, des gens entrèrent, d'autres sortirent, on se leva; quelqu'un vint parler à mon gentilhomme, et je restai aussi peu instruit qu'auparavant. Mais, un moment après, je ne sais par quel hasard ce jeune homme se trouva auprès de moi, et, m'adressant la parole: "Il fait beau. Voudriez-vous, Monsieur, faire un tour dans le parterre?" Je lui répondis le plus civilement qu'il me fut possible, et nous sortîmes ensemble. "Je suis venu à la campagne, me dit-il, pour faire plaisir à la maîtresse de maison, avec laquelle je ne suis pas mal. Il y a bien certaine femme dans le monde qui ne sera pas de bonne humeur. Mais qu'y faire? Je vois les plus jolies femmes de Paris; mais je ne me fixe pas à une, et je leur en donne bien à garder: car entre vous et moi, je ne vaux pas grand-chose. - Apparemment, Monsieur, lui dis-je, que vous avez quelque charge ou quelque emploi qui vous empêche d'être plus assidu auprès d'elles. - Non, Monsieur, je n'ai d'autre emploi que de faire enrager un mari ou désespérer un père; j'aime à alarmer une femme qui croit me tenir, et la mettre à deux doigts de ma perte. Nous sommes quelques jeunes gens qui partageons ainsi tout Paris, et l'intéressons à nos moindres démarches. - A ce que je comprends, lui dis-je, vous faites plus de bruit que le guerrier le plus valeureux, et vous êtes plus considéré qu'un grave magistrat. Si vous étiez en Perse, vous ne jouiriez pas de tous ces avantages: vous deviendriez plus propre à garder nos dames qu'à leur plaire." Le feu me monta au visage, et je crois que pour peu que j'eusse parlé, je n'aurais pu m'empêcher de le brusquer.

Que dis-tu d'un pays où l'on tolère de pareilles gens, et où l'on laisse vivre un homme qui fait un tel métier? où l'infidélité, la trahison, le rapt, la perfidie et l'injustice conduisent à la considération? où l'on estime un homme parce qu'il ôte une fille à son père, une femme à son mari, et trouble les sociétés les plus douces et les plus saintes? Heureux les enfants d'Hali, qui défendent leurs familles de l'opprobre et de la séduction! La lumière du jour n'est pas plus pure que le feu qui brûle dans le coeur de nos femmes; nos filles ne pensent qu'en tremblant au jour qui doit les priver de cette vertu qui les rend semblables aux anges et aux puissances incorporelles. Terre natale et chérie, sur qui le soleil jette ses premiers regards, tu n'es point souillée par les crimes horribles qui obligent cet astre à se cacher dès qu'il paraît dans le noir Occident!

De Paris, le 5 de la lune de Rhamazan 1713.

Lettre XLIX. Rica à Usbek, à***

   Etant l'autre jour dans ma chambre, je vis entrer un dervis extraordinairement habillé: sa barbe descendait jusques à sa ceinture de corde; il avait les pieds nus; son habit était gris, grossier et, en quelques endroits, pointu. Le tout me parut si bizarre que ma première idée fut d'envoyer chercher un peintre pour en faire une fantaisie.

Il me fit d'abord un grand compliment, dans lequel il m'apprit qu'il était homme de mérite, et de plus capucin. "On m'a dit, ajouta-t-il, Monsieur, que vous retournez bientôt à la cour de Perse, où vous tenez un rang distingué; je viens vous demander votre protection, et vous prier de nous obtenir du roi une petite habitation, auprès de Casbin, pour deux ou trois religieux. - Mon père, lui dis-je, vous voulez donc aller en Perse? - Moi, Monsieur! me dit-il; je m'en donnerai bien de garde. Je suis ici provincial ,et je ne troquerais pas ma condition contre celle de tous les capucins du monde. - Et que diable me demandez-vous donc? - C'est, me répondit-il, que, si nous avions cet hospice, nos pères d'Italie y enverraient deux ou trois de leurs religieux. - Vous les connaissez apparemment, lui dis-je, ces religieux? - Non, Monsieur, je ne les connais pas. - Eh morbleu! que vous importe donc qu'ils aillent en Perse? C'est un beau projet de faire respirer l'air de Casbin à deux capucins! cela sera très utile et à l'Europe et à l'Asie! il est fort nécessaire d'intéresser là-dedans les monarques! Voilà ce qui s'appelle de belles colonies! Allez! Vous et vos semblables n'êtes point faits pour être transplantés, et vous ferez bien de continuer à ramper dans les endroits où vous vous êtes engendrés."

De Paris, le 15 de la lune de Rhamazan 1713.

Lettre L. Rica à***

    J'ai vu des gens chez qui la vertu était si naturelle qu'elle ne se faisait pas même sentir: ils s'attachaient à leur devoir sans s'y plier, et s'y portaient comme par instinct. Bien loin de relever par leurs discours leurs rares qualités, il semblait qu'elles n'avaient pas percé jusques à eux. Voilà les gens que j'aime; non pas ces hommes vertueux qui semblent être étonnés de l'être, et qui regardent une bonne action comme un prodige dont le récit doit surprendre.

Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné de grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus grands hommes?

Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-mêmes: leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure. Ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l'intérêt qu'ils y prennent les grossisse à vos yeux; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé; ils sont un modèle universel, un sujet de comparaisons inépuisable, une source d'exemples qui ne tarit jamais. Oh! que la louange est fade lorsqu'elle réfléchit vers le lieu d'où elle part!

Il y a quelques jours qu'un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talents. Mais, comme il n'y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler; la conversation nous revint donc, et nous la prîmes.

Un homme qui paraissait assez chagrin commença par se plaindre de l'ennui répandu dans les conversations. "Quoi! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux? - Vous avez raison, reprit brusquement notre discoureur. Il n'y a qu'à faire comme moi: je ne me loue jamais; j'ai du bien, de la naissance; je fais de la dépense; mes amis disent que j'ai quelque esprit; mais je ne parle jamais de tout cela. Si j'ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c'est ma modestie."

J'admirais cet impertinent, et, pendant qu'il parlait tout haut, je disais tout bas: "Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui, qui craint ceux qui l'écoutent, et ne compromet point son mérite avec l'orgueil des autres!"

De Paris, le 20 de la lune de Rhamazan 1713.

Lettre LI. Nargum, envoyé de Perse en Moscovie, à Usbek, à Paris

   On m'a écrit d'Ispahan que tu avais quitté la Perse, et que tu étais actuellement à Paris. Pourquoi faut-il que j'apprenne de tes nouvelles par d'autres que par toi?

Les ordres du roi des rois me retiennent depuis cinq ans dans ce pays-ci, où j'ai terminé plusieurs négociations importantes.

Tu sais que le czar est le seul des princes chrétiens dont les intérêts soient mêlés avec ceux de la Perse, parce qu'il est ennemi des Turcs comme nous.

Son empire est plus grand que le nôtre: car on compte mille lieues depuis Moscou jusqu'à la dernière place de ses Etats du côté de la Chine.

Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous esclaves, à la réserve de quatre familles. Le lieutenant des prophètes, le roi des rois, qui a le ciel pour marchepied, ne fait pas un exercice plus redoutable de sa puissance.

A voir le climat affreux de la Moscovie, on ne croirait jamais que ce fût une peine d'en être exilé; cependant, dès qu'un grand est disgracié, on le relègue en Sibérie.

Comme la loi de notre prophète nous défend de boire du vin, celle du prince le défend aux Moscovites.

Ils ont une manière de recevoir leurs hôtes qui n'est point du tout persane. Dès qu'un étranger entre dans une maison, le mari lui présente sa femme; l'étranger la baise; et cela passe pour une politesse faite au mari.

Quoique les pères, au contrat de mariage de leurs filles, stipulent ordinairement que le mari ne les fouettera pas, cependant on ne saurait croire combien les femmes moscovites aiment à être battues: elles ne peuvent comprendre qu'elles possèdent le coeur de leur mari, s'il ne les bat comme il faut. Une conduite opposée, de sa part, est une marque d'indifférence impardonnable.

Voici une lettre qu'une d'elles écrivit dernièrement à sa mère:

MA CHERE MERE,

Je suis la plus malheureuse femme du monde! Il n'y a rien que je n'aie fait pour me faire aimer de mon mari, et je n'ai jamais pu y réussir. Hier, j'avais mille affaires dans la maison; je sortis, et je demeurai tout le jour dehors. le crus, à mon retour, qu'il me battrait bien fort; mais il ne me dit pas un seul mot. Ma soeur est bien autrement traitée: son mari la bat tous les jours; elle ne peut pas regarder un homme, qu'il ne l'assomme soudain. Ils s'aiment beaucoup aussi, et ils vivent de la meilleure intelligence du monde.

C'est ce qui la rend si fière. Mais je ne lui donnerai pas longtemps sujet de me mépriser. J'ai résolu de me faire aimer de mon mari, à quelque prix que ce soit: je le ferai si bien enrager qu'il faudra bien qu'il me donne des marques d'amitié. Il ne sera pas dit que je ne serai pas battue, et que je vivrai dans la maison sans que l'on pense à moi. La moindre chiquenaude qu'il me donnera, je crierai de toute ma force, afin qu'on s'imagine qu'il y va tout de bon, et je crois que, si quelque voisin venait au secours, je l'étranglerais. Je vous supplie, ma chère mère, de vouloir bien représenter à mon mari qu'il me traite d'une manière indigne. Mon père, qui est un si honnête homme, n'agissait pas de même, et il me souvient, lorsque j'étais petite fille, qu'il me semblait quelquefois qu'il vous aimait trop.

Je vous embrasse, ma chère mère.

Les Moscovites ne peuvent point sortir de l'empire, fût-ce pour voyager. Ainsi, séparés des autres nations par les lois du pays, ils ont conservé leurs anciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas qu'il fût possible d'en avoir d'autres.

Mais le prince qui règne à présent a voulu tout changer: il a eu de grands démêlés avec eux au sujet de leur barbe; le clergé et les moines n'ont pas moins combattu en faveur de leur ignorance.

Il s'attache à faire fleurir les arts, et ne néglige rien pour porter dans l'Europe et l'Asie la gloire de sa nation, oubliée jusques ici et presque uniquement connue d'elle-même.

Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes Etats, laissant partout des marques de sa sévérité naturelle.

Il les quitte, comme s'ils ne pouvaient le contenir, et va chercher dans l'Europe d'autres provinces et de nouveaux royaumes.

Je t'embrasse, mon cher Usbek. Donne-moi de tes nouvelles, je te conjure.

De Moscou, le 2 de la lune de Chalval 1713.

Lettre LII. Rica à Usbek, à***

  J'étais l'autre jour dans une société où je me divertis assez bien. Il y avait là des femmes de tous les âges: une de quatre-vingts ans, une de soixante, une de quarante, qui avait une nièce de vingt à vingt-deux. Un certain instinct me fit approcher de cette dernière, et elle me dit à l'oreille: "Que dites-vous de ma tante, qui, à son âge, veut avoir des amants et fait encore la jolie? - Elle a tort, lui dis-je: c'est un dessein qui ne convient qu'à vous." Un moment après, je me trouvai auprès de sa tante, qui me dit: "Que dites-vous de cette femme, qui a pour le moins soixante ans, qui a passé aujourd'hui plus d'une heure à sa toilette? - C'est du temps perdu, lui dis-je, et il faut avoir vos charmes pour devoir y songer." J'allai à cette malheureuse femme de soixante ans, et la plaignais dans mon âme, lorsqu'elle me dit à l'oreille: "Y a-t-il rien de si ridicule? Voyez cette femme qui a quatre-vingts ans, et qui met des rubans couleur de feu; elle veut faire la jeune, et elle y réussit: car cela approche de l'enfance. - Ah! bon Dieu, dis-je en moi-même, ne sentirons-nous jamais que le ridicule des autres? C'est peut-être un bonheur, disais-je ensuite, que nous trouvions de la consolation dans les faiblesses d'autrui." Cependant j'étais en train de me divertir, et je dis: "Nous avons assez monté; descendons à présent, et commençons par la vieille qui est au sommet. - Madame, vous vous ressemblez si fort, cette dame à qui je viens de parler et vous, qu'il me semble que vous soyez deux soeurs, et je vous crois à peu près de même âge. - Vraiment, Monsieur, me dit-elle, lorsque l'une mourra, l'autre devra avoir grand-peur: je ne crois pas qu'il y ait d'elle à moi deux jours de différence."

Quand je tins cette femme décrépite, j'allai à celle de soixante ans. "Il faut, Madame, que vous décidiez un pari que j'ai fait: j'ai gagé que cette dame et vous lui montrant la femme de quarante ans - étiez de même âge. - Ma foi, dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de différence. - Bon, m'y voilà; continuons." Je descendis encore, et j'allai à la femme de quarante ans. "Madame, faites-moi la grâce de me dire si c'est pour rire que vous appelez cette demoiselle, qui est à l'autre table, votre nièce? Vous êtes aussi jeune qu'elle; elle a même quelque chose dans le visage de passé, que vous n'avez certainement pas, et ces couleurs vives qui paraissent sur votre teint... Attendez, me dit-elle: je suis sa tante; mais sa mère avait pour le moins vingt-cinq ans plus que moi: nous n'étions pas de même lit; j'ai ouï dire à feu ma soeur que sa fille et moi naquîmes la même année. - Je le disais bien, Madame, et je n'avais pas tort d'être étonné."

Mon cher Usbek, les femmes qui se sentent finir d'avance par la perte de leurs agréments voudraient reculer vers la jeunesse. Eh! comment ne chercheraient-elles pas à tromper les autres? Elles font tous leurs efforts pour se tromper elles-mêmes et se dérober à la plus affligeante de toutes les idées.

De Paris, le de la lune de Chalval 1713.

Lettre LIII. Zélis à Usbek, à Paris

    Jamais passion n'a été plus forte et plus vive que celle de Cosrou, eunuque blanc, pour mon esclave Zélide: il la demande en mariage avec tant de fureur que je ne puis la lui refuser. Et pourquoi ferais-je de la résistance, lorsque ma mère n'en fait pas, et que Zélide elle-même paraît satisfaite de l'idée de ce mariage imposteur et de l'ombre vaine qu'on lui présente?

Que veut-elle faire de cet infortuné, qui n'aura d'un mari que la jalousie, qui ne sortira de sa froideur que pour entrer dans un désespoir inutile; qui se rappellera toujours la mémoire de ce qu'il a été, pour la faire souvenir de ce qu'il n'est plus; qui, toujours prêt à se donner et ne se donnant jamais, se trompera, la trompera sans cesse, et lui fera essuyer à chaque instant tous les malheurs de sa condition?

Et quoi! être toujours dans les images et dans les fantômes! ne vivre que pour imaginer! se trouver toujours auprès des plaisirs, et jamais dans les plaisirs! languissante dans les bras d'un malheureux, au lieu de répondre à ses soupirs, ne répondre qu'à ses regrets!

Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette espèce, fait uniquement pour garder, et jamais pour posséder? Je cherche l'amour, et je ne le vois pas.

Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et que tu préfères mon air libre et ma sensibilité pour les plaisirs, à la pudeur feinte de mes compagnes.

Je t'ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue; que la nature se dédommage de ses pertes; qu'elle a des ressources qui réparent le désavantage de leur condition; qu'on peut bien cesser d'être homme, mais non pas d'être sensible; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l'on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs.

Si cela était, je trouverais Zélide moins à plaindre: c'est quelque chose de vivre avec des gens moins malheureux.

Donne-moi tes ordres là-dessus, et fais-moi savoir si tu veux que le mariage s'accomplisse dans le sérail.

Adieu.

Du sérail d'Ispahan, le 5 de la lune de Chalval 1713.

  Lettre LIV. Rica à Usbek, à***

    J'étais ce matin dans ma chambre, qui, comme tu sais, n'est séparée des autres que par une cloison fort mince, et percée en plusieurs endroits; de sorte qu'on entend tout ce qui se dit dans la chambre voisine. Un homme, qui se promenait à grands pas, disait à un autre: "Je ne sais ce que c'est, mais tout tourne contre moi: il y a plus de trois jours que je n'ai rien dit qui m'ait fait honneur, et je me suis trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les conversations, sans qu'on ait fait la moindre attention à moi, et qu'on m'ait deux fois adressé la parole. J'avais préparé quelques saillies pour relever mon discours; jamais on n'a voulu souffrir que je les fisse venir. J'avais un conte fort joli à faire; mais, à mesure que j'ai voulu l'approcher, on l'a esquivé comme si on l'avait fait exprès. J'ai quelques bons mots, qui, depuis quatre jours, vieillissent dans ma tête, sans que j'en aie pu faire le moindre usage. Si cela continue, je crois qu'à la fin je serai un sot: il semble que ce soit mon étoile, et que je ne puisse m'en dispenser. Hier, j'avais espéré de briller avec trois ou quatre vieilles femmes, qui certainement ne m'en imposent point, et je devais dire les plus jolies choses du monde: je fus plus d'un quart d'heure à diriger ma conversation; mais elles ne tinrent jamais un propos suivi, et elles coupèrent, comme des Parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je te dise? La réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. - Il me vient une pensée, reprit l'autre; travaillons de concert à nous donner de l'esprit associons-nous pour cela. Chaque jour, nous nous dirons de quoi nous devons parler, et nous nous secourrons si bien que, si quelqu'un vient nous interrompre au milieu de nos idées, nous l'attirerons nous-mêmes, et, s'il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire tout à fait et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton à toutes les conversations, et qu'on admirera la vivacité de notre esprit et le bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu brilleras aujourd'hui, demain tu seras mon second. J'entrerai avec toi dans une maison, et je m'écrierai en te montrant: "Il faut que je vous dise une réponse bien plaisante que Monsieur vient de faire à un homme que nous avons trouvé dans la rue." Et je me tournerai vers toi: "Il ne s'y attendait pas, il a été bien étonné." Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras: "J'y étais quand il les fit; c'était dans un souper, et il ne rêva pas un moment." Souvent même nous nous raillerons, toi et moi, et l'on dira: "Voyez comme ils s'attaquent, comme ils se défendent! Ils ne s'épargnent pas. Voyons comment il sortira de là. A merveille! Quelle présence d'esprit! Voilà une véritable bataille." Mais on ne dira pas que nous nous étions escarmouchés la veille. Il faudra acheter de certains livres qui sont des recueils de bons mots composés à l'usage de ceux qui n'ont point d'esprit, et qui en veulent contrefaire: tout dépend d'avoir des modèles. Je veux qu'avant six mois nous soyons en état de tenir une conversation d'une heure toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir une attention: c'est de soutenir leur fortune. Ce n'est pas assez de dire un bon mot; il faut le répandre et le semer partout. Sans cela, autant de perdu; et je t'avoue qu'il n'y a rien de si désolant que de voir une jolie chose qu'on a dite mourir dans l'oreille d'un sot qui l'entend. Il est vrai que souvent il y a une compensation, et que nous disons aussi bien des sottises qui passent incognito ; et c'est la seule chose qui peut nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti qu'il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te promets avant six mois une place à l'Académie. C'est pour te dire que le travail ne sera pas long : car pour lors tu pourras renoncer à ton art; tu seras homme d'esprit malgré que tu en aies. On remarque en France que, dès qu'un homme entre dans une compagnie, il prend d'abord ce qu'on appelle l'esprit du corps . Tu seras de même, et je ne crains pour toi que l'embarras des applaudissements."

De Paris, le de la lune de Zilcadé 1714.

Lettre LV. Rica à Ibben, à Smyrne

    Chez les peuples d'Europe, le premier quart d'heure du mariage aplanit toutes les difficultés: les dernières faveurs sont toujours de même date que la bénédiction nuptiale; les femmes n'y font point comme nos Persanes, qui disputent le terrain quelquefois des mois entiers; il n'y a rien de si plénier: si elles ne perdent rien, c'est qu'elles n'ont rien à perdre; mais on sait toujours, chose honteuse! le moment de leur défaite, et, sans consulter les astres, on peut prédire au juste l'heure de la naissance de leurs enfants.

Les Français ne parlent presque jamais de leurs femmes: c'est qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les connaissent mieux qu'eux.

Il y a parmi eux des hommes très malheureux que personne ne console: ce sont les maris jaloux. Il y en a que tout le monde hait: ce sont les maris jaloux. Il y en a que tous les hommes méprisent: ce sont encore les maris jaloux.

Aussi n'y a-t-il point de pays où ils soient en si petit nombre que chez les Français. Leur tranquillité n'est pas fondée sur la confiance qu'ils ont en leurs femmes; c'est, au contraire, sur la mauvaise opinion qu'ils en ont. Toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paraissent des moyens plus propres à exercer l'industrie de ce sexe qu'à la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grâce, et regardent les infidélités comme des coups d'une étoile inévitable. Un mari qui voudrait seul posséder sa femme serait regardé comme un perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudrait jouir de la lumière du soleil à l'exclusion des autres hommes.

Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n'a pas assez de mérite pour se faire aimer d'une autre; qui abuse de la nécessité de la loi pour suppléer aux agréments qui lui manquent; qui se sert de tous ses avantages au préjudice d'une société entière; qui s'approprie ce qui ne lui avait été donné qu'en engagement, et qui agit autant qu'il est en lui pour renverser une convention tacite qui fait le bonheur de l'un et de l'autre sexe. Ce titre de mari d'une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, se porte ici sans inquiétude: on se sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de la perte d'une place par la prise d'une autre. Dans le temps que le Turc nous prenait Bagdat, n'enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de Candahar?

Un homme qui, en général, souffre les infidélités de sa femme n'est point désapprouvé; au contraire, on le loue de sa prudence: il n'y a que les cas particuliers qui déshonorent.

Ce n'est pas qu'il n'y ait des dames vertueuses, et on peut dire qu'elles sont distinguées: mon conducteur me les faisait toujours remarquer. Mais elles étaient toutes si laides qu'il faut être un saint pour ne pas haïr la vertu.

Après ce que je t'ai dit des moeurs de ce pays-ci, tu t'imagines facilement que les Français ne s'y piquent guère de constance. Ils croient qu'il est aussi ridicule de jurer à une femme qu'on l'aimera toujours, que de soutenir qu'on se portera toujours bien, ou qu'on sera toujours heureux. Quand ils promettent à une femme qu'ils l'aimeront toujours, ils supposent qu'elle, de son côté, leur promet d'être toujours aimable, et, si elle manque à sa parole, ils ne se croient plus engagés à la leur.

De Paris, le 7 de la lune de Zilcadé 1714.

Lettre LVI. Usbek à Ibben, à Smyrne

    Le jeu est très en usage en Europe: c'est un état que d'être joueur; ce seul titre tient lieu de naissance, de bien, de probité: il met tout homme qui le porte au rang des honnêtes gens, sans examen, quoiqu'il n'y ait personne qui ne sache qu'en jugeant ainsi, il s'est trompé très souvent; mais on est convenu d'être incorrigible.

Les femmes y sont surtout très adonnées. Il est vrai qu'elles ne s'y livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion plus chère; mais, à mesure qu'elles vieillissent, leur passion pour le jeu semble rajeunir, et cette passion remplit tout le vide des autres.

Elles veulent ruiner leurs maris et, pour y parvenir, elles ont des moyens pour tous les âges, depuis la plus tendre jeunesse jusques à la vieillesse la plus décrépite: les habits et les équipages commencent le dérangement; la coquetterie l'augmente; le jeu l'achève.

J'ai vu souvent neuf ou dix femmes, ou plutôt neuf ou dix siècles rangés autour d'une table; je les ai vues dans leurs espérances, dans leurs craintes, dans leurs joies, surtout dans leurs fureurs. Tu aurais dit qu'elles n'auraient jamais le temps de s'apaiser, et que la vie allait les quitter avant leur désespoir; tu aurais été en doute si ceux qu'elles payaient étaient leurs créanciers ou leurs légataires.

Il semble que notre saint prophète ait eu principalement en vue de nous priver de tout ce qui peut troubler notre raison: il nous a interdit l'usage du vin, qui la tient ensevelie; il nous a, par un précepte exprès, défendu les jeux de hasard; et, quand il lui a été impossible d'ôter la cause des passions, il les a amorties. L'amour, parmi nous, ne porte ni trouble ni fureur; c'est une passion languissante, qui laisse notre âme dans le calme: la pluralité des femmes nous sauve de leur empire; elle tempère la violence de nos désirs.

De Paris, le 10 de la lune de Zilhagé 1714.

Lettre LVII. Usbek à Rhédi, à Venise

  Les libertins entretiennent ici un nombre infini de filles de joie, et les dévots, un nombre innombrable de dervis. Ces dervis font trois voeux: d'obéissance, de pauvreté et de chasteté. On dit que le premier est le mieux observé de tous; quant au second, je te réponds qu'il ne l'est point; je te laisse à juger du troisième.

Mais, quelques riches que soient ces dervis, ils ne quittent jamais la qualité de pauvres; notre glorieux sultan renoncerait plutôt à ses magnifiques et sublimes titres. Ils ont raison: car ce titre de pauvre les empêche de l'être.

Les médecins et quelques-uns de ces dervis qu'on appelle confesseurs sont toujours ici ou trop estimés ou trop méprisés; cependant on dit que les héritiers s'accommodent mieux des médecins que des confesseurs.

Je fus l'autre jour dans un couvent de ces dervis. Un d'entre eux, vénérable par ses cheveux blancs, m'accueillit fort honnêtement; il me fit voir toute la maison; nous entrâmes dans le jardin, et nous nous mîmes à discourir. "Mon père, lui dis-je, quel emploi avez-vous dans la communauté? - Monsieur, me répondit-il avec un air très content de ma question, je suis casuiste. - Casuiste? repris-je: depuis que je suis en France, je n'ai pas ouï parler de cette charge. - Quoi! vous ne savez pas ce que c'est qu'un casuiste? Eh bien! écoutez: je vais vous en donner une idée qui ne vous laissera rien à désirer. Il y a deux sortes de péchés: de mortels, qui excluent absolument du Paradis; et de véniels, qui offensent Dieu à la vérité, mais ne l'irritent pas au point de nous priver de la béatitude. Or tout notre art consiste à bien distinguer ces deux sortes de péchés: car, à la réserve de quelques libertins, tous les chrétiens veulent gagner le Paradis; mais il n'y a guère personne qui ne le veuille gagner à meilleur marché qu'il est possible. Quand on connaît bien les péchés mortels, on tâche de ne pas commettre de ceux-là, et l'on fait son affaire. Il y a des hommes qui n'aspirent pas à une si grande perfection, et, comme ils n'ont point d'ambition, ils ne se soucient pas des premières places. Aussi entrent-ils en Paradis le plus juste qu'ils peuvent; pourvu qu'ils y soient, cela leur suffit: leur but est de n'en faire ni plus ni moins. Ce sont des gens qui ravissent le ciel, plutôt qu'ils ne l'obtiennent, et qui disent à Dieu: " Seigneur, j'ai accompli les conditions à la rigueur; vous ne pouvez vous empêcher de tenir vos promesses: comme je n'en ai pas fait plus que vous n'en avez demandé, je vous dispense de m'en accorder plus que vous n'en avez promis. " Nous sommes donc des gens nécessaires, Monsieur. Ce n'est pas tout pourtant; vous allez bien voir autre chose. L'action ne fait pas le crime, c'est la connaissance de celui qui la commet: celui qui fait un mal, tandis qu'il peut croire que ce n'en est pas un, est en sûreté de conscience; et comme il y a un nombre infini d'actions équivoques, un casuiste peut leur donner un degré de bonté qu'elles n'ont point, en les déclarant bonnes; et, pourvu qu'il puisse persuader qu'elles n'ont pas de venin, il le leur ôte tout entier. Je vous dis ici le secret d'un métier où j'ai vieilli; je vous en fais voir les raffinements: il y a un tour à donner à tout, même aux choses qui en paraissent les moins susceptibles. - Mon père, lui dis-je, cela est fort bon; mais comment vous accommodez-vous avec le ciel? Si le sophi avait à sa cour un homme qui fit à son égard ce que vous faites contre votre Dieu, qui mît de la différence entre ses ordres, et qui apprît à ses sujets dans quel cas ils doivent les exécuter, et dans quel autre ils peuvent les violer, il le ferait empaler sur l'heure." Je saluai mon dervis et le quittai sans attendre sa réponse.

De Paris, le 23 de la lune de Maharram 1714. 

Lettre LVIII. Rica à Rhédi, à Venise

  A Paris, mon cher Rhédi, il y a bien des métiers. Là un homme obligeant vient, pour un peu d'argent, vous offrir le secret de faire de l'or.

Un autre vous promet de vous faire coucher avec les Esprits aériens, pourvu que vous soyez seulement trente ans sans voir de femmes.

Vous trouverez encore des devins si habiles qu'ils vous diront toute votre vie, pourvu qu'ils aient seulement eu un quart d'heure de conversation avec vos domestiques.

Des femmes adroites font de la virginité une fleur qui fleurit et renaît tous les jours, et se cueille la centième fois plus douloureusement que la première.

Il y en a d'autres qui, réparant par la force de leur art toutes les injures du temps, savent rétablir sur un visage une beauté qui chancelle, et même rappeler une femme du sommet de la vieillesse pour la faire redescendre jusqu'à la jeunesse la plus tendre.

Tous ces gens-là vivent, ou cherchent à vivre dans une ville qui est la mère de l'invention.

Les revenus des citoyens ne s'y afferment point: ils ne consistent qu'en esprit et en industrie; chacun a la sienne, qu'il fait valoir de son mieux.

Qui voudrait nombrer tous les gens de loi qui poursuivent le revenu de quelque mosquée, aurait aussitôt compté les sables de la mer et les esclaves de notre monarque.

Un nombre infini de maîtres de langues, d'arts et de sciences, enseignent ce qu'ils ne savent pas, et ce talent est bien considérable: car il ne faut pas beaucoup d'esprit pour montrer ce qu'on sait; mais il en faut infiniment pour enseigner ce qu'on ignore.

On ne peut mourir ici que subitement; la mort ne saurait autrement exercer son empire: car il y a dans tous les coins des gens qui ont des remèdes infaillibles contre toutes les maladies imaginables.

Toutes les boutiques sont tendues de fils invisibles, où se vont prendre tous les acheteurs. L'on en sort pourtant quelquefois à bon marché: une jeune marchande cajole un homme une heure entière pour lui faire acheter un paquet de cure-dents.

Il n'y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné qu'il n'y est entré: à force de faire part de son bien aux autres, on apprend à le conserver; seul avantage des étrangers dans cette ville enchanteresse.

De Paris, le 10 de la lune de Saphar 1714.

Lettre LIX. Rica à Usbek, à***

   J'étais l'autre jour dans une maison où il y avait un cercle de gens de toute espèce: je trouvai la conversation occupée par deux vieilles femmes, qui avaient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. "Il faut avouer, disait une d'entre elles, que les hommes d'aujourd'hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse: ils étaient polis, gracieux, complaisants. Mais, à présent, je les trouve d'une brutalité insupportable. - Tout est changé, dit pour lors un homme qui paraissait accablé de goutte. Le temps n'est plus comme il était: il y a quarante ans, tout le monde se portait bien; on marchait; on était gai; on ne demandait qu'à rire et à danser. A présent, tout le monde est d'une tristesse insupportable." Un moment après, la conversation tourna du côté de la politique. "Morbleu! dit un vieux seigneur, l'Etat n'est plus gouverné: trouvez-moi à présent un ministre comme M. Colbert. Je le connaissais beaucoup, ce M. Colbert: il était de mes amis; il me faisait toujours payer de mes pensions avant qui que ce fût. Le bel ordre qu'il y avait dans les finances! Tout le monde était à son aise. Mais aujourd'hui je suis ruiné. - Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps le plus miraculeux de notre invincible monarque. Y a-t-il rien de si grand que ce qu'il faisait alors pour détruire l'hérésie? - Et comptez-vous pour rien l'abolition des duels? dit, d'un air content, un autre homme qui n'avait point encore parlé. - La remarque est judicieuse, me dit quelqu'un à l'oreille: cet homme est charmé de l'édit, et il l'observe si bien qu'il y a six mois qu'il reçut cent coups de bâton pour ne le pas violer."

Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris que les nègres peignent le diable d'une blancheur éblouissante et leurs dieux noirs comme du charbon; que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui lui pendent jusques aux cuisses; et qu'enfin tous les idolâtres aient représenté leurs dieux avec une figure humaine et leur aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés.

Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c'est-à-dire la terre, qui n'est qu'un point de l'univers, se proposer directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec tant de petitesse.

De Papis, le 14 de la lune de Saphar 1714.

Lettre LX. Usbek à Ibben, à Smyrne

  Tu me demandes s'il y a des Juifs en France? Sache que, partout où il y a de l'argent, il y a des Juifs. Tu me demandes ce qu'ils y font? Précisément ce qu'ils font en Perse: rien ne ressemble plus à un Juif d'Asie qu'un juif européen.

Ils font paraître chez les Chrétiens, comme parmi nous, une obstination invincible pour leur religion, qui va jusques à la folie.

La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui ont couvert toute la terre: je veux dire le mahométisme et le christianisme; ou plutôt c'est une mère qui a engendré deux filles qui l'ont accablée de mille plaies: car, en fait de religion, les plus proches sont les plus grandes ennemies. Mais, quelque mauvais traitements qu'elle en ait reçus, elle ne laisse pas de se glorifier de les avoir mises au monde; elle se sert de l'une et de l'autre pour embrasser le monde entier, tandis que, d'un autre côté, sa vieillesse vénérable embrasse tous les temps.

Les Juifs se regardent donc comme la source de toute sainteté et l'origine de toute religion. Ils nous regardent, au contraire, comme des hérétiques qui ont changé la loi, ou plutôt, comme des Juifs rebelles.

Si le changement s'était fait insensiblement, ils croient qu'ils auraient été facilement séduits; mais, comme il s'est fait tout à coup et d'une manière violente, comme ils peuvent marquer le jour et l'heure de l'une et de l'autre naissance, ils se scandalisent de trouver en nous des âges, et se tiennent fermes à une religion que le monde même n'a pas précédée.

Ils n'ont jamais eu dans l'Europe un calme pareil à celui dont ils jouissent. On commence à se défaire parmi les chrétiens de cet esprit d'intolérance qui les animait. On s'est mal trouvé, en Espagne, de les avoir chassés, et, en France, d'avoir fatigué des chrétiens dont la croyance différait un peu de celle du prince. On s'est aperçu que le zèle pour les progrès de la religion est différent de l'attachement qu'on doit avoir pour elle; et que, pour l'aimer et l'observer, il n'est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l'observent pas.

Il serait à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi sensément sur cet article que les chrétiens; que l'on pût, une bonne fois, faire la paix entre Hali et Abubeker et laisser à Dieu le soin de décider des mérites de ces saints prophètes. Je voudrais qu'on les honorât par des actes de vénération et de respect, et non pas par de vaines préférences; et qu'on cherchât à mériter leur faveur, quelque place que Dieu leur ait marquée, soit à sa droite, ou bien sous le marchepied de son trône.

De Paris, le 18 de la lune de Saphar 1714.

Lettre LXI. Usbek à Rhédi, à Venise

  J'entrai l'autre jour dans une église fameuse qu'on appelle Notre-Dame . Pendant que j'admirais ce superbe édifice, j'eus occasion de m'entretenir avec un ecclésiastique que la curiosité y avait attiré comme moi. La conversation tomba sur la tranquillité de sa profession. "La plupart des gens, me dit-il, envient le bonheur de notre état, et ils ont raison. Cependant il a ses désagréments. Nous ne sommes point si séparés du monde que nous n'y soyons appelés en mille occasions; là, nous avons un rôle très difficile à soutenir.

"Les gens du monde sont étonnants: ils ne peuvent souffrir notre approbation, ni nos censures: si nous les voulons corriger, ils nous trouvent ridicules; si nous les approuvons, ils nous regardent comme des gens au-dessous de notre caractère. Il n'y a rien de si humiliant que de penser qu'on a scandalisé les impies mêmes. Nous sommes donc obligés de tenir une conduite équivoque et d'en imposer aux libertins, non pas par un caractère décidé, mais par l'incertitude où nous les mettons de la manière dont nous recevons leurs discours. Il faut avoir beaucoup d'esprit pour cela: cet état de neutralité est difficile. Les gens du monde, qui hasardent tout, qui se livrent à toutes leurs saillies, qui, selon le succès, les poussent ou les abandonnent, réussissent bien mieux.

"Ce n'est pas tout: cet état si heureux et si tranquille, que l'on vante tant, nous ne le conservons pas dans le monde. Dès que nous y paraissons, on nous fait disputer: on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l'utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne à un autre qui a nié toute sa vie l'immortalité de l'âme: l'entreprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. Il y a plus: une certaine envie d'attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse et est, pour ainsi dire, attachée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyait les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains. Nous troublons l'Etat, nous nous tourmentons nous-mêmes pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux, et nous ressemblons à ce conquérant de la Chine qui poussa ses sujets à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles.

"Le zèle même que nous avons pour faire remplir à ceux dont nous sommes chargés les devoirs de notre sainte religion, est souvent dangereux, et il ne saurait être accompagné de trop de prudence. Un empereur nommé Théodose fit passer au fil de l'épée tous les habitants d'une ville; même les femmes et les enfants; s'étant ensuite présenté pour entrer dans une église, un évêque nommé Ambroise lui fit fermer les portes, comme à un meurtrier et un sacrilège; et, en cela, il fit une action héroïque. Cet empereur, ayant ensuite fait la pénitence qu'un tel crime exigeait, étant admis dans l'église, alla se placer parmi les prêtres; le même évêque l'en fit sortir, et, en cela, il fit l'action d'un fanatique: tant il est vrai que l'on doit se défier de son zèle. Qu'importait à la religion ou à l'Etat que ce prince eût ou n'eût pas une place parmi les prêtres?"

De Paris, le premier de la lune de Rebiab 1714.

Lettre LXII. Zélis à Usbek, à Paris

   Ta fille ayant atteint sa septième année, j'ai cru qu'il était temps de la faire passer dans les appartements intérieurs du sérail, et de ne point attendre qu'elle ait dix ans pour la confier aux eunuques noirs. On ne saurait de trop bonne heure priver une jeune personne des libertés de l'enfance, et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur habite.

Car je ne puis être de l'avis de ces mères qui ne renferment leurs filles que lorsqu'elles sont sur le point de leur donner un époux; qui, les condamnant au sérail plutôt qu'elles ne les y consacrent, leur font embrasser violemment une manière de vie qu'elles auraient dû leur inspirer. Faut-il tout attendre de la force de la raison, et rien de la douceur de l'habitude?

C'est en vain que l'on nous parle de la subordination où la nature nous a mises. Ce n'est pas assez de nous la faire sentir: il faut nous la faire pratiquer, afin qu'elle nous soutienne dans ce temps critique où les passions commencent à naître et à nous encourager à l'indépendance.

Si nous n'étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions quelquefois l'oublier. Si nous n'y étions entraînées que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pourrait l'affaiblir. Mais, quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres et nous mettent aussi loin d'eux que si nous en étions à cent mille lieues.

La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s'est pas bornée à leur donner les désirs: elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments animés de leur félicité; elle nous a mises dans le feu des passions, pour les faire vivre tranquilles; s'ils sortent de leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer, sans que nous puissions jamais goûter cet heureux état où nous les mettons.

Cependant, Usbek, ne t'imagine pas que ta situation soit plus heureuse que la mienne: j'ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais pas; mon imagination a travaillé sans cesse à m'en faire connaître le prix: j'ai vécu, et tu n'as fait que languir.

Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi: tu ne saurais redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes; et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de marques de ta dépendance.

Continue, cher Usbek: fais veiller sur moi nuit et jour; ne te fie pas même aux précautions ordinaires; augmente mon bonheur en assurant le tien; et sache que je ne redoute rien que ton indifférence.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Rebiab 1, 1714.

Lettre LXIII. Rica à Usbek, à***

  Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne: je ne te perdais au commencement que pour deux ou trois jours, et en voilà quinze que je ne t'ai vu. Il est vrai que tu es dans une maison charmante, que tu y trouves une société qui te convient, que tu y raisonnes tout à ton aise: il n'en faut pas davantage pour te faire oublier tout l'univers.

Pour moi, je mène à peu près la même vie que tu m'as vu mener: je me répands dans le monde, et je cherche à le connaître. Mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui reste d'asiatique, et se plie sans effort aux moeurs européennes. Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes, et je trouve que cela n'est pas mal imaginé.

Je le puis dire: je ne connais les femmes que depuis que je suis ici; j'en ai plus appris dans un mois que je n'aurais fait en trente ans dans un sérail.

Chez nous, les caractères sont tous uniformes, parce qu'ils sont forcés: on ne voit point les gens tels qu'ils sont, mais tels qu'on les oblige d'être. Dans cette servitude du coeur et de l'esprit, on n'entend parler que la crainte, qui n'a qu'un langage, et non pas la nature, qui s'exprime si différemment, et qui paraît sous tant de formes.

La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est ici inconnue: tout parle, tout se voit, tout s'entend; le coeur se montre comme le visage; dans les moeurs, dans la vertu, dans le vice même, on aperçoit toujours quelque chose de naïf.

Il faut, pour plaire aux femmes, un certain talent différent de celui qui leur plaît encore davantage: il consiste dans une espèce de badinage dans l'esprit qui les amuse en ce qu'il semble leur promettre à chaque instant ce qu'on ne peut tenir que dans de trop longs intervalles.

Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes semble être parvenu à former le caractère général de la nation: on badine au conseil; on badine à la tête d'une armée; on badine avec un ambassadeur. Les professions ne paraissent ridicules qu'à proportion du sérieux qu'on y met: un médecin ne le serait plus si ses habits étaient moins lugubres, et s'il tuait ses malades en badinant.

De Paris, le 10 de la lune de Rebiab 1, 1714.  

Lettre LXIV. Le chef des eunuques noirs à Usbek, à Paris

  Je suis dans un embarras que je ne saurais t'exprimer, magnifique seigneur: le sérail est dans un désordre et une confusion épouvantables; la guerre règne entre tes femmes; tes eunuques sont partagés; on n'entend que plaintes, que murmures, que reproches; mes remontrances sont méprisées: tout semble permis dans ce temps de licence, et je n'ai plus qu'un vain titre dans le sérail.

Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par ton amour, et qui ne fasse valoir quelques-uns de ces titres pour avoir toutes les préférences. Je perds à chaque instant cette longue patience avec laquelle, néanmoins, j'ai eu le malheur de les mécontenter toutes: ma prudence, ma complaisance même, vertu si rare et si étrangère dans le poste que j'occupe, ont été inutiles.

Veux-tu que je te découvre, magnifique seigneur, la cause de tous ces désordres? Elle est toute dans ton coeur et dans les tendres égards que tu as pour elles. Si tu ne me retenais pas la main; si, au lieu de la voie des remontrances, tu me laissais celle des châtiments; si, sans te laisser attendrir à leurs plaintes et à leurs larmes, tu les envoyais pleurer devant moi, qui ne m'attendris jamais, je les façonnerais bientôt au joug qu'elles doivent porter, et je lasserais leur humeur impérieuse et indépendante.

Enlevé dès l'âge de quinze ans au fond de l'Afrique, ma patrie, je fus d'abord vendu à un maître qui avait plus de vingt femmes ou concubines. Ayant jugé à mon air grave et taciturne que j'étais propre au sérail, il ordonna que l'on achevât de me rendre tel, et me fit faire une opération pénible dans les commencements, mais qui me fut heureuse dans la suite, parce qu'elle m'approcha de l'oreille et de la confiance de mes maîtres. J'entrai dans ce sérail, qui fut pour moi un nouveau monde. Le premier eunuque, l'homme le plus sévère que j'aie vu de ma vie, y gouvernait avec un empire absolu. On n'y entendait parler ni de divisions, ni de querelles: un silence profond régnait partout; toutes ces femmes étaient couchées à la même heure, d'un bout de l'année à l'autre, et levées à la même heure; elles entraient dans le bain tour à tour; elles en sortaient au moindre signe que nous leur en faisions; le reste du temps, elles étaient presque toujours enfermées dans leurs chambres. Il avait une règle, qui était de les faire tenir dans une grande propreté, et il avait pour cela des attentions inexprimables: le moindre refus d'obéir était puni sans miséricorde. "Je suis, disait-il, esclave; mais je le suis d'un homme qui est votre maître et le mien, et j'use du pouvoir qu'il m'a donné sur vous: c'est lui qui vous châtie, et non pas moi, qui ne fais que prêter ma main." Ces femmes n'entraient jamais dans la chambre de mon maître qu'elles n'y fussent appelées; elles recevaient cette grâce avec joie et s'en voyaient privées sans se plaindre. Enfin, moi, qui étais le dernier des noirs dans ce sérail tranquille, j'étais mille fois plus respecté que je ne le suis dans le tien, où je les commande tous.

Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie, il tourna les yeux de mon côté; il parla de moi à mon maître, comme d'un homme capable de travailler selon ses vues, et de lui succéder dans le poste qu'il remplissait. Il ne fut point étonné de ma grande jeunesse: il crut que mon attention me tiendrait lieu d'expérience. Que te dirai-je? je fis tant de progrès dans sa confiance qu'il ne faisait plus difficulté de mettre dans mes mains les clefs des lieux terribles qu'il gardait depuis si longtemps. C'est sous ce grand maître que j'appris l'art difficile de commander, et que je me formai aux maximes d'un gouvernement inflexible. J'étudiai sous lui le coeur des femmes; il m'apprit à profiter de leurs faiblesses et à ne point m'étonner de leurs hauteurs. Souvent il se plaisait à me les voir conduire jusqu'au dernier retranchement de l'obéissance; il les faisait ensuite revenir insensiblement, et voulait que je parusse pour quelque temps plier moi-même. Mais il fallait le voir dans ces moments où il les trouvait tout près du désespoir, entre les prières et les reproches: il soutenait leurs larmes sans s'émouvoir et se sentait flatté de cette espèce de triomphe. "Voilà, disait-il d'un air content, comment il faut gouverner les femmes. Leur nombre ne m'embarrasse pas: je conduirais de même toutes celles de notre grand monarque. Comment un homme peut-il espérer de captiver leur coeur, si ses fidèles eunuques n'ont commencé par soumettre leur esprit?"

Il avait non seulement de la fermeté, mais aussi de la pénétration: il lisait leurs pensées et leurs dissimulations; leurs gestes étudiés, leur visage feint, ne lui dérobaient rien; il savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles les plus secrètes; il se servait des unes pour connaître les autres, et il se plaisait à récompenser la moindre confidence. Comme elles n'abordaient leur mari que lorsqu'elles étaient averties, l'eunuque y appelait qui il voulait, et tournait les yeux de son maître sur celle qu'il avait en vue; et cette distinction était la récompense de quelque secret révélé. Il avait persuadé à son maître qu'il était du bon ordre qu'il lui laissât ce choix, afin de lui donner une autorité plus grande. Voilà comme on gouvernait, magnifique seigneur, dans un sérail qui était, je crois, le mieux réglé qu'il y eût en Perse.

Laisse-moi les mains libres; permets que je me fasse obéir. Huit jours remettront l'ordre dans le sein de la confusion. C'est ce que ta gloire demande, et que ta sûreté exige.

De ton sérail d'Ispahan, le 9 de la lune de Rebiab 1, 1714.

Lettre LXV. Usbek à ses femmes, au sérail d'Ispahan

   J'apprends que le sérail est dans le désordre, et qu'il est rempli de querelles et de divisions intestines. Que vous recommandai-je en partant, que la paix et la bonne intelligence? Vous me le promîtes. Etait-ce pour me tromper?

C'est vous qui seriez trompées si je voulais suivre les conseils que me donne le grand eunuque, si je voulais employer mon autorité pour vous faire vivre comme mes exhortations le demandaient de vous.

Je ne sais me servir de ces moyens violents que lorsque j'ai tenté tous les autres. Faites donc en votre considération ce que vous n'avez pas voulu faire à la mienne.

Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre: il dit que vous n'avez aucun égard pour lui. Comment pouvez-vous accorder cette conduite avec la modestie de votre état? N'est-ce pas à lui que, pendant mon absence, votre vertu est confiée? C'est un trésor sacré, dont il est le dépositaire. Mais ces mépris que vous lui témoignez font voir que ceux qui sont chargés de vous faire vivre dans les lois de l'honneur vous sont à charge.

Changez donc de conduite, je vous prie, et faites en sorte que je puisse, une autre fois, rejeter les propositions que l'on me fait contre votre liberté et votre repos.

Car je voudrais vous faire oublier que je suis votre maître, pour me souvenir seulement que je suis votre époux.

De Paris, le 5 de la lune de Chahban 1714.

Lettre LXVI. Rica, à***

   On s'attache ici beaucoup aux sciences, mais je ne sais si on est fort savant. Celui qui doute de tout comme philosophe n'ose rien nier comme théologien. Cet homme contradictoire est toujours content de lui, pourvu qu'on convienne des qualités.

La fureur de la plupart des Français, c'est d'avoir de l'esprit, et la fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit, c'est de faire des livres.

Cependant il n'y a rien de si mal imaginé: la nature semblait avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères, et les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d'avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu avec lui: il veut encore tourmenter les races futures, il veut que sa sottise triomphe de l'oubli, dont il aurait pu jouir comme du tombeau; il veut que la postérité soit informée qu'il a vécu, et qu'elle sache à jamais qu'il a été un sot.

De tous les auteurs, il n'y en a point que je méprise plus que les compilateurs, qui vont, de tous côtés, chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu'ils plaquent dans les leurs, comme des pièces de gazon dans un parterre. Ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d'imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font un livre où ils n'ont fourni que la main. Je voudrais qu'on respectât les livres originaux, et il me semble que c'est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont, pour les exposer à un mépris qu'elles ne méritent point.

Quand un homme n'a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il? Qu'a-t-on affaire de ces doubles emplois? "Mais je veux donner un nouvel ordre.

- Vous êtes un habile homme: vous venez dans ma bibliothèque, et vous mettez en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui sont en bas. C'est un beau chef-d'oeuvre!"

Je t'écris sur ce sujet, parce que je suis outré d'un livre que je viens de quitter, qui est si gros qu'il semblait contenir la science universelle; mais il m'a rompu la tête sans m'avoir rien appris.

Adieu.

De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1714.

Lettre LXVII. Ibben à Usbek, à Paris

Trois vaisseaux sont arrivés ici sans m'avoir apporté de tes nouvelles. Es-tu malade? ou te plais-tu à m'inquiéter?

Si tu ne m'aimes pas dans un pays où tu n'es lié à rien, que sera-ce au milieu de la Perse et dans le sein de ta famille? Mais peut-être que je me trompe: tu es assez aimable pour trouver partout des amis. Le coeur est citoyen de tous les pays. Comment une âme bien faite peut-elle s'empêcher de former des engagements? Je te l'avoue: je respecte les anciennes amitiés; mais je ne suis pas fâché d'en faire partout de nouvelles.

En quelque pays que j'aie été, j'y ai vécu comme si j'avais dû y passer ma vie: j'ai eu le même empressement pour les gens vertueux, la même compassion ou plutôt la même tendresse pour les malheureux, la même estime pour ceux que la prospérité n'a point aveuglés. C'est mon caractère, Usbek: partout où je trouverai des hommes, je me choisirai des amis.

Il y a ici un guèbre qui, après toi, a, je crois, la première place dans mon coeur: c'est l'âme de la probité même. Des raisons particulières l'ont obligé de se retirer dans cette ville où il vit tranquillement du produit d'un trafic honnête, avec une femme qu'il aime. Sa vie est toute marquée d'actions généreuses, et, quoiqu'il cherche la vie obscure, il y a plus d'héroïsme dans son coeur que dans celui des plus grands monarques.

Je lui ai parlé mille fois de toi; je lui montre toutes tes lettres; je remarque que cela lui fait plaisir; et je vois déjà que tu as un ami qui t'est inconnu.

Tu trouveras ici ses principales aventures: quelque répugnance qu'il eût à les écrire, il n'a pu les refuser à mon amitié, et je les confie à la tienne.

HISTOIRE D'APHERIDON ET D'ASTARTE

Je suis né parmi les guèbres, d'une religion qui est peut-être la plus ancienne qui soit au monde. Je fus si malheureux que l'amour me vint avant la raison: j'avais à peine six ans, que je ne pouvais vivre qu'avec ma soeur; mes yeux s'attachaient toujours sur elle, et, lorsqu'elle me quittait un moment, elle les retrouvait baignés de larmes; chaque jour n'augmentait pas plus mon âge que mon amour. Mon père, étonné d'une si forte sympathie, aurait bien souhaité de nous marier ensemble, selon l'ancien usage des guèbres, introduit par Cambyse; mais la crainte des mahométans, sous le joug desquels nous vivons, empêche ceux de notre nation de penser à ces alliances saintes, que notre religion ordonne plutôt qu'elle ne permet, et qui sont des images si naïves de l'union déjà formée par la nature.

Mon père, voyant donc qu'il aurait été dangereux de suivre mon inclination et la sienne, résolut d'éteindre une flamme qu'il croyait naissante, mais qui était déjà à son dernier période. Il prétexta un voyage et m'emmena avec lui, laissant ma soeur entre les mains d'une de ses parentes: car ma mère était morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le désespoir de cette séparation: j'embrassai ma soeur toute baignée de larmes; mais je n'en versai point: car la douleur m'avait rendu comme insensible. Nous arrivâmes à Tefflis, et mon père, ayant confié mon éducation à un de nos parents, m'y laissa et s'en retourna chez lui.

Quelque temps après, j'appris que, par le crédit d'un de ses amis, il avait fait entrer ma soeur dans le beiram du roi, où elle était au service d'une sultane. Si l'on m'avait appris sa mort, je n'en aurais pas été plus frappé: car, outre que je n'espérais plus de la revoir, son entrée dans le beiram l'avait rendue mahométane, et elle ne pouvait plus, suivant le préjugé de cette religion, me regarder qu'avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Tefflis, las de moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles furent amères à mon père: je lui reprochai d'avoir mis sa fille en un lieu où l'on ne peut entrer qu'en changeant de religion: "Vous avez attiré sur votre famille, lui dis-je, la colère de Dieu et du Soleil qui vous éclaire; vous avez plus fait que si vous aviez souillé les éléments, puisque vous avez souillé l'âme de votre fille, qui n'est pas moins pure: j'en mourrai de douleur et d'amour; mais puisse ma mort être la seule peine que Dieu vous fasse sentir!" A ces mots, je sortis, et, pendant deux ans, je passai ma vie à aller regarder les murailles du beiram et considérer le lieu où ma soeur pouvait être, m'exposant tous les jours mille fois à être égorgé par les eunuques qui font la ronde autour de ces redoutables lieux.

Enfin, mon père mourut, et la sultane que ma soeur servait, la voyant tous les jours croître en beauté, en devint jalouse et la maria avec un eunuque qui la souhaitait avec passion. Par ce moyen, ma soeur sortit du sérail et prit avec son eunuque une maison à Ispahan. Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler; l'eunuque, le plus jaloux de tous les hommes, me remettant toujours, sous divers prétextes. Enfin j'entrai dans son beiram, et il me lui fit parler au travers d'une jalousie. Des yeux de lynx ne l'auraient pas pu découvrir, tant elle était enveloppée d'habits et de voiles, et je ne la pus reconnaître qu'au son de sa voix. Quelle fut mon émotion quand je me vis si près, et si éloigné d'elle! Je me contraignis, car j'étais examiné. Quant à elle, il me parut qu'elle versa quelques larmes. Son mari voulut me faire quelques mauvaises excuses; mais je le traitai comme le dernier des esclaves. Il fut bien embarrassé quand il vit que je parlais à ma soeur une langue qui lui était inconnue: c'était l'ancien persan, qui est notre langue sacrée. "Quoi! ma soeur, lui dis-je, est-il vrai que vous avez quitté la religion de vos pères? je sais qu'en entrant au beiram, vous avez dû faire profession du mahométisme. Mais, dites-moi, votre coeur a-t-il pu consentir, comme votre bouche, à quitter une religion qui me permet de vous aimer? Et pour qui la quittez-vous, cette religion qui nous doit être si chère? Pour un misérable encore flétri des fers qu'il a portés; qui, s'il était homme, serait le dernier de tous! - Mon frère, dit-elle, cet homme dont vous parlez est mon mari; il faut que je l'honore, tout indigne qu'il vous paraît; et je serais aussi la dernière des femmes si... - Ah! ma soeur, lui dis-je, vous êtes guèbre; il n'est ni votre époux, ni ne peut l'être. Si vous êtes fidèle comme vos pères, vous ne devez le regarder que comme un monstre. - Hélas! dit-elle, que cette religion se montre à moi de loin! A peine en savais-je les préceptes qu'il les fallut oublier. Vous voyez que cette langue que je vous parle ne m'est plus familière, et que j'ai toutes les peines du monde à m'exprimer. Mais comptez que le souvenir de notre enfance me charme toujours; que, depuis ce temps-là, je n'ai eu que de fausses joies; qu'il ne s'est pas passé de jour que je n'aie pensé à vous; que vous avez eu plus de part que vous ne croyez à mon mariage, et que je n'y ai été déterminée que par l'espérance de vous revoir. Mais que ce jour, qui m'a tant coûté, va me coûter encore! Je vous vois tout hors de vous-même; mon mari frémit de rage et de jalousie. Je ne vous verrai plus; je vous parle sans doute pour la dernière fois de ma vie. Si cela était, mon frère, elle ne serait pas longue." A ces mots, elle s'attendrit et se voyant hors d'état de tenir la conversation, elle me quitta le plus désolé des hommes.

Trois ou quatre jours après, je demandai à voir ma soeur. Le barbare eunuque aurait bien voulu m'en empêcher; mais, outre que ces sortes de maris n'ont pas sur leurs femmes la même autorité que les autres, il aimait si éperdument ma soeur qu'il ne savait rien lui refuser. Je la vis encore dans le même lieu et sous les mêmes voiles, accompagnée de deux esclaves; ce qui me fit avoir recours à notre langue particulière. "Ma soeur, lui dis-je, d'où vient que je ne puis vous voir sans me trouver dans une situation affreuse? Les murailles qui vous tiennent enfermée, ces verrous et ces grilles, ces misérables gardiens qui vous observent, me mettent en fureur. Comment avez-vous perdu la douce liberté dont jouissaient vos ancêtres? Votre mère, qui était si chaste, ne donnait à son mari, pour garant de sa vertu, que sa vertu même. Ils vivaient heureux, l'un et l'autre, dans une confiance mutuelle, et la simplicité de leurs moeurs était pour eux une richesse plus précieuse mille fois que le faux éclat dont vous semblez jouir dans cette maison somptueuse. En perdant votre religion, vous avez perdu votre liberté, votre bonheur et cette précieuse égalité qui fait l'honneur de votre sexe. Mais ce qu'il y a de pis encore, c'est que vous êtes, non pas la femme, car vous ne pouvez l'être, mais l'esclave d'un esclave qui a été dégradé de l'humanité. - Ah! mon frère, dit-elle, respectez mon époux, respectez la religion que j'ai embrassée. Selon cette religion, je n'ai pu vous entendre, ni vous parler sans crime. - Quoi, ma soeur! lui dis-je tout transporté, vous la croyez donc véritable, cette religion? - Ah! dit-elle, qu'il me serait avantageux qu'elle ne le fût pas! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour que je puisse ne la pas croire; et si mes doutes..." A ces mots, elle se tut. "Oui, vos doutes, ma soeur, sont bien fondés, quels qu'ils soient. Qu'attendez-vous d'une religion qui vous rend malheureuse dans ce monde-ci et ne vous laisse point d'espérance pour l'autre? Songez que la nôtre est la plus ancienne qui soit au monde; qu'elle a toujours fleuri dans la Perse, et n'a pas d'autre origine que cet empire, dont les commencements ne sont point connus; que ce n'est que le hasard qui y a introduit le mahométisme; que cette secte y a été établie, non par la voie de la persuasion, mais de la conquête. Si nos princes naturels n'avaient pas été faibles, vous verriez régner encore le culte de ces anciens mages. Transportez-vous dans ces siècles reculés: tout vous parlera du magisme, et rien de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers d'années après, n'était pas même dans son enfance. - Mais, dit-elle, quand ma religion serait plus moderne que la vôtre, elle est au moins plus pure, puisqu'elle n'adore que Dieu; au lieu que vous adorez encore le soleil, les étoiles, le feu, et même les éléments. - Je vois, ma soeur, que vous avez appris parmi les musulmans à calomnier notre sainte religion. Nous n'adorons ni les astres ni les éléments, et nos pères ne les ont jamais adorés: jamais ils ne leur ont élevé des temples; jamais ils ne leur ont offert des sacrifices; ils leur ont seulement rendu un culte religieux, mais inférieur, comme à des ouvrages et des manifestations de la divinité. Mais, ma soeur, au nom de Dieu, qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous porte; c'est le livre de notre législateur Zoroastre; lisez-le sans prévention; recevez dans votre coeur les rayons de lumière qui vous éclaireront en le lisant; souvenez-vous de vos pères qui ont si longtemps honoré le soleil dans la ville sainte de Balk; et, enfin, souvenez-vous de moi, qui n'espère de repos, de fortune, de vie, que de votre changement." Je la quittai tout transporté, et la laissai seule décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.

J'y retournai deux jours après; je ne lui parlai point; j'attendis dans le silence l'arrêt de ma vie ou de ma mort. "Vous êtes aimé, mon frère, me dit-elle, et par une guèbre. J'ai longtemps combattu. Mais, dieux! que l'amour lève de difficultés! que je suis soulagée! Je ne crains plus de vous trop aimer; je puis ne mettre point de bornes à mon amour; l'excès même en est légitime. Ah! que ceci convient bien à l'état de mon coeur! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que mon esprit s'était forgées, quand romprez-vous celles qui me lient les mains? Dès ce moment, je me donne à vous. Faites voir, par la promptitude avec laquelle vous m'accepterez, combien ce présent vous est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai vous embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras." Je n'exprimerais jamais bien la joie que je sentis à ces paroles: je me crus et je me vis, en effet, en un instant, le plus heureux de tous les hommes; je vis presque accomplir tous les désirs que j'avais formés en vingt-cinq ans de vie, et évanouir tous les chagrins qui me l'avaient rendue si laborieuse. Mais, quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées, je trouvai que je n'étais pas si près de mon bonheur que je me l'étais figuré tout à coup, quoique j'eusse surmonté le plus grand de tous les obstacles. Il fallait surprendre le vigilance de ses gardiens. Je n'osais confier à personne le secret de ma vie. Je n'avais que ma soeur; elle n'avait que moi. Si je manquais mon coup, je courais le risque d'être empalé; mais je ne voyais pas de peine plus cruelle que de le manquer. Nous convînmes qu'elle m'enverrait demander une horloge que son père lui avait laissée, et que j'y mettrais dedans une lime pour scier les jalousies d'une fenêtre qui donnait dans la rue, et une corde nouée pour descendre; que je ne la verrais plus dorénavant; mais que j'irais toutes les nuits sous cette fenêtre attendre qu'elle pût exécuter son dessein. Je passai quinze nuits entières sans voir personne, parce qu'elle n'avait pas trouvé le temps favorable. Enfin la seizième, j'entendis une scie qui travaillait. De temps en temps, l'ouvrage était interrompu, et, dans ces intervalles, ma frayeur était inexprimable. Après une heure de travail, je la vis qui attachait la corde; elle se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne connus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de là. Je la conduisis hors de la ville, où j'avais un cheval tout prêt; je la mis en croupe derrière moi et m'éloignai, avec toute la promptitude imaginable, d'un lieu qui pouvait nous être si funeste. Nous arrivâmes avant le jour chez un guèbre, dans un lieu désert où il était retiré, vivant frugalement du travail de ses mains; nous ne jugeâmes pas à propos de rester chez lui, et, par son conseil, nous entrâmes dans une épaisse forêt, et nous nous mîmes dans le creux d'un vieux chêne, jusques à ce que le bruit de notre évasion se fût dissipé. Nous vivions tous deux dans ce séjour écarté, sans témoins, nous répétant sans cesse que nous nous aimerions toujours, attendant l'occasion que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du mariage prescrite par nos livres sacrés. "Ma soeur, lui dis-je, que cette union est sainte! La nature nous avait unis; notre sainte loi va nous unir encore." Enfin un prêtre vint calmer notre impatience amoureuse. Il fit, dans la maison du paysan, toutes les cérémonies du mariage; il nous bénit et nous souhaita mille fois toute la vigueur de Gustaspe et la sainteté de l'Hohoraspe. Bientôt après, nous quittâmes la Perse, où nous n'étions pas en sûreté, et nous nous retirâmes en Géorgie. Nous y vécûmes un an, tous les jours plus charmés l'un de l'autre; mais, comme mon argent allait finir, et que je craignais la misère pour ma soeur, non pas pour moi, je la quittai pour aller chercher quelque secours chez nos parents. Jamais adieu ne fut plus tendre. Mais mon voyage me fut non seulement inutile, mais funeste: car, ayant trouvé, d'un côté, tous nos biens confisqués, de l'autre, mes parents presque dans l'impuissance de me secourir, je ne rapportai d'argent précisément que ce qu'il fallait pour mon retour. Mais quel fut mon désespoir! Je ne trouvai plus ma soeur. Quelques jours avant mon arrivée, des Tartares avaient fait une incursion dans la ville où elle était, et, comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent, et la vendirent à des Juifs qui allaient en Turquie, et ne laissèrent qu'une petite fille dont elle était accouchée quelques mois auparavant. Je suivis ces Juifs et les joignis à trois lieues de là. Mes prières, mes larmes, furent vaines: ils me demandèrent toujours trente tomans, et ne se relâchèrent jamais d'un seul. Après m'être adressé à tout le monde, avoir imploré la protection des prêtres turcs et chrétiens, je m'adressai à un marchand arménien, je lui vendis ma fille, et me vendis aussi pour trente-cinq tomans. J'allai aux Juifs, je leur donnai trente tomans et portai les cinq autres à ma soeur, que je n'avais pas encore vue: "Vous êtes libre, lui dis-je, ma soeur, et je puis vous embrasser. Voilà cinq tomans que je vous porte. J'ai du regret qu'on ne m'ait pas acheté davantage. - Quoi! dit-elle, vous vous êtes vendu? - Oui, lui dis-je. - Ah! malheureux; qu'avez-vous fait? N'étais-je pas assez infortunée, sans que vous travaillassiez à me le rendre davantage? Votre liberté me consolait, et votre esclavage va me mettre au tombeau. Ah! mon frère, que votre amour est cruel! Et ma fille? je ne la vois point. - Je l'ai vendue aussi", lui dis-je. Nous fondîmes tous deux en larmes et n'eûmes pas la force de nous rien dire. Enfin j'allai trouver mon maître, et ma soeur y arriva presque aussitôt que moi. Elle se jeta à ses genoux. "Je vous demande, dit-elle, la servitude, comme les autres vous demandent la liberté. Prenez-moi. Vous me vendrez plus cher que mon mari." Ce fut alors qu'il se fit un combat qui arracha les larmes des yeux de mon maître. "Malheureux! dit-elle, as-tu pensé que je pusse accepter ma liberté aux dépens de la tienne? Seigneur, vous voyez deux infortunés qui mourront si vous nous séparez. Je me donne à vous. Payez-moi. Peut-être que cet argent et mes services pourront quelque jour obtenir de vous ce que je n'ose vous demander. Il est de votre intérêt de ne nous point séparer: comptez que je dispose de sa vie." L'Arménien était un homme doux, qui fut touché de nos malheurs. "Servez-moi l'un et l'autre avec fidélité et avec zèle, et je vous promets que, dans un an, je vous donnerai votre liberté. Je vois que vous ne méritez, ni l'un ni l'autre, les malheurs de votre condition. Si, lorsque vous serez libres, vous êtes aussi heureux que vous le méritez, si la fortune vous rit, je suis certain que vous me satisferez de la perte que je souffrirai." Nous embrassâmes tous deux ses genoux, et le suivîmes dans son voyage. Nous nous soulagions l'un et l'autre dans les travaux de la servitude, et j'étais charmé lorsque j'avais pu faire l'ouvrage qui était tombé à ma soeur.

La fin de l'année arriva; notre maître tint sa parole et nous délivra. Nous retournâmes à Tefflis. Là je trouvai un ancien ami de mon père, qui exerçait avec succès la médecine dans cette ville; il me prêta quelque argent avec lequel je fis quelque négoce. Quelques affaires m'appelèrent ensuite à Smyrne, où je m'établis. J'y vis depuis six ans, et j'y jouis de la plus aimable et de la plus douce société du monde: l'union règne dans ma famille, et je ne changerais pas ma condition pour celle de tous les rois du monde. J'ai été assez heureux pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout, et je lui ai rendu des services signalés.

De Smyrne, le 27 de la lune de Gemmadi 2, 1714.

Lettre LXVIII. Rica à Usbek, à***

  J'allai l'autre jour dîner chez un homme de robe, qui m'en avait prié plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des choses, je lui dis: "Monsieur, il me paraît que votre métier est bien pénible. - Pas tant que vous vous l'imaginez, répondit-il: de la manière dont nous le faisons, ce n'est qu'un amusement. - Mais quoi? n'avez-vous pas toujours la tête remplie des affaires d'autrui? N'êtes-vous pas toujours occupé de choses qui ne sont point intéressantes? - Vous avez raison; ces choses ne sont point intéressantes: car nous nous y intéressons si peu que rien, et cela même fait que le métier n'est pas si fatigant que vous dites." Quand je vis qu'il prenait la chose d'une manière si dégagée, je continuai, et lui dis: "Monsieur, je n'ai point vu votre cabinet. - Je le crois: car je n'en ai point. Quand je pris cette charge, j'eus besoin d'argent pour la payer; je vendis ma bibliothèque, et le libraire qui la prit, d'un nombre prodigieux de volumes, ne me laissa que mon livre de raison. Ce n'est pas que je les regrette: nous autres juges ne nous enflons point d'une vaine science. Qu'avons-nous à faire de tous ces volumes de lois? Presque tous les cas sont hypothétiques et sortent de la règle générale. - Mais ne serait-ce pas, Monsieur, lui dis-je, parce que vous les en faites sortir? Car enfin, pourquoi chez tous les peuples du monde y aurait-il des lois si elles n'avaient pas leur application? et comment peut-on les appliquer si on ne les sait pas? - Si vous connaissiez le Palais, reprit le magistrat, vous ne parleriez pas comme vous faites: nous avons des livres vivants, qui sont les avocats; ils travaillent pour nous et se chargent de nous instruire. - Et ne se chargent-ils pas aussi quelquefois de vous tromper? lui repartis-je. Vous ne feriez donc pas mal de vous garantir de leurs embûches: ils ont des armes avec lesquelles ils attaquent votre équité; il serait bon que vous en eussiez aussi pour la défendre, et que vous n'allassiez pas vous mettre dans la mêlée, habillés à la légère, parmi des gens cuirassés jusques aux dents."

De Paris, le 13 de la lune de Chahban 1714.

Lettre LXIX. Usbek à Rhédi, à Venise

   Tu ne te serais jamais imaginé que je fusse devenu plus métaphysicien que je ne l'étais: cela est pourtant, et tu en seras convaincu quand tu auras essuyé ce débordement de ma philosophie.

Les philosophes les plus sensés qui ont réfléchi sur la nature de Dieu ont dit qu'il était un être souverainement parfait; mais ils ont extrêmement abusé de cette idée: ils ont fait une énumération de toutes les perfections différentes que l'homme est capable d'avoir et d'imaginer, et en ont chargé l'idée de la divinité, sans songer que souvent ces attributs s'entrempêchent, et qu'ils ne peuvent subsister dans un même sujet sans se détruire.

Les poètes d'Occident disent qu'un peintre, ayant voulu faire le portrait de la déesse de la beauté, assembla les plus belles Grecques et prit de chacune ce qu'elle avait de plus agréable, dont il fit un tout pour ressembler à la plus belle de toutes les déesses. Si un homme en avait conclu qu'elle était blonde et brune, qu'elle avait les yeux noirs et bleus, qu'elle était douce et fière, il aurait passé pour ridicule.

Souvent Dieu manque d'une perfection qui pourrait lui donner une grande imperfection; mais il n'est jamais limité que par lui-même: il est lui-même sa nécessité. Ainsi, quoique Dieu soit tout-puissant, il ne peut pas violer ses promesses, ni tromper les hommes. Souvent même l'impuissance n'est pas dans lui, mais dans les choses relatives; et c'est la raison pourquoi il ne peut pas changer l'essence des choses.

Ainsi il n'y a pas sujet de s'étonner que quelques-uns de nos docteurs aient osé nier la prescience infinie de Dieu, sur ce fondement qu'elle est incompatible avec sa justice.

Quelque hardie que soit cette idée, la métaphysique s'y prête merveilleusement. Selon ses principes, il n'est pas possible que Dieu prévoie les choses qui dépendent de la détermination des causes libres, parce que ce qui n'est point arrivé n'est point, et, par conséquent, ne peut être connu: car le rien, qui n'a point de propriétés, ne peut être aperçu. Dieu ne peut pas lire dans une volonté qui n'est point, et voir dans l'âme une chose qui n'existe point en elle: car, jusques à ce qu'elle se soit déterminée, cette action qui la détermine n'est point en elle.

L'âme est l'ouvrière de sa détermination; mais il y a des occasions où elle est tellement indéterminée qu'elle ne sait pas même de quel côté se déterminer. Souvent même elle ne le fait que pour faire usage de sa liberté; de manière que Dieu ne peut voir cette détermination par avance, ni dans l'action de l'âme, ni dans l'action que les objets font sur elle.

Comment Dieu pourrait-il prévoir les choses qui dépendent de la détermination des causes libres? Il ne pourrait les voir que de deux manières: par conjecture, ce qui est contradictoire avec la prescience infinie; ou bien il les verrait comme des effets nécessaires qui suivraient infailliblement d'une cause qui les produirait de même, ce qui est encore plus contradictoire: car l'âme serait libre par la supposition, et, dans le fait, elle ne le serait pas plus qu'une boule de billard n'est libre de se remuer, lorsqu'elle est poussée par une autre.

Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Comme il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connaît tout ce qu'il veut connaître. Mais, quoiqu'il puisse voir tout, il ne se sert pas toujours de cette faculté: il laisse ordinairement à la créature la faculté d'agir ou de ne pas agir, pour lui laisser celle de mériter ou de démériter; c'est pour lors qu'il renonce au droit qu'il a d'agir sur elle et de la déterminer. Mais, quand il veut savoir quelque chose, il le sait toujours, parce qu'il n'a qu'à vouloir qu'elle arrive comme il la voit, et déterminer les créatures conformément à sa volonté. C'est ainsi qu'il tire ce qui doit arriver du nombre des choses purement possibles, en fixant par ses décrets les déterminations futures des esprits, et les privant de la puissance qu'il leur a donnée d'agir ou de ne pas agir.

Si l'on peut se servir d'une comparaison dans une chose qui est au-dessus des comparaisons: un monarque ignore ce que son ambassadeur fera dans une affaire importante; s'il le veut savoir, il n'a qu'à lui ordonner de se comporter d'une telle manière, et il pourra assurer que la chose arrivera comme il la projette.

L'Alcoran et les livres des Juifs s'élèvent sans cesse contre le dogme de la prescience absolue: Dieu y paraît partout ignorer la détermination future des esprits, et il semble que ce soit la première vérité que Moïse ait enseignée aux hommes.

Dieu met Adam dans le Paradis terrestre, à condition qu'il ne mangera point d'un certain fruit: précepte absurde dans un être qui connaîtrait les déterminations futures des âmes; car enfin un tel être peut-il mettre des conditions à ses grâces sans les rendre dérisoires? C'est comme si un homme qui aurait su la prise de Bagdat disait à un autre: "Je vous donne cent tomans si Bagdat n'est pas pris." Ne ferait-il pas là une bien mauvaise plaisanterie?

Mon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie? Dieu est si haut que nous n'apercevons pas même ses nuages. Nous ne le connaissons bien que dans ses préceptes. Il est immense, spirituel, infini. Que sa grandeur nous ramène à notre faiblesse. S'humilier toujours, c'est l'adorer toujours.

De Paris, le dernier de la lune de Chahban 1714.

Lettre LXX. Zélis à Usbek, à Paris

   Soliman, que tu aimes, est désespéré d'un affront qu'il vient de recevoir. Un jeune étourdi, nommé Suphis, recherchait depuis trois mois sa fille en mariage; il paraissait content de la figure de la fille, sur le rapport et la peinture que lui en avaient faits les femmes qui l'avaient vue dans son enfance; on était convenu de la dot, et tout s'était passé sans aucun incident. Hier, après les premières cérémonies, la fille sortit à cheval, accompagnée de son eunuque, et couverte, selon la coutume, depuis la tête jusques aux pieds. Mais, dès qu'elle fut arrivée devant la maison de son mari prétendu, il lui fit fermer la porte, et il jura qu'il ne la recevrait jamais si on n'augmentait la dot. Les parents accoururent, de côté et d'autre, pour accommoder l'affaire, et, après bien de la résistance, Soliman convint de faire un petit présent à son gendre. Les cérémonies du mariage s'accomplirent, et l'on conduisit la fille dans le lit avec assez de violence; mais, une heure après, cet étourdi se leva furieux, lui coupa le visage en plusieurs endroits, soutenant qu'elle n'était pas vierge, et la renvoya à son père. On ne peut pas être plus frappé qu'il l'est de cette injure. Il y a des personnes qui soutiennent que cette fille est innocente. Les pères sont bien malheureux d'être exposés à de tels affronts. Si ma fille recevait un pareil traitement, je crois que j'en mourrais de douleur.

Adieu.

Du sérail de Fatmé, le 9 de la lune de Gemmadi 1, 1714.

Lettre LXXI. Usbek à Zélis

   Je plains Soliman, d'autant plus que le mal est sans remède, et que son gendre n'a fait que se servir de la liberté de la loi. Je trouve cette loi bien dure d'exposer ainsi l'honneur d'une famille aux caprices d'un fou.

On a beau dire que l'on a des indices certains pour connaître la vérité, c'est une vieille erreur dont on est aujourd'hui revenu parmi nous; et nos médecins donnent des raisons invincibles de l'incertitude de ces preuves. Il n'y a pas jusqu'aux chrétiens qui ne les regardent comme chimériques, quoiqu'elles soient clairement établies par leurs livres sacrés et que leur ancien législateur en ait fait dépendre l'innocence ou la condamnation de toutes les filles.

J'apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l'éducation de la tienne. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure que Fatima. Qu'elle ait dix eunuques pour la garder; qu'elle soit l'honneur et l'ornement du sérail où elle est destinée; qu'elle n'ait sur sa tête que des lambris dorés et ne marche que sur des tapis superbes; et, pour comble de souhaits, puissent mes yeux la voir dans toute sa gloire!

De Paris, le 5 de la lune de Chalval 1714.

Lettre LXXII. Rica à Ibben, à***

   Je me trouvai l'autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d'heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques et cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un décisionnaire si universel: son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences; on parla des nouvelles du temps; il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l'attraper, et je dis en moi-même: "Il faut que je me mette dans mon fort; je vais me réfugier dans mon pays." Je lui parlai de la Perse. Mais, à peine lui eus-je dit quatre mots, qu'il me donna deux démentis, fondés sur l'autorité de MM. Tavernier et Chardin. "Ah! bon Dieu! dis-je en moi-même, quel homme est-ce là? Il connaîtra tout à l'heure les rues d'Ispahan mieux que moi!" Mon parti fut bientôt pris: je me tus, je le laissai parler, et il décide encore.

De Paris, le 8 de la lune de Zilcadé 1715.

Lettre LXXIII. Rica à***

   J'ai ouï parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le monde: car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.

Il y a quelque temps que, pour fixer son autorité, il donna un code de ses jugements. Cet enfant de tant de pères était presque vieux quand il naquit, et, quoiqu'il fût légitime, un bâtard, qui avait déjà paru, l'avait presque étouffé dans sa naissance.

Ceux qui le composent n'ont d'autres fonctions que de jaser sans cesse; l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil éternel, et, sitôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, la fureur du panégyrique vient les saisir et ne les quitte plus.

Ce corps a quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores et d'antithèses; tant de bouches ne parlent que par exclamation; ses oreilles veulent toujours être frappées par la cadence et l'harmonie. Pour les yeux, il n'en est pas question: il semble qu'il soit fait pour parler, et non pas pour voir. Il n'est point ferme sur ses pieds: car le temps, qui est son fléau, l'ébranle à tous les instants et détruit tout ce qu'il a fait. On a dit autrefois que ses mains étaient avides. Je ne t'en dirai rien, et je laisse décider cela à ceux qui le savent mieux que moi.

Voilà des bizarreries, que l'on ne voit point dans notre Perse. Nous n'avons point l'esprit porté à ces établissements singuliers et bizarres; nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières naïves.

De Paris, le 27 de la lune de Zilhagé 1715.

Lettre LXXIV. Usbek à Rica, à***

  Il y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me dit: "Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris: je vous mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume qui représente le mieux."

"Que veut dire cela, Monsieur? Est-ce qu'il est plus poli, plus affable que les autres? - Non, me dit-il. - Ah! j'entends! il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il a sur tous ceux qui l'approchent. Si cela est, je n'ai que faire d'y aller: je la lui passe tout entière, et je prends condamnation."

Il fallut pourtant marcher, et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me lasser de l'admirer. "Ah! bon Dieu! dis-je en moi-même, si, lorsque j'étais à la cour de Perse, je représentais ainsi, je représentais un grand sot!" Il aurait fallu, Rica, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance: ils savaient bien que nous étions au-dessus d'eux, et, s'ils l'avaient ignoré, nos bienfaits le leur auraient appris chaque jour. N'ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables: nous nous communiquions aux plus petits; au milieu des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvaient sensibles; ils ne voyaient que notre coeur au-dessus d'eux: nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais, lorsqu'il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques lorsqu'il fallait faire respecter la nation aux étrangers lorsque, enfin, dans les occasions périlleuses, il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n'étions descendus: nous ramenions la fierté sur notre visage, et l'on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien.

De Paris, le 10 de la lune de Saphar 1715.

Lettre LXXV. Usbek à Rhédi, à Venise

  Il faut que je te l'avoue: je n'ai point remarqué chez les chrétiens cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi les musulmans. Il y a bien loin chez eux de la profession à la croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. La religion est moins un sujet de sanctification qu'un sujet de disputes qui appartient à tout le monde: les gens de cour, les gens de guerre, les femmes mêmes s'élèvent contre les ecclésiastiques, et leur demandent de leur prouver ce qu'ils sont résolus de ne pas croire. Ce n'est pas qu'ils se soient déterminés par raison, et qu'ils aient pris la peine d'examiner la vérité ou la fausseté de cette religion qu'ils rejettent: ce sont des rebelles qui ont senti le joug et l'ont secoué avant de l'avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l'un à l'autre. Un d'eux me disait un jour: "Je crois l'immortalité de l'âme par semestre; mes opinions dépendent absolument de la constitution de mon corps: selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air que je respire est subtil ou grossier, que les viandes dont je me nourris sont légères ou solides, je suis spinoziste, socinien, catholique, impie ou dévot. Quand le médecin est auprès de mon lit, le confesseur me trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion de m'affliger quand je me porte bien; mais je lui permets de me consoler quand je suis malade: lorsque je n'ai plus rien à espérer d'un côté, la religion se présente et me gagne par ses promesses; je veux bien m'y livrer, et mourir du côté de l'espérance."

Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs Etats, parce que, disaient-ils, le christianisme rend tous les hommes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur était très utile: ils abaissaient par là les seigneurs, de la puissance desquels ils retiraient le bas peuple. Ils ont ensuite fait des enquêtes dans des pays où ils ont vu qu'il leur était avantageux d'avoir des esclaves: ils ont permis d'en acheter et d'en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant. Que veux-tu que je te dise? Vérité dans un temps, erreur dans un autre. Que ne faisons-nous comme les chrétiens? Nous sommes bien simples de refuser des établissements et des conquêtes faciles dans des climats, heureux, parce que l'eau n'y est pas assez pure pour nous laver selon les principes du saint Alcoran.

Je rends grâces au Dieu tout-puissant, qui a envoyé Hali, son grand prophète, de ce que je professe une religion qui se fait préférer à tous les intérêts humains, et qui est pure comme le ciel, dont elle est descendue.

De Paris, le 13 de la lune de Saphar 1715.

Lettre LXXVI. Usbek à son ami Ibben, à Smyrne

   Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes: on les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois; ils sont traînés indignement par les rues; on les note d'infamie; on confisque leurs biens.

Il me paraît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m'empêcher de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d'un remède qui est en mes mains?

Pourquoi veut-on que je travaille pour une société, dont je consens de n'être plus? que je tienne, malgré moi, une convention qui s'est faite sans moi? La société est fondée sur un avantage mutuel. Mais lorsqu'elle me devient onéreuse, qui m'empêche d'y renoncer? La vie m'a été donnée comme une faveur; je puis donc la rendre lorsqu'elle ne l'est plus: la cause cesse; l'effet doit donc cesser aussi.

Le prince veut-il que je sois son sujet, quand je ne retire point les avantages de la sujétion? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce partage inique de leur utilité et de mon désespoir? Dieu, différent de tous les bienfaiteurs, veut-il me condamner à recevoir des grâces qui m'accablent?

Je suis obligé de suivre les lois, quand je vis sous les lois. Mais, quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lier encore?

Mais, dira-t-on, vous troublez l'ordre de la Providence. Dieu a uni votre âme avec votre corps, et vous l'en séparez. Vous vous opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez.

Que veut dire cela? Troublé-je l'ordre de la Providence, lorsque je change les modifications de la matière et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c'est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avaient faite ronde? Non, sans doute: je ne fais qu'user du droit qui m'a été donné, et, en ce sens, je puis troubler à ma fantaisie toute la nature, sans que l'on puisse dire que je m'oppose à la Providence.

Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d'ordre et moins d'arrangement dans l'univers? Croyez-vous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et moins dépendante des lois générales? que le monde y ait perdu quelque chose? et que les ouvrages de Dieu soient moins grands, ou plutôt moins immenses?

Pensez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d'elle? et que mon âme, dégagée de tout ce qu'elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n'ont d'autre source que notre orgueil: nous ne sentons point notre petitesse, et, malgré qu'on en ait, nous voulons être comptés dans l'univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l'anéantissement d'un être aussi parfait que nous dégraderait toute la nature, et nous ne concevons pas qu'un homme de plus ou de moins dans le monde - que dis-je? - tous les hommes ensemble, cent millions de têtes comme la nôtre, ne sont qu'un atome subtil et délié, que Dieu n'aperçoit qu'à cause de l'immensité de ses connaissances.

De Paris, le 15 de la lune de Saphar 1715.

Lettre LXXVII. Ibben à Usbek, à Paris

   Mon cher Usbek, il me semble que, pour un vrai musulman, les malheurs sont moins des châtiments que des menaces. Ce sont des jours bien précieux que ceux qui nous portent à expier les offenses. C'est le temps des prospérités qu'il faudrait abréger. Que servent toutes ces impatiences, qu'à faire voir que nous voudrions être heureux indépendamment de celui qui donne les félicités parce qu'il est la félicité même?

Si un être est composé de deux êtres, et que la nécessité de conserver l'union marque plus la soumission aux ordres du créateur, on en a pu faire une loi religieuse. Si cette nécessité de conserver l'union est un meilleur garant des actions des hommes, on en a pu faire une loi civile.

De Smyrne, le dernier jour de la lune de Saphar 1715

Lettre LXXVIII. Rica à Usbek, à***

Je t'envoie la copie d'une lettre qu'un Français qui est en Espagne a écrite ici: je crois que tu seras bien aise de la voir.

Je parcours depuis six mois l'Espagne et le Portugal, et je vis parmi des peuples qui, méprisant tous les autres, font aux seuls Français l'honneur de les haïr.

La gravité est le caractère brillant des deux nations; elle se manifeste principalement de deux manières; par les lunettes et par la moustache.

Les lunettes font voir démonstrativement que celui qui les porte est un homme consommé dans les sciences et enseveli dans de profondes lectures, à un tel point que sa vue en est affaiblie; et tout nez qui en est orné ou chargé peut passer, sans contredit, pour le nez d'un savant.

Quant à la moustache, elle est respectable par elle-même, et indépendamment des conséquences; quoiqu'on ne laisse pas quelquefois d'en tirer de grandes utilités pour le service du prince et l'honneur de la nation, comme le fit bien voir un fameux général portugais dans les Indes: car, se trouvant avoir besoin d'argent, il se coupa une de ses moustaches et envoya demander aux habitants de Goa vingt mille pistoles sur ce gage; elles lui furent prêtées d'abord, et, dans la suite, il retira sa moustache avec honneur.

On conçoit aisément que des peuples graves et flegmatiques comme ceux-là peuvent avoir de l'orgueil: aussi en ont-ils. Ils le fondent ordinairement sur deux choses bien considérables. Ceux qui vivent dans le continent de l'Espagne et du Portugal se sentent le coeur extrêmement élevé, lorsqu'ils sont ce qu'ils appellent de vieux chrétiens , c'est-à-dire qu'ils ne sont pas originaires de ceux à qui l'Inquisition a persuadé dans ces derniers siècles d'embrasser la religion chrétienne. Ceux qui sont dans les Indes ne sont pas moins flattés lorsqu'ils considèrent qu'ils ont le sublime mérite d'être, comme ils disent, hommes de chair blanche . Il n'y a jamais eu, dans le sérail du Grand Seigneur, de sultane si orgueilleuse de sa beauté que le plus vieux et le plus vilain mâtin ne l'est de la blancheur olivâtre de son teint, lorsqu'il est dans une ville du Mexique, assis sur sa porte, les bras croisés. Un homme de cette conséquence, une créature si parfaite, ne travaillerait pas pour tous les trésors du monde, et ne se résoudrait jamais, par une vile et mécanique industrie, de compromettre l'honneur et la dignité de sa peau.

Car il faut savoir que, lorsqu'un homme a un certain mérite en Espagne, comme, par exemple, quand il peut ajouter aux qualités dont je viens de parler celle d'être le propriétaire d'une grande épée, ou d'avoir appris de son père l'art de faire jurer une discordante guitare, il ne travaille plus: son honneur s'intéresse au repos de ses membres. Celui qui reste assis dix heures par jour obtient précisément la moitié plus de considération qu'un autre qui n'en reste que cinq, parce que c'est sur les chaises que la noblesse s'acquiert.

Mais, quoique ces invincibles ennemis du travail fassent parade d'une tranquillité philosophique, ils ne l'ont pourtant pas dans le coeur: car ils sont toujours amoureux. Ils sont les premiers hommes du monde pour mourir de langueur sous la fenêtre de leurs maîtresses, et tout Espagnol qui n'est pas enrhumé ne saurait passer pour galant.

Ils sont premièrement dévots, et secondement jaloux. Ils se garderont bien d'exposer leurs femmes aux entreprises d'un soldat criblé de coups ou d'un magistrat décrépit; mais ils les enfermeront avec un novice fervent, qui baisse les yeux, ou un robuste Franciscain, qui les élève.

Ils permettent à leurs femmes de paraître avec le sein découvert; mais ils ne veulent pas qu'on leur voie le talon, et qu'on les surprenne par le bout des pieds.

On dit partout que les rigueurs de l'amour sont cruelles. Elles le sont encore plus pour les Espagnols: les femmes les guérissent de leurs peines; mais elles ne font que leur en faire changer, et il leur reste souvent un long et fâcheux souvenir d'une passion éteinte.

Ils ont de petites politesses qui, en France, paraîtraient mal placées: par exemple, un capitaine ne bat jamais son soldat sans lui en demander la permission, et l'Inquisition ne fait jamais brûler un Juif sans lui faire ses excuses.

Les Espagnols qu'on ne brûle pas paraissent si attachés à l'inquisition, qu'il y aurait de la mauvaise humeur de la leur ôter. Je voudrais seulement qu'on en établît une autre, non pas contre les hérétiques, mais contre les hérésiarques qui attribuent à de petites pratiques monacales la même efficacité qu'aux sept sacrements, qui adorent tout ce qu'ils vénèrent, et qui sont si dévots qu'ils sont à peine chrétiens.

Vous pourrez trouver de l'esprit et du bon sens chez les Espagnols; mais n'en cherchez point dans leurs livres. Voyez une de leurs bibliothèques, les romans d'un côté, et les scolastiques de l'autre. Vous diriez que les parties en ont été faites, et le tout rassemblé, par quelque ennemi secret de la raison humaine.

Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a fait voir le ridicule de tous les autres.

Ils ont fait des découvertes immenses dans le Nouveau Monde, et ils ne connaissent pas encore leur propre continent: il y a sur leurs rivières tel pont qui n'a pas encore été découvert, et dans leurs montagnes des nations qui leur sont inconnues.

Ils disent que le soleil se lève et se couche dans leur pays; mais il faut dire aussi qu'en faisant sa course, il ne rencontre que des campagnes ruinées et des contrées désertes.

Je ne serais pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid par un Espagnol qui voyagerait en France: je crois qu'il vengerait bien sa nation. Quel vaste champ pour un homme flegmatique et pensif! Je m'imagine qu'il commencerait ainsi la description de Paris:

Il y a ici une maison où l'on met les fous. On croirait d'abord qu'elle est la plus grande de la Ville; non: le remède est bien petit pour le mal. Sans doute que les Français, extrêmement décriés chez leurs voisins, enferment quelques fous dans une maison, pour persuader que ceux qui sont dehors ne le sont pas.

Je laisse là mon Espagnol.

Adieu, mon cher Usbek.

De Paris, le 17 de la lune de Saphar 1715.

Lettre LXXIX. Le grand eunuque noir à Usbek, à Paris

   Hier des Arméniens menèrent au sérail une jeune esclave de Circassie, qu'ils voulaient vendre. Je la fis entrer dans les appartements secrets, je la déshabillai, je l'examinai avec les regards d'un juge, et plus je l'examinai, plus je lui trouvai de grâces. Une pudeur virginale semblait vouloir les dérober à ma vue: je vis tout ce qu'il lui en coûtait pour obéir: elle rougissait de se voir nue, même devant moi, qui, exempt des passions qui peuvent alarmer la pudeur, suis inanimé sous l'empire de ce sexe, et qui, ministre de la modestie, dans les actions les plus libres, ne porte que de chastes regards et ne puis inspirer que l'innocence.

Dès que je l'eus jugée digne de toi, je baissai les yeux; je lui jetai un manteau d'écarlate; je lui mis au doigt un anneau d'or; je me prosternai à ses pieds; je l'adorai comme la reine de ton coeur; je payai les Arméniens; je la dérobai à tous les yeux. Heureux Usbek! tu possèdes plus de beautés que n'en enferment tous les palais d'Orient. Quel plaisir pour toi de trouver, à ton retour, tout ce que la Perse a de plus ravissant, et de voir dans ton sérail renaître les grâces, à mesure que le temps et la possession travaillent à les détruire!

Du sérail de Fatmé, le premier de la lune de Rebiab 1 1715.

Lettre LXXX. Usbek à Rhédi, à Venise

  Depuis que je suis en Europe, mon cher Rhédi, j'ai vu bien des gouvernements: ce n'est pas comme en Asie, où les règles de la politique se trouvent partout les mêmes.

J'ai souvent recherché quel était le gouvernement le plus conforme à la raison. Il m'a semblé que le plus parfait est celui qui va à son but à moins de frais; de sorte que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination, est le plus parfait.

Si, dans un gouvernement doux, le peuple est aussi soumis que dans un gouvernement sévère, le premier est préférable, puisqu'il est plus conforme à la raison, et que la sévérité est un motif étranger.

Compte, mon cher Rhédi, que dans un Etat, les peines plus ou moins cruelles ne font pas que l'on obéisse plus aux lois. Dans les pays où les châtiments sont modérés, on les craint comme dans ceux où ils sont tyranniques et affreux.

Soit que le gouvernement soit doux, soit qu'il soit cruel, on punit toujours par degrés: on inflige un châtiment plus ou moins grand à un crime plus ou moins grand. L'imagination se plie d'elle-même aux moeurs du pays où l'on est: huit jours de prison ou une légère amende frappent autant l'esprit d'un Européen, nourri dans un pays de douceur, que la perte d'un bras intimide un Asiatique. Ils attachent un certain degré de crainte à un certain degré de peine, et chacun le partage à sa façon: le désespoir de l'infamie vient désoler un Français condamné à une peine qui n'ôterait pas un quart d'heure de sommeil à un Turc.

D'ailleurs je ne vois pas que la police, la justice et l'équité soient mieux observées en Turquie, en Perse, chez le Mogol, que dans les républiques de Hollande, de Venise, et dans l'Angleterre même; je ne vois pas qu'on y commette moins de crimes, et que les hommes, intimidés par la grandeur des châtiments, y soient plus soumis aux lois.

je remarque, au contraire, une source d'injustice et de vexations au milieu de ces mêmes Etats.

je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître que partout ailleurs.

je vois que, dans ces moments rigoureux, il y a toujours des mouvements tumultueux, où personne n'est le chef, et que, quand une fois l'autorité violente est méprisée, il n'en reste plus assez à personne pour la faire revenir;

Que le désespoir même de l'impunité confirme le désordre et le rend plus grand;

Que, dans ces Etats, il ne se forme point de petite révolte, et qu'il n'y a jamais d'intervalle entre le murmure et la sédition;

Qu'il ne faut point que les grands événements y soient préparés par de grandes causes: au contraire, le moindre accident produit une grande révolution, souvent aussi imprévue de ceux qui la font, que de ceux qui la souffrent.

Lorsqu'Osman, empereur des Turcs, fut déposé, aucun de ceux qui commirent cet attentat ne songeait à le commettre: ils demandaient seulement en suppliant qu'on leur fit justice sur quelque grief; une voix, qu'on n'a jamais connue, sortit de la foule par hasard, le nom de Mustapha fut prononcé, et soudain Mustapha fut empereur.

De Paris, le 2 de la lune de Rébiab 1, 1715.

Lettre LXXXI. Nargum, envoyé de Perse en Moscovie, à Usbek, à Paris

   De toutes les nations du monde, mon cher Usbek, il n'y en a pas qui ait surpassé celle des Tartares par la gloire ou par la grandeur des conquêtes. Ce peuple est le vrai dominateur de l'univers: tous les autres semblent être faits pour le servir; il est également le fondateur et le destructeur des empires; dans tous les temps, il a donné sur la terre des marques de sa puissance; dans tous les âges, il a été le fléau des nations.

Les Tartares ont conquis deux fois la Chine et ils la tiennent encore sous leur obéissance.

Ils dominent sur les vastes pays qui forment l'empire du Mogol.

Maîtres de la Perse, ils sont assis sur le trône de Cyrus et de Gustaspe. Ils ont soumis la Moscovie. Sous le nom de Turcs, ils ont fait des conquêtes immenses dans l'Europe, l'Asie et l'Afrique, et ils dominent sur ces trois parties de l'univers.

Et, pour parler de temps plus reculés, c'est d'eux que sont sortis quelques-uns des peuples qui ont renversé l'empire romain.

Qu'est-ce que les conquêtes d'Alexandre, en comparaison de celles de Genghis-Khan?

Il n'a manqué à cette victorieuse nation que des historiens, pour célébrer la mémoire de ses merveilles.

Que d'actions immortelles ont été ensevelies dans l'oubli! Que d'empires par eux fondés, dont nous ignorons l'origine! Cette belliqueuse nation, uniquement occupée de sa gloire présente, sûre de vaincre dans tous les temps, ne songeait point à se signaler dans l'avenir par la mémoire de ses conquêtes passées.

De Moscou, le de la lune de Rébiab 1715.

Lettre LXXXII. Rica à Ibben, à Smyrne

    Quoique les Français parlent beaucoup, il y a cependant parmi eux une espèce de dervis taciturnes qu'on appelle chartreux . On dit qu'ils se coupent la langue en entrant dans le couvent, et on souhaiterait fort que tous les autres dervis se retranchassent de même tout ce que leur profession leur rend inutile.

A propos de gens taciturnes, il y en a de bien plus singuliers que ceux-là, et qui ont un talent bien extraordinaire. Ce sont ceux qui savent parler sans rien dire, et qui amusent une conversation, pendant deux heures de temps, sans qu'il soit possible de les déceler, d'être leur plagiaire, ni de retenir un mot de ce qu'ils ont dit.

Ces sortes de gens sont adorés des femmes; mais ils ne le sont pas tant que d'autres, qui ont reçu de la nature l'aimable talent de sourire à propos, c'est-à-dire à chaque instant, et qui portent la grâce d'une joyeuse approbation sur tout ce qu'elles disent.

Mais ils sont au comble de l'esprit lorsqu'ils savent entendre finesse à tout et trouver mille petits traits ingénieux dans les choses les plus communes.

J'en connais d'autres, qui se sont bien trouvés d'introduire dans les conversations des choses inanimées et d'y faire parler leur habit brodé, leur perruque blonde, leur tabatière, leur canne et leurs gants. Il est bon de commencer de la rue à se faire écouter par le bruit du carrosse et du marteau, qui frappe rudement la porte: cet avant-propos prévient pour le reste du discours, et, quand l'exorde est beau, il rend supportables toutes les sottises qui viennent ensuite, mais qui, par bonheur, arrivent trop tard.

Je te promets que ces petits talents, dont on ne fait aucun cas chez nous, servent bien ici ceux qui sont assez heureux pour les avoir, et qu'un homme de bon sens ne brille guère devant eux.

De Paris, le 6 de la lune de Rébiab 1715.

Lettre LXXXIII. Usbek à Rhédi, à Venise

  S'il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu'il soit juste: car, s'il ne l'était pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres.

La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses; ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports; souvent même, lorsqu'ils les voient, ils s'en éloignent; et leur intérêt est toujours ce qu'ils voient le mieux. La justice élève sa voix; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions.

Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu'ils ont intérêt de les commettre et qu'ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C'est toujours par un retour sur eux-mêmes qu'ils agissent: nul n'est mauvais gratuitement. Il faut qu'il y ait une raison qui déterminé, et cette raison est toujours une raison d'intérêt.

Mais il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'injuste; dès qu'on suppose qu'il voit la justice, il faut nécessairement qu'il la suive, car, comme il n'a besoin de rien, et qu'il se suffit à lui-même, il serait le plus méchant de tous les êtres, puisqu'il le serait sans intérêt.

Ainsi, quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justices; c'est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité.

Voilà, Rhédi, ce qui m'a fait penser que la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines; et, quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu'il faudrait se dérober à soi-même.

Nous sommes entourés d'hommes plus forts que nous; ils peuvent nous nuire de mille manières différentes; les trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément. Quel repos pour nous de savoir qu'il y a dans le coeur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur et nous met à couvert de leurs entreprises!

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle; nous passerions devant les hommes comme devant les lions, et nous ne serions jamais assurés un moment de notre bien, de notre honneur et de notre vie.

Toutes ces pensées m'animent contre ces docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance; qui le font agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l'offenser; qui le chargent de toutes les imperfections qu'il punit en nous, et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être mauvais, tantôt comme un être qui hait le mal et le punit.

Quand un homme s'examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu'il a le coeur juste ce plaisir, tout sévère qu'il est, doit le ravir . il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l'ont pas, qu'il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j'étais sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j'ai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes.

De Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715.

Lettre LXXXIV. Rica à***

   Je fus hier aux Invalides. J'aimerais autant avoir fait cet établissement, si j'étais prince, que d'avoir gagné trois batailles: on y trouve partout la main d'un grand monarque. Je crois que c'est le lieu le plus respectable de la terre.

Quel spectacle de voir rassemblées dans un même lieu toutes ces victimes de la patrie, qui ne respirent que pour la défendre, et qui, se sentant le même coeur, et non pas la même force, ne se plaignent que de l'impuissance où elles sont de se sacrifier encore pour elle!

Quoi de plus admirable que de voir ces guerriers débiles, dans cette retraite, observer une discipline aussi exacte que s'ils y étaient contraints par la présence d'un ennemi, chercher leur dernière satisfaction dans cette image de la guerre, et partager leur coeur et leur esprit entre les devoirs de la religion et ceux de l'art militaire!

Je voudrais que les noms de ceux qui meurent pour la patrie fussent conservés dans les temples, et écrits dans des registres qui fussent comme la source de la gloire et de la noblesse.

De Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 1, 1715.

Lettre LXXXV. Usbek à Mirza, à Ispahan

  Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Chah Soliman avaient formé le dessein d'obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre empire serait toujours pollué, tandis qu'il garderait dans son sein ces infidèles.

C'était fait de la grandeur persane, si, dans cette occasion, l'aveugle dévotion avait été écoutée.

On ne sait comment la chose manqua: ni ceux qui firent la proposition, ni ceux qui la rejetèrent, n'en connurent les conséquences; le hasard fit l'office de la raison et de la politique, et sauva l'empire d'un péril plus grand que celui qu'il aurait pu courir de la perte d'une bataille et de la prise de deux villes.

En proscrivant les Arméniens on pensa détruire en un seul jour tous les négociants et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr que le grand Chah Abas aurait mieux aimé se faire couper les deux bras que de signer un ordre pareil, et qu'en envoyant au Mogol et aux autres rois des Indes ses sujets les plus industrieux, il aurait cru leur donner la moitié de ses Etats.

Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux guèbres les ont obligés de passer en foule dans les Indes, et ont privé la Perse de cette nation si appliquée au labourage, et qui seule, par son travail, était en état de vaincre la stérilité de nos terres.

Il ne restait à la dévotion qu'un second coup à faire: c'était de ruiner l'industrie: moyennant quoi l'empire tombait de lui-même, et, avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu'on voulait rendre si florissante.

S'il faut raisonner sans prévention, je ne sais pas, Mirza, s'il n'est pas bon que dans un Etat il y ait plusieurs religions.

On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.

D'ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu'elles soient observées avec zèle. Or qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle que leur multiplicité?

Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusqu'aux particuliers: chacun se tient sur ses gardes et craint de faire des choses qui déshonoreraient son parti et l'exposeraient aux mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.

Aussi a-t-on toujours remarqué qu'une secte nouvelle introduite dans un Etat était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l'ancienne.

On a beau dire qu'il n'est pas de l'intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son Etat. Quand toutes les sectes du monde viendraient s'y rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice, parce qu'il n'y en a aucune qui ne prescrive l'obéissance et ne prêche la soumission.

J'avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion. Mais, qu'on y prenne bien garde: ce n'est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance, qui animait celle qui se croyait la dominante; c'est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Egyptiens, et qui, d'eux, est passé, comme une maladie épidémique et populaire, aux mahométans et aux chrétiens; c'est, enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.

Car, enfin, quand il n'y aurait pas de l'inhumanité à affliger la conscience des autres; quand il n'en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à milliers, il faudrait être fou pour s'en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu'il ne changerait pas la sienne, quand on voudrait l'y forcer: il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu'il ne ferait pas lui-même, peut-être pour l'empire du monde.

De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi, 2 1715.

Lettre LXXXVI. Rica à***

   Il semble ici que les familles se gouvernent toutes seules. Le mari n'a qu'une ombre d'autorité sur sa femme, le père sur ses enfants, le maître sur ses esclaves. La justice se mêle de tous leurs différends, et sois sûr qu'elle est toujours contre le mari jaloux, le père chagrin, le maître incommode.

J'allai l'autre jour dans le lieu où se rend la justice. Avant d'y arriver, il faut passer sous les armes d'un nombre infini de jeunes marchandes, qui vous appellent d'une voix trompeuse. Ce spectacle, d'abord, est assez riant; mais il devient lugubre lorsqu'on entre dans les grandes salles, où l'on ne voit que des gens dont l'habit est encore plus grave que la figure. Enfin, on entre dans le lieu sacré où se révèlent tous les secrets des familles, et où les actions les plus cachées sont mises au grand jour.

Là, une fille modeste vient avouer les tourments d'une virginité trop longtemps gardée, ses combats et sa douloureuse résistance. Elle est si peu fière de sa victoire, qu'elle menace toujours d'une défaite prochaine, et, pour que son père n'ignore plus ses besoins, elle les expose à tout le peuple.

Une femme effrontée vient ensuite exposer les outrages qu'elle a faits à son époux comme une raison d'en être séparée.

Avec une modestie pareille, une autre vient dire qu'elle est lasse de porter le titre de femme sans en jouir: elle vient révéler les mystères cachés dans la nuit du mariage; elle veut qu'on la livre aux regards des experts les plus habiles, et qu'une sentence la rétablisse dans tous les droits de la virginité. Il y en a même qui osent défier leurs maris, et leur demander en public un combat que les témoins rendent si difficiles: épreuve aussi flétrissante pour la femme qui la soutient, que pour le mari qui y succombe.

Un nombre infini de filles, ravies ou séduites, font les hommes beaucoup plus mauvais qu'ils ne sont. L'amour fait retentir ce tribunal: on n'y entend parler que de pères irrités, de filles abusées, d'amants infidèles et de maris chagrins.

Par la loi qui y est observée, tout enfant né pendant le mariage est censé d'être au mari. Il a beau avoir de bonnes raisons pour ne pas le croire: la loi le croit pour lui et le soulage de l'examen et des scrupules.

Dans ce tribunal, on prend les voix à la majeure mais on dit qu'on a reconnu, par expérience, qu'il vaudrait mieux les recueillir à la mineure. Et cela est assez naturel: car il y a très peu d'esprits justes, et tout le monde convient qu'il y en a une infinité de faux.

De Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1715.

Lettre LXXXVII. Rica à***

   On dit que l'homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me paraît qu'un Français est plus homme qu'un autre: c'est l'homme par excellence, car il semble être fait uniquement pour la société.

Mais j'ai remarqué parmi eux des gens qui non seulement sont sociables, mais sont eux-mêmes la société universelle. Ils se multiplient dans tous les coins; ils peuplent en un moment les quatre quartiers d'une ville. Cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens; ils pourraient réparer, aux yeux des étrangers, les ravages de la peste ou de la famine. On demande dans les écoles si un corps peut être en un instant en plusieurs lieux; ils sont une preuve de ce que les philosophes mettent en question.

Ils sont toujours empressés, parce qu'ils ont l'affaire importante de demander à tous ceux qu'ils voient, où ils vont, et d'où ils viennent.

On ne leur ôterait jamais de la tête qu'il est de la bienséance de visiter chaque jour le public en détail, sans compter les visites qu'ils font en gros dans les lieux où l'on s'assemble. Mais, comme la voie en est trop abrégée, elles sont comptées pour rien dans les règles de leur cérémonial.

Ils fatiguent plus les portes des maisons à coups de marteau, que les vents et les tempêtes. Si l'on allait examiner la liste de tous les portiers, on y trouverait chaque jour leur nom estropié de mille manières en caractères suisses. Ils passent leur vie à la suite d'un enterrement, dans des compliments de condoléances ou dans des félicitations de mariage. Le roi ne fait point de gratification à quelqu'un de ses sujets qu'il ne leur en coûte une voiture, pour lui en aller témoigner leur joie. Enfin, ils reviennent chez eux, bien fatigués, se reposer pour pouvoir reprendre le lendemain leurs pénibles fonctions.

Un d'eux mourut l'autre jour de lassitude, et on mit cette épitaphe sur son tombeau: "C'est ici que repose celui qui ne s'est jamais reposé. Il s'est promené à cinq cent trente enterrements. Il s'est réjoui de la naissance de deux mille six cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions six cent mille livres; le chemin qu'il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents stades; celui qu'il a fait dans la campagne, à trente-six. Sa conversation était amusante: il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes; il possédait, d'ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophtegmes tirés des Anciens qu'il employait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin à la soixantième année de son âge. Je me tais, voyageur. Car comment pourrais-je achever de te dire ce qu'il a fait et ce qu'il a vu?"

De Paris, le 3 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

Lettre LXXXVIII. Usbek à Rhédi, à Venise

   A Paris, règnent la liberté et l'égalité. La naissance, la vertu, le mérite même de la guerre, quelque brillant qu'il soit, ne sauve pas un homme de la foule dans laquelle il est confondu. La jalousie des rangs y est inconnue. On dit que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse.

Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. S'il peut, avec cela, cacher son oisiveté par un air empressé, ou par un feint attachement pour les plaisirs, il croit être le plus heureux de tous les hommes.

En Perse, il n'y a de grand que ceux à qui le monarque donne quelque part au gouvernement. Ici, il y a des gens qui sont grands par leur naissance; mais ils sont sans crédit. Les rois font comme ces ouvriers habiles qui, pour exécuter leurs ouvrages, se servent toujours des machines les plus simples.

La faveur est la grande divinité des Français. Le ministre est le grand-prêtre, qui lui offre bien des victimes. Ceux qui l'entourent ne sont point habillés de blanc: tantôt sacrificateurs et tantôt sacrifiés, ils se dévouent eux-mêmes à leur idole avec tout le peuple.

De Paris, le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

Lettre LXXXIX. Usbek à Ibben, à Smyrne

   Le désir de la gloire n'est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre être lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres: c'est une nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que nous avons reçue du ciel.

Mais, comme tous les hommes ne sont pas également attachés à la vie, ils ne sont pas aussi également sensibles à la gloire. Cette noble passion est bien toujours gravée dans leur coeur; mais l'imagination et l'éducation la modifient de mille manières.

Cette différence, qui se trouve d'homme à homme, se fait encore plus sentir de peuple à peuple.

On peut poser pour maxime que, dans chaque Etat, le désir de la gloire croît avec la liberté des sujets et diminue avec elle: la gloire n'est jamais compagne de la servitude.

Un homme de bon sens me disait l'autre jour: "On est, en France, à bien des égards, plus libre qu'en Perse; aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette heureuse fantaisie fait faire à un Français avec plaisir et avec goût ce que votre sultan n'obtient de ses sujets qu'en leur mettant sans cesse devant les yeux les supplices et les récompenses.

"Aussi, parmi nous, le prince est-il jaloux de l'honneur du dernier de ses sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectables: c'est le trésor sacré de la nation, et le seul dont le souverain n'est pas le maître, parce qu'il ne peut l'être, sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service, et se retire chez lui.

"La différence qu'il y a des troupes françaises aux vôtres, c'est que les unes, composées d'esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châtiment: ce qui produit dans l'âme un nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide; au lieu que les autres se présentent aux coups avec délice et bannissent la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure.

"Mais le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques et dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie. A Rome, à Athènes, à Lacédémone, l'honneur payait seul les services les plus signalés. Une couronne de chêne ou de laurier, une statue, un éloge, était une récompense immense pour une bataille gagnée ou une ville prise.

"Là, un homme qui avait fait une belle action se trouvait suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pouvait voir un de ses compatriotes qu'il ne ressentît le plaisir d'être son bienfaiteur; il comptait le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire du bien à un homme; mais c'est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d'une société entière.

"Or cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le coeur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de la fantaisie du souverain? La réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain: le voilà aujourd'hui général d'armée; peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et qu'il ne lui laissera plus à espérer d'autre éloge que celui d'avoir fait un bon ragoût."

De Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

Lettre XC. Usbek au même, à Smyrne

   De cette passion générale que la nation française a pour la gloire, il s'est formé dans l'esprit des particuliers un certain je ne sais quoi, qu'on appelle point d'honneur. C'est proprement le caractère de chaque profession; mais il est plus marqué chez les gens de guerre, et c'est le point d'honneur par excellence. Il me serait bien difficile de te faire sentir ce que c'est: car nous n'en avons point précisément d'idée.

Autrefois, les Français, surtout les nobles, ne suivaient guère d'autres lois que celles de ce point d'honneur: elles réglaient toute la conduite de leur vie, et elles étaient si sévères qu'on ne pouvait sans une peine plus cruelle que la mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus petite disposition.

Quand il s'agissait de régler les différends, elles ne prescrivaient guère qu'une manière de décision, qui était le duel, qui tranchait toutes les difficultés. Mais ce qu'il y avait de mal, c'est que souvent le jugement se rendait entre d'autres parties que celles qui y étaient intéressées.

Pour peu qu'un homme fût connu d'un autre, il fallait qu'il entrât dans la dispute, et qu'il payât de sa personne, comme s'il avait été lui-même en colère. Il se sentait toujours honoré d'un tel choix et d'une préférence si flatteuse; et tel qui n'aurait pas voulu donner quatre pistoles à un homme pour le sauver de la potence, lui et toute sa famille, ne faisait aucune difficulté d'aller risquer pour lui mille fois sa vie.

Cette manière de décider était assez mal imaginée car, de ce qu'un homme était plus adroit ou plus fort qu'un autre, il ne s'ensuivait pas qu'il eût de meilleures raisons.

Aussi les rois l'ont-ils défendue sous des peines très sévères; mais c'est en vain: l'honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnaît point de lois.

Ainsi les Français sont dans un état bien violent car les mêmes lois de l'honneur obligent un honnête homme de se venger quand il a été offensé; mais, d'un autre côté, la justice le punit des plus cruelles peines lorsqu'il se venge. Si l'on suit les lois de l'honneur, on périt sur un échafaud; si l'on suit celles de la justice, on est banni pour jamais de la société des hommes. Il n'y a donc que cette cruelle alternative, ou de mourir, ou d'être indigne de vivre.

De Paris, le 18 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

Lettre XCI. Usbek à Rustan, à Ispahan

   Il paraît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque des Français des présents que le nôtre ne saurait donner à un roi d'Irimette ou de Géorgie, et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.

Il s'est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de l'Europe, et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur des barbares.

Il a reçu des honneurs qu'il semblait avoir voulu se faire refuser lui-même, et, comme si la cour de France avait eu plus à coeur la grandeur persane que lui, elle l'a fait paraître avec dignité devant un peuple dont il est le mépris.

Ne dis point ceci à Ispahan: épargne la tête d'un malheureux. Je ne veux pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence et de l'indigne choix qu'ils ont fait.

De Pans, le 4 dernier de la lune de Gemmadi 1715.

Lettre XCII. Usbek à Rhédi, à Venise

   Le monarque qui a si longtemps régné n'est plus. Il a bien fait parler des gens pendant sa vie; tout le monde s'est tu à sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu'au destin. Ainsi mourut le grand Chah Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.

Ne crois pas que ce grand événement n'ait fait faire ici que des réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n'ayant que cinq ans, un prince, son oncle, a été déclaré régent du royaume.

Le feu roi avait fait un testament qui bornait l'autorité du régent. Ce prince habile a été au Parlement, et, y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre à lui-même, semblait avoir prétendu régner encore après sa mort.

Les parlements ressemblent à ces ruines que l'on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l'idée de quelque temple fameux par l'ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice, et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines: ils ont cédé au temps, qui détruit tout, à la corruption des moeurs, qui a tout affaibli, à l'autorité suprême, qui a tout abattu.

Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d'abord respecter cette image de la liberté publique, et, comme s'il avait pensé à relever de terre le temple et l'idole, il a voulu qu'on les regardât comme l'appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.

De Paris, le de la lune de Rhégeb 1715.  

Lettre XCIII. Usbek à son frère, Santon au monastère de Casbin

   Je m'humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne; je regarde les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si grande qu'il semble que tu aies le coeur de notre saint prophète; tes austérités étonnent le ciel même; les anges t'ont regardé du sommet de la gloire et ont dit: "Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit est avec nous et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées?"

Et comment ne t'honorerais-je pas, moi qui ai appris de nos docteurs que les dervis, même infidèles, ont toujours un caractère de sainteté, qui les rend respectables aux vrais croyants, et que Dieu s'est choisi, dans tous les coins de la terre, des âmes plus pures que les autres, qu'il a séparées du monde impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes suspendissent sa colère prête à tomber sur tant de peuples rebelles?

Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde et eurent pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu'ils en disent est vrai, leurs vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passaient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme, mais ils habitaient la nuit et le jour avec des démons; ils étaient sans cesse tourmentés par ces esprits malins: ils les trouvaient au lit; ils les trouvaient à table; jamais d'asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable, il faudrait avouer que personne n'aurait jamais vécu en plus mauvaise compagnie.

Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie bien naturelle, qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille: les tentations nous suivent toujours; nos passions, figurées par les démons, ne nous quittent point encore; ces monstres du coeur, ces illusions de l'esprit, ces vains fantômes de l'erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous pour nous séduire et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices, c'est-à-dire jusque dans notre force même.

Pour moi, santon vénérable, je sais que l'envoyé de Dieu a enchaîné Satan et l'a précipité dans les abîmes; il a purifié la terre, autrefois pleine de son empire, et l'a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.

De Paris, le 9 de la lune de Chahban 1715.

Lettre XCIV. Usbek à Rhédi, à Venise

  Je n'ai jamais ouï parier du droit public qu'on n'ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des sociétés, ce qui me paraît ridicule. Si les hommes n'en formaient point, s'ils se quittaient et se fuyaient les uns les autres, il faudrait en demander la raison, et chercher pourquoi ils se tiennent séparés. Mais ils naissent tous liés les uns aux autres; un fils est né auprès de son père, et il s'y tient: voilà la société, et la cause de la société.

Le droit public est plus connu en Europe qu'en Asie; cependant on peut dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des écrivains, en ont corrompu tous les principes.

Ce droit, tel qu'il est aujourd'hui, est une science qui apprend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts. Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre l'iniquité en système, d'en donner des règles, d'en former des principes et d'en tirer des conséquences!

La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n'a d'autre règle qu'elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut faire plier la justice, tout inflexible qu'elle est.

On dirait, Rhédi, qu'il y a deux justices toutes différentes: l'une qui règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil; l'autre qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public: comme si le droit public n'était pas lui-même un droit civil, non pas à la vérité d'un pays particulier, mais du monde.

je t'expliquerai dans une autre lettre mes pensées là-dessus.

De Paris, le premier de la lune de Zilhagé 1716.  

Lettre XCV. Usbek au même

   Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen. Chaque peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans cette seconde distribution de justice, on ne peut employer d'autres maximes que dans la première.

De peuple à peuple, il est rarement besoin de tiers pour juger, parce que les sujets de disputes sont presque toujours clairs et faciles à terminer. Les intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés qu'il ne faut qu'aimer la justice pour la trouver; on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause.

Il n'en est pas de même des différends qui arrivent entre particuliers. Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont si mêlés et si confondus, il y en a de tant de sortes différentes, qu'il est nécessaire qu'un tiers débrouille ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.

Il n'y a que deux sortes de guerres justes: les unes qui se font pour repousser un ennemi qui attaque; les autres, pour secourir un allié qui est attaqué.

Il n'y aurait point de justice de faire la guerre pour des querelles particulières du prince, à moins que le cas ne fût si grave qu'il méritât la mort du prince ou du peuple qui l'a commis. Ainsi un prince ne peut faire la guerre parce qu'on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou parce qu'on aura eu quelque procédé peu convenable à l'égard de ses ambassadeurs, et autres choses pareilles; non plus qu'un particulier ne peut tuer celui qui lui refuse la préséance. La raison en est que, comme la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans laquelle il faut toujours que la peine soit proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite la mort: car faire la guerre à quelqu'un, c'est vouloir le punir de mort.

Dans le droit public, l'acte de justice le plus sévère, c'est la guerre; puisqu'elle peut avoir l'effet de détruire la société.

Les représailles sont du second degré. C'est une loi que les tribunaux n'ont pu s'empêcher d'observer, de mesurer la peine par le crime.

Un troisième acte de justice est de priver un prince des avantages qu'il peut tirer de nous, proportionnant toujours la peine à l'offense.

Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent, est la renonciation à l'alliance du peuple dont on a à se plaindre. Cette peine répond à celle du bannissement, que les tribunaux ont établie pour retrancher les coupables de la société. Ainsi un prince à l'alliance duquel nous renonçons est retranché de notre société et n'est plus un des membres qui la composent.

On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que de renoncer à son alliance, ni lui faire de plus grand honneur que de la contracter. Il n'y a rien, parmi les hommes, qui leur soit plus glorieux et même plus utile que d'en voir d'autres toujours attentifs à leur conservation.

Mais, pour que l'alliance nous lie, il faut qu'elle soit juste: ainsi une alliance faite entre deux nations pour en opprimer une troisième n'est pas légitime, et on peut la violer sans crime.

Il n'est pas même de l'honneur et de la dignité du prince de s'allier avec un tyran. On dit qu'un monarque d'Egypte fit avertir le roi de Samos de sa cruauté et de sa tyrannie, et le somma de s'en corriger.

Comme il ne le fit pas, il lui envoya dire qu'il renonçait à son amitié et à son alliance.

La conquête ne donne point un droit par elle-même: lorsque le peuple subsiste, elle est un gage de la paix et de la réparation du tort; et, si le peuple est détruit ou dispersé, elle est le monument d'une tyrannie.

Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes qu'il semble qu'ils soient la voix de la nature qui réclame ses droits. Ils sont tous légitimes lorsque les conditions en sont telles que les deux peuples peuvent se conserver; sans quoi, celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.

Car la nature, qui a établi les différents degrés de force et de faiblesse parmi les hommes, a encore souvent égalé la faiblesse à la force par le désespoir.

Voilà, cher Rhédi, ce que j'appelle le droit public. Voilà le droit des gens, ou plutôt celui de la raison.

De Paris, le 4 de la lune de Zilhagé 1716.

Lettre XCVI. Le premier eunuque à Usbek, à Paris

   Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour; j'en ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazendéran, qui m'envoya il y a un mois son commandement sublime et cent tomans.

Je me connais en femmes, d'autant mieux qu'elles ne me surprennent pas, et qu'en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du coeur.

Je n'ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite ses yeux brillants portent la vie sur son visage, et relèvent l'éclat d'une couleur qui pourrait effacer tous les charmes de la Circassie.

Le premier eunuque d'un négociant d'Ispahan la marchandait avec moi; mais elle se dérobait dédaigneusement à ses regards et semblait chercher les miens, comme si elle avait voulu me dire qu'un vil marchand n'était pas digne d'elle, et qu'elle était destinée à un plus illustre époux.

Je te l'avoue, je sens en moi-même une joie secrète quand je pense aux charmes de cette belle personne: il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton frère; je me plais à prévoir l'étonnement de toutes ses femmes: la douleur impérieuse des unes; l'affliction muette, mais plus douloureuse, des autres; la consolation maligne de celles qui n'espèrent plus rien; et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore.

Je vais, d'un bout du royaume à l'autre, faire changer tout un sérail de face. Que de passions je vais émouvoir! Que de craintes et de peines je prépare!

Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins tranquille: les grandes révolutions seront cachées dans le fond du coeur; les chagrins seront dévorés et les joies, contenues; l'obéissance ne sera pas moins exacte, et la règle moins inflexible; la douceur, toujours contrainte de paraître, sortira du fond même du désespoir.

Nous remarquons que, plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins elles nous donnent d'embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s'unir, plus d'exemples de soumission: tout cela leur forme des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les démarches des autres: il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus dépendantes; elles font une partie de notre ouvrage et nous ouvrent les yeux quand nous les fermons. Que dis-je? Elles irritent sans cesse le maître contre leurs rivales, et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles qu'on punit.

Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n'est rien sans la présence du maître. Que pouvons nous faire avec ce vain fantôme d'une autorité qui ne se communique jamais tout entière? Nous ne représentons que faiblement la moitié de toi-même: nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances; plus absolu quand tu caresses, que tu ne l'es quand tu menaces.

Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux porter partout les marques de ton empire. Viens adoucir des passions désespérées; viens ôter tout prétexte de faillir; viens apaiser l'amour qui murmure, et rendre le devoir même aimable; viens, enfin, soulager tes fidèles eunuques d'un fardeau qui s'appesantit chaque jour.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Zilhagé 1716

Lettre XCVII. Usbek à Hassein, dervis de la montagne de Jaron

O toi, sage dervis, dont l'esprit curieux brille de tant de connaissances, écoute ce que je vais te dire.

Il y a ici des philosophes qui, à la vérité, n'ont point atteint jusqu'au faîte de la sagesse orientale: ils n'ont point été ravis jusqu'au trône lumineux; ils n'ont ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d'une fureur divine; mais, laissés à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent dans le silence les traces de la raison humaine.

Tu ne saurais croire jusqu'où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le chaos et ont expliqué, par une mécanique simple, l'ordre de l'architecture divine. L'auteur de la nature a donné du mouvement à la matière: il n'en a pas fallu davantage pour produire cette prodigieuse variété d'effets que nous voyons dans l'univers.

Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour régler les sociétés des hommes; des lois aussi sujettes au changement que l'esprit de ceux qui les proposent, et des peuples qui les observent: ceux-ci ne nous parlent que des lois générales, immuables, éternelles, qui s'observent sans aucune exception, avec un ordre, une régularité et une promptitude infinie, dans l'immensité des espaces.

Et que crois-tu, homme divin, que soient ces lois? Tu t'imagines peut-être qu'entrant dans le conseil de l'Eternel, tu vas être étonné par la sublimité des mystères; tu renonces par avance à comprendre, tu ne te proposes que d'admirer.

Mais tu changeras bientôt de pensée: elles n'éblouissent point par un faux respect; leur simplicité les a fait longtemps méconnaître, et ce n'est qu'après bien des réflexions qu'on en a vu toute la fécondité et toute l'étendue.

La première est que tout corps tend à décrire une ligne droite, à moins qu'il ne rencontre quelque obstacle qui l'en détourne; et la seconde, qui n'en est qu'une suite, c'est que tout corps qui tourne autour d'un centre tend à s'en éloigner, parce que, plus il en est loin, plus la ligne qu'il décrit approche de la ligne droite.

Voilà, sublime dervis, la clef de la nature; voilà des principes féconds, dont on tire des conséquences à perte de vue.

La connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de miracles, et leur a fait faire presque autant de prodiges et de merveilles que tout ce qu'on nous raconte de nos saints prophètes.

Car, enfin, je suis persuadé qu'il n'y a aucun de nos docteurs qui n'eût été embarrassé, si on lui eût dit de peser dans une balance tout l'air qui est autour de la terre, ou de mesurer toute l'eau qui tombe chaque année sur sa surface, et qui n'eût pensé plus de quatre fois avant de dire combien de lieues le son fait dans une heure, quel temps un rayon de lumière emploie à venir du soleil à nous; combien de toises il y a d'ici à Satume; quelle est la courbe selon laquelle un vaisseau doit être taillé pour être le meilleur voilier qu'il soit possible.

Peut-être que, si quelque homme divin avait orné les ouvrages de ces philosophes de paroles hautes et sublimes; s'il y avait mêlé des figures hardies et des allégories mystérieuses, il aurait fait un bel ouvrage, qui n'aurait cédé qu'au saint Alcoran.

Cependant, s'il faut te dire ce que je pense, je ne m'accommode guère du style figuré. Il y a dans notre Alcoran un grand nombre de petites choses qui me paraissent toujours telles, quoiqu'elles soient relevées par la force et la vie de l'expression. Il semble d'abord que les livres inspirés ne sont que les idées divines rendues en langage humain. Au contraire, dans notre Alcoran, on trouve souvent le langage de Dieu et les idées des hommes, comme si, par un admirable caprice, Dieu y avait dicté les paroles, et que l'homme eût fourni les pensées.

Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu'il y a de plus saint parmi nous; tu croiras que c'est le fruit de l'indépendance où l'on vit dans ce pays. Non: grâces au Ciel, l'esprit n'a pas corrompu le coeur, et, tandis que je vivrai, Hali sera mon prophète.

De Paris, le 10 de la lune de Chahban 1716.

Lettre XCVIII. Usbek à Ibben, à Smyrne

  Il n'y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. Il arrive tous les dix ans des révolutions qui précipitent le riche dans la misère et enlèvent le pauvre, avec des ailes rapides, au comble des richesses. Celui-ci est étonné de sa pauvreté; celui-là l'est de son abondance. Le nouveau riche admire la sagesse de la Providence; le pauvre, l'aveugle fatalité du destin.

Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors: parmi eux, il y a peu de Tantales. Ils commencent pourtant ce métier par la dernière misère; ils sont méprisés comme de la boue pendant qu'ils sont pauvres; quand ils sont riches, on les estime assez: aussi ne négligent-ils rien pour acquérir de l'estime.

Ils sont à présent dans une situation bien terrible. On vient d'établir une chambre qu'on appelle de justice , parce qu'elle va leur ravir tout leur bien. Ils ne peuvent ni détourner ni cacher leurs effets: car on les oblige de les déclarer au juste, sous peine de la vie. Ainsi on les fait passer par un défilé bien étroit: je veux dire entre la vie et leur argent. Pour comble d'infortune, il y a un ministre connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries et badine sur toutes les délibérations du Conseil. On ne trouve pas tous les jours des ministres disposés à faire rire le peuple, et l'on doit savoir bon gré à celui-ci de l'avoir entrepris.

Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs; c'est un séminaire de grands seigneurs: il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre; et, quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides.

Je trouve, Ibben, la Providence admirable dans la manière dont elle a distribué les richesses: si elle ne les avait accordées qu'aux gens de bien, on ne les aurait pas assez distinguées de la vertu, et on n'en aurait plus senti tout le néant. Mais, quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus chargés, à force de mépriser les riches, on vient enfin à mépriser les richesses.

De Paris, le 26 de la lune de Maharram 1717.

Lettre XCIX. Rica à Rhédi, à Venise

   Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été. Ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. Mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.

Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé.

Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger: il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.

Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une révolution les faits descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même. Dans un autre, c'étaient les pieds qui occupaient cette place les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents; aujourd'hui, il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.

Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes: les Français changent de moeurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave, s'il l'avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour, la Cour à la Ville, la Ville, aux provinces. L'âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De Paris, le 8 de la lune de Saphar 1717.

Lettre C. Rica au même

   Je te parlais l'autre jour de l'inconstance prodigieuse des Français sur leurs modes. Cependant il est inconcevable à quel point ils en sont entêtés: ils y rappellent tout; c'est la règle avec laquelle ils jugent de tout ce qui se fait chez les autres nations: ce qui est étranger leur paraît toujours ridicule. Je t'avoue que je ne saurais guère ajuster cette fureur pour leurs coutumes avec l'inconstance avec laquelle ils en changeant tous les jours.

Quand je te dis qu'ils méprisent tout ce qui est étranger, je ne parle que des bagatelles: car, sur les choses importantes, ils semblent s'être méfiés d'eux-mêmes jusqu'à se dégrader. Ils avouent de bon coeur que les autres peuples sont plus sages, pourvu qu'on convienne qu'ils sont mieux vêtus. Ils veulent bien s'assujettir aux lois d'une nation rivale, pourvu que les perruquiers français décident en législateurs sur la forme des perruques étrangères. Rien ne leur paraît si beau que de voir le goût de leurs cuisiniers régner du septentrion au midi, et les ordonnances de leurs coiffeuses portées dans toutes les toilettes de l'Europe.

Avec ces nobles avantages, que leur importe que le bon sens leur vienne d'ailleurs et qu'ils aient pris de leurs voisins tout ce qui concerne le gouvernement politique et civil?

Qui peut penser qu'un royaume, le plus ancien et le plus puissant de l'Europe, soit gouverné, depuis plus de dix siècles, par des lois qui ne sont pas faites pour lui? Si les Français avaient été conquis, ceci ne serait pas difficile à comprendre; mais ils sont les conquérants.

Ils ont abandonné les lois anciennes, faites par leurs premiers rois dans les assemblées générales de la nation; et ce qu'il y a de singulier, c'est que les lois romaines, qu'ils ont prises à la place, étaient en partie faites et en partie rédigées par des empereurs contemporains de leurs législateurs.

Et, afin que l'acquisition fût entière, et que tout le bon sens leur vint d'ailleurs, ils ont adopté toutes les constitutions des papes et en ont fait une nouvelle partie de leur droit: nouveau genre de servitude.

Il est vrai que, dans les derniers temps, on a rédigé par écrit quelques statuts des villes et des provinces; mais ils sont presque tous pris du droit romain.

Cette abondance de lois adoptées et, pour ainsi dire, naturalisées, est si grande qu'elle accable également la justice et les juges. Mais ces volumes de lois ne sont rien en comparaison de cette armée effroyable de glossateurs, de commentateurs, de compilateurs: gens aussi faibles par le peu de justesse de leur esprit qu'ils sont forts par leur nombre prodigieux.

Ce n'est pas tout. Ces lois étrangères ont introduit des formalités dont l'excès est la honte de la raison humaine. Il serait assez difficile de décider si la forme s'est rendue plus pernicieuse lorsqu'elle est entrée dans la jurisprudence, ou lorsqu'elle s'est logée dans la médecine; si elle a fait plus de ravages sous la robe d'un jurisconsulte que sous le large chapeau d'un médecin; et si, dans l'une, elle a plus ruiné de gens qu'elle n'en a tué dans l'autre.

De Paris, le 17 de la lune de Saphar 1717.

Lettre CI. Usbek à***

   On parle toujours ici de la Constitution. J'entrai l'autre jour dans une maison où je vis d'abord un gros homme avec un teint vermeil, qui disait d'une voix forte: "J'ai donné mon mandement; je n'irai point répondre à tout ce que vous dites; mais lisez-le, ce mandement, et vous verrez que j'y ai résolu tous vos doutes. J'ai bien sué pour le faire, dit-il en portant la main sur le front: j'ai eu besoin de toute ma doctrine, et il m'a fallu lire bien des auteurs latins. - Je le crois, dit un homme qui se trouva là: car c'est un bel ouvrage, et je défierais bien ce jésuite qui vient si souvent vous voir d'en faire un meilleur. - Lisez-le donc, reprit-il, et vous serez plus instruit sur ces matières dans un quart d'heure que si je vous en avais parlé toute la journée." Voilà comment il évitait d'entrer en conversation et de commettre sa suffisance. Mais, comme il se vit pressé, il fut obligé de sortir de ses retranchements, et il commença à dire théologiquement force sottises, soutenu d'un dervis qui les lui rendait très respectueusement. Quand deux hommes qui étaient là lui niaient quelque principe, il disait d'abord: "Cela est certain: nous l'avons jugé ainsi, et nous sommes des juges infaillibles. - Et comment, lui dis-je alors, êtes-vous des juges infaillibles? - Ne voyez-vous pas, reprit-il, que le Saint-Esprit nous éclaire? - Cela est heureux, lui répondis-je: car, de la manière dont vous avez parlé aujourd'hui, je reconnais que vous avez grand besoin d'être éclairé."

De Paris, le 18 de la lune de Rébiab, 1, 1717.

Lettre CII. Usbek à Ibben, à Smyrne

  Les plus puissants Etats de l'Europe sont ceux de l'empereur, des rois de France, d'Espagne et d'Angleterre. L'Italie et une grande partie de l'Allemagne sont partagées en un nombre infini de petits Etats, dont les princes sont, à proprement parler, les martyrs de la souveraineté. Nos glorieux sultans ont plus de femmes que quelques-uns de ces princes n'ont de sujets. Ceux d'Italie, qui ne sont pas si unis, sont plus à plaindre: leurs Etats sont ouverts comme des caravanséras, où ils sont obligés de loger les premiers qui viennent; il faut donc qu'ils s'attachent aux grands princes et leur fassent part de leur frayeur plutôt que de leur amitié.

La plupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés: car je ne sais pas s'il y en a jamais eu véritablement de tels; au moins est-il difficile qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C'est un état violent, qui dégénère toujours en despotisme ou en république: la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince; l'équilibre est trop difficile à garder. Il faut que le pouvoir diminue d'un côté pendant qu'il augmente de l'autre; mais l'avantage est ordinairement du côté du prince, qui est à la tête des armées.

Aussi le pouvoir des rois d'Europe est-il bien grand, et on peut dire qu'ils l'ont tel qu'ils le veulent. Mais ils ne l'exercent point avec tant d'étendue que nos sultans: premièrement, parce qu'ils ne veulent point choquer les moeurs et la religion des peuples; secondement, parce qu'il n'est pas de leur intérêt de le porter si loin.

Rien ne rapproche plus nos princes de la condition de leurs sujets que cet immense pouvoir qu'ils exercent sur eux; rien ne les soumet plus aux revers et aux caprices de la fortune.

L'usage où ils sont de faire mourir tous ceux qui leur déplaisent, au moindre signe qu'ils font, renverse la proportion qui doit être entre les fautes et les peines, qui est comme l'âme des Etats et l'harmonie des empires; et cette proportion, scrupuleusement gardée par les princes chrétiens, leur donne un avantage infini sur nos sultans.

Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s'est attiré la disgrâce du prince, est sûr de mourir: la moindre faute ou le moindre caprice le met dans cette nécessité. Mais, s'il avait attenté à la vie de son souverain, s'il avait voulu livrer ses places aux ennemis, il en serait quitte aussi pour perdre la vie: il ne court donc pas plus de risque dans ce dernier cas que dans le premier.

Aussi, dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant rien de pis, il se porte naturellement à troubler l'Etat et à conspirer contre le souverain: seule ressource qui lui reste.

Il n'en est pas de même des grands d'Europe, à qui la disgrâce n'ôte rien que la bienveillance et la faveur. Ils se retirent de la cour et ne songent qu'à jouir d'une vie tranquille et des avantages de leur naissance. Comme on ne les fait guère périr que pour le crime de lèse-majesté, ils craignent d'y tomber, par la considération de ce qu'ils ont à perdre et du peu qu'ils ont à gagner: ce qui fait qu'on voit peu de révoltes, et peu de princes qui périssent d'une mort violente.

Si, dans cette autorité illimitée qu'ont nos princes, ils n'apportaient pas tant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un jour; et, s'ils n'avaient à leur solde un nombre innombrable de troupes pour tyranniser le reste de leurs sujets, leur empire ne subsisterait pas un mois.

Il n'y a que quatre ou cinq siècles qu'un roi de France prit des gardes, contre l'usage de ces temps-là, pour se garantir des assassins qu'un petit prince d'Asie avait envoyés pour le faire périr: jusque-là, les rois avaient vécu tranquilles au milieu de leurs sujets, comme des pères au milieu de leurs enfants.

Bien loin que les rois de France puissent, de leur propre mouvement, ôter la vie à un de leurs sujets, comme nos sultans, ils portent, au contraire, toujours avec eux la grâce de tous les criminels: il suffit qu'un homme ait été assez heureux pour voir l'auguste visage de son prince, pour qu'il cesse d'être indigne de vivre. Ces monarques sont comme le soleil, qui porte partout la chaleur et la vie.

De Paris, le 8 de la lune de Rébiab 2, 1717.  

Lettre CIII. Usbek au même

Pour suivre l'idée de ma dernière lettre, voici à peu près ce que me disait, l'autre jour, un Européen assez sensé.

"Le plus mauvais parti que les princes d'Asie aient pu prendre, c'est de se cacher comme ils font. Ils veulent se rendre plus respectables; mais ils font respecter la royauté, et non pas le roi, et attachent l'esprit des sujets à un certain trône, et non pas à une certaine personne.

"Cette puissance invisible qui gouverne est toujours la même pour le peuple. Quoique dix rois, qu'il ne connaît que de nom, se soient égorgés l'un après l'autre, il ne sent aucune différence; c'est comme s'il avait été gouverné successivement par des esprits.

"Si le détestable parricide de notre grand roi Henri IV avait porté ce coup sur un roi des Indes, maître du sceau royal et d'un trésor immense, qui aurait semblé amassé pour lui, il aurait pris tranquillement les rênes de l'empire sans qu'un seul homme eût pensé à réclamer son roi, sa famille et ses enfants.

"On s'étonne de ce qu'il n'y a presque jamais de changement dans le gouvernement des princes d'Orient. D'où vient cela, si ce n'est de ce qu'il est tyrannique et affreux?

"Les changements ne peuvent être faits que par le prince, ou par le peuple. Mais, là, les princes n'ont garde d'en faire, parce que, dans un si haut degré de puissance, ils ont tout ce qu'ils peuvent avoir: s'ils changeaient quelque chose, ce ne pourrait être qu'à leur préjudice.

"Quant aux sujets, si quelqu'un d'eux forme quelque résolution, il ne saurait l'exécuter sur l'Etat: il faudrait qu'il contrebalançât tout à coup une puissance redoutable et toujours unique; le temps lui manque, comme les moyens; mais il n'a qu'à aller à la source de ce pouvoir, et il ne lui faut qu'un bras et qu'un instant.

"Le meurtrier monte sur le trône, pendant que le monarque en descend, tombe et va expirer à ses pieds.

"Un mécontent, en Europe, songe à entretenir quelque intelligence secrète, à se jeter chez les ennemis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques vains murmures parmi les sujets. Un mécontent, en Asie, va droit au prince, étonne, frappe, renverse; il en efface jusqu'à l'idée: dans un instant, l'esclave et le maître; dans un instant, usurpateur et légitime.

"Malheureux le roi qui n'a qu'une tête! Il semble ne réunir sur elle toute sa puissance que pour indiquer au premier ambitieux l'endroit où il la trouvera tout entière."

De Paris, le 17 de la lune de Rébiab 2, 1717.  

Lettre CIV. Usbek au même

   Tous les peuples d'Europe ne sont pas également soumis à leurs princes: par exemple, l'humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité; la soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins. Ils disent là-dessus des choses bien extraordinaires. Selon eux, il n'y a qu'un lien qui puisse attacher les hommes, qui est celui de la gratitude: un mari, une femme, un père et un fils ne sont liés entre eux que par l'amour qu'ils se portent, ou par les bienfaits qu'ils se procurent, et ces motifs divers de reconnaissance sont l'origine de tous les royaumes et de toutes les sociétés.

Mais, si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire, le fondement de l'obéissance cesse: rien ne les lie, rien ne les attache à lui; et ils rentrent dans leur liberté naturelle. Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu'il n'a jamais pu avoir d'origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n'en avons nous-mêmes. Or nous n'avons pas sur nous-mêmes un pouvoir sans bornes: par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie. Personne n'a donc, concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir.

Le crime de lèse-majesté n'est autre chose, selon eux, que le crime que le plus faible commet contre le plus fort en lui désobéissant, de quelque manière qu'il lui désobéisse. Aussi le peuple d'Angleterre qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclaratif que c'était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc grande raison quand ils disent que le précepte de leur Alcoran qui ordonne de se soumettre aux puissances n'est pas bien difficile à suivre, puisqu'il leur est impossible de ne le pas observer; d'autant que ce n'est pas au plus vertueux qu'on les oblige de se soumettre, mais à celui qui est le plus fort.

Les Anglais disent qu'un de leurs rois, ayant vaincu et fait prisonnier un prince qui lui disputait la couronne, voulut lui reprocher son infidélité et sa perfidie: "Il n'y a qu'un moment, dit le prince infortuné, qu'il vient d'être décidé lequel de nous deux est le traître."

Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n'ont point opprimé la patrie comme lui; et, croyant qu'il n'y a pas de lois là où il ne voit point de juges, il fait révérer comme des arrêts du ciel les caprices du hasard et de la fortune.

De Paris, le 20 de la lune de Rébiab 2, 1717.  

Lettre CV. Rhédi à Usbek, à Paris

    Tu m'as beaucoup parlé, dans une de tes lettres, des sciences et des arts cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme un barbare; mais je ne sais si l'utilité que l'on en retire dédommage les hommes du mauvais usage que l'on en fait tous les jours.

J'ai ouï dire que la seule invention des bombes avait ôté la liberté à tous les peuples de l'Europe. Les princes, ne pouvant plus confier la garde des places aux bourgeois, qui, à la première bombe, se seraient rendus, ont eu un prétexte pour entretenir de gros corps de troupes réglées, avec lesquelles ils ont, dans la suite, opprimé leurs sujets.

Tu sais que, depuis l'invention de la poudre, il n'y a plus de places imprenables; c'est-à-dire, Usbek, qu'il n'y a plus d'asile sur la terre contre l'injustice et la violence.

Je tremble toujours qu'on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières.

Tu as lu les historiens; fais-y bien attention presque toutes les monarchies n'ont été fondées que sur l'ignorance des arts, et n'ont été détruites que parce qu'on les a trop cultivés. L'ancien empire de Perse peut nous en fournir un exemple domestique.

Il n'y a pas longtemps que je suis en Europe; mais j'ai ouï parler à des gens sensés des ravages de la chimie: il semble que ce soit un quatrième fléau qui ruine les hommes et les détruit en détail, mais continuellement; tandis que la guerre, la peste, la famine, les détruisent en gros, mais par intervalles.

Que nous a servi l'intention de la boussole et la découverte de tant de peuples, qu'à nous communiquer leurs maladies, plutôt que leurs richesses? L'or et l'argent avaient été établis, par une convention générale, pour être le prix de toutes les marchandises et un gage de leur valeur, par la raison que ces métaux étaient rares et inutiles à tout autre usage: que nous importait-il donc qu'ils devinssent plus communs, et que, pour marquer la valeur d'une denrée, nous eussions deux ou trois signes au lieu d'un? Cela n'en était que plus incommode.

Mais, d'un autre côté, cette invention a été bien pernicieuse aux pays qui ont été découverts. Les nations entières ont été détruites, et les hommes qui ont échappé à la mort ont été réduits à une servitude si rude que le récit en fait frémir les musulmans.

Heureuse l'ignorance des enfants de Mahomet! Aimable simplicité, si chérie de notre saint prophète, vous me rappelez toujours la naïveté des anciens temps et la tranquillité qui régnait dans le coeur de nos premiers pères!

De Venise, le 5 de la lune de Rhamazan 1717.

Lettre CVI. Usbek à Rhédi, à Venise

  Ou tu ne penses pas ce que tu dis, ou bien tu fais mieux que tu ne penses. Tu as quitté ta patrie pour t'instruire, et tu méprises toute instruction. Tu viens pour te former dans un pays où l'on cultive les beaux-arts, et tu les regardes comme pernicieux. Te le dirai-je, Rhédi? Je suis plus d'accord avec toi que tu ne l'es avec toi-même.

As-tu bien réfléchi à l'état barbare et malheureux où nous entraînerait la perte des arts? Il n'est pas nécessaire de se l'imaginer: on peut le voir. Il y a encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit pourrait vivre avec honneur: il s'y trouverait à peu près à la portée des autres habitants; on ne lui trouverait point l'esprit singulier, ni le caractère bizarre; il passerait tout comme un autre et serait même distingué par sa gentillesse.

Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous ignoré les arts. Je ne te nie pas que des peuples barbares n'aient pu, comme des torrents impétueux, se répandre sur la terre et couvrir de leurs armées féroces les royaumes les plus policés. Mais, prends-y garde, ils ont appris les arts ou les ont fait exercer aux peuples vaincus; sans cela, leur puissance aurait passé comme le bruit du tonnerre et des tempêtes.

Tu crains, dis-tu, que l'on n'invente quelque manière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non: si une si fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens; et le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte. Il n'est point de l'intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies ils doivent chercher des sujets, et non pas des terres.

Tu te plains de l'invention de la poudre et des bombes; tu trouves étrange qu'il n'y ait plus de place imprenable: c'est-à-dire que tu trouves étrange que les guerres soient aujourd'hui terminées plus tôt qu'elles ne l'étaient autrefois.

Tu dois avoir remarqué, en lisant les histoires, que, depuis l'invention de la poudre, les batailles sont beaucoup moins sanglantes qu'elles ne l'étaient, parce qu'il n'y a presque plus de mêlée.

Et quand il se serait trouvé quelque cas particulier où un art aurait été préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter? Penses-tu, Rhédi, que la religion que notre saint prophète a apportée du Ciel soit pernicieuse, parce qu'elle servira un jour à confondre les perfides chrétiens?

Tu crois que les arts amollissent les peuples et, par là, sont cause de la chute des empires. Tu parles de la ruine de celui des anciens Perses, qui fut l'effet de leur mollesse. Mais il s'en faut bien que cet exemple décide, puisque les Grecs, qui les vainquirent tant de fois, et les subjuguèrent, cultivaient les arts avec infiniment plus de soin qu'eux.

Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés, on ne parle pas du moins des gens qui s'y appliquent, puisqu'ils ne sont jamais dans l'oisiveté, qui, de tous les vices, est celui qui amollit le plus le courage.

Il n'est donc question que de ceux qui en jouissent. Mais, comme, dans un pays policé, ceux qui jouissent des commodités d'un art sont obligés d'en cultiver un autre, à moins de se voir réduits à une pauvreté honteuse, il suit que l'oisiveté et la mollesse sont incompatibles avec les arts.

Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle, et où l'on raffine le plus sur les plaisirs; mais c'est peut-être celle où l'on mène une vie plus dure. Pour qu'un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche. Une femme s'est mis dans la tête qu'elle devait paraître à une assemblée avec une certaine parure; il faut que, dès ce moment, cinquante artisans ne dorment plus et n'aient plus le loisir de boire et de manger: elle commande, et elle est obéie plus promptement que ne serait notre monarque, parce que l'intérêt est le plus grand monarque de la terre.

Cette ardeur pour le travail, cette passion de s'enrichir, passe de condition en condition, depuis les artisans jusques aux grands. Personne n'aime à être plus pauvre que celui qu'il vient de voir immédiatement au-dessous de lui. Vous voyez à Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu'au jour du jugement, qui travaille sans cesse et court risque d'accourcir ses jours, pour amasser, dit-il, de quoi vivre.

Le même esprit gagne la nation: on n'y voit que travail et qu'industrie. Où est donc ce peuple efféminé dont tu parles tant?

Je suppose, Rhédi, qu'on ne souffrît dans un royaume que les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont pourtant en grand nombre, et qu'on en bannît tous ceux qui ne servent qu'à la volupté ou à la fantaisie; je le soutiens: cet Etat serait un des plus misérables qu'il y eût au monde.

Quand les habitants auraient assez de courage pour se passer de tant de choses qu'ils doivent à leurs besoins, le peuple dépérirait tous les jours, et l'Etat deviendrait si faible qu'il n'y aurait si petite puissance qui ne pût le conquérir.

Il me serait aisé d'entrer dans un long détail, et de te faire voir que les revenus des particuliers cesseraient presque absolument, et, par conséquent, ceux du prince. Il n'y aurait presque plus de relation de facultés entre les citoyens; on verrait finir cette circulation de richesses et cette progression de revenus qui vient de la dépendance où sont les arts les uns des autres: chaque particulier vivrait de sa terre et n'en retirerait que ce qu'il lui faut précisément pour ne pas mourir de faim. Mais comme ce n'est pas quelquefois la vingtième partie des revenus d'un Etat, il faudrait que le nombre des habitants diminuât à proportion, et qu'il n'en restât que la vingtième partie.

Fais bien attention jusqu'où vont les revenus de l'industrie. Un fonds ne produit annuellement à son maître que la vingtième partie de sa valeur; mais, avec une pistole de couleur, un peintre fera un tableau qui lui en vaudra cinquante. On en peut dire de même des orfèvres, des ouvriers en laine, en soie, et de toutes sortes d'artisans.

De tout ceci, on doit conclure, Rhédi, que, pour qu'un prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices; il faut qu'il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités, avec autant d'attention que les nécessités de la vie.

De Paris, le 14 de la lune de Chalval 1717.

Lettre CVII. Rica à Ibben, à Smyrne

   J'ai vu le jeune monarque. Sa vie est bien précieuse à ses sujets. Elle ne l'est pas moins à toute l'Europe, par les grands troubles que sa mort pourrait produire. Mais les rois sont comme les dieux, et, pendant qu'ils vivent, on doit les croire immortels. Sa physionomie est majestueuse, mais charmante; une belle éducation semble concourir avec un heureux naturel, et promet déjà un grand prince.

On dit que l'on ne peut jamais connaître le caractère des rois d'Occident jusques à ce qu'ils aient passé par les deux grandes épreuves de leur maîtresse et de leur confesseur. On verra bientôt l'un et l'autre travailler à se saisir de l'esprit de celui-ci, et il se livrera pour cela de grands combats: car, sous un jeune prince, ces deux puissances sont toujours rivales; mais elles se concilient et se réunissent sous un vieux. Sous un jeune prince, le dervis a un rôle bien difficile à soutenir: la force du roi fait sa faiblesse; mais l'autre triomphe également de sa faiblesse et de sa force.

Lorsque j'arrivai en France, je trouvai le feu roi absolument gouverné par les femmes, et, cependant, dans l'âge où il était, je crois que c'était le monarque de la terre qui en avait le moins besoin. J'entendis un jour une femme qui disait: "Il faut que l'on fasse quelque chose pour ce jeune colonel: sa valeur m'est connue; j'en parlerai au ministre." Une autre disait: "Il est surprenant que ce jeune abbé ait été oublié; il faut qu'il soit évêque: il est homme de naissance, et je pourrais répondre de ses moeurs." Il ne faut pas pourtant que tu t'imagines que celles qui tenaient ces discours fussent des favorites du prince; elles ne lui avaient peut-être pas parlé deux fois en leur vie: chose pourtant très facile à faire chez les princes européens. Mais c'est qu'il n'y a personne qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris ou dans les provinces, qui n'ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu'il peut faire. Ces femmes ont toutes des relations les unes avec les autres et forment une espèce de république dont les membres toujours actifs se secourent et se servent mutuellement: c'est comme un nouvel Etat dans l'Etat; et celui qui est à la cour, à Paris, dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats, s'il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n'en connaît point les ressorts.

Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse d'un ministre pour coucher avec lui? Quelle idée! C'est pour lui présenter cinq ou six placets tous les matins, et la bonté de leur naturel paraît dans l'empressement qu'elles ont de faire du bien à une infinité de gens malheureux qui leur procurent cent mille livres de rente.

On se plaint, en Perse, de ce que le royaume est gouverné par deux ou trois femmes. C'est bien pis en France, où les femmes en général gouvernent, et non seulement prennent en gros, mais même se partagent en détail toute l'autorité.

De Paris, le dernier de la lune de Chalval 1717.

Lettre CVIII. Usbek à***

   Il y a une espèce de livres que nous ne connaissons point en Perse, et qui me paraissent ici fort à la mode: ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant: on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d'heure.

Dans la plupart des livres, l'auteur n'a pas fait les compliments ordinaires que les lecteurs sont aux abois: il les fait entrer à demi morts dans une matière noyée au milieu d'une mer de paroles. Celui-ci veut s'immortaliser par un in-douze ; celui-là, par un in-quarto ; un autre, qui a de plus belles inclinations, vise à l'in-folio . Il faut donc qu'il étende son sujet à proportion; ce qu'il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que l'auteur a pris tant de peine à amplifier.

Je ne sais, quel mérite il y a à faire de pareils ouvrages: j'en ferais bien autant, si je voulais ruiner ma santé et un libraire.

Le grand tort qu'ont les journalistes, c'est qu'ils ne parlent que des livres nouveaux; comme si la vérité était jamais nouvelle. Il me semble que, jusqu'à ce qu'un homme ait lu tous les livres anciens, il n'a aucune raison de leur préférer les nouveaux.

Mais, lorsqu'ils s'imposent la loi de ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge, ils s'en imposent un autre, qui est d'être très ennuyeux. Ils n'ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits, quelque raison qu'ils en aient; et, en effet, quel est l'homme assez hardi pour vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois?

La plupart des auteurs ressemblent aux poètes, qui souffriront une volée de coups de bâton sans se plaindre; mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont si fort de leurs ouvrages qu'ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible, et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire. Ils commencent par louer la matière qui est traitée: première fadeur. De là, ils passent aux louanges de l'auteur; louanges forcées: car ils ont affaire à des gens qui sont encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coups de plume un téméraire journaliste.

De Paris, le 5 de la lune de Zilcadé 1718.  

Lettre CIX. Rica à***

  L'université de Paris est la fille aînée des rois de France, et très aînée: car elle a plus de neuf cents ans, aussi rêve-t-elle quelquefois.

On m'a conté qu'elle eut, il y a quelque temps, un grand démêlé avec quelques docteurs, à l'occasion de la lettre Q, qu'elle voulait que l'on prononçât comme un K. La dispute s'échauffa si fort que quelques-uns furent dépouillés de leurs biens. Il fallut que le Parlement terminât le différend, et il accorda permission, par un arrêt solennel, à tous les sujets du roi de France, de prononcer cette lettre à leur fantaisie. Il faisait beau voir les deux corps de l'Europe les plus respectables occupés à décider du sort d'une lettre de l'alphabet.

Il semble, mon cher, que les têtes des plus grands hommes s'étrécissent lorsqu'elles sont assemblées et que, là où il y a plus de sages, il y ait aussi moins de sagesse. Les grands corps s'attachent toujours si fort aux minuties, aux vains usages, que l'essentiel ne va jamais qu'après. J'ai ouï dire qu'un roi d'Aragon ayant assemblé les états d'Aragon et de Catalogne, les premières séances s'employèrent à décider en quelle langue les délibérations seraient conçues; la dispute était vive, et les états se seraient rompus mille fois, si l'on n'avait imaginé un expédient, qui était que la demande serait faite en langage catalan et la réponse en aragonais.

De Paris, le 25 de la lune de Zilhagé 1718.

Lettre CX. Rica à***

  Le rôle d'une jolie femme est beaucoup plus grave que l'on ne pense: il n'y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à sa toilette, au milieu de ses domestiques; un général d'armée n'emploie pas plus d'attention à placer sa droite, ou son corps de réserve, qu'elle en met à poster une mouche, qui peut manquer, mais dont elle espère ou prévoit le succès.

Quelle gêne d'esprit, quelle attention pour concilier sans cesse les intérêts de deux rivaux, pour paraître neutre à tous les deux, pendant qu'elle est livrée à l'un et à l'autre, et se rendre médiatrice sur tous les sujets de plainte qu'elle leur donne!

Quelle occupation pour faire succéder et renaître les parties de plaisir, et prévenir tous les accidents qui pourraient les rompre!

Avec tout cela, la plus grande peine n'est pas de se divertir; c'est de le paraître: ennuyez-les tant que vous voudrez, elles vous le pardonneront, pourvu que l'on puisse croire qu'elles se sont réjouies.

Je fus, il y a quelques jours, d'un souper que des femmes firent à la campagne. Dans le chemin, elles disaient sans cesse: "Au moins, il faudra bien nous divertir."

Nous nous trouvâmes assez mal assortis et, par conséquent, assez sérieux. "Il faut avouer, dit une de ces femmes, que nous nous divertissons bien: il n'y a pas aujourd'hui dans Paris une partie si gaie que la nôtre." Comme l'ennui me gagnait, une femme me secoua et me dit: "Eh bien! ne sommes-nous pas de bonne humeur? - Oui, lui répondis-je en bâillant; je crois que je crèverai à force de rire." Cependant la tristesse triomphait toujours des réflexions, et, quant à moi, je me sentis conduit, de bâillement en bâillement, dans un sommeil léthargique, qui finit tous mes plaisirs.

De Paris, le 11 de la lune de Maharram 1718

Lettre CXI. Usbek à***

   Le règne du feu roi a été si long que la fin en avait fait oublier le commencement. C'est aujourd'hui la mode de ne s'occuper que des événements arrivés dans sa minorité, et on ne lit plus que les mémoires de ces temps-là.

Voici le discours qu'un des généraux de la ville de Paris prononça dans un conseil de guerre, et j'avoue que je n'y comprends pas grand-chose.

Messieurs, quoique nos troupes aient été repoussées avec perte, je crois qu'il nous sera facile de réparer cet échec. J'ai six couplets de chanson tout prêts à mettre au jour, qui, je m'assure, remettront toutes choses dans l'équilibre. J'ai fait choix de quelques voix très nettes, qui, sortant de la cavité de certaines poitrines très fortes, émouvront merveilleusement le peuple. Ils sont sur un air qui a fait, jusqu'à présent, un effet tout particulier.

Si cela ne suffit pas, nous ferons paraître une estampe qui fera voir Mazarin pendu.

Par bonheur pour nous, il ne parle pas bien français, et il l'écorche tellement qu'il n'est pas possible que ses affaires ne déclinent. Nous ne manquons pas de faire bien remarquer au peuple le ton ridicule dont il prononce. Nous relevâmes, il y a quelques jours, une faute de grammaire si grossière qu'on en fit des farces par tous les carrefours.

J'espère qu'avant qu'il soit huit jours le peuple fera du nom de Mazarin un mot générique pour exprimer toutes les bêtes de somme et celles qui servent à tirer.

Depuis notre défaite, notre musique l'a si furieusement vexé sur le péché originel que, pour ne pas voir ses partisans réduits à la moitié, il a été obligé de renvoyer tous ses pages.

Ranimez-vous donc; reprenez courage, et soyez sûrs que nous lui ferons repasser les monts à coups de sifflets.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban 1718.  

Lettre CXII. Rhédi à Usbek, à Paris

   Pendant le séjour que je fais en Europe, je lis les historiens anciens et modernes: je compare tous les temps; j'ai du plaisir à les voir passer, pour ainsi dire, devant moi, et j'arrête surtout mon esprit à ces grands changements qui ont rendu les âges si différents des âges, et la terre si peu semblable à elle-même.

Tu n'as peut-être pas fait attention à une chose qui cause tous les jours ma surprise. Comment le monde est-il si peu peuplé en comparaison de ce qu'il était autrefois? Comment la nature a-t-elle pu perdre cette prodigieuse fécondité des premiers temps?

Serait-elle déjà dans sa vieillesse, et tomberait-elle de langueur?

J'ai resté plus d'un an en Italie, où je n'ai vu que le débris de cette ancienne Italie, si fameuse autrefois. Quoique tout le monde habite les villes, elles sont entièrement désertes et dépeuplées: il semble qu'elles ne subsistent encore que pour marquer le lieu où étaient ces cités puissantes dont l'histoire a tant parlé.

Il y a des gens qui prétendent que la seule ville de Rome contenait autrefois plus de peuple qu'un grand royaume de l'Europe n'en a aujourd'hui. Il y a eu tel citoyen romain qui avait dix et même vingt mille esclaves, sans compter ceux qui travaillaient dans les maisons de campagne; et, comme on y comptait quatre ou cinq cent mille citoyens, on ne peut fixer le nombre de ses habitants sans que l'imagination ne se révolte.

Il y avait autrefois dans la Sicile de puissants royaumes et des peuples nombreux, qui en ont disparu depuis: cette île n'a plus rien de considérable que ses volcans.

La Grèce est si déserte qu'elle ne contient pas la centième partie de ses anciens habitants.

L'Espagne, autrefois si remplie, ne fait voir aujourd'hui que des campagnes inhabitées; et la France n'est rien en comparaison de cette ancienne Gaule dont parle César.

Les pays du Nord sont fort dégarnis, et il s'en faut bien que les peuples y soient, comme autrefois, obligés de se partager et d'envoyer dehors, comme des essaims, des colonies et des nations entières chercher de nouvelles demeures.

La Pologne et la Turquie en Europe n'ont presque plus de peuples.

On ne saurait trouver dans l'Amérique la cinquantième partie des hommes qui y formaient de si grands empires.

L'Asie n'est guère en meilleur état. Cette Asie Mineure, qui contenait tant de puissantes monarchies et un nombre si prodigieux de grandes villes, n'en a plus que deux ou trois. Quant à la grande Asie, celle qui est soumise au Turc n'est pas plus peuplée; et, pour celle qui est sous la domination de nos rois, si on la compare à l'état florissant où elle était autrefois, on verra qu'elle n'a qu'une petite partie des habitants qui y étaient sans nombre du temps des Xerxès et des Darius.

Quant aux petits Etats qui sont autour de ces grands empires, ils sont réellement déserts: tels sont les royaumes d'Irimette, de Circassie et de Guriel. Ces princes, avec de vastes Etats, comptent à peine cinquante mille sujets.

L'Egypte n'a pas moins manqué que les autres pays.

Enfin, je parcours la terre, et je n'y trouve que des délabrements: je crois la voir sortir des ravages de la peste et de la famine.

L'Afrique a toujours été si inconnue qu'on ne peut en parler si précisément que des autres parties du monde; mais, à ne faire attention qu'aux côtes de la Méditerranée, connues de tout temps, on voit qu'elle a extrêmement déchu de ce qu'elle était sous les Carthaginois et les Romains. Aujourd'hui ses princes sont si faibles que ce sont les plus petites puissances du monde.

Après un calcul aussi exact qu'il peut l'être dans ces sortes de choses, j'ai trouvé qu'il y a à peine sur la terre la dixième partie des hommes qui y étaient dans les anciens temps. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle se dépeuple tous les jours, et, si cela continue, dans dix siècles elle ne sera qu'un désert.

Voilà, mon cher Usbek, la plus terrible catastrophe qui soit jamais arrivée dans le monde; mais à peine s'en est-on aperçu, parce qu'elle est arrivée insensiblement et dans le cours d'un grand nombre de siècles; ce qui marque un vice intérieur, un venin secret et caché, une maladie de langueur qui afflige la nature humaine

De Venise, le 10 de la lune de Rhegeb 1718.

Lettre CXIII. Usbek à Rhédi, à Venise

   Le monde, mon cher Rhédi, n'est point incorruptible; les cieux mêmes ne le sont pas: les astronomes sont des témoins oculaires de leurs changements, qui sont des effets bien naturels du mouvement universel de la matière.

La terre est soumise, comme les autres planètes, aux lois des mouvements; elle souffre au-dedans d'elle un combat perpétuel de ses principes: la mer et le continent semblent être dans une guerre éternelle chaque instant produit de nouvelles combinaisons.

Les hommes, dans une demeure si sujette aux changements, sont dans un état aussi incertain: cent mille causes peuvent agir, capables de les détruire, et, à plus forte raison, d'augmenter ou de diminuer leur nombre.

Je ne te parlerai pas de ces catastrophes particulières, si communes chez les historiens, qui ont détruit des villes et des royaumes entiers; il y en a de générales, qui ont mis bien des fois le genre humain à deux doigts de sa perte.

Les histoires sont pleines de ces pestes universelles qui ont tour à tour désolé l'univers. Elles parlent d'une, entre autres, qui fut si violente qu'elle brûla jusques à la racine des plantes, et se fit sentir dans tout le monde connu, jusques à l'empire du Catay; un degré de plus de corruption aurait, peut-être dans un seul jour, détruit toute la nature humaine.

Il n'y a pas deux siècles que la plus honteuse de toutes les maladies se fit sentir en Europe, en Asie et en Afrique; elle fit, dans très peu de temps, des effets prodigieux: c'était fait des hommes si elle avait continué ses progrès avec la même furie. Accablés de maux dès leur naissance, incapables de soutenir le poids des charges de la société, ils auraient péri misérablement.

Qu'aurait-ce été si le venin eût été un peu plus exalté? Et il le serait devenu sans doute si l'on n'avait été assez heureux pour trouver un remède aussi puissant que celui qu'on a découvert. Peut-être que cette maladie, attaquant les parties de la génération, aurait attaqué la génération même.

Mais pourquoi parler de la destruction qui aurait pu arriver au genre humain? N'est-elle pas arrivée, en effet, et le Déluge ne le réduisit-il pas à une seule famille?

Il y a des philosophes qui distinguent deux créations: celle des choses et celle de l'homme. Ils ne peuvent comprendre que la matière et les choses créées n'aient que six mille ans; que Dieu ait différé pendant toute l'éternité ses ouvrages et n'ait usé que d'hier de sa puissance créatrice. Serait-ce parce qu'il ne l'aurait pas pu, ou parce qu'il ne l'aurait pas voulu? Mais, s'il ne l'a pas pu dans un temps, il ne l'a pas pu dans l'autre. C'est donc parce qu'il ne l'a pas voulu. Mais, comme il n'y a point de succession dans Dieu, si l'on admet qu'il ait voulu quelque chose une fois, il l'a voulue toujours et dès le commencement.

Cependant tous les historiens nous parlent d'un premier père. Ils nous font voir la nature humaine naissante. N'est-il pas naturel de penser qu'Adam fut sauvé d'un malheur commun, comme Noé le fut du Déluge, et que ces grands événements ont été fréquents sur la terre depuis la création du monde?

Mais toutes les destructions ne sont pas violentes nous voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance des hommes. Que savons-nous si la terre entière n'a pas des causes générales, lentes et imperceptibles, de lassitude?

J'ai été bien aise de te donner ces idées générales avant de répondre plus particulièrement à ta lettre sur la diminution des peuples arrivée depuis dix-sept à dix-huit siècles. Je te ferai voir, dans une lettre suivante, qu'indépendamment des causes physiques, il y en a de morales qui ont produit cet effet.

De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1718.  

Lettre CXIV. Usbek au même

  Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu'elle ne l'était autrefois, et, si tu y fais bien attention, tu verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée dans les moeurs.

Depuis que la religion chrétienne et la mahométane ont partagé le monde romain, les choses sont bien changées: il s'en faut de beaucoup que ces deux religions soient aussi favorables à la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.

Dans cette dernière, la polygamie était défendue et, en cela, elle avait un très grand avantage sur la religion mahométane. Le divorce y était permis; ce qui lui en donnait un autre, non moins considérable, sur la chrétienne.

Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des femmes permises par le saint Alcoran, et l'ordre de les satisfaire donné dans le même livre. "Voyez vos femmes, dit le Prophète, parce que vous leur êtes nécessaires comme leurs vêtements, et qu'elles vous sont nécessaires comme vos vêtements." Voilà un précepte qui rend la vie d'un véritable musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femmes établies par la Loi, ou seulement autant de concubines ou d'esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtements?

"Vos femmes sont vos labourages, dit encore le Prophète; approchez-vous donc de vos labourages, faites du bien pour vos âmes, et vous le trouverez un jour."

Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à combattre sans relâche; mais qui, bientôt faible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champ même de la victoire, et se trouve, pour ainsi dire, enseveli sous ses propres triomphes.

La nature agit toujours avec lenteur, et pour ainsi dire, avec épargne: ses opérations ne sont jamais violentes; jusque dans ses productions, elle veut de la tempérance; elle ne va jamais qu'avec règle et mesure; si on la précipite, elle tombe bientôt dans la langueur; elle emploie toute la force qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu productrice et sa puissance générative.

C'est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce grand nombre de femmes plus propre à nous épuiser qu'à nous satisfaire. Il est très ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très petit nombre d'enfants. Ces enfants mêmes sont, la plupart du temps, faibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.

Ce n'est pas tout: ces femmes obligées à une continence forcée ont besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des eunuques: la religion, la jalousie et la raison même ne permettent pas d'en laisser approcher d'autres. Ces gardiens doivent être en grand nombre, soit afin de maintenir la tranquillité au-dedans, parmi les guerres que ces femmes se font sans cesse, soit pour empêcher les entreprises du dehors. Ainsi un homme qui a dix femmes ou concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hommes morts dès leur naissance! Quelle dépopulation ne doit-il pas s'en suivre!

Les filles esclaves qui sont dans le sérail, pour servir avec les eunuques ce grand nombre de femmes, y vieillissent presque toujours dans une affligeante virginité: elles ne peuvent pas se marier pendant qu'elles y restent, et leurs maîtresses, une fois accoutumées à elles, ne s'en défont presque jamais.

Voilà comment un seul homme occupe à ses plaisirs tant de sujets de l'un et de l'autre sexe, les fait mourir pour l'Etat, et les rend inutiles à la propagation de l'espèce.

Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires du monde: c'est là que tout doit aboutir, et que les peuples, attirés de mille manières, se rendent de toutes parts. Cependant elles périssent d'elles-mêmes, et elles seraient bientôt détruites, si les souverains n'y faisaient venir, presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeupler. J'épuiserai ce sujet dans une autre lettre.

De Paris, le 13 de la lune de Chahban 1718.  

Lettre CXV. Usbek au même

  Les Romains n'avaient pas moins d'esclaves que nous; ils en avaient même plus; mais ils en faisaient un meilleur usage.

Bien loin d'empêcher, par des voies forcées, la multiplication de ces esclaves, ils la favorisaient au contraire de tout leur pouvoir: ils les associaient le plus qu'ils pouvaient par des espèces de mariages. Par ce moyen, ils remplissaient leurs maisons de domestiques de tous les sexes, de tous les âges, et l'Etat d'un peuple innombrable.

Ces enfants, qui faisaient à la longue la richesse d'un maître, naissaient sans nombre autour de lui; il était seul chargé de leur nourriture et de leur éducation; les pères, libres de ce fardeau, suivaient uniquement le penchant de la nature, et multipliaient, sans craindre une trop nombreuse famille.

Je t'ai dit que, parmi nous, tous les esclaves sont occupés à garder nos femmes, et à rien de plus; qu'ils sont, à l'égard de l'Etat, dans une perpétuelle léthargie; de manière qu'il faut restreindre à quelques hommes libres, à quelques chefs de famille, la culture des arts et des terres, lesquels même s'y donnent le moins qu'ils peuvent.

Il n'en était pas de même chez les Romains: la République se servait avec un avantage infini de ce peuple d'esclaves. Chacun d'eux avait son pécule, qu'il possédait aux conditions que son maître lui imposait; avec ce pécule, il travaillait et se tournait du côté où le portait son industrie. Celui-ci faisait valoir la banque, celui-là se donnait au commerce de la mer; l'un vendait des marchandises en détail; l'autre s'appliquait à quelque art mécanique, ou bien affermait et faisait valoir des terres. Mais il n'y en avait aucun qui ne s'attachât de tout son pouvoir à faire profiter ce pécule, qui lui procurait, en même temps, l'aisance dans la servitude présente et l'espérance d'une liberté future. Cela faisait un peuple laborieux, animait les arts et l'industrie.

Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail, se faisaient affranchir, et devenaient citoyens. La république se réparait sans cesse et recevait dans son sein de nouvelles familles, à mesure que les anciennes se détruisaient.

J'aurai peut-être, dans mes lettres suivantes, occasion de te prouver que, plus il y a d'hommes dans un Etat, plus le commerce y fleurit; je prouverai aussi facilement que, plus le commerce y fleurit, plus le nombre des hommes y augmente: ces deux choses s'entraident et se favorisent nécessairement.

Si cela est, combien ce nombre prodigieux d'esclaves, toujours laborieux, devait-il s'accroître et s'augmenter! L'industrie et l'abondance les faisaient naître, et eux, de leur côté, faisaient naître l'abondance et l'industrie.

De Paris, le 16 de la lune de Chahban 1718.  

Lettre CXVI. Usbek au même

   Nous avons, jusques ici, parlé des pays mahométans, et cherché la raison pourquoi ils sont moins peuplés que ceux qui étaient soumis à la domination des Romains. Examinons à présent ce qui a produit cet effet chez les chrétiens.

Le divorce était permis dans la religion païenne, et il fut défendu aux chrétiens. Ce changement, qui parut d'abord de si petite conséquence, eut insensiblement des suites terribles, et telles qu'on peut à peine les croire.

On ôta non seulement toute la douceur du mariage, mais aussi l'on donna atteinte à sa fin: en voulant resserrer ses noeuds, on les relâcha; et, au lieu d'unir les coeurs, comme on le prétendait, on les sépara pour jamais.

Dans une action si libre, et où le coeur doit avoir tant de part, on mit la gêne, la nécessité et la fatalité du destin même. On compta pour rien les dégoûts, les caprices et l'insociabilité des humeurs; on voulut fixer le coeur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature; on attacha sans retour et sans espérance des gens accablés l'un de l'autre et presque toujours mal assortis; et l'on fit comme ces tyrans, qui faisaient lier des hommes vivants à des corps morts.

Rien ne contribuait plus à l'attachement mutuel que la faculté du divorce: un mari et une femme étaient portés à soutenir patiemment les peines domestiques, sachant qu'ils étaient maîtres de les faire finir, et ils gardaient souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en user, par cette seule considération qu'ils étaient libres de le faire.

Il n'en est pas de même des chrétiens, que leurs peines présentes désespèrent pour l'avenir. Ils ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée et, pour ainsi dire, leur éternité: de là viennent les dégoûts, les discordes, les mépris, et c'est autant de perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage qu'on en néglige l'essentiel; on passe ensemble trente ans de froideur; il se forme des séparations intestines aussi fortes et peut-être plus pernicieuses que si elles étaient publiques; chacun vit et reste de son côté; et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme, dégoûté d'une femme éternelle, se livrera aux filles de joie: commerce honteux et si contraire à la société, lequel, sans remplir l'objet du mariage, n'en représente tout au plus que les plaisirs.

Si, de deux personnes ainsi liées, il y en a une qui n'est pas propre au dessein de la nature et à la propagation de l'espèce, soit par son tempérament soit par son âge, elle ensevelit l'autre avec elle, et la rend aussi inutile qu'elle l'est elle-même.

Il ne faut donc pas s'étonner si l'on voit chez les chrétiens tant de mariages fournir un si petit nombre de citoyens. Le divorce est aboli; les mariages mal assortis ne se raccommodent plus; les femmes ne passent plus, comme chez les Romains, successivement dans les mains de plusieurs maris, qui en tiraient, dans le chemin, le meilleur parti qu'il était possible.

J'ose le dire: si, dans une république comme Lacédémone, où les citoyens étaient sans cesse gênés par des lois singulières et subtiles, et dans laquelle il n'y avait qu'une famille, qui était la république, il avait été établi que les maris changeassent de femmes tous les ans, il en serait né un peuple innombrable.

Il est assez difficile de faire bien comprendre la raison qui a porté les chrétiens à abolir le divorce. Le mariage, chez toutes les nations du monde, est un contrat susceptible de toutes les conventions, et on n'en a dû bannir que celles qui auraient pu en affaiblir l'objet. Mais les chrétiens ne le regardent pas dans ce point de vue; aussi ont-ils bien de la peine à dire ce que c'est. Ils ne le font pas consister dans le plaisir des sens; au contraire, comme je te l'ai déjà dit, il semble qu'ils veulent l'en bannir autant qu'ils peuvent; mais c'est une image, une figure et quelque chose de mystérieux que je ne comprends point.

De Paris, le 19 de la lune de Chahban 1718.

Lettre CXVII. Usbek au même

   La prohibition du divorce n'est pas la seule cause de la dépopulation des pays chrétiens. Le grand nombre d'eunuques qu'ils ont parmi eux n'en est pas une moins considérable.

Je parle des prêtres et des dervis de l'un et de l'autre sexe, qui se vouent à une continence éternelle: c'est chez les chrétiens la vertu par excellence; en quoi je ne les comprends pas, ne sachant ce que c'est qu'une vertu dont il ne résulte rien.

Je trouve que leurs docteurs se contredisent manifestement, quand ils disent que le mariage est saint, et que le célibat, qui lui est opposé, l'est encore davantage; sans compter qu'en fait de préceptes et de dogmes fondamentaux, le bien est toujours le mieux.

Le nombre de gens faisant profession de célibat est prodigieux. Les pères y condamnaient autrefois les enfants dès le berceau; aujourd'hui ils s'y vouent eux-mêmes dès l'âge de quatorze ans ce qui revient à peu près à la même chose.

Ce métier de continence a anéanti plus d'hommes que les pestes et les guerres les plus sanglantes n'ont jamais fait. On voit dans chaque maison religieuse une famille éternelle, où il ne naît personne, et qui s'entretient aux dépens de toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes comme autant de gouffres où s'ensevelissent les races futures.

Cette politique est bien différente de celle des Romains, qui établissaient des lois pénales contre ceux qui se refusaient aux lois du mariage, et voulaient jouir d'une liberté si contraire à l'utilité publique.

Je ne te parle ici que des pays catholiques. Dans la religion protestante, tout le monde est en droit de faire des enfants; elle ne souffre ni prêtres, ni dervis; et si, dans l'établissement de cette religion, qui ramenait tout aux premiers temps, ses fondateurs n'avaient été accusés sans cesse d'intempérance, il ne faut pas douter qu'après avoir rendu la pratique du mariage universelle, ils n'en eussent encore adouci le joug, et achevé d'ôter toute la barrière qui sépare, en ce point, le Nazaréen et Mahomet.

Mais, quoi qu'il en soit, il est certain que la religion donne aux protestants un avantage infini sur les catholiques.

J'ose le dire: dans l'état présent où est l'Europe, il n'est pas possible que la religion catholique y subsiste cinq cents ans.

Avant l'abaissement de la puissance d'Espagne, les catholiques étaient beaucoup plus forts que les protestants. Ces derniers sont peu à peu parvenus à un équilibre. Les protestants deviendront tous les jours plus riches et plus puissants, et les catholiques plus faibles.

Les pays protestants doivent être et sont réellement plus peuplés que les catholiques: d'où il suit, premièrement, que les tributs y sont plus considérables, parce qu'ils augmentent à proportion du nombre de ceux qui les payent; secondement, que les terres y sont mieux cultivées; enfin, que le commerce y fleurit davantage, parce qu'il y a plus de gens qui ont une fortune à faire, et qu'avec plus de besoins, on y a plus de ressources pour les remplir. Quand il n'y a que le nombre de gens suffisants pour la culture des terres, il faut que le commerce périsse; et, lorsqu'il n'y a que celui qui est nécessaire pour entretenir le commerce, il faut que la culture des terres manque: c'est-à-dire, il faut que tous les deux tombent en même temps, parce que l'on ne s'attache jamais à l'un que ce ne soit aux dépens de l'autre.

Quant aux pays catholiques, non seulement la culture des terres y est abandonnée, mais même l'industrie y est pernicieuse: elle ne consiste qu'à apprendre cinq ou six mots d'une langue morte. Dès qu'un homme a cette provision par-devers lui, il ne doit plus s'embarrasser de sa fortune: il trouve dans le cloître une vie tranquille, qui, dans le monde, lui aurait coûté des sueurs et des peines.

Ce n'est pas tout: les dervis ont en leurs mains presque toutes les richesses de l'Etat; c'est une société de gens avares, qui prennent toujours et ne rendent jamais; ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir des capitaux. Tant de richesses tombent, pour ainsi dire, en paralysie: plus de circulation, plus de commerce, plus d'arts, plus de manufactures.

Il n'y a point de prince protestant qui ne lève sur ses peuples beaucoup plus d'impôts que le pape n'en lève sur ses sujets; cependant ces derniers sont pauvres, pendant que les autres vivent dans l'opulence. Le commerce ranime tout chez les uns, et le monachisme porte la mort partout chez les autres.

De Paris, le 26 de la lune de Chahban 1718.  

Lettre CXVIII. Usbek au même

   Nous n'avons plus rien à dire de l'Asie et de l'Europe. Passons à l'Afrique. On ne peut guère parler que de ses côtes, parce qu'on ne connaît pas l'intérieur.

Celles de Barbarie, où la religion mahométane est établie, ne sont plus si peuplées qu'elles étaient du temps des Romains, par les raisons que je t'ai déjà dites. Quant aux côtes de Guinée, elles doivent être furieusement dégarnies depuis deux cents ans que les petits rois, ou chefs des villages, vendent leurs sujets aux princes de l'Europe pour les porter dans leurs colonies en Amérique.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que cette Amérique, qui reçoit tous les ans de nouveaux habitants, est elle-même déserte, et ne profite point des pertes continuelles de l'Afrique. Ces esclaves, qu'on transporte dans un autre climat, y périssent à milliers, et les travaux des mines, où l'on occupe sans cesse et les naturels du pays et les étrangers, les exhalaisons malignes qui en sortent, le vif-argent, dont il faut faire un continuel usage, les détruisent sans ressource.

Il n'y a rien de si extravagant que de faire périr un nombre innombrable d'hommes pour tirer du fond de la terre l'or et l'argent: ces métaux d'eux-mêmes absolument inutiles, et qui ne sont des richesses que parce qu'on les a choisis pour en être les signes.

De Paris, le dernier de la lune de Chahban 1718.

Lettre CXIX. Usbek au même

    La fécondité d'un peuple dépend quelquefois des plus petites circonstances du monde; de manière qu'il ne faut souvent qu'un nouveau tour dans son imagination pour le rendre beaucoup plus nombreux qu'il n'était.

Les Juifs, toujours exterminés et toujours renaissants, ont réparé leurs pertes et leurs destructions continuelles, par cette seule espérance qu'ont parmi eux toutes les familles, d'y voir naître un roi puissant qui sera le maître de la terre.

Les anciens rois de Perse n'avaient tant de milliers de sujets qu'à cause de ce dogme de la religion des mages, que les actes les plus agréables à Dieu que les hommes pussent faire, c'était de faire un enfant, labourer un champ et planter un arbre.

Si la Chine a dans son sein un peuple si prodigieux, cela ne vient que d'une certaine manière de penser: car, comme les enfants regardent leurs pères comme des dieux; qu'ils les respectent comme tels dès cette vie; qu'ils les honorent après leur mort par des sacrifices, dans lesquels ils croient que leurs âmes, anéanties dans le Tien, reprennent une nouvelle vie: chacun est porté à augmenter une famille si soumise dans cette vie, et si nécessaire dans l'autre.

D'un autre côté, les pays des mahométans deviennent tous les jours déserts à cause d'une opinion, qui, toute sainte qu'elle est, ne laisse pas d'avoir des effets très pernicieux lorsqu'elle est enracinée dans les esprits. Nous nous regardons comme des voyageurs qui ne doivent penser qu'à une autre patrie: les travaux utiles et durables, les soins pour assurer la fortune de nos enfants, les projets qui tendent au-delà d'une vie courte et passagère, nous paraissent quelque chose d'extravagant. Tranquilles pour le présent, sans inquiétude pour l'avenir, nous ne prenons la peine ni de réparer les édifices publics, ni de défricher les terres incultes, ni de cultiver celles qui sont en état de recevoir nos soins: nous vivons dans une insensibilité générale, et nous laissons tout faire à la Providence.

C'est un esprit de vanité qui a établi chez les Européens l'injuste droit d'aînesse, si défavorable à la propagation, en ce qu'il porte l'attention d'un père sur un seul de ses enfants, et détourne ses yeux de tous les autres; en ce qu'il l'oblige, pour rendre solide la fortune d'un seul, de s'opposer à l'établissement de plusieurs; enfin, en ce qu'il détruit l'égalité des citoyens qui en fait toute l'opulence.

De Paris, le 4 de la lune de Rhamazan 1718.

Lettre CXX. Usbek au même

   Les pays habités par les sauvages sont ordinairement peu peuplés, par l'éloignement qu'ils ont presque tous pour le travail et la culture de la terre. Cette malheureuse aversion est si forte que, lorsqu'ils font quelque imprécation contre quelqu'un de leurs ennemis, ils ne lui souhaitent autre chose que d'être réduit à labourer un champ; croyant qu'il n'y a que la chasse et la pêche qui soient un exercice noble et digne d'eux.

Mais, comme il y a souvent des années où la chasse et la pêche rendent très peu, ils sont désolés par des famines fréquentes; sans compter qu'il n'y a pas de pays si abondant en gibier et en poisson qu'il puisse donner la subsistance à un grand peuple, parce que les animaux fuient toujours les endroits trop habités.

D'ailleurs, les bourgades de sauvages, au nombre de deux ou trois cents habitants, détachées les unes des autres, ayant des intérêts aussi séparés que ceux de deux empires, ne peuvent pas se soutenir, parce qu'elles n'ont pas la ressource des grands Etats, dont toutes les parties se répondent et se secourent mutuellement.

Il y a chez les sauvages une autre coutume qui n'est pas moins pernicieuse que la première: c'est la cruelle habitude où sont les femmes de se faire avorter, afin que leur grossesse ne les rende pas désagréables à leurs maris.

Il y a ici des lois terribles contre ce désordre; elles vont jusques à la fureur. Toute fille qui n'a point été déclarer sa grossesse au magistrat est punie de mort si son fruit périt; la pudeur et la honte, les accidents mêmes ne l'excusent pas.

De Paris, le 9 de la lune de Rhamazan 1718.

Lettre CXXI. Usbek au même

L'effet ordinaire des colonies est d'affaiblir les pays d'où on les tire, sans peupler ceux où on les envoie.

Il faut que les hommes restent où ils sont: il y a des maladies qui viennent de ce qu'on change un bon air contre un mauvais; d'autres qui viennent précisément de ce qu'on en change.

L'air se charge, comme les plantes, des particules de la terre de chaque pays. Il agit tellement sur nous que notre tempérament en est fixé. Lorsque nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades. Les liquides étant accoutumés à une certaine consistance, les solides, à une certaine disposition, tous les deux, à un certain degré de mouvement, n'en peuvent plus souffrir d'autres, et ils résistent à un nouveau pli.

Quand un pays est désert, c'est un préjugé de quelque vice particulier de la nature du terrain ou du climat. Ainsi, quand on ôte les hommes d'un ciel heureux pour les envoyer dans un tel pays, on fait précisément le contraire de ce qu'on se propose.

Les Romains savaient cela par expérience: ils reléguaient tous les criminels en Sardaigne, et ils y faisaient passer des Juifs. Il fallut se consoler de leur perte; chose que le mépris qu'ils avaient pour ces misérables rendait très facile.

Le grand Chah Abas, voulant ôter aux Turcs le moyen d'entretenir de grosses armées sur les frontières, transporta presque tous les Arméniens hors de leur pays, et en envoya plus de vingt mille familles dans la province de Guilan, qui périrent presque toutes en très peu de temps.

Tous les transports de peuple faits à Constantinople n'ont jamais réussi.

Ce nombre prodigieux de nègres dont nous avons parlé n'a point rempli l'Amérique.

Depuis la destruction des Juifs sous Adrien, la Palestine est sans habitants.

Il faut donc avouer que les grandes destructions sont presque irréparables, parce qu'un peuple qui manque à un certain point reste dans le même état; et si, par hasard, il se rétablit, il faut des siècles pour cela.

Que si, dans un état de défaillance, la moindre des circonstances dont je t'ai parlé vient à concourir, non seulement il ne se répare pas, mais il dépérit tous les jours et tend à son anéantissement.

L'expulsion des Maures d'Espagne se fait encore sentir comme le premier jour: bien loin que ce vide se remplisse, il devient tous les jours plus grand.

Depuis la dévastation de l'Amérique, les Espagnols, qui ont pris la place de ses anciens habitants, n'ont pu la repeupler; au contraire, par une fatalité que je ferais mieux de nommer une justice divine, les destructeurs se détruisent eux-mêmes, et se consument tous les jours.

Les princes ne doivent donc point songer à repeupler de grands pays par des colonies. Je ne dis pas qu'elles ne réussissent quelquefois: il y a des climats si heureux que l'espèce s'y multiplie toujours: témoins ces îles qui ont été peuplées par des malades que quelques vaisseaux y avaient abandonnés, et qui y recouvraient aussitôt la santé.

Mais, quand ces colonies réussiraient, au lieu d'augmenter la puissance, elles ne feraient que la partager, à moins qu'elles n'eussent très peu d'étendue, comme sont celles que l'on envoie pour occuper quelque place pour le commerce.

Les Carthaginois avaient, comme les Espagnols, découvert l'Amérique ou, au moins, de grandes îles dans lesquelles ils faisaient un commerce prodigieux; mais, quand ils virent le nombre de leurs habitants diminuer, cette sage république défendit à ses sujets ce commerce et cette navigation.

J'ose le dire: au lieu de faire passer les Espagnols dans les Indes, il faudrait faire repasser les Indiens et les métis en Espagne; il faudrait rendre à cette monarchie tous ses peuples dispersés; et, si la moitié seulement de ces grandes colonies se conservait, l'Espagne deviendrait la puissance de l'Europe la plus redoutable.

On peut comparer les empires à un arbre dont les branches trop étendues ôtent tout le suc du tronc, et ne servent qu'à faire de l'ombrage.

Rien n'est plus propre à corriger les princes de la fureur des conquêtes lointaines que l'exemple des Portugais et des Espagnols.

Ces deux nations, ayant conquis avec une rapidité inconcevable des royaumes immenses, plus étonnées de leurs victoires que les peuples vaincus de leur défaite, songèrent aux moyens de les conserver; et prirent, chacun pour cela, une voie différente.

Les Espagnols, désespérant de retenir les nations vaincues dans la fidélité, prirent le parti de les exterminer, et d'y envoyer d'Espagne des peuples fidèles. Jamais dessein horrible ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit un peuple, aussi nombreux que tous ceux de l'Europe ensemble, disparaître de la terre à l'arrivée de ces barbares, qui semblèrent, en découvrant les Indes, n'avoir pensé qu'à découvrir aux hommes quel était le dernier période de la cruauté.

Par cette barbarie, ils conservèrent ce pays sous leur domination. Juge par là combien les conquêtes sont funestes, puisque les effets en sont tels: car enfin, ce remède affreux était unique. Comment auraient-ils pu retenir tant de millions d'hommes dans l'obéissance? Comment soutenir une guerre civile de si loin? Que seraient-ils devenus, s'ils avaient donné le temps à ces peuples de revenir de l'admiration où ils étaient de l'arrivée de ces nouveaux dieux, et de la crainte de leurs foudres?

Quant aux Portugais, ils prirent une voie tout opposée: ils n'employèrent pas les cruautés. Aussi furent-ils bientôt chassés de tous les pays qu'ils avaient découverts. Les Hollandais favorisèrent la rébellion de ces peuples, et en profitèrent.

Quel prince envierait le sort de ces conquérants? Qui voudrait de ces conquêtes à ces conditions? Les uns en furent aussitôt chassés; les autres en firent des déserts, et rendirent leur propre pays un désert encore.

C'est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu'ils perdent soudain, ou à soumettre des nations qu'ils sont obligés eux-mêmes de détruire; comme cet insensé qui se consumait à acheter des statues qu'il jetait dans la mer et des glaces qu'il brisait aussitôt.

De Paris, le 18 de la lune de Rhamazan 1718.

Lettre CXXII. Usbek au même

   La douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la propagation de l'espèce. Toutes les républiques en sont une preuve constante, et, plus que toutes, la Suisse et la Hollande, qui sont les deux plus mauvais pays de l'Europe, si l'on considère la nature du terrain, et qui cependant sont les plus peuplés.

Rien n'attire plus les étrangers que la liberté et l'opulence qui la suit toujours: l'une se fait rechercher par elle-même, et nous sommes conduits par nos besoins dans les pays où l'on trouve l'autre.

L'espèce se multiplie dans un pays où l'abondance fournit aux enfants, sans rien diminuer de la subsistance des pères.

L'égalité même des citoyens, qui produit ordinairement de l'égalité dans les fortunes, porte l'abondance et la vie dans toutes les parties du corps politique, et la répand partout.

Il n'en est pas de même des pays soumis au pouvoir arbitraire: le prince, les courtisans et quelques particuliers possèdent toutes les richesses, pendant que tous les autres gémissent dans une pauvreté extrême.

Si un homme est mal à son aise, et qu'il sente qu'il fera des enfants plus pauvres que lui, il ne se mariera pas; ou, s'il se marie, il craindra d'avoir un trop grand nombre d'enfants, qui pourraient achever de déranger sa fortune, et qui descendraient de la condition de leur père.

J'avoue que le rustique ou paysan, étant une fois marié, peuplera indifféremment, soit qu'il soit riche, soit qu'il soit pauvre; cette considération ne le touche pas: il a toujours un héritage sûr à laisser à ses enfants, qui est son hoyau, et rien ne l'empêche de suivre aveuglément l'instinct de la nature.

Mais à quoi sert dans un Etat ce nombre d'enfants qui languissent dans la misère? Ils périssent presque tous à mesure qu'ils naissent; ils ne prospèrent jamais; faibles et débiles, ils meurent en détail de mille manières, tandis qu'ils sont emportés en gros par les fréquentes maladies populaires que la misère et la mauvaise nourriture produisent toujours; ceux qui en échappent atteignent l'âge viril sans en avoir la force, et languissent tout le reste de leur vie.

Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement si elles ne sont bien cultivées: chez les peuples misérables, l'espèce perd, et même quelquefois dégénère.

La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres passées, la crainte où étaient tous les enfants de famille d'être enrôlés dans la milice les obligeait de se marier, et cela dans un âge trop tendre et dans le sein de la pauvreté. De tant de mariages, il naissait bien des enfants, que l'on cherche encore en France, et que la misère, la famine et les maladies en ont fait disparaître.

Que si, dans un ciel aussi heureux, dans un royaume aussi policé que la France, on fait de pareilles remarques, que sera-ce dans les autres Etats?

De Paris, le 23 de la lune de Rhamazan 1718.

Lettre CXXIII. Usbek au Mollak Méhémet-Ali, gardien des trois tombeaux à Com

   Que nous servent les jeûnes des immaums et les cilices des mollaks? La main de Dieu s'est deux fois appesantie sur les enfants de la Loi: le soleil s'obscurcit et semble n'éclairer plus que leurs défaites; leurs armées s'assemblent, et elles sont dissipées comme la poussière.

L'empire des Osmanlins est ébranlé par les deux plus grands échecs qu'il ait jamais reçus: un moufti chrétien ne le soutient qu'avec peine; le grand vizir d'Allemagne est le fléau de Dieu, envoyé pour châtier les sectateurs d'Omar; il porte partout la colère du ciel irrité contre leur rébellion et leur perfidie.

Esprit sacré des immaums, tu pleures nuit et jour sur les enfants du Prophète, que le détestable Omar a dévoyés; tes entrailles s'émeuvent à la vue de leurs malheurs, tu désires leur conversion, et non pas leur perte; tu voudrais les voir réunis sous l'étendard d'Hali par les larmes des saints, et non pas dispersés dans les montagnes et dans les déserts par la terreur des Infidèles.

De Paris, le premier de la lune de Chalval 1718.

Lettre CXXIV. Usbek à Rhédi, à Venise

  Quel peut être le motif de ces libéralités immenses que les princes versent sur leurs courtisans? Veulent-ils se les attacher? Ils leur sont déjà acquis autant qu'ils peuvent l'être; et, d'ailleurs, s'ils acquièrent quelques-uns de leurs sujets en les achetant, il faut bien, par la même raison, qu'ils en perdent une infinité d'autres en les appauvrissant.

Quand je pense à la situation des princes, toujours entourés d'hommes avides et insatiables, je ne puis que les plaindre, et je les plains encore davantage lorsqu'ils n'ont pas la force de résister à des demandes toujours onéreuses à ceux qui ne demandent rien.

Je n'entends jamais parler de leurs libéralités, des grâces et des pensions qu'ils accordent, que je ne me livre à mille réflexions: une foule d'idées se présente à mon esprit; il me semble que j'entends publier cette ordonnance:

"Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu'ils nous ont présentées, lesquelles ont fait jusqu'ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont représenté qu'ils n'ont point manqué, depuis notre avènement à la couronne, de se trouver à notre lever; que nous les avons toujours vus sur notre passage immobiles comme des bornes; et qu'ils se sont extrêmement élevés pour regarder, sur les épaules les plus hautes, notre sérénité. Nous avons même reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe, qui nous ont supplié de faire attention qu'il est notoire qu'elles sont d'un entretien très difficile; quelques-unes mêmes, très surannées, nous ont prié, branlant la tête, de faire attention qu'elles ont fait l'ornement de la cour des rois nos prédécesseurs, et que, si les généraux de leurs armées ont rendu l'Etat redoutable par leurs faits militaires, elles n'ont point rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec bonté et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit:

"Que tout laboureur ayant cinq enfants retranchera journellement la cinquième partie du pain qu'il leur donne. Enjoignons aux pères de famille de faire la diminution, sur chacun d'eux, aussi juste que faire se pourra.

"Défendons expressément à tous ceux qui s'appliquent à la culture de leurs héritages, ou qui les ont donnés à titre de ferme, d'y faire aucune réparation, de quelque espèce qu'elle soit.

"Ordonnons que toutes personnes qui s'exercent à des travaux vils et mécaniques, lesquelles n'ont jamais été au lever de notre majesté, n'achètent désormais d'habits à eux, à leurs femmes et à leurs enfants, que de quatre ans en quatre ans; leur interdisons, en outre, très étroitement ces petites réjouissances qu'ils avaient coutume de faire dans leurs familles les principales fêtes de l'année.

"Et, d'autant que nous demeurons avertis que la plupart des bourgeois de nos bonnes villes sont entièrement occupés à pourvoir à l'établissement de leurs filles, lesquelles ne se sont rendues recommandables dans notre Etat que par une triste et ennuyeuse modestie, nous ordonnons qu'ils attendront à les marier jusqu'à ce qu'ayant atteint l'âge limité par les ordonnances, elles viennent à les y contraindre. Défendons à nos magistrats de pourvoir à l'éducation de leurs enfants."

De Paris, le premier de la lune de Chalval 1718.

Lettre CXXV. Rica à***

   On est bien embarrassé, dans toutes les religions, quand il s'agit de donner une idée des plaisirs qui sont destinés à ceux qui ont bien vécu. On épouvante facilement les méchants par une longue suite de peines dont on les menace; mais, pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Ils semble que la nature des plaisirs soit d'être d'une courte durée; l'imagination a peine à en représenter d'autres.

J'ai vu des descriptions du paradis capables d'y faire renoncer tous les gens de bon sens: les uns font jouer sans cesse de la flûte ces ombres heureuses; d'autres les condamnent au supplice de se promener éternellement; d'autres, enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d'ici-bas, n'ont pas cru que cent millions d'années fussent un terme assez long pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses.

Je me souviens à ce propos d'une histoire que j'ai ouï raconter à un homme qui avait été dans le pays du Mogol; elle fait voir que les prêtres indiens ne sont pas moins stériles que les autres dans les idées qu'ils ont des plaisirs du paradis.

Une femme qui venait de perdre son mari vint en cérémonie chez le gouverneur de la ville lui demander la permission de se brûler; mais, comme dans les pays soumis aux mahométans, on abolit tant qu'on peut cette cruelle coutume, il la refusa absolument.

Lorsqu'elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux emportement. "Voyez, disait-elle, comme on est gêné! Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie! A-t-on jamais vu rien de pareil? Ma mère, ma tante, mes soeurs, se sont brûlées; et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche et se met à crier comme un enragé."

Il se trouva là, par hasard, un jeune bonze. "Homme infidèle, dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur dans l'esprit de cette femme?

- Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé. Mais, si elle m'en croit, elle consommera son sacrifice: elle fera une action agréable au dieu Brama. Aussi en sera-t-elle bien récompensée: car elle retrouvera dans l'autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage.

- Que dites-vous? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari? Ah! Je ne me brûle pas. Il était jaloux, chagrin et, d'ailleurs, si vieux que, si le dieu Brama n'a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n'a pas besoin de moi. Me brûler pour lui?... Pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes qui me séduisaient, et qui savaient de quelle manière je vivais avec lui, n'avaient garde de me tout dire. Mais, si le dieu Brama n'a que ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur, je me fais mahométane. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien."

De Paris, le 2 de la lune de Chalval 1718.

Lettre CXXVI. Rica à Usbek, à***

   Je t'attends ici demain; cependant je t'envoie tes lettres d'Ispahan. Les miennes portent que l'ambassadeur du Grand Mogol a reçu ordre de sortir du royaume. On ajoute qu'on a fait arrêter le prince, oncle du roi, qui est chargé de son éducation; qu'on l'a fait conduire dans un château, où il est très étroitement gardé, et qu'on l'a privé de tous ses honneurs. Je suis touché du sort de ce prince, et je le plains.

Je te l'avoue, Usbek, je n'ai jamais vu couler les larmes de personne sans en être attendri: je sens de l'humanité pour les malheureux, comme s'il n'y avait qu'eux qui fussent hommes, et les grands mêmes, pour lesquels je trouve dans mon coeur de la dureté quand ils sont élevés, je les aime sitôt qu'ils tombent.

En effet, qu'ont-ils à faire, dans la prospérité, d'une inutile tendresse? Elle approche trop de l'égalité. Ils aiment bien mieux du respect, qui ne demande point de retour. Mais sitôt qu'ils sont déchus de leur grandeur, il n'y a que nos plaintes qui puissent leur en rappeler l'idée.

Je trouve quelque chose de bien naïf et même de bien grand dans les paroles d'un prince qui, près de tomber entre les mains de ses ennemis, voyant ses courtisans autour de lui qui pleuraient: "Je sens, leur dit-il, à vos larmes, que je suis encore votre roi."

De Paris, le 3 de la lune de Chalval 1718

Lettre CXXVII. Rica à Ibben, à Smyrne

  Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède. Il assiégeait une place dans un royaume qu'on nomme la Norvège ; comme il visitait la tranchée, seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a fait sur-le-champ arrêter son premier ministre; les états se sont assemblés, et l'ont condamné à perdre la tête.

Il était accusé d'un grand crime: c'était d'avoir calomnié la nation et de lui avoir fait perdre la confiance de son roi; forfait qui, selon moi, mérite mille morts.

Car, enfin, si c'est une mauvaise action de noircir dans l'esprit du prince le dernier de ses sujets, qu'est-ce lorsque l'on noircit la nation entière, et qu'on lui ôte la bienveillance de celui que la Providence a établi pour faire son bonheur?

Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent à notre saint prophète.

Tu sais que, dans les banquets sacrés où le seigneur des seigneurs descend du plus sublime trône du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile. On ne m'a jamais vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets. Quand il m'a fallu cesser d'être sobre, je n'ai point cessé d'être honnête homme; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j'ai risqué ma vie, et jamais ma vertu.

Je ne sais comment il arrive qu'il n'y a presque jamais de prince si méchant que son ministre ne le soit encore davantage. S'il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée; de manière que l'ambition des princes n'est jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers. Mais comprends-tu qu'un homme qui n'est que d'hier dans le ministère, qui peut-être n'y sera pas demain, puisse devenir dans un moment l'ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu'il va faire opprimer?

Un prince a des passions; le ministre les remue. C'est de ce côté-là qu'il dirige son ministère; il n'a point d'autre but, ni n'en veut connaître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges, et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils, par les desseins qu'il lui inspire, et par les maximes qu'il lui propose.

De Paris, le 25 de la lune de Saphar 1719.

Lettre CXXVIII. Rica à Usbek, à***

  Je passais l'autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis: il rencontra un homme de sa connaissance qu'il me dit être un géomètre, et il n'y avait rien qui n'y parût: car il était dans une rêverie profonde. Il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche et le secouât pour le faire descendre jusques à lui, tant il était occupé d'une courbe, qui le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d'honnêtetés, et s'apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d'un café, où j'entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du café en faisaient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut qu'il se trouvait dans un lieu agréable: car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s'il n'avait pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisait tout ce qui se disait dans la conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son épée la tête des fleurs qui s'élevaient au-dessus des autres: martyr de sa justesse, il était offensé d'une saillie comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n'était indifférent, pourvu qu'il fût vrai. Aussi sa conversation était-elle singulière. Il était arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques, et il n'avait vu, lui, qu'un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet barlong de dix arpents. Il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d'un cadran qu'il y avait démêlé, d'une structure fort singulière, et il s'échauffa fort contre un savant qui était auprès de moi, qui malheureusement lui demanda si ce cadran marquait les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie: et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avaient décrite en l'air, et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se plaignait d'avoir été ruiné l'hiver d'auparavant par une inondation. "Ce que vous me dites là m'est fort agréable, dit alors le géomètre: je vois que je ne me suis pas trompé dans l'observation que j'ai faite, et qu'il est au moins tombé sur la terre deux pouces d'eau plus que l'année passée."

Un moment après, il sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite, et qu'il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme. Ils se choquèrent rudement, et de ce coup ils rejaillirent, chacun de leur côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre: "Je suis bien aise que vous m'ayez heurté, car j'ai une grande nouvelle à vous apprendre: je viens de donner mon Horace au public. - Comment! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il y est. - Vous ne m'entendez pas, reprit l'autre: c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour; il y a vingt ans que je m'occupe à faire des traductions. - Quoi! Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas? Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous? - Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n'aie pas rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des bons auteurs familière?

-Je ne dis pas tout à fait cela: j'estime autant qu'un autre les sublimes génies que vous travestissez.

Mais vous ne leur ressemblerez point: car, si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais. Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu'une pièce d'or et même sont d'un plus grand usage pour le peuple; mais elles sont toujours faibles et d'un mauvais aloi. Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts, et j'avoue que vous leur donnez bien un corps; mais vous ne leur rendez pas la vie: il y manque toujours un esprit pour les animer. Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu'un calcul facile nous fait découvrir tous les jours?"

Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très mécontents l'un de l'autre.

De Paris, le dernier de la lune de Rébiab 2, 1719.

Lettre CXXIX. Usbek à Rhédi, à Venise

  La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres, et qui n'ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies.

Il semble qu'ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur ouvrage: ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec lesquelles ils se sont, à la vérité, conformés aux petits esprits, mais décrédités auprès des gens de bon sens.

Ils se sont jetés dans des détails inutiles; ils ont donné dans les cas particuliers, ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par parties, et n'embrasse rien d'une vue générale.

Quelques-uns ont affecté de se servir d'une autre langue que la vulgaire: chose absurde pour un faiseur de lois. Comment peut-on les observer, si elles ne sont pas connues?

Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu'ils ont trouvées établies; c'est-à-dire qu'ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des changements.

Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante: on y doit observer tant de solennités et apporter tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de formalités pour les abroger.

Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées logiciennes plutôt que l'équité naturelle. Dans la suite, elles ont été trouvées trop dures, et, par un esprit d'équité, on a cru devoir s'en écarter; mais ce remède était un nouveau mal. Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre et les regarder comme la conscience publique, à laquelle celle des particuliers doit se conformer toujours.

Il faut pourtant avouer que quelques-uns d'entre eux ont eu une attention qui marque beaucoup de sagesse: c'est qu'ils ont donné aux pères une grande autorité sur leurs enfants. Rien ne soulage plus les magistrats; rien ne dégarnit plus les tribunaux; rien, enfin, ne répand plus de tranquillité dans un Etat, où les moeurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.

C'est, de toutes les puissances, celle dont on abuse le moins; c'est la plus sacrée de toutes les magistratures; c'est la seule qui ne dépend pas des conventions, et qui les a même précédées.

On remarque que, dans les pays où l'on met dans les mains paternelles plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées: les pères sont l'image du créateur de l'univers, qui, quoiqu'il puisse conduire les hommes par son amour, ne laisse pas de se les attacher encore par les motifs de l'espérance et de la crainte.

Je ne finirai pas cette lettre sans te faire remarquer la bizarrerie de l'esprit des Français. On dit qu'ils ont retenu des lois romaines un nombre infini de choses inutiles et même pis, et ils n'ont pas pris d'elles la puissance paternelle, qu'elles ont établie comme la première autorité légitime.

De Parts, le de la lune de Gemmadi 1719.

Lettre CXXX. Rica à***

   Je te parlerai dans cette lettre d'une certaine nation qu'on appelle les nouvellistes, qui s'assemble dans un jardin magnifique, où leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très inutiles à l'Etat, et leurs discours de cinquante ans n'ont pas un effet différent de celui qu'aurait pu produire un silence aussi long. Cependant ils se croient considérables, parce qu'ils s'entretiennent de projets magnifiques et traitent de grands intérêts.

La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule: il n'y a point de cabinet si mystérieux qu'ils ne prétendent pénétrer; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose; ils savent combien notre auguste sultan a de femmes, combien il fait d'enfants toutes les années; et, quoiqu'ils ne fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu'il prend pour humilier l'empereur des Turcs et celui des Mogols.

A peine ont-ils épuisé le présent qu'ils se précipitent dans l'avenir, et, marchant au-devant de la Providence, ils la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main, et, après l'avoir loué de mille sottises qu'il n'a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu'il ne fera pas.

Ils font voler les armées comme les grues et tomber les murailles comme des cartons; ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants; il ne leur manque que le bon sens.

Il y a un homme avec qui je loge, qui reçut cette lettre d'un nouvelliste. Comme elle m'a paru singulière, je la gardai. La voici:

MONSIEUR,

Je me trompe rarement dans mes conjectures sur les affaires du temps. Le 1er janvier 1711, je prédis que l'empereur Joseph mourrait dans le cours de l'année. Il est vrai que, comme il se portait fort bien, je crus que je me ferais moquer de moi si je m'expliquais d'une manière bien claire: ce qui fit que je me servis de termes un peu énigmatiques; mais les gens qui savent raisonner m'entendirent bien. Le 17 avril de la même année, il mourut de la petite vérole.

Dès que la guerre fut déclarée entre l'empereur et les Turcs, j'allai chercher nos messieurs dans tous les coins des Tuileries; je les assemblai près du bassin et leur prédis qu'on ferait le siège de Belgrade, et qu'il serait pris. J'ai été assez heureux pour que ma prédiction ait été accomplie. Il est vrai que, vers le milieu du siège, je pariai cent pistoles qu'il serait pris le 18 août; il ne fut pris que le lendemain. Peut-on perdre à si beau jeu?

Lorsque je vis que la flotte d'Espagne débarquait en Sardaigne, je jugeai qu'elle en ferait la conquête; je le dis, et cela se trouva vrai. Enflé de ce succès, j'ajoutai que cette flotte victorieuse irait débarquer à Final, pour faire la conquête du Milanais. Comme je trouvai de la résistance à faire recevoir cette idée, je voulus la soutenir glorieusement: je pariai cinquante pistoles, et je les perdis encore: car ce diable d'Alberoni, malgré la foi des traités, envoya sa flotte en Sicile et trompa tout à la fois deux grands politiques, le duc de Savoie et moi.

Tout cela, Monsieur, me déroute si fort que j'ai résolu de prédire toujours et de ne parier jamais. Autrefois nous ne connaissions point aux Tuileries l'usage des paris, et feu M. le comte de L... ne les souffrait guère. Mais, depuis qu'une troupe de petits-maîtres s'est mêlée parmi nous, nous ne savons plus où nous en sommes: à peine ouvrons-nous la bouche pour dire une nouvelle, qu'un de ces jeunes gens propose de parier contre.

L'autre jour, comme j'ouvrais mon manuscrit et accommodais mes lunettes sur mon nez, un de ces fanfarons, saisissant justement l'intervalle du premier mot au second, me dit: "Je parie cent pistoles que non." Je fis semblant de n'avoir pas fait d'attention à cette extravagance, et, reprenant la parole d'une voix plus forte, je dis: "M. le maréchal de*** ayant appris... - Cela est faux, me dit-il. Vous avez toujours des nouvelles extravagantes, il n'a pas le sens commun à tout cela."

Je vous prie, Monsieur, de me faire le plaisir de me prêter trente pistoles: car je vous avoue que ces paris m'ont fort dérangé. Je vous envoie la copie de deux lettres que j'ai écrites au ministre.

Je suis, etc.

Lettres d'un nouvelliste au Ministre

Monseigneur,

Je suis le sujet le plus zélé que le roi ait jamais eu. C'est moi qui obligeai un de mes amis d'exécuter le projet que j'avais formé d'un livre pour démontrer que Louis le Grand était le plus grand de tous les princes qui ont mérité le nom de Grand. Je travaille depuis longtemps à un autre ouvrage qui fera encore plus d'honneur à notre nation, si Votre Grandeur veut m'accorder un privilège: mon dessein est de prouver que, depuis le commencement de la monarchie, les Français n'ont jamais été battus, et que ce que les historiens ont dit jusqu'ici de nos désavantages sont de véritables impostures. Je suis obligé de les redresser en bien des occasions, et j'ose me flatter que je brille surtout dans la critique.

Je suis, Monseigneur, etc.

MONSEIGNEUR,

Depuis la perte que nous avons faite de M. le comte de L..., nous vous supplions d'avoir la bonté de nous permettre d'élire un président. Le désordre se met dans nos conférences, et les affaires d'Etat n'y sont pas traitées avec la même discussion que par le passé: nos jeunes gens vivent absolument sans égard pour les anciens, et entre eux sans discipline; c'est le véritable conseil de Roboam, où les jeunes imposent aux vieillards. Nous avons beau leur représenter que nous étions paisibles possesseurs des Tuileries vingt ans avant qu'ils fussent au monde; je crois qu'ils nous en chasseront à la fin, et qu'obligés de quitter ces lieux où nous avons tant de fois évoqué les ombres de nos héros français, il faudra que nous allions tenir nos conférences au Jardin du Roi, ou dans quelque lieu plus écarté.

Je suis, etc.

De Paris, le 7 de la lune de Gemmadi 1719.

Lettre CXXXI. Rhédi à Rica, à Paris

  Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe, c'est l'histoire et l'origine des républiques. Tu sais que la plupart des Asiatiques n'ont pas seulement d'idée de cette sorte de gouvernement, et que l'imagination ne les a pas servis jusques à leur faire comprendre qu'il puisse y en avoir sur la terre d'autre que le despotique.

Les premiers gouvernements que nous connaissons étaient monarchiques: ce ne fut que par hasard, et par la succession des siècles, que les républiques se formèrent.

La Grèce ayant été abîmée par un déluge, de nouveaux habitants vinrent la peupler. Elle tira presque toutes ses colonies d'Egypte et des contrées de l'Asie les plus voisines; et, comme ces pays étaient gouvernés par des rois, les peuples qui en sortirent furent gouvernés de même. Mais, la tyrannie de ces princes devenant trop pesante, on secoua le joug, et du débris de tant de royaumes s'élevèrent ces républiques qui firent si fort fleurir la Grèce, seule polie au milieu des barbares.

L'amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce dans l'indépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les villes grecques trouvèrent des alliés dans l'Asie Mineure: elles y envoyèrent des colonies aussi libres qu'elles, qui leur servirent de remparts contre les entreprises des rois de Perse. Ce n'est pas tout: la Grèce peupla l'Italie; l'Italie, l'Espagne, et peut-être les Gaules. On sait que cette grande Hespérie, si fameuse chez les Anciens, était au commencement la Grèce, que ses voisins regardaient comme un séjour de félicité. Les Grecs, qui ne trouvaient point chez eux ce pays heureux, l'allèrent chercher en Italie; ceux de l'Italie, en Espagne; ceux d'Espagne, dans la Bétique ou le Portugal: de manière que toutes ces régions portèrent ce nom chez les Anciens. Ces colonies grecques apportèrent avec elles un esprit de liberté qu'elles avaient pris dans ce doux pays. Ainsi on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchies dans l'Italie, l'Espagne, les Gaules. Tu verras bientôt que les peuples du Nord et d'Allemagne n'étaient pas moins libres; et, si l'on trouve des vestiges de quelque royauté parmi eux, c'est qu'on a pris pour des rois les chefs des armées ou des républiques.

Tout ceci se passait en Europe; car, pour l'Asie et l'Afrique, elles ont toujours été accablées sous le despotisme, si vous en exceptez quelques villes de l'Asie Mineure dont nous avons parlé, et la république de Carthage en Afrique.

Le monde fut partagé entre deux puissantes républiques, celle de Rome et celle de Carthage. Il n'y a rien de si connu que les commencements de la République romaine, et rien qui le soit si peu que l'origine de celle de Carthage. On ignore absolument la suite des princes africains depuis Didon, et comment ils perdirent leur puissance. C'eût été un grand bonheur pour le monde que l'agrandissement prodigieux de la République romaine, s'il n'y avait pas eu cette différence injuste entre les citoyens romains et les peuples vaincus; si l'on avait donné aux gouverneurs des provinces une autorité moins grande; si les lois si saintes pour empêcher leur tyrannie avaient été observées; et s'ils ne s'étaient pas servis, pour les faire taire, des mêmes trésors que leur injustice avait amassés.

César opprima la République romaine, et la soumit à un pouvoir arbitraire.

L'Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent, et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.

Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du Nord, se répandirent comme des torrents dans les provinces romaines, et, trouvant autant de facilités à faire des conquêtes qu'à exercer leurs pirateries, elles démembrèrent l'empire et fondèrent des royaumes. Ces peuples étaient libres, et ils bornaient si fort l'autorité de leurs rois qu'ils n'étaient proprement que des chefs ou des généraux. Ainsi ces royaumes, quoique fondés par la force, ne sentirent point le joug du vainqueur. Lorsque les peuples d'Asie, comme les Turcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis à la volonté d'un seul, ils ne songèrent qu'à lui donner de nouveaux sujets et à établir par les armes son autorité violente. Mais les peuples du Nord, libres dans leur pays, s'emparant des provinces romaines, ne donnèrent point à leurs chefs une grande autorité. Quelques-uns même de ces peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposaient leurs rois dès qu'ils n'en étaient pas satisfaits; et, chez les autres, l'autorité du prince était bornée de mille manières différentes: un grand nombre de seigneurs la partageaient avec lui; les guerres n'étaient entreprises que de leur consentement; les dépouilles étaient partagées entre le chef et les soldats; aucun impôt en faveur du prince; les lois étaient faites dans les assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces Etats qui se formèrent des débris de l'empire romain.

De Venise, le 20 de la lune de Rhégeb 1719.

Lettre CXXXII. Rica à***

  Je fus, il y a cinq ou six mois, dans un café; j'y remarquai un gentilhomme assez bien mis, qui se faisait écouter: il parlait du plaisir qu'il y avait de vivre à Paris; il déplorait sa situation d'être obligé d'aller languir dans la province. "J'ai, dit-il, quinze mille livres de rente en fonds de terre, et je me croirais plus heureux si j'avais le quart de ce bien-là en argent et en effets portables partout. J'ai beau presser mes fermiers et les accabler de frais de justice, je ne fais que les rendre plus insolvables; je n'ai jamais pu voir cent pistoles à la fois. Si je devais dix mille francs, on me ferait saisir toutes mes terres, et je serais à l'hôpital."

Je sortis sans avoir fait grande attention à tout ce discours; mais, me trouvant hier dans ce quartier, j'entrai dans la même maison, et j'y vis un homme grave, d'un visage pâle et allongé, qui, au milieu de cinq ou six discoureurs, paraissait morne et pensif jusques à ce que, prenant brusquement la parole: "Oui, Messieurs, dit-il en haussant la voix, je suis ruiné; je n'ai plus de quoi vivre; car j'ai actuellement chez moi deux cent mille livres en billets de banque et cent mille écus d'argent. Je me trouve dans une situation affreuse: je me suis cru riche, et me voilà à l'hôpital. Au moins, si j'avais seulement une petite terre où je pusse me retirer, je serais sûr d'avoir de quoi vivre; mais je n'ai pas grand comme ce chapeau de fonds de terre."

Je tournai par hasard la tête d'un autre côté, et je vis un autre homme qui faisait des grimaces de possédé. "A qui se fier désormais? s'écriait-il. Il y a un traître que je croyais si fort de mes amis que je lui avais prêté mon argent; et il me l'a rendu! Quelle perfidie horrible! Il a beau faire: dans mon esprit, il sera toujours déshonoré."

Tout près de là était un homme très mal vêtu, qui, élevant les yeux au ciel, disait: "Dieu bénisse les projets de nos ministres! Puissé-je voir les actions à deux mille, et tous les laquais de Paris plus riches que leurs maîtres!" J'eus la curiosité de demander son nom. "C'est un homme extrêmement pauvre, me dit-on; aussi a-t-il un pauvre métier: il est généalogiste, et il espère que son art rendra si les fortunes continuent, et que tous ces nouveaux riches auront besoin de lui pour réformer leur nom, décrasser leurs ancêtres et orner leurs carrosses. Il s'imagine qu'il va faire autant de gens de qualité qu'il voudra, et il tressaillit de joie de voir multiplier ses pratiques."

Enfin je vis entrer un vieillard pâle et sec, que je reconnus pour nouvelliste avant qu'il se fût assis. Il n'était pas du nombre de ceux qui ont une assurance victorieuse contre tous les revers et présagent toujours les victoires et les trophées; c'était, au contraire, un de ces trembleurs qui n'ont que des nouvelles tristes. "Les affaires vont bien mal du côté d'Espagne, dit-il: nous n'avons point de cavalerie sur la frontière, et il est à craindre que le prince Pio, qui en a un gros corps, ne fasse contribuer tout le Languedoc." Il y avait vis-à-vis de moi un philosophe assez mal en ordre, qui prenait le nouvelliste en pitié et haussait les épaules à mesure que l'autre haussait la voix. Je m'approchai de lui, et il me dit à l'oreille: "Vous voyez que ce fat nous entretient, il y a une heure, de sa frayeur pour le Languedoc, et moi, j'aperçus hier au soir une tache dans le soleil, qui, si elle augmentait, pourrait faire tomber toute la nature en engourdissement, et je n'ai pas dit un seul mot."

De Paris, le 17 de la lune de Rhamazan 1719.

Lettre CXXXIII. Rica à***

   J'allai l'autre jour voir une grande bibliothèque dans un couvent de dervis, qui en sont comme les dépositaires, mais qui sont obligés d'y laisser entrer tout le monde à certaines heures.

En entrant, je vis un homme grave qui se promenait au milieu d'un nombre innombrable de volumes qui l'entouraient. J'allai à lui, et le priai de me dire quels étaient quelques-uns de ces livres que je voyais mieux reliés que les autres. "Monsieur, me dit-il, j'habite ici une terre étrangère: je n'y connais personne. Bien des gens font de pareilles questions; mais vous voyez bien que je n'irai pas lire tous ces livres pour les satisfaire. J'ai mon bibliothécaire qui vous donnera satisfaction: car il s'occupe nuit et jour à déchiffrer tout ce que vous voyez là; c'est un homme qui n'est bon à rien, et qui nous est très à charge, parce qu'il ne travaille point pour le couvent. Mais j'entends l'heure du réfectoire qui sonne. Ceux qui, comme moi, sont à la tête d'une communauté, doivent être les premiers à tous les exercices." En disant cela, le moine me poussa dehors, ferma la porte, et comme s'il eût volé, disparut à mes yeux.

De Paris, le 21 de la lune de Rhamazan 1719.

Lettre CXXXIV. Rica au même

    Je retournai le lendemain à cette bibliothèque, où je trouvai tout un autre homme que celui que j'avais vu la première fois: son air était simple; sa physionomie spirituelle, et son abord, très affable. Dès que je lui eus fait connaître ma curiosité, il se mit en devoir de la satisfaire, et même, en qualité d'étranger, de m'instruire. "Mon Père, lui dis-je, quels sont ces gros volumes qui tiennent tout ce côté de bibliothèque? - Ce sont, me dit-il, les interprètes de l'Ecriture. - Il y en a un grand nombre! lui repartis-je. Il faut que l'Ecriture fût bien obscure autrefois et bien claire à présent. Reste-t-il encore quelques doutes? Peut-il y avoir des points contestés? - S'il y en a, bon Dieu! s'il y en a! me répondit-il. Il y en a presque autant que de lignes. - Oui? lui dis-je. Et qu'ont donc fait tous ces auteurs? - Ces auteurs, me repartit-il, n'ont point cherché dans l'Ecriture ce qu'il faut croire, mais ce qu'ils croient eux-mêmes; ils ne l'ont point regardée comme un livre où étaient contenus les dogmes qu'ils devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l'autorité à leurs propres idées. C'est pour cela qu'ils en ont corrompu tous les sens et ont donné la torture à tous les passages. C'est un pays où les hommes de toutes les sectes font des descentes et vont comme au pillage; c'est un champ de bataille où les nations ennemies qui se rencontrent livrent bien des combats, où l'on s'attaque, où l'on s'escarmouche de bien des manières.

"Tout près de là, voyez les livres ascétiques ou de dévotion; ensuite, les livres de morale, bien plus utiles; ceux de théologie, doublement inintelligibles, et par la matière qui y est traitée, et par la manière de la traiter; les ouvrages des mystiques, c'est-à-dire des dévots qui ont le coeur tendre. - Ah! mon Père, lui dis-je, un moment. N'allez pas si vite. Parlez-moi de ces mystiques. - Monsieur, me dit-il, la dévotion échauffe un coeur disposé à la tendresse, et lui fait envoyer des esprits au cerveau, qui l'échauffent de même: d'où naissent les extases et les ravissements. Cet état est le délire de la dévotion. Souvent il se perfectionne, ou plutôt dégénère en quiétisme: vous savez qu'un quiétiste n'est autre chose qu'un homme fou, dévot et libertin.

"Voyez les casuistes, qui mettent au jour les secrets de la nuit, qui forment dans leur imagination tous les monstres que le démon d'amour peut produire, les rassemblent, les comparent, et en font l'objet éternel de leurs pensées: heureux si le coeur ne se met pas de la partie et ne devient pas lui-même complice de tant d'égarements si naïvement décrits et si nûment peints!

"Vous voyez, Monsieur, que je pense librement, et que je vous dis tout ce que je pense. Je suis naturellement naïf, et plus encore avec vous qui êtes un étranger, qui voulez savoir les choses, et les savoir telles qu'elles sont. Si je voulais, je ne vous parlerais de tout ceci qu'avec admiration; je vous dirais sans cesse: "Cela est divin, cela est respectable; il y a du merveilleux." Et il en arriverait de deux choses l'une, ou que je vous tromperais, ou que je me déshonorerais dans votre esprit."

Nous en restâmes là; une affaire qui survint au dervis rompit notre conversation jusques au lendemain.

De Paris, le 23 de la lune de Rhamazan 1719.

Lettre CXXXV. Rica au même

   Je revins à l'heure marquée, et mon homme me mena précisément à l'endroit où nous nous étions quittés. "Voici, me dit-il, les grammairiens, les glossateurs et les commentateurs. - Mon Père, lui dis-je, tous ces gens-là ne peuvent-ils pas se dispenser d'avoir du bon sens? - Oui, dit-il; ils le peuvent, et même il n'y paraît pas: leurs ouvrages n'en sont pas plus mauvais; ce qui est très commode pour eux. - Cela est vrai, lui dis-je, et je connais bien des philosophes qui feraient bien de s'appliquer à ces sortes de sciences.

"- Voilà, poursuivit-il, les orateurs, qui ont le talent de persuader indépendamment des raisons, et les géomètres, qui obligent un homme, malgré lui, d'être persuadé, et le convainquent avec tyrannie.

"Voici les livres de métaphysique, qui traitent de si grands intérêts, et dans lesquels l'infini se rencontre partout; les livres de physique, qui ne trouvent pas plus de merveilleux dans l'économie du vaste univers que dans la machine la plus simple de nos artisans; les livres de médecine, ces monuments de la fragilité de la nature et de la puissance de l'art, qui font trembler quand ils traitent des maladies même les plus légères, tant ils nous rendent la mort présente, mais qui nous mettent dans une sécurité entière quand ils parlent de la vertu des remèdes, comme si nous étions devenus immortels.

"Tout près de là, sont les livres d'anatomie, qui contiennent bien moins la description des parties du corps humain que les noms barbares qu'on leur a donnés: chose qui ne guérit ni le malade de son mal, ni le médecin de son ignorance.

"Voici la chimie, qui habite tantôt l'Hôpital et tantôt les Petites-Maisons, comme des demeures qui lui sont également propres.

"Voici les livres de science, ou plutôt d'ignorance occulte; tels sont ceux qui contiennent quelque espèce de diablerie: exécrables, selon la plupart des gens, pitoyables, selon moi. Tels sont encore les livres d'astrologie judiciaire. - Que dites-vous, mon Père? Les livres d'astrologie judiciaire! repartis-je avec feu. Et ce sont ceux dont nous faisons le plus de cas en Perse; ils règlent toutes les actions de notre vie, et nous déterminent dans toutes nos entreprises. Les astrologues sont proprement nos directeurs; ils font plus: ils entrent dans le gouvernement de l'Etat. - Si cela est, me dit-il, vous vivez sous un joug bien plus dur que celui de la raison. Voilà le plus étrange de tous les empires: je plains bien une famille, et encore plus une nation, qui se laisse si fort dominer par les planètes. - Nous nous servons, lui repartis-je, de l'astrologie comme vous vous servez de l'algèbre. Chaque nation a sa science, selon laquelle elle règle sa politique; tous les astrologues ensemble n'ont jamais fait tant de sottises en notre Perse qu'un seul de vos algébristes en a fait ici. Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soit pas une règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre faiseur de système? Si l'on comptait les voix là-dessus en France et en Perse, ce serait un beau sujet de triomphe pour l'astrologie; vous verriez les calculateurs bien humiliés. Quel accablant corollaire n'en pourrait-on pas tirer contre eux?"

Notre dispute fut interrompue, et il fallut nous quitter.

De Paris, le 26 de la lune de Rhamazan 1719.

Lettre CXXXVI. Rica au même

   Dans l'entrevue suivante, mon savant me mena dans un cabinet particulier. "Voici les livres d'histoire moderne, me dit-il. Voyez premièrement les histoires de l'Eglise et des papes, livres que je lis pour m'édifier, et qui font en moi souvent un effet tout contraire.

"Là, ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du formidable empire romain, qui s'était formé du débris de tant de monarchies, et sur la chute duquel il s'en forma aussi tant de nouvelles. Un nombre infini de peuples barbares, aussi inconnus que les pays qu'ils habitaient, parurent tout à coup, l'inondèrent, le ravagèrent, le dépecèrent, et fondèrent tous les royaumes que vous voyez à présent en Europe. Ces peuples n'étaient point proprement barbares, puisqu'ils étaient libres; mais ils le sont devenus depuis que, soumis pour la plupart à une puissance absolue, ils ont perdu cette douce liberté si conforme à la raison, à l'humanité et à la nature.

"Vous voyez ici les historiens de l'empire d'Allemagne qui n'est qu'une ombre du premier empire, mais qui est, je crois, la seule puissance qui soit sur la terre que la division n'a point affaiblie; la seule, je crois encore, qui se fortifie à mesure de ses pertes, et qui, lente à profiter des succès, devient indomptable par ses défaites.

"Voici les historiens de France, où l'on voit d'abord la puissance des rois se former, mourir deux fois, renaître de même, languir ensuite pendant plusieurs siècles; mais, prenant insensiblement des forces, accrue de toutes parts, monter à son dernier période: semblable à ces fleuves qui, dans leur course, perdent leurs eaux ou se cachent sous terre; puis, reparaissant de nouveau, grossis par les rivières qui s'y jettent, entraînent avec rapidité tout ce qui s'oppose à leur passage.

"Là, vous voyez la nation espagnole sortir de quelques montagnes; les princes mahométans subjugués aussi insensiblement qu'ils avaient rapidement conquis; tant de royaumes réunis dans une vaste monarchie, qui devint presque la seule: jusqu'à ce qu'accablée de sa propre grandeur et de sa fausse opulence, elle perdit sa force et sa réputation même et ne conserva que l'orgueil de sa première puissance.

"Ce sont ici les historiens d'Angleterre, où l'on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la discorde et de la sédition; le prince toujours chancelant sur un trône inébranlable; une nation impatiente, sage dans sa fureur même, et qui, maîtresse de la mer (chose inouïe jusqu'alors), mêle le commerce avec l'empire.

"Tout près de là sont les historiens de cette autre reine de la mer, la république de Hollande, si respectée en Europe et si formidable en Asie, où ses négociants voient tant de rois prosternés devant eux.

"Les historiens d'Italie vous représentent une nation autrefois maîtresse du monde, aujourd'hui esclave de toutes les autres; ses princes divisés et faibles, et sans autre attribut de souveraineté qu'une vaine politique.

"Voilà les historiens des républiques: de la Suisse, qui est l'image de la liberté; de Venise, qui n'a de ressources qu'en son économie; et de Gênes, qui n'est superbe que par ses bâtiments.

"Voici ceux du Nord et, entre autres, de la Pologne, qui use si mal de sa liberté et du droit qu'elle a d'élire ses rois, qu'il semble qu'elle veuille consoler par là les peuples ses voisins, qui ont perdu l'un et l'autre."

Là-dessus nous nous séparâmes jusques au lendemain.

De Paris, le 2 de la lune de Chalval 1719.  

Lettre CXXXVII. Rica au même

Le lendemain, il me mena dans un autre cabinet.

Ce sont ici les poètes, me dit-il, c'est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens et d'accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures. Vous les connaissez; ils ne sont pas rares chez les Orientaux, où le soleil plus ardent semble échauffer les imaginations mêmes.

"Voilà les poèmes épiques. - Eh! qu'est-ce que les poèmes épiques? - En vérité, me dit-il, je n'en sais rien; les connaisseurs disent qu'on n'en a jamais fait que deux, et que les autres qu'on donne sous ce nom ne le sont point; c'est aussi ce que je ne sais pas. Ils disent de plus qu'il est impossible d'en faire de nouveaux, et cela est encore plus surprenant.

"Voici les poètes dramatiques, qui, selon moi, sont les poètes par excellence et les maîtres des passions. Il y en a de deux sortes: les comiques, qui nous remuent si doucement, et les tragiques, qui nous troublent et nous agitent avec tant de violence.

"Voici les lyriques, que je méprise autant que j'estime les autres, et qui font de leur art une harmonieuse extravagance.

"On voit ensuite les auteurs des idylles et des églogues, qui plaisent même aux gens de cour par l'idée qu'ils leur donnent d'une certaine tranquillité qu'ils n'ont pas, et qu'ils leur montrent dans la condition des bergers.

"De tous les auteurs que nous avons vus, voici les plus dangereux: ce sont ceux qui aiguisent les épigrammes, qui sont de petites flèches déliées qui font une plaie profonde et inaccessible aux remèdes.

"Vous voyez ici les romans, dont les auteurs sont des espèces de poètes et qui outrent également le langage de l'esprit et celui du coeur: ils passent leur vie à chercher la nature et la manquent toujours, et leurs héros y sont aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures.

"- J'ai vu, lui dis-je, quelques-uns de vos romans, et, si vous voyiez les nôtres, vous en seriez encore plus choqué. Ils sont aussi peu naturels et, d'ailleurs, extrêmement gênés par nos moeurs: il faut dix années de passion avant qu'un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse. Cependant les auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces ennuyeux préliminaires. Or il est impossible que les incidents soient variés. On a recours à un artifice pire que le mal même qu'on veut guérir: c'est aux prodiges. Je suis sûr que vous ne trouverez pas bon qu'une magicienne fasse sortir une armée de dessous terre, qu'un héros, lui seul, en détruise une de cent mille hommes. Cependant voilà nos romans. Ces aventures froides et souvent répétées nous font languir, et ces prodiges extravagants nous révoltent."

De Paris, le 6 de la lune de Chalval 1719.

Lettre CXXXVIII. Ricca à Ibben, à Smyrne

  Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons: depuis trois ans, j'ai vu changer quatre fois de système sur les finances. On lève aujourd'hui les tributs, en Turquie et en Perse, comme les levaient les fondateurs de ces empires; il s'en faut bien qu'il en soit ici de même. Il est vrai que nous n'y mettons pas tant d'esprit que les Occidentaux: nous croyons qu'il n'y a pas plus de différence entre l'administration des revenus du prince et celle des biens d'un particulier, qu'il y en a entre compter cent mille tomans ou en compter cent. Mais il y a ici bien plus de finesse et de mystère. Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour; qu'ils enfantent sans cesse et avec douleur de nouveaux projets; qu'ils écoutent les avis d'une infinité de gens qui travaillent pour eux sans en être priés; qu'ils se retirent et vivent dans le fond d'un cabinet impénétrable aux grands et sacré aux petits; qu'ils aient toujours la tête remplie de secrets importants, de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux, et qu'absorbés dans les méditations, ils soient privés de l'usage de la parole, et quelquefois même de celui de la politesse.

Dès que le feu roi eut fermé les yeux, on pensa a établir une nouvelle administration. On sentait qu'on était mal, mais on ne savait comment faire pour être mieux. On ne s'était pas bien trouvé de l'autorité sans bornes des ministres précédents; on la voulut partager. On créa pour cet effet six ou sept conseils, et ce ministère est peut-être celui de tous qui a gouverné la France avec plus de sens. La durée en fut courte, aussi bien que celle du bien qu'il produisit.

La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux: N... prit le fer à la main, retrancha les chairs inutiles, et appliqua quelques remèdes topiques. Mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un étranger est venu, qui a entrepris cette cure: après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu son embonpoint, et il l'a seulement rendue bouffie.

Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n'avaient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près. L'étranger a tourné l'Etat comme un fripier tourne un habit: il fait paraître dessus ce qui était dessous; et ce qui était dessus, il le met à l'envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres!

Tout ceci produit souvent des choses bizarres. Les laquais qui avaient fait fortune sous le règne passé vantent aujourd'hui leur naissance: ils rendent à ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris qu'on avait pour eux il y a six mois; ils crient de toute leur force: "La noblesse est ruinée! Quel désordre dans l'Etat! Quelle confusion dans les rangs! On ne voit que des inconnus faire fortune!" Je te promets que ceux-ci prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que, dans trente ans, ces gens de qualité feront bien du bruit.

De Paris, le premier de la lune de Zilcadé 1720.

Lettre CXXXIX. Rica au même

  Voici un grand exemple de la tendresse conjugale, non seulement dans une femme, mais dans une reine. La reine de Suède, voulant à toute force associer le prince son époux à la couronne, pour aplanir toutes les difficultés, a envoyé aux états une déclaration par laquelle elle se désiste de la régence en cas qu'il soit élu.

Il y a soixante et quelques années qu'une autre reine, nommée Christine , abdiqua la couronne pour se donner tout entière à la philosophie. Je ne sais lequel de ces deux exemples nous devons admirer davantage.

Quoique j'approuve assez que chacun se tienne ferme dans le poste où la nature l'a mis, et que je ne puisse louer la faiblesse de ceux qui, se trouvant au-dessous de leur état, le quittent comme par une espèce de désertion, je suis cependant frappé de la grandeur d'âme de ces deux princesses, et de voir l'esprit de l'une et le coeur de l'autre supérieurs à leur fortune. Christine a songé à connaître dans le temps que les autres ne songent qu'à jouir, et l'autre ne veut jouir que pour mettre tout son bonheur entre les mains de son auguste époux.

De Paris, le 27 de la lune de Maharram 1720.

Lettre CXL. Rica à Usbek, à***

  Le parlement de Paris vient d'être relégué dans une petite ville qu'on appelle Pontoise . Le Conseil lui a envoyé enregistrer ou approuver une déclaration qui le déshonore, et il l'a enregistrée d'une manière qui déshonore le Conseil.

On menace d'un pareil traitement quelques parlements du royaume.

Ces compagnies sont toujours odieuses: elles n'approchent des rois que pour leur dire de tristes vérités, et, pendant qu'une foule de courtisans leur représentent sans cesse un peuple heureux sous leur gouvernement, elles viennent démentir la flatterie, et apporter aux pieds du trône les gémissements et les larmes dont elles sont dépositaires.

C'est un pesant fardeau, mon cher Usbek, que celui de la vérité, lorsqu'il faut la porter jusques aux princes. Ils doivent bien penser que ceux qui s'y déterminent y sont contraints, et qu'ils ne se résoudraient jamais à faire des démarches si tristes et si affligeantes pour ceux qui les font, s'ils n'y étaient forcés par leur devoir, leur respect, et même leur amour.

De Paris, le 21 de la lune de Gemmadi 1, 1720.

Lettre CXLI. Rica au même

J'irai te voir sur la fin de la semaine. Que les jours couleront agréablement avec toi!

Je fus présenté, il y a quelques jours, à une dame de la cour qui avait quelque envie de voir ma figure étrangère. Je la trouvai belle, digne des regards de notre monarque et d'un rang auguste dans le lieu sacré où son coeur repose.

Elle me fit mille questions sur les moeurs des Persans, et sur la manière de vivre des Persanes. Il me parut que la vie du sérail n'était pas de son goût, et qu'elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l'un et sans pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture, surtout celle des poètes et des romans, elle souhaita que je lui parlasse des nôtres. Ce que je lui en dis redoubla sa curiosité: elle me pria de lui faire traduire un fragment de quelques-uns de ceux que j'ai apportés. Je le fis et je lui envoyai quelques jours après un conte persan. Peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti.

Du temps de Cheik-Ali-Khan, il y avait en Perse une femme nommée Zuléma ; elle savait par coeur tout le saint Alcoran; il n'y avait point de dervis qui entendît mieux qu'elle les traditions des saints prophètes; les docteurs arabes n'avaient rien de si mystérieux qu'elle n'en comprît tous les sens; et elle joignait à tant de connaissances un certain caractère d'esprit enjoué, qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux à qui elle parlait, ou les instruire.

Un jour qu'elle était avec ses compagnes dans une des salles du sérail, une d'elles lui demanda ce qu'elle pensait de l'autre vie, et si elle ajoutait foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le paradis n'est fait que pour les hommes.

"C'est le sentiment commun, leur dit-elle; il n'y a rien que l'on n'ait fait pour dégrader notre sexe. Il y a même une nation répandue par toute la Perse, qu'on appelle la nation juive , qui soutient, par l'autorité de ses livres sacrés, que nous n'avons point d'âme.

"Ces opinions si injurieuses n'ont d'autre origine que l'orgueil des hommes, qui veulent porter leur supériorité au-delà même de leur vie, et ne pensent pas que, dans le grand jour, toutes les créatures paraîtront devant Dieu comme le néant, sans qu'il y ait entre elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.

"Dieu ne se bornera point dans ses récompenses; et comme les hommes qui auront bien vécu et bien usé de l'empire qu'ils ont ici-bas sur nous, seront dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un mortel les avait vues, il se donnerait aussitôt la mort dans l'impatience d'en jouir, aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles seront enivrées d'un torrent de voluptés avec des hommes divins qui leur seront soumis: chacune d'elles aura un sérail dans lequel ils seront enfermés, et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.

"J'ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu'un homme nommé Ibrahim était d'une jalousie insupportable. Il avait douze femmes extrêmement belles, qu'il traitait d'une manière très dure: il ne se fiait plus à ses eunuques ni aux murs de son sérail; il les tenait presque toujours sous la clef, enfermées dans leur chambre, sans qu'elles pussent se voir ni se parler: car il était même jaloux d'une amitié innocente. Toutes ses actions prenaient la teinture de sa brutalité naturelle; jamais une douce parole ne sortit de sa bouche, et jamais il ne fit le moindre signe qui n'ajoutât quelque chose à la rigueur de leur esclavage.

"Un jour qu'il les avait toutes assemblées dans une salle de son sérail, une d'entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais naturel. Quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, lui dit-elle, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr. Nous sommes si malheureuses que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un changement. D'autres, à ma place, souhaiteraient votre mort; je ne souhaite que la mienne; et, ne pouvant espérer d'être séparée de vous que par là, il me sera encore bien doux d'en être séparée." Ce discours, qui aurait dû le toucher, le fit entrer dans une furieuse colère; il tira son poignard et le lui plongea dans le sein. "Mes chères compagnes, dit-elle d'une voix mourante, si le ciel a pitié de ma vertu, vous serez vengées." A ces mots, elle quitta cette vie infortunée pour aller dans le séjour des délices où les femmes qui ont bien vécu jouissent d'un bonheur qui se renouvelle toujours.

"D'abord elle vit une prairie riante, dont la verdure était relevée par les peintures des fleurs les plus vives; un ruisseau, dont les eaux étaient plus pures que le cristal, y faisait un nombre infini de détours. Elle entra ensuite dans des bocages charmants, dont le silence n'était interrompu que par le doux chant des oiseaux. De magnifiques jardins se présentèrent ensuite: la nature les avait ornés avec sa simplicité et toute sa magnificence. Elle trouva enfin un palais superbe, préparé pour elle et rempli d'hommes célestes destinés à ses plaisirs.

"Deux d'entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabiller; d'autres la mirent dans le bain et la parfumèrent des plus délicieuses essences. On lui donna ensuite des habits infiniment plus riches que les siens. Après quoi, on la mena dans une grande salle, où elle trouva un feu fait avec des bois odoriférants, et une table couverte des mets les plus exquis. Tout semblait concourir au ravissement de ses sens: elle entendait, d'un côté, une musique d'autant plus divine qu'elle était plus tendre; de l'autre, elle ne voyait que des danses de ces hommes divins, uniquement occupés à lui plaire. Cependant tant de plaisirs ne devaient servir qu'à la conduire insensiblement à des plaisirs plus grands. On la mena dans sa chambre, et, après l'avoir encore une fois déshabillée, on la porta dans un lit superbe, où deux hommes d'une beauté charmante la reçurent dans leurs bras. C'est pour lors qu'elle fut enivrée, et que ses ravissements passèrent même ses désirs. "Je suis toute hors de moi, leur disait-elle; je croirais mourir, si je n'étais sûre de mon immortalité. C'est en trop, laissez-moi: je succombe sous la violence des plaisirs. Oui, vous rendez un peu le calme à mes sens, je commence à respirer et à revenir à moi-même. D'où vient que l'on a ôté les flambeaux? Que ne puis-je a présent considérer votre beauté divine? Que ne puis-je voir... Mais pourquoi voir? Vous me faites rentrer dans mes premiers transports. O dieux! que ces ténèbres sont aimables! Quoi! Je serai immortelle, et immortelle avec vous? Je serai...

Non, je vous demande grâce: car je vois bien que vous êtes gens à n'en demander jamais."

"Après plusieurs commandements réitérés, elle fut obéie; mais elle ne le fut que lorsqu'elle voulut l'être bien sérieusement. Elle se reposa languissamment, et s'endormir dans leurs bras. Deux moments de sommeil réparèrent sa lassitude; elle reçut deux baisers qui l'enflammèrent soudain et lui firent ouvrir les yeux. "Je suis inquiète, dit-elle: je crains que vous ne m'aimiez plus." C'était un doute dans lequel elle ne voulait pas rester longtemps: aussi eut-elle avec eux tous les éclaircissements qu'elle pouvait désirer. "Je suis désabusée, s'écria-t-elle. Pardon, pardon! Je suis sûre de vous. Vous ne me dites rien, mais vous prouvez mieux que tout ce que vous me pourriez dire. Oui, oui! Je vous le confesse, on n'a jamais tant aimé. Mais quoi! vous vous disputez tous deux l'honneur de me persuader! Ah! si vous vous disputez, si vous joignez l'ambition au plaisir de ma défaite, je suis perdue: vous serez tous deux vainqueurs, il n'y aura que moi de vaincue, mais je vous vendrai bien cher la victoire."

"Tout ceci ne fut interrompu que par le jour. Ses fidèles et aimables domestiques entrèrent dans sa chambre, et firent lever ces deux jeunes hommes, que deux vieillards ramenèrent dans les lieux où ils étaient gardés pour ses plaisirs. Elle se leva ensuite, et parut d'abord à cette cour idolâtre dans les charmes d'un déshabillé simple, et ensuite couverte des plus somptueux ornements. Cette nuit l'avait embellie: elle avait donné de la vie à son teint et de l'expression à ses grâces. Ce ne fut pendant tout le jour que danses, que concerts, que festins, que jeux, que promenades, et l'on remarquait qu'Anaïs se dérobait de temps en temps et volait vers ses deux jeunes héros. Après quelques précieux instants d'entrevue, elle revenait vers la troupe qu'elle avait quittée, toujours avec un visage plus serein. Enfin, sur le soir, on la perdit tout à fait: elle alla s'enfermer dans le sérail, où elle voulait, disait-elle, faire connaissance avec ces captifs immortels qui devaient à jamais vivre avec elle. Elle visita donc les appartements de ces lieux les plus reculés et les plus charmants, où elle compta cinquante esclaves d'une beauté miraculeuse: elle erra toute la nuit de chambre en chambre, recevant partout des hommages toujours différents et toujours les mêmes.

"Voilà comment l'immortelle Anaïs passait sa vie, tantôt dans des plaisirs éclatants, tantôt dans des plaisirs solitaires; admirée d'une troupe brillante, ou bien aimée d'un amant éperdu. Souvent elle quittait le palais enchanté pour aller dans une grotte champêtre; les fleurs semblaient naître sous ses pas, et les jeux se présentaient en foule au-devant d'elle.

"Il y avait plus de huit jours qu'elle était dans cette demeure heureuse, que, toujours hors d'elle-même, elle n'avait pas fait une seule réflexion: elle avait joui de son bonheur sans le connaître, et sans avoir eu un seul de ces moments tranquilles où l'âme se rend, pour ainsi dire, compte à elle-même, et s'écoute dans le silence des passions.

"Les bienheureux ont des plaisirs si vifs qu'ils peuvent rarement jouir de cette liberté d'esprit. C'est pour cela qu'attachés invinciblement aux objets présents, ils perdent entièrement la mémoire des choses passées et n'ont plus aucun souci de ce qu'ils ont connu ou aimé dans l'autre vie.

"Mais Anaïs, dont l'esprit était vraiment philosophe, avait passé presque toute sa vie à méditer; elle avait poussé ses réflexions beaucoup plus loin qu'on n'aurait dû l'attendre d'une femme laissée à elle-même. La retraite austère que son mari lui avait fait garder ne lui avait laissé que cet avantage. C'est cette force d'esprit qui lui avait fait mépriser la crainte dont ses compagnes étaient frappées, et la mort, qui devait être la fin de ses peines et le commencement de sa félicité.

"Ainsi elle sortit peu à peu de l'ivresse des plaisirs, et s'enferma seule dans un appartement de son palais. Elle se laissa aller à des réflexions bien douces sur sa condition passée et sur sa félicité présente; elle ne put s'empêcher de s'attendrir sur le malheur de ses compagnes: on est sensible à des tourments que l'on a partagés. Anaïs ne se tint pas dans les simples bornes de la compassion: plus tendre envers ces infortunées, elle se sentit portée à les secourir.

"Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui étaient auprès d'elle, de prendre la figure de son mari, d'aller dans son sérail, de s'en rendre maître, de l'en chasser, et d'y rester à sa place jusqu'à ce qu'elle le rappelât.

"L'exécution fut prompte: il fendit les airs, arriva à la porte du sérail d'Ibrahim, qui n'y était pas. Il frappe; tout lui est ouvert: les eunuques tombent à ses pieds; il vole vers les appartements où les femmes d'Ibrahim étaient enfermées: il avait, en passant, pris les clefs dans la poche de ce jaloux, à qui il s'était rendu invisible. Il entre, et les surprend d'abord par son air doux et affable; et, bientôt après, il les surprend davantage par ses empressements et par la rapidité de ses entreprises. Toutes eurent leur part de l'étonnement, et elles l'auraient pris pour un songe, s'il y eût eu moins de réalité.

"Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail, Ibrahim heurte, se nomme, tempête et crie. Après avoir essuyé bien des difficultés, il entre et jette les eunuques dans un désordre extrême. Il marche à grands pas; mais il recule en arrière et tombe comme des nues, quand il voit le faux Ibrahim, sa véritable image, dans toutes les libertés d'un maître. Il crie au secours: il veut que les eunuques lui aident à tuer cet imposteur; mais il n'est pas obéi. Il n'a plus qu'une bien faible ressource: c'est de s'en rapporter au jugement de ses femmes. Dans une heure, le faux Ibrahim avait séduit tous ses juges. L'autre est chassé et traîné indignement hors du sérail; et il aurait reçu la mort mille fois, si son rival n'avait ordonné qu'on lui sauvât la vie. Enfin le nouvel Ibrahim, resté maître du champ de bataille, se montra de plus en plus digne d'un tel choix, et se signala par des miracles jusqu'alors inconnus.

"Vous ne ressemblez pas à Ibrahim, disaient ces femmes. - Dites, dites plutôt que cet imposteur ne me ressemble pas, disait le triomphant Ibrahim. Comment faut-il faire pour être votre époux, si ce que je fais ne suffit pas? - Ah! nous n'avons garde de douter, dirent les femmes. Si vous n'êtes pas Ibrahim, il nous suffit que vous ayez si bien mérité de l'être; vous êtes plus Ibrahim en un jour qu'il ne l'a été dans le cours de dix années. - Vous me promettez donc, reprit-il, que vous vous déclarerez en ma faveur contre cet imposteur? - N'en doutez pas, dirent-elles d'une commune voix: nous vous jurons une fidélité éternelle; nous n'avons été que trop longtemps abusées: le traître ne soupçonnait point notre vertu; il ne soupçonnait que sa faiblesse. Nous voyons bien que les hommes ne sont point faits comme lui; c'est à vous sans doute qu'ils ressemblent. Si vous saviez combien vous nous le faites haïr! - Ah! Je vous donnerai souvent de nouveaux sujets de haine, reprit le faux Ibrahim: vous ne connaissez point encore tout le tort qu'il vous a fait. - Nous jugeons de son injustice par la grandeur de votre vengeance, reprirent-elles. - Oui, vous avez raison, dit l'homme divin - j'ai mesuré l'expiation au crime; je suis bien aise que vous soyez contentes de ma manière de punir. - Mais, dirent ces femmes, si cet imposteur revient, que ferons-nous? - Il lui serait, je crois, difficile de vous tromper, répondit-il; dans la place que j'occupe auprès de vous, on ne se soutient guère par la ruse; et, d'ailleurs, je l'enverrai si loin, que vous n'entendrez plus parler de lui. Pour lors, je prendrai sur moi le soin de votre bonheur: je ne serai point jaloux; je saurai m'assurer de vous sans vous gêner; j'ai assez bonne opinion de mon mérite pour croire que vous me serez fidèles. Si vous n'étiez pas vertueuses avec moi, avec qui le seriez-vous?"

"Cette conversation dura longtemps entre lui et ces femmes, qui, plus frappées de la différence des deux Ibrahim que de leur ressemblance, ne songeaient pas même à se faire éclaircir de tant de merveilles. Enfin le mari désespéré revint encore les troubler: il trouva toute sa maison dans la joie et ses femmes plus incrédules que jamais. La place n'était pas tenable pour un jaloux: il sortit furieux, et un instant après le faux Ibrahim le suivit, le prit, le transporta dans les airs, et le laissa à deux mille lieues de là.

"O dieux! dans quelle désolation se trouvèrent ces femmes dans l'absence de leur cher Ibrahim! Déjà leurs eunuques avaient repris leur sévérité naturelle; toute la maison était en larmes; elles s'imaginaient quelquefois que tout ce qui leur était arrivé n'était qu'un songe; elles se regardaient toutes les unes les autres, et se rappelaient les moindres circonstances de ces étranges aventures. Enfin le céleste Ibrahim revint, toujours plus aimable; il leur parut que son voyage n'avait pas été pénible. Le nouveau maître prit une conduite si opposée à celle de l'autre qu'elle surprit tous les voisins. Il congédia les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde; il ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C'était une chose singulière de les voir dans les festins parmi des hommes, aussi libres qu'eux. Ibrahim crut avec raison que les coutumes du pays n'étaient pas faites pour des citoyens comme lui. Cependant il ne se refusait aucune dépense: il dissipa avec une immense profusion les biens du jaloux, qui, de retour trois ans après des pays lointains où il avait été transporté, ne trouva plus que ses femmes et trente-six enfants.

De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1720.

Lettre CXLII. Rica à Usbek, à***

Voici une lettre que je reçus hier d'un savant; elle te paraîtra singulière:

MONSIEUR,

Il y a six mois que j'ai recueilli la succession d'un oncle très riche, qui m'a laissé cinq ou six cent mille livres et une maison superbement meublée. Il y a plaisir d'avoir du bien, lorsqu'on en sait faire un bon usage. Je n'ai point d'ambition, ni de goût pour les plaisirs: je suis presque toujours enfermé dans un cabinet, où je mène la vie d'un savant; c'est dans ce lieu que l'on trouve un curieux amateur de la vénérable antiquité.

Lorsque mon oncle eut fermé les yeux, j'aurais fort souhaité de le faire enterrer avec les cérémonies observées par les anciens Grecs et Romains; mais je n'avais pour lors ni lacrymatoires, ni urnes, ni lampes antiques.

Mais, depuis, je me suis bien pourvu de ces précieuses raretés. Il y a quelques jours que je vendis ma vaisselle d'argent pour acheter une lampe de terre qui avait servi à un philosophe stoïcien. Je me suis défait de toutes les glaces dont mon oncle avait couvert presque tous les murs de ses appartements, pour avoir un petit miroir, un peu fêlé, qui fut autrefois à l'usage de Virgile: je suis charmé d'y voir ma figure représentée au lieu de celle du Cygne de Mantoue. Ce n'est pas tout: j'ai acheté cent louis d'or cinq ou six pièces d'une monnaie de cuivre qui avait cours il y a deux mille ans. Je ne sache pas avoir à présent dans ma maison un seul meuble qui n'ait été fait avant la décadence de l'empire. J'ai un petit cabinet de manuscrits fort précieux et fort chers. Quoique je me tue la vue à les lire, j'aime beaucoup mieux m'en servir que des exemplaires imprimés, qui ne sont pas si corrects, et que tout le monde a entre les mains. Quoique je ne sorte presque jamais, je ne laisse pas d'avoir une passion démesurée de connaître tous les anciens chemins qui étaient du temps des Romains. Il y en a un qui est près de chez moi, qu'un proconsul des Gaules fit faire, il y a environ douze cents ans; lorsque je vais à ma maison de campagne, je ne manque jamais d'y passer, quoiqu'il soit très incommode, et qu'il m'allonge de plus d'une lieue. Mais ce qui me fait enrager, c'est qu'on y a mis des poteaux de bois de distance en distance pour marquer l'éloignement des villes voisines: je suis désespéré de voir ces misérables indices, au lieu des colonnes milliaires qui y étaient autrefois; je ne doute pas que je ne les fasse rétablir par mes héritiers, et que je ne les engage à cette dépense par mon testament. Si vous avez, Monsieur, quelque manuscrit persan, vous me ferez plaisir de m'en accommoder; je vous le paierai tout ce que vous voudrez, et je vous donnerai par-dessus le marché quelques ouvrages de ma façon, par lesquels vous verrez que je ne suis point un membre inutile de la république des lettres. Vous y remarquerez entre autres une dissertation où je fais voir que la couronne dont on se servait autrefois dans les triomphes était de chêne, et non pas de laurier. Vous en admirerez une autre où je prouve, par de doctes conjectures tirées des plus graves auteurs grecs, que Cambyse fut blessé à la jambe gauche, et non pas à la droite; une autre où je démontre qu'un petit front était une beauté très recherchée par les Romains. Je vous enverrai encore un volume in-quarto, en forme d'explication d'un vers du sixième livre de l'Enéide de Virgile. Vous ne recevrez tout ceci que dans quelques jours, et, quant à présent, je me contente de vous envoyer ce fragment d'un ancien mythologiste grec qui n'avait point paru jusques ici, et que j'ai découvert dans la poussière d'une bibliothèque.

Je vous quitte pour une affaire importante que j'ai sur les bras: il s'agit de restituer un beau passage de Pline le naturaliste, que les copistes du cinquième siècle ont étrangement défiguré.

Je suis, etc.

FRAGMENT D'UN ANCIEN MYTHOLOGISTE

Dans une île près des Orcades, il naquit un enfant qui avait pour père Eole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie. On dit de lui qu'il apprit tout seul à compter avec ses doigts, et que, dès l'âge de quatre ans, il distinguait si parfaitement les métaux que, sa mère ayant voulu lui donner une bague de laiton au lieu d'une d'or, il reconnut la tromperie, et la jeta par terre.

Dès qu'il fut grand, son père lui apprit le secret d'enfermer les vents dans des outres, qu'il vendait ensuite à tous les voyageurs. Mais, comme la marchandise n'était pas fort prisée dans son pays, il le quitta et se mit à courir le monde en compagnie de l'aveugle dieu du hasard.

Il apprit dans ses voyages que, dans la Bétique, l'or reluisait de toutes parts; cela fit qu'il y précipita ses pas. Il y fut fort mal reçu de Saturne, qui régnait pour lors. Mais ce dieu ayant quitté la terre, il s'avisa d'aller dans tous les carrefours, où il criait sans cesse d'une voix rauque: "Peuples de Bétique, vous croyez être riches parce que vous avez de l'or et de l'argent. Votre erreur me fait pitié. Croyez-moi, quittez le pays des vils métaux; venez dans l'empire de l'imagination, et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes." Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu'il avait apportées, et il distribua de sa marchandise à qui en voulut.

Le lendemain, il revint dans les mêmes carrefours, et il s'écria: "Peuples de Bétique, voulez-vous être riches? Imaginez-vous que je le suis beaucoup, et que vous l'êtes beaucoup aussi ; mettez-vous tous les matins dans l'esprit que votre fortune a doublé pendant la nuit; levez-vous ensuite; et, si vous avez des créanciers, allez les payer de ce que vous aurez imaginé, et dites-leur d'imaginer à leur tour."

Il reparut quelques jours après, et il parla ainsi: "Peuples de Bétique, je vois bien que votre imagination n'est pas si vive que les premiers jours. Laissez-vous conduire à la mienne. Je mettrai tous les matins devant vos yeux un écriteau qui sera pour vous la source des richesses; vous n'y verrez que quatre paroles, mais elles seront bien significatives: car elles régleront la dot de vos femmes, la légitime de vos enfants, le nombre de vos domestiques. Et quant à vous, dit-il à ceux de la troupe qui étaient le plus près de lui, quant à vous, mes chers enfants (Je puis vous appeler de ce nom: car vous avez reçu de moi une seconde naissance), mon écriteau décidera de la magnificence de vos équipages, de la somptuosité de vos festins, du nombre et de la pension de vos maîtresses."

A quelques jours de là, il arriva dans le carrefour tout essoufflé, et, transporté de colère, il s'écria: "Peuples de Bétique, je vous avais conseillé d'imaginer, et je vois que vous ne le faites pas. Eh bien! à présent, je vous l'ordonne." Là-dessus il les quitta brusquement; mais la réflexion le rappela sur ses pas. "J'apprends que quelques-uns de vous sont assez détestables pour conserver leur or et leur argent. Encore passe pour l'argent; mais pour de l'or... pour de l'or... Ah! cela me met dans une indignation... Je jure, par mes outres sacrées, que, s'ils ne viennent pas me l'apporter, je les punirai sévèrement." Puis il ajouta d'un air tout à fait persuasif: "Croyez-vous que ce soit pour garder ces misérables métaux que je vous les demande? Une marque de ma candeur, c'est que, lorsque vous me les apportâtes, il y a quelques jours, je vous en rendis sur-le-champ la moitié."

Le lendemain, on l'aperçut de loin, et on le vit s'insinuer avec une voix douce et flatteuse: "Peuples de Bétique, j'apprends que vous avez une partie de vos trésors dans les pays étrangers. Je vous prie, faites-les-moi venir: vous me ferez plaisir, et je vous en aurai une reconnaissance éternelle."

Le fils d'Eole parlait à des gens qui n'avaient pas grande envie de rire; ils ne purent pourtant s'en empêcher: ce qui fit qu'il s'en retourna bien confus. Mais, reprenant courage, il hasarda encore une petite prière: "Je sais que vous avez des pierres précieuses. Au nom de Jupiter, défaites-vous-en: rien ne vous appauvrit comme ces sortes de choses. Défaites-vous-en, vous dis-je. Si vous ne le pouvez pas par vous-mêmes, je vous donnerai des hommes d'affaires excellents. Que de richesses vont couler chez vous, si vous faites ce que je vous conseille! Oui, je vous promets tout ce qu'il y a de plus pur dans mes outres."

Enfin, il monta sur un tréteau, et, prenant une voix assurée, il dit: "Peuples de Bétique, j'ai comparé l'heureux état dans lequel vous êtes, avec celui où je vous trouvai lorsque j'arrivai ici: je vous vois le plus riche peuple de la terre; mais, pour achever votre fortune, souffrez que je vous ôte la moitié de vos biens." A ces mots, d'une aile légère, le fils d'Eole disparut, et laissa ses auditeurs dans une consternation inexprimable; ce qui fit qu'il revint le lendemain, et parla ainsi: "Je m'aperçus hier que mon discours vous déplut extrêmement. Eh bien! prenez que je ne vous aie rien dit. Il est vrai, la moitié, c'est trop: il n'y a qu'à prendre d'autres expédients pour arriver au but que je me suis proposé: assemblons nos richesses dans un même endroit; nous le pouvons facilement: car elles ne tiennent pas un gros volume." Aussitôt il en disparut les trois quarts.

De Paris, le 9 de la lune de Chahban 1720.  

Lettre CXLIII. Rica à Nathanaël Lévi, médecin juif à Livourne

   Tu me demandes ce que je pense de la vertu des amulettes et de la puissance des talismans. Pourquoi t'adresses-tu à moi? Tu es juif, et je suis mahométan; c'est-à-dire que nous sommes tous deux bien crédules.

Je porte toujours sur moi plus de deux mille passages du saint Alcoran; j'attache à mes bras un petit paquet où sont écrits les noms de plus de deux cents dervis; ceux d'Ali, de Fatmé et de tous les Purs, sont cachés en plus de vingt endroits de mes habits.

Cependant je ne désapprouve point ceux qui rejettent cette vertu que l'on attribue à de certaines paroles: il nous est bien plus difficile de répondre à leurs raisonnements qu'à eux de répondre à nos expériences.

Je porte tous ces chiffons sacrés par une longue habitude, pour me conformer à une pratique universelle; je crois que, s'ils n'ont pas plus de vertu que les bagues et les autres ornements dont on se pare, ils n'en ont pas moins. Mais, toi, tu mets toute ta confiance sur quelques lettres mystérieuses, et, sans cette sauvegarde, tu serais dans un effroi continuel.

Les hommes sont bien malheureux! Ils flottent sans cesse entre de fausses espérances et des craintes ridicules; et, au lieu de s'appuyer sur la raison, ils se font des monstres qui les intimident, ou des fantômes qui les séduisent.

Quel effet veux-tu que produise l'arrangement de certaines lettres? Quel effet veux-tu que leur dérangement puisse troubler? Quelle relation ont-elles avec les vents, pour apaiser les tempêtes; avec la poudre à canon, pour en vaincre l'effort; avec ce que les médecins appellent l'humeur peccante et la cause morbifique des maladies, pour les guérir?

Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que ceux qui fatiguent leur raison pour lui faire rapporter de certains événements à des vertus occultes, n'ont pas un moindre effort à faire pour s'empêcher d'en voir la véritable cause.

Tu me diras que de certains prestiges ont fait gagner une bataille; et, moi, je te dirai qu'il faut que tu t'aveugles pour ne pas trouver dans la situation du terrain, dans le nombre ou dans le courage des soldats, dans l'expérience des capitaines, des causes suffisantes pour produire cet effet dont tu veux ignorer la cause.

je te passe pour un moment qu'il y ait des prestiges. Passe-moi à mon tour, pour un moment, qu'il n'y en ait point: car cela n'est pas impossible. Ce que tu M'accordes n'empêche pas que les deux armées ne puissent se battre. Veux-tu que, dans ce cas-là, aucune des deux ne puisse remporter la victoire? Crois-tu que leur sort restera incertain jusques à ce qu'une puissance invisible vienne le déterminer; que tous les coups seront perdus, toute la prudence vaine, et tout le courage inutile? Penses-tu que la mort, dans ces occasions, rendue présente de mille manières, ne puisse pas produire dans les esprits ces terreurs paniques que tu as tant de peine à expliquer? Veux-tu que, dans une armée de cent mille hommes, il ne puisse pas y avoir un seul homme timide? Crois-tu que le découragement de celui-ci ne puisse pas produire le découragement d'un autre; que le second, qui quitte un troisième, ne lui fasse pas bientôt abandonner un quatrième? Il n'en faut pas davantage pour que le désespoir de vaincre saisisse soudain toute une armée et la saisisse d'autant plus facilement qu'elle se trouve plus nombreuse.

Tout le monde sait et tout le monde sent que les hommes, comme toutes les créatures qui tendent à conserver leur être, aiment passionnément la vie. On sait cela en général, et on cherche pourquoi, dans une certaine occasion particulière, ils ont craint de la perdre!

Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient remplis de ces terreurs paniques ou surnaturelles, je n'imagine rien de si frivole, parce que, pour s'assurer qu'un effet, qui peut être produit par cent mille causes naturelles, est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n'a agi; ce qui est impossible.

Je ne t'en dirai pas davantage, Nathanaël; il me semble que la matière ne mérite pas d'être si sérieusement traitée.

De Paris, le 20 de la lune de Chahban 1720.

P.-S. - Comme je finissais, j'ai entendu crier dans la rue une lettre d'un médecin de province à un médecin de Paris (car ici toutes les bagatelles s'impriment, se publient, et s'achètent); j'ai cru que je ferais bien de te l'envoyer, parce qu'elle a du rapport à notre sujet. Il y a bien des choses que je n'entends pas: mais toi qui es médecin, tu dois entendre le langage de tes confrères.

Lettre d'un médecin de province à un médecin de Paris

Il y avait dans notre ville un malade qui ne dormait point depuis trente-cinq jours. Son médecin lui ordonna l'opium; mais il ne pouvait se résoudre à le prendre, et il avait la coupe à la main qu'il était plus indéterminé que jamais. Enfin il dit à son médecin: "Monsieur, je vous demande seulement quartier jusqu'à demain: je connais un homme qui n'exerce pas la médecine, mais qui a chez lui un nombre innombrable de remèdes contre l'insomnie. Souffrez que je l'envoie quérir, et, si je ne dors pas cette nuit, je vous promets que je reviendrai à vous." Le médecin congédié, le malade fit fermer les rideaux, et dit à un petit laquais: "Tiens, va-t'en chez M. Anis ,et dis-lui qu'il vienne me parler." M. Anis arrive. "Mon cher monsieur Anis, je me meurs: je ne puis dormir. N'auriez-vous point dans votre boutique la C. du G. ou bien quelque livre de dévotion, composé par un R.P.J., que vous n'avez pas pu vendre? Car souvent les remèdes les plus gardés sont les meilleurs. - Monsieur, dit le libraire, j'ai chez moi La Cour sainte du père Caussin, en six volumes, à votre service; je vais vous l'envoyer; je souhaite que vous vous en trouviez bien. Si vous voulez les oeuvres du révérend père Rodriguez, jésuite espagnol, ne vous en faites faute. Mais, croyez-moi, tenons-nous-en au père Caussin: j'espère, avec l'aide de Dieu, qu'une période du père Caussin vous fera autant d'effet qu'un feuillet tout entier de La C. du G." Là-dessus M. Anis sortit et courut chercher le remède à sa boutique. La Cour sainte arrive; on en secoue la poudre; le fils du malade, jeune écolier, commence à la lire. Il en sentit le premier l'effet: à la seconde page, il ne prononçait plus que d'une voix mal articulée, et déjà toute la compagnie se sentait affaiblie. Un instant après, tout ronfla, excepté le malade, qui, après avoir été longtemps éprouvé, s'assoupit à la fin.

Le médecin arrive de grand matin: "Eh bien! a-t-on pris mon opium?" On ne lui répond rien: la femme, la fille, le petit garçon, tous transportés de joie, lui montrent le père Caussin. Il demande ce que c'est.

On lui dit: "Vive le père Caussin! Il faut l'envoyer relier. Qui l'eût dit? Qui l'eût cru? C'est un miracle! Tenez, Monsieur, voyez donc le père Caussin; c'est ce volume-là qui a fait dormir mon père." Et là-dessus on lui expliqua la chose comme elle s'était passée.

Le médecin était un homme subtil, rempli des mystères de la Cabale et de la puissance des paroles et des esprits. Cela le frappa, et, après plusieurs réflexions, il résolut de changer absolument sa pratique. "Voilà un fait bien singulier, dit-il. Je tiens une expérience; il faut la pousser plus loin. Et pourquoi un esprit ne pourrait-il pas transmettre à son ouvrage les mêmes qualités qu'il a lui-même? Ne le voyons-nous pas tous les jours? Au moins cela vaut-il bien la peine de l'essayer. Je suis las des apothicaires: leurs sirops, leurs juleps et toutes les drogues galéniques ruinent les malades et leur santé. Changeons de méthode; éprouvons la vertu des esprits." Sur cette idée, il dressa une nouvelle pharmacie, comme vous allez voir par la description que je vous vais faire des principaux remèdes qu'il mit en pratique:

Tisane purgative.

"Prenez trois feuilles de la Logique d'Aristote en grec, deux feuilles d'un traité de théologie scolastique le plus aigu (comme, par exemple, du subtil Scot), quatre de Paracelse, une d'Avicenne , six d'Averroès, trois de Porphyre, autant de Plotin, autant de Jamblique. Faites infuser le tout pendant vingt-quatre heures, et prenez-en quatre prises par jour."

Purgatif plus violent.

"Prenez dix A... du C... concernant la B... et la C... des I...; faites-les distiller au bain-marie; mortifiez une goutte de l'humeur âcre et piquante qui en viendra dans un verre d'eau commune; avalez le tout avec confiance."

Vomitif.

"Prenez, six harangues, une douzaine d'oraisons funèbres indifféremment, prenant garde pourtant de ne point se servir de celles de M. de N., un recueil de nouveaux opéras, cinquante romans, trente mémoires nouveaux; mettez le tout dans un matras, laissez-le en digestion pendant deux jours, Puis faites-le distiller au feu de sable.

"Et, si tout cela ne suffit pas:

Autre plus puissant.

"Prenez une feuille de papier marbré qui ait servi à couvrir un recueil de pièces des J. F.; faites-la infuser l'espace de trois minutes; faites chauffer une cuillerée de cette infusion; et avalez."

Remède très simple pour guérir de l'asthme.

"Lisez tous les ouvrages du révérend père Maimbourg, ci-devant jésuite, prenant garde de ne vous arrêter qu'à la fin de chaque période, et vous sentirez la faculté de respirer vous revenir peu à peu, sans qu'il soit besoin de réitérer le remède."

Pour préserver de la gale, grattelle, teigne, farcin des chevaux.

"Prenez trois catégories d'Aristote, deux degrés métaphysiques, une distinction, six vers de Chapelain, une phrase tirée des lettres de M. l'abbé de Saint-Cyran, écrivez le tout sur un morceau de papier, que vous plierez, attacherez à un ruban, et porterez au col."

Miraculum chymicum de violenta fermentatione

cum fumo, igne et flamma.

"Misce Quesnellianam infusionem, cum infusions Lallemaniana; fiat fermentatio cum magna vi, impetu et tonitru, acidis pugnantibus et invicem penetrantibus alcalines sales; fiet evaporatio ardentium spirituum. Pone liquorem fermentatum in alambico: nihil inde extrahes et nihil invenies, nisi caput mortuum."

Lenitivum.

"Recipe Molinae anodyni chartas duas; Escobatis relaxativi paginas sex; Vasquii emollientis folium unum; infunde in aquae communis lib. iiij. Ad consumptionem dimidiae partis colentur et exprimantur; et in expressions dissolve Bauni detersivi et Tamburini abluentis folia iij.

"Fiat clister."

In chlorosim, quam vulgus "pallidos colores"

aut "febrim amatoriam" appellat.

"Recipe Aretini figuras quatuor; R. Thomae Sanchii De Matrimonio folia ij. Infundantur in aquae communis libras quinque.

"Fiat ptisana aperiens."

Voilà les drogues que notre médecin mit en pratique avec un succès imaginable. Il ne voulait pas, disait-il, pour ne pas ruiner ses malades, employer des remèdes rares, et qui ne se trouvent presque point; comme, par exemple, une épître dédicatoire qui n'ait fait bâiller personne; une préface trop courte; un mandement fait par un évêque; et l'ouvrage d'un janséniste mérité par un janséniste ou bien admiré par un jésuite. Il disait que ces sortes de remèdes ne sont propres qu'à entretenir la charlatanerie, contre laquelle il avait une antipathie insurmontable.

Lettre CXLIV. Rica à Usbek

   Je trouvai, il y a quelques jours, dans une maison de campagne où j'étais allé, deux savants qui ont ici une grande célébrité. Leur caractère me parut admirable. La conversation du premier, bien appréciée, se réduisait à ceci: "Ce que j'ai dit est vrai, parce que je l'ai dit." La conversation du second portait sur autre chose: "Ce que je n'ai pas dit n'est pas vrai, parce que je ne l'ai pas dit."

J'aimais assez le premier: car qu'un homme soit opiniâtre, cela ne me fait absolument rien; mais qu'il soit impertinent, cela me fait beaucoup. Le premier défend ses opinions; c'est son bien. Le second attaque les opinions des autres, et c'est le bien de tout le monde.

Oh! mon cher Usbek, que la vanité sert mal ceux qui en ont une dose plus forte que celle qui est nécessaire pour la conservation de la nature! Ces gens-là veulent être admirés à force de déplaire. Ils cherchent à être supérieurs, et ils ne sont pas seulement égaux.

Hommes modestes, venez, que je vous embrasse vous faites la douceur et le charme de la vie. Vous croyez que vous n'avez rien, et moi, je vous dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n'humiliez personne, et vous humiliez tout le monde. Et, quand je vous compare dans mon idée avec ces hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal, et je les mets à vos pieds.

De Paris, le 22 de la lune de Chahban 1720.

Lettre CXLV. Usbek à***

  Un homme d'esprit est ordinairement difficile dans les sociétés; il choisit peu de personnes; il s'ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu'il lui plaît appeler mauvaise compagnie; il est impossible qu'il ne fasse un peu sentir son dégoût: autant d'ennemis.

Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très souvent de le faire.

Il est porté à la critique, parce qu'il voit plus de choses qu'un autre et les sent mieux.

Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour cela un plus grande nombre de moyens.

Il échoue dans ses entreprises, parce qu'il hasarde beaucoup. Sa vue, qui se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes distances. Sans compter que, dans la naissance d'un projet, il est moins frappé des difficultés, qui viennent de la chose, que des remèdes qui sont de lui, et qu'il tire de son propre fonds.

Il néglige les menus détails, dont dépend cependant la réussite de presque toutes les grandes affaires.

L'homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout: il sent bien qu'il n'a rien à perdre en négligences.

L'approbation universelle est plus ordinairement pour l'homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci, on est enchanté d'ôter à celui-là. Pendant que l'envie fond sur l'un, et qu'on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l'autre: la vanité se déclare pour lui.

Mais, si un homme d'esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la dure condition des savants?

Je n'y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d'un d'eux à un de ses amis. La voici:

MONSIEUR,

Je suis un homme qui m'occupe, toutes les nuits, à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos têtes; et, quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j'observe un ciron ou une mite.

Je ne suis point riche, et je n'ai qu'une seule chambre; je n'ose même y faire du feu, parce que j'y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère le ferait hausser. L'hiver dernier, je pensai mourir de froid, et, quoique mon thermomètre, qui était au plus bas degré, m'avertît que mes mains allaient se geler, je ne me dérangeai point, et j'ai la consolation d'être instruit exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l'année passée.

Je me communique fort peu, et, de tous les gens que je vois, je n'en connais aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à Londres, que je n'ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec lesquels j'entretiens une correspondance si exacte, que je ne laisse pas passer un courrier sans leur écrire.

Mais, quoique je ne connaisse personne dans mon quartier, j'y suis dans une si mauvaise réputation, que je serai, à la fin, obligé de le quitter. Il y a cinq ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines pour avoir fait la dissection d'un chien qu'elle prétendait lui appartenir. La femme d'un boucher, qui se trouva là, se mit de la partie, et, pendant que celle-là m'accablait d'injures, celle-ci m'assommait à coups de pierres, conjointement avec le docteur, qui était avec moi, et qui reçut un coup terrible sur l'os frontal et occipital, dont le siège de sa raison fut très ébranlé.

Depuis ce temps-là, dès qu'il s'écarte quelque chien au bout de la rue, il est aussitôt décidé qu'il a passé par mes mains. Une bonne bourgeoise, qui en avait perdu un petit, qu'elle aimait, disait-elle, plus que ses enfants, vint l'autre jour s'évanouir dans ma chambre; et, ne le trouvant pas, elle me cita devant le magistrat. Je crois que je ne serai jamais délivré de la malice importune de ces femmes, qui, avec leurs voix glapissantes, m'étourdissent sans cesse de l'oraison funèbre de tous les automates qui sont morts depuis dix ans.

Je suis, etc.

Tous les savants étaient autrefois accusés de magie. Je n'en suis point étonné. Chacun disait en lui même: "J'ai porté les talents naturels aussi loin qu'ils peuvent aller; cependant un certain savant a des avantages sur moi: il faut bien qu'il y ait là quelque diablerie."

A présent que ces sortes d'accusation sont tombées dans le décri, on a pris un autre tour, et un savant ne saurait guère éviter le reproche d'irréligion ou d'hérésie. Il a beau être absous par le peuple: la plaie est faite; elle ne se fermera jamais bien. C'est toujours pour lui un endroit malade. Un adversaire viendra, trente ans après, lui dire modestement: "A Dieu ne plaise que je dise que ce dont on vous accuse soit vrai! Mais vous avez été obligé de vous défendre." C'est ainsi qu'on tourne contre lui sa justification même.

S'il écrit quelque histoire et qu'il ait de la noblesse dans l'esprit et quelque droiture dans le coeur, on lui suscite mille persécutions. On ira contre lui soulever le magistrat sur un fait qui s'est passé il y a mille ans, et on voudra que sa plume soit captive, si elle n'est pas vénale.

Plus heureux cependant que ces hommes lâches qui abandonnent leur foi pour une médiocre pension; qui, à prendre toutes leurs impostures en détail, ne les vendent pas seulement une obole; qui renversent la constitution de l'empire, diminuent les droits d'une puissance, augmentent ceux d'une autre, donnent aux princes, ôtent aux peuples, font revivre des droits surannés, flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, et les vices qui sont sur le trône; imposant à la postérité d'autant plus indignement qu'elle a moins de moyens de détruire leur témoignage.

Mais ce n'est point assez pour un auteur d'avoir essuyé toutes ces insultes; ce n'est point assez pour lui d'avoir été dans une inquiétude continuelle sur le succès de son ouvrage. Il voit le jour enfin, cet ouvrage qui lui a tant coûté: il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment les éviter? Il avait un sentiment; il l'a soutenu par ses écrits; il ne savait pas qu'un homme, à deux cents lieues de lui, avait dit tout le contraire. Voilà cependant la guerre qui se déclare.

Encore s'il pouvait espérer d'obtenir quelque considération! Non. Il n'est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits, et il est, à son tour, regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne mémoire.

Quant à ceux qui font profession d'une orgueilleuse ignorance, ils voudraient que tout le genre humain fût enseveli dans l'oubli où ils seront eux-mêmes.

Un homme à qui il manque un talent se dédommage en le méprisant: il ôte cet obstacle qu'il rencontrait entre le mérite et lui, et, par là, se trouve au niveau de celui dont il redoute les travaux.

Enfin, il faut joindre à une réputation équivoque la privation des plaisirs et la perte de la santé.

De Paris, le 26 de la lune de Chahban 1720.

Lettre CXLVI. Usbek à Rhédi, à Venise

Il y a longtemps que l'on a dit que la bonne foi était l'âme d'un grand ministère.

Un particulier peut jouir de l'obscurité où il se trouve: il ne se décrédite que devant quelques gens; il se tient couvert devant les autres; mais un ministre qui manque à la probité a autant de témoins, autant de juges, qu'il y a de gens qu'il gouverne.

Oserai-je le dire? Le plus grand mal que fait un ministre sans probité n'est pas de desservir son prince et de ruiner son peuple; il y en a un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux: c'est le mauvais exemple qu'il donne.

Tu sais que j'ai longtemps voyagé dans les Indes. J'y ai vu une nation, naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier de ses sujets jusqu'aux plus grands, par le mauvais exemple d'un ministre. J'y ai vu tout un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi ont passé de tous temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier des peuples; le mal se communiquer et n'épargner pas même les membres les plus sains; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes et violer les premiers principes de la justice, sur ce vain prétexte qu'on la leur avait violée.

Ils appelaient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches, et nommaient nécessité l'injustice et la perfidie.

J'ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties, toutes les lois des familles renversées. J'ai vu des débiteurs avares, fiers d'une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la rigueur des temps, feindre un paiement au lieu de le faire, et porter le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.

J'en ai vu d'autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne, pour les mettre à la place de la substance des veuves et des orphelins.

J'ai vu naître soudain, dans tous les coeurs, une soif insatiable des richesses. J'ai vu se former en un moment une détestable conjuration de s'enrichir, non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du prince, de l'Etat et des concitoyens.

J'ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher qu'en disant: "J'ai ruiné une famille aujourd'hui; j'en ruinerai une autre demain."

"Je vais, disait un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l'oreille, assassiner tous ceux à qui j'ai de l'obligation."

Un autre disait: "Je vois que j'accommode mes affaires. Il est vrai que, lorsque j'allai, il y a trois jours, faire un certain paiement, je laissai toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'éducation à un petit garçon. Le père en mourra de douleur, la mère périt de tristesse; mais je n'ai fait que ce qui est permis par la loi."

Quel plus grand crime que celui que commet un ministre lorsqu'il corrompt les moeurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l'éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel?

Que dira la postérité lorsqu'il lui faudra rougir de la honte de ses pères? Que dira le peuple naissant lorsqu'il comparera le fer de ses aïeux avec l'or de ceux à qui il doit immédiatement le jour? Je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse, qui les déshonore, et ne laissent la génération présente dans l'affreux néant où elle s'est mise.

De Paris, le 11 de la lune de Rhamazan 1720.

Lettre CXLVII. Le grand eunuque à Usbek, à Paris

   Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir: tes femmes se sont imaginé que ton départ leur laissait une impunité entière; il se passe ici des choses horribles. Je tremble moi-même au cruel récit que je vais te faire.

Zélis, allant il y a quelques jours à la mosquée, laissa tomber son voile et parut presque à visage découvert devant tout le peuple.

J'ai trouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves, chose si défendue par les lois du sérail.

J'ai surpris, par le plus grand hasard du monde, une lettre que je t'envoie; je n'ai jamais pu découvrir à qui elle était adressée.

Hier au soir, un jeune garçon fut trouvé dans le jardin du sérail, et il se sauva par-dessus les murailles.

Ajoute à cela ce qui n'est pas parvenu à ma connaissance; car sûrement tu es trahi. J'attends tes ordres, et jusques à l'heureux moment que je les recevrai, je vais être dans une situation mortelle. Mais, si tu ne mets toutes ces femmes à ma discrétion, je ne te réponds d'aucune d'elles, et j'aurai tous les jours des nouvelles aussi tristes à te mander.

Du sérail d'Ispahan, le premier de la lune de Rhégeb 1717.

Lettre CXLVIII. Usbek au premier eunuque, au sérail d'Ispahan

   Recevez par cette lettre un pouvoir sans bornes sur tout le sérail: commandez avec autant d'autorité que moi-même. Que la crainte et la terreur marchent avec vous; courez d'appartements en appartements porter les punitions et les châtiments. Que tout vive dans la consternation; que tout fonde en larmes devant vous. Interrogez tout le sérail; commencez par les esclaves. N'épargnez pas mon amour: que tout subisse votre tribunal redoutable. Mettez au jour les secrets les plus cachés. Purifiez ce lieu infâme, et faites-y rentrer la vertu bannie: car, dès ce moment, je mets sur votre tête les moindres fautes qui se commettront. Je soupçonne Zélis d'être celle à qui la lettre que vous avez surprise s'adressait. Examinez cela avec des yeux de lynx.

De***, le 11 de la lune de Zilhagé 1718.

Lettre CXLIX. Narsit à Usbek, à Paris

   Le grand eunuque vient de mourir, magnifique Seigneur. Comme je suis le plus vieux de tes esclaves, j'ai pris sa place jusques à ce que tu aies fait connaître sur qui tu veux jeter les yeux.

Deux jours après sa mort, on m'apporta une de tes lettres qui lui était adressée; je me suis bien gardé de l'ouvrir: je l'ai enveloppée avec respect, et l'ai serrée jusques à ce que tu m'aies fait connaître tes sacrées volontés.

Hier, un esclave vint, au milieu de la nuit, me dire qu'il avait trouvé un jeune homme dans le sérail. Je me levai, j'examinai la chose, et je trouvai que c'était une vision.

Je te baise les pieds, sublime Seigneur, et je te prie de compter sur mon zèle, mon expérience et ma vieillesse.

Du sérail d'Ispahan, le 5 de la lune de Gemmadi 1, 1718.

Lettre CL. Usbek à Narsit, au sérail d'Ispahan

   Malheureux que vous êtes! vous avez dans vos mains des lettres qui contiennent des ordres prompts et violents; le moindre retardement peut me désespérer, et vous demeurez tranquille sous un vain prétexte!

Il se passe des choses horribles: j'ai peut-être la moitié de mes esclaves qui méritent la mort. Je vous envoie la lettre que le premier eunuque m'écrivit là-dessus avant de mourir. Si vous aviez ouvert le paquet qui lui est adressé, vous y auriez trouvé des ordres sanglants. Lisez-les donc, ces ordres, et vous périrez si vous ne les exécutez pas.

De***, le 25 de la lune de Chalval 1718.

Lettre CLI. Solim à Usbek, à Paris

Si je gardais plus longtemps le silence, je serais aussi coupable que tous ces criminels que tu as dans le sérail.

J'étais le confident du grand eunuque, le plus fidèle de tes esclaves. Lorsqu'il se vit près de sa fin, il me fit appeler et me dit ces paroles: "Je me meurs; mais le seul chagrin que j'ai en quittant la vie, c'est que mes derniers regards ont trouvé les femmes de mon maître criminelles. Le ciel puisse le garantir de tous les malheurs que je prévois! Puisse, après ma mort, mon ombre menaçante venir avertir ces perfides de leur devoir et les intimider encore Voilà les clefs de ces redoutables lieux. Va les porter au plus vieux des noirs. Mais si, après ma mort, il manque de vigilance, songe à en avertir ton maître." En achevant ces mots, il expira dans mes bras.

Je sais ce qu'il t'écrivit, quelque temps avant sa mort, sur la conduite de tes femmes: il y a dans le sérail une lettre qui aurait porté la terreur avec elle, si elle avait été ouverte. Celle que tu as écrite depuis a été surprise à trois lieues d'ici. Je ne sais ce que c'est: tout se tourne malheureusement.

Cependant tes femmes ne gardent plus aucune retenue: depuis la mort du grand eunuque, il semble que tout leur soit permis. La seule Roxane est restée dans le devoir, et conserve de la modestie. On voit les moeurs se corrompre tous les jours. On ne trouve plus sur le visage de tes femmes cette vertu mâle et sévère qui y régnait autrefois: une joie nouvelle, répandue dans ces lieux, est un témoignage infaillible, selon moi, de quelque satisfaction nouvelle; dans les plus petites choses, je remarque des libertés jusqu'alors inconnues. Il règne même parmi tes esclaves une certaine indolence pour leur devoir et pour l'observation des règles, qui me surprend: ils n'ont plus ce zèle ardent pour ton service qui semblait animer tout le sérail.

Tes femmes ont été huit jours à la campagnes à une de tes maisons les plus abandonnées. On dit que l'esclave qui en a soin a été gagné, et qu'un jour avant qu'elles arrivassent, il avait fait cacher deux hommes dans un réduit de pierre qui est dans la muraille de la principale chambre, d'où ils sortaient le soir, lorsque nous étions retirés. Le vieux eunuque qui est à présent à notre tête est un imbécile, à qui l'on fait croire tout ce qu'on veut.

Je suis agité d'une colère vengeresse contre tant de perfidies, et, si le ciel voulait, pour le bien de ton service, que tu me jugeasses capable de gouverner, je te promets que, si tes femmes n'étaient pas vertueuses, au moins elles seraient fidèles.

Du sérail d'Ispahan, le 6 de la lune de Rébiab 1, 1719.

Lettre CLII. Narsit à Usbek, à Paris

  Roxane et Zélis ont souhaité d'aller à la campagne; je n'ai pas cru devoir le leur refuser. Heureux Usbek! tu as des femmes fidèles et des esclaves vigilants: je commande en des lieux où la vertu semble s'être choisi un asile. Compte qu'il ne s'y passera rien que tes yeux ne puissent soutenir.

Il est arrivé un malheur qui me met en grande peine. Quelques marchands arméniens, nouvellement arrivés à Ispahan, avaient apporté une de tes lettres pour moi; j'ai envoyé un esclave pour la chercher; il a été volé à son retour, et la lettre est perdue. Ecris-moi donc promptement: car je m'imagine que, dans ce changement, tu dois avoir des choses de conséquence à me mander.

Du sérail de Fatmé, le de la lune de Rébiab 1719.  

Lettre CLIII. Usbek à Solim, au sérail d'Ispahan

  Je te mets le fer à la main. Je te confie ce que j'ai à présent dans le monde de plus cher, qui est ma vengeance. Entre dans ce nouvel emploi; mais n'y porte ni coeur ni pitié. J'écris à mes femmes de t'obéir aveuglément. Dans la confusion de tant de crimes, elles tomberont devant tes regards. Il faut que je te doive mon bonheur et mon repos. Rends-moi mon sérail comme je l'ai laissé; mais commence par l'expier. Extermine les coupables, et fais trembler ceux qui se proposaient de le devenir. Que ne peux-tu pas espérer de ton maître pour des services si signalés? Il ne tiendra qu'à toi de te mettre au-dessus de ta condition même, et de toutes les récompenses que tu as jamais désirées.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban 1719.  

Lettre CLIV. Usbek à ses femmes, au sérail d'Ispahan

  Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et des tempêtes! Solim est votre premier eunuque, non pas pour vous garder, mais pour vous punir. Que tout le sérail s'abaisse devant lui. Il doit juger vos actions passées, et, pour l'avenir, il vous fera vivre sous un joug si rigoureux que vous regretterez votre liberté, si vous ne regrettez pas votre vertu.

De Paris, le de la lune de Chahban 1719. 

Lettre CLV. Usbek à Nessir, à Ispahan

  Heureux celui qui, connaissant le prix d'une vie douce et tranquille, repose son coeur au milieu de sa famille et ne connaît d'autre terre que celle qui lui a donné le jour!

Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m'importune, absent de tout ce qui m'intéresse. Une tristesse sombre me saisit; je tombe dans un accablement affreux: il me semble que je m'anéantis, et je ne me retrouve moi-même que lorsqu'une sombre jalousie vient s'allumer et enfanter dans mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.

Tu me connais, Nessir; tu as toujours vu dans mon coeur comme dans le tien. Je te ferais pitié si tu savais mon état déplorable. J'attends quelquefois six mois entiers des nouvelles du sérail; je compte tous les instants qui s'écoulent; mon impatience me les allonge toujours; et, lorsque celui qui a été tant attendu est prêt d'arriver, il se fait dans mon coeur une révolution soudaine: ma main tremble d'ouvrir une lettre fatale. Cette inquiétude qui me désespérait, je la trouve l'état le plus heureux où je puisse être, et je crains d'en sortir par un coup plus cruel pour moi que mille morts.

Mais, quelque raison que j'aie eue de sortir de ma patrie, quoique je doive ma vie à ma retraite, je ne puis plus, Nessir, rester dans cet affreux exil. Eh! ne mourrais-je pas tout de même, en proie à mes chagrins? J'ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère; mais il s'oppose à toutes mes résolutions: il m'attache ici par mille prétextes; il semble qu'il ait oublié sa patrie, ou plutôt il semble qu'il m'ait oublié moi-même, tant il est insensible à mes déplaisirs.

Malheureux que je suis! Je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore! Eh! qu'y ferai-je? Je vais rapporter ma tête à mes ennemis. Ce n'est pas tout: j'entrerai dans le sérail; il faut que j'y demande compte du temps funeste de mon absence. Et si j'y trouve des coupables, que deviendrai-je? Et si la seule idée m'accable de si loin, que sera-ce, lorsque ma présence la rendra plus vive? Que sera-ce, s'il faut que je voie, s'il faut que j'entende ce que je n'ose imaginer sans frémir? Que sera-ce, enfin, s'il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir?

J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour les femmes qui y sont gardées. J'y porterai tous mes soupçons; leurs empressements ne m'en déroberont rien; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves vils dont le coeur a été fermé pour jamais à tous les sentiments de l'amour, vous ne gémiriez plus sur votre condition si vous connaissiez le malheur de la mienne.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban 1719.

Lettre CLVI. Roxane à Usbek, à Paris

  L'horreur, la nuit et l'épouvante règnent dans le sérail: un deuil affreux l'environne. Un tigre y exerce à chaque instant toute sa rage: il a mis dans les supplices deux eunuques blancs qui n'ont avoué que leur innocence; il a vendu une partie de nos esclaves, et nous a obligées de changer entre nous celles qui nous restaient. Zachi et Zélis ont reçu dans leur chambre, dans l'obscurité de la nuit, un traitement indigne: le sacrilège n'a pas craint de porter sur elles ses viles mains. Il nous tient enfermées chacune dans notre appartement, et quoique nous y soyons seules, il nous y fait vivre sous le voile. Il ne nous est plus permis de nous parler; ce serait un crime de nous écrire; nous n'avons plus rien de libre que les pleurs.

Une troupe de nouveaux eunuques est entrée dans le sérail, où ils nous assiègent nuit et jour: notre sommeil est sans cesse interrompu par leurs méfiances feintes ou véritables. Ce qui me console, c'est que tout ceci ne durera pas longtemps, et que ces peines finiront avec ma vie. Elle ne sera pas longue, cruel Usbek: je ne te donnerai pas le temps de faire cesser tous ces outrages.

Du sérail d'Ispahan, le 4 de la lune de Maharram 1720

Lettre CLVII. Zachi à Usbek, à Paris

  O Ciel! un barbare m'a outragée jusque dans la manière de me punir! Il m'a infligé ce châtiment qui commence par alarmer la pudeur; ce châtiment qui met dans l'humiliation extrême; ce châtiment qui ramène, pour ainsi dire, à l'enfance.

Mon âme, d'abord anéantie sous la honte, reprenait le sentiment d'elle-même et commençait à s'indigner, lorsque mes cris firent retentir les voûtes de mes appartements. On m'entendit demander grâce au plus vil de tous les humains, et tenter sa pitié, à mesure qu'il était plus inexorable.

Depuis ce temps, son âme insolente et servile s'est élevée sur la mienne. Sa présence, ses regards, ses paroles, tous les malheurs viennent m'accabler. Quand je suis seule, j'ai du moins la consolation de verser des larmes; mais, lorsqu'il s'offre à ma vue, la fureur me saisit, je la trouve impuissante, et je tombe dans le désespoir.

Le tigre ose me dire que tu es l'auteur de toutes ces barbaries. Il voudrait m'ôter mon amour et profaner jusques aux sentiments de mon coeur. Quand il me prononce le nom de celui que j'aime, je ne sais plus me plaindre, et je ne puis plus que mourir.

J'ai soutenu ton absence, et j'ai conservé mon amour par la force de mon amour. Les nuits, les jours, les moments, tout a été pour toi. J'étais superbe de mon amour même, et le tien me faisait respecter ici. Mais à présent... Non, je ne puis plus soutenir l'humiliation où je suis descendue. Si je suis innocente, reviens pour m'aimer. Reviens, si je suis coupable, pour que j'expire à tes pieds.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Maharram 1720.  

Lettre CLVIII. Zélis à Usbek, à Paris

A mille lieues de moi, vous me jugez coupable; à mille lieues de moi, vous me punissez.

Qu'un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre ordre. C'est le tyran qui m'outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie.

Vous pouvez, à votre fantaisie, redoubler vos mauvais traitements. Mon coeur est tranquille depuis qu'il ne peut plus vous aimer.

Votre âme se dégrade, et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux.

Adieu.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Maharram 1720.

Lettre CLIX. Solim à Usbek, à Paris

Je me plains, magnifique Seigneur, et je te plains: jamais serviteur fidèle n'est descendu dans l'affreux désespoir où je suis. Voici tes malheurs et les miens. Je ne t'en écris qu'en tremblant.

Je jure, par tous les prophètes du ciel, que, depuis que tu m'as confié tes femmes, j'ai veillé nuit et jour sur elles; que je n'ai jamais suspendu un moment le cours de mes inquiétudes. J'ai commencé mon ministère par les châtiments, et je les ai suspendus sans sortir de mon austérité naturelle.

Mais que te dis-je? Pourquoi te vanter ici une fidélité qui t'a été inutile? Oublie tous mes services passés; regarde-moi comme un traître; et punis-moi de tous les crimes que je n'ai pas pu empêcher.

Roxane, la superbe Roxane, ô ciel! à qui se fier désormais? Tu soupçonnais Zélis, et tu avais pour Roxane une sécurité entière. Mais sa vertu farouche était une cruelle imposture: c'était le voile de sa perfidie. Je l'ai surprise dans les bras d'un jeune homme, qui, dès qu'il s'est vu découvert, est venu sur moi. Il m'a donné deux coups de poignard. Les eunuques, accourus au bruit, l'ont entouré. Il s'est défendu longtemps, en a blessé plusieurs; il voulait même rentrer dans la chambre, pour mourir, disait-il, aux yeux de Roxane. Mais enfin, il a cédé au nombre, et il est tombé à nos pieds.

Je ne sais si j'attendrai, sublime Seigneur, tes ordres sévères: tu as mis ta vengeance en mes mains; je ne dois pas la faire languir.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.

Lettre CLX. Solim à Usbek, à Paris

J'ai pris mon parti: tous tes malheurs vont disparaître; je vais punir.

Je sens déjà une joie secrète; mon âme et la tienne vont s'apaiser: nous allons exterminer le crime, et l'innocence va pâlir.

O vous qui semblez n'être faites que pour ignorer tous vos sens, et être indignées de vos désirs mêmes, éternelles victimes de la honte et de la pudeur, que ne puis-je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux, pour vous voir étonnées de tout le sang que j'y vais répandre!

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.

Lettre CLXI. Roxane à Usbek, à Paris

Oui, je t'ai trompé; j'ai séduit tes eunuques; je me suis jouée de ta jalousie; et j'ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.

Je vais mourir; le poison va couler dans mes veines.

Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus? Je meurs; mais mon ombre s'envole bien accompagnée: je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs?

Non: j'ai pu vivre dans la servitude, mais j'ai toujours été libre: j'ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance.

Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t'ai fait; de ce que je me suis abaissée jusqu'à te paraître fidèle; de ce que j'ai lâchement gardé dans mon coeur ce que j'aurais dû faire paraître à toute la terre; enfin, de ce que j'ai profané la vertu, en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour. Si tu m'avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un coeur comme le mien t'était soumis. Nous étions tous deux heureux: tu me croyais trompée, et je te trompais.

Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu'après t'avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage? Mais c'en est fait: le poison me consume; ma force m'abandonne; la plume me tombe des mains; je sens affaiblir jusqu'à ma haine; je me meurs.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.

FIN

ÉLOGE DE LA SINCÉRITÉ

Les Stoïciens faisaient consister presque toute la philosophie à se connaître soi-même. “ La vie, disaient-ils, n'était pas trop longue pour une telle étude. ” Ce précepte avait passé des écoles sur le frontispice des temples ; mais il n'était pas bien difficile de voir que ceux qui conseillaient à leurs disciples de travailler à se connaître ne se connaissaient pas.
Les moyens qu'ils donnaient pour y parvenir rendaient le précepte inutile : ils voulaient qu'on s'examinât sans cesse, comme si on pouvait se connaître en s'examinant.
Les hommes se regardent de trop près pour se voir tels qu'ils sont. Comme ils n'aperçoivent leurs vertus et leurs vices qu'au travers de l'amour-propre ; qui embellit tout, ils sont toujours d'eux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus.
Ainsi, ceux-là étaient bien plus sages qui, connaissant combien les hommes sont naturellement éloignés de la vérité, faisaient consister toute la sagesse à la leur dire. Belle philosophie, qui ne se bornait point à des connaissances spéculatives, mais à l'exercice de la sincérité ! Plus belle encore, si quelques esprits faux, qui la poussèrent trop loin, n'avaient pas outré la raison même, et, par un raffinement de liberté, n'avaient choqué toutes les bienséances.
Dans le dessein que j'ai entrepris, je ne puis m'empêcher de faire une espèce de retour sur moi même. Je sens une satisfaction secrète d'être obligé de faire l'éloge d'une vertu que je chéris, de trouver, dans mon propre cœur, de quoi suppléer à l'insuffisance de mon esprit, d'être le peintre, après avoir travaillé toute ma vie à être le portrait, et de parler enfin d'une vertu qui fait l'honnête homme dans la vie privée et le héros dans le commerce des grands.

PREMIERE PARTIE
DE LA SINCÉRITÉ PAR RAPPORT À LA VIE PRIVÉE

Les hommes, vivant dans la société, n'ont point eu cet avantage sur les bêtes pour se procurer les moyens de vivre plus délicieusement. Dieu a voulu qu'ils vécussent en commun pour se servir de guides les uns aux autres, pour qu'ils pussent voir par les yeux d'autrui ce que leur amour-propre leur cache, et qu'enfin, par un commerce sacré de confiance, ils pussent se dire et se rendre la vérité. Les hommes se la doivent donc tous mutuellement.
Ceux qui négligent de nous la dire nous ravissent un bien qui nous appartient. Ils rendent vaines les vues que Dieu a eues sur eux et sur nous. Ils lui résistent dans ses desseins et le combattent dans sa providence.
Ils font comme le mauvais principe des Mages, qui répandent les ténèbres dans le monde, au lieu de la lumière, que le bon principe y avait créée.
On s'imagine ordinairement que ce n'est que dans la jeunesse que les hommes ont besoin d'éducation ; vous diriez qu'ils sortent tous des mains de leurs maîtres, ou parfaits, ou incorrigibles.
Ainsi, comme si l'on avait d'eux trop bonne ou trop mauvaise opinion, on néglige également d'être sincère et on croit qu'il y aurait de l'inhumanité de les tourmenter, ou sur des défauts qu'ils n'ont pas, ou sur des défauts qu'ils auront toujours.
Mais, par bonheur ou par malheur, les hommes ne sont ni si bons ni si mauvais qu'on les fait, et, s'il y en a fort peu de vertueux, il n'y en a aucun qui ne puisse le devenir.
Il n'y a personne qui, s'il était averti de ses défauts, pût soutenir une contradiction éternelle ; il deviendrait vertueux, quand ce ne serait que par lassitude.
On serait porté à faire le bien, non seulement par cette satisfaction intérieure de la conscience qui soutient les sages, mais même par la crainte des mépris qui les exerce.
Le vice serait réduit à cette triste et déplorable condition où gémit la vertu, et il faudrait avoir autant de force et de courage pour être méchant, qu'il en faut, dans ce siècle corrompu, pour être homme de bien.
Quand la sincérité ne nous guérirait que de l'orgueil, ce serait une grande vertu qui nous guérirait du plus grand de tous les vices.
Il n'y a que trop de Narcisses dans le monde, de ces gens amoureux d'eux-mêmes. Ils sont perdus s'ils trouvent dans leurs amis de la complaisance. Prévenus de leur mérite, remplis d'une idée qui leur est chère, ils passent leur vie à s'admirer. Que faudrait-il pour les guérir d'une folie qui semble incurable ? Il ne faudrait que les faire apercevoir du petit nombre de leurs rivaux ; que leur faire sentir leurs faiblesses ; que mettre leurs vices dans le point de vue qu'il faut pour les faire voir, que se joindre à eux contre eux-mêmes, et leur parler dans la simplicité de la vérité.
Quoi ! Vivrons-nous toujours dans cet esclavage de déguiser tous nos sentiments ? Faudra-t-il louer, faudra-t-il approuver sans cesse ? Portera-t-on la tyrannie jusque sur nos pensées ? Qui est-ce qui est en droit d'exiger de nous cette espèce d'idolâtrie ? Certes l'homme est bien faible de rendre de pareils hommages, et bien injuste de les exiger.

Cependant, comme si tout le mérite consistait à servir, on fait parade d'une basse complaisance. C'est la vertu du siècle ; c'est toute l'étude d'aujourd'hui. Ceux qui ont encore quelque noblesse dans le coeur font tout ce qu'ils peuvent pour la perdre. Ils prennent l'âme du vil courtisan pour ne point passer pour des gens singuliers, qui ne sont pas faits comme les autres hommes.
La vérité demeure ensevelie sous les maximes d'une politesse fausse. On appelle savoir-vivre l'art de vivre avec bassesse. On ne met point de différence entre connaître le monde et le tromper ; et la cérémonie, qui devrait être entièrement bornée à l'extérieur, se glisse jusque dans les moeurs.
On laisse l'ingénuité aux petits esprits, comme une marque de leur imbécillité. La franchise est regardée comme un vice dans l'éducation. On ne demande point que le coeur soit bien placé ; il suffit qu'on l'ait fait comme les autres. C'est comme dans les portraits, où l'on n'exige autre chose si ce n'est qu'ils soient ressemblants.
On croit, par la douceur de la flatterie, avoir trouvé le moyen de rendre la vie délicieuse. Un homme simple qui n'a que la vérité à dire est regardé comme le perturbateur du plaisir public. On le fuit, parce qu'il ne plaît point ; on fuit la vérité qu'il annonce, parce qu'elle est amère ; on fuit la sincérité dont il fait profession parce qu'elle ne porte que des fruits sauvages ; on la redoute, parce qu'elle humilie, parce qu'elle révolte l'orgueil, qui est la plus chère des passions, parce qu'elle est un peintre fidèle, qui nous fait voir aussi difformes que nous le sommes.

Il ne faut donc pas s'étonner si elle est si rare : elle est chassée, elle est proscrite partout. Chose merveilleuse ! elle trouve à peine un asile dans le sein de l'amitié.
Toujours séduits par la même erreur, nous ne prenons des amis que pour avoir des gens particulièrement destinés à nous plaire : notre estime finit avec leur complaisance ; le terme de l'amitié est le terme des agréments. Et quels sont ces agréments ? qu'est-ce qui nous plaît davantage dans nos amis ? Ce sont les louanges continuelles, que nous levons sur eux comme des tributs. D'où vient qu'il n'y a plus de véritable amitié parmi les hommes ? que ce nom n'est plus qu'un piège, qu'ils emploient avec bassesse pour se séduire ?
“ C'est, dit un poète, parce qu'il n'y a plus de sincérité. ” En effet, ôter la sincérité de l'amitié, c'est en faire une vertu de théâtre ; c'est défigurer cette reine des cœurs ; c'est rendre chimérique l'union des âmes ; c'est mettre l'artifice dans ce qu'il y a de plus saint et la gêne dans ce qu'il y a de plus libre. Une telle amitié, encore un coup, n'en a que le nom, et Diogène avait raison de la comparer à ces inscriptions que l'on met sur les tombeaux, qui ne sont que de vains signes de ce qui n'est point.
Les anciens, qui nous ont laissé des éloges si magnifiques de Caton, nous l'ont dépeint comme s'il avait eu le cœur de la sincérité même. Cette liberté, qu'il chérissait tant, ne paraissait jamais mieux que dans ses paroles. Il semblait qu'il ne pouvait donner son amitié qu'avec sa vertu. C'était plutôt un lien de probité que d'affection, et il reprenait ses amis, et parce qu'ils étaient ses amis, et parce qu'ils étaient hommes.

C'est sans doute un ami sincère que la fable nous cache dans ses ombres, lorsqu'elle nous représente une divinité favorable, la Sagesse elle-même, qui prend soin de conduire Ulysse, le tourne à la vertu, le dérobe à mille dangers, et le fait jouir du ciel, même dans sa colère. Si nous connaissions bien le prix d'un véritable ami, nous passerions notre vie à le chercher. Ce serait le plus grand des biens que nous demanderions au Ciel ; et, quand il aurait rempli nos vœux, nous nous croirions aussi heureux que s'il nous avait créés avec plusieurs âmes pour veiller sur notre faible et misérable machine.
La plupart des gens, séduits par les apparences, se laissent prendre aux appâts trompeurs d'une basse et servile complaisance ; ils la prennent pour un signe d'une véritable amitié, et confondent, comme disait Pythagore, le chant des Sirènes avec celui des Muses.
Ils croient, dis-je, qu'elle produit l'amitié, comme les gens simples pensent que la terre a fait les Dieux ; au lieu de dire que c'est la sincérité qui la fait naître comme les Dieux ont créé les signes et les puissances célestes. Oui ; C'est d'une source aussi pure que l'amitié doit sortir, et c'est une belle origine que celle qu'elle tire d'une vertu qui donne la naissance à tant d'autres.
Les grandes vertus, qui naissent, si je l'ose dire, dans la partie de l'âme la plus relevée et la plus divine, semblent être enchaînées les unes aux autres. Qu'un homme ait la force d'être sincère, vous verrez un certain courage répandu dans tout son caractère, une indépendance générale, un empire sur lui-même égal à celui qu'on exerce sur les autres, une âme exempte des nuages de la crainte et de la terreur, un amour pour la vertu, une haine pour le vice, un mépris pour ceux qui s'y abandonnent. D'une tige si noble et si belle, il ne peut naître que des rameaux d'or.
Et si, dans la vie privée - où les vertus languissantes se sentent de la médiocrité des conditions ; où elles sont ordinairement sans force, parce qu'elles sont presque toujours sans action ; où, faute d'être pratiquées, elles s'éteignent comme un feu qui manque de nourriture - si, dis-je, dans la vie privée, la sincérité produit de pareils effets, que sera-ce dans la cour des grands ?

SECONDE PARTIE

DE LA SINCÉRITÉ PAR RAPPORT AUX COMMERCES DES GRANDS

Ceux qui ont le cœur corrompu méprisent les hommes sincères, parce qu'ils parviennent rarement aux honneurs et aux dignités ; comme s'il y avait un plus bel emploi que celui de dire la vérité ; comme si ce qui fait faire un bon usage des dignités n'était pas au-dessus des dignités mêmes.
En effet, la sincérité même n'a jamais tant d'éclat que lorsqu'on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs et de la gloire. On peut dire que c'est la couronne d'Ariane, qui est placée dans le ciel. C'est là que cette vertu brille des noms de magnanimité, de fermeté et de courage ; et, comme les plantes ont plus de force lorsqu'elles croissent dans les terres fertiles, aussi la sincérité est plus admirable auprès des grands, où la majesté même du Prince, qui ternit tout ce qui l'environne, lui donne un nouvel éclat.
Un homme sincère à la cour d'un prince est un homme libre parmi des esclaves. Quoiqu'il respecte le Souverain, la vérité, dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu'une foule de courtisans est le jouet des vents qui règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu'il s'appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible par son essence.
Il est, pour ainsi dire, garant envers les peuples des actions du Prince. Il cherche à détruire, par ses sages conseils, le vice de la cour, comme ces peuples qui, par la force de leur voix, voulaient épouvanter le dragon qui éclipsait, disaient-ils, le soleil ; et, comme on adorait autrefois la main de Praxitèle dans ses statues, on chérit un homme sincère dans la félicité des peuples, qu'il procure, et dans les actions vertueuses des princes, qu'il anime.
Lorsque Dieu, dans sa colère, veut châtier les peuples, il permet que des flatteurs se saisissent de la confiance des princes, qui plongent bientôt leur État dans un abîme de malheurs. Mais, lorsqu'il veut verser ses bénédictions sur eux, il permet que des gens sincères aient le coeur de leurs rois et leur montrent la vérité, dont ils ont besoin comme ceux qui sont dans la tempête ont besoin d'une étoile favorable qui les éclaire.
Aussi voyons-nous, dans Daniel, que Dieu, irrité contre son peuple, met au nombre des malheurs dont il veut l'affliger, que la vérité ne sera plus écoutée, qu'elle sera prosternée à terre, dans un état de mépris et d'humiliation : et prosternetur veritas in terra.
Pendant que les hommes de Dieu annonçaient à son peuple les arrêts du Ciel, mille faux prophètes s'élevaient contre eux. Le peuple, incertain de la route qu'il devait suivre, suspendu entre Dieu et Baal, ne savait de quel côté se déterminer. C'est en vain qu'il cherchait des signes éclatants, qui fixassent son incertitude. Ne savait-il pas que les magiciens de Pharaon, remplis de la force de leur art, avaient essayé la puissance de Moïse et l'avaient pour ainsi dire lassée ? À quel caractère pouvait-on donc reconnaître les ministres du vrai Dieu ? Le voici : c'est à la sincérité avec laquelle ils parlaient aux princes ; c'est à la liberté avec laquelle ils leur annonçaient les vérités les plus fâcheuses, et cherchaient à ramener des esprits séduits par des prêtres flatteurs et artificieux.

Les historiens de la Chine attribuent la longue durée et, si je l'ose dire, l'immortalité de cet empire, aux droits qu'ont tous ceux qui approchent du Prince, et surtout un principal officier nommé Kotaou, de l'avertir de ce qu'il peut y avoir d'irrégulier dans sa conduite. L'empereur Tkiou, qu'on peut justement nommer le Néron de la Chine, fit attacher en un jour, à une colonne d'oirai enflammée, vingt-deux mandarins, qui s'étaient succédé les uns les autres à ce dangereux emploi de Kotaou. Le tyran, fatigué de se voir toujours reprocher de nouveaux crimes, céda à des gens qui renaissaient sans cesse. Il fut étonné de la fermeté de ces âmes généreuses et de l'impuissance des supplices, et la cruauté eut enfin des bornes, parce que la vertu n'en eut point.
Dans une épreuve si forte et si périlleuse, on ne balança pas un moment entre se taire et mourir ; les lois trouvèrent toujours des bouches qui parlèrent pour elles ; la vertu ne fut point ébranlée, la vérité, trahie, la constance, lassée ; le Ciel fit plus de prodiges que la Terre ne fit de crimes, et le tyran fut enfin livré aux remords.
Voulez-vous voir, d'un autre côté, un détestable effet d'une lâche et basse complaisance ? comme elle empoisonne le coeur des princes ? et ne leur laisse plus distinguer les vertus d'avec les vices ? Vous le trouverez dans Lampridius, qui dit que Commode, ayant désigné consul l'adultère de sa mère, reçut le titre de pieux et qu'après avoir fait mourir Perennis, il fut surnommé heureux : Cum adulterum matris consulem designasset, Commodus vocatus est pius ; cum occidisset Perennem, vocatus est felir.

Quoi ! Ne se trouvera-t-il personne qui renverse ces titres fastueux, qui apprenne à cet empereur qu'il est un monstre, et rende à la vertu des titres usurpés par le vice ?
Non ! À la honte des hommes de ce siècle, personne ne parla pour la vérité. On laissa jouir cet empereur de ce bonheur et de cette piété criminels. Que pouvait on faire davantage pour favoriser le crime que de lui épargner la honte et les remords mêmes ?
“ Les richesses et les dignités, disait Platon, n'engendrent rien de plus corrompu que la flatterie. ” On peut la comparer à ces rochers cachés entre deux eaux, qui font faire tant de naufrages. “ Un flatteur, selon Homère, est aussi redoutable que les portes de l'Enfer. ” - “ C'est la flatterie, est-il dit dans Euripide, qui détruit les villes les mieux peuplées et fait tant de déserts. ” .
Heureux le prince qui vit parmi des gens sincères qui s'intéressent à sa réputation et à sa vertu. Mais que celui qui vit parmi des flatteurs est malheureux de passer ainsi sa vie au milieu de ses ennemis ; Oui ! Au milieu de ses ennemis ! Et nous devons regarder comme tels tous ceux qui ne nous parlent point à coeur ouvert ; qui, comme ce Janus de la fable, se montrent toujours à nous avec deux visages ; qui nous font vivre dans une nuit éternelle, et nous couvrent d'un nuage épais pour nous empêcher de voir la vérité qui se présente.
Détestons la flatterie ! Que la Sincérité règne à sa place ! Faisons-la descendre du Ciel, si elle a quitté la Terre. Elle sera notre vertu tutélaire. Elle ramènera l'âge d'or et le siècle de l'innocence, tandis que le mensonge et l'artifice rentreront dans la boîte funeste de Pandore.

La Terre, plus riante, sera un séjour de félicité. On y verra le même changement que celui que les poètes nous décrivent, lorsque Apollon, chassé de l'Olympe, vint parmi les, mortels, devenu mortel lui-même, faire fleurir la foi, la justice et la sincérité, et rendit bientôt les Dieux jaloux du bonheur des hommes, et les hommes, dans leur bonheur, rivaux même des Dieux

FIN

CONSIDERATION SUR LES CAUSES

DE LA GRANDEUR ET LA DECADENCE DES ROMAINS

Chapitre I              1. Commencements de Rome. - 2. Ses guerres

Chapitre II             De l’art de la guerre chez les Romains

Chapitre III            Comment les romains purent s’agrandir

Chapitre IV            1. Des Gaulois — 2. De Pyrrhus — 3. Parallèle de Carthage et de Rome — 4. Guerre d’Annibal

Chapitre V             De l’état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l’Égypte, après l’abaissement des carthaginois

Chapitre VI            De la conduite que les romains tinrent pour soumettre tous les peuples

Chapitre VII           Comment Mithridate put leur résister

Chapitre VIII         Des divisions qui furent toujours dans la ville

Chapitre IX            Deux causes de la perte de Rome

Chapitre X             De la corruption des Romains

Chapitre XI            1. De Sylla — 2. De Pompée et César

Chapitre XII          De l’état de Rome après la mort de César

Chapitre XIII         Auguste

Chapitre XIV         Tibère

Chapitre XV          Des empereurs, depuis Caius Caligula jusqu’à Antonin

Chapitre XVI         De l’état de l’empire depuis Antonin jusqu’à Probus

Chapitre XVII        Changement dans l’État

Chapitre XVIII      Nouvelles maximes prises par les Romains

Chapitre XIX         1. Grandeur d’Attila — 2. Cause de l’établissement des barbares — 3. Raisons pourquoi l’empire d’Occident fut le premier abattu

Chapitre XX          1. Des conquêtes de Justinien — 2. De son gouvernement

Chapitre XXI         Désordres de l’empire d’Orient

Chapitre XXII       Faiblesse de l’empire d’Orient

Chapitre XXIII             1. Raison de la durée de l’empire d’orient — 2. Sa destruction

Chapitre I

1. Commencements de Rome.
- 2. Ses guerres

Il ne faut pas prendre de la ville de Rome, dans ses commencements, l’idée que nous donnent les villes que nous voyons aujourd’hui, à moins que ce ne soit de celles de la Crimée, faites pour renfermer le butin, les bestiaux et les fruits de la campagne. Les noms anciens des principaux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage. 

La ville n’avait pas même de rues, si l’on n’appelle de ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient. Les maisons étaient placées sans ordre et très petites : car les hommes, toujours au travail ou dans la place publique, ne se tenaient guère dans les maisons.

Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édifices publics. Les ouvrages qui ont donné et qui donnent encore aujourd’hui la plus haute idée de sa puissance ont été faits sous les Rois [1]. On commençait déjà à bâtir la ville éternelle.

Romulus et ses successeurs furent presque toujours en guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des femmes ou des terres. Ils revenaient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus : c’étaient des gerbes de blé et des troupeaux ; cela y causait une grande joie. Voilà l’origine des triomphes, qui furent dans la suite la principale cause des grandeurs où cette ville parvint.

Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durs et belliqueux comme les Lacédémoniens, dont ils étaient descendus. Romulus prit leur bouclier, qui était large, au lieu du petit bouclier argien, dont il s’était servi jusqu’alors [2], et on doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, c’est qu’ayant combattu successivement contre tous les peuples ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu’ils en ont trouvé de meilleurs.

On pensait alors dans les républiques d’Italie que les traités qu’elles avaient faits avec un roi ne les obligeaient point envers son successeur ; c’était pour elles une espèce de droit des gens [3]. Ainsi tout ce qui avait été soumis par un roi de Rome se prétendait libre sous un autre, et les guerres naissaient toujours des guerres.

Le règne de Numa, long et pacifique, était très propre à laisser Rome dans sa médiocrité, et, si elle eût eu dans ce temps-là un territoire moins borné et une puissance plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée pour jamais.

Une des causes de sa prospérité, c’est que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d’État et de tels capitaines.

Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui font l’institution, et c’est ensuite l’institution qui forme les chefs des républiques.

Tarquin prit la couronne sans être élu par le Sénat ni par le peuple [4]. Le pouvoir devenait héréditaire ; il le rendit absolu. Ces deux révolutions furent bientôt suivies d’une troisième.

Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans des villes où ils ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille fait si bien sentir sa servitude, prend d’abord une résolution extrême [5].

Un peuple peut aisément souffrir qu’on exige de lui de nouveaux tributs : il ne sait pas s’il ne retirera point quelque utilité de l’emploi qu’on fera de l’argent qu’on lui demande ; mais, quand on lui fait un affront, il ne sent que son malheur, et il y ajoute l’idée de tous les maux qui sont possibles.

Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que l’occasion de la révolution qui arriva ; car un peuple fier, entreprenant, hardi et renfermé dans des murailles, doit nécessairement secouer le joug ou adoucir ses mœurs.

Il devait arriver de deux choses l’une : ou que Rome changerait son gouvernement ; ou qu’elle resterait une petite et pauvre monarchie.

L’histoire moderne nous fournit un exemple de ce qui arriva pour lors à Rome, et ceci est bien remarquable : car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont différentes, mais les causes sont toujours les mêmes.

Comme Henri VII, roi d’Angleterre, augmenta le pouvoir des Communes pour avilir les Grands, Servius Tullius, avant lui, avait étendu les privilèges du peuple pour abaisser le Sénat [6] ; mais le peuple, devenu d’abord plus hardi, renversa l’une et l’autre monarchie. 

Le portrait de Tarquin n’a point été flatté ; son nom n’a échappé à aucun des orateurs qui ont eu à parler contre la tyrannie. Mais sa conduite avant son malheur, que l’on voit qu’il prévoyait, sa douceur pour les peuples vaincus, sa libéralité envers les soldats, cet art qu’il eut d’intéresser tant de gens à sa conservation, ses ouvrages publics, son courage à la guerre, sa constance dans son malheur, une guerre de vingt ans qu’il fit ou qu’il fit faire au peuple romain, sans royaume et sans biens, ses continuelles ressources, font bien voir que ce n’était pas un homme méprisable.

Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la Fortune. Malheur à la réputation de tout prince qui est opprimé par un parti qui devient le dominant, ou qui a tenté de détruire un préjugé qui lui survit !

Rome, ayant chassé les Rois, établit des consuls annuels ; c’est encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont dans leur vie des périodes d’ambition ; après quoi, d’autres passions et l’oisiveté même succèdent. Mais, la République ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n’y avait pas un moment de perdu pour l’ambition : ils engageaient le Sénat à proposer au peuple la guerre et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.

Ce corps y était déjà assez porté de lui-même car, étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes et à l’occuper au-dehors [7].

Or la guerre était presque toujours agréable au peuple, parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé le moyen de la lui rendre utile.

Rome étant une ville sans commerce et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour s’enrichir.

On avait donc mis de la discipline dans la manière de piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se pratique aujourd’hui chez les Petits Tartares.

Le butin était mis en commun [8], et on le distribuait aux soldats. Rien n’était perdu, parce qu’avant de partir chacun avait juré qu’il ne détournerait rien à son profit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.

Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts : l’une se vendait au profit du public ; l’autre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge d’une rente en faveur de la République.

Les consuls, ne pouvant obtenir l’honneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre avec une impétuosité extrême : on allait droit à l’ennemi, et la force décidait d’abord.

Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente. Or une nation toujours en guerre [9], et par principe de gouvernement, devait nécessairement périr ou venir à bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, n’étaient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.

Par là, les Romains acquirent une profonde connaissance de l’art militaire. Dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus : la paix donne d’autres idées, et on oublie ses fautes et ses vertus mêmes.

Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs. En effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple, pour en aller attaquer un autre ?

Dans cette idée, ils augmentaient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites ; par là, ils consternaient les vainqueurs et s’imposaient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre.

Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires, et ces vertus ne purent être distinguées chez eux de l’amour de soi-même, de sa famille, de sa patrie et de tout ce qu’il y a de plus cher parmi les hommes.

[10]  Les peuples d’Italie n’avaient aucun usage des machines propres à faire les sièges [11], et, de plus, les soldats n’ayant point de paie, on ne pouvait pas les retenir longtemps devant une place ; ainsi peu de leurs guerres étaient décisives. On se battait pour avoir le pillage du camp ennemi ou de ses terres ; après quoi le vainqueur et le vaincu se retiraient chacun dans sa ville. C’est ce qui fit la résistance des peuples d’Italie et, en même temps, l’opiniâtreté des Romains à les subjuguer ; c’est ce qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent point, et qui leur laissèrent toute leur pauvreté.

S’ils avaient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seraient trouvés dans la décadence à l’arrivée de Pyrrhus, des Gaulois et d’Annibal, et, par la destinée de presque tous les états du monde, ils auraient passé trop vite de la pauvreté aux richesses et des richesses à la corruption.

Mais Rome, faisant toujours des efforts et trouvant toujours des obstacles, faisait sentir sa puissance sans pouvoir l’étendre, et, dans une circonférence très petite, elle s’exerçait à des vertus qui devaient être si fatales à l’univers.

Tous les peuples d’Italie n’étaient pas également belliqueux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et par leur luxe ; les Tarentins, les Capouans, presque toutes les villes de la Campanie et de la Grande-Grèce, languissaient dans l’oisiveté et dans les plaisirs. Mais les Latins, les Herniques, les Sabins, les Èques et les Volsques aimaient passionnément la guerre ; ils étaient autour de Rome ; ils lui firent une résistance inconcevable et furent ses maîtres en fait d’opiniâtreté.

Les villes latines étaient des colonies d’Albe qui furent fondées par Latinus Sylvius [12]. Outre une origine commune avec les Romains, elles avaient encore des rites communs, et Servius Tullius [13] les avait engagées à faire bâtir un temple dans Rome, pour être le centre de l’union des deux peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du Lac Régille, elles furent soumises à une alliance et une société de guerres avec les Romains [14].

On vit manifestement, pendant le peu de temps que dura la tyrannie des Décemvirs, à quel point l’agrandissement de Rome dépendait de sa liberté : l’État sembla avoir perdu l’âme qui le faisait mouvoir [15].

Il n’y eut plus dans la Ville que deux sortes de gens : ceux qui souffraient la servitude, et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les sénateurs se retirèrent de Rome comme d’une ville étrangère, et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle part.

Le Sénat ayant eu le moyen de donner une paie aux soldats, le siège de Veïes fut entrepris ; il dura dix ans. On vit un nouvel art chez les Romains et une autre manière de faire la guerre : leurs succès furent plus éclatants ; ils profitèrent mieux de leurs victoires ; ils firent de plus grandes conquêtes ; ils envoyèrent plus de colonies ; enfin, la prise de Veïes fut une espèce de révolution.

Mais les travaux ne furent pas moindres. S’ils portèrent de plus rudes coups aux Toscans, aux Èques et aux Volsques, cela même fit que les Latins et les Herniques, leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même discipline qu’eux, les abandonnèrent ; que des ligues se formèrent chez les Toscans ; et que les Samnites, les plus belliqueux de tous les peuples de l’Italie, leur firent la guerre avec fureur.

Depuis l’établissement de la paye, le Sénat ne distribua plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa d’autres conditions : il les obligea, par exemple, de fournir à l’armée une solde pendant un certain temps, de lui donner du blé et des habits [16].

La prise de Rome par les Gaulois ne lui ôta rien de ses forces : l’armée, plus dissipée que vaincue, se retira presque entière à Veïes ; le peuple se sauva dans les villes voisines ; et l’incendie de la Ville ne fut que l’incendie de quelques cabanes de pasteurs.

De l’art de la guerre chez les Romains 

Les Romains se destinant à la guerre et la regardant comme le seul art, ils mirent tout leur esprit et toutes leurs pensées à le perfectionner. C’est sans doute un Dieu, dit Végèce [17], qui leur inspira la légion.

Ils jugèrent qu’il fallait donner aux soldats de la légion des armes offensives et défensives plus fortes et plus pesantes que celles de quelque autre peuple que ce fût [18].

Mais, comme il y a des choses à faire dans la guerre dont un corps pesant n’est pas capable, ils voulurent que la légion contînt dans son sein une troupe légère qui pût en sortir pour engager le combat, et, si la nécessité l’exigeait, s’y retirer ; qu’elle eût encore de la cavalerie, des hommes de trait et des frondeurs pour poursuivre les fuyards et achever la victoire ; qu’elle fût défendue par toute sorte de machines de guerre qu’elle traînait avec elle ; que, chaque fois [19], elle se retranchât et fût, comme dit Végèce, une espèce de place de guerre.

Pour qu’ils pussent avoir des armes plus pesantes que celles des autres hommes, il fallait qu’ils se rendissent plus qu’hommes ; c’est ce qu’ils firent par un travail continuel qui augmentait leur force, et par des exercices qui leur donnaient de l’adresse, laquelle n’est autre chose qu’une juste dispensation des forces que l’on a.

Nous remarquons aujourd’hui que nos armées périssent beaucoup par le travail immodéré des soldats [20], et, cependant, c’était par un travail immense que les Romains se conservaient. La raison en est, je crois, que leurs fatigues étaient continuelles, au lieu que nos soldats passent sans cesse d’un travail extrême à une extrême oisiveté, ce qui est la chose du monde la plus propre à les faire périr.

Il faut que je rapporte ici ce que les auteurs nous disent de l’éducation des soldats romains [21]. On les accoutumait à aller le pas militaire, c’est-à-dire à faire en cinq heures vingt milles, et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces marches, on leur faisait porter des poids de soixante livres. On les entretenait dans l’habitude de courir et de sauter tout armés ; ils prenaient, dans leurs exercices, des épées, des javelots, des flèches d’une pesanteur double des armes ordinaires, et ces exercices étaient continuels [22].

Ce n’était pas seulement dans le camp qu’était l’école militaire : il y avait dans la ville un lieu où les citoyens allaient s’exercer (c’était le Champ de Mars). Après le travail, ils se jetaient dans le Tibre, pour s’entretenir dans l’habitude de nager et nettoyer la poussière et la sueur [23].

Nous n’avons plus une juste idée des exercices du corps : un homme qui s’y applique trop nous paraît méprisable, par la raison que la plupart de ces exercices n’ont plus d’autre objet que les agréments, au lieu que, chez les Anciens, tout, jusqu’à la danse, faisait partie de l’art militaire.

Il est même arrivé parmi nous qu’une adresse trop recherchée dans l’usage des armes dont nous nous servons à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis l’introduction de la coutume des combats singuliers, l’escrime a été regardée comme la science des querelleurs ou des poltrons.

Ceux qui critiquent Homère de ce qu’il relève ordinairement dans ses héros la force, l’adresse ou l’agilité du corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue Pompée de ce qu’il courait, sautait et portait un fardeau aussi bien qu’homme de son temps [24].

Toutes les fois que les Romains se crurent en danger, ou qu’ils voulurent réparer quelque perte, ce fut une pratique constante chez eux d’affermir la discipline militaire [25]. Ont-ils à faire la guerre aux Latins, peuples aussi aguerris qu’eux-mêmes ? Manlius songe à augmenter la force du commandement et fait mourir son fils, qui avait vaincu sans son ordre. Sont-ils battus à Numance ? Scipion Émilien les prive d’abord de tout ce qui les avait amollis [26]. Les légions romaines ont-elles passé sous le joug en Numidie ? Métellus répare cette honte dès qu’il leur a fait reprendre les institutions anciennes. Marius, pour battre les Cimbres et les Teutons, commence par détourner les fleuves, et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée, effrayée de la guerre contre Mithridate, qu’ils lui demandent le combat comme la fin de leurs peines [27

Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une armée navale : on craignait plus l’oisiveté que les ennemis.

Aulu-Gelle [28] donne d’assez mauvaises raisons de la coutume des Romains de faire saigner les soldats qui avaient commis quelque faute : la vraie est que, la force étant la principale qualité du soldat, c’était le dégrader que de l’affaiblir.

Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains ; on ne remarque pas dans les auteurs que les armées romaines, qui faisaient la guerre en tant de climats, périssent beaucoup par les maladies ; au lieu qu’il arrive presque continuellement aujourd’hui que des armées, sans avoir combattu, se fondent, pour ainsi dire, dans une campagne.

Parmi nous, les désertions sont fréquentes, parce que les soldats sont la plus vile partie de chaque nation, et qu’il n’y en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain avantage sur les autres. Chez les Romains, elles étaient plus rares : des soldats tirés du sein d’un peuple si fier, si orgueilleux, si sûr de commander aux autres, ne pouvaient guère penser à s’avilir jusqu’à cesser d’être Romains.

Comme leurs armées n’étaient pas nombreuses, il était aisé de pourvoir à leur subsistance ; le chef pouvait mieux les connaître et voyait plus aisément les fautes et les violations de la discipline.

La force de leurs exercices, les chemins admirables qu’ils avaient construits, les mettaient en état de faire des marches longues et rapides [29]. Leur présence inopinée glaçait les esprits : ils se montraient, surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négligence que donne la victoire.

Dans nos combats d’aujourd’hui, un particulier n’a guère de confiance qu’en la multitude ; mais chaque Romain, plus robuste et plus aguerri que son ennemi, comptait toujours sur lui-même ; il avait naturellement du courage, c’est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses propres forces.

Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il était difficile que, dans le combat le plus malheureux, ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement, dans les histoires, quoique surmontés dans le commencement par le nombre ou par l’ardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains.

Leur principale attention était d’examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et d’abord ils y mettaient ordre. Ils s’accoutumèrent à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu’ils prirent des Étrusques [30].

Les épées tranchantes des Gaulois [31], les éléphants de Pyrrhus, ne les surprirent qu’une fois. Ils suppléèrent à la faiblesse de leur cavalerie [32], d’abord, en ôtant les brides des chevaux, pour que l’impétuosité n’en pût être arrêtée ; ensuite, en y mêlant des vélites. Quand ils eurent connu l’épée espagnole, ils quittèrent la leur [33]. Ils éludèrent la science des pilotes par l’invention d’une machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josèphe [34], la guerre était pour eux une méditation ; la paix, un exercice.

Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent d’abord usage ; ils n’oublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs Baléares, des vaisseaux rhodiens. 

Enfin, jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence et né la fit avec tant d’audace.

Comment les romains purent s’agrandir

Comme les peuples de l’Europe ont, dans ces temps-ci, à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même discipline et la même manière de faire la guerre, la prodigieuse fortune des Romains nous paraît inconcevable. D’ailleurs, il y a aujourd’hui une telle disproportion dans la puissance qu’il n’est pas possible qu’un petit état sorte, par ses propres forces, de l’abaissement où la Providence l’a mis.

Ceci demande qu’on y réfléchisse ; sans quoi, nous verrions des événements sans les comprendre, et, ne sentant pas bien la différence des situations, nous croirions, en lisant l’histoire ancienne, voir d’autres hommes que nous. 

Une expérience continuelle a pu faire connaître en Europe qu’un prince qui a un million de sujets ne peut, sans se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes de troupe ; il n’y a donc que les grandes nations qui aient des armées

Il n’en était pas de même dans les anciennes républiques : car cette proportion des soldats au reste du peuple, qui est aujourd’hui comme d’un à cent, y pouvait être aisément comme d’un à huit.

Les fondateurs des anciennes républiques avaient également partagé les terres. Cela seul faisait un peuple puissant, c’est-à-dire une société bien réglée. Cela faisait aussi une bonne armée, chacun ayant un égal intérêt, et très grand, à défendre sa patrie.

Quand les lois n’étaient plus rigidement observées, les choses revenaient au point où elles sont à présent parmi nous : l’avarice de quelques particuliers et la prodigalité des autres faisaient passer les fonds de terre dans peu de mains, et d’abord les arts s’introduisaient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait qu’il n’y avait presque plus de citoyens ni de soldats : car les fonds de terre destinés auparavant à l’entretien de ces derniers étaient employés à celui des esclaves et des artisans, instruments du luxe des nouveaux possesseurs ; sans quoi l’État, qui malgré son dérèglement doit subsister, aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de l’État étaient partagés entre les soldats, c’est-à-dire les laboureurs ; lorsque la République était corrompue, ils passaient d’abord à des hommes riches, qui les rendaient aux esclaves et aux artisans ; d’où on en retirait, par le moyen des tributs, une partie pour l’entretien des soldats.

Or ces sortes de gens n’étaient guère propres à la guerre : ils étaient lâches et déjà corrompus par le luxe des villes et souvent par leur art même ; outre que, comme ils n’avaient point proprement de patrie, et qu’ils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à conserver.

Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps après l’expulsion des Rois [35], et dans celui que Démétrius de Phalère fit à Athènes [36], il se trouva, à peu près, le même nombre d’habitants : Rome en avait quatre cent quarante mille ; Athènes, quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome tombe dans un temps où elle était dans la force de son institution, et celui d’Athènes, dans un temps où elle était entièrement corrompue. On trouva que le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart de ses habitants, et qu’il faisait à Athènes un peu moins du vingtième. La puissance de Rome était donc à celle d’Athènes, dans ces divers temps, à peu près comme un quart est à un vingtième, c’est-à-dire qu’elle était cinq fois plus grande.

Les rois Agis et Cléoménès voyant qu’au lieu de neuf mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue [37], il n’y en avait plus que sept cents, dont à peine cent possédaient des terres [38], et que tout le reste n’était qu’une populace sans courage, ils entreprirent de rétablir les lois à cet égard [39], et Lacédémone reprit sa première puissance et redevint formidable à tous les Grecs.

Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d’abord de son abaissement, et cela se sentit bien quand elle fut corrompue.

Elle était une petite république lorsque, les Latins ayant refusé le secours de troupes qu’ils étaient obligés de donner, on leva sur-le-champ dix légions dans la ville [40]. « À peine à présent, dit Tite-Live, Rome, que le monde entier ne peut contenir, en pourrait-elle faire autant si un ennemi paraissait tout à coup devant ses murailles : marque certaine que nous ne nous sommes point agrandis, et que nous n’avons fait qu’augmenter le luxe et les richesses qui nous travaillent. »

« Dites-moi, disait Tibérius Gracchus aux nobles [41], qui vaut mieux, un citoyen ou un esclave perpétuel, un soldat ou un homme inutile à la guerre ? Voulez-vous, pour avoir quelques arpents de terre plus que les autres citoyens, renoncer à l’espérance de la conquête du reste du monde ou vous mettre en danger de vous voir enlever par les ennemis ces terres que vous nous refusez ? » 

1. Des Gaulois — 2. De Pyrrhus — 3. Parallèle de Carthage et de Rome — 4. Guerre d’Annibal

Les Romains eurent bien des guerres avec les Gaulois. L’amour de la gloire, le mépris de la mort, l’obstination pour vaincre, étaient les mêmes dans les deux peuples ; mais les armes étaient différentes ; le bouclier des Gaulois était petit, et leur épée mauvaise : aussi furent-ils traités à peu près comme, dans les derniers siècles, les Mexicains l’ont été par les Espagnols. Et ce qu’il y a de surprenant, c’est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais connaître, chercher, ni prévenir la cause de leurs malheurs. 

Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans le temps qu’ils étaient en état de lui résister et de s’instruire par ses victoires ; il leur apprit à se retrancher, à choisir et à disposer un camp ; il les accoutuma aux éléphants et les prépara pour de plus grandes guerres [42].

La grandeur de Pyrrhus ne consistait que dans ses qualités personnelles [43]. Plutarque nous dit qu’il fut obligé de faire la guerre de Macédoine parce qu’il ne pouvait entretenir six mille hommes de pied et cinq cents chevaux qu’il avait [44]. Ce prince, maître d’un petit État dont on n’a plus entendu parler après lui, était un aventurier qui faisait des entreprises continuelles parce qu’il ne pouvait subsister qu’en entreprenant.

Tarente, son alliée, avait bien dégénéré de l’institution des Lacédémoniens, ses ancêtres [45]. Il aurait pu faire de grandes choses avec les Samnites ; mais les Romains les avaient presque détruits.

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue : ainsi, pendant qu’à Rome les emplois publics ne s’obtenaient que par la vertu et ne donnaient d’utilité que l’honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public.

La tyrannie d’un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l’indifférence pour le bien commun n’y met une république. L’avantage d’un État libre est que les revenus y sont mieux administrés. Mais lorsqu’ils le sont plus mal ? L’avantage d’un État libre est qu’il n’y a point de favoris. Mais, quand cela n’est pas, et qu’au lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu ; les lois sont éludées plus dangereusement qu’elles ne sont violées par un prince, qui, étant toujours le plus grand citoyen de l’État, a le plus d’intérêt à sa conservation.

Des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais, à Carthage, des particuliers avaient les richesses des rois.

De deux factions qui régnaient à Carthage, l’une voulait toujours la paix, et l’autre, toujours la guerre ; de façon qu’il était impossible d’y jouir de l’une, ni d’y bien faire l’autre.

Pendant qu’à Rome la guerre réunissait d’abord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage [46].

Dans les États gouvernés par un prince, les divisions s’apaisent aisément, parce qu’il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis ; mais, dans une république, elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le guérir.

À Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le Sénat eût la direction des affaires. À Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage ; l’or et l’argent s’épuisent ; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s’épuisent jamais.

Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois, par avarice ; les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir ; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l’aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l’affaiblissement du commerce, l’épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures. Mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux : elle ne se déterminait que par sa gloire, et, comme elle n’imaginait point qu’elle pût être si elle ne commandait pas, il n’y avait point d’espérance ni de crainte qui pût l’obliger à faire une paix qu’elle n’aurait point imposée.

Il n’y a rien de si puissant qu’une république où l’on observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone : car, pour lors, il se joint à la sagesse d’un bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction.

Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères, et les Romains employaient les leurs [47]. Comme ces derniers n’avaient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu’ils avaient soumis, et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu’après vingt-quatre triomphes [48], devenir les auxiliaires des Romains, et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d’eux et de leurs alliés, c’est-à-dire d’un pays qui n’était guère plus grand que les États du Pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied et soixante et dix mille de cheval, pour opposer aux Gaulois [49].

Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions ; cependant il paraît par Tite-Live que le cens n’était pour lors que d’environ cent trente-sept mille citoyens.

Carthage employait plus de forces pour attaquer ; Rome, pour se défendre : celle-ci, comme on vient de dire, arma un nombre d’hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal, qui l’attaquaient, et elle n’envoya que deux légions contre les plus grands rois ; ce qui rendit ses forces éternelles.

L’établissement de Carthage dans son pays était moins solide que celui de Rome dans le sien. Cette dernière avait trente colonies autour d’elle, qui en étaient comme les remparts [50]. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne l’avait abandonnée ; c’est que les Samnites et les autres peuples d’Italie étaient accoutumés à sa domination.

La plupart des villes d’Afrique, étant peu fortifiées, se rendaient d’abord à quiconque se présentait pour les prendre. Aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d’abord Carthage au désespoir.

On ne peut guère attribuer qu’à un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient affamées, tandis que les Romains étaient dans l’abondance de toutes choses [51].

Chez les Carthaginois, les armées qui avaient été battues devenaient plus insolentes ; quelquefois elles mettaient en croix leurs généraux et les punissaient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes qui avaient fui, et les ramenait contre les ennemis.

Le gouvernement des Carthaginois était très dur [52] : ils avaient si fort tourmenté les peuples d’Espagne que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs, et, si l’on fait attention aux sommes immenses qu’il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que l’injustice est mauvaise ménagère, et qu’elle ne remplit pas même ses vues[53]

La fondation d’Alexandrie avait beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la superstition bannissait en quelque façon les étrangers de l’Égypte, et, lorsque les Perses l’eurent conquise, ils n’avaient songé qu’à affaiblir leurs nouveaux sujets. Mais, sous les rois grecs, l’Égypte fit presque tout le commerce du monde, et celui de Carthage commença à déchoir.

Les puissances établies par le commerce peuvent subsister longtemps dans leur médiocrité ; mais leur grandeur est de peu de durée. Elles s’élèvent peu à peu et sans que personne s’en aperçoive ; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance. Mais, lorsque la chose est venue au point qu’on ne peut plus s’empêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation d’un avantage qu’elle n’a pris, pour ainsi dire, que par surprise.

La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine par deux raisons : l’une, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux d’Italie, et l’autre, que la cavalerie romaine était mal armée : car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu’ils changèrent de manière, comme nous l’apprenons de Polybe [54].

Dans la première guerre punique, Régulus fut battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie, et, dans la seconde, Annibal dut à ses Numides ses principales victoires [55].

Scipion, ayant conquis l’Espagne et fait alliance avec Massinisse, ôta aux Carthaginois cette supériorité ; ce fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama et finit la guerre. 

Les Carthaginois avaient plus d’expérience sur la mer et connaissaient mieux la manœuvre que les Romains ; mais il me semble que cet avantage n’était pas pour lors si grand qu’il le serait aujourd’hui.

Les Anciens, n’ayant pas la boussole, ne pouvaient guère naviguer que sur les côtes ; aussi ils ne se servaient que de bâtiments à rames, petits et plats ; presque toutes les rades étaient pour eux des ports ; la science des pilotes était très bornée, et leur manœuvre, très peu de chose. Aussi Aristote disait-il [56] qu’il était inutile d’avoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisaient pour cela.

L’art était si imparfait qu’on ne faisait guère avec mille rames que ce qui se fait aujourd’hui avec cent [57].

Les grands vaisseaux étaient désavantageux, en ce qu’étant difficilement mus par la chiourme ils ne pouvaient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience [58] : ses navires ne pouvaient se remuer, pendant que ceux d’Auguste, plus légers, les attaquaient de toutes parts. 

Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisaient aisément celles des plus grands, qui, pour lors, n’étaient plus que des machines immobiles, comme sont aujourd’hui nos vaisseaux démâtés.

Depuis l’invention de la boussole, on a changé de manière ; on a abandonné les rames[59], on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.

L’invention de la poudre a fait une chose qu’on n’aurait pas soupçonnée ; c’est que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans l’art : car, pour résister à la violence du canon et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires ; mais, à la grandeur de la machine, on a dû proportionner la puissance de l’art.

Les petits vaisseaux d’autrefois s’accrochaient soudain, et les soldats combattaient des deux parts ; on mettait sur une flotte toute une armée de terre : dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors, les soldats étaient pour beaucoup, et les gens de l’art, pour peu ; à présent, les soldats sont pour rien ou pour peu, et les gens de l’art, pour beaucoup.

La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence ; les Romains n’avaient aucune connaissance de la navigation ; une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes ; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir ; en trois mois de temps, leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée ; elle mit à la mer ; elle trouva l’armée navale des Carthaginois et la battit.

À peine, à présent, toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paraître devant une puissance qui a déjà l’empire de la mer ; c’est peut-être la seule chose que l’argent seul ne peut pas faire. Et si, de nos jours, un grand prince réussit d’abord [60], l’expérience a fait voir à d’autres que c’est un exemple qui peut être plus admiré que suivi [61].

La seconde guerre punique est si fameuse que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule d’obstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l’Antiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébie et de Trasimène, après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples d’Italie, elle ne demanda point la paix. C’est que le Sénat ne se départait jamais des maximes anciennes ; il agissait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accommodement tandis qu’il serait en Italie. Et je trouve dans Denys d’Halicarnasse [62] que, lors de la négociation de Coriolan, le Sénat déclara qu’il ne violerait point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvait faire de paix tandis que les ennemis étaient sur ses terres ; mais que, si les Volsques se retiraient, on accorderait tout ce qui serait juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes mêmes de verser des larmes ; le Sénat refusa de racheter les prisonniers et envoya les misérables restes de l’armée faire la guerre en Sicile, sans récompense ni aucun honneur militaire, jusqu’à ce qu’Annibal fût chassé d’Italie [63].

D’un autre côté, le consul Térentius Varron avait fui honteusement jusqu’à Venouse. Cet homme de la plus basse naissance n’avait été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le Sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe ; il vit combien il était nécessaire qu’il s’attirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron et le remercia de ce qu’il n’avait pas désespéré de la République [64].

Ce n’est pas ordinairement la perte réelle que l’on fait dans une bataille (c’est-à-dire celle de quelques milliers d’hommes) qui est funeste à un État, mais la perte imaginaire et le découragement, qui le prive des forces mêmes que la Fortune lui avait laissées.

Il y a des choses que tout le monde dit parce qu’elles ont été dites une fois. On croirait qu’Annibal fit une faute insigne de n’avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d’abord la frayeur y fut extrême ; mais il n’en est pas de la consternation d’un peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d’une vile populace, qui ne sent que sa faiblesse. Une preuve qu’Annibal n’aurait pas réussi, c’est que les Romains se trouvèrent encore en état d’envoyer partout du secours.

On dit encore qu’Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s’amollit ; mais l’on ne considère point que l’on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n’auraient-ils pas trouvé partout Capoue ? Alexandre, qui commandait à ses propres sujets, prit, dans une occasion pareille, un expédient qu’Annibal, qui n’avait que des troupes mercenaires, ne pouvait pas prendre ; il fit mettre le feu au bagage de ses soldats et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Kouli-Kan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies d’argent [65].

Ce furent les conquêtes mêmes d’Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n’avait pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage ; il recevait très peu de secours, soit par la jalousie d’un parti, soit par la trop grande confiance de l’autre. Pendant qu’il resta avec son armée ensemble, il battit les Romains ; mais, lorsqu’il fallut qu’il mît des garnisons dans les villes, qu’il défendît ses alliés, qu’il assiégeât les places, ou qu’il les empêchât d’être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites, et il perdit en détail une grande partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire, parce qu’on les fait avec toutes ses forces ; elles sont difficiles à conserver, parce qu’on ne les défend qu’avec une partie de ses forces.

De l’état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l’Égypte, après l’abaissement des carthaginois

Je m’imagine qu’Annibal disait très peu de bons mots, et qu’il en disait encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre lui-même. J’ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l’Antiquité ; je voudrais qu’il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer et sait si bien les faire mouvoir.

Encore faudrait-il que les discours qu’on fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en apprenant la défaite de son frère, il avoua qu’il en prévoyait la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui s’étaient donnés à lui, et à décourager une armée qui attendait de si grandes récompenses après la guerre.

Comme les Carthaginois, en Espagne, en Sicile, en Sardaigne, n’opposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifiaient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive. Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique ; Scipion y descendit ; les succès qu’il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler d’Italie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre où il les avait tant de fois vaincus.

Tout ce que peut faire un grand homme d’État et un grand capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie. N’ayant pu porter Scipion à la paix, il donna une bataille où la Fortune sembla prendre plaisir à confondre son habileté, son expérience et son bon sens. Carthage reçut la paix, non pas d’un ennemi, mais d’un maître : elle s’obligea de payer dix mille talents en cinquante années, à donner des otages, à livrer ses vaisseaux et ses éléphants, à ne faire la guerre à personne sans le consentement du peuple romain ; et, pour la tenir toujours humiliée, on augmenta la puissance de Massinisse, son ennemi éternel.

Après l’abaissement des Carthaginois, Rome n’eut presque plus que de petites guerres et de grandes victoires, au lieu qu’auparavant elle avait eu de petites victoires et de grandes guerres.

Il y avait dans ces temps-là comme deux mondes séparés : dans l’un combattaient les Carthaginois et les Romains ; l’autre était agité par des querelles qui duraient depuis la mort d’Alexandre ; on n’y pensait point à ce qui se passait en Occident [66] ; car, quoique Philippe, roi de Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il n’eut presque point de suite, et ce prince, qui n’accorda aux Carthaginois que de très faibles secours, ne fit que témoigner aux Romains une mauvaise volonté inutile.

Lorsqu’on voit deux grands peuples se faire une guerre longue et opiniâtre, c’est souvent une mauvaise politique de penser qu’on peut demeurer spectateur tranquille : car celui des deux peuples qui est le vainqueur entreprend d’abord de nouvelles guerres, et une nation de soldats va combattre contre des peuples qui ne sont que citoyens.

Ceci parut bien clairement dans ces temps-là : car les Romains eurent à peine dompté les Carthaginois qu’ils attaquèrent de nouveaux peuples et parurent dans toute la terre pour tout envahir.

Il n’y avait pour lors dans l’Orient que quatre puissances capables de résister aux Romains : la Grèce et les royaumes de Macédoine, de Syrie et d’Égypte. Il faut voir quelle était la situation de ces deux premières puis­sances, parce que les Romains commencèrent par les soumettre.

Il y avait dans la Grèce trois peuples considérables ; les Étoliens, les Achaïens et les Béotiens ; c’étaient des associations de villes libres, qui avaient des assemblées générales et des magistrats communs. Les Étoliens étaient belliqueux, hardis, téméraires, avides du gain, toujours libres de leur parole et de leurs serments, enfin, faisant la guerre sur la terre comme les pirates la font sur la mer. Les Achaïens étaient sans cesse fatigués par des voisins ou des défenseurs incommodes [67]. Les Béotiens, les plus épais de tous les Grecs, prenaient le moins de part qu’ils pouvaient aux affaires générales : uniquement conduits par le sentiment présent du bien et du mal, ils n’avaient pas assez d’esprit pour qu’il fût facile aux orateurs de les agiter ; et, ce qu’il y avait d’extraordinaire, leur république se maintenait dans l’anarchie même [68].

Lacédémone avait conservé sa puissance, c’est-à-dire cet esprit belliqueux que lui donnaient les institutions de Lycurgue. Les Thessaliens étaient en quelque façon asservis par les Macédoniens. Les rois d’Illyrie avaient déjà été extrêmement abattus par les Romains. Les Acarnaniens et les Athamanes étaient ravagés tour à tour par les forces de la Macédoine et de l’Étolie. Les Athéniens, sans forces par eux-mêmes et sans alliés [69], n’étonnaient plus le monde que par leurs flatteries envers les rois, et l’on ne montait plus sur la tribune où avait parlé Démosthène, que pour proposer les décrets les plus lâches et les plus scandaleux.

D’ailleurs, la Grèce était redoutable par sa situation, la force, la multitude de ses villes, le nombre de ses soldats, sa police, ses mœurs, ses lois : elle aimait la guerre, elle en connaissait l’art, et elle aurait été invincible si elle avait été unie.

Elle avait bien été étonnée par le premier Philippe, Alexandre et Antipater, mais non pas subjuguée, et les rois de Macédoine, qui ne pouvaient se résoudre à abandonner leurs prétentions et leurs espérances, s’obstinaient à travailler à l’asservir.

La Macédoine était presque entourée de montagnes inaccessibles ; les peuples en étaient très propres à la guerre, courageux, obéissants, industrieux, infatigables, et il fallait bien qu’ils tinssent ces qualités-là du climat, puisque encore aujourd’hui les hommes de ces contrées sont les meilleurs soldats de l’empire des Turcs.

La Grèce se maintenait par une espèce de balance : les Lacédémoniens étaient, pour l’ordinaire, alliés des Étoliens, et les Macédoniens l’étaient des Achaïens ; mais, par l’arrivée des Romains, tout équilibre fut rompu.

Comme les rois de Macédoine ne pouvaient pas entretenir un grand nombre de troupes [70], le moindre échec était de conséquence ; d’ailleurs, ils pouvaient difficilement s’agrandir, parce que, leurs desseins n’étant pas inconnus, on avait toujours les yeux ouverts sur leurs démarches, et les succès qu’ils avaient dans les guerres entreprises pour leurs alliés étaient un mal que ces mêmes alliés cherchaient d’abord à réparer

Mais les rois de Macédoine étaient ordinairement des princes habiles. Leur monarchie n’était pas du nombre de celles qui vont par une espèce d’allure donnée dans le commencement : continuellement instruits par les périls et par les affaires, embarrassés dans tous les démêlés des Grecs, il leur fallait gagner les principaux des villes, éblouir les peuples, et diviser ou réunir les intérêts ; enfin, ils étaient obligés de payer de leur personne à chaque instant.

Philippe, qui, dans le commencement de son règne, s’était attiré l’amour et la confiance des Grecs par sa modération, changea tout à coup : il devint un cruel tyran dans un temps où il aurait dû être juste par politique et par ambition [71]. Il voyait, quoique de loin, les Carthaginois et les Romains, dont les forces étaient immenses ; il avait fini la guerre à l’avantage de ses alliés et s’était réconcilié avec les Étoliens. Il était naturel qu’il pensât à unir toute la Grèce avec lui pour empêcher les étrangers de s’y établir ; mais il l’irrita, au contraire, par de petites usurpations, et, s’amusant à discuter de vains intérêts, quand il s’agissait de son existence, par trois ou quatre mauvaises actions, il se rendit odieux et détestable à tous les Grecs.

Les Étoliens furent les plus irrités, et les Romains, saisissant l’occasion de leur ressentiment, ou plutôt de leur folie, firent alliance avec eux, entrèrent dans la Grèce, et l’armèrent contre Philippe.

Ce prince fut vaincu à la journée des Cynocéphales, et cette victoire fut due en partie à la valeur des Étoliens. Il fut si fort consterné qu’il se réduisit à un traité qui était moins une paix qu’un abandon de ses propres forces : il fit sortir ses garnisons de toute la Grèce, livra ses vaisseaux, et s’obligea de payer mille talents en dix années.

Polybe, avec son bon sens ordinaire, compare l’ordonnance des Romains avec celle des Macédoniens, qui fut prise par tous les rois successeurs d’Alexandre. Il fait voir les avantages et les inconvénients de la phalange et de la légion ; il donne la préférence à l’ordonnance romaine, et il y a apparence qu’il a raison, si l’on en juge par tous les événements de ces temps-là [72].

Ce qui avait beaucoup contribué à mettre les Romains en péril dans la seconde guerre punique, c’est qu’Annibal arma d’abord ses soldats à la romaine. Mais les Grecs ne changèrent ni leurs armes ni leur manière de combattre ; il ne leur vint point dans l’esprit de renoncer à des usages avec lesquels ils avaient fait de si grandes choses.

Le succès que les Romains eurent contre Philippe fut le plus grand de tous les pas qu’ils firent pour la conquête générale. Pour s’assurer de la Grèce, ils abaissèrent par toutes sortes de voies les Étoliens, qui les avaient aidés à vaincre ; de plus, ils ordonnèrent que chaque ville grecque qui avait été à Philippe ou à quelque autre prince se gouvernerait dorénavant par ses propres lois.

On voit bien que ces petites républiques ne pouvaient être que dépendantes. Les Grecs se livrèrent à une joie stupide et crurent être libres en effet, parce que les Romains les déclaraient tels.

Les Étoliens, qui s’étaient imaginé qu’ils domineraient dans la Grèce, voyant qu’ils n’avaient fait que se donner des maîtres, furent au désespoir, et, comme ils prenaient toujours des résolutions extrêmes, voulant corriger leurs folies par leurs folies, ils appelèrent dans la Grèce Antiochus, roi de Syrie, comme ils y avaient appelé les Romains.

Les rois de Syrie étaient les plus puissants des successeurs d’Alexandre : car ils possédaient presque tous les États de Darius, à l’Égypte près ; mais il était arrivé des choses qui avaient fait que leur puissance s’était beaucoup affaiblie.

Séleucus, qui avait fondé l’empire de Syrie, avait à la fin de sa vie détruit le royaume de Lysimaque. Dans la confusion des choses, plusieurs provinces se soulevèrent : les royaumes de Pergame, de Cappadoce et de Bithynie se formèrent. Mais ces petits États timides regardèrent toujours l’humiliation de leurs anciens maîtres comme une fortune pour eux.

Comme les rois de Syrie virent toujours avec une envie extrême la félicité du royaume d’Égypte, ils ne songèrent qu’à le conquérir ; ce qui fit que, négligeant l’Orient, ils y perdirent plusieurs provinces et furent fort mal obéis dans les autres.

Enfin, les rois de Syrie tenaient la haute et la basse Asie. Mais l’expérience a fait voir que, dans ce cas, lorsque la capitale et les principales forces sont dans les provinces basses de l’Asie, on ne peut pas conserver les hautes, et que, quand le siège de l’empire est dans les hautes, on s’affaiblit en voulant garder les basses. L’empire des Perses et celui de Syrie ne furent jamais si forts que celui des Parthes, qui n’avait qu’une partie des provinces des deux premiers. Si Cyrus n’avait pas conquis le royaume de Lydie, si Séleucus était resté à Babylone et avait laissé les provinces maritimes aux successeurs d’Antigone, l’empire des Perses aurait été invincible pour les Grecs, et celui de Séleucus, pour les Romains. Il y a de certaines bornes que la nature a données aux États pour mortifier l’ambition des hommes ; lorsque les Romains les passèrent, les Parthes les firent presque toujours périr [73] ; quand les Parthes osèrent les passer, ils furent d’abord obligés de revenir ; et, de nos jours, les Turcs, qui ont avancé au-delà de ces limites, ont été contraints d’y rentrer.

Les rois de Syrie et d’Égypte avaient dans leur pays deux sortes de sujets : les peuples conquérants et les peuples conquis. Ces premiers, encore pleins de l’idée de leur origine, étaient très difficilement gouvernés ; ils n’avaient point cet esprit d’indépendance qui nous porte à secouer le joug, mais cette impatience qui nous fait désirer de changer de maître.

Mais la faiblesse principale du royaume de Syrie venait de celle de la Cour, où régnaient des successeurs de Darius, et non pas d’Alexandre. Le luxe, la vanité et la mollesse, qui, en aucun siècle, n’ont quitté les cours d’Asie, régnaient surtout dans celle-ci. Le mal passa au peuple et aux soldats et devint contagieux pour les Romains mêmes, puisque la guerre qu’ils firent contre Antiochus est la vraie époque de leur corruption.

Telle était la situation du royaume de Syrie lorsqu’Antiochus, qui avait fait de grandes choses, entreprit la guerre contre les Romains. Mais il ne se con­duisit pas même avec la sagesse que l’on emploie dans les affaires ordinaires. Annibal voulait qu’on renouvelât la guerre en Italie, et qu’on gagnât Philippe, ou qu’on le rendît neutre. Antiochus ne fit rien de cela. Il se montra dans la Grèce avec une petite partie de ses forces, et, comme s’il avait voulu y voir la guerre, et non pas la faire, il ne fut occupé que de ses plaisirs. II fut battu, s’enfuit en Asie, plus effrayé que vaincu.

Philippe, dans cette guerre, entraîné par les Romains comme par un torrent, les servit de tout son pouvoir et devint l’instrument de leurs victoires. Le plaisir de se venger et de ravager l’Étolie, la promesse qu’on lui diminuerait le tribut, et qu’on lui laisserait quelques villes, des jalousies qu’il eut d’Antiochus, enfin, de petits motifs le déterminèrent, et, n’osant concevoir la pensée de secouer le joug, il ne songea qu’à l’adoucir.

Antiochus jugea si mal des affaires qu’il s’imagina que les Romains le laisseraient tranquille en Asie. Mais ils l’y suivirent. II fut vaincu encore, et, dans sa consternation, il consentit au traité le plus infâme qu’un grand prince ait jamais fait.

Je ne sache rien de si magnanime que la résolution que prit un monarque qui a régné de nos jours [74], de s’ensevelir plutôt sous les débris du trône que d’accepter des propositions qu’un roi ne doit pas entendre ; il avait l’âme trop fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l’avaient mis, et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne, et que l’infamie ne le fait jamais.

C’est une chose commune de voir des princes qui savent donner une bataille ; il y en a bien peu qui sachent faire une guerre, qui soient également capables de se servir de la Fortune et de l’attendre, et qui, avec cette disposition d’esprit qui donne de la méfiance avant que d’entreprendre, aient celle de ne craindre plus rien après avoir entrepris.

Après l’abaissement d’Antiochus, il ne restait plus que de petites puissances, si l’on en excepte l’Égypte, qui, par sa situation, sa fécondité, son commerce, le nombre de ses habitants, ses forces de mer et de terre, aurait pu être formidable. Mais la cruauté de ses rois, leur lâcheté, leur avarice, leur imbécillité, leurs affreuses voluptés, les rendirent si odieux à leurs sujets qu’ils ne se soutinrent la plupart du temps que par la protection des Romains.

C’était, en quelque façon, une loi fondamentale de la couronne d’Égypte que les sœurs succédaient avec les frères, et, afin de maintenir l’unité dans le gouvernement, on mariait le frère avec la sœur. Or il est difficile de rien imaginer de plus pernicieux dans la politique qu’un pareil ordre de succession : car, tous les petits démêlés domestiques devenant des désordres dans l’État ; celui des deux qui avait le moindre chagrin soulevait d’abord contre l’autre le peuple d’Alexandrie, populace immense, toujours prête à se joindre au premier de ses rois qui voulait l’agiter. De plus, les royaumes de Cyrène et de Chypre étant ordinairement entre les mains d’autres princes de cette maison, avec des droits réciproques sur le tout, il arrivait qu’il y avait presque toujours des princes régnants et des prétendants à la couronne, que ces rois étaient sur un trône chancelant, et que, mal établis au-dedans, ils étaient sans pouvoir au-dehors.

Les forces des rois d’Égypte, comme celles des autres rois d’Asie, consistaient dans leurs auxiliaires grecs. Outre l’esprit de liberté, d’honneur et de gloire qui animait les Grecs, ils s’occupaient sans cesse à toutes sortes d’exercices du corps : ils avaient dans leurs principales villes des jeux établis, où les vainqueurs obtenaient des couronnes aux yeux de toute la Grèce ; ce qui donnait une émulation générale. Or, dans un temps où l’on combattait avec des armes dont le succès dépendait de la force et de l’adresse de celui qui s’en servait, on ne peut douter que des gens ainsi exercés n’eussent de grands avantages sur cette foule de Barbares pris indifféremment et menés sans choix à la guerre, comme les armées de Darius le firent bien voir.

Les Romains, pour priver les rois d’une telle milice et leur ôter sans bruit leurs principales forces, firent deux choses : premièrement, ils établirent peu à peu comme une maxime, chez les villes grecques, qu’elles ne pourraient avoir aucune alliance, accorder du secours ou faire la guerre à qui que ce fût, sans leur consentement ; de plus, dans leurs traités avec les rois, ils leur défendirent de faire aucunes levées chez les alliés des Romains ; ce qui les réduisit à leurs troupes nationales [75].

De la conduite que les romains tinrent pour soumettre tous les peuples 

Dans le cours de tant de prospérités, où l’on se néglige pour l’ordinaire, le Sénat agissait toujours avec la même profondeur, et, pendant que les armées consternaient tout, il tenait à terre ceux qu’il trouvait abattus.

Il s’érigea en tribunal qui jugea tous les peuples à la fin de chaque guerre, il décidait des peines et des récompenses que chacun avait méritées ; il ôtait une partie du domaine du peuple vaincu pour la donner aux alliés ; en quoi il faisait deux choses : il attachait à Rome des rois dont elle avait peu à craindre et beaucoup à espérer, et il en affaiblissait d’autres dont elle n’avait rien à espérer et tout à craindre.

On se servait des alliés pour faire la guerre à un ennemi ; mais d’abord on détruisit les destructeurs. Philippe fut vaincu par le moyen des Étoliens, qui furent anéantis d’abord après, pour s’être joints à Antiochus. Antiochus fut vaincu par le secours des Rhodiens ; mais, après qu’on leur eut donné des récompenses éclatantes, on les humilia pour jamais, sous prétexte qu’ils avaient demandé qu’on fît la paix avec Persée.

Quand ils avaient plusieurs ennemis sur les bras, ils accordaient une trêve au plus faible, qui se croyait heureux de l’obtenir, comptant pour beaucoup d’avoir différé sa ruine.

Lorsque l’on était occupé à une grande guerre, le Sénat dissimulait toutes sortes d’injures et attendait dans le silence que le temps de la punition fût venu. Que si quelque peuple lui envoyait les coupables, il refusait de les punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle et se réserver une vengeance utile.

Comme ils faisaient à leurs ennemis des maux inconcevables, il ne se formait guère de ligues contre eux car celui qui était le plus éloigné du péril ne voulait pas en approcher.

Par là, ils recevaient rarement la guerre, mais la faisaient toujours dans le temps, de la manière et avec ceux qu’il leur convenait, et, de tant de peuples qu’ils attaquèrent, il y en a bien peu qui n’eussent souffert toutes sortes d’injures si l’on avait voulu les laisser en paix.

Leur coutume étant de parler toujours en maîtres, les ambassadeurs qu’ils envoyaient chez les peuples qui n’avaient point encore senti leur puissance étaient sûrement maltraités ; ce qui était un prétexte sûr pour faire une nouvelle guerre [76].

Comme ils ne faisaient jamais la paix de bonne foi, et que, dans le dessein d’envahir tout, leurs traités n’étaient proprement que des suspensions de guerre, ils y mettaient des conditions qui commençaient toujours la ruine de l’État qui les acceptait : ils faisaient sortir les garnisons des places fortes, ou bornaient le nombre des troupes de terre, ou se faisaient livrer les chevaux ou les éléphants, et, si ce peuple était puissant sur la mer, ils l’obligeaient de brûler ses vaisseaux et quelquefois d’aller habiter plus avant dans les terres.

Après avoir détruit les armées d’un prince, ils ruinaient ses finances par des taxes excessives ou un tribut, sous prétexte de lui faire payer les frais de la guerre : nouveau genre de tyrannie, qui le forçait d’opprimer ses sujets et de perdre leur amour.

Lorsqu’ils accordaient la paix à quelque prince, ils prenaient quelqu’un de ses frères ou de ses enfants en otage ; ce qui leur donnait le moyen de troubler son royaume à leur fantaisie. Quand ils avaient le plus proche héritier, ils intimidaient le possesseur ; s’ils n’avaient qu’un prince d’un degré éloigné, ils s’en servaient pour animer les révoltes des peuples.

Quand quelque prince ou quelque peuple s’était soustrait de l’obéissance de son souverain, ils lui accordaient d’abord le titre d’allié du peuple romain [77], et, par là, ils le rendaient sacré et inviolable ; de manière qu’il n’y avait point de roi, quelque grand qu’il fût, qui pût un moment être sûr de ses sujets, ni même de sa famille.

Quoique le titre de leur allié fût une espèce de servitude, il était néanmoins très recherché [78] : car on était sûr que l’on ne recevait d’injures que d’eux, et l’on avait sujet d’espérer qu’elles seraient moindres ; ainsi il n’y avait point de services que les peuples et les rois ne fussent prêts de rendre, ni de bassesses qu’ils ne fissent pour l’obtenir.

Ils avaient plusieurs sortes d’alliés. Les uns leur étaient unis par des privilèges et une participation de leur grandeur, comme les Latins et les Herniques ; d’autres, par l’établissement même, comme leurs colonies ; quelques-uns, par les bienfaits, comme furent Massinisse, Euménès et Attalus, qui tenaient d’eux leur royaume ou leur agrandissement ; d’autres, par des traités libres, et ceux-là devenaient sujets par un long usage de l’alliance, comme les rois d’Égypte, de Bithynie, de Cappadoce, et la plupart des villes grecques ; plusieurs, enfin, par des traités forcés et par la loi de leur sujétion, comme Philippe et Antiochus, car ils n’accordaient point de paix à un ennemi qui ne contînt une alliance, c’est-à-dire qu’ils ne soumettaient point de peuple qui ne leur servît à en abaisser d’autres.

Lorsqu’ils laissaient la liberté à quelques villes, ils y faisaient d’abord naître deux factions [79] : l’une défendait les lois et la liberté du pays, l’autre soutenait qu’il n’y avait de loi que la volonté des Romains ; et, comme cette dernière faction était toujours la plus puissante, on voit bien qu’une pareille liberté n’était qu’un nom.

Quelquefois ils se rendaient maîtres d’un pays sous prétexte de succes­sion : ils entrèrent en Asie, en Bithynie, en Libye, par les testaments d’Attalus, de Nicomède [80] et d’Appion, et l’Égypte fut enchaînée par celui du roi de Cyrène.

Pour tenir les grands princes toujours faibles, ils ne voulaient pas qu’ils reçussent dans leur alliance ceux à qui ils avaient accordé la leur [81], et, comme ils ne la refusaient à aucun des voisins d’un prince puissant, cette condition, mise dans un traité de paix, ne lui laissait plus d’alliés.

De plus, lorsqu’ils avaient vaincu quelque prince considérable, ils met­taient dans le traité qu’il ne pourrait faire la guerre pour ses différends avec les alliés des Romains (c’est-à-dire, ordinairement, avec tous ses voisins), mais qu’il les mettrait en arbitrage ; ce qui lui ôtait pour l’avenir la puissance militaire.

Et, pour se la réserver toute, ils en privaient leurs alliés mêmes : dès que ceux-ci avaient le moindre démêlé, ils envoyaient des ambassadeurs qui les obligeaient de faire la paix. Il n’y a qu’à voir comme ils terminèrent les guerres d’Attalus et de Prusias.

Quand quelque prince avait fait une conquête, qui souvent l’avait épuisé, un ambassadeur romain survenait d’abord, qui la lui arrachait des mains. Entre mille exemples, on peut se rappeler comment, avec une parole, ils chassèrent d’Égypte Antiochus.

Sachant combien les peuples d’Europe étaient propres à la guerre, ils établirent comme une loi qu’il ne serait permis à aucun roi d’Asie d’entrer en Europe et d’y assujettir quelque peuple que ce fût [82]. Le principal motif de la guerre qu’ils firent à Mithridate fut que, contre cette défense, il avait soumis quelques Barbares [83].

Lorsqu’ils voyaient que deux peuples étaient en guerre, quoiqu’ils n’eussent aucune alliance, ni rien à démêler avec l’un ni avec l’autre, ils ne laissaient pas de paraître sur la scène, et, comme nos chevaliers errants, ils prenaient le parti du plus faible. C’était, dit Denys d’Halicarnasse [84], une ancienne coutume des Romains d’accorder toujours leur secours à quiconque venait l’implorer.

Ces coutumes des Romains n’étaient point quelques faits particuliers arrivés par hasard ; c’étaient des principes toujours constants, et cela se peut voir aisément : car les maximes dont ils firent usage contre les plus grandes puissances furent précisément celles qu’ils avaient employées dans les commencements contre les petites villes qui étaient autour d’eux.

Ils se servirent d’Euménès et de Massinisse pour subjuguer Philippe et Antiochus, comme ils s’étaient servis des Latins et des Herniques pour subjuguer les Volsques et les Toscans ; ils se firent livrer les flottes de Carthage et des rois d’Asie, comme ils s’étaient fait donner les barques d’Antium ; ils ôtèrent les liaisons politiques et civiles entre les quatre parties de la Macédoine, comme ils avaient autrefois rompu l’union des petites villes latines [85].

Mais surtout leur maxime constante fut de diviser. La république d’Achaïe était formée par une association de villes libres ; le Sénat déclara que chaque ville se gouvernerait dorénavant par ses propres lois, sans dépendre d’une autorité commune.

La république des Béotiens était pareillement une ligue de plusieurs villes. Mais, comme, dans la guerre contre Persée, les unes suivirent le parti de ce prince, les autres, celui des Romains, ceux-ci les reçurent en grâce moyennant la dissolution de l’alliance commune.

[86]    Si un grand prince qui a régné de nos jours avait suivi ces maximes, lorsqu’il vit un de ses voisins détrôné, il aurait employé de plus grandes forces pour le soutenir et le borner dans l’île qui lui resta fidèle : en divisant la seule puissance qui pût s’opposer à ses desseins, il aurait tiré d’immenses avantages du malheur même de son allié.

Lorsqu’il y avait quelques disputes dans un État, ils jugeaient d’abord l’affaire, et, par là, ils étaient sûrs de n’avoir contre eux que la partie qu’ils avaient condamnée. Si c’était des princes du même sang qui se disputaient la couronne, ils les déclaraient quelquefois tous deux rois [87] ; si l’un d’eux était en bas âge [88], ils décidaient en sa faveur, et ils en prenaient la tutelle, comme protecteurs de l’univers. Car ils avaient porté les choses au point que les peuples et les rois étaient leurs sujets sans savoir précisément par quel titre, étant établi que c’était assez d’avoir ouï parler d’eux pour devoir leur être soumis.

Ils ne faisaient jamais de guerres éloignées sans s’être procuré quelque allié auprès de l’ennemi qu’ils attaquaient, qui pût joindre ses troupes à l’armée qu’ils envoyaient, et, comme elle n’était jamais considérable par le nombre, ils observaient toujours d’en tenir une autre dans la province la plus voisine de l’ennemi et une troisième dans Rome, toujours prête à marcher [89]. Ainsi ils n’exposaient qu’une très petite partie de leurs forces, pendant que leur ennemi mettait au hasard toutes les siennes [90].

Quelquefois ils abusaient de la subtilité des termes de leur langue : ils détruisirent Carthage, disant qu’ils avaient promis de conserver la cité, et non pas la ville. On sait comment les Étoliens, qui s’étaient abandonnés à leur foi, furent trompés : les Romains prétendirent que la signification de ces mots : s’abandonner à la foi d’un ennemi, emportait la perte de toutes sortes de choses : des personnes, des terres, des villes, des temples et des sépultures même.

Ils pouvaient même donner à un traité une interprétation arbitraire : ainsi, lorsqu’ils voulurent abaisser les Rhodiens, ils dirent qu’ils ne leur avaient pas donné autrefois la Lycie comme présent, mais comme amie et alliée.

Lorsqu’un de leurs généraux faisait la paix pour sauver son armée prête à périr, le Sénat, qui ne la ratifiait point, profitait de cette paix et continuait la guerre. Ainsi, quand Jugurtha eut enfermé une armée romaine, et qu’il l’eut laissée aller sous la foi d’un traité, on se servit contre lui des troupes mêmes qu’il avait sauvées ; et, lorsque les Numantins eurent réduit vingt mille Romains prêts à mourir de faim à demander la paix, cette paix, qui avait sauvé tant de citoyens, fut rompue à Rome, et l’on éluda la foi publique en envoyant le consul qui l’avait signée [91].

Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince sous des conditions raisonnables, et, lorsqu’il les avait exécutées, ils en ajoutaient de telles, qu’il était forcé de recommencer la guerre. Ainsi, quand ils se furent fait livrer par Jugurtha ses éléphants, ses chevaux, ses trésors, ses transfuges, ils lui demandèrent de livrer sa personne : chose qui, étant pour un prince le dernier des malheurs, ne peut jamais faire une condition de paix [92].

Enfin, ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs crimes particuliers : ils écoutèrent les plaintes de tous ceux qui avaient quelques démêlés avec Philippe, ils envoyèrent des députés pour pourvoir à leur sûreté ; et ils firent accuser Persée devant eux pour quelques meurtres et quelques querelles avec des citoyens des villes alliées.

Comme on jugeait de la gloire d’un général par la quantité de l’or et de l’argent qu’on portait à son triomphe, il ne laissait rien à l’ennemi vaincu. Rome s’enrichissait toujours, et chaque guerre la mettait en état d’en entreprendre une autre.

Les peuples qui étaient amis ou alliés se ruinaient tous par les présents immenses qu’ils faisaient pour conserver la faveur ou l’obtenir plus grande, et la moitié de l’argent qui fut envoyé pour ce sujet aux Romains aurait suffi pour les vaincre [93].

Maîtres de l’univers, ils s’en attribuèrent tous les trésors : ravisseurs moins injustes en qualité de conquérants qu’en qualité de législateurs. Ayant su que Ptolomée, roi de Chypre, avait des richesses immenses, ils firent une loi, sur la proposition d’un tribun, par laquelle ils se donnèrent l’hérédité d’un homme vivant et la confiscation d’un prince allié [94].

Bientôt la cupidité des particuliers acheva d’enlever ce qui avait échappé à l’avarice publique. Les magistrats et les gouverneurs vendaient aux rois leurs injustices. Deux compétiteurs se ruinaient à l’envi pour acheter une protection toujours douteuse contre un rival qui n’était pas entièrement épuisé : car on n’avait pas même cette justice des brigands, qui portent une certaine probité dans l’exercice du crime. Enfin, les droits légitimes ou usurpés ne se soutenant que par de l’argent, les princes, pour en avoir, dépouillaient les temples, confisquaient les biens des plus riches citoyens. On faisait mille crimes pour donner aux Romains tout l’argent du monde.

Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu’elle imprima à la terre. Elle mit d’abord les rois dans le silence et les rendit comme stupides ; il ne s’agissait pas du degré de leur puissance, mais leur personne propre était attaquée : risquer une guerre, c’était s’exposer à la captivité, à la mort, à l’infamie du triomphe. Ainsi des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices n’osaient jeter des regards fixes sur le peuple romain, et, perdant le courage, ils attendaient de leur patience et de leurs bassesses quelque délai aux misères dont ils étaient menacés [95].

Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains. Après la défaite d’Antiochus, ils étaient maîtres de l’Afrique, de l’Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de ville en propre. Il semblait qu’ils ne conquissent que pour donner ; mais ils restaient si bien les maîtres que, lorsqu’ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l’accablaient, pour ainsi dire, du poids de tout l’univers. 

Il n’était pas temps encore de s’emparer des pays conquis. S’ils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs ; si, après la seconde guerre punique ou celle contre Antiochus, ils avaient pris des terres en Afrique ou en Asie, ils n’auraient pu conserver des conquêtes si peu solidement établies [96].

Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes, et qu’elles eussent été se perdre peu à peu dans la République romaine.

Voyez le traité qu’ils firent avec les Latins après la victoire du lac Régille [97] ; il fut un des principaux fondements de leur puissance. On n’y trouve pas un seul mot qui puisse faire soupçonner l’empire.

C’était une manière lente de conquérir : on vainquait un peuple, et on se contentait de l’affaiblir ; on lui imposait des conditions qui le minaient insensiblement ; s’il se relevait, on l’abaissait encore davantage, et il devenait sujet, sans qu’on pût donner une époque de sa sujétion.

Ainsi Rome n’était pas proprement une monarchie ou une république, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde [98].

Si les Espagnols, après la conquête du Mexique et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils n’auraient pas été obligés de tout détruire pour tout conserver.

C’est la folie des conquérants de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes ; cela n’est bon à rien : car, dans toute sorte de gouvernement, on est capable d’obéir.

Mais, Rome n’imposant aucunes lois générales, les peuples n’avaient point entre eux de liaisons dangereuses ; ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune, et, sans être compatriotes, ils étaient tous romains.

On objectera peut-être que les empires fondés sur les lois des fiefs n’ont jamais été durables, ni puissants. Mais il n’y a rien au monde de si contradictoire que le plan des Romains et celui des Barbares ; et, pour n’en dire qu’un mot : le premier était l’ouvrage de la force ; l’autre, de la faiblesse ; dans l’un, la sujétion était extrême ; dans l’autre, l’indépendance. Dans les pays conquis par les nations germaniques, le pouvoir était dans la main des vassaux ; le droit seulement, dans la main du prince. C’était tout le contraire chez les Romains.

Comment Mithridate put leur résister

 De tous les rois que les Romains attaquèrent, Mithridate seul se défendit avec courage et les mit en péril.

La situation de ses États était admirable pour leur faire la guerre. Ils touchaient au pays inaccessible du Caucase, rempli de nations féroces dont on pouvait se servir. De là, ils s’étendaient sur la mer du Pont. Mithridate la couvrait de ses vaisseaux et allait continuellement acheter de nouvelles armées de Scythes. L’Asie était ouverte à ses invasions. Il était riche, parce que ses villes sur le Pont-Euxin faisaient un commerce avantageux avec des nations moins industrieuses qu’elles.

Les proscriptions, dont la coutume commença dans ces temps-là, obligèrent plusieurs Romains de quitter leur patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts : il forma des légions où il les fit entrer, qui furent ses meilleures troupes [99].

D’un autre côté, Rome, travaillée par ses dissensions civiles, occupée de maux plus pressants, négligea les affaires d’Asie et laissa Mithridate suivre ses victoires ou respirer après ses défaites.

Rien n’avait plus perdu la plupart des rois que le désir manifeste qu’ils témoignaient de la paix : ils avaient détourné par là tous les autres peuples de partager avec eux un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais Mithridate fit d’abord sentir à toute la terre qu’il était ennemi des Romains, et qu’il le serait toujours.

Enfin, les villes de Grèce et d’Asie, voyant que le joug des Romains s’appesantissait tous les jours sur elles, mirent leur confiance dans ce roi barbare, qui les appelait à la liberté.

Cette disposition des choses produisit trois grandes guerres, qui forment un des beaux morceaux de l’histoire romaine, parce qu’on n’y voit pas des princes déjà vaincus par les délices et l’orgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte, comme Philippe, Persée et Jugurtha, mais un roi magnanime, qui, dans les adversités, tel qu’un lion qui regarde ses blessures, n’en était que plus indigné.

Elles sont singulières, parce que les révolutions y sont continuelles et toujours inopinées : car, si Mithridate pouvait aisément réparer ses armées, il arrivait aussi que, dans les revers, où l’on a plus besoin d’obéissance et de discipline, ses troupes barbares l’abandonnaient ; s’il avait l’art de solliciter les peuples et de faire révolter les villes, il éprouvait, à son tour, des perfidies de la part de ses capitaines, de ses enfants et de ses femmes ; enfin, s’il eut affaire à des généraux romains malhabiles, on envoya contre lui, en divers temps, Sylla, Lucullus et Pompée.

Ce prince, après avoir battu les généraux romains et fait la conquête de l’Asie, de la Macédoine et de la Grèce, ayant été vaincu à son tour par Sylla, réduit par un traité à ses anciennes limites, fatigué par les généraux romains, devenu encore une fois leur vainqueur et le conquérant de l’Asie, chassé par Lucullus, suivi dans son propre pays, fut obligé de se retirer chez Tigrane, et, le voyant perdu sans ressource, après sa défaite, ne comptant plus que sur lui-même, il se réfugia dans ses propres États et s’y rétablit.

Pompée succéda à Lucullus, et Mithridate en fut accablé : il fuit de ses États, et, passant l’Araxe, il marcha de péril en péril par le pays des Laziens, et, ramassant dans son chemin ce qu’il trouva de Barbares, il parut dans le Bosphore, devant son fils Maccharès, qui avait fait sa paix avec les Romains [100].

Dans l’abîme où il était, il forma le dessein de porter la guerre en Italie et d’aller à Rome avec les mêmes nations qui l’asservirent quelques siècles après, et par le même chemin qu’elles tinrent [101].

Trahi par Pharnace, un autre de ses fils, et par une armée effrayée de la grandeur de ses entreprises et des hasards qu’il allait chercher, il mourut en roi.

Ce fut alors que Pompée, dans la rapidité de ses victoires, acheva le pompeux ouvrage de la grandeur de Rome. Il unit au corps de son empire des pays infinis ; ce qui servit plus au spectacle de la magnificence romaine qu’à sa vraie puissance. Et, quoiqu’il parût par les écriteaux portés à son triomphe qu’il avait augmenté le revenu du fisc de plus d’un tiers, le pouvoir n’aug­menta pas, et la liberté publique n’en fut que plus exposée [102].

Des divisions qui furent toujours dans la ville

Pendant que Rome conquérait l’univers, il y avait dans ses murailles une guerre cachée : c’étaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation.

Après l’expulsion des Rois, le gouvernement était devenu aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules toutes les magistratures, toutes les dignités [103] et, par conséquent, tous les honneurs militaires et civils [104].

Les patriciens, voulant empêcher le retour des Rois, cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans l’esprit du peuple. Mais ils firent plus qu’ils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour les Rois, ils lui donnèrent un désir immodéré de la liberté. Comme l’autorité royale avait passé tout entière entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette liberté dont on voulait lui donner tant d’amour, il ne l’avait pas ; il chercha donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats plébéiens, et à partager avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens furent forcés de lui accorder tout ce qu’il demanda : car, dans une ville où la pauvreté était la vertu publi­que, où les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, étaient méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient pas donner de grands avantages. La puissance devait donc revenir au plus grand nombre, et l’aristocratie, se changer peu à peu en un État populaire.

Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés d’envie et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets qu’il n’en est presque pas vu, et il est si fort au-dessus d’eux qu’ils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les choquer. Mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous et ne sont pas si élevés que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse. Aussi a-t-on vu de tout temps, et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs. Les républiques où la naissance ne donne aucune part au gouvernement sont à cet égard les plus heureuses : car le peuple peut moins envier une autorité qu’il donne à qui il veut, et qu’il reprend à sa fantaisie.

Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le Mont-Sacré. On lui envoya des députés, qui l’apaisèrent, et, comme chacun se promit secours l’un à l’autre en cas que les patriciens ne tinssent pas les paroles données [105], ce qui eût causé, à tous les instants, des séditions et aurait troublé toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu’il valait mieux créer une magistrature qui pût empêcher les injustices faites à un plébéien [106]. Mais, par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, s’en servirent pour attaquer : ils enlevèrent peu à peu toutes les prérogatives des patriciens. Cela produisit des contestations continuelles. Le peuple était soutenu ou plutôt animé par ses tribuns, et les patriciens étaient défendus par le Sénat, qui était presque tout composé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait que la populace n’élevât à la tyrannie quelque tribun.

Le peuple employait pour lui ses propres forces et sa supériorité dans les suffrages, ses refus d’aller à la guerre, ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois, enfin, ses jugements contre ceux qui lui avaient fait trop de résistance. Le Sénat se défendait par sa sagesse, sa justice et l’amour qu’il inspirait pour la patrie, par ses bienfaits et une sage dispensation des trésors de la République, par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales familles et la vertu des grands personnages [107] ; par la religion même, les institutions anciennes et la suppression des jours d’assemblée sous prétexte que les auspices n’avaient pas été favorables, par les clients, par l’opposition d’un tribun à un autre, par la création d’un dictateur [108], les occupations d’une nouvelle guerre ou les malheurs qui réunissaient tous les intérêts, enfin, par une condescendance paternelle à accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les autres, et cette maxime constante de préférer la conservation de la République aux prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistrature que ce fût.

Dans la suite des temps, lorsque les plébéiens eurent tellement abaissé les patriciens que cette distinction de famille devint vaine [109], et que les unes et les autres furent indifféremment élevées aux honneurs, il y eut de nouvelles disputes entre le bas peuple, agité par ses tribuns, et les principales familles patriciennes ou plébéiennes, qu’on appela les nobles, et qui avaient pour elles le Sénat, qui en était composé. Mais, comme les mœurs anciennes n’étaient plus, que des particuliers avaient des richesses immenses, et qu’il est impos­sible que les richesses ne donnent du pouvoir, les nobles résistèrent avec plus de force que les patriciens n’avaient fait ; ce qui fut cause de la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui travaillèrent sur leur plan [110].

Il faut que je parle d’une magistrature qui contribua beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut celle des censeurs. Ils faisaient le dénombrement du peuple, et, de plus, comme la force de la République consistait dans la discipline, l’austérité des mœurs et l’observation constante de certaines coutumes, ils corrigeaient les abus que la loi n’avait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir [111]. Il y a de mauvais exemples qui sont pires que les crimes, et plus d’États ont péri parce qu’on a violé les mœurs, que parce qu’on a violé les lois. À Rome, tout ce qui pouvait introduire des nouveautés dangereuses, changer le cœur ou l’esprit du citoyen, et en empêcher, si j’ose me servir de ce terme, la perpétuité, les désordres domestiques ou publics, étaient réformés par les censeurs [112] : ils pouvaient chasser du Sénat qui ils voulaient, ôter à un chevalier le cheval qui lui était entretenu par le public, mettre un citoyen dans une autre tribu et même parmi ceux qui payaient les charges de la ville sans avoir part à ses privilèges [113].

M. Livius nota le peuple même, et, de trente-cinq tribus, il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n’avaient point de part aux privilèges de la ville [114]. « Car, disait-il, après m’avoir condamné, vous m’avez fait consul et censeur. Il faut donc que vous ayez prévariqué une fois, en m’infligeant une peine, ou deux fois, en me créant consul et ensuite censeur. »

M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du Sénat par les censeurs parce que, pendant sa magistrature, il avait abrogé la loi qui bornait les dépenses des festins [115].

C’était une institution bien sage : ils ne pouvaient ôter à personne une magistrature, parce que cela aurait troublé l’exercice de la puissance publique [116] ; mais ils faisaient déchoir de l’ordre et du rang et privaient, pour ainsi dire, un citoyen de sa noblesse particulière

Servius Tullius avait fait la fameuse division par centuries, que Tite-Live [117] et Denys d’Halicarnasse [118] nous ont si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-treize centuries en six classes et mis tout le bas peuple dans la dernière centurie, qui formait seule la sixième classe. On voit que cette disposition excluait le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais de fait. Dans la suite, on régla qu’excepté dans quelques cas particuliers on suivrait dans les suffrages la division par tribus. Il y en avait trente-cinq, qui donnaient chacune leur voix : quatre de la ville et trente-une de la campagne. Les principaux citoyens, tous laboureurs, entrèrent naturellement dans les tribus de la campagne, et celles de la ville reçurent le bas peuple [119], qui, y étant enfermé, influait très peu dans les affaires, et cela était regardé comme le salut de la République. Et, quand Fabius remit dans les quatre tribus de la ville le menu peuple, qu’Appius Claudius avait répandu dans toutes, il en acquit le surnom de Très Grand [120]. Les censeurs jetaient les yeux, tous les cinq ans, sur la situation actuelle de la République et distribuaient de manière le peuple, dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir [121]

Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que, depuis sa naissance, sa constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la force du Sénat ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put toujours être corrigé.

Carthage périt parce que, lorsqu’il fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces qu’elle ne voulut pas en guérir. Et, parmi nous, les républiques d’Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus ; aussi n’ont-elles pas plus de liberté que Rome n’en eut du temps des Décemvirs [122].

Le gouvernement d’Angleterre est plus sage, parce qu’il y a un corps qui l’examine continuellement, et qui s’examine continuellement lui-même, et telles sont ses erreurs qu’elles ne sont jamais longues, et que, par l’esprit d’attention qu’elles donnent à la Nation, elles sont souvent utiles.

En un mot, un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s’il n’est, par ses propres lois, capable de correction.

Deux causes de la perte de Rome

Lorsque la domination de Rome était bornée dans l’Italie, la République pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen : chaque consul levait une armée, et d’autres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre des troupes n’étant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville [123]. Enfin, le Sénat voyait de près la conduite des généraux et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir. 

Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, qu’on était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que l’on soumettait, perdirent peu à peu l’esprit de citoyens, et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne purent plus obéir.

Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la République, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête d’une armée, dans une province, était son général ou son ennemi.

Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le Sénat put aisément se défen­dre, parce qu’il agissait constamment, au lieu que la populace passait sans cesse de l’extrémité de la fougue à l’extrémité de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au-dehors, toute la sagesse du Sénat devint inutile, et la République fut perdue.

Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, c’est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté, au lieu que les succès et les malheurs d’un État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui l’expose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c’est à la perpétuité de son État.

Si la grandeur de l’Empire perdit la République, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.

Rome avait soumis tout l’univers avec le secours des peuples d’Italie, auxquels elle avait donné en différents temps divers privilèges [124] : la plupart de ces peuples ne s’étaient pas d’abord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs usages [125]. Mais, lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, qu’on ne fut rien dans le monde si l’on n’était citoyen romain, et qu’avec ce titre on était tout, les peuples d’Italie résolurent de périr ou d’être romains. Ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes : ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la Mer Ionienne ; les autres alliés allaient les suivre [126]. Rome, obligée de combattre contre ceux qui étaient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle enchaînait l’univers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n’avaient pas encore cessé d’être fidèles [127] ; et peu à peu elle l’accorda à tous.

Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur [128]. La ville, déchirée, ne forma plus un tout ensemble, et, comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus.

Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages ou se les faire donner ; les assemblées furent de véritables conjurations ; on appela comices une troupe de quelques séditieux ; l’autorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses chimériques, et l’anarchie fut telle qu’on ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s’il ne l’avait point faite [129].

On n’entend parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent Rome. Mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la République qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il fallait bien qu’il y eût à Rome des divisions, et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au-dehors, ne pouvaient pas être bien modérés au-dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vouloir des choses impossibles, et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas.

Ce qu’on appelle union dans un corps politique est une chose très équivoque : la vraie est une union d’harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l’accord total. Il peut y avoir de l’union dans un État où l’on ne croit voir que du trouble, c’est-à-dire une harmonie d’où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l’action des unes et la réaction des autres.

Mais, dans l’accord du despotisme asiatique, c’est-à-dire de tout gouvernement qui n’est pas modéré, il y a toujours une division réelle : le laboureur, l’homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance, et, si l’on y voit de l’union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts, ensevelis les uns auprès des autres.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la République. Mais c’est une chose qu’on a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu’une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu’elle s’est agrandie, parce qu’elles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.

Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables, celles qui font qu’un peuple se rend maître des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu’il l’a acquise.

II y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connaît [130], et qui, dans le secret et dans le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l’état de grandeur où sa sages­se la destine, elle changera nécessairement ses lois, et ce ne sera point l’ouvrage d’un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome était faite pour s’agrandir, et ses lois étaient admirables pour cela [131]. Aussi, dans quelque gouvernement qu’elle ait été, sous le pouvoir des Rois, dans l’aristocratie ou dans l’État populaire, elle n’a jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s’est pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et n’a point eu de prospérités dont elle n’ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.

Elle perdit sa liberté parce qu’elle acheva trop tôt son ouvrage [132].

De la corruption des Romains

 Je crois que la secte d’Épicure, qui s’introduisit à Rome sur la fin de la République, contribua beaucoup à gâter le cœur et l’esprit des Romains [133]. Les Grecs en avaient été infatués avant eux. Aussi avaient-ils été plus tôt corrompus. Polybe nous dit que, de son temps, les serments ne pouvaient don­ner de la confiance pour un Grec, au lieu qu’un Romain en était, pour ainsi dire, enchaîné [134].

Il y a un fait dans les lettres de Cicéron à Atticus [135] qui nous montre combien les Romains avaient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.

« Memmius, dit-il, vient de communiquer au Sénat l’accord que son compétiteur et lui avaient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci s’étaient engagés de les favoriser dans la poursuite du consulat pour l’année suivante ; et eux, de leur côté, s’obligeaient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces s’ils ne leur fournissaient trois augures qui déclareraient qu’ils étaient présents lorsque le peuple avait fait la loi curiate [136], quoiqu’il n’en eût point fait, et deux consulaires qui affirmeraient qu’ils avaient assisté à la signature du sénatus-consulte qui réglait l’état de leurs provinces, quoiqu’il n’y en eût point eu. » Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat !

Outre que la religion est toujours le meilleur garant que l’on puisse avoir des mœurs des hommes, il y avait ceci de particulier chez les Romains, qu’ils mêlaient quelque sentiment religieux à l’amour qu’ils avaient pour leur patrie : cette ville fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus, leur roi et leur dieu, ce Capitole, éternel comme la Ville, et la Ville, éternelle comme son fondateur, avaient fait autrefois sur l’esprit des Romains une impression qu’il eût été à souhaiter qu’ils eussent conservée.

La grandeur de l’État fit la grandeur des fortunes particulières ; mais, comme l’opulence est dans les mœurs, et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissaient pas d’avoir des bornes produisirent un luxe et des profusions qui n’en avaient point [137]. Ceux qui avaient d’abord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté ; avec des biens au-dessus d’une condition privée, il fut difficile d’être un bon citoyen ; avec les désirs et les regrets d’une grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats ; et, comme dit Salluste [138], on vit une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que d’autres en eussent.

Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les malheurs ne s’y étaient pas introduits : car la force de son institution avait été telle qu’elle avait conservé une valeur héroïque et toute son application à la guerre au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté ; ce qui n’est, je crois, arrivé à aucune nation du monde.

Les citoyens romains regardaient le commerce[139] et les arts comme des occupations d’esclaves[140] : ils ne les exerçaient point. S’il y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui continuaient leur première industrie. Mais, en général, ils ne connaissaient que l’art de la guerre, qui était la seule voie pour aller aux magistratures et aux honneurs[141]. Ainsi les vertus guerrières restèrent après qu’on eut perdu toutes les autres.

1. De Sylla — 2. De Pompée et César

 Je supplie qu’on me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla ; on en trouvera dans Appien l’épouvantable histoire. Outre la jalousie, l’ambition et la cruauté des deux chefs, chaque Romain était furieux ; les nouveaux citoyens et les anciens ne se regardaient plus comme les membres d’une même république [142], et l’on se faisait une guerre qui, par un caractère particulier, était en même temps civile et étrangère.

Sylla fit des lois très propres à ôter la cause des désordres que l’on avait vus : elles augmentaient l’autorité du Sénat, tempéraient le pouvoir du peuple, réglaient celui des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à la République ; mais, dans la fureur de ses succès, il avait fait des choses qui mirent Rome dans l’impossibilité de conserver sa liberté.

Il ruina, dans son expédition d’Asie, toute la discipline militaire : il accoutuma son armée aux rapines [143] et lui donna des besoins qu’elle n’avait jamais eus. Il corrompit une fois des soldats, qui devaient dans la suite corrompre les capitaines.

Il entra dans Rome à main armée et enseigna aux généraux romains à violer l’asile de la liberté [144].

II donna les terres des citoyens aux soldats [145], et il les rendit avides pour jamais : car, dès ce moment, il n’y eut plus un homme de guerre qui n’attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.

Il inventa les proscriptions et mit à prix la tête de tous ceux qui n’étaient pas de son parti. Dès lors, il fut impossible de s’attacher davantage à la République ; car, parmi deux hommes ambitieux, et qui se disputaient la victoire, ceux qui étaient neutres et pour le parti de la liberté étaient sûrs d’être proscrits par celui des deux qui serait le vainqueur. II était donc de la prudence de s’attacher à l’un des deux.

Il vint après lui, dit Cicéron [146], un homme qui, dans une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne confisqua pas seulement les biens des particuliers, mais enveloppa dans la même calamité des provinces entières.

Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir vivre que sous la protection de ses lois mêmes. Mais cette action, qui marqua tant de modération, était elle-même une suite de ses violences. Il avait donné des établissements à quarante-sept légions dans divers endroits de l’Italie. Ces gens-là, dit Appien, regardant leur fortune comme attachée à sa vie, veillaient à sa sûreté et étaient toujours prêts à le secourir ou à le venger [147].

La République devant nécessairement périr, il n’était plus question que de savoir comment et par qui elle devait être abattue.

Deux hommes également ambitieux, excepté que l’un ne savait pas aller à son but si directement que l’autre, effacèrent par leur crédit, par leurs exploits, par leurs vertus, tous les autres citoyens : Pompée parut le premier, et César le suivit de près.

Pompée, pour s’attirer la faveur, fit casser les lois de Sylla qui bornaient le pouvoir du peuple, et, quand il eut fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires de sa patrie, il obtint tout ce qu’il voulut, et la témérité du peuple fut sans bornes à son égard.

Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance publique en un grand nombre de magistratures, qui se soutenaient, s’arrêtaient, et se tempéraient l’une l’autre ; et, comme elles n’avaient toutes qu’un pouvoir borné, chaque citoyen était bon pour y parvenir, et le peuple, voyant passer devant lui plusieurs personnages l’un après l’autre, ne s’accoutumait à aucun d’eux. Mais, dans ces temps-ci, le système de la République changea : les plus puissants se firent donner par le peuple des commissions extraordinaires ; ce qui anéantit l’autorité du peuple et des magistrats et mit toutes les grandes affaires dans les mains d’un seul ou de peu de gens [148].

Fallut-il faire la guerre à Sertorius ? On en donna la commission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithridate ? Tout le monde cria : « Pompée ». Eut-on besoin de faire venir des blés à Rome ? Le peuple croit être perdu si on n’en charge Pompée. Veut-on détruire les pirates ? Il n’y a que Pompée. Et, lorsque César menace d’envahir, le Sénat crie à son tour et n’espère plus qu’en Pompée.

« Je crois bien, disait Marcus [149] au peuple, que Pompée, que les nobles attendent, aimera mieux assurer votre liberté que leur domination ; mais il y a eu un temps où chacun de vous avait la protection de plusieurs, et non pas tous la protection d’un seul, et où il était inouï qu’un mortel pût donner ou ôter de pareilles choses. »

À Rome, faite pour s’agrandir, il avait fallu réunir dans les mêmes personnes les honneurs et la puissance ; ce qui, dans des temps de trouble, pouvait fixer l’administration du peuple sur un seul citoyen.

Quand on accorde des honneurs, on sait précisément ce que l’on donne ; mais, quand on y joint le pouvoir, on ne peut dire à quel point il pourra être porté.

Des préférences excessives données à un citoyen dans une république ont toujours des effets nécessaires :elles font naître l’envie du peuple, ou elles augmentent sans mesure son amour.

Deux fois Pompée, retournant à Rome, maître d’opprimer la République, eut la modération de congédier ses armées avant que d’y entrer, et d’y paraître en simple citoyen. Ces actions, qui le comblèrent de gloire, firent que, dans la suite, quelque chose qu’il eût faite au préjudice des lois, le Sénat se déclara toujours pour lui.

Pompée avait une ambition plus lente et plus douce que celle de César : celui-ci voulait aller à la souveraine puissance les armes à la main, comme Sylla. Cette façon d’opprimer ne plaisait point à Pompée : il aspirait à la dictature, mais par les suffrages du peuple ; il ne pouvait consentir à usurper la puissance, mais il aurait voulu qu’on la lui remît entre les mains.

Comme la faveur du peuple n’est jamais constante, il y eut des temps où Pompée vit diminuer son crédit [150] ; et, ce qui le toucha bien sensiblement, des gens qu’il méprisait augmentèrent le leur et s’en servirent contre lui.

Cela lui fit faire trois choses également funestes : il corrompit le peuple à force d’argent et mit dans les élections un prix aux suffrages de chaque citoyen.

De plus, il se servit de la plus vile populace pour troubler les magistrats dans leurs fonctions, espérant que les gens sages, lassés de vivre dans l’anarchie, le créeraient dictateur par désespoir.

Enfin, il s’unit d’intérêts avec César et Crassus. Caton disait que ce n’était pas leur inimitié qui avait perdu la République, mais leur union. En effet, Rome était en ce malheureux état qu’elle était moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui, réunissant les vues et les intérêts des principaux, ne faisait plus qu’une tyrannie.

Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César, mais, sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César employa contre lui les forces qu’il lui avait données, et ses artifices même ; il troubla la ville par ses émissaires et se rendit maître des élections : consuls, prêteurs, tribuns, furent achetés au prix qu’ils mirent eux-mêmes.

Le Sénat, qui vit clairement les desseins de César, eut recours à Pompée : il le pria de prendre la défense de la République, si l’on pouvait appeler de ce nom un gouvernement qui demandait la protection d’un de ses citoyens.

Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte qu’il eut de penser qu’en élevant César, comme il avait fait, il eût manqué de prévoyance. Il s’accoutuma le plus tard qu’il put à cette idée ; il ne se mettait point en défen­se, pour ne point avouer qu’il se fût mis en danger ; il soutenait, au Sénat, que César n’oserait faire la guerre, et, parce qu’il l’avait dit tant de fois, il le redisait toujours.

Il semble qu’une chose avait mis César en état de tout entreprendre ; c’est que, par une malheureuse conformité de noms, on avait joint à son gouvernement de la Gaule Cisalpine celui de la Gaule d’au-delà les Alpes.

La politique n’avait point permis qu’il y eût des armées auprès de Rome ; mais elle n’avait pas souffert non plus que l’Italie fût entièrement dégarnie de troupes. Cela fit qu’on tint des forces considérables dans la Gaule Cisalpine, c’est-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon, petit fleuve de la Romagne, jusqu’aux Alpes. Mais, pour assurer la ville de Rome contre ces troupes, on fit le célèbre sénatus-consulte que l’on voit encore gravé sur le chemin de Rimini à Césène, par lequel on dévouait aux dieux infernaux, et l’on déclarait sacrilège et parricide quiconque, avec une légion, avec une armée ou avec une cohorte, passerait le Rubicon. 

À un gouvernement si important, qui tenait la ville en échec, on en joignit un autre plus considérable encore : c’était celui de la Gaule Transalpine, qui comprenait les pays du Midi de la France ; qui, ayant donné à César l’occasion de faire la guerre, pendant plusieurs années, à tous les peuples qu’il voulut, fit que ses soldats vieillirent avec lui, et qu’il ne les conquit pas moins que les Barbares. Si César n’avait point eu le gouvernement de la Gaule Transalpine, il n’aurait pas corrompu ses soldats, ni fait respecter son nom par tant de victoires. S’il n’avait pas eu celui de la Gaule Cisalpine, Pompée aurait pu l’arrêter au passage des Alpes ; au lieu que, dès le commencement de la guerre, il fut obligé d’abandonner l’Italie ; ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui, dans les guerres civiles, est la puissance même.

La même frayeur qu’Annibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César l’y répandit lorsqu’il passa le Rubicon. Pompée, éperdu, ne vit, dans les premiers moments de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et que fuir ; il sortit de Rome, y laissa le trésor public ; il ne put nulle part retarder le vainqueur ; il abandonna une partie de ses troupes, toute l’Italie, et passa la mer.

On parle beaucoup de la fortune de César. Mais cet homme extraordinaire avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu’il eût bien des vices, qu’il eût été bien difficile que, quelque armée qu’il eût commandée, il n’eût été vainqueur, et qu’en quelque république qu’il fût né il ne l’eût gouvernée.

César, après avoir défait les lieutenants de Pompée en Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée, qui avait la côte de la mer et des forces supérieures, était sur le point de voir l’armée de César détruite par la misère et la faim. Mais, comme il avait souverainement le faible de vouloir être approuvé, il ne pouvait s’empêcher de prêter l’oreille aux vains discours de ses gens, qui le raillaient ou l’accusaient sans cesse [151]. « Il veut, disait l’un, se perpétuer dans le commandement et être, comme Agamemnon, le roi des rois. » - « Je vous avertis, disait un autre, que nous ne mangerons pas encore cette année des figues de Tusculum. » Quelques succès particuliers qu’il eut achevèrent de tourner la tête à cette troupe sénatoriale. Ainsi, pour n’être pas blâmé, il fit une chose que la postérité blâmera toujours, de sacrifier tant d’avantages pour aller avec des troupes nouvelles combattre une armée qui avait vaincu tant de fois.

Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afrique, Scipion, qui les commandait, ne voulut jamais suivre l’avis de Caton, de traîner la guerre en longueur : enflé de quelques avantages, il risqua tout et perdit tout ; et, lorsque Brutus et Cassius rétablirent ce parti, la même précipitation perdit la République une troisième fois [152].

Vous remarquerez que, dans ces guerres civiles qui durèrent si longtemps, la puissance de Rome s’accrut sans cesse au-dehors : sous Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine, Auguste, Rome, toujours plus terrible, acheva de détruire tous les rois qui restaient encore.

Il n’y a point d’État qui menace si fort les autres d’une conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile : tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat ; et, lorsque, par la paix, les forces sont réunies, cet État a de grands avantages sur les autres, qui n’ont guère que des citoyens. D’ailleurs, dans les guerres civiles, il se forme souvent de grands hommes, parce que, dans la confusion, ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang ; au lieu que, dans les autres temps, on est placé, et on l’est presque toujours tout de travers. Et, pour passer de l’exemple des Romains à d’autres plus récents, les Français n’ont jamais été si redoutables au-dehors qu’après les querelles des maisons de Bourgogne et d’Orléans, après les troubles de la Ligue, après les guerres civiles de la minorité de Louis XIII et celle de Louis XIV. L’Angleterre n’a jamais été si respectée que sous Cromwell, après les guerres du Long Parlement. Les Allemands n’ont pris la supériorité sur les Turcs qu’après les guerres civiles d’Allemagne. Les Espagnols, sous Philippe V, d’abord après les guerres civiles pour la Succession, ont montré en Sicile une force qui a étonné l’Europe. Et nous voyons aujourd’hui la Perse renaître des cendres de la guerre civile et humilier les Turcs.

Enfin, la République fut opprimée, et il n’en faut pas accuser l’ambition de quelques particuliers ; il en faut accuser l’homme, toujours plus avide du pouvoir à mesure qu’il en a davantage, et qui ne désire tout que parce qu’il possède beaucoup.

Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, d’autres auraient pensé comme firent César et Pompée, et la République, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main.

César pardonna à tout le monde. Mais il me semble que la modération que l’on montre après qu’on a tout usurpé ne mérite pas de grandes louanges.

Quoi que l’on ait dit de sa diligence après Pharsale, Cicéron l’accuse de lenteur avec raison : il dit à Cassius qu’ils n’auraient jamais cru que le parti de Pompée se fût ainsi relevé en Espagne et en Afrique, et que, s’ils avaient pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre d’Alexandrie, ils n’auraient pas fait leur paix, et qu’ils se seraient retirés avec Scipion et Caton en Afrique [153]. Ainsi un fol amour lui fit essuyer quatre guerres, et, en ne prévenant pas les deux dernières, il remit en question ce qui avait été décidé à Pharsale.

César gouverna d’abord sous des titres de magistrature ; car les hommes ne sont guère touchés que des noms. Et, comme les peuples d’Asie abhorraient ceux de consul et de proconsul, les peuples d’Europe détestaient celui de roi ; de sorte que, dans ces temps-là, ces noms faisaient le bonheur ou le désespoir de toute la terre. César ne laissa pas de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête ; mais, voyant que le peuple cessait ses acclamations, il le rejeta. Il fit encore d’autres tentatives [154], et je ne puis comprendre qu’il pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie ou crussent avoir fait ce qu’ils avaient fait.

Un jour que le Sénat lui déférait de certains honneurs, il négligea de se lever, et, pour lors, les plus graves de ce corps achevèrent de perdre patience.

On n’offense jamais plus les hommes que lorsqu’on choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les opprimer, c’est quelquefois une preuve de l’estime que vous en faites. Choquez leurs coutumes, c’est toujours une marque de mépris.

César, de tout temps ennemi du Sénat, ne put cacher le mépris qu’il conçut pour ce corps, qui était devenu presque ridicule depuis qu’il n’avait plus de puissance. Par là, sa clémence même fut insultante. On regarda qu’il ne pardonnait pas, mais qu’il dédaignait de punir.

Il porta le mépris jusqu’à faire lui-même les sénatus-consultes : il les souscrivait du nom des premiers sénateurs qui lui venaient dans l’esprit. « J’apprends quelquefois, dit Cicéron [155], qu’un sénatus-consulte passé à mon avis a été porté en Syrie et en Arménie avant que j’aie su qu’il ait été fait, et plusieurs princes m’ont écrit des lettres de remerciements sur ce que j’avais été d’avis qu’on leur donnât le titre de rois, que non seulement je ne savais pas être rois, mais même qu’ils fussent au monde. »

On peut voir dans les lettres de quelques grands hommes de ce temps-là [156], qu’on a mises sous le nom de Cicéron parce que la plupart sont de lui, l’abattement et le désespoir des premiers hommes de la République à cette révolution subite, qui les priva de leurs honneurs et de leurs occupations mêmes, lorsque, le Sénat étant sans fonctions, ce crédit qu’ils avaient eu par toute la terre, ils ne purent plus l’espérer que dans le cabinet d’un seul. Et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les discours des historiens : elles sont le chef-d’œuvre de la naïveté de gens unis par une douleur commune et d’un siècle où la fausse politesse n’avait pas mis le mensonge partout ; enfin, on n’y voit point, comme dans la plupart de nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper, mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.

Il était bien difficile que César pût défendre sa vie la plupart des conjurés étaient de son parti ou avaient été par lui comblés de bienfaits [157]. Et la raison en est bien naturelle : ils avaient trouvé de grands avantages dans sa victoire ; mais plus leur fortune devenait meilleure, plus ils commençaient à avoir part au malheur commun [158], car, à un homme qui n’a rien, il importe assez peu, à certains égards, en quel gouvernement il vive.

De plus, il y avait un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et d’Italie, qui faisait regarder comme un homme vertueux l’assassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance. À Rome, surtout depuis l’expulsion des Rois, la loi était précise, les exemples reçus : la République armait le bras de chaque citoyen, le faisait magistrat pour le moment, et l’avouait pour sa défense.

Brutus ose bien dire à ses amis que, quand son père reviendrait sur la terre, il le tuerait tout de même [159] ; et, quoique, par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdît peu à peu, les conjurations, au commencement du règne d’Auguste, renaissaient toujours.

C’était un amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, n’écoutait que lui seul et ne voyait ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père : la vertu semblait s’oublier pour se surpasser elle-même, et, l’action qu’on ne pouvait d’abord approuver parce qu’elle était atroce, elle la faisait admirer comme divine.

En effet, le crime de César, qui vivait dans un gouvernement libre, n’était-il pas hors d’état d’être puni autrement que par un assassinat ? Et demander pourquoi on ne l’avait pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, n’était-ce pas demander raison de ses crimes ?

De l’état de Rome après la mort de César

 Il était tellement impossible que la République pût se rétablir qu’il arriva ce qu’on n’avait jamais encore vu, qu’il n’y eut plus de tyran, et qu’il n’y eut pas de liberté : car les causes qui l’avaient détruite subsistaient toujours.

Les conjurés n’avaient formé de plan que pour la conjuration et n’en avaient point fait pour la soutenir.

Après l’action faite, ils se retirèrent au Capitole, le Sénat ne s’assembla pas, et, le lendemain, Lépidus, qui cherchait le trouble, se saisit, avec des gens armés, de la place romaine.

Les soldats vétérans, qui craignaient qu’on ne répétât les dons immenses qu’ils avaient reçus, entrèrent dans Rome. Cela fit que le Sénat approuva tous les actes de César, et que, conciliant les extrêmes, il accorda une amnistie aux conjurés ; ce qui produisit une fausse paix.

César, avant sa mort, se préparant à son expédition contre les Parthes, avait nommé des magistrats pour plusieurs années, afin qu’il eût des gens à lui qui maintinssent, dans son absence, la tranquillité de son gouvernement. Ainsi, après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressources pour longtemps.

Comme le Sénat avait approuvé tous les actes de César sans restriction, et que l’exécution en fut donnée aux consuls, Antoine, qui l’était, se saisit du livre des raisons de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce qu’il voulut, de manière que le Dictateur régnait plus impérieusement que pendant sa vie : car ce qu’il n’aurait jamais fait, Antoine le faisait ; l’argent qu’il n’aurait jamais donné, Antoine le donnait ; et tout homme qui avait de mauvaises intentions contre la République trouvait soudain une récompense dans les livres de César.

Par un nouveau malheur, César avait amassé pour son expédition des sommes immenses, qu’il avait mises dans le Temple d’Ops. Antoine, avec son livre, en disposa à sa fantaisie.

Les conjurés avaient d’abord résolu de jeter le corps de César dans le Tibre [160] ; ils n’y auraient trouvé nul obstacle : car, dans ces moments d’étonnement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce qu’on peut oser. Cela ne fut point exécuté, et voici ce qui en arriva.

Le Sénat se crut obligé de permettre qu’on fît les obsèques de César, et effectivement, dès qu’il ne l’avait pas déclaré tyran, il ne pouvait lui refuser la sépulture. Or c’était une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres et de faire ensuite l’oraison funèbre du défunt. Antoine, qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où il lui faisait de grandes largesses, et l’agita au point qu’il mit le feu aux maisons des conjurés.

Nous avons un aveu de Cicéron [161], qui gouverna le Sénat dans toute cette affaire, qu’il aurait mieux valu agir avec vigueur et s’exposer à périr, et que même on n’aurait point péri. Mais il se disculpe sur ce que, quand le Sénat fut assemblé, il n’était plus temps, et ceux qui savent le prix d’un moment dans des affaires où le peuple a tant de part n’en seront pas étonnés.

Voici un autre accident : pendant qu’on faisait des jeux en l’honneur de César, une comète à longue chevelure parut pendant sept jours ; le peuple crut que son âme avait été reçue dans le Ciel.

C’était bien une coutume des peuples de Grèce et d’Asie de bâtir des temples aux rois et même aux proconsuls qui les avaient gouvernés [162] : on leur laissait faire ces choses comme le témoignage le plus fort qu’ils pussent donner de leur servitude ; les Romains même pouvaient, dans des laraires ou des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres. Mais je ne vois pas que, depuis Romulus jusqu’à César, aucun Romain ait été mis au nombre des divinités publiques [163].

Le gouvernement de la Macédoine était échu à Antoine ; il voulut, au lieu de celui-là, avoir celui des Gaules ; on voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avait la Gaule Cisalpine, ayant refusé de la lui remettre, il voulut l’en chasser. Cela produisit une guerre civile, dans laquelle le Sénat déclara Antoine ennemi de la Patrie.

Cicéron, pour perdre Antoine, son ennemi particulier, avait pris le mauvais parti de travailler à l’élévation d’Octave, et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple César, il le lui avait remis devant les yeux.

Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile il le flatta, le loua, le consulta, et employa tous ces artifices dont la vanité ne se défie jamais.

Ce qui gâte presque toutes les affaires, c’est qu’ordinairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite principale, cherchent encore de certains petits succès particuliers, qui flattent leur amour-propre et les rendent contents d’eux.

Je crois que, si Caton s’était réservé pour la République, il aurait donné aux choses tout un autre tour. Cicéron, avec des parties admirables pour un second rôle, était incapable du premier : il avait un beau génie, mais une âme souvent commune, L’accessoire chez Cicéron, c’était la vertu ; chez Caton, c’était la gloire[164] ; Cicéron se voyait toujours le premier ; Caton s’oubliait toujours. Celui-ci voulait sauver la République pour elle-même ; celui-là, pour s’en vanter.

Je pourrais continuer le parallèle en disant que, quand Caton prévoyait, Cicéron craignait ; que, là où Caton espérait, Cicéron se confiait ; que le premier voyait toujours les choses de sang-froid ; l’autre, au travers de cent petites passions.

Antoine fut défait à Modène ; les deux consuls Hirtius et Pansa y périrent. Le Sénat, qui se crut au-dessus de ses affaires, songea à abaisser Octave, qui, de son côté, cessa d’agir contre Antoine, mena son armée à Rome, et se fit déclarer consul.

Voilà comment Cicéron, qui se vantait que sa robe avait détruit les armées d’Antoine, donna à la République un ennemi plus dangereux, parce que son nom était plus cher et ses droits, en apparence, plus légitimes [165].

Antoine, défait, s’était réfugié dans la Gaule Transalpine, où il avait été reçu par Lépidus. Ces deux hommes s’unirent avec Octave, et ils se donnèrent l’un à l’autre la vie de leurs amis et de leurs ennemis [166]. Lépide resta à Rome ; les deux autres allèrent chercher Brutus et Cassius, et ils les trouvèrent dans ces lieux où l’on combattit trois fois pour l’empire du monde.

Brutus et Cassius se tuèrent avec une précipitation qui n’est pas excusable, et l’on ne peut lire cet endroit de leur vie sans avoir pitié de la République, qui fut ainsi abandonnée. Caton s’était donné la mort à la fin de la tragédie ; ceux-ci la commencèrent, en quelque façon, par leur mort.

On peut donner plusieurs causes de cette coutume si générale des Romains de se donner la mort : le progrès de la secte stoïque, qui y encourageait ; l’établissement des triomphes et de l’esclavage, qui firent penser à plusieurs grands hommes qu’il ne fallait pas survivre à une défaite ; l’avantage que les accusés avaient de se donner la mort plutôt que de subir un jugement par lequel leur mémoire devait être flétrie et leurs biens confisqués [167] ; une espèce de point d’honneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourd’hui à égorger notre ami pour un geste ou une parole ; enfin, une grande commodité pour l’héroïsme : chacun faisant finir la pièce qu’il jouait dans le monde, à l’endroit où il voulait.

On pourrait ajouter une grande facilité dans l’exécution : l’âme, tout occupée de l’action qu’elle va faire, du motif qui la détermine, du péril qu’elle va éviter, ne voit point proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et jamais voir.

L’amour-propre, l’amour de notre conservation se transforme en tant de manières et agit par des principes si contraires qu’il nous porte à sacrifier notre être pour l’amour de notre être, et tel est le cas que nous faisons de nous-mêmes que nous consentons à cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons plus que notre vie même.

Auguste

Sextus Pompée tenait la Sicile et la Sardaigne ; il était maître de la mer, et il avait avec lui une infinité de fugitifs et de proscrits qui combattaient pour leurs dernières espérances. Octave lui fit deux guerres très laborieuses, et, après bien des mauvais succès, il le vainquit par l’habileté d’Agrippa.

Les conjurés avaient presque tous fini malheureusement leur vie, et il était bien naturel que des gens qui étaient à la tête d’un parti abattu tant de fois, dans des guerres où l’on ne se faisait aucun quartier, eussent péri de mort violente. De là, cependant, on tira la conséquence d’une vengeance céleste qui punissait les meurtriers de César et proscrivait leur cause.

Octave gagna les soldats de Lépidus et le dépouilla de la puissance du triumvirat ; il lui envia même la consolation de mener une vie obscure et le força de se trouver comme homme privé dans les assemblées du peuple.

On est bien aise de voir l’humiliation de ce Lépidus c’était le plus méchant citoyen qui fût dans la République, toujours le premier à commencer les troubles, formant sans cesse des projets funestes, où il était obligé d’associer de plus habiles gens que lui. Un auteur moderne [168] s’est plu à en faire l’éloge et cite Antoine, qui, dans une de ses lettres, lui donne la qualité d’honnête homme. Mais un honnête homme pour Antoine ne devait guère l’être pour les autres.

Je crois qu’Octave est le seul de tous les capitaines romains qui ait gagné l’affection des soldats en leur donnant sans cesse des marques d’une lâcheté naturelle. Dans ces temps-là, les soldats faisaient plus de cas de la libéralité de leur général que de son courage. Peut-être même que ce fut un bonheur pour lui de n’avoir point eu cette valeur qui peut donner l’empire, et que cela même l’y porta : on le craignit moins. Il n’est pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux : s’il avait d’abord montré une grande âme, tout le monde se serait méfié de lui, et, s’il eût eu de la hardiesse, il n’aurait pas donné à Antoine le temps de faire toutes les extravagances qui le perdirent.

Antoine, se préparant contre Octave, jura à ses soldats que, deux mois après sa victoire, il rétablirait la République ; ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étaient jaloux de la liberté de leur patrie, quoiqu’ils la détruisissent sans cesse, n’y ayant rien de si aveugle qu’une armée.

La bataille d’Actium se donna. Cléopâtre fuit et entraîna Antoine avec elle. II est certain que, dans la suite, elle le trahit [169]. Peut-être que, par cet esprit de coquetterie inconcevable des femmes, elle avait formé le dessein de mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.

Une femme à qui Antoine avait sacrifié le monde entier le trahit ; tant de capitaines et tant de rois qu’il avait agrandis ou faits lui manquèrent ; et, comme si la générosité avait été liée à la servitude, une troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque. Comblez un homme de bienfaits, la première idée que vous lui inspirez, c’est de chercher les moyens de les conserver : ce sont de nouveaux intérêts que vous lui donnez à défendre.

Ce qu’il y a de surprenant dans ces guerres, c’est qu’une bataille décidait presque toujours l’affaire, et qu’une défaite ne se réparait pas.

Les soldats romains n’avaient point proprement d’esprit de parti : ils ne combattaient point pour une certaine chose, mais pour une certaine personne ; ils ne connaissaient que leur chef, qui les engageait par des espérances immenses ; mais, le chef battu n’étant plus en état de remplir ses promesses, ils se tournaient d’un autre côté. Les provinces n’entraient point non plus sincèrement dans la querelle : car il leur importait fort peu qui eût le dessus, du Sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu’un des chefs était battu, elles se donnaient à l’autre [170] ; car il fallait que chaque ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui, ayant des promesses immenses à tenir aux soldats, devait leur sacrifier les pays les plus coupables.

Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles : les unes avaient pour prétexte la religion, et elles ont duré, parce que le motif subsistait après la victoire ; les autres n’avaient pas proprement de motif, mais étaient excitées par la légèreté ou l’ambition de quelques grands, et elles étaient d’abord étouffées.

Auguste (c’est le nom que la flatterie donna à Octave) établit l’ordre, c’est-à-dire une servitude durable [171] ; car, dans un État libre où l’on vient d’usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l’autorité sans bornes d’un seul, et on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l’honnête liberté des sujets.

 Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux avaient travaillé à mettre une espèce d’anarchie dans la République. Pompée, Crassus et César y réussirent à merveille : ils établirent une impunité de tous les crimes publics ; tout ce qui pouvait arrêter la corruption des mœurs, tout ce qui pouvait faire une bonne police, ils l’abolirent ; et, comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci travaillaient à les rendre pires. Ils introduisirent donc la coutume de corrompre le peuple à prix d’argent, et, quand on était accusé de brigues, on corrompait aussi les juges. Ils firent troubler les élections par toutes sortes de violences, et, quand on était mis en justice, on intimidait encore les juges [172] ; l’autorité même du peuple était anéantie : témoin Gabinius, qui, après avoir rétabli, malgré le peuple, Ptolomée à main armée, vint froidement demander le triomphe [173].

Ces premiers hommes de la République cherchaient à dégoûter le peuple de son pouvoir et à devenir nécessaires en rendant extrêmes les inconvénients du gouvernement républicain. Mais, lorsque Auguste fut une fois le maître, la politique le fit travailler à rétablir l’ordre, pour faire sentir le bonheur du gouvernement d’un seul.

Lorsque Auguste avait les armes à la main, il craignait les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des citoyens ; c’est pour cela qu’il ménagea les premiers et fut si cruel aux autres. Lorsqu’il fut en paix, il craignit les conjurations, et, ayant toujours devant les yeux le destin de César, pour éviter son sort, il songea à s’éloigner de sa conduite. Voilà la clef de toute la vie d’Auguste. Il porta dans le Sénat une cuirasse sous sa robe, il refusa le nom de Dictateur, et, au lieu que César disait insolemment que la République n’était rien, et que ses paroles étaient des lois, Auguste ne parla que de la dignité du Sénat et de son respect pour la République. Il songea donc à établir le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possible sans choquer ses intérêts, et il en fit un aristocratique par rapport au civil et monarchique par rapport au militaire : gouvernement ambigu, qui, n’étant pas soutenu par ses propres forces, ne pouvait subsister que tandis qu’il plairait au monarque, et était entièrement monarchique, par conséquent.

On a mis en question si Auguste avait eu véritablement le dessein de se démettre de l’empire. Mais qui ne voit que, s’il l’eût voulu, il était impossible qu’il n’y eût réussi ? Ce qui fait voir que c’était un jeu, c’est qu’il demanda tous les dix ans qu’on le soulageât de ce poids, et qu’il le porta toujours. C’étaient de petites finesses pour se faire encore donner ce qu’il ne croyait pas avoir assez acquis. Je me détermine par toute la vie d’Auguste, et, quoique les hommes soient fort bizarres, cependant il arrive très rarement qu’ils renoncent dans un moment à ce à quoi ils ont réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions d’Auguste, tous ses règlements, tendaient visiblement à l’établissement de la monarchie. Sylla se défait de la dictature ; mais, dans toute la vie de Sylla, au milieu de ses violences, on voit un esprit républicain : tous ses règlements, quoique tyranniquement exécutés, tendent toujours à une certaine forme de république. Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté ; Auguste, rusé tyran [174], les conduit doucement à la servitude. Pendant que, sous Sylla, la République reprenait des forces, tout le monde criait à la tyrannie, et, pendant que, sous Auguste, la tyrannie se fortifiait, on ne parlait que de liberté.

La coutume des triomphes, qui avaient tant contribué à la grandeur de Rome, se perdit sous Auguste, ou plutôt cet honneur devint un privilège de la souveraineté [175]. La plupart des choses qui arrivèrent sous les Empereurs avaient leur origine dans la République [176], et il faut les rapprocher ; celui-là seul avait droit de demander le triomphe sous les auspices duquel la guerre s’était faite [177] : or elle se faisait toujours sous les auspices du chef et, par conséquent, de l’Empereur, qui était le chef de toutes les armées.

Comme, du temps de la République, on eut pour principe de faire continuellement la guerre, sous les Empereurs, la maxime fut d’entretenir la paix : les victoires ne furent regardées que comme des sujets d’inquiétude, avec des armées qui pouvaient mettre leurs services à trop haut prix.

Ceux qui eurent quelque commandement craignirent d’entreprendre de trop grandes choses ; il fallut modérer sa gloire, de façon qu’elle ne réveillât que l’attention, et non pas la jalousie du prince, et ne point paraître devant lui avec un éclat que ses yeux ne pouvaient souffrir.

Auguste fut fort retenu à accorder le droit de bourgeoisie romaine [178] ; il fit des lois [179] pour empêcher qu’on n’affranchît trop d’esclaves [180] ; il recommanda par son testament que l’on gardât ces deux maximes, et qu’on ne cherchât point à étendre l’Empire par de nouvelles guerres.

Ces trois choses étaient très bien liées ensemble dès qu’il n’y avait plus de guerres, il ne fallait plus de bourgeoisie nouvelle, ni d’affranchissements.

Lorsque Rome avait des guerres continuelles, il fallait qu’elle réparât continuellement ses habitants. Dans les commencements, on y mena une partie du peuple de la ville vaincue ; dans la suite, plusieurs citoyens des villes voisines y vinrent pour avoir part au droit de suffrage, et ils s’y établirent en si grand nombre que, sur les plaintes des alliés, on fut souvent obligé de les leur renvoyer ; enfin, on y arriva en foule des provinces. Les lois favorisèrent les mariages et même les rendirent nécessaires. Rome fit, dans toutes ses guerres, un nombre d’esclaves prodigieux, et, lorsque ses citoyens furent comblés de richesses, ils en achetèrent de toutes parts ; mais ils les affranchirent sans nombre, par générosité, par avarice, par faiblesse [181] : les uns voulaient récompenser des esclaves fidèles ; les autres voulaient recevoir en leur nom le blé que la République distribuait aux pauvres citoyens ; d’autres, enfin, désiraient d’avoir à leur pompe funèbre beaucoup de gens qui la suivissent avec un chapeau de fleurs. Le peuple fut presque composé d’affranchis [182] : de façon que ces maîtres du monde, non seulement dans les commencements, mais dans tous les temps, furent, pour la plupart, d’origine servile.

Le nombre du petit peuple, presque tout composé d’affranchis ou de fils d’affranchis, devenant incommode, on en fit des colonies, par le moyen desquelles on s’assura de la fidélité des provinces. C’était une circulation des hommes de tout l’univers : Rome les recevait esclaves et les renvoyait Romains.

Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur et une garnison ; il rendit les corps des légions éternels, les plaça sur les frontières, et établit des fonds particuliers pour les payer ; enfin, il ordonna que les vétérans recevraient leur récompense en argent, et non pas en terres [183].

II résultait plusieurs mauvais effets de cette distribution des terres que l’on faisait depuis Sylla : la propriété des biens des citoyens était rendue incertaine. Si on ne menait pas dans un même lieu les soldats d’une cohorte, ils se dégoûtaient de leur établissement, laissaient les terres incultes, et devenaient de dangereux citoyens [184] : mais, si on les distribuait par légions, les ambitieux pouvaient trouver, contre la République, des armées dans un moment.

Auguste fit des établissements fixes pour la marine. Comme, avant lui, les Romains n’avaient point eu des corps perpétuels de troupes de terre, ils n’en avaient point non plus de troupes de mer. Les flottes d’Auguste eurent pour objet principal la sûreté des convois et la communication des diverses parties de l’Empire : car, d’ailleurs, les Romains étaient les maîtres de toute la Méditerranée. On ne naviguait dans ces temps-là que dans cette mer, et ils n’avaient aucun ennemi à craindre.

Dion remarque très bien que, depuis les Empereurs, il fut plus difficile d’écrire l’histoire : tout devint secret ; toutes les dépêches des provinces furent portées dans le cabinet des Empereurs ; on ne sut plus que ce que la folie et la hardiesse des tyrans ne voulurent point cacher, ou ce que les historiens conjecturèrent.

Tibère

Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui oppose, et, enfin, les renverser dans un moment et couvrir les campagnes qu’elles conservaient, ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement et renversa sous Tibère avec violence.

II y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi et l’appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n’étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même : car ce qui se dit dans ces épanchements de cœur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. II n’y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l’amitié fut regardée comme un écueil, l’ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvait rappeler dans l’esprit des peuples le bonheur des temps précédents.

Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu’on va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s’étaient sauvés.

Et, comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué d’instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu’il en put soupçonner. Du temps de la République, le Sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, des crimes qu’on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce qu’il appelait crime de lèse-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s’exprimer : les sénateurs allaient au-devant de la servitude ; sous la faveur de Séjan, les plus illustres d’entre eux faisaient le métier de délateurs.

Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit de servitude qui régnait pour lors dans le Sénat. Après que César eut vaincu le parti de la République, les amis et les ennemis qu’il avait dans le Sénat concoururent également à ôter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puissance, et à lui déférer des honneurs excessifs : les uns cherchaient à lui plaire ; les autres, à le rendre odieux. Dion nous dit que quelques-uns allèrent jusqu’à proposer qu’il lui fût permis de jouir de toutes les femmes qu’il lui plairait. Cela fit qu’il ne se défia point du Sénat, et qu’il y fut assassiné ; mais cela fit aussi que, dans les règnes suivants, il n’y eut point de flatterie qui fût sans exemple, et qui pût révolter les esprits.

Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des principaux Romains étaient immenses, quelles que fussent les voies qu’ils employaient pour les acquérir. Elles furent presque toutes ôtées sous les Empereurs : les sénateurs n’avaient plus ces grands clients qui les comblaient de biens [185] ; on ne pouvait guère rien prendre dans les provinces que pour César, surtout lorsque ses procurateurs, qui étaient à peu près comme sont aujourd’hui nos intendants, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les dépenses subsistaient toujours, le train de vie était pris, et on ne pouvait plus le soutenir que par la faveur de l’Empereur.

Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire des lois et celle de juger les crimes publics ; mais il lui avait laissé ou, du moins, avait paru lui laisser celle d’élire les magistrats. Tibère, qui craignait les assemblées d’un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilège et le donna au Sénat, c’est-à-dire à lui-même [186] : or on ne saurait croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l’âme des Grands. Lorsque le peuple disposait des dignités, les magistrats qui les briguaient faisaient bien des bassesses ; mais elles étaient jointes à une certaine magnificence qui les cachait, soit qu’ils donnassent des jeux ou de certains repas au peuple, soit qu’ils lui distribuassent de l’argent ou des grains. Quoique le motif fût bas, le moyen avait quelque chose de noble, parce qu’il convient toujours à un grand homme d’obtenir par des libéralités la faveur du peuple. Mais, lorsque le peuple n’eut plus rien à donner, et que le prince, au nom du Sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda et on les obtint par des voies indignes : la flatterie, l’infamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.

Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le Sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui entraînait ce corps à la servitude ; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus. Mais il était comme la plupart des hommes : il voulait des choses contradictoires ; sa politique générale n’était point d’accord avec ses passions particulières. Il aurait désiré un sénat libre et capable de faire respecter son gouvernement ; mais il voulait aussi un sénat qui satisfît à tous les moments ses craintes, ses jalousies, ses haines ; enfin, l’homme d’État cédait continuellement à l’homme.

Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des patriciens qu’il aurait des magistrats de son corps, qui le défendraient contre les insultes et les injustices qu’on pourrait lui faire. Afin qu’ils fussent en état d’exercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables, et on ordonna que quiconque maltraiterait un tribun, de fait ou par parole, serait sur-le-champ puni de mort. Or, les Empereurs étant revêtus de la puissance des tribuns, ils en obtinrent les privilèges, et c’est sur ce fondement qu’on fit mourir tant de gens, que les délateurs purent enfin faire leur métier tout à leur aise, et que l’accusation de lèse-majesté, ce crime, dit Pline, de ceux à qui on ne peut point imputer de crime, fut étendue à ce qu’on voulut.

Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres d’accusation n’étaient pas si ridicules qu’ils nous paraissent aujourd’hui, et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un homme pour avoir vendu avec sa maison la statue de l’Empereur, que Domitien eût fait condamner à mort une femme pour s’être déshabillée devant son image, et un citoyen parce qu’il avait la description de toute la terre peinte sur les murailles de sa chambre, si ces actions n’avaient réveillé dans l’esprit des Romains que l’idée qu’elles nous donnent à présent. Je crois qu’une partie de cela est fondée sur ce que, Rome ayant changé de gouvernement, ce qui ne nous paraît pas de conséquence pouvait l’être pour lors. J’en juge par ce que nous voyons aujourd’hui chez une nation qui ne peut pas être soupçonnée de tyrannie, où il est défendu de boire à la santé d’une certaine personne.

Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie du peuple romain. II s’était si fort accoutumé à obéir et à faire toute sa félicité de la différence de ses maîtres qu’après la mort de Germanicus il donna des marques de deuil, de regret et de désespoir que l’on ne trouve plus parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique [187], si grande, si longue, si peu modérée ; et cela n’était point joué : car le corps entier du peuple n’affecte, ne flatte, ni ne dissimule.

Le peuple romain, qui n’avait plus de part au gouvernement, composé presque d’affranchis ou de gens sans industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne sentait que son impuissance ; il s’affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse : il était mal ; il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus, et, cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.

Il n’y a point de gens qui craignent si fort les malheurs que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui devraient dire avec Andromaque « Plût à Dieu que je craignisse ! » Il y a aujourd’hui à Naples cinquante mille hommes qui ne vivent que d’herbes et n’ont pour tout bien que la moitié d’un habit de toile. Ces gens-là, les plus malheureux de la Terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve ; ils ont la sottise de craindre de devenir malheureux.

Des empereurs, depuis Caius Caligula jusqu’à Antonin

  Caligula succéda à Tibère. On disait de lui qu’il n’y avait jamais eu un meilleur esclave, ni un plus méchant maître. Ces deux choses sont assez liées : car la même disposition d’esprit qui fait qu’on a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande fait qu’on ne l’est pas moins lorsque l’on vient à commander soi-même.

Caligula rétablit les comices [188], que Tibère avait ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu’il avait établi. Par où l’on peut juger que le commencement du règne des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des bons ; parce que, par un esprit de contradiction sur la conduite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font par vertu, et c’est à cet esprit de contradiction que nous devons bien de bons règlements, et bien des mauvais aussi.

Qu’y gagna-t-on ? Caligula ôta les accusations des crimes de lèse-majesté, mais il faisait mourir militairement tous ceux qui lui déplaisaient, et ce n’était pas à quelques sénateurs qu’il en voulait : il tenait le glaive suspendu sur le Sénat, qu’il menaçait d’exterminer tout entier.

Cette épouvantable tyrannie des Empereurs venait de l’esprit général des Romains. Comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire, et qu’il n’y eut presque point d’intervalle chez eux entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des mœurs douces ; l’humeur féroce resta ; les citoyens furent traités comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le même plan. Sylla entrant dans Rome ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes : il exerça le même droit des gens. Pour les États qui n’ont été soumis qu’insensiblement, lorsque les lois leur manquent, ils sont encore gouvernés par les mœurs.

La vue continuelle des combats des gladiateurs rendait les Romains extrêmement féroces : on remarqua que Claude devint plus porté à répandre le sang à force de voir ces sortes de spectacles. L’exemple de cet empereur, qui était d’un naturel doux, et qui fit tant de cruautés, fait bien voir que l’éducation de son temps était différente de la nôtre. 

Les Romains, accoutumés à se jouer de la Nature humaine dans la personne de leurs enfants et de leurs esclaves [189], ne pouvaient guère connaître cette vertu que nous appelons humanité. D’où peut venir cette férocité que nous trouvons dans les habitants de nos colonies, que de cet usage continuel des châtiments sur une malheureuse partie du Genre humain ? Lorsque l’on est cruel dans l’état civil, que peut-on attendre de la douceur et de la justice naturelle ?

On est fatigué de voir dans l’histoire des Empereurs le nombre infini de gens qu’ils firent mourir pour confisquer leurs biens. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Cela, comme nous venons de dire, doit être attribué à des mœurs plus douces et à une religion plus réprimante ; et de plus, on n’a point à dépouiller les familles de ces sénateurs qui avaient ravagé le monde. Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes, qu’elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu’on nous ravisse nos biens [190].

Le peuple de Rome, ce que l’on appelait plebs, ne haïssait pas les plus mauvais empereurs. Depuis qu’il avait perdu l’empire, et qu’il n’était plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les peuples ; il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves, et les distributions de blé qu’il recevait lui faisaient négliger les terres ; on l’avait accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand il n’eut plus de tribuns à écouter ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même : car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et contribuaient de tout leur pouvoir, et même de leur personne, à ses plaisirs ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l’Empire, et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissait des fruits de la tyrannie, et il en jouissait purement, car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de bien : ils savaient qu’ils n’en étaient pas approuvés [191]. Indignés de la contradiction ou du silence d’un citoyen austère, enivrés des applaudissements de la populace, ils parvenaient à s’imaginer que leur gouvernement faisait la félicité publique, et qu’il n’y avait que des gens malintentionnés qui pussent le censurer.

[192]    Caligula était un vrai sophiste dans sa cruauté. Comme il descendait également d’Antoine et d’Auguste, il disait qu’il punirait les consuls s’ils célébraient le jour de réjouissance établi en mémoire de la victoire d’Actium, et qu’il les punirait s’ils ne le célébraient pas. Et, Drusille, à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c’était un crime de la pleurer, parce qu’elle était déesse, et de ne la pas pleurer, parce qu’elle était sa sœur.

C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage ! Ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il, qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce Sénat n’avait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens et s’exterminer par ses propres arrêts ? On n’élève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ? Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber, contre eux-mêmes, dans de plus heureuses mains ?

Caligula ayant été tué, le Sénat s’assembla pour établir une forme de gouvernement. Dans le temps qu’il délibérait, quelques soldats entrèrent dans le palais pour piller ; ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un homme tremblant de peur ; c’était Claude : ils le saluèrent Empereur.

Claude acheva de perdre les anciens ordres en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice [193]. Les guerres de Marius et de Sylla ne se faisaient principalement que pour savoir qui aurait ce droit, des sénateurs ou des chevaliers [194]. Une fantaisie d’un imbécile l’ôta aux uns et aux autres : étrange succès d’une dispute qui avait mis en combustion tout l’univers !

Il n’y a point d’autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république : car il se trouve avoir toute la puissance du peuple, qui n’avait pu se limiter lui-même. Aussi voyons-nous aujourd’hui les rois de Danemark exercer le pouvoir le plus arbitraire qu’il y ait en Europe.

Le peuple ne fut pas moins avili que le Sénat et les chevaliers. Nous avons vu que, jusqu’au temps des Empereurs, il avait été si belliqueux que les armées qu’on levait dans la ville se disciplinaient sur-le-champ et allaient droit à l’ennemi. Dans les guerres civiles de Vitellius et de Vespasien, Rome, en proie à tous les ambitieux et pleine de bourgeois timides, tremblait devant la première bande de soldats qui pouvait s’en approcher.

La condition des empereurs n’était pas meilleure. Comme ce n’était pas une seule armée qui eût le droit ou la hardiesse d’en élire un, c’était assez que quelqu’un fût élu par une armée pour devenir désagréable aux autres, qui lui nommaient d’abord un compétiteur.

Ainsi, comme la grandeur de la République fut fatale au gouvernement républicain, la grandeur de l’Empire le fut à la vie des Empereurs. S’ils n’avaient eu qu’un pays médiocre à défendre, ils n’auraient eu qu’une principale armée, qui, les ayant une fois élus, aurait respecté l’ouvrage de ses mains.

Les soldats avaient été attachés à la famille de César, qui était garante de tous les avantages que leur aurait procurés la révolution. Le temps vint que les grandes familles de Rome furent toutes exterminées par celle de César, et que celle de César, dans la personne de Néron, périt elle-même. La puissance civile, qu’on avait sans cesse abattue, se trouva hors d’état de contrebalancer la militaire : chaque armée voulut faire un empereur.

Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à régner, quel parti ne tira-t-il pas du Sénat [195] ? Il apprit que les armées d’Illyrie et de Germanie s’étaient soulevées : il leur accorda quelques demandes, et il soutint que c’était au Sénat à juger des autres [196] ; il leur envoya des députés de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peuvent encore respecter l’autorité. Quand on eut représenté aux soldats comment, dans une armée romaine, les enfants de l’Empereur et les envoyés du Sénat romain couraient risque de la vie [197], ils purent se repentir et aller jusqu’à se punir eux-mêmes [198]. Mais, quand le Sénat fut entièrement abattu, son exemple ne toucha personne. En vain Othon harangue-t-il ses soldats pour leur parler de la dignité du Sénat [199] ; en vain Vitellius envoie-t-il les principaux sénateurs pour faire sa paix avec Vespasien [200] : on ne rend point dans un moment aux ordres de l’État le respect qui leur a été ôté si longtemps. Les armées ne regardèrent ces députés que comme les plus lâches esclaves d’un maître qu’elles avaient déjà réprouvé.

C’était une ancienne coutume des Romains que celui qui triomphait distribuait quelques deniers à chaque soldat : c’était peu de chose [201]. Dans les guerres civiles, on augmenta ces dons [202]. On les faisait autrefois de l’argent pris sur les ennemis ; dans ces temps malheureux, on donna celui des citoyens, et les soldats voulaient un partage là où il n’y avait pas de butin.

Ces distributions n’avaient lieu qu’après une guerre ; Néron les fit pendant la paix ; les soldats s’y accoutumèrent, et ils frémirent contre Galba, qui leur disait avec courage qu’il ne savait pas les acheter, mais qu’il savait les choisir.

Galba, Othon [203], Vitellius, ne firent que passer. Vespasien fut élu comme eux par les soldats. Il ne songea, dans tout le cours de son règne, qu’à rétablir l’empire, qui avait été successivement occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles et, pour comble de malheur, prodi­gues jusqu’à la folie.

Tite, qui lui succéda, fut les délices du peuple romain. Domitien fit voir un nouveau monstre, plus cruel ou, du moins, plus implacable que ceux qui l’avaient précédé, parce qu’il était plus timide.

Ses affranchis les plus chers et, à ce que quelques-uns ont dit, sa femme même, voyant qu’il était aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, et qu’il ne mettait aucunes bornes à ses méfiances ni à ses accusations, s’en défirent. Avant de faire le coup, ils jetèrent les yeux sur un successeur et choisirent Nerva, vénérable vieillard.

Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l’histoire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d’être né sous son règne : il n’y en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme d’État, grand capitaine, ayant un cœur bon, qui le portait au bien, un esprit éclairé, qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle, avec toutes les vertus, n’étant extrême sur aucune, enfin, l’homme le plus propre à honorer la nature humaine et représenter la divine. 

Il exécuta le projet de César et fit avec succès la guerre aux Parthes. Tout autre aurait succombé dans une entreprise où les dangers étaient toujours présents, et les ressources, éloignées, où il fallait absolument vaincre, et où il n’était pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu.

La difficulté consistait et dans la situation des deux empires et dans la manière de faire la guerre des deux peuples. Prenait-on le chemin de l’Armé­nie, vers les sources du Tigre et de l’Euphrate ? On trouvait un pays montueux et difficile, où l’on ne pouvait mener de convois, de façon que l’armée était demi-ruinée avant d’arriver en Médie [204]. Entrait-on plus bas vers le midi, par Nisibe ? On trouvait un désert affreux, qui séparait les deux empires. Voulait-on passer plus bas encore et aller par la Mésopotamie ? On traversait un pays en partie inculte, en partie submergé, et, le Tigre et l’Euphrate allant du nord au midi, on ne pouvait pénétrer dans le pays sans quitter ces fleuves, ni guère quitter ces fleuves sans périr. 

Quant à la manière de faire la guerre des deux nations, la force des Romains consistait dans leur infanterie, la plus forte, la plus ferme et la mieux disciplinée du monde.

Les Parthes n’avaient point d’infanterie ; mais une cavalerie admirable : ils combattaient de loin et hors de la portée des armes romaines ; le javelot pouvait rarement les atteindre ; leurs armes étaient l’arc et des flèches redoutables. Ils assiégeaient une armée plutôt qu’ils ne la combattaient. Inutilement poursuivis, parce que, chez eux, fuir c’était combattre, ils faisaient retirer les peuples à mesure qu’on approchait, et ne laissaient dans les places que les garnisons, et, lorsqu’on les avait prises, on était obligé de les détruire. Ils brûlaient avec art tout le pays autour de l’armée ennemie et lui ôtaient jusqu'à l’herbe même. Enfin, ils faisaient à peu près la guerre comme on la fait encore aujourd’hui sur les mêmes frontières. 

D’ailleurs, les légions d’Illyrie et de Germanie, qu’on transportait dans cette guerre, n’y étaient pas propres [205] : les soldats, accoutumés à manger beau­coup dans leur pays, y périssaient presque tous.

Ainsi, ce qu’aucune nation n’avait pas encore fait, d’éviter le joug des Romains, celle des Parthes le fit, non pas comme invincible, mais comme inaccessible.

Adrien abandonna les conquêtes de Trajan [206] et borna l’Empire à l’Euphrate ; et il est admirable qu’après tant de guerres les Romains n’eussent perdu que ce qu’ils avaient voulu quitter, comme la mer, qui n’est moins étendue que lorsqu’elle se retire d’elle-même.

La conduite d’Adrien causa beaucoup de murmures on lisait dans les livres sacrés des Romains que, lorsque Tarquin voulut bâtir le Capitole, il trouva que la place la plus convenable était occupée par les statues de beaucoup d’autres divinités. Il s’enquit, par la science qu’il avait dans les augures, si elles voudraient céder leur place à Jupiter. Toutes y consentirent, à la réserve de Mars, de la Jeunesse et du Dieu Terme [207]. Là-dessus s’établirent trois opinions religieuses : que le peuple de Mars ne céderait à personne le lieu qu’il occupait ; que la jeunesse romaine ne serait point surmontée ; et qu’enfin le Dieu Terme des Romains ne reculerait jamais : ce qui arriva pourtant sous Adrien. 

De l’état de l’empire depuis Antonin jusqu’à Probus

Dans ces temps-là, la secte des Stoïciens s’étendait et s’accréditait dans l’Empire. Il semblait que la nature humaine eût fait un effort pour produire d’elle-même cette secte admirable, qui était comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n’a jamais vus.

Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien n’est capable de faire oublier le premier Antonin que Marc-Aurèle, qu’il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret lorsqu’on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce d’attendrissement ; tel est l’effet qu’elle produit qu’on a meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes.

La sagesse de Nerva, la gloire de Trajan, la valeur d’Adrien, la vertu des deux Antonins, se firent respecter des soldats ; mais, lorsque de nouveaux monstres prirent leur place, l’abus du gouvernement militaire parut dans tout son excès, et les soldats qui avaient vendu l’empire assassinèrent les Empereurs pour en avoir un nouveau prix.

On dit qu’il y a un prince dans le monde qui travaille depuis quinze ans à abolir dans ses États le gouvernement civil pour y établir le gouvernement militaire. Je ne veux point faire des réflexions odieuses sur ce dessein ; je dirai seulement que, par la nature des choses, deux cents gardes peuvent mettre la vie d’un prince en sûreté, et non pas quatre-vingt mille ; outre qu’il est plus dangereux d’opprimer un peuple armé qu’un autre qui ne l’est pas.

Commode succéda à Marc-Aurèle, son père. C’était un monstre, qui suivait toutes ses passions et toutes celles de ses ministres et de ses courtisans. Ceux qui en délivrèrent le monde mirent en sa place Pertinax, vénérable vieillard, que les soldats prétoriens massacrèrent d’abord.

Ils mirent l’empire à l’enchère, et Didius Julien l’emporta par ses promesses. Cela souleva tout le monde : car, quoique l’empire eût été souvent acheté, il n’avait pas encore été marchandé. Pescennius Niger, Sévère et Albin furent salués Empereurs, et Julien, n’ayant pu payer les sommes immenses qu’il avait promises, fut abandonné par ses soldats.

Sévère défit Niger et Albin. Il avait de grandes qualités ; mais la douceur, cette première vertu des princes, lui manquait.

La puissance des Empereurs pouvait plus aisément paraître tyrannique que celle des princes de nos jours. Comme leur dignité était un assemblage de toutes les magistratures romaines ; que, dictateurs sous le nom d’empereurs, tribuns du peuple, proconsuls, censeurs, grands pontifes et, quand ils voulaient, consuls, ils exerçaient souvent la justice distributive : ils pouvaient aisément faire soupçonner que, ceux qu’ils avaient condamnés, ils les avaient opprimés, le peuple jugeant ordinairement de l’abus de la puissance par la grandeur de la puissance ; au lieu que les rois d’Europe, législateurs et non pas exécuteurs de la Loi, princes et non pas juges, se sont déchargés de cette partie de l’autorité qui peut être odieuse, et, faisant eux-mêmes les grâces, ont commis à des magistrats particuliers la distribution des peines.

Il n’y a guère eu d’empereurs plus jaloux de leur autorité que Tibère et Sévère ; cependant ils se laissèrent gouverner, l’un par Séjan, l’autre par Plautien, d’une manière misérable.

La malheureuse coutume de proscrire introduite par Sylla continua sous les Empereurs, et il fallait même qu’un prince eût quelque vertu pour ne la pas suivre ; car, comme ses ministres et ses favoris jetaient d’abord les yeux sur tant de confiscations, ils ne lui parlaient que de la nécessité de punir et des périls de la clémence.

Les proscriptions de Sévère firent que plusieurs soldats de Niger [208] se retirèrent chez les Parthes [209] ; ils leur apprirent ce qui manquait à leur art militaire, à faire usage des armes romaines et même à en fabriquer ; ce qui fit que ces peuples, qui s’étaient ordinairement contentés de se défendre, furent dans la suite presque toujours agresseurs [210].

Il est remarquable que, dans cette suite de guerres civiles qui s’élevèrent continuellement, ceux qui avaient les légions d’Europe vainquirent presque toujours ceux qui avaient les légions d’Asie [211], et l’on trouve dans l’histoire de Sévère qu’il ne put prendre la ville d’Atra, en Arabie, parce que, les légions d’Europe s’étant mutinées, il fut obligé de se servir de celles de Syrie.

On sentit cette différence depuis qu’on commença à faire des levées dans les provinces [212] ; et elle fut telle entre les légions qu’elle était entre les peuples mêmes, qui, par la nature et par l’éducation, sont plus ou moins propres pour la guerre.

Ces levées faites dans les provinces produisirent un autre effet : les Empereurs, pris ordinairement dans la milice, furent presque tous étrangers et quelquefois barbares ; Rome ne fut plus la maîtresse du monde, mais elle reçut des lois de tout l’univers.

Chaque empereur y porta quelque chose de son pays, ou pour les manières, ou pour les mœurs, ou pour la police, ou pour le culte, et Héliogabale alla jusqu’à vouloir détruire tous les objets de la vénération de Rome et ôter tous les dieux de leurs temples, pour y placer le sien.

Ceci, indépendamment des voies secrètes que Dieu choisit, et que lui seul connaît, servit beaucoup à l’établissement de la religion chrétienne : car il n’y avait plus rien d’étranger dans l’Empire, et l’on y était préparé à recevoir toutes les coutumes qu’un empereur voudrait introduire.

On sait que les Romains reçurent dans leur ville les dieux des autres pays ; ils les reçurent en conquérants : ils les faisaient porter dans les triomphes. Mais, lorsque les étrangers vinrent eux-mêmes les rétablir, on les réprima d’abord. On sait, de plus, que les Romains avaient coutume de donner aux divinités étrangères les noms de celles des leurs qui y avaient le plus de rapport. Mais, lorsque les prêtres des autres pays voulurent faire adorer à Rome leurs divinités sous leurs propres noms, ils ne furent pas soufferts, et ce fut un des grands obstacles que trouva la religion chrétienne.

On pourrait appeler Caracalla, non pas un tyran, mais le destructeur des hommes : Caligula, Néron et Domitien bornaient leurs cruautés dans Rome ; celui-ci allait promener sa fureur dans tout l’univers.

Sévère avait employé les exactions d’un long règne et les proscriptions de ceux qui avaient suivi le parti de ses concurrents, à amasser des trésors immenses.

Caracalla, ayant commencé son règne par tuer de sa propre main Géta, son frère, employa ses richesses à faire souffrir son crime aux soldats, qui aimaient Géta et disaient qu’ils avaient fait serment aux deux enfants de Sévère, non pas à un seul.

Ces trésors amassés par des princes n’ont presque jamais que des effets funestes : ils corrompent le successeur, qui en est ébloui, et, s’ils ne gâtent pas son cœur, ils gâtent son esprit. Il forme d’abord de grandes entreprises avec une puissance qui est d’accident, qui ne peut pas durer, qui n’est pas naturelle, et qui est plutôt enflée qu’agrandie.

Caracalla augmenta la paye des soldats ; Macrin écrivit au Sénat que cette augmentation allait à soixante et dix millions [213] de drachmes [214]. Il y a apparence que ce prince enflait les choses, et, si l’on compare la dépense de la paye de nos soldats d’aujourd’hui avec le reste des dépenses publiques, et qu’on suive la même proportion pour les Romains, on verra que cette somme eût été énorme.

Il faut chercher quelle était la paye du soldat romain. Nous apprenons d’Orose que Domitien augmenta d’un quart la paye établie [215]. Il paraît, par le discours d’un soldat dans Tacite [216], qu’à la mort d’Auguste elle était de dix onces de cuivre. On trouve dans Suétone [217] que César avait doublé la paye de son temps. Pline [218] dit qu’à la seconde guerre punique on l’avait diminuée d’un cinquième. Elle fut donc d’environ six onces de cuivre dans la première guerre punique [219], de cinq onces dans la seconde, de dix sous César [220], et de treize et un tiers sous Domitien [221]. Je ferai ici quelques réflexions.

La paye que la République donnait aisément lorsqu’elle n’avait qu’un petit État, que, chaque année, elle faisait une guerre, et que, chaque année, elle recevait des dépouilles, elle ne put la donner sans s’endetter dans la première guerre punique, qu’elle étendit ses bras hors de l’Italie, qu’elle eut à soutenir une guerre longue et à entretenir de grandes armées.

Dans la seconde guerre punique, la paye fut réduite à cinq onces de cuivre, et cette diminution put se faire sans danger dans un temps où la plupart des citoyens rougirent d’accepter la solde même et voulurent servir à leurs dépens.

Les trésors de Persée et ceux de tant d’autres rois, que l’on porta continuellement à Rome, y firent cesser les tributs [222]. Dans l’opulence publique et particulière, on eut la sagesse de ne point augmenter la paye de cinq onces de cuivre.

Quoique, sur cette paye, on fit une déduction pour le blé, les habits et les armes, elle fut suffisante, parce qu’on n’enrôlait que les citoyens qui avaient un patrimoine.

Marius ayant enrôlé des gens qui n’avaient rien, et son exemple ayant été suivi, César fut obligé d’augmenter la paye.

Cette augmentation ayant été continuée après la mort de César, on fut contraint, sous le consulat de Hirtius et de Pansa, de rétablir les tributs.

La faiblesse de Domitien lui ayant fait augmenter cette paye d’un quart, il fit une grande plaie à l’État, dont le malheur n’est pas que le luxe y règne, mais qu’il règne dans des conditions qui, par la nature des choses, ne doivent avoir que le nécessaire physique. Enfin, Caracalla ayant fait une nouvelle augmentation, l’Empire fut mis dans cet état que, ne pouvant subsister sans les soldats, il ne pouvait subsister avec eux.

Caracalla, pour diminuer l’horreur du meurtre de son frère, le mit au rang des dieux, et ce qu’il y a de singulier, c’est que cela lui fut exactement rendu par Macrin, qui, après l’avoir fait poignarder, voulant apaiser les soldats prétoriens, désespérés de la mort de ce prince qui leur avait tant donné, lui fit bâtir un temple et y établit des prêtres flamines en son honneur.

Cela fit que sa mémoire ne fut pas flétrie, et que, le Sénat n’osant pas le juger, il ne fut pas mis au rang des tyrans, comme Commode, qui ne le méritait pas plus que lui [223].

De deux grands empereurs, Adrien et Sévère [224], l’un établit la discipline militaire, et l’autre la relâcha. Les effets répondirent très bien aux causes : les règnes qui suivirent celui d’Adrien furent heureux et tranquilles ; après Sévère, on vit régner toutes les horreurs.

Les profusions de Caracalla envers les soldats avaient été immenses, et il avait très bien suivi le conseil que son père lui avait donné en mourant, d’enrichir les gens de guerre et de ne s’embarrasser pas des autres.

Mais cette politique n’était guère bonne que pour un règne : car le successeur, ne pouvant plus faire les mêmes dépenses, était d’abord massacré par l’armée ; de façon qu’on voyait toujours les empereurs sages mis à mort par les soldats, et les méchants, par des conspirations ou des arrêts du Sénat.

Quand un tyran qui se livrait aux gens de guerre avait laissé les citoyens exposés à leurs violences et à leurs rapines, cela ne pouvait non plus durer qu’un règne : car les soldats, à force de détruire, allaient jusqu’à s’ôter à eux-mêmes leur solde. Il fallait donc songer à rétablir la discipline militaire : entreprise qui coûtait toujours la vie à celui qui osait la tenter.

Quand Caracalla eut été tué par les embûches de Macrin, les soldats, désespérés d’avoir perdu un prince qui donnait sans mesure [225], élurent Héliogabale [226] ; et, quand ce dernier, qui, n’étant occupé que de ses sales voluptés, les laissait vivre à leur fantaisie, ne put plus être souffert, ils le massacrèrent. Ils tuèrent de même Alexandre, qui voulait rétablir la discipline et parlait de les punir [227].

Ainsi un tyran, qui ne s’assurait point la vie, mais le pouvoir de faire des crimes, périssait, avec ce funeste avantage que celui qui voudrait faire mieux périrait après lui.

Après Alexandre, on élut Maximin, qui fut le premier empereur d’une origine barbare. Sa taille gigantesque et la force de son corps l’avaient fait connaître.

Il fut tué avec son fils par ses soldats. Les deux premiers Gordiens périrent en Afrique. Maxime, Balbin et le troisième Gordien furent massacrés. Philippe, qui avait fait tuer le jeune Gordien, fut tué lui-même avec son fils. Et Dèce, qui fut élu en sa place, périt à son tour par la trahison de Gallus [228].

Ce qu’on appelait l’Empire romain dans ce siècle-là était une espèce de république irrégulière, telle, à peu près, que l’aristocratie d’Alger, où la milice, qui a la puissance souveraine, fait et défait un magistrat qu’on appelle le Dey, et peut-être est-ce une règle assez générale que le gouvernement militaire est, à certains égards, plutôt républicain que monarchique.

Et qu’on ne dise pas que les soldats ne prenaient de part au gouvernement que par leur désobéissance et leurs révoltes. Les harangues que les Empereurs leur faisaient ne furent-elles pas à la fin du genre de celles que les consuls et les tribuns avaient faites autrefois au peuple ? Et, quoique les armées n’eussent pas un lieu pour s’assembler, qu’elles ne se conduisissent point par de certaines formes, qu’elles ne fussent pas ordinairement de sang-froid, délibérant peu et agissant beaucoup, ne disposaient-elles pas en souveraines de la fortune publique ? Et qu’était-ce qu’un empereur, que le ministre d’un gouvernement violent, élu pour l’utilité particulière des soldats ?

Quand l’armée associa à l’empire Philippe [229], qui était préfet du prétoire du troisième Gordien, celui-ci demanda qu’on lui laissât le commandement entier, et il ne put l’obtenir ; il harangua l’armée pour que la puissance fût égale entre eux, et il ne l’obtint pas non plus ; il supplia qu’on lui laissât le titre de César, et on le lui refusa ; il demanda d’être préfet du prétoire, et on rejeta ses prières ; enfin, il parla pour sa vie. L’armée, dans ses divers jugements, exerçait la magistrature suprême.

Les Barbares, au commencement inconnus aux Romains, ensuite seulement incommodes, leur étaient devenus redoutables. Par l’événement du monde le plus extraordinaire, Rome avait si bien anéanti tous les peuples que, lorsqu’elle fut vaincue elle-même, il sembla que la terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire.

Les princes des grands États ont ordinairement peu de pays voisins qui puissent être l’objet de leur ambition. S’il y en avait eu de tels, ils auraient été enveloppés dans le cours de la conquête. Ils sont donc bornés par des mers, des montagnes et de vastes déserts, que leur pauvreté fait mépriser. Aussi les Romains laissèrent-ils les Germains dans leurs forêts et les peuples du Nord dans leurs glaces, et il s’y conserva ou même il s’y forma des nations qui enfin les asservirent eux-mêmes.

Sous le règne de Gallus, un grand nombre de nations, qui se rendirent ensuite plus célèbres, ravagèrent l’Europe, et les Perses, ayant envahi la Syrie, ne quittèrent leurs conquêtes que pour conserver leur butin.

Ces essaims de Barbares qui sortirent autrefois du Nord ne paraissent plus aujourd’hui. Les violences des Romains avaient fait retirer les peuples du Midi au Nord. Tandis que la force qui les contenait subsista, ils y restèrent ; quand elle fut affaiblie, ils se répandirent de toutes parts[230]. La même chose arriva quelques siècles après. Les conquêtes de Charlemagne et ses tyrannies avaient, une seconde fois, fait reculer les peuples du Midi au Nord ; sitôt que cet empire fut affaibli, ils se portèrent une seconde fois du Nord au Midi. Et, si aujourd’hui un prince faisait en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le Nord, adossées aux limites de l’univers, y tiendraient ferme jusqu’au moment qu’elles inonderaient et conquerraient l’Europe une troisième fois.

L’affreux désordre qui était dans la succession à l’empire étant venu à son comble, on vit paraître, sur la fin du règne de Valérien et pendant celui de Gallien, son fils, trente prétendants divers, qui, s’étant la plupart entre-détruits, ayant eu un règne très court, furent nommés Tyrans.

Valérien ayant été pris par les Perses, et Gallien, son fils, négligeant les affaires, les Barbares pénétrèrent partout. L’Empire se trouva dans cet état où il fut, environ un siècle après, en Occident [231] ; et il aurait, dès lors, été détruit sans un concours heureux de circonstances qui le relevèrent.

Odénat, prince de Palmyre, allié des Romains, chassa les Perses, qui avaient envahi presque toute l’Asie ; la ville de Rome fit une armée de ses citoyens, qui écarta les Barbares qui venaient la piller ; une armée innombrable de Scythes, qui passait la mer avec six mille vaisseaux, périt par les naufrages, la misère, la faim et sa grandeur même ; et, Gallien ayant été tué, Claude, Aurélien, Tacite et Probus, quatre grands hommes qui, par un grand bonheur, se succédèrent, rétablirent l’Empire prêt à périr.

Changement dans l’État

 Pour prévenir les trahisons continuelles des soldats, les Empereurs s’associèrent des personnes en qui ils avaient confiance, et Dioclétien, sous prétexte de la grandeur des affaires, régla qu’il y aurait toujours deux empereurs et deux césars. II jugea que, les quatre principales armées étant occupées par ceux qui auraient part à l’empire, elles s’intimideraient les unes les autres ; que les autres armées, n’étant pas assez fortes pour entreprendre de faire leur chef empereur, elles perdraient peu à peu la coutume d’élire ; et qu’enfin, la dignité de césar étant toujours subordonnée, la puissance, partagée entre quatre pour la sûreté du Gouvernement, ne serait pourtant, dans toute son étendue, qu’entre les mains de deux.

Mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, c’est que, les richesses des particuliers et la fortune publique ayant diminué, les Empereurs ne purent plus leur faire des dons si considérables ; de manière que la récompense ne fût plus proportionnée au danger de faire une nouvelle élection.

D’ailleurs, les préfets du prétoire, qui, pour le pouvoir et pour les fonctions, étaient, à peu près, comme les grands vizirs de ces temps-là et faisaient à leur gré massacrer les Empereurs pour se mettre en leur place, furent fort abaissés par Constantin, qui ne leur laissa que les fonctions civiles et en fit quatre au lieu de deux.

La vie des Empereurs commença donc à être plus assurée ; ils purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir un peu adouci leurs mœurs : ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie, mais plus sourde. Ce ne furent plus des massacres, mais des jugements iniques, des formes de justice qui semblaient n’éloigner la mort que pour flétrir la vie. La Cour fut gouvernée et gouverna par plus d’artifices, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence. Enfin, au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus régner que les vices des âmes faibles, et des crimes réfléchis.

Il s’établit un nouveau genre de corruption. Les premiers empereurs aimaient les plaisirs ; ceux-ci, la mollesse. Ils se montrèrent moins aux gens de guerre ; ils furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques, plus attachés à leurs palais, et plus séparés de l’Empire.

Le poison de la Cour augmenta sa force à mesure qu’il fut plus séparé : on ne dit rien, on insinua tout ; les grandes réputations furent toutes attaquées, et les ministres et les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discrétion de cette sorte de gens qui ne peuvent servir l’État, ni souffrir qu’on le serve avec gloire [232].

Enfin, cette affabilité des premiers empereurs, qui seule pouvait leur donner le moyen de connaître leurs affaires, fut entièrement bannie. Le prince ne sut plus rien que sur le rapport de quelques confidents, qui, toujours de concert, souvent même lorsqu’ils semblaient être d’opinion contraire, ne faisaient auprès de lui que l’office d’un seul.

Le séjour de plusieurs empereurs en Asie et leur perpétuelle rivalité avec les rois de Perse firent qu’ils voulurent être adorés comme eux, et Dioclétien, d’autres disent Galère, l’ordonna par un édit.

Ce faste et cette pompe asiatiques s’établissant, les yeux s’y accoutumèrent d’abord, et, lorsque Julien voulut mettre de la simplicité et de la modestie dans ses manières, on appela oubli de la dignité ce qui n’était que la mémoire des anciennes mœurs.

Quoique, depuis Marc-Aurèle, il y eût eu plusieurs empereurs, il n’y avait eu qu’un Empire, et, l’autorité de tous étant reconnue dans les provinces, c’était une puissance unique exercée par plusieurs.

Mais Galère et Constance Chlore n’ayant pu s’accorder, ils partagèrent réellement l’Empire [233] ; et, par cet exemple, qui fut dans la suite suivi par Constantin, qui prit le plan de Galère, et non pas celui de Dioclétien, il s’introduisit une coutume qui fut moins un changement qu’une révolution.

De plus, l’envie qu’eut Constantin de faire une ville nouvelle, la vanité de lui donner son nom, le déterminèrent à porter en Orient le siège de l’empire. Quoique l’enceinte de Rome ne fût pas à beaucoup près si grande qu’elle est à présent, les faubourgs en étaient prodigieusement étendus [234] : l’Italie, pleine de maisons de plaisance, n’était proprement que le jardin de Rome ; les laboureurs étaient en Sicile, en Afrique, en Égypte [235] ; et les jardiniers, en Italie. Les terres n’étaient presque cultivées que par les esclaves des citoyens romains. Mais, lorsque le siège de l’empire fut établi en Orient, Rome presque entière y passa : les Grands y menèrent leurs esclaves, c’est-à-dire presque tout le peuple, et l’Italie fut privée de ses habitants.

Pour que la nouvelle ville ne cédât en rien à l’ancienne, Constantin voulut qu’on y distribuât aussi du blé, et ordonna que celui d’Égypte serait envoyé à Constantinople, et celui de l’Afrique, à Rome ; ce qui, me semble, n’était pas fort sensé.

Dans le temps de la République, le peuple romain, souverain de tous les autres, devait naturellement avoir part aux tributs ; cela fit que le Sénat lui vendit d’abord du blé à bas prix et ensuite le lui donna pour rien. Lorsque le Gouvernement fut devenu monarchique, cela subsista contre les principes de la monarchie ; on laissait cet abus à cause des inconvénients qu’il y aurait eus à le changer. Mais Constantin, fondant une ville nouvelle, l’y établit sans aucune bonne raison.

Lorsque Auguste eut conquis l’Égypte, il apporta à Rome le trésor des Ptolomées. Cela y fit à peu près la même révolution que la découverte des Indes a faite depuis en Europe, et que de certains systèmes ont faite de nos jours : les fonds doublèrent de prix à Rome [236] ; et, comme Rome continua d’attirer à elle les richesses d’Alexandrie, qui recevait elle-même celles de l’Afrique et de l’Orient, l’or et l’argent devinrent très communs en Europe ; ce qui mit les peuples en état de payer des impôts très considérables en espèces.

Mais, lorsque l’Empire eut été divisé, ces richesses allèrent à Constantinople. On sait, d’ailleurs, que les mines d’Angleterre n’étaient point encore ouvertes [237] ; qu’il y en avait très peu en Italie et dans les Gaules [238] ; que, depuis les Carthaginois, les mines d’Espagne n’étaient guère plus travaillées ou, du moins, n’étaient plus si riches [239]. L’Italie, qui n’avait plus que des jardins abandonnés, ne pouvait par aucun moyen attirer l’argent de l’Orient, pendant que l’Occident, pour avoir de ses marchandises, y envoyait le sien. L’or et l’argent devinrent donc extrêmement rares en Europe. Mais les Empereurs y voulurent exiger les mêmes tributs ; ce qui perdit tout.

Lorsque le Gouvernement a une forme depuis longtemps établie, et que les choses se sont mises dans une certaine situation, il est presque toujours de la prudence de les y laisser, parce que les raisons, souvent compliquées et inconnues, qui font qu’un pareil état a subsisté font qu’il se maintiendra encore. Mais, quand on change le système total, on ne peut remédier qu’aux inconvénients qui se présentent dans la théorie, et on en laisse d’autres que la pratique seule peut faire découvrir.

Ainsi, quoique l’Empire ne fût déjà que trop grand, la division qu’on en fit le ruina, parce que toutes les parties de ce grand corps, depuis longtemps ensemble, s’étaient, pour ainsi dire, ajustées pour y rester et dépendre les unes des autres.

Constantin [240], après avoir affaibli la capitale, frappa un autre coup sur les frontières : il ôta les légions qui étaient sur le bord des grands fleuves, et les dispersa dans les provinces ; ce qui produisit deux maux : l’un, que la barrière qui contenait tant de nations fut ôtée ; et l’autre, que les soldats [241] vécurent et s’amollirent dans le cirque et dans les théâtres [242].

Lorsque Constantius envoya Julien dans les Gaules, il trouva que cinquante villes le long du Rhin [243] avaient été prises par les Barbares ; que les provinces avaient été saccagées ; qu’il n’y avait plus que l’ombre d’une armée romaine, que le seul nom des ennemis faisait fuir.

Ce prince, par sa sagesse, sa constance, son économie, sa conduite, sa valeur et une suite continuelle d’actions héroïques, rechassa les Barbares [244], et la terreur de son nom les contint tant qu’il vécut [245].

La brièveté des règnes, les divers partis politiques, les différentes reli­gions, les sectes particulières de ces religions, ont fait que le caractère des Empereurs est venu à nous extrêmement défiguré. Je n’en donnerai que deux exemples : cet Alexandre, si lâche dans Hérodien, paraît plein de courage dans Lampridius ; ce Gratien, tant loué par les Orthodoxes, Philostorgue le compare à Néron.

Valentinien sentit plus que personne la nécessité de l’ancien plan : il employa toute sa vie à fortifier les bords du Rhin, à y faire des levées, y bâtir des châteaux, y placer des troupes, leur donner le moyen d’y subsister. Mais il arriva dans le monde un événement qui détermina Valens, son frère, à. ouvrir le Danube et eut d’effroyables suites.

Dans le pays qui est entre les Palus-Méotides, les montagnes du Caucase et la Mer Caspienne, il y avait plusieurs peuples qui étaient la plupart de la nation des Huns ou de celle des Alains. Leurs terres étaient extrêmement fertiles ; ils aimaient la guerre et le brigandage ; ils étaient presque toujours à cheval ou sur leurs chariots et erraient dans le pays où ils étaient enfermés ; ils faisaient bien quelques ravages sur les frontières de Perse et d’Arménie, mais on gardait aisément les Portes Caspiennes, et ils pouvaient difficilement pénétrer dans la Perse par ailleurs. Comme ils n’imaginaient point qu’il fût possible de traverser les Palus-Méotides [246], ils ne connaissaient pas les Romains, et, pendant que d’autres Barbares ravageaient l’Empire, ils restaient dans les limites que leur ignorance leur avait données.

Quelques-uns [247] ont dit que le limon que le Tanaïs avait apporté avait formé une espèce de croûte sur le Bosphore Cimmérien, sur laquelle ils avaient passé ; d’autres [248], que deux jeunes Scythes, poursuivant une biche qui traversa ce bras de mer, le traversèrent aussi ; ils furent étonnés de voir un nouveau monde, et, retournant dans l’ancien, ils apprirent à leurs compatriotes les nouvelles terres et, si j’ose me servir de ce terme, les Indes qu’ils avaient découvertes [249].

D’abord, des corps innombrables de Huns passèrent, et, rencontrant les Goths les premiers, ils les chassèrent devant eux. Il semblait que ces nations se précipitassent les unes sur les autres, et que l’Asie, pour peser sur l’Europe, eût acquis un nouveau poids.

Les Goths, effrayés, se présentèrent sur les bords du Danube et, les mains jointes, demandèrent une retraite. Les flatteurs de Valens saisirent cette occasion et la lui représentèrent comme une conquête heureuse d’un nouveau peuple qui venait défendre l’Empire et l’enrichir [250].

Valens ordonna qu’ils passeraient sans armes ; mais, pour de l’argent, ses officiers leur en laissèrent tant qu’ils voulurent [251]. Il leur fit distribuer des terres ; mais, à la différence des Huns, les Goths n’en cultivaient point [252] ; on les priva même du blé qu’on leur avait promis ; ils mouraient de faim, et ils étaient au milieu d’un pays riche ; ils étaient armés, et on leur faisait des injustices. Ils ravagèrent tout, depuis le Danube jusqu’au Bosphore, exterminèrent Valens et son armée, et ne repassèrent le Danube que pour abandonner l’affreuse solitude qu’ils avaient faite [253].

Nouvelles maximes prises par les Romains

 Quelquefois la lâcheté des Empereurs, souvent, la faiblesse de l’Empire, firent que l’on chercha à apaiser par de l’argent les peuples qui menaçaient d’envahir [254]. Mais la paix ne peut point s’acheter, parce que celui qui l’a vendue n’en est que plus en état de la faire, acheter encore.

II vaut mieux courir le risque de faire une guerre malheureuse que de donner de l’argent pour avoir la paix : car on respecte toujours un prince lorsqu’on sait qu’on ne le vaincra qu’après une longue résistance.

D’ailleurs, ces sortes de gratifications se changeaient en tributs et, libres au commencement, devenaient nécessaires ; elles furent regardées comme des droits acquis, et, lorsqu’un empereur les refusa à quelques peuples ou voulut donner moins, ils devinrent de mortels ennemis. Entre mille exemples, l’armée que Julien mena contre les Perses fut poursuivie dans sa retraite par des Arabes à qui il avait refusé le tribut accoutumé [255] ; et, d’abord après, sous l’empire de Valentinien, les Allemands, à qui on avait offert des présents moins considérables qu’à l’ordinaire, s’en indignèrent, et ces peuples du Nord, déjà gouvernés par le point d’honneur, se vengèrent de cette insulte prétendue par une cruelle guerre.

Toutes ces nations [256] qui entouraient l’Empire en Europe et en Asie absorbèrent peu à peu les richesses des Romains, et, comme ils s’étaient agrandis parce que l’or et l’argent de tous les rois était porté chez eux [257], ils s’affaiblirent parce que leur or et leur argent fut porté chez les autres.

Les fautes que font les hommes d’État ne sont pas toujours libres : souvent ce sont des suites nécessaires de la situation où l’on est, et les inconvénients ont fait naître les inconvénients

La milice, comme on a déjà vu, était devenue très à charge à l’État. Les soldats avaient trois sortes d’avantages : la paye ordinaire, la récompense après le service, et les libéralités d’accident, qui devenaient très souvent des droits pour des gens qui avaient le peuple et le prince entre leurs mains.

L’impuissance où l’on se trouva de payer ces charges fit que l’on prit une milice moins chère. On fit des traités avec des nations barbares, qui n’avaient ni le luxe des soldats romains, ni le même esprit, ni les mêmes prétentions.

Il y avait une autre commodité à cela : comme les Barbares tombaient tout à coup sur un pays, n’y ayant point chez eux de préparatifs après la résolution de partir, il était difficile de faire des levées à temps dans les provinces. On prenait donc un autre corps de Barbares, toujours prêt à recevoir de l’argent, à piller et à se battre. On était servi pour le moment ; mais, dans la suite, on avait autant de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.

Les premiers Romains [258] ne mettaient point dans leurs armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que de romaines, et, quoique leurs alliés fussent proprement des sujets, ils ne voulaient point avoir pour sujets des peuples plus belliqueux qu’eux-mêmes.

Mais, dans les derniers temps, non seulement ils n’observèrent pas cette proportion des troupes auxiliaires, mais même ils remplirent de soldats barbares les corps de troupes nationales.

Ainsi ils établissaient des usages tout contraires à ceux qui les avaient rendus maîtres de tout, et, comme autrefois leur politique constante fut de se réserver l’art militaire et d’en priver tous leurs voisins, ils le détruisaient pour lors chez eux et l’établissaient chez les autres.

Voici en un mot l’histoire des Romains : ils vainquirent tous les peuples par leurs maximes ; mais, lorsqu’ils y furent parvenus, leur République ne put subsister, il fallut changer de gouvernement, et des maximes contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur.

Ce n’est pas la Fortune qui domine le monde. On peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers lorsqu’ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent, ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes, et, si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En un mot, l’allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers.

Nous voyons que, depuis près de deux siècles, les troupes de terre de Danemark ont presque toujours été battues par celles de Suède. Il faut qu’indépendamment du courage des deux nations et du sort des armes il y ait dans le gouvernement danois, militaire ou civil, un vice intérieur qui ait produit cet effet, et je ne le crois point difficile à découvrir.

Enfin, les Romains perdirent leur discipline militaire ; ils abandonnèrent jusqu’à leurs propres armes. Végèce dit que, les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent de l’empereur Gratien de quitter leur cuirasse et ensuite leur casque ; de façon qu’exposés aux coups sans défense ils ne songèrent plus qu’à fuir [259].

Il ajoute qu’ils avaient perdu la coutume de fortifier leur camp, et que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la cavalerie des Barbares.

La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Romains : elle ne faisait que la onzième partie de la légion, et très souvent moins ; et, ce qu’il y a d’extraordinaire, ils en avaient beaucoup moins que nous, qui avons tant de sièges à faire, où la cavalerie est peu utile. Quand les Romains furent dans la décadence, ils n’eurent presque plus que de la cavalerie. Il me semble que, plus une nation se rend savante dans l’art militaire, plus elle agit par son infanterie, et que, moins elle le connaît, plus elle multiplie sa cavalerie. C’est que, sans la discipline, l’infanterie, pesante ou légère, n’est rien ; au lieu que la cavalerie va toujours, dans son désordre même [260]. L’action de celle-ci consiste plus dans son impétuosité et un certain choc ; celle de l’autre, dans sa résistance et une certaine immobilité : c’est plutôt une réaction qu’une action. Enfin, la force de la cavalerie est momentanée ; l’infanterie agit plus longtemps ; mais il faut de la discipline pour qu’elle puisse agir longtemps.

Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non seulement par l’art de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les Empereurs, toutes ces vertus s’évanouirent, l’art militaire leur resta, avec lequel, malgré la faiblesse de la tyrannie de leurs princes, ils conservèrent ce qu’ils avaient acquis. Mais, lorsque la corruption se mit dans la milice même, ils devinrent la proie de tous les peuples.

Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les armes. Mais, comme, lorsqu’un État est dans le trouble, on n’imagine pas comment il peut en sortir, de même, lorsqu’il est en paix et qu’on respecte sa puissance, il ne vient point dans l’esprit comment cela peut changer ; il néglige donc la milice, dont il croit n’avoir rien à espérer et tout à craindre, et souvent même il cherche à l’affaiblir.

C’était une règle inviolable des premiers Romains que quiconque avait abandonné son poste ou laissé ses armes dans le combat était puni de mort. Julien et Valentinien avaient, à cet égard, établi les anciennes peines. Mais les Barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la guerre comme la font aujourd’hui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à chercher le pillage plus que l’honneur [261], étaient incapables d’une pareille discipline.

Telle était la discipline des premiers Romains qu’on y avait vu des généraux condamner à mourir leurs enfants pour avoir, sans leur ordre, gagné la victoire. Mais, quand ils furent mêlés parmi les Barbares, ils y contractèrent un esprit d’indépendance qui faisait le caractère de ces nations, et, si l’on lit les guerres de Bélisaire contre les Goths, on verra un général presque toujours désobéi par ses officiers.

Sylla et Sertorius, dans la fureur des guerres civiles, aimaient mieux périr que de faire quelque chose dont Mithridate pût tirer avantage. Mais, dans les temps qui suivirent, dès qu’un ministre ou quelque grand crut qu’il importait à son avarice, à sa vengeance, à son ambition, de faire entrer les Barbares dans l’Empire, il le leur donna d’abord à ravager [262].

Il n’y a point d’État où l’on ait plus besoin de tributs que dans ceux qui s’affaiblissent ; de sorte que l’on est obligé d’augmenter les charges à mesure que l’on est moins en état de les porter. Bientôt, dans les provinces romaines, les tributs devinrent intolérables.

Il faut lire dans Salvien les horribles exactions que l’on faisait sur les peuples [263]. Les citoyens, poursuivis par les traitants, n’avaient d’autre ressour­ce que de se réfugier chez les Barbares ou de donner leur liberté au premier qui la voulait prendre.

Ceci servira à expliquer dans notre histoire française cette patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la révolution qui devait établir cette différence accablante entre une nation noble et une nation roturière. Les Barbares, en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe, c’est-à-dire du champ auquel ils étaient attachés, n’introduisirent guère rien qui n’eût été plus cruellement exercé avant eux [264].

1. Grandeur d’Attila               2. Cause de l’établissement des barbares

3. Raisons pourquoi l’empire d’Occident fut le premier abattu

 Comme, dans le temps que l’Empire s’affaiblissait, la religion chrétienne s’établissait, les chrétiens reprochaient aux païens cette décadence, et ceux-ci en demandaient compte à la Religion chrétienne. Les chrétiens disaient que Dioclétien avait perdu l’Empire en s’associant trois collègues [265], parce que chaque empereur voulait faire d’aussi grandes dépenses et entretenir d’aussi fortes armées que s’il avait été seul ; que, par là, le nombre de ceux qui recevaient n’étant pas proportionné au nombre de ceux qui donnaient, les charges devinrent si grandes que les terres furent abandonnées par les laboureurs et se changèrent en forêts. Les païens, au contraire, ne cessaient de crier contre un culte nouveau, inouï jusqu’alors ; et, comme autrefois, dans Rome florissante, on attribuait les débordements du Tibre et les autres effets de la nature à la colère des dieux, de même, dans Rome mourante, on imputait les malheurs à un nouveau culte et au renversement des anciens autels.

Ce fut le préfet Symmaque qui, dans une lettre écrite aux Empereurs au sujet de l’autel de la Victoire, fit le plus valoir contre la religion chrétienne des raisons populaires et, par conséquent, très capables de séduire.

« Quelle chose peut mieux nous conduire à la connaissance des dieux, disait-il, que l’expérience de nos prospérités passées ? Nous devons être fidèles à tant de siècles et suivre nos pères, qui ont suivi si heureusement les leurs. Pensez que Rome vous parle et vous dit : Grands princes, Pères de la Patrie, respectez mes années pendant lesquelles j’ai toujours observé les cérémonies de mes ancêtres : ce culte a soumis l’univers à mes lois ; c’est par là qu’Annibal a été repoussé de mes murailles, et que les Gaulois l’ont été du Capitole. C’est pour les dieux de la Patrie que nous demandons la paix ; nous la demandons pour les dieux indigètes. Nous n’entrons point dans des disputes qui ne conviennent qu’à des gens oisifs, et nous voulons offrir des prières, et non pas des combats [266]. »

Trois auteurs célèbres répondirent à Symmaque. Orose composa son histoire pour prouver qu’il y avait toujours eu dans le monde d’aussi grands malheurs que ceux dont se plaignaient les païens ; Salvien fit son livre, où il soutint que c’étaient les dérèglements des chrétiens qui avaient attiré les ravages des Barbares [267] ; et saint Augustin fit voir que la cité du ciel était différente de cette cité de la terre [268] où les anciens Romains, pour quelques vertus humaines, avaient reçu des récompenses aussi vaines que ces vertus.

Nous avons dit que, dans les premiers temps, la politique des Romains fut de diviser toutes les puissances qui leur faisaient ombrage. Dans la suite, ils n’y purent réussir. Il fallut souffrir qu’Attila soumît toutes les nations du Nord : il s’étendit depuis le Danube jusqu’au Rhin, détruisit tous les forts et tous les ouvrages qu’on avait faits sur ces fleuves, et rendit les deux empires tributaires.

« Théodose, disait-il insolemment, est fils d’un père très noble, aussi bien que moi. Mais, en me payant le tribut, il est déchu de sa noblesse et est devenu mon esclave. Il n’est pas juste qu’il dresse des embûches à son maître, comme un esclave méchant [269]. »

« Il ne convient pas à l’Empereur, disait-il dans une autre occasion, d’être menteur. Il a promis à un de mes sujets de lui donner en mariage la fille de Saturnilus. S’il ne veut pas tenir sa parole, je lui déclare la guerre ; s’il ne le peut pas, et qu’il soit dans cet État qu’on ose lui désobéir, je marche à son secours. »

Il ne faut pas croire que ce fût par modération qu’Attila laissa subsister les Romains : il suivait les mœurs de sa nation, qui le portaient à soumettre les peuples, et non pas à les conquérir. Ce prince, dans sa maison de bois, où nous le représente Priscus [270], maître de toutes les nations barbares et, en quelque façon [271] de presque toutes celles qui étaient policées, était un des grands monarques dont l’histoire ait jamais parlé.

On voyait à sa cour les ambassadeurs des Romains d’Orient et de ceux d’Occident, qui venaient recevoir ses lois ou implorer sa clémence. Tantôt il demandait qu’on lui rendît les Huns transfuges ou les esclaves romains qui s’étaient évadés ; tantôt il voulait qu’on lui livrât quelque ministre de l’Empereur. Il avait mis sur l’empire d’Orient un tribut de deux mille cent livres d’or ; il recevait les appointements de général des armées romaines ; il envoyait à Constantinople ceux qu’il voulait récompenser, afin qu’on les comblât de biens, faisant un trafic continuel de la frayeur des Romains.

Il était craint de ses sujets, et il ne paraît pas qu’il en fût haï [272]. Prodigieusement fier et, cependant, rusé ; ardent dans sa colère, mais sachant pardonner ou différer la punition suivant qu’il convenait à ses intérêts ; ne faisant jamais la guerre quand la paix pouvait lui donner assez d’avantages ; fidèlement servi des rois mêmes qui étaient sous sa dépendance : il avait gardé pour lui seul l’ancienne simplicité des mœurs des Huns. Du reste, on ne peut guère louer sur la bravoure le chef d’une nation où les enfants entraient en fureur au récit des beaux faits d’armes de leurs pères, et où les pères versaient des larmes parce qu’ils ne pouvaient pas imiter leurs enfants.

Après sa mort, toutes les nations barbares se redivisèrent. Mais les Romains étaient si faibles qu’il n’y avait pas de si petit peuple qui ne pût leur nuire.

Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit l’Empire, ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui fut si générale sous Gallus, il sembla rétabli, parce qu’il n’avait point perdu de terrain. Mais il alla, de degrés en degrés, de la décadence à sa chute, jusqu’à ce qu’il s’affaissât tout à coup sous Arcadius et Honorius.

En vain, on avait rechassé les Barbares dans leur pays : ils y seraient tout de même rentrés pour mettre en sûreté leur butin. En vain, on les extermina : les villes n’étaient pas moins saccagées ; les villages, brûlés ; les familles, tuées ou dispersées [273].

Lorsqu’une province avait été ravagée, les Barbares qui succédaient, n’y trouvant plus rien, devaient passer à une autre. On ne ravagea au commencement que la Thrace, la Mysie, la Pannonie ; quand ces pays furent dévastés, on ruina la Macédoine, la Thessalie, la Grèce ; de là, il fallut aller aux Noriques. L’Empire, c’est-à-dire le pays habité, se rétrécissait toujours, et l’Italie devenait frontière.

La raison pourquoi il ne se fit point sous Gallus et Gallien d’établissement de Barbares, c’est qu’ils trouvaient encore de quoi piller.

Ainsi, lorsque les Normands, images des conquérants de l’Empire, eurent, pendant plusieurs siècles, ravagé la France, ne trouvant plus rien à prendre, ils acceptèrent une province qui était entièrement déserte, et se la partagèrent [274].

La Scythie, dans ces temps-là, étant presque toute inculte [275], les peuples y étaient sujets à des famines fréquentes ; ils subsistaient en partie par un commerce avec les Romains, qui leur portaient des vivres des provinces voisines du Danube [276]. Les Barbares donnaient en retour les choses qu’ils avaient pillées, les prisonniers qu’ils avaient faits, l’or et l’argent qu’ils recevaient pour la paix. Mais, lorsqu’on ne put plus leur payer des tributs assez forts pour les faire subsister, ils furent forcés de s’établir [277].

L’empire d’Occident fut le premier abattu ; en voici les raisons.

Les Barbares, ayant passé le Danube, trouvaient à leur gauche le Bosphore, Constantinople et toutes les forces de l’empire d’Orient qui les arrêtaient. Cela faisait qu’ils se tournaient à main droite, du côté de l’Illyrie, et se poussaient vers l’occident. Il se fit un reflux de nations et un transport de peuples de ce côté-là. Les passages de l’Asie étant mieux gardés, tout refoulait vers l’Europe ; au lieu que, dans la première invasion, sous Gallus, les forces des Barbares se partagèrent.

L’Empire ayant été réellement divisé, les Empereurs d’Orient, qui avaient des alliances avec les Barbares, ne voulurent pas les rompre pour secourir ceux d’Occident. Cette division dans l’administration, dit Priscus [278], fut très préjudiciable aux affaires d’Occident. Ainsi les Romains d’Orient [279] refusèrent-ils à ceux d’Occident une armée navale, à cause de leur alliance avec les Vandales. Les Visigoths, ayant fait alliance avec Arcadius, entrèrent en Occident, et Honorius fut obligé de s’enfuir à Ravenne [280]. Enfin, Zénon, pour se défaire de Théodoric, le persuada d’aller attaquer l’Italie, qu’Alaric avait déjà ravagée.

II y avait une alliance très étroite entre Attila et Genséric, roi des Vandales [281]. Ce dernier craignait les Goths [282] ; il avait marié son fils avec la fille du roi des Goths, et, lui ayant ensuite fait couper le nez, il l’avait renvoyée ; il s’unit donc avec Attila. Les deux empires, comme enchaînés par ces deux princes, n’osaient se secourir. La situation de celui d’Occident fut surtout déplorable : il n’avait point de forces de mer ; elles étaient toutes en Orient [283], en Égypte, Chypre, Phénicie, Ionie, Grèce, seuls pays où il y eut alors quelque commerce. Les Vandales et d’autres peuples attaquaient partout les côtes d’Occident ; il vint une ambassade des Italiens à Constantinople, dit Priscus [284], pour faire savoir qu’il était impossible que les affaires se soutinssent sans une réconciliation avec les Vandales.

Ceux qui gouvernaient en Occident ne manquèrent pas de politique. Ils jugèrent qu’il fallait sauver l’Italie, qui était en quelque façon la tête et en quelque façon le cœur de l’Empire. On fit passer les Barbares aux extrémités, et on les y plaça. Le dessein était bien conçu ; il fut bien exécuté. Ces nations ne demandaient que la subsistance : on leur donnait les plaines ; on se réservait les pays montagneux, les passages des rivières, les défilés, les places sur les grands fleuves : on gardait la souveraineté. Il y a apparence que ces peuples auraient été forcés de devenir Romains, et la facilité avec laquelle ces destructeurs furent eux-mêmes détruits par les Francs, par les Grecs, par les Maures, justifie assez cette pensée. Tout ce système fut renversé par une révolution plus fatale que toutes les autres. L’armée d’Italie, composée d’étrangers, exigea ce qu’on avait accordé à des nations plus étrangères encore : elle forma, sous Odoacre, une aristocratie, qui se donna le tiers des terres de l’Italie, et ce fut le coup mortel porté à cet empire.

Parmi tant de malheurs, on cherche avec une curiosité triste le destin de la ville de Rome. Elle était, pour ainsi dire, sans défense ; elle pouvait être aisément affamée ; l’étendue de ses murailles faisait qu’il était très difficile de les garder ; comme elle était située dans une plaine, on pouvait aisément la forcer : il n’y avait point de ressource dans le peuple, qui en était extrêmement diminué. Les Empereurs furent obligés de se retirer à Ravenne, ville autrefois défendue par la mer, comme Venise l’est aujourd’hui.

Le peuple romain, presque toujours abandonné de ses souverains, commença à le devenir et à faire des traités pour sa conservation[285] : ce qui est le moyen le plus légitime d’acquérir la souveraine puissance. C’est ainsi que l’Armorique et la Bretagne commencèrent à vivre sous leurs propres lois[286].

Telle fut la fin de l’empire d’Occident. Rome s’était agrandie parce qu’elle n’avait eu que des guerres successives : chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne l’attaquant que quand l’autre avait été ruinée. Rome fut détruite parce que toutes les nations l’attaquèrent à la fois et pénétrèrent partout.

1. Des conquêtes de Justinien
2. De son gouvernement

 Comme tous ces peuples entraient pêle-mêle dans l’Empire, ils s’incommodaient réciproquement, et toute la politique de ces temps-là fut de les armer les uns contre les autres ; ce qui était aisé, à cause de leur férocité et de leur avarice. Ils s’entre-détruisirent pour la plupart avant d’avoir pu s’établir, et cela fit que l’empire d’Orient subsista encore du temps.

D’ailleurs, le Nord s’épuisa lui-même, et l’on n’en vit plus sortir ces armées innombrables qui parurent d’abord : car, après les premières invasions des Goths et des Huns, surtout depuis la mort d’Attila, ceux-ci et les peuples qui les suivirent attaquèrent avec moins de forces.

Lorsque ces nations, qui s’étaient assemblées en corps d’armée, se furent dispersées en peuples, elles s’affaiblirent beaucoup : répandues dans les divers lieux de leurs conquêtes, elles furent elles-mêmes exposées aux invasions.

Ce fut dans ces circonstances que Justinien entreprit de reconquérir l’Afrique et l’Italie et fit ce que nos Français exécutèrent aussi heureusement contre les Visigoths, les Bourguignons, les Lombards et les Sarrasins.

Lorsque la Religion chrétienne fut apportée aux Barbares, la secte arienne était en quelque façon dominante dans l’Empire. Valens leur envoya des prêtres ariens, qui furent leurs premiers apôtres. Or, dans l’intervalle qu’il y eut entre leur conversion et leur établissement, cette secte fut en quelque façon détruite chez les Romains. Les Barbares ariens, ayant trouvé tout le pays orthodoxe, n’en purent jamais gagner l’affection, et il fut facile aux Empereurs de les troubler.

D’ailleurs, ces Barbares, dont l’art et le génie n’étaient guère d’attaquer les villes et encore moins de les défendre, en laissèrent tomber les murailles en ruine. Procope nous apprend que Bélisaire trouva celles d’Italie en cet état. Celles d’Afrique avaient été démantelées par Genséric [287], comme celles d’Espagne le furent dans la suite par Vitisa [288], dans l’idée de s’assurer de ses habitants.

La plupart de ces peuples du Nord, établis dans les pays du Midi, en prirent d’abord la mollesse et devinrent incapables des fatigues de la guerre [289]. Les Vandales languissaient dans la volupté : une table délicate, des habits efféminés, des bains, la musique, la danse, les jardins, les théâtres, leur étaient devenus nécessaires.

Ils ne donnaient plus d’inquiétude aux Romains [290], dit Malchus [291], depuis qu’ils avaient cessé d’entretenir les armées que Genséric tenait toujours prêtes, avec lesquelles il prévenait ses ennemis et étonnait tout le monde par la facilité de ses entreprises.

La cavalerie des Romains était très exercée à tirer de l’arc ; mais celle des Goths et des Vandales ne se servait que de l’épée et de la lance, et ne pouvait combattre de loin [292]. C’est à cette différence que Bélisaire attribuait une partie de ses succès.

Les Romains, surtout sous Justinien, tirèrent de grands services des Huns, peuples dont étaient sortis les Parthes, et qui combattaient comme eux. Depuis qu’ils eurent perdu leur puissance par la défaite d’Attila et les divisions que le grand nombre de ses enfants fit naître, ils servirent les Romains en qualité d’auxiliaires, et ils formèrent leur meilleure cavalerie.

Toutes ces nations barbares se distinguaient chacune par leur manière particulière de combattre et de s’armer [293]. Les Goths et les Vandales étaient redoutables l’épée à la main ; les Huns étaient des archers admirables ; les Suèves, de bons hommes d’infanterie ; les Alains étaient pesamment armés ; et les Hérules étaient une troupe légère. Les Romains prenaient dans toutes ces nations les divers corps de troupes qui convenaient à leurs desseins, et combattaient contre une seule avec les avantages de toutes les autres.

Il est singulier que les nations les plus faibles aient été celles qui firent de plus grands établissements. On se tromperait beaucoup si l’on jugeait de leurs forces par leurs conquêtes. Dans cette longue suite d’incursions, les peuples barbares ou plutôt les essaims sortis d’eux détruisaient ou étaient détruits ; tout dépendait des circonstances, et, pendant qu’une grande nation était combattue ou arrêtée, une troupe d’aventuriers qui trouvaient un pays ouvert y faisaient des ravages effroyables. Les Goths, que le désavantage de leurs armes fit fuir devant tant de nations, s’établirent en Italie, en Gaule et en Espagne. Les Vandales, quittant l’Espagne par faiblesse, passèrent en Afrique, où ils fondèrent un grand empire.

Justinien ne put équiper contre les Vandales que cinquante vaisseaux ; et, quand Bélisaire débarqua, il n’avait que cinq mille soldats [294]. C’était une entreprise bien hardie, et Léon, qui avait autrefois envoyé contre eux une flotte composée de tous les vaisseaux de l’Orient, sur laquelle il avait cent mille hommes, n’avait pas conquis l’Afrique et avait pensé perdre l’Empire.

Ces grandes flottes, non plus que les grandes armées de terre, n’ont guère jamais réussi. Comme elles épuisent un État si l’expédition est longue, ou que quelque malheur leur arrive, elles ne peuvent être secourues ni réparées ; si une partie se perd, ce qui reste n’est rien, parce que les vaisseaux de guerre, ceux de transport, la cavalerie, l’infanterie, les munitions, enfin, les diverses parties dépendent du tout ensemble. La lenteur de l’entreprise fait qu’on trouve toujours des ennemis préparés. Outre qu’il est rare que l’expédition se fasse jamais dans une saison commode, on tombe dans le temps des orages, tant de choses n’étant presque jamais prêtes que quelques mois plus tard qu’on ne se l’était promis.

Bélisaire envahit l’Afrique, et ce qui lui servit beaucoup, c’est qu’il tira de Sicile une grande quantité de provisions, en conséquence d’un traité fait avec Amalasonte, reine des Goths. Lorsqu’il fut envoyé pour attaquer l’Italie, voyant que les Goths tiraient leur subsistance de la Sicile, il commença par la conquérir ; il affama ses ennemis et se trouva dans l’abondance de toutes choses.

Bélisaire prit Carthage, Rome et Ravenne, et envoya les rois des Goths et des Vandales captifs à Constantinople, où l’on vit après tant de temps les anciens triomphes renouvelés [295].

On peut trouver dans les qualités de ce grand homme [296] les principales causes de ses succès. Avec un général qui avait toutes les maximes des premiers Romains, il se forma une armée telle que les anciennes armées romaines. 

Les grandes vertus se cachent ou se perdent ordinairement dans la servitude ; mais le gouvernement tyrannique de Justinien ne put opprimer la grandeur de cette âme, ni la supériorité de ce génie.

L’eunuque Narsès fut encore donné à ce règne pour le rendre illustre. Élevé dans le Palais, il avait plus la confiance de l’Empereur : car les princes regardent toujours leurs courtisans comme leurs plus fidèles sujets.

Mais la mauvaise conduite de Justinien, ses profusions, ses vexations, ses rapines, sa fureur de bâtir, de changer, de réformer, son inconstance dans ses desseins, un règne dur et faible, devenu plus incommode par une longue vieillesse, furent des malheurs réels, mêlés à des succès inutiles et une gloire vaine.

Ces conquêtes, qui avaient pour cause, non la force de l’Empire, mais de certaines circonstances particulières, perdirent tout : pendant qu’on y occupait les armées, de nouveaux peuples passèrent le Danube, désolèrent l’Illyrie, la Macédoine et la Grèce, et les Perses, dans quatre invasions, firent à l’Orient des plaies incurables [297].

Plus ces conquêtes furent rapides, moins elles eurent un établissement solide : l’Italie et l’Afrique furent à peine conquises qu’il fallut les reconquérir.

Justinien avait pris sur le théâtre une femme qui s’y était longtemps prostituée [298]. Elle le gouverna avec un empire qui n’a point d’exemple dans les histoires, et, mettant sans cesse dans les affaires les passions et les fantaisies de son sexe, elle corrompit les victoires et les succès les plus heureux.

En Orient, on a de tout temps multiplié l’usage des femmes, pour leur ôter l’ascendant prodigieux qu’elles ont sur nous dans ces climats. Mais, à Constantinople, la loi d’une seule femme donna à ce sexe l’empire ; ce qui mit quelquefois de la faiblesse dans le gouvernement.

Le peuple de Constantinople était de tout temps divisé en deux factions : celle des bleus et celle des verts. Elles tiraient leur origine de l’affection que l’on prend dans les théâtres pour de certains acteurs plutôt que pour d’autres : dans les jeux du cirque, les chariots dont les cochers étaient habillés de vert disputaient le prix à ceux qui étaient habillés de bleu, et chacun y prenait intérêt jusqu’à la fureur.

Ces deux factions, répandues dans toutes les villes de l’Empire, étaient plus ou moins furieuses à proportion de la grandeur des villes, c’est-à-dire de l’oisiveté d’une grande partie du peuple.

Mais les divisions, toujours nécessaires dans un gouvernement républicain pour le maintenir, ne pouvaient être que fatales à celui des Empereurs, parce qu’elles ne produisaient que le changement du Souverain, et non le rétablissement des lois et la cessation des abus.

Justinien, qui favorisa les bleus et refusa toute justice aux verts [299], aigrit les deux factions et, par conséquent, les fortifia.

Elles allèrent jusqu’à anéantir l’autorité des magistrats : les bleus ne craignaient point les lois, parce que l’Empereur les protégeait contre elles ; les verts cessèrent de les respecter, parce qu’elles ne pouvaient plus les défendre [300].

Tous les liens d’amitié, de parenté, de devoir, de reconnaissance, furent ôtés : les familles s’entre-détruisirent ; tout scélérat qui voulut faire un crime fut de la faction des bleus ; tout homme qui fut volé ou assassiné fut de celle des verts.

Un gouvernement si peu sensé était encore plus cruel : l’Empereur, non content de faire à ses sujets une injustice générale en les accablant d’impôts excessifs, les désolait par toutes sortes de tyrannies dans leurs affaires particulières.

Je ne serais point naturellement porté à croire tout ce que Procope nous dit là-dessus dans son Histoire secrète, parce que les éloges magnifiques qu’il a faits de ce prince dans ses autres ouvrages affaiblissent son témoignage dans celui-ci, où il nous le dépeint comme le plus stupide et le plus cruel des tyrans.

Mais j’avoue que deux choses font que je suis pour l’Histoire secrète : la première, c’est qu’elle est mieux liée avec l’étonnante faiblesse où se trouva cet empire à la fin de ce règne et dans les suivants

L’autre est un monument qui existe encore parmi nous : ce sont les lois de cet empereur, où l’on voit, dans le cours de quelques années, la jurisprudence varier davantage qu’elle n’a fait dans les trois cents dernières années de notre monarchie.

Ces variations sont la plupart sur des choses de si petite importance [301] qu’on ne voit aucune raison qui eût dû porter un législateur à les faire, à moins qu’on n’explique ceci par l’Histoire secrète, et qu’on ne dise que ce prince vendait également ses jugements et ses lois.

Mais ce qui fit le plus de tort à l’état politique du gouvernement fut le projet qu’il conçut de réduire tous les hommes à une même opinion sur les matières de religion, dans des circonstances qui rendaient son zèle entièrement indiscret.

Comme les anciens Romains fortifièrent leur empire en y laissant toute sorte de culte, dans la suite on le réduisit à rien en coupant, l’une après l’autre, les sectes qui ne dominaient pas.

Ces sectes étaient des nations entières. Les unes, après qu’elles avaient été conquises par les Romains, avaient conservé leur ancienne religion, comme les Samaritains et les Juifs. Les autres s’étaient répandues dans un pays, comme les sectateurs de Montan dans la Phrygie ; les Manichéens, les Sabatiens, les Ariens, dans d’autres provinces. Outre qu’une grande partie des gens de la campagne étaient encore idolâtres et entêtés d’une religion grossière comme eux-mêmes.

Justinien, qui détruisit ces sectes par l’épée ou par ses lois, et qui, les obligeant à se révolter, s’obligea à les exterminer, rendit incultes plusieurs provinces : il crut avoir augmenté le nombre des fidèles ; il n’avait fait que diminuer celui des hommes.

Procope nous apprend que, par la destruction des Samaritains, la Palestine devint déserte, et ce qui rend ce fait singulier, c’est qu’on affaiblit l’Empire, par zèle pour la Religion, du côté par où, quelques règnes après, les Arabes pénétrèrent pour la détruire.

Ce qu’il y avait de désespérant, c’est que, pendant que l’Empereur portait si loin l’intolérance, il ne convenait pas lui-même avec l’Impératrice sur les points les plus essentiels : il suivait le concile de Chalcédoine, et l’Impératrice favorisait ceux qui y étaient opposés, soit qu’ils fussent de bonne foi, dit Évagre, soit qu’ils le fissent à dessein [302].

Lorsqu’on lit Procope sur les édifices de Justinien, et qu’on voit les places et les forts que ce prince fit élever partout, il vient toujours dans l’esprit une idée, mais bien fausse, d’un État florissant.

D’abord, les Romains n’avaient point de places : ils mettaient toute leur confiance dans leurs armées, qu’ils plaçaient le long des fleuves, où ils élevaient des tours de distance en distance, pour loger les soldats.

Mais, lorsqu’on n’eut plus que de mauvaises armées, que souvent même on n’en eut point du tout, la frontière ne défendant plus l’intérieur, il fallut le fortifier, et alors on eut plus de places et moins de forces, plus de retraites et moins de sûreté [303]. La campagne, n’étant plus habitable qu’autour des places fortes, on en bâtit de toutes parts. Il en était comme de la France du temps des Normands [304], qui n’a jamais été si faible que lorsque tous ses villages étaient entourés de murs.

Ainsi toutes ces listes de noms des forts que Justinien fit bâtir, dont Procope couvre des pages entières, ne sont que des monuments de la faiblesse de l’Empire. 

Désordres de l’empire d’Orient

Dans ce temps-là, les Perses étaient dans une situation plus heureuse que les Romains. Ils craignaient peu les peuples du Nord [305], parce qu’une partie du Mont Taurus, entre la Mer Caspienne et le Pont-Euxin, les en séparait, et qu’ils gardaient un passage fort étroit, fermé par une porte [306], qui était le seul endroit par où la cavalerie pouvait passer. Partout ailleurs, ces Barbares étaient obligés de descendre par des précipices et de quitter leurs chevaux, qui faisaient toute leur force ; mais ils étaient encore arrêtés par l’Araxe, rivière profonde, qui coule de l’ouest à l’est, et dont on défendait aisément les passages [307].

De plus, les Perses étaient tranquilles du côté de l’orient ; au midi, ils étaient bornés par la mer. Il leur était facile d’entretenir la division parmi les princes arabes, qui ne songeaient qu’à se piller les uns les autres. Ils n’avaient donc proprement d’ennemis que les Romains. « Nous savons, disait un ambassadeur de Hormisdas [308], que les Romains sont occupés à plusieurs guerres et ont à combattre contre presque toutes les nations. Ils savent, au contraire, que nous n’avons de guerre que contre eux. »

Autant que les Romains avaient négligé l’art militaire, autant les Perses l’avaient-ils cultivé. « Les Perses, disait Bélisaire à ses soldats, ne vous surpassent point en courage ; ils n’ont sur vous que l’avantage de la discipline. »

Ils prirent, dans les négociations, la même supériorité que dans la guerre. Sous prétexte qu’ils tenaient une garnison aux portes Caspiennes, ils demandaient un tribut aux Romains ; comme si chaque peuple n’avait pas ses frontières à garder. Ils se faisaient payer pour la paix, pour les trêves, pour les suspensions d’armes, pour le temps qu’on employait à négocier, pour celui qu’on avait passé à faire la guerre.

Les Avares ayant traversé le Danube, les Romains, qui, la plupart du temps, n’avaient point de troupes à leur opposer, occupés contre les Perses lorsqu’il aurait fallu combattre les Avares, et contre les Avares quand il aurait fallu arrêter les Perses, furent encore forcés de se soumettre à un tribut, et la majesté de l’Empire fut flétrie chez toutes les nations.

Justin, Tibère et Maurice travaillèrent avec soin à défendre l’Empire. Ce dernier avait des vertus ; mais elles étaient ternies par une avarice presque inconcevable dans un grand prince.

Le roi des Avares offrit à Maurice de lui rendre les prisonniers qu’il avait faits moyennant une demi-pièce d’argent par tête. Sur son refus, il les fit égorger. L’armée romaine, indignée, se révolta, et, les verts s’étant soulevés en même temps, un centenier nommé Phocas fut élevé à l’empire et fit tuer Maurice et ses enfants.

L’histoire de l’Empire grec — c’est ainsi que nous nommerons dorénavant l’Empire romain — n’est plus qu’un tissu de révoltes, de séditions et de perfidies. Les sujets n’avaient pas seulement l’idée de la fidélité que l’on doit aux princes, et la succession des Empereurs fut si interrompue que le titre de Porphyrogénète [309], c’est-à-dire né dans l’appartement où accouchaient les Impératrices, fut un titre distinctif, que peu de princes des diverses familles impériales purent porter.

Toutes les voies furent bonnes pour parvenir à l’empire : on y alla par les soldats, par le clergé, par le sénat, par les paysans, par le peuple de Constantinople, par celui des autres villes.

La religion chrétienne étant devenue dominante dans l’Empire, il s’éleva successivement plusieurs hérésies qu’il fallut condamner. Arius ayant nié la divinité du Verbe ; les Macédoniens, celle du Saint-Esprit ; Nestorius, l’unité de la personne de Jésus-Christ ; Eutychès, ses deux natures ; les Monothélites, ses deux volontés : il fallut assembler des conciles contre eux. Mais les décisions n’en ayant pas été d’abord universellement reçues, plusieurs empereurs, séduits, revinrent aux erreurs condamnées. Et, comme il n’y a jamais eu de nation qui ait porté une haine si violente aux hérétiques que les Grecs, qui se croyaient souillés lorsqu’ils parlaient à un hérétique ou habitaient avec lui, il arriva que plusieurs empereurs perdirent l’affection de leurs sujets, et les peuples s’accoutumèrent à penser que des princes si souvent rebelles à Dieu n’avaient pu être choisis par la Providence pour les gouverner.

Une certaine opinion prise de cette idée qu’il ne fallait pas répandre le sang des chrétiens, laquelle s’établit de plus en plus lorsque les Mahométans eurent paru, fit que les crimes qui n’intéressaient pas directement la Religion furent faiblement punis : on se contenta de crever les yeux, ou de couper le nez ou les cheveux, ou de mutiler de quelque manière ceux qui avaient excité quelque révolte ou attenté à la personne du prince [310]. Des actions pareilles purent se commettre sans danger et même sans courage.

 Un certain respect pour les ornements impériaux fit que l’on jeta d’abord les yeux sur ceux qui osèrent s’en revêtir. C’était un crime de porter ou d’avoir chez soi des étoffes de pourpre. Mais, dès qu’un homme s’en vêtissait, il était d’abord suivi, parce que le respect était plus attaché à l’habit qu’à la personne.

L’ambition était encore irritée par l’étrange manie de ces temps-là, n’y ayant guère d’homme considérable qui n’eût par-devers lui quelque prédiction qui lui promettait l’empire.

Comme les maladies de l’esprit ne se guérissent guère [311], l’astrologie judiciaire et l’art de prédire par des objets vus dans l’eau d’un bassin avaient succédé, chez les chrétiens, aux divinations par les entrailles des victimes ou le vol des oiseaux, abolies avec le paganisme. Des promesses vaines furent le motif de la plupart des entreprises téméraires des particuliers, comme elles devinrent la sagesse du conseil des princes.

Les malheurs de l’Empire croissant tous les jours, on fut naturellement porté à attribuer les mauvais succès dans la guerre et les traités honteux dans la paix à la mauvaise conduite de ceux qui gouvernaient.

Les révolutions mêmes firent les révolutions, et l’effet devint lui-même la cause. Comme les Grecs avaient vu passer successivement tant de diverses familles sur le trône, ils n’étaient attachés à aucune, et, la Fortune ayant pris des empereurs dans toutes les conditions, il n’y avait pas de naissance assez basse, ni de mérite si mince qui pût ôter l’espérance.

Plusieurs exemples reçus dans la Nation en formèrent l’esprit général et firent les mœurs, qui règnent aussi impérieusement que les lois.

Il semble que les grandes entreprises soient parmi nous plus difficiles à mener que chez les Anciens. On ne peut guère les cacher, parce que la communication est telle aujourd’hui entre les nations que chaque prince a des ministres dans toutes les cours et peut avoir des traîtres dans tous les cabinets.

L’invention des postes fait que les nouvelles volent et arrivent de toutes parts.

Comme les grandes entreprises ne peuvent se faire sans argent, et que, depuis l’invention des lettres de change, les négociants en sont les maîtres, leurs affaires sont très souvent liées avec les secrets de l’État et ils ne négligent rien pour les pénétrer.

Des variations dans le change sans une cause connue font que bien des gens la cherchent et la trouvent à la fin.

L’invention de l’imprimerie, qui a mis les livres dans les mains de tout le monde, celle de la gravure, qui a rendu les cartes géographiques si communes, enfin, l’établissement des papiers politiques, font assez connaître à chacun les intérêts généraux pour pouvoir plus aisément être éclairci sur les faits secrets.

Les conspirations dans l’État sont devenues difficiles, parce que, depuis l’invention des postes, tous les secrets particuliers sont dans le pouvoir du Public.

Les princes peuvent agir avec promptitude, parce qu’ils ont les forces de l’État dans leurs mains ; les conspirateurs sont obligés d’agir lentement, parce que tout leur manque. Mais, à présent que tout s’éclaircit avec plus de facilité et de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent de temps à s’arranger, ils sont découverts.

Faiblesse de l’empire d’Orient

 Phocas, dans la confusion des choses, étant mal affermi, Héraclius vint d’Afrique et le fit mourir ; il trouva les provinces envahies et les légions détruites.

À peine avait-il donné quelque remède à ces maux que les Arabes sortirent de leur pays pour étendre la religion et l’empire que Mahomet avait fondé d’une même main.

Jamais on ne vit des progrès si rapides : ils conquirent d’abord la Syrie, la Palestine, l’Égypte, l’Afrique, et envahirent la Perse. 

Dieu permit que sa religion cessât en tant de lieux d’être dominante, non pas qu’il l’eût abandonnée, mais parce que, qu’elle soit dans la gloire ou dans l’humiliation extérieure, elle est toujours également propre à produire son effet naturel, qui est de sanctifier.

La prospérité de la religion est différente de celle des empires. Un auteur célèbre disait qu’il était bien aise d’être malade, parce que la maladie est le vrai état du chrétien. On pourrait dire de même que les humiliations de l’Église, sa dispersion, la destruction de ses temples, les souffrances de ses martyrs, sont le temps de sa gloire, et que, lorsqu’aux yeux du monde elle parait triompher, c’est le temps ordinaire de son abaissement.

Pour expliquer cet événement fameux de la conquête de tant de pays par les Arabes, il ne faut pas avoir recours au seul enthousiasme. Les Sarrasins étaient depuis longtemps distingués parmi les auxiliaires des Romains et des Perses ; les Osroëniens et eux étaient les meilleurs hommes de trait qu’il y eût au monde ; Alexandre-Sévère et Maximin en avaient engagé à leur service autant qu’ils avaient pu, et s’en étaient servis avec un grand succès contre les Germains, qui désolaient de loin ; sous Valens, les Goths ne pouvaient leur résister[312] ; enfin, ils étaient dans ces temps-là la meilleure cavalerie du monde.

Nous avons dit que chez les Romains les légions d’Europe valaient mieux que celles d’Asie. C’était tout le contraire pour la cavalerie : je parle de celle des Parthes, des Osroëniens et des Sarrasins ; et c’est ce qui arrêta les conquêtes des Romains, parce que, depuis Antiochus, un nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure du monde, s’empara de la Haute-Asie.

Cette cavalerie était pesante [313], et celle d’Europe était légère ; c’est aujourd’hui tout le contraire. La Hollande et la Frise n’étaient point pour ainsi dire encore faite [314], et l’Allemagne était pleine de bois, de lacs et de marais, où la cavalerie servait peu.

Depuis qu’on a donné un cours aux grands fleuves, ces marais se sont dissipés, et l’Allemagne a changé de face. Les ouvrages de Valentinien sur le Necker et ceux des Romains sur le Rhin [315] ont fait bien des changements [316] ; et, le commerce s’étant établi, des pays qui ne produisaient point de chevaux en ont donné, et on en a fait usage [317].

Constantin, fils d’Héraclius, ayant été empoisonné, et son fils Constant, tué en Sicile, Constantin le Barbu, son fils aîné, lui succéda [318]. Les grands des provinces d’Orient s’étant assemblés, ils voulurent couronner ses deux autres frères, soutenant que, comme il faut croire en la Trinité, aussi était-il raisonnable d’avoir trois empereurs.

L’histoire grecque est pleine de traits pareils, et, le petit esprit étant parvenu à faire le caractère de la Nation, il n’y eut plus de sagesse dans les entreprises, et l’on vit des troubles sans cause et des révolutions sans motifs.

Une bigoterie universelle abattit les courages et engourdit tout l’Empire. Constantipople est, à proprement parler, le seul pays d’Orient où la Religion chrétienne ait été dominante. Or cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse des nations d’Asie, se mêlèrent dans la dévotion même. Entre mille exemples, je ne veux que Philippicus, général de Maurice, qui, étant prêt de donner une bataille, se mit à pleurer, dans la considération du grand nombre de gens qui allaient être tués [319].

Ce sont bien d’autres larmes, celles de ces Arabes qui pleurèrent de douleur de ce que leur général avait fait une trêve qui les empêchait de répandre le sang des chrétiens [320].

C’est que la différence est totale entre une armée fanatique et une armée bigote. On le vit, dans nos temps modernes, dans une révolution fameuse, lorsque l’armée de Cromwell était comme celle des Arabes, et les armées d’Irlande et d’Écosse, comme celle des Grecs.

Une superstition grossière, qui abaisse l’esprit autant que la religion l’élève, plaça toute la vertu et toute la confiance des hommes dans une ignorante stupidité pour les images, et l’on vit des généraux lever un siège [321] et perdre une ville [322] pour avoir une relique.

La religion chrétienne dégénéra, sous l’empire grec, au point où elle était de nos jours chez les Moscovites, avant que le czar Pierre Ier eût fait renaître cette nation et introduit plus de changements dans un État qu’il gouvernait, que les conquérants n’en font dans ceux qu’ils usurpent.

On peut aisément croire que les Grecs tombèrent dans une espèce d’idolâtrie. On ne soupçonnera pas les Italiens ni les Allemands de ce temps-là d’avoir été peu attachés au culte extérieur. Cependant, lorsque les historiens grecs parlent du mépris des premiers pour les reliques et les images, on dirait que ce sont nos controversistes qui s’échauffent contre Calvin. Quand les Allemands passèrent pour aller dans la Terre-Sainte, Nicétas dit que les Arméniens les reçurent comme amis, parce qu’ils n’adoraient pas les images. Or, si, dans la manière de penser des Grecs, les Italiens et les Allemands ne rendaient pas assez de culte aux images, quelle devait être l’énormité du leur !

Il pensa bien y avoir en Orient à peu près la même révolution qui arriva, il y a environ deux siècles, en Occident, lorsqu’au renouvellement des lettres, comme on commença à sentir les abus et les dérèglements où l’on était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal, des gens hardis et trop peu dociles déchirèrent l’Église, au lieu de la réformer.

Léon l’Isaurien, Constantin Copronyme, Léon, son fils, firent la guerre aux images, et, après que le culte en eut été rétabli par l’impératrice Irène, Léon l’Arménien, Michel le Bègue et Théophile les abolirent encore. Ces princes crurent n’en pouvoir modérer le culte qu’en le détruisant ; ils firent la guerre aux moines, qui incommodaient l’État [323] ; et, prenant toujours les voies extrêmes, ils voulurent les exterminer par le glaive, au lieu de chercher à les régler.

Les moines [324], accusés d’idolâtrie par les partisans des nouvelles opinions, leur donnèrent le change en les accusant à leur tour de magie [325], et, montrant au peuple les églises dénuées d’images et de tout ce qui avait fait jusque-là l’objet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point imaginer qu’elles pussent servir à d’autre usage qu’à sacrifier aux Démons.

Ce qui rendait la querelle sur les images si vive et fit que, dans la suite, des gens sensés ne pouvaient pas proposer un culte modéré, c’est qu’elle était liée à des choses bien tendres : il était question de la puissance, et, les moines l’ayant usurpée, ils ne pouvaient l’augmenter ou la soutenir qu’en ajoutant sans cesse au culte extérieur, dont ils faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres contre les images furent toujours des guerres contre eux, et que, quand ils eurent gagné ce point, leur pouvoir n’eut plus de bornes.

Il arriva pour lors ce que l’on vit quelques siècles après dans la querelle qu’eurent Barlaam et Acyndine contre les moines, et qui tourmenta cet empire jusqu’à sa destruction. On disputait si la lumière qui apparut autour de Jésus-Christ sur le Thabor était créée ou incréée. Dans le fond, les moines ne se souciaient pas plus qu’elle fût l’un que l’autre ; mais, comme Barlaam les attaquait directement eux-mêmes, il fallait nécessairement que cette lumière fût incréée.

La guerre que les empereurs iconoclastes déclarèrent aux moines fit que l’on reprit un peu les principes du gouvernement, que l’on employa en faveur du Public les revenus publics, et qu’enfin on ôta au corps de l’État ses entraves.

Quand je pense à l’ignorance profonde dans laquelle le clergé grec plongea les laïques, je ne puis m’empêcher de le comparer à ces Scythes dont parle Hérodote [326], qui crevaient les yeux à leurs esclaves afin que rien ne pût les distraire et les empêcher de battre leur lait.

L’impératrice Théodora rétablit les images, et les moines recommencèrent à abuser de la piété publique. Ils parvinrent jusqu’à opprimer le clergé séculier même : ils occupèrent tous les grands sièges [327], et exclurent peu à peu tous les ecclésiastiques de l’épiscopat. C’est ce qui rendit ce clergé intolérable, et, si l’on en fait le parallèle avec le clergé latin, si l’on compare la conduite des Papes avec celle des patriarches de Constantinople, on verra des gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.

Voici une étrange contradiction de l’esprit humain. Les ministres de la religion chez les premiers Romains, n’étant pas exclus des charges et de la société civile, s’embarrassèrent peu de ses affaires. Lorsque la religion chrétienne fut établie, les ecclésiastiques, qui étaient plus séparés des affaires du monde, s’en mêlèrent avec modération. Mais, lorsque, dans la décadence de l’Empire, les moines furent le seul clergé, ces gens, destinés par une profession plus particulière à fuir et à craindre les affaires, embrassèrent toutes les occasions qui purent leur y donner part : ils ne cessèrent de faire du bruit partout et d’agiter ce monde qu’ils avaient quitté.

Aucune affaire d’État, aucune paix, aucune guerre, aucune trêve, aucune négociation, aucun mariage ne se traita que par le ministère des moines : les conseils du prince en furent remplis, et les assemblées de la Nation, presque toutes composées.

On ne saurait croire quel mal il en résulta : ils affaiblirent l’esprit des princes et leur firent faire imprudemment même les choses bonnes. Pendant que Basile occupait les soldats de son armée de mer à bâtir une église à saint Michel, il laissa piller la Sicile par les Sarrasins et prendre Syracuse, et Léon, son successeur, qui employa sa flotte au même usage, leur laissa occuper Tauroménie et l’île de Lemnos [328].

Andronic Paléologue abandonna la marine parce qu’on l’assura que Dieu était si content de son zèle pour la paix de l’Église que ses ennemis n’oseraient l’attaquer. Le même craignait que Dieu ne lui demandât compte du temps qu’il employait à gouverner son État, et qu’il dérobait aux affaires spirituelles [329].

Les Grecs, grands parleurs, grands disputeurs, naturellement sophistes, ne cessèrent d’embrouiller la religion par des controverses. Comme les moines avaient un grand crédit à la Cour, toujours d’autant plus faible qu’elle était plus corrompue, il arrivait que les moines et la Cour se gâtaient réciproquement, et que le mal était dans tous les deux. D’où il suivait que toute l’attention des Empereurs était occupée quelquefois à calmer, souvent à irriter des disputes théologiques, qu’on a toujours remarqué devenir frivoles à mesure qu’elles sont plus vives.

Michel Paléologue, dont le règne fut tant agité par des disputes sur la religion, voyant les affreux ravages des Turcs dans l’Asie, disait, en soupirant, que le zèle téméraire de certaines personnes, qui, en décriant sa conduite, avaient soulevé ses sujets contre lui, l’avait obligé d’appliquer tous ses soins à sa propre conservation et de négliger la ruine des provinces. « Je me suis contenté, disait-il, de pourvoir à ces parties éloignées par le ministère des gouverneurs, qui m’en ont dissimulé les besoins, soit qu’ils fussent gagnés par argent, soit qu’ils appréhendassent d’être punis [330]. »

Les patriarches de Constantinople avaient un pouvoir immense : comme, dans les tumultes populaires, les Empereurs et les grands de l’État se retiraient dans les églises, que le Patriarche était maître de les livrer ou non et exerçait ce droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours, quoique indirectement, arbitre de toutes les affaires publiques.

Lorsque le vieux Andronic [331] fit dire au patriarche qu’il se mêlât des affaires de l’Église et le laissât gouverner celles de l’Empire : « C’est, lui répondit le Patriarche, comme si le corps disait à l’âme : Je ne prétends avoir rien de commun avec vous, et je n’ai que faire de votre secours pour exercer mes fonctions. »

De si monstrueuses prétentions étant insupportables aux princes, les patriarches furent très souvent chassés de leur siège. Mais, chez une nation superstitieuse, où l’on croyait abominables toutes les fonctions ecclésiastiques qu’avait pu faire un patriarche qu’on croyait intrus, cela produisit des schismes continuels : chaque patriarche, l’ancien, le nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leurs sectateurs.

Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles qu’on pouvait avoir sur le dogme, parce qu’elles étaient comme une hydre qu’une nouvelle disposition pouvait toujours reproduire.

La fureur des disputes devint un état si naturel aux Grecs que, lorsque Cantacuzène prit Constantinople, il trouva l’empereur Jean et l’impératrice Anne occupés à un concile contre quelques ennemis des moines [332] ; et, quand Mahomet II l’assiégea, il ne put suspendre les haines théologiques [333] ; et on y était plus occupé du concile de Florence que de l’armée des Turcs [334].

Dans les disputes ordinaires, comme chacun sent qu’il peut se tromper, l’opiniâtreté et l’obstination ne sont pas extrêmes. Mais, dans celles que nous avons sur la religion, comme, par la nature de la chose, chacun croit être sûr que son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu de changer eux-mêmes, s’obstinent à nous faire changer.

Ceux qui liront l’histoire de Pachymère connaîtront bien l’impuissance où étaient et où seront toujours les théologiens par eux-mêmes d’accommoder jamais leurs différends. On y voit un empereur [335] qui passe sa vie à les assembler, à les écouter, à les rapprocher ; on voit, de l’autre, une hydre de disputes qui renaissent sans cesse, et l’on sent qu’avec la même méthode, la même patience, les mêmes espérances, la même envie de finir, la même simplicité pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines, ils ne se seraient jamais accommodés jusqu’à la fin du monde.

En voici un exemple bien remarquable. À la sollicitation de l’Empereur, les partisans du patriarche Arsène firent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche Joseph, qui portait que les deux partis écriraient leurs prétentions, chacun sur un papier, qu’on jetterait les deux papiers dans un brasier, que, si l’un des deux demeurait entier, le jugement de Dieu serait suivi, et que, si tous les deux étaient consumés, ils renonceraient à leurs différends. Le feu dévora les deux papiers ; les deux partis se réunirent ; la paix dura un jour. Mais, le lendemain, ils dirent que leur changement aurait dû dépendre d’une persuasion intérieure, et non pas du hasard, et la guerre recommença plus vive que jamais [336].

On doit donner une grande attention aux disputes des théologiens ; mais il faut la cacher autant qu’il est possible : la peine qu’on paraît prendre à les calmer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante qu’elle décide du repos de l’État et de la sûreté du prince.

On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leurs subtilités qu’on ne pourrait abolir les duels en établissant des écoles où l’on raffinerait sur le point d’honneur.

Les empereurs grecs eurent si peu de prudence que, quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de les réveiller. Anastase [337], Justinien [338], Héraclius [339], Manuel Comnène [340], proposèrent des points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui aurait méconnu la vérité dans leur bouche quand même ils l’auraient trouvée. Ainsi, péchant toujours dans la forme et ordinairement dans le fond, voulant faire voir leur pénétration, qu’ils auraient pu si bien montrer dans tant d’autres affaires qui leur étaient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature de Dieu, qui, se cachant aux savants, parce qu’ils sont orgueilleux, ne se montre pas mieux aux grands de la Terre

C’est une erreur de croire qu’il y ait dans le monde une autorité humaine, à tous les égards despotique ; il n’y en a jamais eu, et il n’y en aura jamais. Le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le Grand Seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait d’abord trouver des limites qu’il n’avait pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père ou un père de tuer son fils [341] ; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a, dans chaque nation, un esprit général sur lequel la puissance même est fondée. Quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle s’arrête nécessairement.

La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs, c’est qu’ils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière ; ce qui fit que l’on tomba, de part et d’autre, dans des égarements continuels.

Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée non seulement sur la religion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.

Quoique, chez les anciens Romains, le Clergé ne fît pas un corps séparé, cette distinction y était aussi connue que parmi nous. Claudius avait consacré à la Liberté la maison de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la redemanda. Les pontifes décidèrent que, si elle avait été consacrée sans un ordre exprès du peuple, on pouvait la lui rendre sans blesser la Religion. « Ils ont déclaré, dit Cicéron [342], qu’ils n’avaient examiné que la validité de la consécration, et non la loi faite par le peuple ; qu’ils avaient jugé le premier chef comme pontifes, et qu’ils jugeraient le second comme sénateurs. »

1. Raison de la durée de l’empire d’orient
2. Sa destruction

 Après ce que je viens de dire de l’Empire grec, il est naturel de demander comment il a pu subsister si longtemps. Je crois pouvoir en donner les raisons.

Les Arabes l’ayant attaqué et en ayant conquis quelques provinces, leurs chefs se disputèrent le caliphat, et le feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discordes civiles.

Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse et s’y étant divisés ou affaiblis, les Grecs ne furent plus obligés de tenir sur l’Euphrate les principales forces de leur empire.

Un architecte nommé Callinique, qui était venu de Syrie à Constantinople, ayant trouvé la composition d’un feu que l’on soufflait par un tuyau, et qui était tel que l’eau et tout ce qui éteint les feux ordinaires ne faisait qu’en augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage, furent en possession, pendant plusieurs siècles, de brûler toutes les flottes de leurs ennemis, surtout celles des Arabes, qui venaient d’Afrique ou de Syrie les attaquer jusqu’à Constantinople.

Ce feu fut mis au rang des secrets de l’État, et Constantin Porphyrogénète, dans son ouvrage dédié à Romain, son fils, sur l’administration de l’Empire, l’avertit que, lorsque les Barbares lui demanderont du feu grégeois, il doit leur répondre qu’il ne lui est pas permis de leur en donner, parce qu’un ange, qui l’apporta à l’empereur Constantin, défendit de le communiquer aux autres nations, et que ceux qui avaient osé le faire avaient été dévorés par le feu du ciel dès qu’ils étaient entrés dans l’Église.

Constantinople faisait le plus grand et presque le seul commerce du monde, dans un temps où les nations gothiques, d’un côté, et les Arabes, de l’autre, avaient ruiné le commerce et l’industrie partout ailleurs : les manufactures de soie y avaient passé de Perse, et, depuis l’invasion des Arabes, elles furent fort négligées dans la Perse même. D’ailleurs, les Grecs étaient maîtres de la mer. Cela mit dans l’État d’immenses richesses et, par conséquent, de grandes ressources ; et, sitôt qu’il eut quelque relâche, on vit d’abord reparaître la prospérité publique.

En voici un grand exemple. Le vieux Andronic Comnène était le Néron des Grecs ; mais, comme, parmi tous ses vices, il avait une fermeté admirable pour empêcher les injustices et les vexations des grands, on remarqua que [343], pendant trois ans qu’il régna, plusieurs provinces se rétablirent.

Enfin, les Barbares qui habitaient les bords du Danube s’étant établis, ils ne furent plus si redoutables et servirent même de barrière contre d’autres Barbares.

Ainsi, pendant que l’Empire était affaissé sous un mauvais gouvernement, des choses particulières le soutenaient. C’est ainsi que nous voyons aujour­d’hui quelques nations de l’Europe se maintenir, malgré leur faiblesse, par les trésors des Indes ; les états temporels du pape, par le respect que l’on a pour le souverain ; et les corsaires de Barbarie, par l’empêchement qu’ils mettent au commerce des petites nations, ce qui les rend utiles aux grandes [344].

L’empire des Turcs est à présent à peu près dans le même degré de faiblesse où était autrefois celui des Grecs. Mais il subsistera longtemps : car, si quelque prince que ce fût mettait cet empire en péril en poursuivant ses conquêtes, les trois puissances commerçantes de l’Europe connaissent trop leurs affaires pour n’en pas prendre la défense sur-le-champ [345].

C’est leur félicité que Dieu ait permis qu’il y ait dans le monde des nations propres à posséder inutilement un grand empire.

Dans le temps de Basile Porphyrogénète, la puissance des Arabes fut détruite en Perse. Mahomet, fils de Sambraël, qui y régnait, appela du nord trois mille Turcs en qualité d’auxiliaires [346]. Sur quelque mécontentement, il envoya une armée contre eux ; mais ils la mirent en fuite. Mahomet, indigné contre ses soldats, ordonna qu’ils passeraient devant lui vêtus en robes de femmes ; mais ils se joignirent aux Turcs, qui d’abord allèrent ôter la garnison qui gardait le pont de l’Araxe, et ouvrirent le passage à une multitude innombrable de leurs compatriotes.

Après avoir conquis la Perse, ils se répandirent d’orient en occident sur les terres de l’Empire, et, Romain Diogène ayant voulu les arrêter, ils le prirent prisonnier et soumirent presque tout ce que les Grecs avaient en Asie, jusqu’au Bosphore.

Quelque temps après, sous le règne d’Alexis Comnène, les Latins attaquèrent l’Occident. Il y avait longtemps qu’un malheureux schisme avait mis une haine implacable entre les nations des deux rites, et elle aurait éclaté plus tôt si les Italiens n’avaient plus pensé à réprimer les Empereurs d’Allemagne, qu’ils craignaient, que les Empereurs grecs, qu’ils ne faisaient que haïr.

On était dans ces circonstances, lorsque tout à coup il se répandit en Europe une opinion religieuse que les lieux où Jésus-Christ était né, ceux où il avait souffert, étant profanés par les Infidèles, le moyen d’effacer ses péchés était de prendre les armes pour les en chasser. L’Europe était pleine de gens qui aimaient la guerre, qui avaient beaucoup de crimes à expier, et qu’on leur proposait d’expier en suivant leur passion dominante tout le monde prit donc la croix et les armes.

Les croisés, étant arrivés en Orient, assiégèrent Nicée et la prirent ; ils la rendirent aux Grecs, et, dans la consternation des infidèles, Alexis et Jean Comnène rechassèrent les Turcs jusqu’à l’Euphrate.

Mais, quel que fût l’avantage que les Grecs pussent tirer des expéditions des croisés, il n’y avait pas d’empereur qui ne frémît du péril de voir passer au milieu de ses États et se succéder des héros si fiers et de si grandes armées.

Ils cherchèrent donc à dégoûter l’Europe de ces entreprises, et les croisés trouvèrent partout des trahisons, de la perfidie, et tout ce qu’on peut attendre d’un ennemi timide.

Il faut avouer que les Français, qui avaient commencé ces expéditions, n’avaient rien fait pour se faire souffrir. Au travers des invectives d’Andronic Comnène contre nous [347], on voit, dans le fond, que, chez une nation étrangère, nous ne nous contraignions point, et que nous avions pour lors les défauts qu’on nous reproche aujourd’hui.

Un comte français alla se mettre sur le trône de l’Empereur ; le comte Baudouin le tira par le bras et lui dit : « Vous devez savoir que, quand on est dans un pays, il en faut suivre les usages. — Vraiment, voilà un beau paysan, répondit-il, de s’asseoir ici, tandis que tant de capitaines sont debout ! »

Les Allemands, qui passèrent ensuite, et qui étaient les meilleures gens du monde, firent une rude pénitence de nos étourderies et trouvèrent partout des esprits que nous avions révoltés [348].

Enfin, la haine fut portée au dernier comble, et quelques mauvais traitements faits à des marchands vénitiens, l’ambition, l’avarice, un faux zèle, déterminèrent les Français et les Vénitiens à se croiser contre les Grecs.

Ils les trouvèrent aussi peu aguerris que, dans ces derniers temps, les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Français se moquaient de leurs habillements efféminés; ils se promenaient dans les rues de Constantinople revêtus de leurs robes peintes ; ils portaient à la main une écritoire et du papier, par dérision pour cette nation qui avait renoncé à la profession des armes [349] ; et, après la guerre, ils refusèrent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce fût.

Ils prirent toute la partie d’Occident et y élurent empereur le comte de Flandres, dont les États éloignés ne pouvaient donner aucune jalousie aux Italiens. Les Grecs se maintinrent dans l’Orient, séparés des Turcs par les montagnes et des Latins par la mer.

Les Latins, qui n’avaient pas trouvé d’obstacles dans leurs conquêtes, en ayant trouvé une infinité dans leur établissement, les Grecs repassèrent d’Asie en Europe, reprirent Constantinople et presque tout l’Occident.

Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du premier et n’en eut ni les ressources ni la puissance.

Il ne posséda guères en Asie que les provinces qui sont en deçà du Méandre et du Sangare ; la plupart de celles d’Europe furent divisées en de petites souverainetés.

De plus, pendant soixante ans que Constantinople resta entre les mains des Latins, les vaincus s’étant dispersés et les conquérants, occupés à la guerre, le commerce passa entièrement aux villes d’Italie, et Constantinople fut privée de ses richesses.

Le commerce même de l’intérieur se fit par les Latins. Les Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient tout, voulurent se concilier les Génois en leur accordant la liberté de trafiquer sans payer des droits [350] ; et les Vénitiens, qui n’acceptèrent point de paix, mais quelques trêves, et qu’on ne voulut pas irriter, n’en payèrent pas non plus.

Quoique, avant la prise de Constantinople, Manuel Comnène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le commerce subsistait encore, on pouvait facilement la rétablir. Mais, quand, dans le nouvel empire, on l’eut abandonnée, le mal fut sans remède, parce que l’impuissance augmenta toujours.

Cet État, qui dominait sur plusieurs îles, qui était partagé par la mer, et qui en était environné en tant d’endroits, n’avait point de vaisseaux pour y naviguer. Les provinces n’eurent plus de communication entre elles ; on obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les terres pour éviter les pirates ; et, quand ils l’eurent fait, on leur ordonna de se retirer dans les forteresses pour se sauver des Turcs [351].

Les Turcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre singulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes ; ils traversaient quelquefois deux cents lieues de pays pour faire leurs ravages. Comme ils étaient divisés sous plusieurs sultans, on ne pouvait pas, par des présents, faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec quelques-uns [352]. Ils s’étaient faits mahométans, et le zèle pour leur religion les engageait merveilleusement à ravager les terres des chrétiens. D’ailleurs, comme c’étaient les peuples les plus laids de la Terre, leurs femmes étaient affreuses comme eux [353] ; et, dès qu’ils eurent vu des Grecques, ils n’en purent plus souffrir d’autres [354]. Cela les porta à des enlèvements continuels. Enfin, ils avaient été de tout temps adonnés aux brigandages, et c’était ces mêmes Huns qui avaient autrefois causé tant de maux à l’Empire romain.

Les Turcs inondant tout ce qui restait à l’Empire grec en Asie, les habitants qui purent leur échapper fuirent devant eux jusqu’au Bosphore, et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie de l’Empire qui était en Europe, ce qui augmenta considérablement le nombre de ses habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres civiles si furieuses que les deux factions appelèrent divers sultans turcs sous cette condition [355], aussi extravagante que barbare, que tous les habitants qu’ils prendraient dans les pays du parti contraire seraient menés en esclavage, et chacun, dans la vue de ruiner ses ennemis, concourut à détruire la Nation.

Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs auraient fait pour lors ce qu’ils firent depuis, sous Mahomet II, s’ils n’avaient pas été eux-mêmes sur le point d’être exterminés par les Tartares.

Je n’ai pas le courage de parler des misères qui suivirent ; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l’Empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd dans l’Océan [356]. 

FIN

[1] Voyez l’étonnement de Denys d’Halicarnasse sur les égouts faits par Tarquin (Antiquités romaines, III). — Il subsiste encore. [M]

[2 Plutarque, Vie de Romulus. [M]

[3 Cela paraît dans toute l’histoire des rois de Rome. [M]

[4Le sénat nommait un magistrat de l’interrègne qui élisait le roi : cette élection devait être confirmée par le peuple. Voyez Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, II, III et IV. [M]

[5 Sic enim effectum est ut agitatus injuriis populus, cupiditate libertatis incenderetur, (Florus, I, 8).

[6 Voyez Zonare, et Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, (IV). [M]

[7D’ailleurs l’autorité du sénat était moins bornée dans les affaires du dehors que dans celle de la ville. [M]

[8Voyez Polybe, livre X. [M]

[9 Note supprimée : Les Romains regardaient les étrangers comme des ennemis. Hostis, selon Varron, de Lingua lat., lib. IV, signifiat, au commencement, un étranger qui vivait sous ses propres lois. (Édition de  1734).

[10 Passage supprimé : Il était arrivé à l’Italie ce que l’Amérique a éprouvé de nos jours : les naturels du pays, faibles et dispersés, ayant cédé leurs terres à de nouveaux habitants, elle était peuplée par trois différentes nations, les Toscans, les Gaulois et les Grecs. Les Gaulois n’avaient aucune relation avec les Grecs ni avec les Toscans ; ceux-ci compo­saient une association qui avait une langue, des manières et des mœurs particulières ; et les colonies grecques, qui tiraient leur origine de différents peuples souvent ennemis, avaient des intérêts assez séparés. Le monde de ce temps-là n’était pas comme notre monde d’aujourd’hui : les voya­ges, les conquêtes, le commerce, l’établissement des grands états, les inventions des postes, de la boussole et de l’imprimerie, une certaine police générale, ont facilité les communications et établi parmi nous un art qu’on appelle la politique : chacun voit d’un coup d’œil ce qui se remue dans l’univers ; et pour peu qu’un peuple montre d’ambition, il effraie d’abord tous les autres. (Édition de 1734).

[11 Denys d’Halicarnasse le dit formellement (IX) ; et cela paraît par l’histoire. Ils ne savaient point faire de galeries pour se mettre à couvert des assiégés : ils tâchaient de prendre les villes par escalade. Éphorus a écrit qu’Artémon, ingénieur, inventa les grosses machines pour battre les plus fortes murailles. Périclès s’en servit le premier au siège de Samos, dit Plutarque, Vie de Périclès, [M].

[12 Comme on le voit dans le traité intitulé : Origo gentis romanæ, qu’on croit être d’Aurélius Victor, [M].

[13 Denys d’Halicarnasse, (IV), [M].

[14 Voyez dans Denys d’Halicarnasse (VI) un des traités faits avec eux, [M].

[15 Sous prétexte de donner au peuple des lois écrites, ils se saisirent du gouvernement. Voyez Denys d’Halicarnasse, (XI), [M]

[16 Voyez les traités qui furent faits, [M].

[17 Livre II, Chapitre 1, [M].

[18 Voyez dans Polybe, et dans Josèphe, de Bello judaico, lib. III, quelles étaient les armes du soldat romain. Il y a peu de différences, dit ce dernier, entre les chevaux chargés et les soldats romains. « Ils portent, dit Cicéron, leur nourriture pour plus de quinze jours, tout ce qui est à leur usage, tout ce qu’il faut pour se fortifier ; et, à l’égard de leurs armes, ils n’en sont pas plus embarassés que de leurs mains. » Tusculanes, II, [M].

[19 Livre II, Chapitre XXV, [M].

[20 Surtout par le fouillement des terres, [M].

[21 Voyez Végèce, Livre I. Voyez dans Tite-Live, Livre XXVI, les exercices que Scipion l’Africain faisait faire aux soldats après la prise de Carthage la Neuve. Marius, malgré sa vieillesse, allait tous les jours au Champ de Mars. Pompée, à l’âge de cinquante-huit ans, allait combattre tout armé avec les jeunes gens ; il montait à cheval, courait à bride abattue, et lançait ses javelots. (Plutarque, Vie de Marius et de Pompée), [M].

[22 Végèce, Livre I, [M].

[23 Végèce, Livre I, [M].

[24 Cum alacribus saltu, cum velocibus cursu, cum validis vecte certabat. Fragment de Salluste rapporté par Végèce, livre I, chapitre IX, [M].

[25 La discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur état, et la dernière qui s’y est perdue ; tant elle était attachée à la constitution de leur république, (Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, III, 6).

[26 Il vendit toutes les bêtes de somme de l’armée, et fit porter à chaque soldat du blé pour trente jours, et sept pieux, (Sommaire de Florus, Livre LVII), [M].

[27 Frontin, Stratagèmes, livre I, chapitre XI, [M].

[28 Livre X, chapitre VIII, [M].

[29 Voyez surtout la défaite d’Asdrubal, et leur diligence contre Viriatus, [M].

[30 Fragment de Nicolas de Damas, livre X, tiré d’Athénée, livre IV. Avant que les soldats partissent pour l’armée, on leur donnait un combat de gladiateurs. Jules Capitolin, Vie de Maxime et de Balbin, [M].

[31 Les Romains présentaient leurs javelots, qui recevaient les coups des épées gauloises, et les émoussaient, [M].

[32 Elle fut encore meilleure que celle des petits peuples d’Italie. On la formait des principaux citoyens, à qui le public entretenait un cheval. Quand elle mettait pîed à terre, il n’y avait point d’infanterie plus redoutable, et très souvent elle déterminait la victoire, [M].

[33 C’étaient de jeunes hommes légèrement armés, et les plus agiles de la légion, qui au moindre signal sautaient sur la croupe des chevaux, ou combattaient à pied. (Valère Maxime, livre II ; Tite-Live, livre XXVI), [M].

[34 De Bello judaico, lib. III, [M].

[35 C’est le dénombrement dont parle Denys d’Halicarnasse dans le livre IX, 25, et qui me paraît être le même que celui qu’il rapporte à la fin de son sixième livre, qui fut fait seize ans après l’expulsion des rois, [M].

[36 Ctésiclès, dans Athénée, livre VI, [M].

[37 C’étaient des citoyens de la ville appelés proprement Spartiates. Lycurgue fit pour eux neuf mille parts ; il en donna ensuite trente mille aux autres habitants. Voyez Plutarque, Vie de Lycurgue, [M].

[38 Voyez Plutarque, Vie d’Agis et de Cléomène, [M].

[39] Voyez Plutarque, ibid., [M].

[40 Tite-Live, première décade, livre VII. Ce fut quelque temps après la prise de Rome, sous le consulat de L. Furius Camillus et apr. J.-C. Claudius Crassus, [M].

[41 Appien, de la Guerre civile, livre I, [M].

[42 La guerre de Pyrrhus ouvrit l’esprit aux Romains : avec un ennemi qui avait tant d’expérience, ils devinrent plus industrieux et plus éclairés qu’ils n’étaient auparavant. Ils trouvèrent le moyen de se garantir des éléphants, qui avaient mis le désordre dans les légions, au premier combat ; ils évitèrent les plaines, et cherchèrent des lieux avantageux contre une cavalerie qu’ils avaient méprisée mal à propos. Ils apprirent ensuite à former leur camp sur celui de Pyrrhus, après avoir admiré l’ordre et la distinction de ses troupes, tandis que chez eux tout était en confusion (Saint-Évremond, Réflexions sur les divers génies du peuples romain dans les différents temps de la république, chapitre VI).

[43 Voyez un fragment du livre I, de Dion, dans l’Extrait des vertus et des vices, [M].

[44 Vie de Pyrrhus, [M].

[45 Justin, livre XX, [M].

[46 La présence d’Annibal fit cesser parmi les Romains toutes les divisions ; mais la présence de Scipion aigrit celles qui étaient déjà parmi les Carthaginois ; elle ôta au gouvernement tout ce qui lui restait de force ; les généraux, le sénat, les grands devinrent plus suspects au peuple, et le peuple devint plus furieux. Voyez dans Appien toute cette guerre du premier Scipion, [M].

[47 Carthage étant établie sur le commerce, et Rome fondée sur les armes, la première employait des étrangers pour ses guerres, et les citoyens pour son trafic ; l’autre se faisait des citoyens de tout le monde, et de ses citoyens des soldats, (Saint-Évremond).

[48 Florus, livre I, [M].

[49 Voyez Polybe. Le sommaire de Florus dit qu’ils levèrent trois cent mille hommes dans la ville et chez les Latins, [M].

[50 Tite-Live, livre XXVII, [M]. — Ces colonies, établies de tous côtés dans l’Empire, faisaient deux effets admirables : l’un de décharger la ville d’un grand nombre de citoyens, et la plupart pauvres ; l’autre de garder les postes principaux, et d’accoutumer peu à peu les peuples étrangers aux mœurs romaines. (Bossuet, Discours sur l’Histoire Universelle, III, 6).

[51 Voyez Appien, lib. Libycus, [M].

[52 Voyez ce que Polybe dit de leurs exactions, surtout dans le fragment du livre IX, Extrait des vertus et des vices, [M].

[53 Variante : On verra bien que l’injustice est une mauvaise ménagère, et ne tient pas même tout ce qu’elle promet. (Édition de 1734).

[54 Livre VI, [M].

[55 Des corps entiers de Numides passèrent à côté des Romains, qui dès lors commencèrent à respirer, [M].

[56 Politique, livre VII, chapitre VI, [M].

[57 Voyez ce que dit Perrault sur les rames des anciens. Essai de physique, tit. 3, Mécanique des animaux, [M].

[58 La même chose arriva à la bataille de Salamine. (Plutarque, Vie de Thémistocle.) — L’histoire est pleine de faits pareils, [M].

[59 En quoi on peut juger de l’imperfection de la marine des anciens, puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions tant de supériorité sur eux, [M].

[60 Louis XIV, [M].

[61 L’Espagne et la Moscovie, [M].

[62 Antiquités romaines, livre VIII, [M].

[63 Après la bataille de Cannes, où tout autre état eût succombé à sa mauvaise fortune, il n’y eut pas un mouvement de faiblesse parmi le peuple, pas une pensée qui n’allât au bien de la république. Tous les ordres, tous les rangs, toutes les conditions s’épuisèrent volontai­rement : l’honneur était à retenir le moins, la honte à garder le plus. (Saint-Évremond).

[64 Le sénat l’en remercia publiquement ; et dès lors on résolut, selon les anciennes maximes, de n’écouter dans ce triste état aucune proposition de paix. L’ennemi fut étonné ; le peuple reprit cœur, et crut avoir des ressources que le sénat connaissait par sa prudence (Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, III, 6).

[65 Histoire de sa vie ; Paris, 1742, page 402, [M].

[66 Il est surprenant, comme Josèphe le remarque dans le livre contre Appion, qu’Hérodote ni Thucydide n’aient jamais parlé des Romains, quoiqu’ils eussent fait de si grandes guerres, [M].

[67 Variante : Les Béotiens, les plus épais de tous les Grecs, mais les plus sages, vivaient ordinairement en paix, uniquement conduits par le sentiment du bien et du mal ; ils n’avaient pas assez d’esprit pour que des orateurs les agitassent et pussent leur déguiser leurs véritables intérêts. (Édition de 1734).

[68 Les magistrats, pour plaire à la multitude, n’ouvraient plus les tribunaux ; les mourants léguaient à leurs amis leur bien pour être employé en festins. Voyez un fragment du vingtième livre de Polybe, dans l’Extrait des vertus et des vices, [M].

[69 Ils n’avaient aucune alliance avec les autres peuples de la Grèce. (Polybe, livre VIII), [M].

[70 Voyez Plutarque, Vie de Flaminius, [M].

[71 Voyez dans Polybe les injustices et les cruautés par lesquelles Philippe se discrédita, [M].

[72 Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle, expose ces avantages et ces inconvénients, et, après les avoir pesés, se range à l’avis de Polybe, qui du reste a été suivi par Tite-Live et par la plupart des écrivains qui se sont occupés de stratégie. Voici les expressions de l’évêque de Meaux : « Les Macédoniens, si jaloux de conserver l’ancien ordre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre, croyaient leur phalan­ge invincible, et ne pouvaient se persuader que l’esprit humain fût capable de trouver quelque chose de plus ferme. Cependant Polybe, et Tite-Live après lui, ont démontré qu’à considérer seulement la nature des armées romaines et de celles des Macédoniens, les dernières ne pouvaient manquer d’être battues à la longue, parce que la phalange macédonienne, qui n’était qu’un gros bataillon carré, fort épais de toutes parts, ne pouvait se mouvoir que tout d’une pièce, au lieu que l’armée romaine, distinguée en petits corps, était plus prompte et plus disposée à toute sorte de mouvements.

« Les Romains ont donc trouvé, ou ils ont bientôt appris l’art de diviser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à pousser ou à soutenir ce qui s’ébranle de part et d’autre. Faites marcher contre des troupes ainsi disposées la phalange macédonienne : cette grosse et lourde machine sera terrible, à la vérité, à une armée sur laquelle elle tombera de tout son poids ; mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver longtemps sa propriété naturelle, c’est-à-dire sa solidité et sa consistance, parce qu’il lui faut des lieux propres et pour ainsi dire faits exprès, et qu’à faute de les trouver elle s’embarrasse elle-même, ou plutôt elle se rompt par son propre mouvement ; joint qu’étant une fois enfoncée elle ne sait plus se rallier, au lieu que l’armée romaine, divisée en ses petits corps, profite de tous les lieux et s’y accommode : on l’unit et on la sépare comme on veut ; elle défile aisément et se rassem­ble sans peine ; elle est propre aux détachements, aux ralliements, à toute sorte de conversions et d’évolutions qu’elle fait ou tout entière ou en partie, selon qu’il est convenable ; enfin elle a plus de mouvements divers, et par conséquent plus d’action et plus de force que la phalange. Concluons donc avec Polybe qu’il fallait que la phalange lui cédât, et que la Macédoine fût vaincue. » (Troisième partie, ch. VI).

[73 J’en dirai les raisons au chapitre XV. Elles sont tirées en partie de la disposition géographiques des deux empires, [M].

[74 Louis XIV, [M].

[75 Ils avaient déjà eu cette poltique avec les Carthaginois, qu’ils obligèrent par le traité à ne plus se servir de troupes auxiliaires, comme on le voit dans un fragment de Dion, [M].

[76 Un des exemples de cela, c’est leur guerre contre les Dalmates. Voyez Polybe, [M].

[77 Voyez surtout leur traité avec les Juifs, au premier livre des Machabées, chapitre VIII, [M].

[78 Ariarathe fit un sacrifice aux dieux, dit Polybe, pour les remercier de ce qu’ils avaient obtenu cette alliance, [M].

[79 Voyez Polybe sur les villes de la Grèce, [M].

[80 Fils de Philopator, [M].

[81 Ce fut le cas d’Antiochus.

[82 La défense faite à Antiochus, même avant la guerre, de passer en Europe, devint générale contre les autres rois, [M].

[83 Appien, de Bello mithridatico, [M].

[84 Fragment de Denys, tiré de l’Extrait des ambassades, [M].

[85 Tite-Live, livre VII, [M].

[86 Passage supprimé : La Macédoine était entourée de montagnes inaccessibles ; le sénat la partagea en quatre parties, les déclara libres, défendit toutes sortes de liaisons entre elles, même par mariage, fit transporter les nobles en Italie, et par là réduisit à rien cette puissance. (Édition de  1734).

[87 Comme il arriva à Ariarathe et Holopherne, en Cappadoce, (Appien, in Syriac), [M].

[88 Pour pouvoir ruiner la Syrie en qualité de tuteurs, ils se déclarèrent pour le fils d’Antiochus, encore enfant, contre Démétrius, qui était chez eux en otage, et qui les conjurait de lui rendre justice, disant que Rome était sa mère, et les sénateurs ses pères, [M].

[89 C’était une pratique constante, comme on peut voir par l’histoire, [M].

[90] Voyez comme ils se consuisirent dans la guerre de Macédoine, [M].

[91 Ils en agirent de même avec les Samnites, les Lusitaniens et les peuples de Corse. Voyez, sur ces derniers, un fragment du livre I de Dion, [M].

[92 Ils en agirent de même avec Viriate : après lui avoir fait rendre les transfuges, on lui demandât qu’il rendît les armes ; à quoi ni lui ni les siens ne purent consentir. (Fragment de Dion.), [M].

[93 Les présents que le sénat envoyait aux rois n’étaient que des bagatelles, comme une chaise et un bâton d’ivoire, ou quelque robe de magistrature, [M].

[94 Florus, livre III, chapitre IX, [M]. — Divitiarum tanta fama erat, ut victor gentium populus, et donare regna consuetus, socii vivique regis confiscationem mandaverit.

[95 Ils cachaient autant qu’ils pouvaient leur puissance et leurs richesses aux romains. Voyez là-dessus un fragment du livre I de Dion, [M].

[96 Ils n’osèrent y exposer leurs colonies ; ils aimèrent mieux mettre une jalousie éternelle entre les Carthaginois et Massinisse, et se servir du secours des uns et des autres pour soumettre la Macédoine et la Grèce, [M].

[97 Denys d’Halicarnasse le rapporte, livre VI, chapitre XCV, édition d’Oxford, [M].

[98 On est encore effrayé quand on considère que les nations qui font à présent des royaumes si redoutables, toutes les Gaules, toutes les Espagnes, la Grande-Bretagne presque tout entière, l’lllyrique jusqu’au Danube, la Germanie jusqu’à l’Elbe, l’Afrique jusqu’à ses déserts affreux et impénétrables, la Grèce, la Thrace, la Syrie, l’Égypte, tous les. royau­mes de l’Asie mineure, et ceux qui sont renfermés entre le Pont-Euxin et la mer Caspien­ne, et les autres que j’oublie peut-être, ou que je ne veux pas rapporter, n’ont été durant plusieurs siècles que des provinces romaines. (Bossuet. Discours sur l’Histoire univer­selle, troisième partie, chapitre VI).

[99 Frontin, Stratagèmes, livre II, dit qu’Archélaüs, lieutenant de Mithridate, combattant contre Sylla,mit au premier rang ses chariots à faux ; au second sa phalange, au troisième, les auxiliaires armés à la romaine : « Mixtis fugitivis Italiæ quorum pervicaciæ multum fidebat. » Mithridate fit même une alliance avec Sertorius. Voyez aussi Plutarque, Vie de Lucullus, [M].

[100] Mithridate l’avait fait roi du Bosphore. Sur la nouvelle de l’arrivée de son père, il se donna la mort, [M].

[101] Voyez Appien, de Bello mithridatico, [M].

[102] Voyez Plutarque, dans la Vie de Pompée ; et Zonaras, livre II, [M].

[103] Les patriciens avaient même en quelque façon un caractère sacré : il n’y avait qu’eux qui pussent prendre les auspices. Voyez dans Tite-Live, livre VI, la harangue d’Appius Claudius, [M].

[104] Par exemple, il n’y avait qu’eux qui pussent triompher, puisqu’il n’y avait qu’eux qui pussent être consuls et commander les armées, [M].

[105] Zonaras, livre II, [M].

[106] Origine des tribuns du peuple, [M].

[107] Le peuple, qui aimait la gloire, composé de gens qui avaient passé leur vie à la guerre, ne pouvait refuser ses suffrages à un grand homme sous lequel il avait combattu. Il obtenait le droit d’élire des plébéiens, et il élisait des patriciens. Il fut obligé de se lier les mains, en établissant qu’il y aurait toujours un consul plébéien : aussi les familles plébéiennes qui entrèrent dans les charges y furent-elles ensuite continuellement portées ; et quand le peuple éleva aux honneurs quelque homme de néant, comme Varron et Marius, ce fut une espèce de victoire qu’il remporta sur lui-même, [M].

[108] Les patriciens, pour se défendre, avaient coutume de créer un dictateur : ce qui leur réussissait admirablement bien ; mais les plébéiens, ayant obtenu de pouvoir être élus consuls, purent aussi être élus dictateurs ; ce qui déconcerta les patriciens. Voyez dans Tite-Live, liv. VIII, comment Publilius Philo les abaissa dans sa dictature : il fit trois lois qui leur furent très préjudiciables, [M].

[109] Les patriciens ne conservèrent que quelques sacerdoces, et le droit de créer un magistrat qu’on appelait entre-roi, [M].

[110] Comme Saturninus et Glaucias, [M].

[111] On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui, après la bataille de Cannes, avaient été d’avis d’abandonner l’Italie ; ceux qui s’étaient rendus à Annibal ; ceux qui, par une mauvaise interprétation, lui avaient manqué de parole, [M].

[112] Note supprimée : Le cens en lui-mème, ou le dénombrement des citoyens, était une chose très sage ; c’était une reconnaissance de l’état de ses affaires et un examen de sa puissance : il fut établi par Servius Tullius. Avant lui, dit Eutrope, liv. I, le cens était inconnu dans le monde. (Édition de 1734.)

[113] Cela s’appelait Ærarium aliquem facere aut in cœritum tabulas referre. On était mis hors de sa centurie, et on n’avait plus le droit de suffrage, [M].

[114]  Tite-Live, livre XXIX, [M].

[115] Valère Maxime, livre II, [M].

[116] La dignité de sénateur n’était pas une magistrature, [M].

[117] Livre I, [M].

[118] Livre IV, 15, et suiv., [M].

[119] Appelé turba forensis, [M].

[120] Voyez Tite-Live, livre IX, [M].

[121] L      es fonctions des censeurs ne se bornaient pas à cette appréciation et à cette distribution morale des individus qui composaient la république ; ils en faisaient encore le dénom­brement : et « par-là, dit Bossuet, Rome savait tout ce qu’elle avait de citoyens capables de porter les armes, et ce qu’elle pouvait espérer de la jeunesse qui s’élevait tous les jours. Ainsi elle ménageait ses forces contre un ennemi qui venait des bords de l’Afrique, que le temps devait détruire tout seul dans un pays étranger, où les secours étaient si tardifs, et à qui ses victoires même, qui lui coûtaient tant de sang, étaient fatales. C’est pourquoi, quelque perte qui fût arrivée, le sénat, toujours instruit de ce qui lui restait de bons soldats, n’avait qu’à temporiser, et ne se laissait jamais abattre. Quand par la défaite de Cannes, et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées qu’à peine eût-on pu se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soutint par courage ; et, sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vain­queur. Aussitôt qu’on eut aperçu qu’Annibal, au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeait durant quelque temps qu’à en jouir, le sénat se rassura, et vit bien qu’un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser éblouir par ses grands succès, n’était pas né pour vaincre les Romains. Dès lors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises ; et Annibal, tout habile, tout courageux, tout victorieux qu’il était, ne put tenir contre elle. » (Discours sur l’Histoire universelle, troisième partie, chapitre VI).

[122] Ni même plus de puissance, [M].

[123] Les affranchis et ceux qu’on appelait capite censi, parce que, ayant très peu de bien, ils n’étaient taxés que pour leur tête, ne furent point d’abord enrôlés dans la milice de terre, excepté dans les cas pressants. Servius Tullius les avait mis dans la sixième classe, et on ne prenait des soldats que dans les cinq premières. Mais Marius, partant contre Jugurtha, enrôla indifféremment tout le monde. « Milites scribere, dit Salluste, non more majorum, neque classibus, sed uti cujusque libido erat, capite censos plerosque. » (De Bello jugurth.) Remarquez que, dans la division par tribus, ceux qui étaient dans les quatre tribus de la ville étaient à peu près les mêmes que ceux qui, dans la division par centuries, étaient dans la sixième classe, [M].

[124]  Jus latii, jus italicum, [M].

[125] Les Èques disaient dans leurs assemblées : « Ceux qui ont pu choisir ont préféré leurs lois au droit de la cité romaine, qui a été une peine nécessaire pour ceux qui n’ont pu s’en défendre. » (Tite-Live, livre IX, chapitre XLV), [M].

[126] Les Asculans, les Marses, les Vestins, les Marrucins, les Férentans, les Hirpins, les Pompéians, les Vénusiens, les Japyges, les Lucaniens, les Samnites, et autres. (Appien, De la Guerre civile, Livre I), [M].

[127] Les Toscans, les Ombriens, les Latins. Cela porta quelques peuples à se soumettre ; et comme on les fit aussi citoyens, d’autres posèrent encore les armes ; et enfin il ne resta que les Samnites, qui furent exterminés, [M].

[128] Qu’on s’imagine cette tête monstrueuse des peuples d’Italie, qui, par le suffrage de chaque homme, conduisait le reste du monde !,[M].

[129] Voyez les Lettres de Cicéron à Atticus, livre IV, lett. XVIII., [M].

[130] Le canton de Berne, [M].

[131]  Note supprimée : Il y a des gens qui ont regardé le gouvernement de Rome comme vicieux, parce qu’il était un mélange de la monarchie, de l’aristocratie et de l’état populaire ; mais la perfection d’un gouvernement ne consiste pas à se rapporter à une des espèces de police qui se trouvent dans les livres des politiques, mais à répondre aux vues que tout législateur doit avoir, qui sont la grandeur d’un peuple ou sa félicité. Le gouvernement de Lacédémone n’êtait-il pas aussi composé des trois ? (Édition de 1734.)

[132] On pourrait ajouter aux causes de la ruine de Rome beaucoup d’incidents particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de grandes et de fréquentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et d’esclaves dont Rome et l’Italie étaient surchargées a causé d’effroyables violences, et même des guerres sanglantes. Rome, épuisée par tant de guerres civiles et étrangères, se fit tant de nouveaux citoyens, ou par brigue, ou par raison, qu’à peine pouvait-elle se reconnaître elle-même parmi tant d’étrangers qu’elle avait naturalisés. Le sénat se remplissait de barbares ; le sang romain se mêlait ; l’amour de la patrie, par lequel Rome s’était élevée au-dessus de tous les peuples du monde, n’était pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres se gâtaient par le mélange. Les partialités se multipliaient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbulents y trouvaient de nouveaux moyens de brouiller et d’entreprendre.

Cependant le nombre des pauvres s’augmentait sans fin par le luxe, par les débauches et par la fainéantise qui s’introduisait. Ceux qui se voyaient ruinés n’avaient de ressource que dans les séditions, et en tout cas se souciaient peu que tout pérît avec eux : les grands ambitieux et les misérables qui n’ont rien à perdre aiment toujours le changement. Ces deux genres de citoyens prévalaient dans Rome ; et l’état mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les états populaires, étant le plus faible, il fallait que la république tombât. (Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, troisième partie, ch. VII )

[133] Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus, Fabricius souhaita que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d’une pareille secte. (Plutarque, Vie de Pyrrhus), [M].

[134]  « Si vous prêtez aux Grecs un talent, avec dix promesses, dix cautions, autant de témoins, il est impossible qu’ils gardent leur foi ; mais, parmi les Romains, soit qu’on doive rendre compte des deniers publics ou de ceux des particuliers, on est fidèle, à cause du serment que l’on fait. On a donc sagement établi la crainte des enfers ; et c’est sans raison qu’on la combat aujourd’hui ; » (Polybe, livre VI), [M].

[135] Livre IV, lettre XVIII.

[136]  La loi curiate donnait la puissance militaire, et le sénatus-consulte réglait les troupes, l’argent, les officiers, que devait avoir le gouverneur : or, les consuls, pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, voulait fabriquer une fausse loi et un faux sénatus-consulte, [M].

[137] La maison que Cornélie avait achetée soixante-quinze mille drachmes, Lucullus l’acheta peu de temps après, deux millions cinq cent mille. (Plutarque, Vie de Marius), [M].

[138] Ut merito dicatur genitos esse, qui nec ipsi habere possent res familiares, nec alios pati. (fragment de l’Histoire de Salluste, tiré du livre de la Cité de Dieu, livre II, chapitre XVIII), [M].

[139] Romulus ne permit que deux sortes d’exercices aux gens libres, l’agriculture et la guerre. Les marchands, les ouvriers, ceux qui tenaient une maison à louage, les cabaretiers, n’étaient pas du nombre des citoyens. (Denys d’Halicarnasse, livre II ;dem, livre IX.), [M].

[140] Cicéron en donne les raisons dans ses offices, livre III, [M].

[141] Il fallait avoir servi dix années, entre l’âge de seize ans et celui de quarante-sept. Voyez Polybe, livre VI, [M].

[142] Comme Marius, pour se faire donner la commission de la guerre contre Mithridate au préjudice de Sylla, avait, par le secours du tribun Sulpitius, répandu les huit nouvelles tribus des peuples d’Italie dans les anciennes, ce qui rendait les Italiens maîtres des suffrages, ils étaient la plupart du parti de Marius, pendant que le sénat et les anciens citoyens étaient du parti de Sylla, [M].

[143] Voyez, dans la Conjuration de Catilina, le portrait que Salluste nous fait de cette armée, [M].

[144] Fugatis Marii copiis, primus urbem Romam cum armis ingressus est. (Fragment de Jean d’Antioche, dans l’Extrait des vertus et des vices, [M].

[145] On distribua bien au commencement une partie des terres des ennemis vaincus ; mais Sylla donnait les terres des citoyens, [M].

[146] Offices, livre II, chapitre VIII, [M]. — Secutus est, qui in causa impia, victoria etiam fædiore, non singulorum civium bona publicaret, sed universas provincias regionesque uno calamitatis jure comprehenderet.

[147] On peut voir ce qui arriva après la mort de César, [M].

[148] Plebis opes immunitæ, paucorum potentia crevit. (Salluste, de Conjurat. Catil., [M].

[149] Fragment de l’Histoire de Salluste, [M]. — Mihi quidem satis spectatum est, Pompeium tantæ gloriæ adolescentem malle principem volentibus vobis esse, quam illis dominationis socium ; auctoremque in primis fore tribunitiæ potestatis. Verum, quirites, antea singuli cives in pluribus, non in uno cuncti præsidia habebatis : neque mortalium quisquam dare aut eripere talia unus poterat. Le livre III de ces fragments renferme le discours de Marcus Lépidus, tribun du peuple.

[150]  Voyez Plutarque, [M].

[151] Voyez Plutarque, Vie de Pompée, [M].

[152] Cela est bien expliqué dans Appien, de la Guerre civile, livre IV. L’armée d’Octave et d’Antoine aurait péri de faim si l’on n’avait pas donné la bataille, [M].

[153] Épîtres familières, livre XV, [M].

[154]  Il cassa les tribuns du peuple, [M].

[155] Lettres familières, liv. IX, [M]. — Ante audio senatusconsultum in Armeniam et Syriam esse perlatum, quod in meam sententiam factum esse dicatur, quam omnino mentionem ullam de ea re esse factam. Atque nolim me jocari putes. Nam mihi scito jam a regibus ultimis allatas esse litteras, quibus mihi gratias agant, quod se mea sententia reges appellaverim : quos ego non modo reges appellatos, sed omnino natos nesciebam. (Epist. XV.)

[156] Voyez les lettres de Cicéron et de Sulpitius, [M].

[157] Décimus Brutus, Caius Casca, Trébonius, Tullius Cimber, Minutius Basillus, étaient amis de César. (Appien, de Bello civili, lib. II, [M].

[158] Je ne parle pas des satellites d’un tyran, qui seraient perdus après lui, mais de ses compagnons, dans un gouvernement libre, [M].

[159] Lettres de Brutus, dans le recueil de celles de Cicéron, [M].

[160] Cela n’aurait pas été sans exemple : après que Tibérius Gracchus eut été tué, Lucrétius, édile, qui fut depuis appelé Vespillo, jeta son corps dans le Tibre. (Aurélius Victor, de Vir. Illust.), [M].

[161] Lettres à Atticus, livre XIV, lett. X, [M].

[162] Voyez là-dessus les Lettres de Cicéron à Atticus, livre V, et la remarque de m. l’abbé de Mongault, [M].

[163] Dion dit que les triumvirs, qui espéraient tous d’avoir quelque jour la place de César, firent tout ce qu’ils purent pour augmenter les honneurs qu’on lui rendait, livre XLVII, [M].

[164] Esse quam videri bonus malebat : itaque, quo minus gloriam petebat, eo magis illam assequebatur, (Salluste, de Bello catil.), [M].

[165] Il était héritier de César, et son fils par adoption, [M].

[166] Leur cruauté fut si insensée qu’ils ordonnèrent que chacun eût à se réjouir des proscriptions, sous peine de la vie. Voyez Dion, [M].

[167] Eorum qui de se statuebant humabantur corpora, manebant testamenta, pretium festinandi. (Tacite, Annales, livre VI.), [M].

[168] L’abbé de Saint-Réal, [M].

[169] Voyez Dion, livre LI, [M].

[170] Il n’y avait point de granisons dans les villes pour les contenir ; et les Romains n’avaient eu besoin d’assurer leur empire que par des armées ou des colonies, [M].

[171] La plupart des ambitieux qui s’élèvent prennent de nouveaux titres pour autoriser un nouveau pouvoir. Mais Auguste voulut cacher une puissance nouvelle sous des noms connus et des dignités ordinaires : il se fit appeler  empereur, pour conserver son autorité sur les légions ; se fit créer tribun, pour disposer du peuple ; et prince, pour le gouverner. (Saint-Évremond).

[172] Cela se voit bien dans les Lettres de Cicéron à Atticus, [M].

[173] César fit la guerre aux Gaulois, et Crassus aux Parthes, sans qu’il y eût eu aucune délibération du sénat ni aucun décret du peuple. Voyez Dion, [M].

[174] J’emploie ici ce mot dans le sens des Grecs et des Romains, qui donnaient ce nom à tous ceux qui avaient renversé la démocratie, [M]. — Car d’ailleurs, depuis la loi du peuple, Auguste était devenu prince légitime : Lege regia quæ de ejus imperio lata est populus ei et in eum omne imperium transtulit. (Institutes, livre I), Édition de 1734.

[175] On ne donna plus aux particuliers que les ornements triomphaux, (Dion, in Aug.), [M].

[176] Les Romains ayant changé de gouvernement, sans avoir été envahi, les mêmes coutumes restèrent après le changement du gouvernement, dont la forme même resta à peu près, [M].

[177] Dion, in Aug., livre LIV, dit qu’Agrippa négligea par modestie de rendre compte au sénat de son expédition contre les peuples du Bosphore, et refusa même le triomphe ; et que depuis lui personne de ses pareils ne triompha ; mais c’était une grâce qu’Auguste voulait faire à Agrippa, et qu’Antoine ne fit point à Ventidius la première fois qu’il vainquit les Parthes, [M].

[178] Suétone, in August., [M].

[179] Suétone, ibid. Voyez les Institutes, livre I, [M].

[180] Dion, in August., [M].

[181] Denys d’Halicarnasse, livre IV, [M].

[182] Voyez Tacite. Annales, livre XIII, late fusum id corpus, etc., [M].

[183] Il régla que les soldats prétoriens auraient cinq mille drachmes : deux après seize ans de service, et les autres trois mille drachmes après vingt ans. (Dion, in Aug.), [M].

[184] Voyez Tacite, Annales, livre XIV, sur les soldats menés à Tarente et à Antium, [M].

[185] Note supprimée : Les grands de Rome étaient déjà pauvres du temps d’Auguste ; on ne voulait plus être édile ni tribun du peuple ; beaucoup même ne se souciaient pas d’êtres sénateurs. (Édition de 1734).

[186] Tacite, Annales, livre I ; Dion, livre LIV, [M]. — Caligula rétablit les comices, et les ôta ensuite. (Édition de 1734).

[187] Voyez Tacite, [M].

[188]  Il les ôta dans la suite, [M].

[189] Voyez les lois romaines sur la puissance des pères et celle des maîtres, [M].

[190] Le duc de Bragance avait des biens immenses dans le Portugal : lorsqu’il se révolta, on félicité le roi d’Espagne de la riche confiscation qu’il allait avoir, [M].

[191] Les Grecs avaient des jeux où il était décent de combattre, comme il était glorieux d’y vaincre ; les Romains n’avaient guère que des spectacles, et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu’un grand personnage descendît lui-même sur l’arène, ou montât sur le théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur aurait-il pu s’y résoudre, lui à qui les lois défendaient de contracter aucune alliance avec les gens que les dégoûts ou les applaudissements même du peuple avaient flétris ? Il y parut pourtant des empereurs ; et cette folie qui montrait en eux le plus grand dérèglement du cœur, un mépris de ce qui était beau, de ce qui était honnête, est toujours marquée chez les historiens avec le caractère de la tyrannie, [M].

[192] Passage supprimé : Lorsqu’un empereur fit voir sa force et son adresse, comme quand Commode tua devant le peuple tant de bêtes à coups de traits, avec une facilité si singulière, il devait s’attirer l’admiration du peuple et des soldats, parce que l’adresse et la force étaient des qualités nécessaires pour l’art militaire de ces temps-là. (Édition de 1734.)

[193] Auguste avait établi les procurateurs, mais ils n’avaient point de juridiction ; et quand on ne leur obéissait pas, il fallait qu’ils recourussent à l’autorité du gouverneur de la province ou du préteur. Mais, sous Claude, ils eurent la juridiction ordinaire, comme lieutenant de la province ; ils jugèrent encore des affaires fiscales : ce qui mit les fortunes de tout le monde entre leurs mains, [M].

[194] Voyez Tacite, Annales, livre XII, [M].

[195] Tacite, Annales, livre I, [M].

[196] Cætera senatui servanda. (Tacite, Annales, livre I), [M].

[197] Voyez la harangue de Germanicus. (Ibid.), [M].

[198] Gaudebat cædibus miles, quasi semet absolveret. (Ibid.) — On révoqua dans la suite les priilèges extorqués. (Ibid.), [M].

[199] Tacite, Histoire, livre I, [M].

[200] Ibid. livre III, [M].

[201] Voyez dans Tite-Live, les sommes distribuées dans divers triomphes. L’esprit des capitaines était de porter beaucoup d’argent dans le trésor public, et d’en donner peu aux soldats, [M].

[202] Paul-Émile, dans un temps où la grandeur des conquêtes avait fait augmenter les libéralités, ne distribua que cent deniers à chaque soldat ; mais César en donna deux mille ; et son exemple fut suivi par Antoine et Octave, par Brutus et Cassius. Voyez Dion et Appien, [M].

[203] Suscepere duo manipulares imperium populi romani transferendum, et transtulerunt. (Tacite, Histoire, livre I), [M].

[204] Le pays ne fournissait pas assez d’assez grands arbres pour faire des machines pour assiéger les places. (Plutarque, Vie d’Antoine), [M].

[205] Voyez Hérodien, Vie d’Alexandre, [M].

[206] Voyez Eutrope. La Dacie ne fut abandonnée que sous Aurélien, [M].

[207] Saint-Augustin, de la Cité de Dieu, livre IV, chapitre XXIII et XXIX, [M].

[208] Hérodien, Vie de Sévère, [M].

[209] Le mal continua sous Alexandre. Artaxerxès, qui rétablit l’empire des Perses, se rendit formidable aux Romains, parce que leurs soldats, par caprice ou par libertinage, désertèrent en foule vers lui. (Abrégé de Xiphilin, du livre LXXX de Dion.), [M].

[210] C’est-à-dire les Perses qui les suivirent, [M].

[211] Sévère défit les légions asiatiques de Niger ; Constantin, celles de Licinius. Vespasien, quoique proclamé par les armées de Syrie, ne fit la guerre à Vitellius qu’avec des légions de Mœsie, de Pannonie et de Dalmatie. Cicéron, étant dans son gouvernement, écrivait au sénat qu’on ne pouvait compter sur les levées faites en Asie. Constantin ne vainquit Maxence, dit Zosime, que par sa cavalerie. Sur cela voyez ci-dessous le septième alinéa du chapitre XXII, [M].

[212] Auguste rendit les légions des corps fixes, et les plaça dans les provinces. Dans les pre­miers temps, on ne faisait des levées qu’à Rome, ensuite chez les Latins, après dans l’Italie, enfin dans les provinces, [M].

[213] Sept mille myriades. Dion in Macrin, [M].

[214] La drachme attique était le denier romain, la huitième partie de l’once, et la soixante-quatrième partie de notre marc, [M].

[215] II l’augmenta en raison de soixante et quinze à cent, [M].

[216] Annales, liv. I, [M].

[217] Vie de César, [M].

[218] Histoire naturelle, liv. XXXIII, art. 13. Au lieu de donner dix onces de cuivre pour vingt, on en donna seize, [M].

[219] Un soldat, dans Plaute, in Mostellaria, dit qu’elle était de trois as : ce qui ne peut être entendu que des as de dix onces. Mais si la paie était exactement de six as dans la première guerre punique, elle ne diminua pas dans la deuxième d’un cinquième, mais d’un sixième ; et on négligea la fraction, [M].

[220] Polybe, qui l’évalue en monnaie grecques, ne diffère que d’une fraction, [M].

[221] Voyez Orose et Suétone, in Domit. Ils disent la même chose sous différentes expressions. J’ai fait ces réductions en onces de cuivre, afin que pour m’entendre on n’eût pas besoin de la connaissance des monnaies romaines, [M].

[222] Cicéron, des Offices, livre II, [M].

[223] Ælius Lampridius, in Vita Alex. Severi, [M].

[224] Voyez l’Abrégé de Xiphilin, Vie d’Adrien ; et Hérodien, Vie de Sévère, [M].

[225] Note supprimée : Ces libéralités faites aux soldats venaient d’une pratique ancienne dans la république ; celui qui triomphait distribuait quelques deniers à chaque soldat : c’était peu de chose. Dans les guerres civiles, les soldats et le chef étant également corrompus, ces dons devinrent immenses, quoiqu’ils fussent pris sur les biens des citoyens, et les soldats voulaient un partage là où il n’y avait pas de butin. César, Octave, Antoine, donnèrent souvent jusqu’à cinq mille deniers au simple soldat, le double au chef de file, aux autres à proportion. Un denier romain valait dix as ou dix livres de cuivre. (Édit. de 1734)

[226] Dans ce temps-là tout le monde se croyait bon pour parvenir à l’empire. Voyez Dion, liv. LXXIX, [M].

[227] Voyez Lampridius, [M].

[228] Casaubon remarque sur l’Histoire augustale que, dans les cent soixante années qu’elle contient, il y eut soixante et dix personnes qui eurent, justement ou injustement, le titre de César : « Adeo erant in illo principatu, quem tamen omnes mirantur, comitia imperii semper incerta. » Ce qui fait bien voir la différence de ce gouvernement à celui de France, où ce royaume n’a eu eu douze cents ans de temps que soixante-trois rois.

[229] Voyez Jules Capitolin, [M].

[230] On voit à quoi se réduisit la fameuse question, « Pourquoi le nord n’est-il plus si peuplé qu’autrefois ? », [M].

[231] Cent cinquante ans après, sous Honorius, les barbares l’envahirent, [M].

[232] Voyez ce que les auteurs nous disent de la cour de Constatntin, de Valens, etc., [M].

[233] Voyez Oroze, liv. VII ; et Aurélius Victor, [M].

[234] « Exspatiantia tecta multas addidere urbes, » dit Pline, Histoire naturelle, liv. III, [M].

[235] On portait autrefois d’Italie, dit Tacite, du blé dans les provinces reculées, et elle n’est pas encore stérile ; mais nous cultivons plutôt l’Afrique et l’Égypte, et nous aimons mieux exposer aux accidents la vie du peuple romain. (Annales, liv. XII.), [M].

[236] Suétone, in Augusto ; Oroze, livre VI. Rome avait eu souvent de ces révolutions. J’ai dit que les trésors de Macédoine qu’on y apporta avaient fait cesser tous les tributs. (Cicéron, des Offices, livre II), [M].

[237] Tacite, de Moribus Germanorum, le dit formellement. On sait d’ailleurs à peu près l’époque de l’ouverture de la plupart des mines d’Allemagne. Voyez Thomas Sesréibérus, sur l’origine des mines du Hartz. On croit celles de Saxe moins anciennes, [M].

[238] Voyez Pline, liv. XXXVII, art. 77, [M].

[239] Les Carthaginois, dit Diodore, surent très bien l’art d’en profiter, et les Romains, celui d’empêcher que les autres n’en profitassent, [M].

[240] Dans ce qu’on dit de Constantin on ne choque point les auteurs ecclésiastiques, qui déclarent qu’ils n’entendent parler que des actions de ce prince qui ont du rapport à la piété, et non de celles qui en ont au gouvernement de l’état. (Eusèbe, Vie de Constantin, liv. I, ch. IX ; Socrate, liv. I, ch. I.), [M].

[241] Zosime, livre VIII, [M].

[242] Depuis l’établissement du christianisme, les combats des gladiateurs devinrent rares. Constantin défendit d’en donner : ils furent entièrement abolis sous Honorius, comme il paraît par Théodoret et Othon de Frisingue. Les Romains ne retinrent de leurs anciens spectacles que ce qui pouvait affaiblir les courages, et servait d’attrait à la volupté, [M]. — Dans les temps précédents, avant que les soldats partissent pour l’armée, on leur donnait un combat de gladiateurs pour les accoutumer à voir le sang, le fer et les blessures, et à ne pas craindre l’ennemi. (Jules Capitolin, Vie de Maxime et de Balbin.) (Édit de 1734.) — Voyez ci-devant le chap. II.

[243] Ammien Marcellin, liv. XVI, XVII, XVIII, [M].

[244] Ammien Marcellin, ibid., [M].

[245] Voyez le magnifique éloge qu’Ammien Marcellin fait de ce prince, liv. XXV ; voyez aussi les fragments de l’Histoire de Jean d’Antioche, [M].

[246] Procope, Histoire mêlée, [M].

[247] Zosime, livre IV, [M].

[248] Jornandès, de rebus geticis ; Histoire mêlée de Procope, [M].

[249] Voyez Sozomène, livre VI, [M].

[250] Ammien Marcellin, livre XXIX, [M].

[251] De ceux qui avaient reçu ces ordres, celui-ci conçut un amour infame ; celui-là fut épris de la beauté d’une femme barbare ; les autres furent corrompus par des présents, des habits de lin, et des couvertures bordées de franges : on n’eut d’autre soin que de remplir sa maison d’esclaves, et ses fermes de bétail. Histoire de Dexipe, [M].

[252] Voyez l’Histoire gothique de Priscus, ou cette différence est bien établie.

peut-être comment des nations qui ne cultivaient point les terres pouvaient devenir si puissantes, tandis que celles de l’Amérique sont si petites. C’est que les peuples pasteurs ont une subsistance bien plus assurée que les peuples chasseurs.

Il paraît, par Ammien Marcellin, que les Huns dans leur première demeure, ne labou­raient point les champs ; ils ne vivaient que de leurs troupeaux dans un pays abondant en pâturages, et arrosé par quantité de fleuves, comme font encore aujourd’hui les petits Tartares, qui habitent une partie du même pays. Il y a apparence que ces peuples, depuis leur départ, ayant habité des lieux moins propres à la nourriture des troupeaux, commen­cèrent à cultiver les terres, [M].

[253] Voyez Zosime, liv. IV ; voyez aussi Dexipe, dans l’Extrait des ambassades de Constantin Porphyrogénète, [M].

[254] On donna d’abord tout aux soldats ; ensuite on donna tout aux ennemis, [M].

[255] Ammien Marcellin, livre XXV, [M].

[256] Id., livre XXVI, [M].

[257] « Vous voulez des richesses, disait un empereur à son armée qui murmurait : voilà le pays des Perses, allons en chercher. Croyez-moi, de tant de trésors que possédait la répu­blique romaine, il ne reste plus rien ; et le mal vient de ceux qui ont appris aux princes à acheter la paix des barbares. Nos finances sont épuisées, nos villes détruites, nos pro­vinces ruinées. Un empereur qui ne connaît d’autres biens que ceux de l’âme n’a pas honte d’avouer une pauvreté honnête.» (Id, liv.XXIV), [M].

[258] C’est une observation de Végèce ; et il paraît par Tite-Live que, si le nombre des auxiliaires excéda quelquefois, ce fut de bien peu, [M].

[259] De Re militari, cap. XX, [M].

[260] La cavalerie tartare, sans observer aucune de nos maximes militaires, a fait dans tous les temps de grandes choses. Voyez les relations, et surtour celle de la dernière conquête de la Chine, [M].

[261]  Ils ne voulaient pas s’assujettir aux travaux des soldats romains. Voyez Ammien Marcellin, livre XVIII, qui dit, comme une chose extraordinaire, qu’ils s’y soumirent en une occasion, pour plaire à Julien, qui voulait mettre des places en état de défense, [M].

[262] Cela n’était pas étonnant dans ce mélange avec des nations qui avaient été errantes, qui ne connaissaient point de patrie, et où souvent des corps entiers de troupes se joignaient à l’ennemi qui les avait vaincus contre leur nation même. Voyez dans Procope ce que c’était que les Goths sous Vitigès, [M].

[263] Voyez tout le livre V de Gubernatione Dei ; voyez aussi dans l’ambassade écrite par Priscus le discours d’un Romain établi parmi les Huns, sur sa félicité dans ce pays-là, [M].

[264] Voyez encore Salvien, livre V ; et les lois du Code et du Digeste là-dessus, [M].

[265] Lactance, De la Mort des persécuteurs, [M].

[266] Lettres de Symmaque, livre X, lett. LIV, [M].

[267] Du Gouvernement de Dieu, [M].

[268] De la Cité de Dieu, [M].

[269] Histoire gothique, et Relation de l’ambassade écrite par Priscus. C’était Théodose le jeune, [M].

[270] Histoire gothique : « Hæ sedes regis barbariem totam tenentis, hæc captis civitatibus habitacula præponebat. » (Jornandès, de Rebus geticis.), [M].

[271] Il paraît, par la Relation de Priscus, qu’on pensait à la cour d’Attila à soumettre encore les Perses, [M].

[272] Il faut consulter, sur le caractère de ce prince et les mœurs de sa cour, Jornandès et Priscus, [M].

[273] C’était une nation bien destructive que celle des Goths : ils avaient détruit tous les laboureurs dans la Thrace, et coupé les mains à tous ceux qui menaient les chariots. (Histoire byzantine de Malchus, dans l’Extrait des ambassades), [M].

[274] Voyez, dans les Chroniques recueillies par André du Chesne, l’état de cette province vers la fin du neuvième et le commencement du dixième siècle. (Scrip. Norm. hist. veteres.), [M].

[275] Les Goths, comme nous l’avons dit, ne cultivaient point la terre.

 Les Vandales les appelaient Trulles, du nom d’une petite mesure, parce que dans une famine ils leur vendirent fort cher une pareille mesure de blé. (Olympiodore, dans la Bibliothèque de Photius, liv. XXX.), [M].

[276] On voit, dans l’Histoire de Priscus, qu’il y avait des marchés établis par les traités sur les bords du Danube

[277] Quand les Goths envoyèrent prier Zénon de recevoir dans son alliance Theudéric, fils de Triarius, aux conditions qu’il avait accordées à Theudéric, fils de Balamer, le sénat consulté répondit que les revenus de l’état n’étaient pas suffisants pour nourrir deux peuples goths, et qu’il fallait choisir l’amitié de l’un des deux. (Histoire de Malchus dans l’Extrait des ambassades.), [M].

[278] Priscus, livre II, [M].

[279] Ibid., [M].

[280] Procope, Guerre des Vandales, [M].

[281] Priscus, livre II, [M].

[282] Voyez Jornandès, de Rebus geticis, cap. XXXVI, [M].

[283] Cela parut surtout dans la guerre de Constantin et de Licinius, [M].

[284] Priscus, livre II, [M].

[285] Du temps d’Honorius, Alaric, qui assiégeait Rome, obligea cette ville à prendre son alliance même contre l’empereur, qui ne put s’y opposer. (Procope, Guerre des Goths, livre I.) Voyez Zosime, livre VI, [M].

[286] Zosime, livre VI, [M].

[287] Procope, Guerre des Vandales, livre I, [M].

[288] Mariana, Histoire d’Espagne, Livre VI, chap. XIX, [M].

[289] Procope, Guerre des Vandales, livre II, [M].

[290] Du temps d’Honoric, [M].

[291] Histoire bizantine, dans l’Extrait des ambassades, [M].

[292] Voyez Procope, Guerre des Vandales, livre I ; et le même auteur, Guerre des Goths, livre I. Les archers goths étaient à pied :ils étaient peu instruits, [M].

[293] Un passage remarquable de Jornandès nous donne toutes ces différences : c’est à l’occasion de la bataille que les Gépides donnèrent l’assaut aux enfants d’Attila, [M].

[294] Procope, Guerre des Goths, livre II, [M].

[295] Justinien ne lui accorda que le triomphe de l’Afrique, [M].

[296] Voyez Suidas, à l’article Bélisaire, [M].

[297] Les deux empires se ravagèrent d’autant plus qu’on n’espérait pas conserver ce qu’on avait conquis, [M].

[298] L’impératrice Théodora, [M].

[299] Cette maladie était ancienne. Suétone dit que Caligula, attaché à la faction des verts, haïssait le peuple parce qu’il applaudissait à l’autre, [M].

[300] Pour prendre une idée de l’esprit de ces temps-là, il faut voir Théophanes, qui rapporte une longue conversation qu’il y a eu au théâtre entre les verts et l’empereur, [M].

[301] Voyez les Novelles de Justinien, [M].

[302] Livre IV, chap. X, [M].

[303] Auguste avait établi neuf frontières ou marches : sous les empereurs suivants le nombre en augmenta. Les barbares se montraient là où ils n’avaient point encore paru. Et Dion, liv. LV, rapporte que de son temps, sous l’empire d’Alexandre, il y en avait treize. On voit par la notice de l’empire, écrite depuis Arcadius et Honorius, que dans le seul empire d’Orient il y en avait quinze. Le nombre en augmenta toujours. La Pamphylie, la Lycaonie, la Pisidie, devinrent des marches ; et tout l’empire fut couvert de fortifications. Aurélien avait été obligé de fortifier Rome, [M].

[304] Et des Anglais, [M].

[305] Les Huns, [M].

[306] Les portes Caspiennes, [M].

[307] Procope, Guerre des Perses, [M].

[308] Ambassades de Ménandre, [M].

[309] Ce mot, dérivé du grec, signifie né dans la pourpre.

[310] Zénon contribua beaucoup à établir ce relâchement. Voyez Malchus, Histoire byzantine, dans l’Extrait des ambassades, [M].

[311] Voyez Nicétas, Vie d’Andronic Commène, [M].

[312] Zosime, livre IV, [M].

[313] Voyez ce que dit Zosime, liv. I, sur la cavalerie d’Aurélien et celle de Palmyre ; voyez aussi Ammien Marcellin, sur la cavalerie des Perses, [M].

[314] C’étaient, pour la plupart, des terres submergées que l’art a rendues propres à être la demeure des hommes.

[315] Voyez Ammien Marcellin, liv. XXVII, [M].

[316] Le climat n’y est plus aussi froid que le disaient les anciens, [M].

[317] César dit que les chevaux des Germains étaient vilains et petits. (Guerre des Gaules, liv. IV, ch. II.) Et Tacite, Des Mœurs des Germains, dit : Germania pecorum fœcunda, sed pleraque improcera, [M].

[318] Zonaras, Vie de Constantin‑le‑Barbu, [M]..

[319] Théophilacte, livre II, chap. III, Histoire de l’empereur Maurice, [M].

[320] Histoire de la conquête de la Syrie, de la Perse et de l’Égypte par les Sarrasins, par M. Ockley, [M].

[321] Zonaras, Vie de Romain Lacapène, [M].

[322] Nicétas, Vie de Jean Comnène, [M].

[323] Longtemps avant, Valens avait fait une loi pour les obliger d’aller à la guerre, et fit tuer ceux qui n’obéirent pas. (Jornandès, de Regn. Success. ; et la loi XXVI, cod. De Decur.), [M].

[324] Tout ce qu’on verra ici sur les moines grecs ne porte point sur leur état ; car on ne peut pas dire qu’une chose ne soit pas bonne, parce que dans de certains temps, ou dans quelques pays, on en a abusé, [M].

[325] Léon le Grammairien, Vie de Léon l’Arménien, Vie de Yhéophile. Voyez Suidas, à l’article Constantin, fils de Léon, [M].

[326] Livre IV, [M].

[327] Voyez Pachymère, livre VIII, [M].

[328] Zonaras et Nicéphore, Vie de Basile et de Léon, [M].

[329] Pachymère, livre VII, [M].

[330] Pachymère, livre VI, chap. XXIX. On a employé la traduction de M. le président Cousin, [M].

[331] Paléologue. Voyez l’Histoire des deux Andronic, écrite par Cantacuzène, livre I, chap. I, [M].

[332] Cantacuzène, livre III, ch. XCIX, [M].

[333] Ducas, Histoire des derniers Paléologues, [M].

[334] On se demandait si on avait entendu la messe d’un prêtre qui eût consenti à l’union : on l’aurait fui comme le feu. On regardait la grande église comme un temple profane. Le moine Gennadius mançait ses anathèmes sur tous ceux qui désiraient la paix. (Ducas, Histoire des derniers Paléologues), [M].

[335] Andronic Paléologue, [M].

[336] Pachymère, livre I, [M].

[337] Évagre, livre III, [M].

[338] Procope, Hist. Secrète, [M].

[339] Zonaras, Vie d’Héraclius, [M].

[340] Nicétas, Vie de Manuel Comnène, [M].

[341] Voyez Chardin. Description du gouvernement politique et militaire des Persans, ch. II, [M].

[342] Lettres à Atticus, livre IV, [M]. — Tum Lucullus de omnium collegarum sententia respondit, reliogionis judices pontifices fuisse, legis senatum ; se et collegas suos de religione statuisse, in senatu de lege statuturos. (Loco citato.)

[343] Nicétas, Vie d’Andronic Comnène, livre II, [M].

[344] Ils troublent la navigation des Italiens dans la Méditerranée, [M].

[345] Ainsi les projets contre le Turc, comme celui qui fut fait sous le pontificat de Léon X, par lequel l’empereur devait se rendre par la Bosnie à Constantinople ; le roi de France, par l’Albanie et la Grèce ; d’autres princes, s’embarquer dans leurs ports ; ces projets, dis-je, n’étaient pas sérieux, ou étaient faits par des gens qui ne voyaient pas l’intérêt de l’Europe, [M].

[346] Histoire écrite par Nicéphore Bryenne César, Vies de Constantin Ducas et de Romain Diogène, [M].

[347] Histoire d’Alexis, son père, livre X et XI, [M].

[348] Nicétas, Histoire de Manuel Comnène, livre I, [M].

[349] Nicétas, Histoire, après la prise de Constantinople, ch. III, [M].

[350] Cantacuzène, livre IV, [M].

[351] Pachymère, livre VII, [M].

[352] Cantacuzène, liv. III, ch.. XCVI ; et Pachymère, liv. XI, ch. IX, [M].

[353] Cela donna lieu à cette tradition du nord, rapportée par le Goth Jornandès, que Philimer, roi des Goths, entrant dans les terres gétiques, y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée ; qu’elles errèrent dans les déserts, où des démons incubes s’accouplèrent avec elles, d’où vint la nation des Huns. « Genus ferocissimum, quod fuit primum inter paludes, minutum, tetrum, atque exile, nec alia voce notum, nisi quæ humani sermonis imaginent assignabat. », [M].

[354] Michel Ducas, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin, chap. IX. Constantin Porphyrogénète, au commencement de son Extrait des ambassades, avertit que, quand les barbares viennent à Constantinople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur de leurs richesses ni la beauté de leurs femmes, [M].

[355] Voyez l’Histoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Cantacuzène, écrite par Cantacuzène, [M].

[356] Comme on aperçoit dans les Lettres persanes le germe de l’Esprit des Lois, on croit voir aussi dans les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains une partie détachée de cet ouvrage immense qui absorba la vie de Montesquieu. Il est probable qu’il se détermina à faire de ces Considérations un traité à part, parce que tout ce qui regarde les Romains offrant par soi-même un grand sujet, d’un côté, l’auteur, qui se sentait capable de le remplir, ne voulut rester ni au-dessous de sa matière, ni au-dessous de son talent ; et de l’autre, il craignit que les Romains seuls ne tinssent trop de place dans l’Esprit des Lois et ne rompissent les proportions de l’ouvrage. C’est ce qui nous a valu cet excellent traité dont nous n’avions aucun modèle dans notre langue, et qui durera autant qu’elle : c’est un chef-d’œuvre de raison et de style, et qui laisse bien loin Machiavel, Gordon, Saint-Réal, Amelot de la Houssaie, et tous les autres écrivains politiques qui avaient traité les mêmes objets. Jamais on n’avait encore rapproché dans un si petit espace une telle quantité de pensées profondes et de vues lumineuses. Le mérite de la concision dans les vérités morales, naturalisé dans notre langue par La Rochefoucauld et La Bruyère, doit le céder à celui de Montesquieu, à raison de la hauteur et de la difficulté du sujet. Ceux-là n’avaient fait que circonscrire dans une mesure prise et une expression remarquable des idées dont le fond est dans tout esprit capable de réflexion, parce que tout le monde en a besoin : celui-ci adapta la même précision à de grandes choses, hors de la portée et de l’usage de la plupart des hommes, et où il portait en même temps une lumière nouvelle : il faisait voir dans l’histoire d’un peuple qui a fixé l’attention de toute la terre ce que nul autre n’y avait vu, et ce que lui seul semblait capable d’y voir, par la manière dont il le montrait. Il sut démêler dans la politique et le gouvernement des Romains ce que nul de leurs historiens n’y avait aperçu. Celui d’eux tous qui eut le plus de rapport avec lui, et qu’il paraît même avoir pris pour modèle dans sa manière d’écrire, Tacite, qui fut, comme lui, grand penseur et grand peintre, nous a laissé un beau traité sur les mœurs des Germains ; mais qu’il y a loin du portrait de peuplades à demi-sauvages, tracé avec un art et des couleurs qui font de l’éloge des barbares la satire de la civilisation corrompue à ce vaste tableau de vingt siècles, depuis la fondation de Rome jusqu’à la prise de Constantinople, renfermé dans un cadre étroit, où, malgré sa petitesse, les objets ne perdent rien de leur grandeur, et n’en deviennent même que plus saillants et plus sensibles ! Que peut-on comparer en ce genre à un petit nombre de pages où l’on a pour ainsi dire fondu et concentré tout l’esprit de vie qui soutenait et animait ce colosse de la puissance romaine, et en même temps tous les poisons rongeurs qui, après l’avoir longtemps consumé, le firent tomber en lambeaux sous les coups de tant de nations réunies contre lui ? (La Harpe)

DISSERTATION SUR LA POLITIQUE DES ROMAINS DANS LA RELIGION

Montesquieu

Cette dissertation, lue à l’Académie de Bordeaux le 18 juin 1716, ne fut imprimée qu’après la mort de Montesquieu.

Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir des murailles.

Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l’état, et les autres, l’état pour la religion. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique : le culte et les cérémonies qu’ils instituèrent furent trouvés si sages que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir.

Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des moeurs, ni à donner des principes de morale ; ils ne voulurent point gêner des gens qu’ils ne connaissaient pas encore. Ils n’eurent donc d’abord qu’une vue générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne craignait rien, la crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.

Les successeurs de Numa n’osèrent point faire ce que ce prince n’avait point fait : le peuple, qui avait beaucoup perdu de sa férocité et de sa rudesse, était devenu capable d’une plus grande discipline. Il eût été facile d’ajouter aux cérémonies de la religion des principes et des règles de morale dont elle manquait ; mais les législateurs des Romains étaient trop clairvoyants pour ne point connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse : c’eût été convenir que la religion était défectueuse ; c’était lui donner des âges, et affaiblir son autorité en voulant l’établir. La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.

Ainsi, le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Pétilius[1] d’examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été trouvés dans un coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur que les cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient beaucoup de celles qui se pratiquaient alors : ce qui pouvait jeter des scrupules dans l’esprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit n’était pas le même que celui qui avait été institué par les premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.

On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans les grandes occasions, et lorsqu’il s’agissait de consoler les peuples. Toutes les interprétations étaient défendues ; ces livres mêmes étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage, on ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.

Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires publiques sans la permission des magistrats ; leur art était absolument subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conservé quelques fragments[2].

Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple romain avait par‑dessus les autres peuples : ce qui paraît ridicule aux sages est nécessaire pour les sots ; et ce peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin d’être arrêté par une puissance invisible.

Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du paganisme ; mais on ne les trouvera point ridicules, si on fait réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout chez les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait pas vivement touchés : il leur fallait des sujets d’admiration, il leur fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que dans le merveilleux et le ridicule.

C’était à la vérité une chose très extravagante de faire dépendre le salut de la république de l’appétit sacré d’un poulet, et de la disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison même. Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en auraient été la dupe aussi bien que le peuple, et par-là on aurait perdu tout l’avantage qu’on en pouvait attendre ; il fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres : c’est ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule et l’utilité des divinations.

Cicéron dit[3] que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui était avantageux à la république se faisait toujours sous de bons auspices. Il pense comme Marcellus[4], que, quoique la crédulité populaire eût établi au commencement les augures, on en avait retenu l’usage pour l’utilité de la république ; et il met cette différence entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci s’en servaient indifféremment dans toutes les occasions, et ceux-là seulement dans les affaires qui regardaient l’intérêt public. Cicéron[5] nous apprend que la foudre tombée du côté gauche était d’un bon augure, excepté dans les assemblées du peuple, præterquam ad comitia. Les règles de l’art cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient à leur fantaisie de la bonté des auspices, et ces auspices étaient une bride avec laquelle ils menaient le peuple. Cicéron ajoute : Hoc institutum reipublicæ causa est, ut comitiorum, vel in jure legum, vel in judiciis populi, vel in creandis magistratibus, principes civitatis essent interpretes[6]. Il avait dit auparavant qu’on lisait dans les livres sacrés : Jove tonante et fulgurante, comitia populi habere nefas esse[7]. Cela avait été introduit, dit-il, pour fournir aux magistrats un prétexte de rompre les assemblées du peuple[8]. Au reste, il était indifférent que la victime qu’on immolait se trouvât de bon ou de mauvais augure ; car lorsqu’on n’était pas content de la première, on en immolait une seconde, une troisième, une quatrième, qu’on appelait hostiae succedaneæ. Paul Émile voulant sacrifier fut obligé d’immoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés qu’à la dernière, dans laquelle on trouva des signes qui promettaient la victoire. C’est pour cela qu’on avait coutume de dire que, dans les sacrifices, les dernières victimes valaient toujours mieux que les premières. César ne fut pas si patient que Paul Émile : ayant égorgé plusieurs victimes , dit Suétone[9] , sans en trouver de favorables, il quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.

Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages, ils avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d’une guerre qui aurait été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu être utile. Les devins, qui suivaient toujours les armées, et qui étaient plutôt les interprètes du général que des dieux, inspiraient de la confiance aux soldats. Si par hasard quelque mauvais présage avait épouvanté l’armée, un habile général en convertissait le sens et se le rendait favorable ; ainsi Scipion, qui tomba en sautant de son vaisseau sur le rivage d’Afrique, prit de la terre dans ses mains : « Je te tiens, dit-il, ô terre d’Afrique ! » Et par ces mots il rendit heureux un présage qui avait paru si funeste.

Les Siciliens s’étant embarqués pour faire quelque expédition en Afrique, furent si épouvantés d’une éclipse de soleil, qu’ils étaient sur le point d’abandonner leur entreprise ; mais Ie général leur représenta « qu’à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure si elle eût paru avant leur embarquement, mais que, puisqu’elle n’avait paru qu’après, elle ne pouvait menacer que les Africains. » Par-là il fit cesser leur frayeur, et trouva, dans un sujet de crainte, le moyen d’augmenter leur courage.

César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point passer en Afrique avant l’hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là ses ennemis, qui, sans cette diligence, auraient eu le temps de réunir leurs forces.

Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui disant : « Bon courage ! au moins mon épée ne m’est jamais tombée des mains. »

Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire que c’était un jour malheureux :« Tant mieux, dit-il, nous le rendrons heureux par notre victoire. »

Tarquin le Superbe, voulant établir des jeux en l’honneur de la déesse Mania, consulta l’oracle d’Apollon, qui répondit obscurément, et dit qu’il fallait sacrifier têtes pour têtes, capitibus pro capitibus, supplicandum. Ce prince, plus cruel encore que superstitieux, fit immoler des enfants ; mais Junius Brutus changea ce sacrifice horrible : car il le fit faire avec des têtes d’ail et de pavot, et par-là remplit ou éluda l’oracle[10].

On coupait le noeud gordien quand on ne pouvait pas le délier ; ainsi Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter les poulets sacrés à la mer, afin de les faire boire, disait-il, puisqu’ils ne voulaient pas manger[11].

Il est vrai qu’on punissait quelquefois un général de n’avoir pas suivi les présages ; et cela même était un nouvel effet de la politique des Romains. On voulait faire voir au peuple que les mauvais succès, les villes prises, les batailles perdues, n’étaient point l’effet d’une mauvaise constitution de l’état, ou de la faiblesse de la république , mais de l’impiété d’un citoyen, contre lequel les dieux étaient irrités. Avec cette persuasion, il n’était pas difficile de rendre la confiance au peuple ; il ne fallait pour cela que quelques cérémonies et quelques sacrifices. Ainsi, lorsque la ville était menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquait pas d’en chercher la cause, qui était toujours la colère de quelque dieu dont on avait négligé le culte : il suffisait, pour s’en garantir, de faire des sacrifices et des processions, de purifier la ville avec des torches, du soufre et de l’eau salée. On faisait faire à la victime le tour des remparts avant de l’égorger, ce qui s’appelait sacri ficium amburbium, et amburbiale. On allait même quelquefois jusqu’à purifier les armées et les flottes, après quoi chacun reprenait courage.

Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs grands théologiens, disaient qu’il était nécessaire que le peuple ignorât beaucoup de choses vraies, et en crût beaucoup de fausses ; saint Augustin[12] dit que Varron avait découvert par-là tout le secret des politiques et des ministres d’état.

Le même Scévola , au rapport de saint Augustin[13], divisait les dieux en trois classes : ceux qui avaient été établis par les poètes, ceux qui avaient été établis par les philosophes, et ceux qui avaient été établis par les magistrats, a principibus civitatis.

Ceux qui lisent l’histoire romaine, et qui sont un peu clairvoyants, trouvent à chaque pas des traits de la politique dont nous parlons. Ainsi, on voit Cicéron qui, en particulier, et parmi ses amis, fait à chaque moment une confession d’incrédulité[14], parler en public avec un zèle extraordinaire contre l’impiété de Verrès. On voit un Clodius, qui avait insolemment profané les mystères de la bonne déesse, et dont l’impiété avait été marquée par vingt arrêts du sénat, faire lui-même une harangue remplie de zèle à ce sénat qui l’avait foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la religion. On voit un Salluste, le plus corrompu de tous les citoyens, mettre à la tête de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de l’austérité de Caton. Je n’aurais jamais fait, si je voulais épuiser tous les exemples.

Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la religion du peuple, il ne faut pas croire qu’ils n’en eussent point. M. Cudworth a fort bien prouvé que ceux qui étaient éclairés parmi les païens adoraient une divinité suprême, dont les divinités du peuple n’étaient qu’une participation. Les païens, très peu scrupuleux dans le culte, croyaient qu’il était indifférent d’adorer la divinité même, ou les manifestations de la divinité ; d’adorer, par exemple, dans Vénus, la puissance passive de la nature, ou la divinité suprême, en tant qu’elle est susceptible de toute génération ; de rendre un culte au soleil, ou à l’Être suprême, en tant qu’il anime les plantes et rend la terre féconde par sa chaleur. Ainsi, le stoïcien Balbus dit, dans Cicéron[15], que Dieu participe, par sa nature, à toutes les choses d’ici-bas ; qu’il est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers. » Nous en saurions davantage si nous avions le livre qu’Asclépiade composa, intitulé l’Harmonie de toutes les théologies.

Comme le dogme de l’âme du monde était presque universellement reçu, et que l’on regardait chaque partie de l’univers comme un membre vivant dans lequel cette âme était répandue, il semblait qu’il était permis d’adorer indifféremment toutes ces parties, et que le culte devait être arbitraire comme était le dogme.

Voilà d’où était né cet esprit de tolérance et de douceur qui régnait dans le monde païen ; on n’avait garde de se persécuter et de se déchirer les uns les autres : toutes les religions, toutes les théologies, y étaient également bonnes ; les hérésies, les guerres, et les disputes de religion, y étaient inconnues ; pourvu qu’on allât adorer au temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famille.

Les Romains étaient encore plus tolérants que les Grecs, qui ont toujours gâté tout : chacun sait la malheureuse destinée de Socrate.

Il est vrai que la religion égyptienne fut toujours proscrite à Rome : c’est qu’elle était intolérante, qu’elle voulait régner seule et s’établir sur les débris des autres ; de manière que l’esprit de douceur et de paix qui régnait chez les Romains fut la véritable cause de la guerre qu’ils lui firent sans relâche. Le sénat ordonna d’abattre les temples des divinités égyptiennes ; et Valère Maxime[16] rapporte, à ce sujet, qu’Émilius Paulus donna les premiers coups, afin d’encourager par son exemple les ouvriers frappés d’une crainte superstitieuse.

Mais les prêtres de Sérapis et d’Isis avaient encore plus de zèle pour établir ces cérémonies qu’on n’en avait à Rome pour les proscrire. Quoique Auguste, au rapport de Dion[17], en eût défendu l’exercice dans Rome, Agrippa, qui commandait dans la ville en son absence, fut obligé de le défendre une seconde fois. On peut voir, dans Tacite et dans Suétone, les fréquents arrêts que le sénat fut obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.

Il faut remarquer que les Romains confondirent les Juifs avec les Égyptiens, comme on sait qu’ils confondirent les chrétiens avec les juifs : ces deux religions furent longtemps regardées comme deux branches de la première, et partagèrent avec elle la haine, le mépris et la persécution des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies juives avec celles-ci, comme il paraît par Tacite[18], et par Suétone, dans les vies de Tibère et de Claude. Il est encore plus clair que les historiens n’ont jamais distingué le culte des chrétiens d’avec les autres. On n’était pas même revenu de cette erreur, du temps d’Adrien, comme il paraît par une lettre que cet empereur écrivit d’Égypte au consul Servianus[19] : « Tous ceux qui, en Égypte, adorent Sérapis, sont chrétiens, et ceux même qu’on appelle évêques sont attachés au culte de Sérapis. Il n’y a point de juif, de prince de synagogue, de samaritain, de prêtre des chrétiens, de mathématicien, de devin, de baigneur, qui n’adore Sérapis. Le patriarche même des juifs adore indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens n’ont d’autre dieu que Sérapis : c’est le dieu des chrétiens, des juifs et de tous les peuples. » Peut-on avoir des idées plus confuses de ces trois religions, et les confondre plus grossièrement ?

Chez les Égyptiens, les prêtres faisaient un corps à part, qui était entretenu aux dépens du public ; de là naissaient plusieurs inconvénients : toutes les richesses de l’état se trouvaient englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne rendant jamais, attiraient insensiblement tout à eux. Les prêtres d’Égypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissaient tous dans une oisiveté dont ils ne sortaient qu’avec les vices qu’elle produit : ils étaient brouillons, inquiets, entreprenants ; et ces qualités les rendaient extrêmement dangereux. Enfin, un corps dont les intérêts avaient été violemment séparés de ceux de l’état était un monstre ; et ceux qui l’avaient établi avaient jeté dans la société une semence de discorde et de guerres civiles. II n’en était pas de même à Rome : on y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités d’augure, de grand pontife, étaient des magistratures ; ceux qui en étaient revêtus étaient membres du sénat, et par conséquent n’avaient pas des intérêts différents de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la superstition pour opprimer la république, ils l’employaient utilement à la soutenir. « Dans notre ville, dit Cicéron[20], les rois et les magistrats qui leur ont succédé ont toujours eu un double caractère, et ont gouverné l’état sous les auspices de la religion. »

Les duumvirs avaient la direction des choses sacrées ; les quindécemvirs avaient soin des cérémonies de la religion, gardaient les livres des sibylles : ce que faisaient auparavant les décemvirs et les duumvirs. Ils consultaient les oracles lorsque le sénat l’avait ordonné, et en faisaient le rapport, y ajoutant leur avis ; ils étaient aussi commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculaires : de manière que toutes les cérémonies religieuses passaient par les mains des magistrats.

Les rois de Rome avaient une espèce de sacerdoce : il y avait de certaines cérémonies qui ne pouvaient être faites que par eux. Lorsque les Tarquins furent chassés, on craignait que le peuple ne s’aperçût de quelque changement dans la religion : cela fit établir un magistrat appelé rex sacrorum, qui, dans les sacrifices, faisait les fonctions des anciens rois, et dont la femme était appelée regina sacrorum. Ce fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux.

Les Romains avaient cet avantage qu’ils avaient pour législateur le plus sage prince dont l’histoire profane ait jamais parlé ; ce grand homme ne chercha pendant tout son règne qu’à faire fleurir la justice et l’équité, et il ne fit pas moins sentir sa modération à ses voisins qu’à ses sujets. Il établit les fécialiens, qui étaient des prêtres sans le ministère desquels on ne pouvait faire ni la paix ni la guerre. Nous avons encore des formulaires de serments faits par ces fécialiens quand on concluait la paix avec quelque peuple. Dans celle que Rome conclut avec Albe, un fécialien dit dans Tite-Live : « Si le peuple romain est le premier à s’en départir, publico consilio, dolove malo, qu’il prie Jupiter de le frapper comme il va frapper le cochon qu’il tenait dans ses mains ; » et aussitôt il l’abattit d’un coup de caillou.

Avant de commencer la guerre on envoyait un de ces fécialiens faire ses plaintes au peuple qui avait porté quelque dommage à la république. Il lui donnait un certain temps pour se consulter et pour chercher les moyens de rétablir la bonne intelligence ; mais si on négligeait de faire l’accommodement, le fécialien s’en retournait, et sortait des terres de ce peuple injuste, après avoir invoqué contre lui les dieux célestes et ceux des enfers : pour lors le sénat ordonnait ce qu’il croyait ,juste et pieux. Ainsi les guerres ne s’entreprenaient jamais à la hâte, et elles ne pouvaient être qu’une suite d’une longue et mûre délibération.

La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa encore mieux dans leurs victoires. Si la superstition avait été écoutée, on aurait porté chez les vaincus les dieux des vainqueurs ; on aurait renversé leurs temples ; et, en établissant un nouveau culte, on leur aurait imposé une servitude plus rude que la première. On fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères, elle les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit parmi les hommes, elle s’attacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme le sanctuaire de la religion que comme la maîtresse du monde.

Mais, pour ne point multiplier les êtres, les Romains, à l’exemple des Grecs, confondirent adroitement les divinités étrangères avec les leurs ; s’ils trouvaient dans leurs conquêtes un dieu qui eût du rapport à quelqu’un de ceux qu’on adorait à Rome, ils l’adoptaient, pour ainsi dire, en lui donnant le nom de la divinité romaine, et lui accordaient, si j’ose me servir

de cette expression, le droit de bourgeoisie dans leur ville. Ainsi, lorsqu’ils trouvaient quelque héros fameux qui eût purgé la terre de quelque monstre, ou soumis quelque peuple barbare, ils lui donnaient aussitôt le nom d’Hercule. « Nous avons percé jusqu’à l’Océan, dit Tacite[21] ; et nous y avons trouvé les colonnes d’Hercule : soit qu’Hercule y ait été, soit que nous ayons attribué à ce héros tous les faits dignes de sa gloire. »

Varron a compté quarante-quatre de ces dompteurs de monstres ; Cicéron[22] n’en a compté que six, vingt-deux Muses, cinq Soleils, quatre Vulcains, cinq Mercures, quatre Apollons, trois Jupiters.

Eusèbe va plus loin[23] : il compte presque autant de Jupiters que de peuples.

Les Romains, qui n’avaient proprement d’autre divinité que le génie de la république, ne faisaient point d’attention au désordre et à la confusion qu’ils jetaient dans la mythologie : la crédulité des peuples, qui est toujours au-dessus du ridicule et de l’extravagant, réparait tout.

[1] Tite-Live, livre XL , chapitre XXIX, [M].

[2] ‘De Leg., lib. II. “Bella disceptanto : prodigia, portenta, ad Etruscos et aruspices, si senatus jusserit, deferunto.” Et dans un autre endroit : “Sacerdotum duo genera sunto : unum, quod præsit cærimoniis et sacris, alterum, quod interpretetur fatidicorum et vatum effata incognita, cum senatus populusque adsciverit. », [M].

[3] Optimis auspiciis ea geri quæpro reipublicæ salute gererentur ; quæ contra rempublicam fierent, contra auspicia fieri. (De Senectute, cap. IV.), [M].

[4] De Divinatione, lib. II, cap. XXXV., [M].

[5] De Divinatione, lib. II, [M]

[6] De Divinatione, lib. Il. [M].

[7] Ibid., [M].

[8] Hoc reipublicæ causa constitutum : comitiorum enim non habendorum causas esse voluerunt. (Ibid.), [M].

[9] Pluribus, hostiis cæsis ; cum litare non posset, introiit curiam, spreta religione. (In Jul. Cæs., lib. I, cap. LXXX.), [M].

[10] Macrobe, Saturnales, (I, VII), [M].

[11] Quia esse nolunt, bibant. Valère Maxime, lib. I, cap. IV.), [M].

[12] Totem consilium prodidit sapientum per quod civitates et populi regerentur. (De Civit. Dei, lib. IV, cap. XXXI.), [M].

[13] De Civil. Dei, lib. IV, cap. XXXI, [M].

[14] Adeone me delirare censes ut ista credam ?, [M].

[15] Deus pertinens per naturam cujusque rei, per terras, Ceres, per maria, Neptunus, alii per alia, poterunt intelligi : qui qualesque sint, quoque eos nomine consuetudo nuncuparerit, hos deos et venerari et colere debemus. (De Nat. deorum, lib. Il, cap. XXVIII), [M].

[16] Liv. 1, chap. III, art. 3, [M].

[17] Liv. XXXIV, [M].

[18] Annales, liv. II, chap. LXXXV, [M].

[19] Illi qui Serapin colunt, christiani sunt ; et devoti sunt Serapi, qui se Christi episcopos dicunt. Nemo illic archisynagogus judæorum, nemo samarites, nemo christianorum presbyter, non mathematicus, non aruspex, non aliptes, qui non Serapin colat. Ipse ille patriarcha (judæorum, scilicet) cum Ægyptum venerit, ab aliis Serapin adorare, ab aliis cogitur Christum. Unus illis deus est Serapis : hunc judæi, hunc christiani, hunc omnes venerantur et gentes. (Flavius Vopiscus, in Vita Saturnini.) Vid. Historiæ augustæ scriptores, in-fol. 1620. p. 245; et in-8°, 1661, p. 959, [M].

[20] Apud reteres, qui rerum potiebantur, iidem auguria tenebant, ut testis est nostra civitas, in qua et reges, augures, et postea privati eodem sacerdotio præditi rempublicam religionum auctoritate rexerunt. (De Divinatione, lib. I), [M].

[21] Ipsum quinetiam Oceanum illa tentavimus ; et superesse adhuc Herculis columnas fama vulgavit : sive adiit Hercules, seu quidquid ubique magnificum est, in claritatem ejus referre consensimus. (De Moribus Germanorum, cap. XXXIV, [M].

[22] De Natura Deorum, lib. III., [M].

[23] Præparatio evangelica, lib. III, [M].

DIALOGUE DE SYLLA ET D’EUCRATE (1722)

LYSIMAQUE (1754)

DIALOGUE DE SYLLA ET D’EUCRATE (1722)

Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dictature, j’appris que la réputation que j’avais parmi les philosophes lui faisait souhaiter de me voir. Il était à sa maison de Tibur, où il jouissait des premiers moments tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes. Et, dès que nous fûmes seuls : Sylla, lui dis-je, vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de médiocrité qui afflige presque tous les humains ? Vous avez renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus vous donnaient sur tous les hommes ? La fortune semble être gênée de ne plus vous élever aux honneurs.

Eucrate, me dit-il, si je ne suis plus en spectacle à l’univers, c’est la faute des choses humaines, qui ont des bornes, et non pas la mienne. J’ai cru avoir rempli ma destinée dès que je n’ai plus eu à faire de grandes choses. Je n’étais point fait pour gouverner tranquillement un peuple esclave. J’aime à remporter des victoires, à fonder ou détruire des états, à faire des ligues, à punir un usurpateur mais, pour ces minces détails de gouvernement, où les génies médiocres ont tant d’avantages, cette lente exécution des lois, cette discipline d’une milice tranquille, mon âme ne saurait s’en occuper.

Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté tant de délicatesse dans l’ambition. Nous avons bien vu des grands hommes peu touchés du vain éclat et de la pompe qui entourent ceux qui gouvernent ; mais il y en a bien peu qui n’aient été sensibles au plaisir de gouverner, et de faire rendre à leur fantaisie le respect qui n’est dû qu’aux lois.

Et moi, me dit-il, Eucrate, je n’ai jamais été si peu content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome, que j’ai regardé autour de moi, et que je n’ai trouvé ni rivaux ni ennemis.

J’ai cru qu’on dirait quelque jour que je n’avais châtié que des esclaves. Veux-tu, me suis-je dit, que dans ta patrie il n’y ait plus d’hommes qui puissent être touchés de ta gloire ? Et, puisque tu établis la tyrannie, ne vois-tu pas bien qu’il n’y aura point après toi de prince si lâche que la flatterie ne t’égale, et ne pare de ton nom, de tes titres, et de tes vertus mêmes ?

Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de l’ambition, mais aucun amour pour la gloire : je voyais bien que votre âme était haute ; mais je ne soupçonnais pas qu’elle fût grande : tout, dans votre vie, semblait me montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui, plein des plus funestes passions, se chargeait avec plaisir de la honte, des remords, et de la bassesse même, attachés à la tyrannie. Car enfin vous avez tout sacrifié à votre puissance ; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains ; vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus terrible magistrature qui fut jamais. Le sénat ne vit qu’en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu’un vous dit : Sylla, jusqu’à quand répandras-tu le sang romain ? veux-tu ne commander qu’à des murailles ? Pour lors vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen.

Et c’est tout le sang que j’ai versé qui m’a mis en état de faire la plus grande de toutes mes actions. Si j’avais gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille que l’ennui, que le dégoût, qu’un caprice, m’eussent fait quitter le gouvernement ? mais je me suis démis de la dictature dans le temps qu’il n’y avait pas un seul homme dans l’univers qui ne crût que la dictature était mon seul asile. J’ai paru devant les Romains, citoyen au milieu de mes concitoyens ; et j’ai osé leur dire : Je suis prêt à rendre compte de tout le sang que j’ai versé pour la république ; je répondrai à tous ceux qui viendront me demander leur père, leur fils ou leur frère. Tous les Romains se sont tus devant moi.

Cette belle action dont vous me parlez me paraît bien imprudente. Il est vrai que vous avez eu pour vous le nouvel étonnement dans lequel vous avez mis les Romains ; mais comment osâtes-vous leur parler de vous justifier, et de prendre pour juges des gens qui vous devaient tant de vengeances ?

Quand toutes vos actions n’auraient été que sévères pendant que vous étiez le maître, elles devenaient des crimes affreux dès que vous ne l’étiez plus.

Vous appelez des crimes, me dit-il, ce qui a fait le salut de la république. Vouliez-vous que je visse tranquillement des sénateurs trahir le sénat pour ce peuple qui, s’imaginant que la liberté doit être aussi extrême que le peut être l’esclavage, cherchait à abolir la magistrature même ?

Le peuple, gêné par les lois et par la gravité du sénat, a toujours travaillé à renverser l’un et l’autre. Mais celui qui est assez ambitieux pour le servir contre le sénat et les lois le fut toujours assez pour devenir son maître. C’est ainsi que nous avons vu finir tant de républiques dans la Grèce et dans l’Italie.

Pour prévenir un pareil malheur, le sénat a toujours été obligé d’occuper à la guerre ce peuple indocile. Il a été forcé, malgré lui, à ravager la terre, et à soumettre tant de nations dont l’obéissance nous pèse. À présent que l’univers n’a plus d’ennemis à nous donner, quel serait le destin de la république ? Et, sans moi, le sénat aurait-il pu empêcher que le peuple, dans sa fureur aveugle pour la liberté, ne se livrât lui-même à Marius, ou au premier tyran qui lui aurait fait espérer l’indépendance ?

Les dieux, qui ont donné à la plupart des hommes une lâche ambition, ont attaché à la liberté presque autant de malheurs qu’à la servitude. Mais, quel que doive être le prix de cette noble liberté, il faut bien le payer aux dieux.

La mer engloutit les vaisseaux, elle submerge des pays entiers ; et elle est pourtant utile aux humains.

La postérité jugera ce que Rome n’a pas encore osé examiner : elle trouvera peut-être que je n’ai pas versé assez de sang, et que tous les partisans de Marius n’ont pas été proscrits.

Il faut que je l’avoue, Sylla, vous m’étonnez. Quoi ! c’est pour le bien de votre patrie que vous avez versé tant de sang ! et vous avez eu de l’attachement pour elle !

Eucrate, me dit-il, je n’eus jamais cet amour dominant pour la patrie dont nous trouvons tant d’exemples dans les premiers temps de la république ; et j’aime autant Coriolan, qui porte la flamme et le fer jusqu’aux murailles de sa ville ingrate, qui fait repentir chaque citoyen de l’affront que lui a fait chaque citoyen, que celui qui chassa les Gaulois du Capitole. Je ne me suis jamais piqué d’être l’esclave ni l’idolâtre de la société de mes pareils ; et cet amour tant vanté est une passion trop populaire pour être compatible avec la hauteur de mon âme. Je me suis uniquement conduit par mes réflexions, et surtout par le mépris que j’ai eu pour les hommes. On peut juger, par la manière dont j’ai traité le seul grand peuple de l’univers, de l’excès de ce mépris pour tous les autres.

J’ai cru qu’étant sur la terre il fallait que j’y fusse libre. Si j’étais né chez les barbares, j’aurais moins cherché à usurper le trône pour commander que pour ne pas obéir. Né dans une république, j’ai obtenu la gloire des conquérants en ne cherchant que celle des hommes libres.

Lorsque avec mes soldats je suis entré dans Rome, je ne respirais ni la fureur ni la vengeance. J’ai jugé sans haine, mais aussi sans pitié, les Romains étonnés. Vous étiez libres, ai-je dit, et vous vouliez vivre esclaves ! Non. Mais mourez, et vous aurez l’avantage de mourir citoyens d’une ville libre.

J’ai cru qu’ôter la liberté à une ville dont j’étais citoyen était le plus grand des crimes. J’ai puni ce crime-là ; et je ne me suis point embarrassé si je serais le bon ou le mauvais génie de la république. Cependant le gouvernement de nos pères a été rétabli ; le peuple a expié tous les affronts qu’il avait faits aux nobles ; la crainte a suspendu les jalousies ; et Rome n’a jamais été si tranquille.

Vous voilà instruit de ce qui m’a déterminé à toutes les sanglantes tragédies que vous avez vues. Si j’avais vécu dans ces jours heureux de la république, où les citoyens, tranquilles dans leurs maisons, y rendaient aux dieux une âme libre, vous m’auriez vu passer ma vie dans cette retraite, que je n’ai obtenue que par tant de sang et de sueur.

Seigneur, lui dis-je, il est heureux que le ciel ait épargné au genre humain le nombre des hommes tels que vous. Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu’un homme soit au-dessus de l’humanité, il en coûte trop cher à tous les autres.

Vous avez regardé l’ambition des héros comme une passion commune, et vous n’avez fait cas que de l’ambition qui raisonne. Le désir insatiable de dominer, que vous avez trouvé dans le coeur de quelques citoyens, vous a fait prendre la résolution d’être un homme extraordinaire : l’amour de votre liberté vous a fait prendre celle d’être terrible et cruel. Qui dirait qu’un héroïsme de principe eût été plus funeste qu’un héroïsme d’impétuosité ? Mais si, pour vous empêcher d’être esclave, il vous a fallu usurper la dictature, comment avez-vous osé la rendre ? Le peuple romain, dites-vous, vous a vu désarmé, et n’a point attenté sur votre vie. C’est un danger auquel vous avez échappé : un plus grand danger peut vous attendre. Il peut vous arriver de voir quelque jour un grand criminel jouir de votre modération, et vous confondre dans la foule d’un peuple soumis.

J’ai un nom, me dit-il ; et il me suffit pour ma sûreté et celle du peuple romain. Ce nom arrête toutes les entreprises ; et il n’y a point d’ambition qui n’en soit épouvantée. Sylla respire, et son génie est plus puissant que celui de tous les Romains. Sylla a autour de lui Chéronée, Orchomène et Signion ; Sylla a donné à chaque famille de Rome un exemple domestique et terrible : chaque Romain m’aura toujours devant les yeux ; et, dans ses songes mêmes, je lui apparaîtrai couvert de sang ; il croira voir les funestes tables, et lire son nom à la tête des proscrits. On murmure en secret contre mes lois ; mais elles ne seront pas effacées par des flots même de sang romain. Ne suis-je pas au milieu de Rome ? Vous trouverez encore chez moi le javelot que j’avais à Orchomène, et le bouclier que je portai sur les murailles d’Athènes. Parce que je n’ai point de licteurs, en suis-je moins Sylla ? J’ai pour moi le sénat, avec la justice et les lois ; le sénat a pour lui mon génie, ma fortune et ma gloire.

J’avoue, lui dis-je, que, quand on a une fois fait trembler quelqu’un, on conserve presque toujours quelque chose de l’avantage qu’on a pris.

Sans doute, me dit-il. J’ai étonné les hommes, et c’est beaucoup. Repassez dans votre mémoire l’histoire de ma vie : vous verrez que j’ai tout tiré de ce principe, et qu’il a été l’âme de toutes mes actions. Ressouvenez-vous de mes démêlés avec Marius : je fus indigné de voir un homme sans nom, fier de la bassesse de sa naissance, entreprendre de ramener les premières familles de Rome dans la foule du peuple ; et, dans cette situation, je portais tout le poids d’une grande âme. J’étais jeune, et je me résolus de me mettre en état de demander compte à Marius de ses mépris. Pour cela, je l’attaquai avec ses propres armes, c’est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la république.

Lorsque, par le caprice du sort, je fus obligé de sortir de Rome, je me conduisis de même : j’allai faire la guerre à Mithridate ; et je crus détruire Marius à force de vaincre l’ennemi de Marius. Pendant que je laissai ce Romain jouir de son pouvoir sur la populace ; je multipliais ses mortifications, et je le forçais tous les jours d’aller au Capitole rendre grâces aux dieux des succès dont je le désespérais. Je lui faisais une guerre de réputation plus cruelle cent fois que celle que mes légions faisaient au roi barbare. Il ne sortait pas un seul mot de ma bouche qui ne marquât mon audace ; et mes moindres actions, toujours superbes, étaient pour Marius de funestes présages. Enfin Mithridate demanda la paix : les conditions étaient raisonnables ; et si Rome avait été tranquille, ou si ma fortune n’avait pas été chancelante, je les aurais acceptées. Mais le mauvais état de mes affaires m’obligea de les rendre plus dures ; j’exigeai qu’il détruisît sa flotte, et qu’il rendit aux rois ses voisins tous les états dont il les avait dépouillés. Je te laisse, lui dis-je, le royaume de tes pères, à toi qui devrais me remercier de ce que je te laisse la main avec laquelle tu as signé l’ordre de faire mourir en un jour cent mille Romains. Mithridate resta immobile ; et Marius, au milieu de Rome, en trembla.

Cette même audace, qui m’a si bien servi contre Mithridate, contre Marius, contre son fils, contre Thélésinus, contre le peuple, qui a soutenu toute ma dictature, a aussi défendu ma vie le jour que je l’ai quittée ; et ce jour assure ma liberté pour jamais.

Seigneur, lui dis-je, Marius raisonnait comme vous, lorsque, couvert du sang de ses ennemis et de celui des Romains, il montrait cette audace que vous avez punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de plus, et de plus grands excès. Mais, en prenant la dictature, vous avez donné l’exemple du crime que vous avez puni. Voilà l’exemple qui sera suivi, et non pas celui d’une modération qu’on ne fera qu’admirer.

Quand les dieux ont souffert que Sylla se soit impunément fait dictateur dans Rome, ils y ont proscrit la liberté pour jamais. Il faudrait qu’ils fissent trop de miracles pour arracher à présent du coeur de tous les capitaines romains l’ambition de régner. Vous leur avez appris qu’il y avait une voie bien plus sûre pour aller à la tyrannie, et la garder sans péril. Vous avez divulgué ce fatal secret, et ôté ce qui fait seul les bons citoyens d’une république trop riche et trop grande, le désespoir de pouvoir l’opprimer.

II changea de visage, et se tut un moment. Je ne crains, me dit-il avec émotion, qu’un homme, dans lequel je crois voir plusieurs Marius. Le hasard, ou bien un destin plus fort, me l’a fait épargner. Je le regarde sans cesse ; j’étudie son âme : il y cache des desseins profonds ; mais, s’il ose jamais former celui de commander à des hommes que j’ai faits mes égaux, je jure, par les dieux, que je punirai son insolence.

LYSIMAQUE (1754)

 Lorsque Alexandre eut détruit l’empire des Perses, il voulut que l’on crût qu’il était fils de Jupiter. Les Macédoniens étaient indignés de voir ce prince rougir d’avoir Philippe pour père : leur mécontentement s’accrut lorsqu’ils lui virent prendre les mœurs, les habits et les manières des Perses ; et ils se reprochaient tous d’avoir tant fait pour un homme qui commençait à les mépriser. Mais on murmurait dans l’armée, et on ne parlait pas.

Un philosophe nommé Callisthène avait suivi le roi dans son expédition. Un jour qu’il le salua à la manière des Grecs : D’où vient, lui dit Alexandre, que tu ne m’adores pas ? « Seigneur, lui dit Callisthène, vous êtes chef de deux nations : l’une, esclave avant que vous l’eussiez soumise, ne l’est pas moins depuis que vous l’avez vaincue ; l’autre, libre avant qu’elle vous servit à remporter tant de victoires, l’est encore depuis que vous les avez remportées. Je suis Grec, seigneur ; et ce nom, vous l’avez élevé si haut que, sans vous faire tort, il ne nous est plus permis de l’avilir. »

Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus : il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel. Il fit couper les pieds, le nez et les oreilles à Callisthène, ordonna qu’on le mît dans une cage de fer, et le fit porter ainsi à la suite de l’armée.

J’aimais Callisthène ; et de tout temps, lorsque mes occupations me laissaient quelques heures de loisir, je les avais employées à l’écouter : et, si j’ai de l’amour pour la vertu, je le dois aux impressions que ses discours faisaient sur moi. J’allai le voir. « Je vous salue, lui dis-je, illustre malheureux, que je vois dans une cage de fer comme on enferme une bête sauvage, pour avoir été le seul homme de l’armée. »

 « Lysimaque, me dit-il, quand je suis dans une situation qui demande de la force et du courage, il me semble que je me trouve presque à ma place. En vérité, si les dieux ne m’avaient mis sur la terre que pour y mener une vie voluptueuse, je croirais qu’ils m’auraient donné en vain une âme grande et immortelle. Jouir des plaisirs des sens est une chose dont tous les hommes sont aisément capables ; et si les dieux ne nous ont faits que pour cela, ils ont fait un ouvrage plus parfait qu’ils n’ont voulu, et ils ont plus exécuté qu’entrepris. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je sois insensible : vous ne me faites que trop voir que je ne le suis pas. Quand vous êtes venu à moi, j’ai trouvé d’abord quelque plaisir à vous voir faire une action de courage. Mais, au nom des dieux, que ce soit pour la dernière fois. Laissez-moi soutenir mes malheurs, et n’ayez point la cruauté d’y joindre encore les vôtres. »

 « Callisthène, lui dis-je, je vous verrai tous les jours. Si le roi vous voyait abandonné des gens vertueux, il n’aurait plus de remords ; il commencerait à croire que vous êtes coupable. Ah ! j’espère qu’il ne jouira pas du plaisir de voir que ses châtiments me feront abandonner un ami. »

Un jour Callisthène me dit : « Les dieux immortels m’ont consolé ; et, depuis ce temps, je sens en moi quelque chose de divin, qui m’a ôté le sentiment de mes peines. J’ai vu en songe le grand Jupiter. Vous étiez auprès de lui ; vous aviez un sceptre à la main, et un bandeau royal sur le front. Il vous a montré à moi, et m’a dit : Il te rendra plus heureux. L’émotion où j’étais m’a réveillé. Je me suis trouvé les mains élevées au ciel, et faisant des efforts pour dire : Grand Jupiter, si Lysimaque doit régner, fais qu’il règne avec justice. Lysimaque, vous règnerez : croyez un homme qui doit être agréable aux dieux, puisqu’il souffre pour la vertu. »

Cependant Alexandre ayant appris que je respectais la misère de Callisthène, que j’allais le voir, et que j’osais le plaindre, il entra dans une nouvelle fureur. Va, dit-il, combattre contre les lions, malheureux qui te plais tant à vivre avec les bêtes féroces. » On différa mon supplice, pour le faire servir de spectacle à plus de gens.

Le jour qui le précéda j’écrivis ces mots à Callisthène : « Je vais mourir. Toutes les idées que vous m’aviez données de ma future grandeur se sont évanouies de mon esprit. J’aurais souhaité d’adoucir les maux d’un homme tel que vous. »

Prexape, à qui je m’étais confié, m’apporta cette réponse : « Lysimaque, si les dieux ont résolu que vous régniez, Alexandre ne peut pas vous ôter la vie ; car les hommes ne résistent pas à la volonté des dieux. »

Cette lettre m’encouragea ; et, faisant réflexion que les hommes les plus heureux et les plus malheureux sont également environnés de la main divine, je résolus de me conduire, non pas par mes espérances, mais par mon courage, et de défendre jusqu’à la fin une vie sur laquelle il y avait de si grandes promesses.

On me mena dans la carrière. Il y avait autour de moi un peuple immense qui venait être témoin de mon courage ou de ma frayeur. On me lâcha un lion. J’avais plié mon manteau autour de mon bras : je lui présentai ce bras, il voulut le dévorer ; je lui saisis la langue, la lui arrachai, et la jetai à mes pieds.

Alexandre aimait naturellement les actions courageuses : il admira ma résolution, et ce moment fut celui du retour de sa grande âme.

Il me fit appeler et, me tendant la main : «Lysimaque, me dit-il, je te rends mon amitié, rends-moi la tienne. Ma colère n’a servi qu’à te faire faire une action qui manque à la vie d’Alexandre.»

Je reçus les grâces du roi; j’adorai les décrets des dieux, et j’attendais leurs promesses sans les rechercher ni les fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Les fils du roi étaient dans l’enfance ; son frère Aridée n’en était jamais sorti ; Olympias n’avait que la hardiesse des âmes faibles, et tout ce qui était cruauté était pour elle du courage ; Roxane, Eurydice, Satyre, étaient perdues dans la douleur. Tout le monde, dans le palais, savait gémir, et personne ne savait régner. Les capitaines d’Alexandre levèrent donc les yeux sur son trône ; mais l’ambition de chacun fut contenue par l’ambition de tous.

Nous partageâmes l’empire ; et chacun de nous crut avoir partagé le prix de ses fatigues.

Le sort me fit roi d’Asie ; et à présent que je puis tout, j’ai plus besoin que jamais des leçons de Callisthène. Sa joie m’annonce que j’ai fait quelque bonne action, et ses soupirs me disent que j’ai quelque mal à réparer. Je le trouve entre mon peuple et moi.

Je suis le roi d’un peuple qui m’aime. Les pères de famille espèrent la longueur de ma vie comme celle de leurs enfants ; les enfants craignent de me perdre comme ils craignent de perdre leur père. Mes sujets sont heureux et je le suis.

De l'esprit des lois (1758)

Table des matières
Une édition électronique réalisée à partir du livre Montesquieu, De l'esprit des lois (1758). (Texte de 1758, dernier état du texte revu par Montesquieu. L'orthographe a été modernisé et la ponctuation légèrement, mais non la graphie. Édition établie par Laurent Versini, professeur à la Sorbonne. Paris: Éditions Gallimard, 1995 (2 volumes: vol I: pp. 1 à 604 ; vol. II: pp. 605 à 1628.) Collection folio Essais.).

Table des matières
Présentation de l'oeuvre par Montesquieu

De l'Esprit des lois (1758)
Première partie: livres I à VIII
Seconde partie: livres IX à XIII
Troisième partie: livres XIV à XIX
Quatrième partie: livres XX à XXIII
Cinquième partie: livres XXIV à XXVI
Sixième partie: livres XXVII à XXXI
Défense de l'esprit des lois (1751)
Table analytique et alphabétique des matières contenues dans De l'Esprit des lois et dans Défense de l'Esprit des lois.
DE L'ESPRIT DES LOIS (1758)
Avertissement de l'auteur Préface
Première partie: livres I à VIII
Livre I. - Des lois en général.
Chapitre I. Des lois, dans le rapport qu'elles ont avec les divers êtres
Chapitre II. Des lois de la nature
Chapitre III. Des lois positives
Livre II. - Des lois qui dérivent directement de la nature du gouvernement.
Chapitre I. De la nature des trois divers gouvernements
Chapitre II. Du gouvernement républicain et des lois relatives à la démocratie
Chapitre III. Des lois relatives à la nature de l'aristocratie
Chapitre IV. Des lois dans leur rapport avec la nature du gouvernement monarchique
Chapitre V. Des lois relatives à la nature de l'État despotique
Livre III. - Des principes des trois gouvernements.
Chapitre I. Différence de la nature du gouvernement et de son principe
Chapitre II. Du principe des divers gouvernements
Chapitre III. Du principe de la démocratie
Chapitre IV. Du principe de l'aristocratie
Chapitre V. Que la vertu n'est point le principe du gouvernement monarchique
Chapitre VI. Comment on supplée à la vertu dans le gouvernement monarchique
Chapitre VII. Du principe de la monarchie
Chapitre VIII. Que l'honneur n'est point le principe des États despotiques
Chapitre IX. Du principe du gouvernement despotique
Chapitre X. Différence de l'obéissance dans les gouvernements modérés et dans les gouvernements despotiques
Chapitre XI. Réflexions sur tout ceci
Livre IV. - Que les lois de l'éducation doivent être relatives aux principes du gouvernement.
Chapitre I. Des lois de l'éducation
Chapitre II. De l'éducation dans les monarchies
Chapitre III. De l'éducation dans le gouvernement despotique
Chapitre IV. Différence des effets de l'éducation chez les anciens et parmi nous
Chapitre V. De l'éducation dans le gouvernement républicain
Chapitre VI. De quelques institutions des Grecs
Chapitre VII. En quel cas ces institutions singulières peuvent être bonnes
Chapitre VIII. Explication d'un paradoxe des anciens par rapport aux mœurs
Livre V. - Que les lois que le législateur donne doivent être relatives au principe de gouvernement.
Chapitre I Idée de ce livre
Chapitre II. Ce que c'est que la vertu dans l'État politique
Chapitre III. Ce que c'est que l'amour de la république dans la démocratie
Chapitre IV. Comment on inspire l'amour de l'égalité et de la frugalité
Chapitre V. Comment les lois établissent l'égalité dans la démocratie
Chapitre VI. Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans la démocratie
Chapitre VII. Autres moyens de favoriser le principe de la démocratie
Chapitre VIII. Comment les lois doivent se rapporter au principe du gouvernement dans l'aristocratie
Chapitre IX Comment les lois sont relatives à leur principe dans la monarchie
Chapitre X De la promptitude de l'exécution dans la monarchie
Chapitre XI. De l'excellence du gouvernement monarchique
Chapitre XII. Continuation du même sujet
Chapitre XIII. Idée du despotisme
Chapitre XIV. Comment les lois sont relatives au principe du gouvernement despotique
Chapitre XV. Continuation du même sujet
Chapitre XVI. De la communication du pouvoir
Chapitre XVII. Des présents
Chapitre XVIII. Des récompenses que le souverain donne
Chapitre XIX Nouvelles conséquences des principes des trois gouvernements
Livre VI. - Conséquences des principes des divers gouvernements par rapport à la simplicité des lois civiles et criminelles, la forme des jugements et l'établissement des peines.
Chapitre I. De la simplicité des lois civiles dans les divers gouvernements
Chapitre II. De la simplicité des lois criminelles dans les divers gouvernements
Chapitre III. Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit juger selon un texte précis de la loi
Chapitre IV. De la manière de former les jugements
Chapitre V. Dans quel gouvernement le souverain peut être juge
Chapitre VI. Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger
Chapitre VII. Du magistrat unique
Chapitre VIII. Des accusations dans les divers gouvernements
Chapitre IX De la sévérité des peines dans les divers gouvernements
Chapitre X Des anciennes lois françaises
Chapitre XI. Que lorsqu'un peuple est vertueux, il faut peu de peines
Chapitre XII. De la puissance des peines
Chapitre XIII. Impuissance des lois japonaises
Chapitre XIV. De l'esprit du sénat de Rome
Chapitre XV. Des lois des Romains à l'égard des peines
Chapitre XVI. De la juste proportion des peines avec le crime
Chapitre XVII. De la torture ou question contre les criminels
Chapitre XVIII. Des peines pécuniaires et des peines corporelles
Chapitre XIX De la loi du talion
Chapitre XX. De la punition des pères pour leurs enfants
Chapitre XXI. De la clémence du prince
Livre VII. - Conséquences des différents principes des trois gouvernements, par rapport aux lois somptuaires, au luxe et à la condition des femmes.
Chapitre I. Du luxe
Chapitre II. Des lois somptuaires dans la démocratie
Chapitre III. Des lois somptuaires dans l'aristocratie
Chapitre IV Des lois somptuaires dans les monarchies
Chapitre V. Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans une monarchie
Chapitre VI. Du luxe à la Chine
Chapitre VII. Fatale conséquence du luxe à la Chine
Chapitre VIII. De la continence publique
Chapitre IX. De la condition des femmes dans les divers gouvernements
Chapitre X. Du tribunal domestique chez les Romains
Chapitre XI. Comment les institutions changèrent à Rome avec le gouvernement
Chapitre XII. De la tutelle des femmes chez les Romains
Chapitre XIII. Des peines établies par les empereurs contre les débauches des femmes
Chapitre XIV. Lois somptuaires chez les Romains
Chapitre XV. Des dots et des avantages nuptiaux dans les diverses constitutions
Chapitre XVI. Belle coutume des Samnites
Chapitre XVII. De l'administration des femmes
Livre VIII. - De la corruption des principes des trois gouvernements.
Chapitre I. Idée générale de ce livre
Chapitre II. De la corruption du principe de la démocratie
Chapitre III. De l'esprit d'égalité extrême
Chapitre IV. Cause particulière de la corruption du peuple
Chapitre V. De la corruption du principe de l'aristocratie
Chapitre VI. De la corruption du principe de la monarchie
Chapitre VII. Continuation du même sujet
Chapitre VIII. Danger de la corruption du principe du gouvernement monarchique
Chapitre IX Combien la noblesse est portée à défendre le trône
Chapitre X. De la corruption du principe du gouvernement despotique
Chapitre XI. Effets naturels de la bonté et de la corruption des principes
Chapitre XII. Continuation du même sujet
Chapitre XIII. Effet du serment chez un peuple vertueux
Chapitre XIV Comment le plus petit changement dans la constitution entraîne la ruine des principes
Chapitre XV. Moyens très efficaces pour la conservation des trois principes
Chapitre XVI. Propriétés distinctives de la république
Chapitre XVII. Propriétés distinctives de la monarchie
Chapitre XVIII. Que la monarchie d'Espagne était dans un cas particulier
Chapitre XIX. Propriétés distinctives du gouvernement despotique
Chapitre XX. Conséquence des chapitres précédents
Chapitre XXI. De l'empire de la Chine
Seconde partie: livres IX à XIII
Livre IX. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la force défensive.
Chapitre I. Comment les républiques pourvoient à leur sûreté
Chapitre II. Que la constitution fédérative doit être composée d'États de même nature, surtout d'États républicains
Chapitre III. Autres choses requises dans la république fédérative
Chapitre IV. Comment les États despotiques pourvoient à leur sûreté
Chapitre V. Comment la monarchie pourvoit à sa sûreté
Chapitre VI. De la force défensive des États en général
Chapitre VII. Réflexions
Chapitre VIII. Cas où la force défensive d'un État est inférieure à sa force offensive
Chapitre IX. De la force relative des États
Chapitre X. De la faiblesse des États voisins
Livre X. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la force offensive.
Chapitre I. De la force offensive
Chapitre II. De la guerre
Chapitre III. Du droit de conquête
Chapitre IV. Quelques avantages du peuple conquis
Chapitre V. Gélon, roi de Syracuse
Chapitre VI. D'une république qui conquiert
Chapitre VIII Continuation du même sujet
Chapitre VIII. Continuation du même sujet
Chapitre IX. D'une monarchie qui conquiert autour d'elle
Chapitre X. D'une monarchie qui conquiert une autre monarchie
Chapitre XI. Des mœurs du peuple vaincu
Chapitre XII. D'une loi de Cyrus
Chapitre XIII. Charles XII
Chapitre XIV. Alexandre
Chapitre XV. Nouveaux moyens de conserver la conquête
Chapitre XVI. D'un État despotique qui conquiert
Chapitre XVII. Continuation du même sujet
Livre XI. - Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution.
Chapitre I. Idée générale
Chapitre II. Diverses significations données au mot de liberté
Chapitre III. Ce que c'est que la liberté
Chapitre IV. Continuation du même sujet
Chapitre V. De l'objet des États divers
Chapitre VI. De la constitution d'Angleterre
Chapitre VII. Des monarchies que nous connaissons
Chapitre VIII. Pourquoi les anciens n'avaient pas une idée bien claire de la monarchie
Chapitre IX. Manière de penser d'Aristote
Chapitre X. Manière de penser des autres politiques
Chapitre XI. Des rois des temps héroïques chez les Grecs
Chapitre XII. Du gouvernement des rois de Rome et comment les trois pouvoirs y furent distribués
Chapitre XIII. Réflexions générales sur l'état de Rome après l'expulsion des rois
Chapitre XIV. Comment la distribution des trois pouvoirs commença à changer après l'expulsion des rois
Chapitre XV. Comment, dans l'état florissant de la république, Rome perdit tout à coup sa liberté
Chapitre XVI. De la puissance législative dans la république romaine
Chapitre XVII. De la puissance exécutrice dans la même république
Chapitre XVIII. De la puissance de juger dans le gouvernement de Rome
Chapitre XIX. Du gouvernement des provinces romaines
Chapitre XX. Fin de ce livre
Livre XII. - Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec le citoyen.
Chapitre I. Idée de ce livre
Chapitre II. De la liberté du citoyen
Chapitre III. Continuation du même sujet
Chapitre IV. Que la liberté est favorisée par la nature des peines et leur proportion
Chapitre V. De certaines accusations qui ont particulièrement besoin de modération et de prudence
Chapitre VI. Du crime contre nature
Chapitre VII. Du crime de lèse-majesté
Chapitre VIII. De la mauvaise application du nom de crime de sacrilège et de lèse-majesté
Chapitre IX. Continuation du même sujet
Chapitre X. Continuation du même sujet
Chapitre XI. Des pensées
Chapitre XII. Des paroles indiscrètes
Chapitre XIII. Des écrits
Chapitre XIV. Violation de la pudeur dans la punition des crimes
Chapitre XV. De l'affranchissement de l'esclave pour accuser le maître
Chapitre XVI. Calomnie dans le crime de lèse-majesté
Chapitre XVII. De la révélation des conspirations
Chapitre XVIII. Combien il est dangereux dans les républiques de trop punir le crime de lèse-majesté
Chapitre XIX. Comment on suspend l'usage de la liberté dans la république
Chapitre XX. Des lois favorables à la liberté du citoyen dans la république
Chapitre XXI. De la cruauté des lois envers les débiteurs dans la république
Chapitre XXII. Des choses qui attaquent la liberté dans la monarchie
Chapitre XXIII. Des espions dans la monarchie
Chapitre XXIV. Des lettres anonymes
Chapitre XXV. De la manière de gouverner dans la monarchie
Chapitre XXVI. Que, dans la monarchie, le prince doit être accessible
Chapitre XXVII. Des mœurs du monarque
Chapitre XXVIII. Des égards que les monarques doivent à leurs sujets
Chapitre XXIX. Des lois civiles propres à mettre un peu de liber-té dans le gouvernement despotique
Chapitre XXX. Continuation du même sujet
Livre XII. - Des rapports que la levée des tributs et la grandeur des revenus publics ont avec la liberté.
Chapitre I. Des revenus de l'État
Chapitre II. Que c'est mal raisonné de dire que la grandeur des tributs soit bonne par elle-même
Chapitre III. Des tributs dans les pays où une partie du peuple est esclave de la glèbe
Chapitre IV. D'une république en cas pareil
Chapitre V. D'une monarchie en cas pareil
Chapitre VI. D'un État despotique en cas pareil
Chapitre VII. Des tributs dans les pays où l'esclavage de la glèbe n'est point établi
Chapitre VIII. Comment on conserve l'illusion
Chapitre IX. D'une mauvaise sorte d'impôt
Chapitre X. Que la grandeur des tributs dépend de la nature du gouvernement
Chapitre XI. Des peines fiscales
Chapitre XII. Rapport de la grandeur des tributs avec la liber-té
Chapitre XIII. Dans quels gouvernements les tributs sont susceptibles d'augmentation
Chapitre XIV. Que la nature des tributs est relative au gouvernement
Chapitre XV. Abus de la liberté
Chapitre XVI. Des conquêtes des Mahométans
Chapitre XVII. De l'augmentation des troupes
Chapitre XVIII. De la remise des tributs
Chapitre XIX. Qu'est-ce qui est plus convenable au prince et au peuple, de la ferme ou de la régie des tributs?
Chapitre XX. Des traitants
Troisième partie: livres XIV à XIX
Livre XIV. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la nature du climat.
Chapitre I. Idée générale
Chapitre II. Comment les hommes sont différents dans les divers climats
Chapitre III. Contradiction dans les caractères de certains peuples du Midi
Chapitre IV. Cause de l'immutabilité de la religion, des mœurs, des manières, des lois, dans les pays d'Orient
Chapitre V. Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat et les bons sont ceux qui s'y sont opposés
Chapitre VI. De la culture des terres dans les climats chauds
Chapitre VII. Du monachisme
Chapitre VIII. Bonne coutume de la Chine
Chapitre IX. Moyens d'encourager l'industrie
Chapitre X. Des lois qui ont rapport à la sobriété des peuples
Chapitre XI. Des lois qui ont du rapport aux maladies du climat
Chapitre XII. Des lois contre ceux qui se tuent eux-mêmes
Chapitre XIII. Effets qui résultent du climat d'Angleterre
Chapitre XIV. Autres effets du climat
Chapitre XV De la différente confiance que les lois ont dans le peuple selon les climats
Livre XV. - Comment les lois de l'esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat.
Chapitre I. De l'esclavage civil
Chapitre II. Origine du droit de l'esclavage chez les jurisconsultes romains
Chapitre III. Autre origine du droit de l'esclavage
Chapitre IV Autre origine du droit de l'esclavage
Chapitre V. De l'esclavage des nègres
Chapitre VI. Véritable origine du droit de l'esclavage
Chapitre VII. Autre origine du droit de l'esclavage
Chapitre VIII. Inutilité de l'esclavage par-mi nous
Chapitre IX. Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie
Chapitre X. Diverses espèces d'esclavage
Chapitre XI. Ce que les lois doivent faire par rapport à l'esclavage
Chapitre XII. Abus de l'esclavage
Chapitre XIII. Danger du grand nombre d'esclaves
Chapitre XIV. Des esclaves armés
Chapitre XV. Continuation du même sujet
Chapitre XVI. Précautions à prendre dans le gouvernement modéré
Chapitre XVII. Règlements à faire entre le maître et les esclaves
Chapitre XVIII. Des affranchissements
Chapitre XIX. Des affranchis et des eunuques
Livre XVI. - Comment les lois de l'esclavage domestique ont du rapport avec la nature du climat.
Chapitre I. De la servitude domestique
Chapitre II. Que dans les pays du Midi il y a dans les deux sexes une inégalité naturelle
Chapitre III. Que la pluralité des femmes dépend beaucoup de leur entretien
Chapitre IV. De la polygamie, ses diverses circonstances
Chapitre V. Raison d'une loi du Malabar
Chapitre VI. De la polygamie en elle-même
Chapitre VII. De l'égalité du traitement dans le cas de la pluralité des femmes
Chapitre VIII. De la séparation des femmes d'avec les hommes
Chapitre IX. Liaison du gouvernement domestique avec le politique
Chapitre X. Principe de la morale d'Orient
Chapitre XI. De la servitude domestique indépendante de la polygamie
Chapitre XII. De la pudeur naturelle
Chapitre XIII. De la jalousie
Chapitre XIV. Du gouvernement de la maison en Orient
Chapitre XV. Du divorce et de la répudiation
Chapitre XVI. De la répudiation et du divorce chez les Romains
Livre XVII. - Comment les lois de la servitude politique ont du rapport avec la nature du climat.
Chapitre I. De la servitude politique
Chapitre II. Différence des peuples par rapport au courage
Chapitre III. Du climat de l’Asie
Chapitre IV. Conséquence de ceci
Chapitre V. Que, quand les peuples du nord de l'Asie et ceux du nord de l'Europe ont conquis, les effets de la conquête n'étaient pas les mêmes
Chapitre VI. Nouvelle cause physique de la servitude de l'Asie et de la liberté de l'Europe
Chapitre VII. De l'Afrique et de l'Amérique
Chapitre VIII. De la capitale de l'empire
Livre XVIII. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la nature du terrain.
Chapitre I. Comment la nature du terrain influe sur les lois
Chapitre II. Continuation du même sujet
Chapitre III. Quels sont les pays les plus cultivés
Chapitre IV. Nouveaux effets de la fertilité et de la stérilité du pays
Chapitre V. Des peuples des îles
Chapitre VI. Des pays formés par l'industrie des hommes
Chapitre VII. Des ouvrages des hommes
Chapitre VIII. Rapport général des lois
Chapitre IX. Du terrain de l'Amérique
Chapitre X. Du nombre des hommes dans le rapport avec la manière dont ils se procurent la subsistance
Chapitre XI. Des peuples sauvages et des peuples barbares
Chapitre XII. Du droit des gens chez les peuples qui ne cultivent point les terres
Chapitre XIII. Des lois civiles chez les peuples qui ne cultivent point les terres
Chapitre XIV. De l'état politique des peuples qui ne cultivent point les terres
Chapitre XV. Des peuples qui connaissent l'usage de la monnaie
Chapitre XVI. Des lois civiles chez les peuples qui ne connaissent point l'usage de la monnaie
Chapitre XVII. Des lois politiques chez les peuples qui n'ont point l'usage de la monnaie
Chapitre XVIII. Force de la superstition
Chapitre XIX. De la liber-té des Arabes et de la servitude des Tartares
Chapitre XX. Du droit des gens des Tartares
Chapitre XXI. Loi civile des Tartares
Chapitre XXII. D'une loi civile des peuples Germains
Chapitre XXIII. De la longue chevelure des rois Francs
Chapitre XXIV. Des mariages des rois Francs
Chapitre XXV. Childéric
Chapitre XXVI. De la majorité des rois Francs
Chapitre XXVII. Continuation du même sujet
Chapitre XXVIII. De l'adoption chez les Germains
Chapitre XXIX. Esprit sanguinaire des rois Francs
Chapitre XXX. Des assemblées de la nation chez les Francs
Chapitre XXXI. De l'autorité du clergé dans la première race
Livre XIX. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec les principes qui forment l'esprit général, les mœurs et les manières d'une nation.
Chapitre I. Du sujet de ce livre
Chapitre II. Combien pour les meilleures lois il est nécessaire que les esprits soient préparés
Chapitre III. De la tyrannie
Chapitre IV. Ce que c'est que l'esprit général
Chapitre V. Combien il faut être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation
Chapitre VI. Qu'il ne faut pas tout corriger
Chapitre VII. Des Athéniens et des Lacédémoniens
Chapitre VIII. Effets de l'humeur sociable
Chapitre IX. De la vanité et de l'orgueil des nations
Chapitre X. Du caractère des Espagnols et de celui des Chinois
Chapitre XI. Réflexion
Chapitre XII. Des manières et des mœurs dans l'État despotique
Chapitre XIII. Des manières chez les Chinois
Chapitre XIV. Quels sont les moyens naturels de changer les mœurs et les manières d'une nation
Chapitre XV. Influence du gouvernement domestique sur le politique
Chapitre XVI. Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes
Chapitre XVII. Propriété particulière au gouvernement de la Chine
Chapitre XVIII. Conséquence du chapitre précédent
Chapitre XIX. Comment s'est faite cette union de la religion, des lois, des mœurs et des manières chez les Chinois
Chapitre XX. Explication d'un paradoxe sur les Chinois
Chapitre XXI. Comment les lois doivent être relatives aux mœurs et aux manières
Chapitre XXII. Continuation du même sujet
Chapitre XXIII. Comment les lois suivent les mœurs
Chapitre XXIV. Continuation du même sujet
Chapitre XXV. Continuation du même sujet
Chapitre XXVI. Continuation du même sujet
Chapitre XXVII. Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d'une nation
Quatrième partie: livres XX à XXIII
Livre XX. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce considéré dans sa nature et ses distinctions.
Chapitre I. Du commerce
Chapitre II. De l'esprit du commerce
Chapitre III. De la pauvreté des peuples
Chapitre IV. Du commerce dans les divers gouvernements
Chapitre V. Des peuples qui ont fait le commerce d'économie
Chapitre VI. Quelques effets d'une grande navigation
Chapitre VII. Esprit de l'Angleterre sur le commerce
Chapitre VIII. Comment on a gêné quelquefois le commerce d'économie
Chapitre IX. De l'exclusion en fait de commerce
Chapitre X. Établissement propre au commerce d'économie
Chapitre XI. Continuation du même sujet
Chapitre XII. De la liberté du commerce
Chapitre XIII. Ce qui détruit cette liber-té
Chapitre XIV. Des lois de commerce qui emportent la confiscation des marchandises
Chapitre XV. De la contrainte par corps
Chapitre XVI. Belle loi
Chapitre XVII. Loi de Rhodes
Chapitre XVIII. Des juges pour le commerce
Chapitre XIX. Que le prince ne doit point faire de commerce
Chapitre XX. Continuation du même sujet
Chapitre XXI. Du commerce de la noblesse dans la monarchie
Chapitre XXII. Réflexion particulière
Chapitre XXIII. À quelles nations il est désavantageux de faire le commerce
Livre XXI. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce, considéré dans les révolutions qu'il a eues dans le monde.
Chapitre I. Quelques considérations générales
Chapitre II. Des peuples d'Afrique
Chapitre III. Que les besoins des peuples du midi sont différents de ceux des peuples du nord
Chapitre IV. Principale différence du commerce des anciens d'avec celui d'aujourd'hui
Chapitre V. Autres différences
Chapitre VI. Du commerce des anciens
Chapitre VII. Du commerce des Grecs
Chapitre VIII. D'Alexandre. Sa conquête
Chapitre IX. Du commerce des rois grecs après Alexandre
Chapitre X. Du tour de l'Afrique
Chapitre XI. Carthage et Marseille
Chapitre XII. Île de Délos. Mithridate
Chapitre XIII. Du génie des Romains pour la marine
Chapitre XIV. Du génie des Romains pour le commerce
Chapitre XV. Commerce des Romains avec les Barbares
Chapitre XVI. Du commerce des Romains avec l'Arabie et les Indes
Chapitre XVII. Du commerce après la destruction des Romains en Occident
Chapitre XVIII. Règlement particulier
Chapitre XIX. Du commerce depuis l'affaiblissement des Romains en Orient
Chapitre XX. Comment le commerce se fit jour en Europe à travers la barbarie
Chapitre XXI. Découverte de deux nouveaux mondes: état de l'Europe à cet égard
Chapitre XXII. Des richesses que l'Espagne tira de l'Amérique
Chapitre XXIII. Problème
Livre XXII. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec l'usage de la monnaie.
Chapitre I. Raison de l'usage de la monnaie
Chapitre II. De la nature de la monnaie
Chapitre III. Des monnaies idéales
Chapitre IV. De la quantité de l'or et de l'argent
Chapitre V. Continuation du même sujet
Chapitre VI. Par quelle raison le prix de l'usure diminua de la moitié lors de la découverte des Indes
Chapitre VII. Comment le prix des choses se fixe dans la variation des richesses de signe
Chapitre VIII. Continuation du même sujet
Chapitre IX. De la rareté relative de l'or et de l'argent
Chapitre X. Du change
Chapitre XI. Des opérations que les Romains firent sur les monnaies
Chapitre XII. Circonstances dans lesquelles les Romains firent leurs opérations sur la monnaie
Chapitre XIII. Opérations sur les monnaies du temps des empereurs
Chapitre XIV. Comment le change gêne les États despotiques
Chapitre XV. Usage de quelques pays d'Italie
Chapitre XVI. Du secours que l'État peut tirer des banquiers
Chapitre XVII. Des dettes publiques
Chapitre XVIII. Du payement des dettes publiques
Chapitre XIX. Des prêts à intérêt
Chapitre XX. Des usures maritimes
Chapitre XXI. Du prêt par contrat et de l'usure chez les Romains
Chapitre XXII. Continuation du même sujet
Livre XXIII. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec le nombre des habitants.
Chapitre I. Des hommes et des animaux par rapport à la multiplication de leur espèce
Chapitre II. Des mariages
Chapitre III. De la condition des enfants
Chapitre IV. Des familles
Chapitre V. Des divers ordres de femmes légitimes
Chapitre VI. Des bâtards dans les divers gouvernements
Chapitre VII. Du consentement des pères au mariage
Chapitre VIII. Continuation du même sujet
Chapitre IX. Des filles
Chapitre X. Ce qui détermine au mariage
Chapitre XI. De la dureté du gouvernement
Chapitre XII. Du nombre des filles et des garçons dans différents pays
Chapitre XIII. Des ports de mer
Chapitre XIV. Des productions de la terre qui demandent plus ou moins d'hommes
Chapitre XV. Du nombre des habitants par rapport aux arts
Chapitre XVI. Des vues du législateur sur la propagation de l'espèce
Chapitre XVII. De la Grèce et du nombre de ses habitants
Chapitre XVIII. De l'état des peuples avant les Romains
Chapitre XIX. Dépopulation de l'univers
Chapitre XX. Que les Romains furent dans la nécessité de faire des lois pour la propagation de l'espèce
Chapitre XXI. Des lois des Romains sur la propagation de l'espèce
Chapitre XXII. De l'exposition des enfants
Chapitre XXIII. De l'état de l'univers après la destruction des Romains
Chapitre XXIV. Changements arrivés en Europe par rapport au nombre des habitants
Chapitre XXV. Continuation du même sujet
Chapitre XXVI. Conséquences
Chapitre XXVII. De la loi faite en France pour encourager la propagation de l'espèce
Chapitre XXVIII. Comment on peut remédier à la dépopulation
Chapitre XXIX. Des hôpitaux
Cinquième partie: livres XXIV à XXVI

Livre XXIV. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la religion établie dans chaque pays, considérée dans ses pratiques et en elle-même.

Chapitre I. Des religions en général
Chapitre II. Paradoxe de Bayle
Chapitre III. Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne et le gouvernement despotique à la mahométane
Chapitre IV. Conséquences du caractère de la religion chrétienne et de celui de la religion mahométane
Chapitre V. Que la religion catholique convient mieux à une monarchie, et que la protestante s'accommode mieux d'une république
Chapitre VI. Autre paradoxe de Bayle
Chapitre VII. Des lois de perfection dans la religion
Chapitre VIII. De l'accord des lois de la morale avec celles de la religion
Chapitre IX. Des Esséens
Chapitre X. De la secte stoïque
Chapitre XI. De la contemplation
Chapitre XII. Des pénitences
Chapitre XIII. Des crimes inexpiables
Chapitre XIV. Comment la force de la religion s'applique à celle des lois civiles
Chapitre XV. Comment les lois civiles corrigent quelquefois les fausses religions
Chapitre XVI. Comment les lois de la religion corrigent les inconvénients de la constitution politique
Chapitre XVII. Continuation du même sujet
Chapitre XVIII. Comment les lois de la religion ont l'effet des lois civiles
Chapitre XIX. Que c'est moins la vérité ou la fausseté d'un dogme qui le rend utile ou pernicieux aux hommes dans l'État civil, que l'usage ou l'abus que l'on en fait
Chapitre XX. Continuation du même sujet
Chapitre XXI. De la métempsycose
Chapitre XXII. Combien il est dangereux que la religion inspire de l'horreur pour des choses indifférentes
Chapitre XXIII. Des fêtes
Chapitre XXIV. Des lois de religions locales
Chapitre XXV. Inconvénient du transport d'une religion d'un pays à un autre
Chapitre XXVI. Continuation du même sujet
Livre XXV. - Des lois dans le rapport qu'elles ont avec l'établissement de la religion de chaque pays et sa police extérieure.
Chapitre I. Du sentiment pour la religion
Chapitre II. Du motif d'attachement pour les diverses religions
Chapitre III. Des temples
Chapitre IV. Des ministres de la religion
Chapitre V. Des bornes que les lois doivent mettre aux richesses du clergé
Chapitre VI. Des monastères
Chapitre VII. Du luxe de la superstition
Chapitre VIII. Du pontificat
Chapitre IX. De la tolérance en fait de religion
Chapitre X. Continuation du même sujet
Chapitre XI. Du changement de religion
Chapitre XII. Des lois pénales
Chapitre XIII. Très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Portugal
Chapitre XIV. Pourquoi la religion chrétienne est si odieuse au Japon
Chapitre XV. De la propagation de la religion
Livre XXVI. - Des lois dans le rapport qu'elles doivent avoir avec l'ordre des choses sur lesquelles elles statuent.
Chapitre I. Idée de ce livre
Chapitre II. Des lois divines et des lois humaines
Chapitre III. Des lois civiles qui sont contraires à la loi naturelle
Chapitre IV. Continuation du même sujet
Chapitre V. Cas où l'on peut juger par les principes du droit civil, en modifiant les principes du droit naturel
Chapitre VI. Que l'ordre des successions dépend des principes du droit politique ou civil, et non pas des principes du droit naturel
Chapitre VII. Qu'il ne faut point décider par les préceptes de la religion lorsqu'il s'agit de ceux de la loi naturelle
Chapitre VIII. Qu'il ne faut pas régler par les principes du droit qu'on appelle canonique les choses réglées par les principes du droit civil
Chapitre IX. Que les choses qui doivent être réglées par les principes du droit civil peuvent rarement l'être par les principes des lois de la religion
Chapitre X. Dans quel cas il faut suivre la loi civile qui permet, et non pas la loi de la religion qui défend
Chapitre XI. Qu'il ne faut point régler les tribunaux humains par les maximes des tribunaux qui regardent l'autre vie
Chapitre XII. Continuation du même sujet
Chapitre XIII. Dans quel cas il faut suivre, à l'égard des mariages, les lois de la religion, et dans quel cas il faut suivre les lois civiles
Chapitre XIV. Dans quels cas, dans les mariages entre parents, il faut se régler par les lois de la nature; dans quels cas on doit se régler par les lois civiles
Chapitre XV. Qu'il ne faut point régler par les principes du droit politique les choses qui dépendent des principes du droit civil
Chapitre XVI. Qu'il ne faut point décider par les règles du droit civil quand il s'agit de décider par celles du droit politique
Chapitre XVII. Continuation du même sujet
Chapitre XVIII. Qu'il faut examiner si les lois qui paraissent se contredire sont du même ordre
Chapitre XIX. Qu'il ne faut pas décider par les lois civiles les choses qui doivent l'être par les lois domestiques
Chapitre XX. Qu'il ne faut pas décider par les principes des lois civiles les choses qui appartiennent au droit des gens
Chapitre XXI. Qu'il ne faut pas décider par les lois politiques les choses qui appartiennent au droit des gens
Chapitre XXII. Malheureux sort de l'Inca Athualpa
Chapitre XXIII. Que lorsque, par quelque circonstance, la loi politique détruit l'État, il faut décider par la loi politique qui le conserve, qui devient quelquefois un droit des gens
Chapitre XXIV. Que les règlements de police sont d'un autre ordre que les autres lois civiles
Chapitre XXV. Qu'il ne faut pas suivre les dispositions générales du droit civil, lorsqu'il s'agit de choses qui doivent être soumises à des règles particulières tirées de leur propre nature
Sixième partie: livres XXVII à XXXI
Livre XXVII.
Chapitre unique. De l'origine et des révolutions des lois des romains sur les successions livre vingt-huitième. - de l'origine et des révolutions des lois civiles chez les français.
Livre XXVIII. Du différent des lois des peuples germains
Chapitre I. Du différent caractère des lois des peuples germains
Chapitre II. Que les lois des Barbares furent toutes personnelles
Chapitre III. Différence capitale entre les lois saliques et les lois des Wisigoths et des Bourguignons
Chapitre IV. Comment le droit romain se perdit dans le pays du domaine des Francs, et se conserva dans le pays du domaine des Goths et des Bourguignons
Chapitre V. Continuation du même sujet
Chapitre VI. Comment le droit romain se conserva dans le domaine des Lombards
Chapitre VII. Comment le droit romain se perdit en Espagne
Chapitre VIII. Faux capitulaire
Chapitre IX. Comment les codes des lois des Barbares et les capitulaires se perdirent
Chapitre X. Continuation du même sujet
Chapitre XI. Autres causes de la chute des codes des lois des Barbares, du droit romain, et des capitulaires
Chapitre XII. Des coutumes locales; révolution des lois des peuples barbares et du droit romain
Chapitre XIII. Différence de la loi salique ou des Francs saliens d'avec celle des Francs ripuaires et des autres peuples barbares
Chapitre XIV. Autre différence
Chapitre XV. Réflexion
Chapitre XVI. De la preuve par l'eau bouillante établie par la loi salique
Chapitre XVII. Manière de penser de nos pères
Chapitre XVIII. Comment la preuve par le combat s'étendit
Chapitre XIX. Nouvelle raison de l'oubli des lois saliques, des lois romaines et des capitulaires
Chapitre XX. Origine du point d'honneur
Chapitre XXI. Nouvelle réflexion sur le point d'honneur chez les Germains
Chapitre XXII. Des mœurs relatives aux combats
Chapitre XXIII. De la jurisprudence du combat judiciaire
Chapitre XXIV. Règles établies dans le combat judiciaire
Chapitre XXV. Des bornes que l'on mettait à l'usage du combat judiciaire
Chapitre XXVI. Du combat judiciaire entre une des parties et un des témoins
Chapitre XXVII. Du combat judiciaire entre une partie et un des pairs du seigneur. Appel de faux jugement
Chapitre XXVIII. De l'appel de défaute de droit
Chapitre XXIX. Époque du règne de saint Louis
Chapitre XXX. Observation sur les appels
Chapitre XXXI. Continuation du même sujet
Chapitre XXXII. Continuation du même sujet
Chapitre XXVIII. Continuation du même sujet
Chapitre XXXIV. Comment la procédure devint secrète
Chapitre XXXV. Des dépens
Chapitre XXXVI. De la partie publique
Chapitre XXXVII. Comment les Établissements de saint Louis tombèrent dans l'oubli
Chapitre XXXVIII. Continuation du même sujet
Chapitre XXXIX. Continuation du même sujet
Chapitre XL. Comment on prit les formes judiciaires des décrétales
Chapitre XLI. Flux et reflux de la juridiction ecclésiastique et de la juridiction laie
Chapitre XLII. Renaissance du droit romain et ce qui en résulta. Changements dans les tribunaux
Chapitre XLIII. Continuation du même sujet
Chapitre XLIV. De la preuve par témoins
Chapitre XLV. Des coutumes de France

Livre XXIX. - De la manière de composer les lois.

Chapitre I. De l'esprit du législateur
Chapitre II. Continuation du même sujet
Chapitre III. Que les lois qui paraissent s'éloigner des vues du législateur y sont souvent conformes
Chapitre IV. Des lois qui choquent les vues du législateur
Chapitre V. Continuation du même sujet
Chapitre VI. Que les lois qui paraissent les mêmes n'ont pas toujours le même effet
Chapitre VII. Continuation du même sujet. Nécessité de bien composer les lois
Chapitre VIII. Que les lois qui paraissent les mêmes n'ont pas toujours eu le même motif
Chapitre IX. Que les lois grecques et romaines ont puni l'homicide de soi-même, sans avoir le même motif
Chapitre X. Que les lois qui paraissent contraires dérivent quelquefois du même esprit
Chapitre XI. De quelle manière deux lois diverses peuvent être comparées
Chapitre XII. Que les lois qui paraissent les mêmes sont quelquefois réellement différentes
Chapitre XIII. Qu'il ne faut point séparer les lois de l'objet pour lequel elles sont faites. Des lois romaines sur le vol
Chapitre XIV. Qu'il ne faut point séparer les lois des circonstances dans lesquelles elles ont été faites
Chapitre XV. Qu'il est bon quelquefois qu'une loi se corrige elle-même
Chapitre XVI. Choses à observer dans la composition des lois
Chapitre XVII. Mauvaise manière de donner des lois
Chapitre XVIII. Des idées d'uniformité
Chapitre XIX. Des législateurs

Livre XXX. - Théorie des lois féodales chez les Francs dans le rapport qu'elles ont avec l'établissement de la monarchie.

Chapitre I. Des lois féodales
Chapitre II. Des sources des lois féodales
Chapitre III. Origine du vasselage
Chapitre IV. Continuation du même sujet
Chapitre V. De la conquête des Francs
Chapitre VI. Des Goths, des Bourguignons et des Francs
Chapitre VII. Différentes manières de partager les terres
Chapitre VIII. Continuation du même sujet
Chapitre IX. Juste application de la loi des Bourguignons et de celle des Wisigoths sur le partage des terres
Chapitre X. Des servitudes
Chapitre XI. Continuation du même sujet
Chapitre XII. Que les terres du partage des Barbares ne payaient point de tributs
Chapitre XIII. Quelles étaient les charges des Romains et des Gaulois dans la monarchie des Francs
Chapitre XIV. De ce qu'on appelait census
Chapitre XV. Que ce qu'on appelait census ne se levait que sur les serfs, et non pas sur les hommes libres
Chapitre XVI. Des leudes ou vassaux
Chapitre XVII. Du service militaire des hommes libres
Chapitre XVIII. Du double service
Chapitre XIX. Des compositions chez les peuples barbares
Chapitre XX. De ce qu'on a appelé depuis la justice des seigneurs
Chapitre XXI. De la justice territoriale des églises
Chapitre XXII. Que les justices étaient établies avant la fin de la seconde race
Chapitre XXIII. Idée générale du livre de l'Établissement de la monarchie française dans les Gaules, par M. l'abbé Dubos
Chapitre XXIV. Continuation du même sujet. Réflexion sur le fond du système
Chapitre XXV. De la noblesse française

Livre XXXI. – Théorie des lois féodales chez les Francs, dans le rapport qu'elles ont avec les révolutions de leur monarchie.

Chapitre I. Changements dans les offices et les fiefs
Chapitre II. Comment le gouvernement civil fut réformé
Chapitre III. Autorité des maires du palais
Chapitre IV. Quel était, à l'égard des maires, le génie de la nation
Chapitre V. Comment les maires obtinrent le commandement des années
Chapitre VI. Seconde époque de l'abaissement des rois de la première race
Chapitre VII. Des grands offices et des fiefs sous les maires du palais
Chapitre VIII. Comment les alleus furent changés en fiefs
Chapitre IX. Comment les biens ecclésiastiques furent convertis en fiefs
Chapitre X. Richesses du clergé
Chapitre XI. État de l'Europe du temps de Charles Martel
Chapitre XII. Établissement des dîmes
Chapitre XIII. Des élections aux évêchés et abbayes
Chapitre XIV. Des fiefs de Charles Martel
Chapitre XV. Continuation du même sujet
Chapitre XVI. Confusion de la royauté et de la mairerie. Seconde race
Chapitre XVII. Chose particulière dans l'élection des rois de la seconde race
Chapitre XVIII. Charlemagne
Chapitre XIX. Continuation du même sujet
Chapitre XX. Louis le Débonnaire
Chapitre XXI. Continuation du même sujet
Chapitre XXII. Continuation du même sujet
Chapitre XXIII. Continuation du même sujet
Chapitre XXIV. Que les hommes libres furent rendus capables de posséder des fiefs
Chapitre XXV. Cause principale de l'affaiblissement de la seconde race. Changement dans les alleus
Chapitre XXVI. Changement dans les fiefs
Chapitre XXVII. Autre changement arrivé dans les fiefs
Chapitre XXVIII. Changements arrivés dans les grands offices et dans les fiefs
Chapitre XXIX. De la nature des fiefs depuis le règne de Charles le Chauve
Chapitre XXX. Continuation du même sujet
Chapitre XXXI. Comment l'empire sortit de la maison de Charlemagne
Chapitre XXXII. Comment la couronne de France passa dans la maison de Hugues Capet
Chapitre XXXIII. Quelques conséquences de la perpétuité des fiefs
Chapitre XXXIV. Continuation du même sujet
DÉFENSE DE L'ESPRIT DES LOIS
Première partie
Seconde partie
Troisième partie
Table analytique et alphabétique des matières
contenues dans De l'Esprit des lois et Défense de l'Esprit des lois

Voir:
Gérard Bergeron,
Tout était dans Montesquieu. Une relecture de L’Esprit des lois. Paris-Montréal: L’Harmattan, 1996, 266 pp. Collection Logiques juridiques.

DÉFENSE DE L'ESPRIT DES LOIS

TABLE DES MATIERES

Première partie

I

II

Seconde partie

Idée générale

Des conseils de religion

De la polygamie

Climat

Tolérance

Célibat

Erreur particulière du critique

Mariage

Usure

Troisième partie

On a divisé cette défense en trois parties. Dans la première, on a répondu aux reproches généraux qui ont été faits à l'auteur de l'Esprit des Lois. Dans la seconde, on répond aux reproches particuliers. La troisième contient des réflexions sur la manière dont on l'a critiqué. Le public va connaître l'état des choses; il pourra juger.

I

Quoique l'Esprit des Lois soit un ouvrage de pure politique et de pure jurisprudence, l'auteur a eu souvent occasion d'y parler de la religion chrétienne: il l'a fait de manière à en faire sentir toute la grandeur; et, s'il n'a pas eu pour objet de travailler à la faire croire, il a cherché à la faire aimer.

Cependant, dans deux feuilles périodiques qui ont paru coup sur coup [a], on lui a fait les plus affreuses imputations. Il ne s'agit pas moins que de savoir s'il est spino­siste et déiste; et, quoique ces deux accusations soient par elles-mêmes contradictoires, on le mène sans cesse de l'une à l'autre. Toutes les deux étant incompatibles ne peuvent pas le rendre plus coupable qu'une seule; mais toutes les deux peuvent le rendre plus odieux.

Il est donc spinosiste, lui qui, dès le premier article de son livre, a distingué le monde matériel d'avec les intelligences spirituelles.

Il est donc spinosiste, lui qui, dans le second article, a attaqué l'athéisme: « Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité: car, quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui a produit des êtres intelligents ? »

Il est donc spinosiste, lui qui a continué par ces paroles: « Dieu a du rapport à l'univers comme créateur et comme conservateur [b] ; les lois selon lesquelles il a créé, sont celles selon lesquelles il conserve; il agit selon ces règles, parce qu'il les connaît; il les connaît, parce qu'il les a faites; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance. » 

Il est donc spinosiste, lui qui a ajouté: « Comme nous voyons que le monde formé par le mouvement de la matière et privé d'intelligence subsiste toujours, etc. »

Il est donc spinosiste, lui qui a démontré contre Hobbes et Spinosa, « que les rapports de justice et d'équité étaient antérieurs à toutes les lois positives [c] ».

Il est donc spinosiste, lui qui a dit au commencement du chapitre second: « Cette loi qui en imprimant dans nous-mêmes l'idée d'un créateur nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance. »

Il est donc spinosiste, lui qui a combattu de toutes ses forces le paradoxe de Bayle, qu'il vaut mieux être athée qu'idolâtre? paradoxe dont les athées tireraient les plus dangereuses conséquences.

Que dit-on, après des passages si formels? Et l'équité naturelle demande que le degré de preuve soit proportionné à la grandeur de l'accusation.

Première objection

« L'auteur tombe dès le premier pas. Les lois, dans la signification la plus étendue, dit-il, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Les lois, des rapports! Cela se conçoit-il ?... Cependant l'auteur n'a pas changé la définition ordinaire des lois, sans dessein. Quel est donc son but? le voici. Selon le nouveau système, il y a entre tous les êtres qui forment ce que Pope appelle le Grand Tout un enchaînement si nécessaire, que le moindre dérangement porterait la confusion jusqu'au trône du premier Être. C'est ce qui fait dire à Pope que les choses n'ont pu être autrement qu'elles ne sont, et que tout est bien comme il est. Cela posé, on entend la signification de ce langage nouveau, que les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. À quoi l'on ajoute que, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois: la Divinité a ses lois; le monde matériel a ses lois; les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois; les bêtes ont leurs lois; l'homme a ses lois. »

RÉPONSE

Les ténèbres mêmes ne sont pas plus obscures que ceci. Le critique a ouï dire que Spinosa admettait un principe aveugle et nécessaire qui gouvernoit l'univers: il ne lui en faut pas davantage : dès qu'il trouvera le mot nécessaire, ce sera du spinosisme. L'auteur a dit que les lois étaient un rapport nécessaire: voilà donc du spinosisme, parce que voilà du nécessaire. Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que l'auteur, chez le critique, se trouve spinosiste à cause de cet article, quoique cet article combatte expressément les systèmes dangereux. L'auteur a eu en vue d'attaquer le système de Hobbes, système terrible, qui, faisant dépendre toutes les vertus et tous les vices de l'établissement des lois que les hommes se sont faites, et voulant prouver que les hommes naissent tous en état de guerre, et que la première loi naturelle est la guerre de tous contre tous, renverse, comme Spinosa, et toute religion et toute morale. Sur cela l'auteur a établi premièrement, qu'il y avait des lois de justice et d'équité avant l'établissement des lois positives: il a prouvé que tous les êtres avaient des lois; que, même avant leur création, ils avaient des lois possibles; que Dieu lui-même avait des lois, c'est-à-dire les lois qu'il s'était faites. Il a démontré qu'il était faux que les hommes naquissent en état de guerre [d] ; il a fait voir que l'état de guerre n'avait commencé qu'après l'établissement des sociétés; il a donné là-dessus des principes clairs. Mais il en résulte toujours que l'auteur a attaqué les erreurs de Hobbes, et les conséquences de celles de Spinosa, et qu'il lui est arrivé qu'on l'a si peu entendu, que l'on a pris pour des opinions de Spinosa les objections qu'il fait contre le spinosisme. Avant d'entrer en dispute, il faudrait commencer par se mettre au fait de l'état de la question, et savoir du moins si celui qu'on attaque est ami ou ennemi. 

Seconde objection

Le critique continue: « Sur quoi l'auteur cite Plutarque, qui dit que la loi est la reine de tous les mortels et immortels. Mais est-ce d'un païen, etc. »

RÉPONSE

Il est vrai que l'auteur a cité Plutarque, qui dit que la loi est la reine de tous les mortels et immortels. 

Troisième objection

L'auteur a dit que « la création, qui parait être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées ». De ces termes, le critique conclut que l'auteur admet la fatalité des athées.

RÉPONSE

Un moment auparavant, il a détruit cette fatalité par ces paroles: « Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle gouverne l'univers, ont dit une grande absurdité; car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui a produit des êtres intelligents? » De plus, dans le passage qu'on censure, on ne peut faire parler l'auteur que de ce dont il parle. Il ne parle point des causes, et il ne compare point les causes; mais il parle des effets, et il compare les effets. Tout l'article, celui qui le précède et celui qui le suit, font voir qu'il n'est question ici que des règles du mouvement, que l'auteur dit avoir été établies par Dieu: elles sont invariables ces règles, et toute la physique le dit avec lui; elles sont invariables, parce que Dieu a voulu qu'elles fussent telles, et qu'il a voulu conserver le monde. Il n'en dit ni plus ni moins.

Je dirai toujours que le critique n'entend jamais le sens des choses, et ne s'attache qu'aux paroles. Quand l'auteur a dit que la création, qui paraissait être un acte arbitraire, supposait des règles aussi invariables que la fatalité des athées, on n'a pas pu l'entendre, comme s'il disait que la création fût un acte nécessaire comme la fatalité des athées, puisqu'il a déjà combattu cette fatalité. De plus, les deux membres d'une comparaison doivent se rapporter; ainsi il faut absolument que la phrase veuille dire: la création qui paraît d'abord devoir produire des règles de mouvement variables, en a d'aussi invariables que la fatalité des athées. Le critique, encore une fois, n'a vu et ne voit que les mots.

II 

Il n'y a donc point de spinosisme dans l'Esprit des Lois. Passons à une autre accusation; et

Première partie     1205

voyons s'il est vrai que l'auteur ne reconnaisse pas la religion révélée. L'auteur, à la fin du chapitre premier, parlant de l'homme qui est une intelligence finie, sujette à l'ignorance et à l'erreur, a dit: « Un tel être pouvait, à tous les instants, oublier son créateur; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion. »

Il a dit au chapitre 1er du livre XXIV: « Je n'examinerai les diverses religions du monde que par rapport au bien que l'on en tire dans l'État civil, soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre.

« Il ne faudra que très peu d'équité pour voir que je n'ai jamais prétendu faire céder les intérêts de la religion aux intérêts politiques, mais les unir: or, pour les unir, il faut les connaître. La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s'aimer, veut sans doute que chaque peuple ait les meilleures lois politiques et les meilleures lois civiles, parce qu'elles sont, après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir. »

Et au chapitre if du même livre: « Un prince qui aime la religion, et qui la craint, est un lion qui cède à la main qui le flatte, ou à la voix qui l'apaise. Celui qui craint la religion, et qui la hait, est comme les bêtes sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur ceux qui passent. Celui qui n'a point du tout de religion est cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu'il déchire et qu'il dévore. »

Au chapitre IIIe du même livre: « Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens, rend les princes moins timides, et par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, et les sujets sur le prince. Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. »

Au chapitre ive du même livre: « Sur le caractère de la religion chrétienne et celui de la mahométane, l'on doit sans autre examen, embrasser l'une et rejeter l'autre. » On prie de continuer.

Dans le chapitre vie: « M. Bayle, après avoir insulté toutes les religions, flétrit la religion chrétienne: il ose avancer que de véritables chrétiens ne formeraient pas un État qui pût subsister. Pourquoi non? Ce seraient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très grand zèle pour les remplir; ils sentiraient très bien les droits de la défense naturelle; plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques.

« Il est étonnant que ce grand homme n'ait pas su distinguer les ordres pour l'établissement du christianisme d'avec le christianisme même, et qu'on puisse lui imputer d'avoir méconnu l'esprit de sa propre religion. Lorsque le législateur, au lieu de donner des lois, a donné des conseils, c'est qu'il a vu que ses conseils, s'ils étaient ordonnés comme des lois, seraient contraires à l'esprit de ses lois. »

Au chapitre Xe « Si je pouvais un moment cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrais m'empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs du genre humain, etc. Faites pour un moment abstraction des vérités révélées; cherchez dans toute la nature, vous n'y trouverez pas de plus grand objet que les Antonins, etc. »

Et au chapitre XIIIe : « La religion païenne, qui ne défendait que quelques crimes grossiers, qui arrêtait la main et abandonnait le cœur, pouvait avoir des crimes inexpiables. Mais une religion qui enveloppe toutes les passions; qui n'est pas plus jalouse des actions que des désirs et des pensées; qui ne nous tient point attachés par quelque chaîne, mais par un nombre innombrable de fils; qui laisse derrière elle la justice humaine, et commence une autre justice; qui est faite pour mener sans cesse du repentir à l'amour, et de l'amour au repentir; qui met entre le juge et le criminel un grand médiateur, entre le juste et le médiateur un grand juge: une telle religion ne doit point avoir de crimes inexpiables. Mais, quoiqu'elle donne des craintes et des espérances à tous, elle fait assez sentir que, s'il n'y a point de crime qui, par sa nature, soit inexpiable, toute une vie peut l'être; qu'il serait très dangereux de tourmenter la miséricorde par de nouveaux crimes et de nouvelles expiations; qu'inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d'en contracter de nouvelles, de combler la mesure, et d'aller jusqu'au terme où la bonté paternelle finit. » 

Dans le chapitre XIXe à la fin, l'auteur, après avoir fait sentir les abus de diverses religions païennes sur l'état des âmes dans l'autre vie, dit: « Ce n'est pas assez pour une religion d'établir un dogme; il faut encore qu'elle le dirige: c'est ce qu'a fait admirablement bien la religion chrétienne, à l'égard des dogmes dont nous parlons. Elle nous fait espérer un état que nous croyions, non pas un état que nous sentions ou que nous connaissions : tout, jusqu'à la résurrection des corps, nous mène à des idées spirituelles. »

Et au chapitre XXVIe, à la fin: « Il suit de là qu'il est presque toujours convenable qu'une religion ait des dogmes particuliers, et un culte général. Dans les lois qui concernent les pratiques du culte, il faut peu de détails; par exemple, des mortifications, et non pas une certaine mortification. Le christianisme est plein de bon sens: l'abstinence est de droit divin, mais une abstinence particulière est de droit de police, et on peut la changer. »

Au chapitre dernier, livre XXVe: « Mais il n'en résulte pas qu'une religion apportée dans un pays très éloigné, et totalement différent de climat, de lois, de mœurs et de manières, ait tout le succès que sa sainteté devrait lui promettre. »

Et au chapitre III du livre XXIVe: « C'est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l'empire et le vice du climat, a empêché le despotisme de s'établir en Éthiopie, et a porté au milieu de l'Afrique les mœurs de l'Europe et ses lois, etc. Tout près de là, on voit le mahométisme faire enfermer les enfants du roi de Sennar : à sa mort, le conseil les envoie égorger en faveur de celui qui monte sur le trône.

« Que, d'un côté, l'on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains; et, de l'autre, la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Thimur et Gengis-Kan, qui ont dévasté l’Asie; et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez reconnaître. » On supplie de lire tout le chapitre.

Dans le chapitre vin du livre XXIVe: « Dans un pays où l'on a le malheur d'avoir une religion que Dieu n'a pas donnée, il est toujours nécessaire qu'elle s'accorde avec la morale; parce que la religion, même fausse, est le meilleur garant que les hommes puissent avoir de la probité des hommes. »

Ce sont des passages formels. on y voit un écrivain qui non seulement croit la religion chrétienne, mais qui l'aime. Que dit-on pour prouver le contraire? Et on avertit, encore une fois, qu'il faut que les preuves soient proportionnées à l'accusation: cette accusation n'est pas frivole, les preuves ne doivent pas l'être. Et, comme ces preuves sont données dans une forme assez extraordinaire, étant toujours moitié preuves, moitié injures, et se trouvant comme enveloppées dans la suite d'un discours fort vague, je vais les chercher. 

Première objection

L'auteur a loué les stoïciens, qui admettaient une fatalité aveugle, un enchaîne­ment nécessaire, etc. [e]. C'est le fondement de la religion naturelle.

RÉPONSE

Je suppose, un moment, que cette mauvaise manière de raisonner soit bonne. L'auteur a-t-il loué la physique et la métaphysique des stoïciens? Il a loué leur morale ; il a dit que les peuples en avoient tiré de grands biens: il a dit cela, et il n'a rien dit de plus: je me trompe, il a dit plus, car, dès la première page du livre, il a attaqué cette fatalité des stoïciens: il ne l'a donc pas louée, quand il a loué les stoïciens. 

Seconde objection

 L'auteur a loué Bayle, en l'appelant un grand homme (f).

RÉPONSE

 Je suppose encore un moment qu'en général cette manière de raisonner soit bonne: elle ne l'est pas du moins dans ce cas-ci. Il est vrai que l'auteur a appelé Bayle un grand homme; mais il a censuré ses opinions: s'il les a censurées, il ne les admet pas. Et puisqu'il a combattu ses opinions, il ne l'appelle pas un grand homme à cause de ses opinions. Tout le monde sait que Bayle avait un grand esprit, dont il a abusé; mais cet esprit dont il a abusé, il l'avait. L'auteur a combattu ses sophismes, et il craint ses égarements. Je n'aime point les gens qui renversent les lois de leur patrie; mais j'aurais de la peine à croire que César et Cromwell fussent de petits esprits. Je n'aime point les conquérants; mais on ne pourra guère me persuader qu'Alexandre et Gengis-Kan aient été des génies communs. Il n'aurait pas fallu beaucoup d'esprit à l'auteur pour dire que Bayle était un homme abominable; mais il y a apparence qu'il n'aime point à dire des injures, soit qu'il tienne cette disposition de la nature, soit qu'il l'ait reçue de son éducation. J'ai lieu de croire que, s'il prenait la plume, il n'en dirait pas même à ceux qui ont cherché à lui faire un des plus grands maux qu'un homme puisse faire à un homme, en travaillant à le rendre odieux à tous ceux qui ne le connaissent pas, et suspect à tous ceux qui le connaissent.

De plus, j'ai remarqué que les déclamations des hommes furieux ne font guère d'impression que sur ceux qui sont furieux eux-mêmes. La plupart des lecteurs sont des gens modérés; on ne prend guère un livre que lorsqu'on est de sang-froid; les gens raisonnables aiment les raisons. Quand l'auteur aurait dit mille injures à Bayle, il n'en serait résulté, ni que Bayle eût bien raisonné ni que Bayle eût mal raisonné; tout ce qu'on aurait pu conclure aurait été que l'auteur savait dire des injures.

Troisième objection

 Elle est tirée de ce que l'auteur n'a point parlé, dans son chapitre 1er, du péché originel [g].

RÉPONSE

 Je demande à tout homme sensé si ce chapitre est un Traité de théologie. Si l'auteur avait parlé du péché originel, on lui aurait pu imputer, tout de même, de n'avoir point parlé de la rédemption: ainsi, d'article en article, à l'infini. 

Quatrième objection

Elle est tirée de ce que M. Domat a commencé son ouvrage autrement que l'au­teur, et qu'il a d'abord parlé de la révélation.

RÉPONSE

Il est vrai que M. Domat a commencé son ouvrage autrement que l'auteur, et qu'il a d'abord parlé de la révélation. 

Cinquième objection

L'auteur a suivi le système du poème de Pope.

RÉPONSE

Dans tout l'ouvrage, il n'y a pas un mot du système de Pope. 

Sixième objection

« L'auteur dit que la loi qui prescrit à l'homme ses devoirs envers Dieu, est la plus importante; mais il nie qu'elle soit la première: il prétend que la première loi de la nature est la paix; que les hommes ont commencé par avoir peur les uns des autres, etc. Que les enfants savent que la première loi, c'est d'aimer Dieu; et la seconde, c'est d'aimer son prochain. » 

RÉPONSE

Voici les paroles de l'auteur: « Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l'idée d'un créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles, par son importance et non pas dans l'ordre de ces lois. L'homme, dans l'état de nature, aurait plutôt la faculté de connaître, qu'il n'aurait des connaissances. Il est clair que ses premières idées ne seraient point des idées spéculatives: il songerait à la conservation de son être avant de chercher l'origine de son être. Un homme pareil ne sentirait d'abord que sa faiblesse; sa timidité serait extrême; et, si l'on avait là-dessus besoin de l'expérience, l'on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages; tout les fait trembler, tout les fait fuir [h]. »

L'auteur a donc dit que la loi qui, en imprimant en nous-mêmes l'idée du créateur, nous porte vers lui, était la première des lois naturelles. Il ne lui a pas été défendu, pas plus qu'aux philosophes et aux écrivains du droit naturel, de considérer l'homme sous divers égards: il lui a été permis de supposer un homme comme tombé des nues, laissé à lui-même et sans éducation, avant l'établissement des sociétés. Eh bien! l'auteur a dit que la première loi naturelle, la plus importante, et par conséquent la capitale, serait pour lui, comme pour tous les hommes, de se porter vers son créateur. Il a été aussi permis à l'auteur d'examiner quelle serait la première impression qui se ferait sur cet homme, et de voir l'ordre dans lequel ces impressions seraient reçues dans son cerveau; et il a cru qu'il aurait des sentiments avant de faire des réflexions; que le premier, dans l'ordre du temps, serait la peur; ensuite le besoin de se nourrir, etc. L'auteur a dit que la loi qui, imprimant en nous l'idée du créateur, nous poile vers lui, est la première des lois naturelles: le critique dit que la première des lois naturelles est d'aimer Dieu. Ils ne sont divisés que par les injures. 

Septième objection

Elle est tirée du chapitre 1er du livre 1er, où l'auteur, après avoir dit « que l'homme était un être borné », a ajouté: « Un tel être pouvait à tous les instants oublier son créateur; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion. » Or, dit-on, quelle est cette religion dont parle l'auteur? Il parle sans doute de la religion naturelle; il ne croit donc que la religion naturelle.

RÉPONSE

Je suppose encore un moment que cette manière de raisonner soit bonne, et que, de ce que l'auteur n'aurait parlé là que de la religion naturelle, on en pût conclure qu'il ne croit que la religion naturelle, et qu'il exclut la religion révélée. Je dis que dans cet endroit il a parlé de la religion révélée, et non pas de la religion naturelle; car s'il avait parlé de la religion naturelle, il serait un idiot. Ce serait comme s'il disait: un tel être pouvait aisément oublier son créateur, c'est-à-dire la religion naturelle; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion naturelle; de sorte que Dieu lui aurait donné la religion naturelle pour perfectionner en lui la religion naturelle. Ainsi, pour se préparer à dire des invectives à l'auteur, on commence par ôter à ses paroles le sens du monde le plus clair, pour leur donner le sens du monde le plus absurde; et, pour avoir meilleur marché de lui, on le prive du sens commun. 

Huitième objection

L'auteur a dit [i], en parlant de l'homme: « Un tel être pouvait à tous les instants oublier son créateur; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion: un tel être pouvait à tous les instants s'oublier lui-même; les philosophes l'ont averti par les lois de la morale: fait pour vivre dans la société, il pouvait oublier les autres; les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles. » Donc, dit le critique [j], selon l'auteur le gouvernement du monde est partagé entre Dieu, les philosophes et les législateurs, etc. Où les philosophes ont-ils appris les lois de la morale? où les législateurs ont-ils vu ce qu'il faut prescrire pour gouverner les sociétés avec équité?

RÉPONSE

Et cette réponse est très aisée. Ils l'ont appris dans la révélation, s'ils ont été assez heureux pour cela; ou bien dans cette loi qui, en imprimant en nous l'idée du créateur, nous porte vers lui.

L'auteur de l'Esprit des Lois a-t-il dit comme Virgile : César partage l'empire avec Jupiter? Dieu, qui gouverne l'univers, n'a-t-il pas donné à de certains hommes plus de lumières, à d'autres plus de puissance? Vous direz que l'auteur a dit que, parce que Dieu a voulu que des hommes gouvernassent des hommes, il n'a plus voulu qu'ils lui obéissent, et qu'il s'est démis de l'empire qu'il avait sur eux, etc. Voilà où sont réduits ceux qui, ayant beaucoup de faiblesse pour raisonner, ont beaucoup de force pour déclamer. 

Neuvième objection

Le critique continue: « Remarquons encore que l'auteur, qui trouve que Dieu ne peut gouverner les êtres libres aussi bien que les autres, parce qu'étant libres, il faut qu'ils agissent par eux-mêmes (je remarquerai, en passant, que l'auteur ne se sert point de cette expression, « que Dieu ne peut pas »), ne remédie à ce désordre que par des lois, qui peuvent bien montrer à l'homme ce qu'il doit faire, mais qui ne lui donnent pas de le faire: ainsi, dans le système de l'auteur, Dieu crée des êtres, dont il ne peut empêcher le désordre, ni le réparer... Aveugle, qui ne voit pas que Dieu fait ce qu'il veut, de ceux mêmes qui ne font pas ce qu'il veut! »

RÉPONSE

 Le critique a déjà reproché à l'auteur de n'avoir point parlé du péché originel; il le prend encore sur le fait: il n'a point parlé de la grâce. C'est une chose triste d'avoir affaire à un homme qui censure tous les articles d'un livre, et n'a qu'une idée dominante. C'est le conte de ce curé de village, à qui des astronomes montraient la lune dans un télescope, et qui n'y voyait que son clocher.

 L'auteur de l'Esprit des Lois a cru qu'il devait commencer par donner quelque idée des lois générales, et du droit de la nature et des gens. Ce sujet était immense, et il l'a traité dans deux chapitres; il a été obligé d'omettre quantité de choses qui appartenaient à son sujet: à plus forte raison a-t-il omis celles qui n'y avaient point de rapport. 

Dixième objection 

L'auteur a dit qu'en Angleterre l'homicide de soi-même était l'effet d'une maladie; et qu'on ne pouvait pas plus le punir, qu'on ne punit les effets de la démence. Un sectateur de la religion naturelle n'oublie pas que l'Angleterre est le berceau de sa secte; il passe l'éponge sur tous les crimes qu'il y aperçoit.

RÉPONSE

 L'auteur ne sait point si l'Angleterre est le berceau de la religion naturelle; mais il sait que l'Angleterre n'est pas son berceau. Parce qu'il a parlé d'un effet physique qui se voit en Angleterre, il ne pense pas sur la religion comme les Anglais, pas plus qu'un Anglais qui parlerait d'un effet physique arrivé en France, ne penserait sur la religion comme les Français. L'auteur de l'Esprit des Lois n'est point du tout sectateur de la religion naturelle; mais il voudrait que son critique fût sectateur de la logique naturelle.

 Je crois avoir déjà fait tomber des mains du critique les armes effrayantes dont il s'est servi : je vais à présent donner une idée de son exorde, qui est tel, que je crains qu'on ne pense que ce soit par dérision que j'en parle ici.

Il dit d'abord, et ce sont ses paroles, que « le livre de l'Esprit des Lois est une de ces productions irrégulières qui ne se sont si fort multipliées que depuis l'arrivée de la bulle Unigenitus ». Mais, faire arriver l'Esprit des Lois à cause de l'arrivée de la constitution Unigenitus, n'est-ce pas vouloir faire rire? La bulle Unigenitus n'est point la cause occasionnelle du livre de l'Esprit des Lois; mais la bulle Unigenitus et le livre de L'Esprit des Lois ont été les causes occasionnelles qui ont fait faire au critique un raisonnement si puéril. Le critique continue: « L'auteur dit qu'il a bien des fois commencé et abandonné son ouvrage... Cependant, quand il jetait au feu ses premières productions, il était moins éloigné de la vérité que lorsqu'il a commencé à être content de son travail. » Qu'en sait-il? Il ajoute: « Si l'auteur avait voulu suivre un chemin frayé, son ouvrage lui aurait coûté moins de travail. » Qu'en sait-il encore? Il prononce ensuite cet oracle: « Il ne faut pas beaucoup de pénétration pour apercevoir que le livre de l'Esprit des Lois est fondé sur le système de la religion naturelle... On a montré dans les lettres contre le poème de Pope intitulé: Essai sur l'homme, que le système de la religion naturelle rentre dans celui de Spinosa: c'en est assez pour inspirer à un chrétien l'horreur du nouveau livre que nous annonçons. » Je réponds que non seulement c'en est assez, mais même que c'en serait beaucoup trop. Mais je viens de prouver que le système de l'auteur n'est pas celui de la religion naturelle; et, en lui passant que le système de la religion naturelle rentrât dans celui de Spinosa, le système de l'auteur n'entrerait pas dans celui de Spinosa, puisqu'il n'est pas celui de la religion naturelle.

 Il veut donc inspirer de l'horreur avant d'avoir prouvé qu'on doit avoir de l'horreur.

 Voici les deux formules des raisonnements répandus dans les deux écrits auxquels je réponds. L'auteur de l'Esprit des Lois est un sectateur de la religion naturelle: donc il faut expliquer ce qu'il dit ici par les principes de la religion naturelle: or, si ce qu'il dit ici est fondé sur les principes de la religion naturelle, il est un sectateur de la religion naturelle. 

L'autre formule est celle-ci: l'auteur de l'Esprit des Lois est un sectateur de la religion naturelle: donc ce qu'il dit dans son livre en faveur de la révélation, n'est que pour cacher qu'il est un sectateur de la religion naturelle: or, s'il se cache ainsi, il est un sectateur de la religion naturelle. 

Avant de finir cette première partie, je serais tenté de faire une objection à celui qui en a tant fait. Il a si fort effrayé les oreilles du mot de sectateur de la religion naturelle, que moi, qui défends l'auteur, je n'ose presque prononcer ce nom: je vais pourtant prendre courage. Ses deux écrits ne demanderaient-ils pas plus d'explication que celui que je défends? Fait-il bien, en parlant de la religion naturelle et de la révélation, de se jeter perpétuellement tout d'un côté, et de faire perdre les traces de l'autre? Fait-il bien de ne distinguer jamais ceux qui ne reconnaissent que la seule religion naturelle, d'avec ceux qui reconnaissent et la religion naturelle et la révélation? Fait-il bien de s'effaroucher toutes les fois que l'auteur considère l'homme dans l'état de la religion naturelle, et qu'il explique quelque chose sur les principes de la religion naturelle? Fait-il bien de confondre la religion naturelle avec l'athéisme? N'ai-je pas toujours ouï dire que nous avions tous une religion naturelle? N'ai-je pas ouï dire que le christianisme était la perfection de la religion naturelle? N'ai-je pas ouï dire que l'on employait la religion naturelle pour prouver la révélation contre les déistes; et que l'on employait la même religion naturelle pour prouver l'existence de Dieu, contre les athées? Il dit que les stoïciens étaient des sectateurs de la religion naturelle; et moi, je lui dis qu'ils étaient des athées [k], puisqu'ils croyaient qu'une fatalité aveugle gouvernait l'univers; et que c'est par la religion naturelle que l'on combat les stoïciens. Il dit que le système de la religion naturelle rentre dans celui de Spinosa [l] ; et moi, je lui dis qu'ils sont contradictoires, et que c'est par la religion naturelle qu'on détruit le système de Spinosa. Je lui dis que confondre la religion naturelle avec l'athéisme, c'est confondre la preuve avec la chose qu'on veut prouver, et l'objection contre l'erreur avec l'erreur même; que c'est ôter les armes puissantes que l'on a contre cette erreur. À Dieu ne plaise que je veuille imputer aucun mauvais dessein au critique, ni faire valoir les conséquences que l'on pourrait tirer de ses principes: quoiqu'il ait très peu d'indulgence, on en veut avoir pour lui. Je dis seulement que les idées métaphysiques sont extrêmement confuses dans sa tête; qu'il n'a point du tout la faculté de séparer; qu'il ne saurait porter de bons jugements, parce que, parmi les diverses choses qu'il faut voir, il n'en voit jamais qu'une. Et, cela même, je ne le dis pas pour lui faire des reproches, mais pour détruire les siens.

 Idée générale

J'ai absous le livre de L'Esprit des Lois de deux reproches généraux dont on l'avait chargé; il y a encore des imputations particulières auxquelles il faut que je réponde. Mais pour donner un plus grand jour à ce que j'ai dit, et à ce que je dirai dans la suite, je vais expliquer ce qui a donné lieu, ou a servi de prétexte aux invectives.

Les gens les plus sensés de divers pays de l'Europe, les hommes les plus éclairés et les plus sages, ont regardé le livre de L'Esprit des Lois comme un ouvrage utile : ils ont pensé que la morale en était pure, les principes justes, qu'il était propre à former d'honnêtes gens, qu'on y détruisait les opinions pernicieuses, qu'on y encourageait les bonnes.

 D'un autre côté, voilà un homme qui en parle comme d'un livre dangereux; il en a fait le sujet des invectives les plus outrées. Il faut que j'explique ceci.

 Bien loin d'avoir entendu les endroits particuliers qu'il critiquait dans ce livre, il n'a pas seulement su quelle était la matière qui y était traitée: ainsi, déclamant en l'air, et combattant contre le vent, il a remporté des triomphes de même espèce: il a bien critiqué le livre qu'il avait dans la tête, il n'a pas critiqué celui de l'auteur. Mais comment a-t-on pu manquer ainsi le sujet et le but d'un ouvrage qu'on avait devant les yeux? Ceux qui auront quelques lumières verront du premier coup d'œil que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense, puisqu'il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes; puisque l'auteur distingue ces institutions; qu'il examine celles qui conviennent le plus à la société, et à chaque société; qu'il en cherche l'origine; qu'il en découvre les causes physiques et morales; qu'il examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, et celles qui n'en ont aucun; que de deux pratiques pernicieuses, il cherche celle qui l'est plus et celle qui l'est moins; qu'il y discute celles qui peuvent avoir de bons effets à un certain égard, et de mauvais dans un autre. Il a cru ses recherches utiles, parce que le bon sens consiste beaucoup à connaître les nuances des choses. Or, dans un sujet aussi étendu, il a été nécessaire de traiter de la religion: car, y ayant sur la terre une religion vraie et une infinité de fausses, une religion envoyée du ciel et une infinité d'autres qui sont nées sur la terre, il n'a pu regarder toutes les religions fausses que comme des institutions humaines: ainsi il a dû les examiner comme toutes les autres institutions humaines. Et, quant à la religion chrétienne, il n'a eu qu'à l'adorer, comme étant une institution divine. Ce n'était point de cette religion qu'il devait traiter; parce que, par sa nature, elle n'est sujette à aucun examen: de sorte que, quand il en a parlé, il ne l'a jamais fait pour la faire entrer dans le plan de son ouvrage, mais pour lui payer le tribut de respect et d'amour qui lui est dû par tout chrétien; et, pour que, dans les comparaisons qu'il en pouvait faire avec les autres, il pût la faire triompher de toutes.

 Ce que je dis se voit dans tout l'ouvrage; mais l'auteur l'a particulièrement expliqué au commencement du livre vingt-quatrième, qui est le premier des deux livres qu'il a faits sur la religion. Il le commence ainsi: « Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses, et parmi les abîmes ceux qui sont les moins profonds; ainsi l'on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société, celles qui, quoiqu'elles n'aient pas l'effet de mener les hommes aux félicités de l'autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.

 « Je n'examinerai donc les diverses religions du monde que par rapport au bien que l'on en tire dans l'état civil, soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre. »

L'auteur ne regardant donc les religions humaines que comme des institutions humaines, a dû en parler, parce qu'elles entraient nécessairement dans son plan. Il n'a point été les chercher, mais elles sont venues le chercher. Et, quant à la religion chrétienne, il n'en a parlé que par occasion; parce que, par sa nature, ne pouvant être modifiée, mitigée, corrigée, elle n'entrait point dans le plan qu'il s'était proposé.

 Qu'a-t-on fait pour donner une ample carrière aux déclamations, et ouvrir la porte la plus large aux invectives? On a considéré l'auteur comme si, à l'exemple de M. Abbadie, il avait voulu faire un traité sur la religion chrétienne : on l'a attaqué comme si ses deux livres sur la religion étaient deux Traités de théologie chrétienne: on l'a repris comme si, parlant d'une religion quelconque, qui n'est pas la chrétienne, il avait eu à l'examiner selon les principes et les dogmes de la religion chrétienne: on l'a jugé comme s'il s'était chargé, dans ses deux livres, d'établir pour les chrétiens, et de prêcher aux mahométans et aux idolâtres les dogmes de la religion chrétienne. Toutes les fois qu'il a parlé de la religion en général, toutes les fois qu'il a employé le mot de religion, on a dit: « C'est la religion chrétienne. » Toutes les fois qu'il a comparé les pratiques religieuses de quelques nations quelconques, et qu'il a dit qu'elles étaient plus conformes au gouvernement politique de ce pays que telle autre pratique, on a dit: « Vous les approuvez donc, et vous abandonnez la foi chrétienne. » Lorsqu'il a parlé de quelque peuple qui n'a point embrassé le christianisme, ou qui a précédé la venue de Jésus-Christ, on lui a dit: « Vous ne reconnaissez donc pas la morale chrétienne. » Quand il a examiné en écrivain politique quelque pratique que ce soit, on lui a dit: « C'était tel dogme de théologie chrétienne que vous deviez mettre là. Vous dites que vous êtes jurisconsulte; et je vous ferai théologien malgré vous. Vous nous donnez d'ailleurs de très belles choses sur la religion chrétienne, mais c'est pour vous cacher que vous les dites; car je connais votre cœur, et je lis dans vos pensées. Il est vrai que je n'entends point votre livre; il n'importe pas que j'aie démêlé bien ou mal l'objet dans lequel il a été écrit; mais je connais au fond toutes vos pensées. Je ne sais pas un mot de ce que vous dites; mais j'entends très bien ce que vous ne dites pas. »

Entrons à présent en matière.

 Des conseils de religion

 L'auteur, dans le Livre sur la Religion, a combattu l'erreur de Bayle; voici ses paroles [m] : « M. Bayle, après avoir insulté toutes les religions, flétrit la religion chrétienne. Il ose avancer que de véritables chrétiens ne formeraient pas un État qui pût subsister. Pourquoi non? Ce seraient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très grand zèle pour les remplir. Ils sentiraient très bien les droits de la défense naturelle. Plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques.

 « Il est étonnant que ce grand homme n'ait pas su distinguer les ordres pour l'établissement du christianisme, d'avec le christianisme même; et qu'on puisse lui imputer d'avoir méconnu l'esprit de sa propre religion. Lorsque le législateur, au lieu de donner des lois, a donné des conseils, c'est qu'il a vu que ses conseils, s'ils étaient ordonnés comme des lois, seraient contraires à l'esprit de ses lois. »

 Qu'a-t-on fait pour ôter à l'auteur la gloire d'avoir combattu ainsi l'erreur de Bayle? On prend le chapitre [n] suivant, qui n'a rien à faire avec Bayle: « Les lois humaines, y est-il dit, faites pour parler à l'esprit, doivent donner des préceptes, et point de conseils; la religion, faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils et peu de préceptes. » Et de là on conclut que l'auteur regarde tous les préceptes de l'Évangile comme des conseils. Il pourrait dire aussi que celui qui fait cette critique regarde lui-même tous les conseils de l'Évangile comme des préceptes; mais ce n'est pas sa manière de raisonner, et encore moins sa manière d'agir. Allons au fait: il faut un peu allonger ce que l'auteur a raccourci. M. Bayle avait soutenu qu'une société de chrétiens ne pourrait pas subsister; et il alléguait pour cela l'ordre de l'Évangile de présenter l'autre joue quand on reçoit un soufflet, de quitter le monde, de se retirer dans les déserts, etc. L'auteur a dit que Bayle prenait pour des préceptes ce qui n'était que des conseils, pour des règles générales ce qui n'était que des règles particulières: en cela l'auteur a défendu la religion. Qu'arrive-t-il? On pose, pour premier article de sa croyance, que tous les livres de l'Évangile ne contiennent que des conseils.

 De la polygamie

 D'autres articles ont encore fourni des sujets commodes pour les déclamations. La polygamie en était un excellent. L'auteur en a fait un chapitre exprès, où il l'a réprouvée: le voici: 

De la polygamie en elle-même (XVI, IV) 

« À regarder la polygamie en général, indépendamment des circonstances qui peuvent la faire un peu tolérer, elle n'est point utile au genre humain, ni à aucun des deux sexes, soit à celui qui abuse, soit à celui dont on abuse. Elle n'est pas non plus utile aux enfants; et un de ses grands inconvénients est que le père et la mère ne peuvent avoir la même affection pour leurs enfants; un père ne peut pas aimer vingt enfants comme une mère en aime deux. C'est bien pis quand une femme a plusieurs maris; car pour lors l'amour paternel ne tient qu'à cette opinion qu'un père peut croire, s'il veut, ou que les autres peuvent croire, que de certains enfants lui appartiennent. 

« La pluralité des femmes, qui le dirait? mène à cet amour que la nature désavoue: c'est qu'une dissolution en entraîne toujours une autre, etc. 

« Il y a plus: la possession de beaucoup de femmes ne prévient pas toujours les désirs pour celle d'un autre: il en est de la luxure comme de l'avarice: elle augmente sa soif par l'acquisition des trésors. 

« Du temps de Justinien, plusieurs philosophes, gênés par le christianisme, se retirèrent en Perse auprès de Chosroês: ce qui les frappa le plus, dit Agathias, ce fut que la polygamie était permise à des gens qui ne s'abstenaient pas même de l'adultère. » 

L'auteur a donc établi que la polygamie était par sa nature et en elle-même une chose mauvaise; il fallait partir de ce chapitre, et c'est pourtant de ce chapitre que l'on n'a rien dit. L'auteur a de plus examiné philosophiquement dans quels pays, dans quels climats, dans quelles circonstances elle avait de moins mauvais effets; il a comparé les climats aux climats, et les pays aux pays; et il a trouvé qu'il y avait des pays où elle avait des effets moins mauvais que dans d'autres; parce que, suivant les Relations, le nombre des hommes et des femmes n'étant point égal dans tous les pays, il est clair que, s'il y a des pays où il y ait beaucoup plus de femmes que d'hommes, la polygamie, mauvaise en elle-même, l'est moins dans ceux-là que dans d'autres. L'auteur a discuté ceci dans le chapitre IV du même livre. Mais parce que le titre de ce chapitre porte ces mots, « que la loi de la polygamie est une affaire de calcul », on a saisi ce titre. Cependant, comme le titre d'un chapitre se rapporte au chapitre même, et ne peut dire ni plus ni moins que ce chapitre, voyons-le. 

« Suivant les calculs que l'on fait en divers endroits de l'Europe, il y naît plus de garçons que de filles: au contraire, les Relations de l'Asie nous disent qu'il y naît beaucoup plus de filles que de garçons. La loi d'une seule femme en Europe, et celle qui en permet plusieurs en Asie, ont donc un certain rapport au climat. 

« Dans les climats froids de l'Asie, il naît, comme en Europe, beaucoup plus de garçons que de filles: c'est, disent les Lamas, la raison de la loi qui chez eux permet à une femme d'avoir plusieurs maris. 

« Mais j'ai peine à croire qu'il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande pour qu'elle exige qu'on y introduise la loi de plusieurs femmes, ou la loi de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes, est plus conforme à la nature dans certains pays que dans d'autres. 

« J'avoue que si ce que les Relations nous disent était vrai, qu'à Bantam. il y a dix femmes pour un homme, ce serait un cas bien particulier de la polygamie. 

« Dans tout ceci je ne justifie pas les usages, mais j'en rends les raisons. » 

Revenons au titre: La polygamie est une affaire de calcul. Oui, elle l'est quand on veut savoir si elle est plus ou moins pernicieuse dans de certains climats, dans de certains pays, dans de certaines circonstances, que dans d'autres: elle n'est point une affaire de calcul quand on doit décider si elle est bonne ou mauvaise par elle-même. 

Elle n'est point une affaire de calcul quand on raisonne sur sa nature: elle peut être une affaire de calcul, quand on combine ses effets; enfin, elle n'est jamais une affaire de calcul quand on examine le but du mariage; et elle l'est encore moins quand on examine le mariage comme établi par Jésus-Christ. 

J'ajouterai ici que le hasard a très bien servi l'auteur. Il ne prévoyait pas sans doute qu'on oublierait un chapitre formel, pour donner des sens équivoques à un autre: il a le bonheur d'avoir fini cet autre par ces paroles: « Dans tout ceci, je ne justifie point les usages, mais j'en rends les raisons. »

 L'auteur vient de dire qu'il ne voyait pas qu'il pût y avoir des climats où le nombre des femmes pût tellement excéder celui des hommes, ou le nombre des hommes celui des femmes, que cela dût engager à la polygamie dans aucun pays; et il a ajouté: « Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, et même la pluralité des hommes, est plus conforme à la nature dans de certains pays que dans d'autres [o]. » Le critique a saisi le mot « est plus conforme à la nature », pour faire dire à l'auteur qu'il approuvait la polygamie. Mais si je disais que j'aime mieux la fièvre que le scorbut, cela signifierait-il que j'aime la fièvre, ou seulement que le scorbut m'est plus désagréable que la fièvre?

 Voici, mot pour mot, une objection bien extraordinaire :

 « La polygamie d'une femme qui a plusieurs maris est un désordre monstrueux qui n'a été permis en aucun cas, et que l'auteur ne distingue en aucune sorte de la polygamie d'un homme qui a plusieurs femmes [p]. Ce langage, dans un sectateur de la religion naturelle, n'a pas besoin de commentaire. »

 Je supplie de faire attention à la liaison des idées du critique. Selon lui, il suit que, de ce que l'auteur est un sectateur de la religion naturelle, il n'a point parlé de ce dont il n'avait que faire de parler: ou bien il suit, selon lui, que l'auteur n'a point parlé de ce dont il n'avait que faire de parler, parce qu'il est sectateur de la religion naturelle. Ces deux raisonnements sont de même espèce, et les conséquences se trouvent également dans les prémisses. La manière ordinaire est de critiquer sur ce que l'on écrit; ici le critique s'évapore sur ce que l'on n'écrit pas.

 Je dis tout ceci en supposant avec le critique que l'auteur n'eût point distingué la polygamie d'une femme qui a plusieurs maris, de celle où un mari aurait plusieurs femmes. Mais si l'auteur les a distinguées, que dira-t-il? Si l'auteur a fait voir que dans le premier cas les abus étaient plus grands, que dira-t-il ? Je supplie le lecteur de relire le chapitre VI du livre XVI; je l'ai rapporté ci-dessus. Le critique lui a fait des invectives parce qu'il avait gardé le silence sur cet article; il ne reste plus que de lui en faire sur ce qu'il ne l'a pas gardé :

 Mais voici une chose que je ne puis comprendre. Le critique a mis dans la secon­de de ses feuilles: « L'auteur nous a dit ci-dessus que la religion doit permettre la polygamie dans les pays chauds et non dans les pays froids. » Mais l'auteur n'a dit cela nulle part. Il n'est plus question de mauvais raisonnement entre, le critique et lui; il est question d'un fait. Et comme l'auteur n'a dit nulle part que la religion doit permettre la polygamie dans les pays chauds et non dans les pays froids; si l'imputa­tion est fausse comme elle l'est, et grave comme elle l'est, je prie le critique de se juger lui-même. Ce n'est pas le seul endroit sur lequel l'auteur ait à faire un cri. À la fin de la première feuille, il est dit: « Le chapitre IV porte pour titre que la loi de la polygamie est une affaire de calcul: c'est-à-dire que dans les lieux où il naît plus de garçons que de filles, comme en Europe, on ne doit épouser qu'une femme. dans ceux où il naît plus de filles que de garçons, la polygamie doit y être introduite. » Ainsi, lorsque l'auteur explique quelques usages, ou donne la raison de quelques pratiques, on les lui fait mettre en maximes, et ce qui est plus triste encore, en maximes de religion; et comme il a parlé d'une infinité d'usages et de pratiques dans tous les pays du monde, on peut avec une pareille méthode le charger des erreurs et même des abominations de tout l'univers. Le critique dit, à la fin de sa seconde feuille, que Dieu lui a donné quelque zèle. Eh bien! je réponds que Dieu ne lui a pas donné celui-là. 

Climat

 Ce que l'auteur a dit sur le climat, est encore une matière très propre pour la rhéto­rique. Mais tous les effets quelconques ont des causes: le climat et les autres causes physiques produisent un nombre infini d'effets. Si l'auteur avait dit le contraire, ou l'aurait regardé comme un homme stupide. Toute la question se réduit à savoir si dans des pays éloignés entre eux, si sous des climats différents, il y a des caractères d'esprit nationaux. Or, qu'il y ait de telles différences, cela est établi par l'universalité presque entière des livres qui ont été écrits. Et, comme le caractère de l'esprit influe beaucoup dans la disposition du cœur, on ne saurait encore douter qu'il n'y ait de certaines qualités du cœur plus fréquentes dans un pays que dans un autre; et l'on a encore pour preuve un nombre infini d'écrivains de tous les lieux et de tous les temps. Comme ces choses sont humaines, l'auteur en a parlé d'une façon humaine. Il aurait pu joindre là bien des questions que l'on agite dans les écoles sur les vertus humaines et sur les vertus chrétiennes; mais ce n'est point avec ces questions que l'on fait des livres de physique, de politique et de jurisprudence. En un mot, ce physique du climat peut produire diverses dispositions dans les esprits; ces dispositions peuvent influer sur les actions humaines: cela choque-t-il l'empire de Celui qui a créé, ou les mérites de Celui qui a racheté?

 Si l'auteur a recherché ce que les magistrats de divers pays pouvaient faire pour conduire leur nation de la manière la plus convenable et la plus conforme à son caractère, quel mal a-t-il fait en cela ?

 On raisonnera de même à l'égard de diverses pratiques locales de religion. L'auteur n'avait à les considérer ni comme bonnes, ni comme mauvaises : il a dit seulement qu'il y avait des climats où de certaines pratiques de religion étaient plus aisées à recevoir, c'est-à-dire, étaient plus aisées à pratiquer par les peuples de ces climats que par les peuples d'un autre. De ceci il est inutile de donner des exemples. Il y en a cent mille.

 Je sais bien que la religion est indépendante par elle-même de tout effet physique quelconque; que celle qui est bonne dans un pays est bonne dans un autre, et qu'elle ne peut être mauvaise dans un pays sans l'être dans tous; mais je dis que, comme elle est pratiquée par les hommes et pour les hommes, il y a des lieux où une religion quelconque trouve plus de facilité à être pratiquée, soit en tout, soit en partie, dans de certains pays que dans d'autres, et dans de certaines circonstances que dans d'autres: et, dès que quelqu'un dira le contraire, il renoncera au bon sens.

 L'auteur a remarqué que le climat des Indes produisait une certaine douceur dans les mœurs ; mais, dit le critique, les femmes s'y brûlent à la mort de leur mari. Il n'y a guère de philosophie dans cette objection. Le critique ignore-t-il les contradictions de l'esprit humain, et comment il sait séparer les choses les plus unies, et unir celles qui sont les plus séparées? Voyez là-dessus les réflexions de l'auteur, au chapitre in du livre XIV.

 Tolérance

 Tout ce que l'auteur a dit sur la tolérance se rapporte à cette proposition du chapitre IX, livre XXV:

 « Nous sommes ici politiques et non pas théologiens; et pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion, et l'approuver.

 « Lorsque les lois de l'État ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu'elles les obligent aussi à se tolérer entre elles. » On prie de lire le reste du chapitre.

 On a beaucoup crié sur ce que l'auteur a ajouté au chapitre X, livre XXV: « Voici le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est le maître dans un État de recevoir une nouvelle religion ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir; quand elle y est établie, il faut la tolérer. »

 On objecte à l'auteur qu'il va avertir les princes idolâtres de fermer leurs États à la religion chrétienne : effectivement c'est un secret qu'il a été dire à l'oreille du roi de la Cochinchine. Comme cet argument a fourni matière à beaucoup de déclamations, j'y ferai deux réponses. La première, c'est que l'auteur a excepté nommément dans son livre la religion chrétienne. Il a dit au livre XXIV, chapitre I, à la fin: « La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s'aimer, veut sans doute que chaque peuple ait les meilleures lois politiques et les meilleures lois civiles; parce qu'elles sont, après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir. » Si donc la religion chrétienne est le premier bien, et les lois politiques et civiles le second, il n'y a point de lois politiques et civiles dans un État, qui puissent ou doivent y empêcher l'entrée de la religion chrétienne.

 Ma seconde réponse est que la religion du ciel ne s'établit pas par les mêmes voies que les religions de la terre. Lisez l'histoire de l'Église, et vous verrez les prodiges de la religion chrétienne. A-t-elle résolu d'entrer dans un pays, elle sait s'en faire ouvrir les portes; tous les instruments sont bons pour cela: quelquefois Dieu veut se servir de quelques pêcheurs; quelquefois il va prendre sur le trône un empereur, et fait plier sa tête sous le joug de l'Évangile. La religion chrétienne se cache-t-elle dans des lieux souterrains ? Attendez un moment, et vous verrez la majesté impériale parler pour elle. Elle traverse, quand elle veut, les mers, les rivières et les montagnes; ce ne sont pas les obstacles d'ici-bas qui l'empêchent d'aller. Mettez de la répugnance dans les esprits, elle saura vaincre ces répugnances: établissez des coutumes, formez des usages, publiez des édits, faites des lois; elle triomphera du climat, des lois qui en résultent, et des législateurs qui les auront faites. Dieu, suivant des décrets que nous ne connaissons point, étend ou resserre les limites de sa religion.

 On dit: « C'est comme si vous alliez dire aux rois d'Orient qu'il ne faut pas qu'ils reçoivent chez eux la religion chrétienne. » C'est être bien char­nel, que de parler ainsi. Était-ce donc Hérode qui devait être le Messie? Il semble qu'on regarde Jésus-Christ comme un roi qui, voulant conquérir un État voisin, cache ses pratiques et ses intelligences. Rendons-nous justice: la manière dont nous nous conduisons dans les affaires humaines est-elle assez pure pour penser à l'employer à la conversion des peuples?

 Célibat

 Nous voici à l'article du célibat. Tout ce que l'auteur en a dit se rapporte à cette proposition, qui se trouve au livre XXV, chapitre IV : la voici.

 « Je ne parlerai point ici des conséquences de la loi du célibat. On sent qu'elle pourrait devenir nuisible à proportion que le corps du clergé serait trop étendu, et que par conséquent celui des laïques ne le serait pas assez. »

 Il est clair que l'auteur ne parle ici que de la plus grande ou de la moindre extension que l'on doit donner au célibat, par rapport au plus grand ou au moindre nombre de ceux qui doivent l'embrasser; et, comme l'a dit l'auteur en un autre endroit, cette loi de perfection ne peut pas être faite pour tous les hommes : on sait, d'ailleurs, que la loi du célibat, telle que nous l'avons, n'est qu'une loi de discipline. Il n'a jamais été question, dans L'Esprit des Lois, de la nature du célibat même et du degré de sa bonté; et ce n'est, en aucune façon, une matière qui doive entrer dans un livre de lois politiques et civiles. Le critique ne veut jamais que l'auteur traite son sujet; il veut continuellement qu'il traite le sien; et parce qu'il est toujours théologien, il ne veut pas que, même dans un livre de droit, il soit jurisconsulte. Cependant on verra tout à l'heure qu'il est, sur le célibat, de l'opinion des théologiens, c'est-à-dire, qu'il en a reconnu la bonté.

 il faut savoir que, dans le livre XXIII, où il est traité du rapport que les lois ont avec le nombre des habitants, l'auteur a donné une théorie de ce que les lois politiques et civiles de divers peuples avaient fait à cet égard. Il a fait voir, en examinant les histoires des divers peuples de la terre, qu'il y avait eu des circonstances où ces lois furent plus nécessaires que dans d'autres, des peuples qui en avaient eu plus de besoin, de certains temps où ces peuples en avaient eu plus de besoin encore: et, comme il a pensé que les Romains furent le peuple du monde le plus sage, et qui, pour réparer ses pertes, eut le plus besoin de pareilles lois, il a recueilli avec exactitude les lois qu'ils avaient faites à cet égard; il a marqué avec précision dans quelles circonstances elles avaient été faites, et dans quelles autres circonstances elles avaient été ôtées. Il n'y a point de théologie dans tout ceci, et il n'en faut point pour tout ceci. Cependant il a jugé à propos d'y en mettre. Voici ses paroles: « À Dieu ne plaise que je parle ici contre le célibat qu'a adopté la religion; mais, qui pourrait se taire contre celui qu'a formé le libertinage, celui où les deux sexes, se corrompant par les sentiments naturels même, fuient une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre dans celles qui les rendent toujours pires?

 « C'est une règle tirée de la nature, que, plus on diminue le nombre des mariages qui pourraient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits; moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages : comme lorsqu'il y a plus de voleurs, il y a plus de vols [q]. »

 L'auteur n'a donc point désapprouvé le célibat qui a pour motif la religion. On ne pouvait se plaindre de ce qu'il s'élevait contre le célibat introduit par le libertinage; de ce qu'il désapprouvait qu'une infinité de gens riches et voluptueux se portassent à fuir le joug du mariage, pour la commodité de leurs dérèglements; qu'ils prissent pour eux les délices et la volupté, et laissassent les peines aux misérables: on ne pouvait, dis-je, s'en plaindre. Mais le critique, après avoir cité ce que l'auteur a dit, prononce ces paroles : « On aperçoit ici toute la malignité de l'auteur qui veut jeter sur la religion chrétienne des désordres qu'elle déteste. » Il n'y a pas d'apparence d'accuser le critique de n'avoir pas voulu entendre l'auteur: je dirai seulement qu'il ne l'a point entendu, et qu'il lui fait dire contre la religion ce qu'il a dit contre le libertinage. Il doit en être bien fâché.

 Erreur particulière du critique

 On croirait que le critique a juré de n'être jamais au fait de l'état de la question, et de n'entendre pas un seul des passages qu'il attaque. Tout le second chapitre du livre XXV roule sur les motifs plus ou moins puissants qui attachent les hommes à la conservation de leur religion: le critique trouve dans son imagination un autre chapitre qui aurait pour sujet des motifs qui obligent les hommes à passer d'une religion dans une autre. Le premier sujet comporte un état passif; le second un état d'action; et, appliquant sur un sujet ce que l'auteur a dit sur un autre, il déraisonne tout à son aise.

L'auteur a dit au second article du chapitre II du livre XXV: « Nous sommes extrêmement portés à l'idolâtrie, et cependant nous ne sommes pas fort attachés aux religions idolâtres: nous ne sommes guère portés aux idées spirituelles, et cependant nous sommes très attachés aux religions qui nous font adorer un Être spirituel. Cela vient de la satisfaction que nous trouvons en nous-mêmes, d'avoir été assez intelligents pour avoir choisi une religion qui tire la divinité de l'humiliation où les autres l'avaient mise. » L'auteur n'avait fait cet article que pour expliquer pourquoi les mahométans et les juifs, qui n'ont pas les mêmes grâces que nous, sont aussi invinciblement attachés à leur religion qu'on le sait par expérience: le critique l'entend autrement. « C'est à l'orgueil, dit-il, que l'on attribue d'avoir fait passer les hommes de l'idolâtrie à l'unité d'un Dieu [r]. » Mais il n'est question ici, ni dans tout le chapitre, d'aucun passage d'une religion dans une autre; et, si un chrétien sent de la satisfaction à l'idée de la gloire et à la vue de la grandeur de Dieu, et qu'on appelle cela de l'orgueil, c'est un très bon orgueil.

Mariage

Voici une autre objection qui n'est pas commune. L'auteur a fait deux chapitres au livre XXIII; l'un a pour titre: « Des hommes et des animaux, par rapport à la propa­gation de l'espèce » ; et l'autre est intitulé: « Des mariages ». Dans le premier, il a dit ces paroles: « Les femelles des animaux ont à peu près une fécondité constante; mais, dans l'espèce humaine, la manière de penser, le caractère, les passions, les fantaisies, les caprices, l'idée de conserver sa beauté, l'embarras de la grossesse, celui d'une famille trop nombreuse, troublent la propagation de mille manières. » Et, dans l'autre, il a dit: « L'obligation naturelle qu'a le père de nourrir ses enfants, a fait établir le mariage, qui déclare celui qui doit remplir cette obligation. » 

On dit là-dessus: « Un chrétien rapporterait l'institution du mariage à Dieu même, qui donna une compagne à Adam, qui unit le premier homme à la première femme par un lien indissoluble, avant qu'ils eussent des enfants à nourrir; mais l'auteur évite tout ce qui a trait à la révélation. » Il répondra qu'il est chrétien, mais qu'il n'est point imbécile; qu'il adore ces vérités, mais qu'il ne veut point mettre à tort et à travers toutes les vérités qu'il croit. L'empereur Justinien était chrétien, et son compilateur l'était aussi. Eh bien! dans leurs livres de droit, que l'on enseigne aux jeunes gens dans les écoles, ils définissent le mariage: l'union de l'homme et de la femme qui forme une société de vie individuelle [s]. Il n'est jamais venu dans la tête de personne de leur reprocher de n'avoir pas parlé de la révélation. 

Usure 

Nous voici à l'affaire de l'usure. J'ai peur que le lecteur ne soit fatigué de m'entendre dire que le critique n'est jamais au fait, et ne prend jamais le sens des passages qu'il censure. Il dit, au sujet des usures maritimes: « L'auteur ne voit rien que de juste dans les usures maritimes; ce sont ses termes. » En vérité cet ouvrage de L'Esprit des Lois a un terrible interprète. L'auteur a traité des usures maritimes au chapitre XX du livre XXII; il a donc dit, dans ce chapitre, que les usures maritimes étaient justes. Voyons-le. 

Des usures maritimes 

« La grandeur des usures maritimes est fondée sur deux choses: le péril de la mer, qui fait qu'on ne s'expose à prêter son argent que pour en avoir beaucoup d'avantage; et la facilité que le commerce donne à l'emprunteur de faire promptement de grandes affaires, et en grand nombre: au lieu que les usures de terre, n'étant fondées sur aucune de ces deux raisons, sont ou proscrites par le législateur, ou, ce qui est plus sensé, réduites à de justes bornes. » 

Je demande à tout homme sensé si l'auteur vient de décider que les usures maritimes sont justes; ou s'il a dit simplement que la grandeur des usures maritimes répugnait moins à l'équité naturelle que la grandeur des usures de terre. Le critique ne connaît que les qualités positives et absolues; il ne sait ce que c'est que ces termes plus ou moins. Si on lui disait qu'un mulâtre est moins noir qu'un nègre, cela signifierait selon lui qu'il est blanc comme de la neige: si on lui disait qu'il est plus noir qu'un Européen, il croirait encore qu'on veut dire qu'il est noir comme du charbon. Mais poursuivons. 

Il y a dans L'Esprit des Lois, au livre XXII, quatre chapitres sur l'usure. Dans les deux premiers, qui sont le XIXe et celui qu'on vient de lire, l'auteur examine l'usure [t] dans le rapport qu'elle peut avoir avec le commerce chez les différentes nations et dans les divers gouvernements du monde; ces deux chapitres ne s'appliquent qu'à cela: les deux suivants ne sont faits que pour expliquer les variations de l'usure chez les Romains. Mais voilà qu'on érige tout à coup l'auteur en casuiste, en canoniste et en théologien, uniquement par la raison que celui qui critique est casuiste, canoniste et théologien, ou deux des trois, ou un des trois, ou peut-être dans le fond aucun des trois. L'auteur sait qu'à regarder le prêt à intérêt dans son rapport avec la religion chrétienne, la matière a des distinctions et des limitations sans fin: il sait que les jurisconsultes et plusieurs tribunaux ne sont pas toujours d'accord avec les casuistes et les canonistes; que les uns admettent de certaines limitations au principe général de n'exiger jamais d'intérêt, et que les autres en admettent de plus grandes. Quand toutes ces questions auraient appartenu à son sujet, ce qui n'est pas, comment aurait-il pu les traiter? On a bien de la peine à savoir ce qu'on a beaucoup étudié, encore moins sait-on ce qu'on n'a étudié de sa vie; mais les chapitres même que l'on emploie contre lui, prouvent assez qu'il n'est qu'historien et jurisconsulte. Lisons le chapitre XIX [u]

« L'argent est le signe des valeurs. Il est clair que celui qui a besoin de ce signe doit le louer, comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin. Toute la différence est que les autres choses peuvent ou se louer ou s'acheter, au lieu que l'argent, qui est le prix des choses, se loue et ne s'achète pas.

« C'est bien une action très bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt; mais on sent que ce ne peut être qu'un conseil de religion, et non une loi civile.

 « Pour que le commerce puisse se bien faire, il faut que l'argent ait un prix, mais que ce prix soit peu considérable. S'il est trop haut, le négociant qui voit qu'il lui en coûterait plus en intérêts qu'il ne pourrait gagner dans son commerce, n'entreprend rien. Si l'argent n'a point de prix, personne n'en prête, et le négociant n'entreprend rien non plus. 

« Je me trompe quand je dis que personne n'en prête: il faut toujours que les affaires de la société aillent; l'usure s'établit, mais avec les désordres que l'on a éprouvés dans tous les temps. 

« La loi de Mahomet confond l'usure avec le prêt à intérêt: l'usure augmente dans les pays mahométans à proportion de la sévérité de la défense; le prêteur s'indemnise du péril de la contravention. 

« Dans ces pays d'Orient, la plupart des hommes n'ont rien d'assuré; il n'y a presque point de rapport entre la possession actuelle d'une somme et l'espérance de la ravoir après l'avoir prêtée. L'usure y augmente donc à proportion du péril de l'insolvabilité. » 

Ensuite viennent le chapitre Des usures maritimes, que j'ai rapporté ci-dessus; et le chapitre XXI qui traite Du prêt par contrat, et de l'usure chez les Romains, que voici:

 « Outre le prêt fait pour le commerce, il y a encore une espèce de prêt, fait par un contrat civil, d'où résulte un intérêt ou usure.

 « Le peuple chez les Romains, augmentant tous les jours sa puissance, les magistrats cherchèrent à le flatter et à lui faire les lois qui lui étaient les plus agréables. Il retrancha les capitaux, il diminua les intérêts, il défendit d'en prendre; il ôta les contraintes par corps enfin; l'abolition des dettes fut mise en question, toutes les fois qu'un tribun voulut se rendre populaire.

 « Ces continuels changements, soit par des lois, soit par des Plébiscites, naturalisèrent à Rome l'usure: car les créanciers voyant le peuple leur débiteur, leur législateur et leur juge, n'eurent plus de confiance dans les contrats. Le peuple, comme un débiteur décrédité, ne tentait à lui prêter que par de gros profits; d'autant plus que, si les lois ne venaient que de temps en temps, les plaintes du peuple étaient continuelles, et intimidaient toujours les créanciers. Cela fit que tous les moyens honnêtes de prêter et d'emprunter furent abolis à Rome, et qu'une usure affreuse, toujours foudroyée et toujours renaissante, s'y établit.

 « Cicéron nous dit que de son temps on prêtait à Rome à trente-quatre pour cent, et à quarante

 huit pour cent dans les provinces. Ce mal venait, encore un coup, de ce que les lois n'avaient pas été ménagées. Les lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême: il fallut payer pour le prêt de l'argent, et pour le danger des peines de la loi. »

 L'auteur n'a donc parlé du prêt à intérêt que dans son rapport avec le commerce des divers peuples, ou avec les lois civiles des Romains; et cela est si vrai, qu'il a distingué, au second article du chapitre XIX, les établissements des législateurs de la religion, d'avec ceux des législateurs politiques. S'il avait parlé là nommément de la religion chrétienne, ayant un autre sujet à traiter, il aurait employé d'autres termes, et fait ordonner à la religion chrétienne ce qu'elle ordonne, et conseiller ce qu'elle conseille: il aurait distingué, avec les théologiens, les cas divers; il aurait posé toutes les limitations que les principes de la religion chrétienne laissent à cette loi générale, établie quelquefois chez les Romains et toujours chez les mahométans: « qu'il ne faut jamais, dans aucun cas et dans aucune circonstance, recevoir d'intérêt pour de l'ar­gent ». L'auteur n'avait pas ce sujet à traiter; mais celui-ci, qu'une défense générale, illimitée, indistincte et sans restriction, perd le commerce chez les mahométans, et pensa perdre la république chez les Romains; d'où il suit que, parce que les chrétiens ne vivent pas sous ces termes rigides, le commerce n'est point détruit chez eux; et que l'on ne voit point dans leurs États ces usures affreuses qui s'exigent chez les mahométans, et que l'on extorquait autrefois chez les Romains.

 L'auteur a employé les chapitres XXI et XXII [v] à examiner quelles furent les lois chez les Romains, au sujet du prêt par contrat dans les divers temps de leur république: son critique quitte un moment les bancs de théologie, et se tourne du côté de l'érudition. On va voir qu'il se trompe encore dans son érudition, et qu'il n'est pas seulement au fait de l'état des questions qu'il traite. Lisons le chapitre XXII [w].

 « Tacite dit que la loi des Douze Tables fixa l'intérêt à un pour cent par an; il est visible qu'il s'est trompé, et qu'il a pris pour la loi des Douze Tables une autre loi dont je vais parler. Si la loi des Douze Tables avait réglé cela, comment, dans les disputes qui s'élevèrent depuis entre les créanciers et les débiteurs, ne se serait-on pas servi de son autorité? On ne trouve aucun vestige de cette loi sur le prêt à intérêt; et, pour peu qu'on soit versé dans l'histoire de Rome, on verra qu'une loi pareille ne pouvait point être l'ouvrage des décemvirs. » Et un peu après l'auteur ajoute: « L'an 398 de Rome, les tribuns Duellius et Ménénius firent passer une loi qui réduisait les intérêts à un pour cent par an. C'est cette loi que Tacite confond avec la loi des Douze Tables; et c'est la première qui ait été faite chez les Romains pour fixer le taux de l'intérêt, etc. » Voyons à présent.

 L'auteur dit que Tacite s'est trompé en disant que la loi des Douze Tables avait fixé l'usure chez les Romains; il a dit que Tacite a pris pour la loi des Douze Tables une loi qui fut faite par les tribuns Duellius et Ménénius, environ quatre-vingt quinze ans après la loi des Douze Tables, et que cette loi fut la première qui fixa à Rome le taux de l'usure. Que lui dît-on? Tacite ne s'est pas trompé; il a parlé de l'usure à un pour cent par mois, et non pas de l'usure à un pour cent par an. Mais il n'est pas question ici du taux de l'usure; il s'agit de savoir si la loi des Douze Tables a fait quelque disposition quelconque sur l'usure. L'auteur dit que Tacite s'est trompé, parce qu'il a dit que les décemvirs, dans la loi des Douze Tables, avaient fait un règlement pour fixer le taux de l'usure; et, là-dessus, le critique dit que Tacite ne s'est pas trompé, parce qu'il a parlé de l'usure à un pour cent par mois, et non pas à un pour cent par an. J'avais donc raison de dire que le critique ne sait pas l'état de la question.

Mais il en reste une autre, qui est de savoir si la loi quelconque, dont parle Tacite, fixa l'usure à un pour cent par an, comme l'a dit l'auteur; ou bien à un pour cent par mois, comme le dit le critique. La prudence voulait qu'il n'entreprit pas une dispute avec l'auteur sur les lois romaines, sans connaître les lois romaines; qu'il ne lui niât pas un fait qu'il ne savait pas, et dont il ignorait même les moyens de s'éclaircir. La question était de savoir ce que Tacite avait entendu par ces mots: unciarium fœnus [x] : il ne lui fallait qu'ouvrir les dictionnaires; il aurait trouvé, dans celui de Calvinus ou Kahl [y], que l'usure onciaire était d'un pour cent par an, et non d'un pour cent par mois. Voulait-il consulter les savants il aurait trouvé la même chose dans Saumaise [z].

Testis mearum centimanus Gyas

Sententiarum.

HOR., Ode IV, liv. IV, V. 69.

 Remontait-il aux sources? Il aurait trouvé là-dessus des textes clairs dans les livres de droit [aa] ; il n'aurait point brouillé toutes les idées; il eût distingué les temps et les occasions où l'usure onciaire signifiait un pour cent par mois, d'avec les temps et les occasions où elle signifiait un pour cent par an; et il n'aurait pas pris le douzième de la centésime pour la centésime.

 Lorsqu'il n'y avait point de lois sur le taux de l'usure chez les Romains, l'usage le plus ordinaire était que les usuriers prenaient douze onces de cuivre sur cent onces qu'ils prêtaient; c'est-à-dire, douze pour cent par an; et, comme un as valait douze onces de cuivre, les usuriers retiraient chaque année un as sur cent onces; et, comme il fallait souvent compter l'usure par mois, l'usure de six mois fut appelée semis, ou la moitié de l'as; l'usure de quatre mois fut appelée triens, ou le tiers de l'as; l'usure pour trois mois fut appelée quadrans, ou le quart de l'as; et enfin l'usure pour un mois fut appelée unciaria, ou le douzième de l'as; de sorte que, comme on levait une once chaque mois sur cent onces qu'on avait prêtées, cette usure onciaire, ou d'un pour cent par mois, ou douze pour cent par an, fut appelée usure centésime. Le critique a eu connaissance de cette signification de l'usure centésime, et il l'a appliquée très mal.

 On voit que tout ceci n'était qu'une espèce de méthode, de formule ou de règle entre le débiteur et le créancier, pour compter leurs usures, dans la supposition que l'usure fût à douze pour cent par an, ce qui était l'usage le plus ordinaire; et, si quelqu'un avait prêté à dix-huit pour cent par an, on se serait servi de la même méthode, en augmentant d'un tiers l'usure de chaque mois; de sorte que l'usure onciaire aurait été d'une once et demie par mois.

 Quand les Romains firent des lois sur l'usure, il ne fut point question de cette méthode, qui avait servi et qui servait encore aux débiteurs et aux créanciers pour la division du temps et la commodité du paiement de leurs usures. Le législateur avait un règlement public à faire; il ne s'agissait point de partager l'usure par mois, il avait à fixer et il fixa l'usure par an. On continua à se servir des termes tirés de la division de l'as sans y appliquer les mêmes idées: ainsi l'usure onciaire signifia un pour cent par an, l'usure ex quadrante signifia trois pour cent par an, l'usure ex triente quatre pour cent par an, l'usure semis six pour cent par an. Et, si l'usure onciaire avait signifié un pour cent par mois, les lois qui les fixèrent ex quadrante, ex triente, ex semisse, auraient fixé l'usure à trois pour cent, à quatre pour cent, à six pour cent par mois; ce qui aurait été absurde, parce que les lois faites pour réprimer l'usure auraient été plus cruelles que les usuriers.

 Le critique a donc confondu les espèces des choses. Mais j'ai intérêt de rapporter ici ses propres paroles, afin qu'on soit bien convaincu que l'intrépidité avec laquelle il parle ne doit imposer à personne: les voici [bb]. « Tacite ne s'est point trompé; il parle de l'intérêt à un pour cent par mois, et l'auteur s'est imaginé qu'il parle d'un pour cent par an. Rien n'est si connu que le centésime qui se payait à l'usurier tous les mois. Un homme qui écrit deux volumes in-4° sur les lois devrait-il l'ignorer? »

 Que cet homme ait ignoré ou n'ait pas ignoré ce centésime, c'est une chose très indifférente: mais il ne l'a pas ignoré, puisqu'il en a parlé en trois endroits. Mais comment en a-t-il parlé? et où en a-t-il parlé [cc] ? Je pourrais bien défier le critique de le deviner, parce qu'il n'y trouverait point les mêmes termes et les mêmes expressions qu'il sait.

 Il n'est pas question ici de savoir si l'auteur de L'Esprit des Lois a manqué d'érudition ou non, mais de défendre ses autels [dd]. Cependant il a fallu faire voir au public que le critique prenant un ton si décisif sur des choses qu'il ne sait pas, et dont il doute si peu qu'il n'ouvre pas même un dictionnaire pour se rassurer, ignorant les choses et accusant les autres d'ignorer ses propres erreurs, il ne mérite pas plus de confiance dans les autres accusations. Ne peut-on pas croire que la hauteur et la fierté du ton qu'il prend partout, n'empêchent en aucune manière qu'il n'ait tort? que, quand il s'échauffe, cela ne veut pas dire qu'il n'ait tort? que, quand il anathématise avec ses mots d'impie et de sectateur de la religion naturelle, on peut encore croire qu'il a tort? qu'il faut bien se garder de recevoir les impressions que pourrait donner l'activité de son esprit et l'impétuosité de son style? que, dans ses deux écrits, il est bon de séparer ses injures de ses raisons, mettre ensuite à part les raisons qui sont mauvaises, après quoi il ne restera plus rien?

 L'auteur, aux chapitres du prêt à intérêt et de l'usure chez les Romains, traitant ce sujet, sans doute le plus important de leur histoire, ce sujet qui tenait tellement à la constitution, qu'elle pensa mille fois en être renversée, parlant des lois qu'ils firent par désespoir, de celles où ils suivirent leur prudence, des règlements qui n'étaient que pour un temps, de ceux qu'ils firent pour toujours, dit, vers la fin du chapitre XXII : « L'an 398 de Rome, les tribuns Duellius et Ménénius firent passer une loi qui réduisait les intérêts à un pour cent l'an... Dix ans après, cette usure fut réduite à la moitié; dans la suite on l'ôta tout à fait...

 « Il en fut de cette loi comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l'excès; on trouva une infinité de moyens de l'éluder. il en fallut faire beaucoup d'autres pour la confirmer, corriger, tempérer; tantôt on quitta les lois pour suivre les usages, tantôt on quitta les usages pour suivre les lois. Mais dans ce cas l'usage devait aisément prévaloir. Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur: cette loi a contre elle et celui qu'elle secourt et celui qu'elle condamne. Le préteur Sempronius Asellus ayant permis aux débiteurs d'agir en conséquence des lois, fut tué par les créanciers, pour avoir voulu rappeler la mémoire d'une rigidité qu'on ne pouvait plus soutenir.

 « Sous Sylla, Lucius Valerius Flaccus fit une loi qui permettait l'intérêt à trois pour cent par an. Cette loi, la plus équitable et la plus modérée de celles que les Romains firent à cet égard, Paterculus la désapprouve. Mais si cette loi était nécessaire à la République, si elle était utile à tous les particuliers, si elle formait une communication d'aisance entre le débiteur et l'emprunteur, elle n'était point injuste. »

 « Celui-là paye moins, dit Ulpien, qui paye plus tard. Cela décide la question si l'intérêt est légitime; c'est-à-dire, si le créancier peut vendre le temps, et le débiteur l'acheter. »

 Voici comment le critique raisonne sur ce dernier passage, qui se rapporte uniquement à la loi de Flaccus et aux dispositions politiques des Romains. L'auteur, dit-il, en résumant tout ce qu'il a dit de l'usure, soutient qu'il est permis à un créancier de vendre le temps. On dirait, à entendre le critique, que l'auteur vient de faire un traité de théologie ou de droit canon, et qu'il résume ensuite ce traité de théologie et de droit canon; pendant qu'il est clair qu'il ne parle que des dispositions politiques des Romains, de la loi de Flaccus, et de l'opinion de Paterculus: de sorte que cette loi de Flaccus, l'opinion de Paterculus, la réflexion d'Ulpien, celle de l'auteur, se tiennent et ne peuvent pas se séparer.

J'aurais encore bien des choses à dire; mais j'aime mieux renvoyer aux feuilles mêmes. « Croyez-moi, mes chers Pisons : elles ressemblent à un ouvrage qui, comme les songes d'un malade, ne fait voir que des fantômes vains  [ee]. »

 On a vu, dans les deux premières parties, que tout ce qui résulte de tant de critiques amères est ceci, que l'auteur de L'Esprit des Lois n'a point fait son ouvrage suivant le plan et les vues de ses critiques; et que si ses critiques avaient fait un ouvrage sur le même sujet, ils y auraient mis un très grand nombre de choses qu'ils savent. Il en résulte encore qu'ils sont théologiens et que l'auteur est jurisconsulte; qu'ils se croient en état de faire son métier, et que lui ne se sent pas propre à faire le leur. Enfin il en résulte qu'au lieu de l'attaquer avec tant d'aigreur, ils auraient mieux fait de sentir eux-mêmes le prix des choses qu'il a dites en faveur de la religion, qu'il a également respectée et défendue. Il me reste à faire quelques réflexions.

 Cette manière de raisonner n'est pas bonne, qui, employée contre quelque bon livre que ce soit, peut le faire paraître aussi mauvais que quelque mauvais livre que ce soit; et qui, pratiquée contre quelque mauvais livre que ce soit, peut le faire paraître aussi bon que quelque bon livre que ce soit.

 Cette manière de raisonner n'est pas bonne, qui, aux choses dont il s'agit, en rappelle d'autres qui ne sont point accessoires, et qui confond les diverses sciences, et les idées de chaque science.

 Il ne faut point argumenter sur un ouvrage fait sur une science par des raisons qui pourraient attaquer la science même.

 Quand on critique un ouvrage, et un grand ouvrage, il faut tâcher de se procurer une connaissance particulière de la science qui y est traitée, et bien lire les auteurs approuvés qui ont déjà écrit sur cette science, afin de voir si l'auteur s'est écarté de la manière reçue et ordinaire de la traiter.

 Lorsqu'un auteur s'explique par ses paroles ou par ses écrits, qui en sont l'image, il est contre la raison de quitter les signes extérieurs de ses pensées, pour chercher ses pensées; parce qu'il n'y a que lui qui sache ses pensées. C'est bien pis, lorsque ses pensées sont bonnes, et qu'on lui en attribue de mauvaises.

 Quand on écrit contre un auteur et qu'on s'irrite contre lui, il faut prouver les qualifications par les choses, et non pas les choses par les qualifications.

 Quand on voit dans un auteur une bonne intention générale, on se trompera plus rarement, si, sur certains endroits qu'on croit équivoques, on juge suivant l'intention générale, que si on lui prête une mauvaise intention particulière.

 Dans les livres faits pour l'amusement, trois ou quatre pages donnent l'idée du style ou des agréments de l'ouvrage: dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne tient toute la chaîne.

 Comme il est très difficile de faire un bon ouvrage, et très aisé de le critiquer, parce que l'auteur a eu tous les défilés à garder, et que le critique n'en a qu'un à forcer, il ne faut point que celui-ci ait tort: et s'il arrivait qu'il eût continuellement tort, il serait inexcusable.

 D'ailleurs, la critique pouvant être considérée comme une ostentation de sa supériorité sur les autres, et son effet ordinaire étant de donner des moments délicieux pour l'orgueil humain, ceux qui s'y livrent méritent bien toujours de l'équité, mais rarement de l'indulgence.

Et comme, de tous les genres d'écrire, elle est celui dans lequel il est plus difficile de montrer un bon naturel, il faut avoir attention à ne point augmenter par l'aigreur des paroles la tristesse de la chose.

 Quand on écrit sur les grandes matières, il ne suffit pas de consulter son zèle, il faut encore consulter ses lumières; et, si le ciel ne nous a pas accordé de grands talents, on peut y suppléer par la défiance de soi-même, l'exactitude, le travail et les réflexions.

 Cet art de trouver dans une chose qui naturellement a un bon sens, tous les mauvais sens qu'un esprit qui ne raisonne pas juste peut lui donner, n'est point utile aux hommes: ceux qui le pratiquent ressemblent aux corbeaux, qui fuient les corps vivants et volent de tous côtés pour chercher des cadavres.

 Une pareille manière de critiquer produit deux grands inconvénients. Le premier, c'est qu'elle gâte l'esprit des lecteurs, par un mélange du vrai et du faux, du bien et du mal: ils s'accoutument à chercher un mauvais sens dans les choses qui naturellement en ont un très bon; d'où il leur est aisé de passer à cette disposition, de chercher un bon sens dans les choses qui naturellement en ont un mauvais: on leur fait perdre la faculté de raisonner juste, pour les jeter dans les subtilités d'une mauvaise dialectique. Le second mal est, qu'en rendant par cette façon de raisonner les bons livres suspects, on n'a point d'autres armes pour attaquer les mauvais ouvrages: de sorte que le public n'a plus de règle pour les distinguer. Si l'on traite de spinosistes et de déistes ceux qui ne le sont pas, que dira-t-on à ceux qui le sont?

 Quoique nous devions penser aisément que les gens qui écrivent contre nous, sur des matières qui intéressent tous les hommes, y sont déterminés par la force de la charité chrétienne; cependant, comme la nature de cette vertu est de ne pouvoir guère se cacher, qu'elle se montre en nous malgré nous, et qu'elle éclate et brille de toutes parts; s'il arrivait que, dans deux écrits faits contre la même personne, coup sur coup, on n'y trouvât aucune trace de cette charité, qu'elle n'y parût dans aucune phrase, dans aucun tour, aucune parole, aucune expression, celui qui aurait écrit de pareils ouvrages aurait un juste sujet de craindre de n'y avoir pas été porté par la charité chrétienne.

 Et, comme les vertus purement humaines sont en nous l'effet de ce que l'on appelle un bon naturel; s'il était impossible d'y découvrir aucun vestige de ce bon naturel, le public pourrait en conclure que ces écrits ne seraient pas même l'effet des vertus humaines.

 Aux yeux des hommes, les actions sont toujours plus sincères que les motifs; et il leur est plus facile de croire que l'action de dire des injures atroces est un mal, que de se persuader que le motif qui les a fait dire est un bien. 

Quand un homme tient à un état qui fait respecter la religion et que la religion fait respecter, et qu'il attaque, devant les gens du monde, un homme qui vit dans le monde, il est essentiel qu'il maintienne, par sa manière d'agir, la supériorité de son caractère. Le monde est très corrompu: mais il y a de certaines passions qui s'y trouvent très contraintes; il y en a de favorites, qui défendent aux autres de paraître. Considérez les gens du monde entre eux; il n'y a rien de si timide: c'est l'orgueil qui n'ose pas dire ses secrets, et qui, dans les égards qu'il a pour les autres, se quitte pour se reprendre. Le christianisme nous donne l'habitude de soumettre cet orgueil; le monde nous donne l'habitude de le cacher. Avec le peu de vertu que nous avons, que deviendrions-nous, si toute notre âme se mettait en liberté, et si nous n'étions pas attentifs aux moindres paroles, aux moindres signes, aux moindres gestes? Or, quand des hommes d'un caractère respecté manifestent des emportements que les gens du monde n'oseraient mettre au jour, ceux-ci commencent à se croire meilleurs qu'ils ne sont en effet: ce qui est un très grand mal. 

Nous autres gens du monde sommes si faibles, que nous méritons extrêmement d'être ménagés. Ainsi, lorsqu'on nous fait voir toutes les marques extérieures des passions violentes, que veut-on que nous pensions de l'intérieur? Peut-on espérer que nous, avec notre témérité ordinaire de juger, ne jugions pas? 

On peut avoir remarqué, dans les disputes et les conversations, ce qui arrive aux gens dont l'esprit est dur et difficile: comme ils ne combattent pas pour s'aider les uns les autres, mais pour se jeter à terre, ils s'éloignent de la vérité, non pas à proportion de la grandeur ou de la petitesse de leur esprit, mais de la bizarrerie ou de l'inflexibilité plus ou moins grande de leur caractère. Le contraire arrive à ceux à qui la nature ou l'éducation ont donné de la douceur: comme leurs disputes sont des secours mutuels, qu'ils concourent au même objet, qu'ils ne pensent différemment que pour parvenir à penser de même, ils trouvent la vérité à proportion de leurs lumières: c'est la récompense d'un bon naturel. 

Quand un homme écrit sur les matières de religion, il ne faut pas qu'il compte tellement sur la piété de ceux qui le lisent, qu'il dise des choses contraires au bon sens; parce que, pour s'accréditer auprès de ceux qui ont plus de piété que de lumières, il se décrédite auprès de ceux qui ont plus de lumières que de piété.

 Et comme la religion se défend beaucoup par elle-même, elle perd plus lorsqu'elle est mal défendue, que lorsqu'elle n'est point du tout défendue.

 S'il arrivait qu'un homme, après avoir perdu ses lecteurs, attaquât quelqu'un qui eût quelque réputation, et trouvât par là le moyen de se faire lire, on pour-rait peut-être soupçonner que, sous prétexte de sacrifier cette victime à la religion, il la sacrifierait à son amour-propre.

 La manière de critiquer, dont nous parlons, est la chose du monde la plus capable de borner l'étendue, et de diminuer, si j'ose me servir de ce terme, la somme du génie national. La théologie a ses bornes, elle a ses formules; parce que les vérités qu'elle enseigne étant connues, il faut que les hommes s'y tiennent; et on doit les empêcher de s'en écarter: c'est là qu'il ne faut pas que le génie prenne l'essor: on le circonscrit, pour ainsi dire, dans une enceinte. Mais c'est se moquer du monde, de vouloir mettre cette enceinte autour de ceux qui traitent les sciences humaines. Les principes de la géométrie sont très vrais; mais, si on les appliquait à des choses de goût, on ferait déraisonner la raison même. Rien n'étouffe plus la doctrine que de mettre à toutes les choses une robe de docteur: les gens qui veulent toujours enseigner, empêchent beaucoup d'apprendre; il n'y a point de génie qu'on ne rétrécisse, lorsqu'on l'enveloppera d'un million de scrupules vains. Avez-vous les meilleures intentions du monde? on vous forcera vous-même d'en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire, quand vous êtes sans cesse effrayé par la crainte de dire mal, et qu'au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes, qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot: « Prenez garde de tomber; vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. » Va-t-on prendre l'essor? ils vous arrêtent par la manche. A-t-on de la force et de la vie? on vous l'ôte à coups d'épingle. Vous élevez-vous un peu? voilà des gens qui prennent leur pied, ou leur toise, lèvent la tête, et vous crient de descendre pour vous mesurer. Courez-vous dans votre carrière? ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin. il n'y a ni science ni littérature qui puisse résister à ce pédantisme. Notre siècle a formé des académies; on voudra nous faire rentrer dans les écoles des siècles ténébreux. Descar­tes est bien propre à rassurer ceux qui, avec un génie infiniment moindre que le sien, ont d'aussi bonnes intentions que lui: ce grand homme fut sans cesse accusé d'athéisme; et l'on n'emploie pas aujourd'hui contre les athées de plus forts arguments que les siens.

 Du reste, nous ne devons regarder les critiques comme personnelles, que dans les cas où ceux qui les font ont voulu les rendre telles. Il est très permis de critiquer les ouvrages qui ont été donnés au public; parce qu'il serait ridicule que ceux qui ont voulu éclairer les autres, ne voulussent pas être éclairés eux-mêmes. Ceux qui nous avertissent sont les compagnons de nos travaux. Si le critique et l'auteur cher­chent la vérité, ils ont le même intérêt; car la vérité est le bien de tous les hommes : ils seront des confédérés, et non pas des ennemis.

 C'est avec grand plaisir que je quitte la plume: on aurait continué à garder le silence, si, de ce qu'on le gardait, plusieurs personnes n'avaient conclu qu'on y était réduit.

[a]      L'une du 9 octobre 1749, l'autre du 16 du même mois.

[b]      Liv. I, ch. I.

[c]      Liv. 1, ch. I.

[d]      Liv. I, ch. II.

[e]      Page 165 de la deuxième feuille du 16 octobre 1749.

[f]       Page 165 de la deuxième feuille.

[g]      Feuille du 9 octobre 1749, p. 162.

[h]      Liv. 1, ch. II.

[i]       Liv. I, ch. I.

[j]       Page 162 de la feuille du 9 octobre 1749.

[k]      Voyez la page 165 des feuilles du 9 octobre 1749: « Les stoïciens n'admettaient qu'un Dieu; mais ce Dieu n'était autre chose que l'âme du monde. Ils voulaient que tous les êtres, depuis le premier, fussent nécessairement enchaînés les uns avec les autres; une nécessité fatale entraînait tout. Ils niaient l'immortalité de l'âme, et faisaient consister le souverain bonheur à vivre conformément à la nature. C'est le fond du système de la religion naturelle. »

[l]       Voyez page 161 de la première feuille du 9 octobre 1749, à la fin de la première colonne.

[m]     Liv. XXIV, ch. VI.

[n]      C'est le ch. VII du liv. XXIV.

[o]      Ch. IV, Livre XVI.

[p]      Page 164 de la feuille du 9 octobre 1749.

[q]      Liv. XXIII, ch. XXI, à la fin.

[r]       Page 166 de la seconde feuille.

[s]       Maris et feminae conjunctio, individuam vitae societatem continens.

[t]       Usure ou intérêt signifiait la même chose chez les Romains.

[u]      Liv. XXII.

[v]      Liv. XXII.

[w]      Liv. XXII.

[x]      Nam primo duodecim Tabulis sanctum, ne quis unciario fœnore amplius exerceret. Annal., liv. VI.

[y]      Usurarum species ex assis partibus denominantur: quod ut intelligatur, illud scire oportet, sortem omnem ad centenarium numerum revocari; summam autem usuram esse, cum pars sortis centesima singulis mensibus persolvitur. Et quoniam ista ratione summa hœc usura duodecim aureos annuos in centenos efficit, duodenarius numerus jurisconsultos movit, ut assem hunc usurarium appellarent. Quemadmodum hic as, non ex menstrua, sed ex annua pensione aestimandus est; similiter omnes ejus partes ex anni ratione intelligendae sunt; ut, si unus in centenos annuatim pendatur, unciaria usura; si bini, sextans; si terni, quadrans; si quaterni, triens; si quini, quinqunx; si seni, semis; si septeni, septunx; si octoni, bes; si novem, dodrans; si deni, dextans; si undeni, deunx; si duodeni, as. Lexicon Johannis Calvini, alias Kahl, Coloniae Allobrogum, anno 1622, apud Petrum Balduinum, in verbo usura, p. 960.

[z]      De modo usurarum. Lugduni Batavorum, ex officina Elseviriorum, anno 1639, p. 269, 270 et 271; et surtout ces mots: Unde verius sit unciarium fœnus eorum, vel uncias usuras, ut eas quoque appellatas infra ostendam, non unciam dare menstruam in centum, sed annuam.

[aa]     Argumentum legis 47, §. Prœfectus legionis, ff. de administ. et periculo tutoris.

[bb]     Feuille du 9 octobre 1749, page 164.

[cc]     La troisième et la dernière note, chapitre XXII, livre XXII, et le texte de la troisième note.

[dd]     Pro aris.

[ee]            Credite, Pisones, isti tabulae fore librum

                Persimilem, cujus, velut œgri somnia, vanœ

                Fingentur species.

                               HORAT., De Arte poetica, V. 6.

RÉSUMÉ DES LETTRES PERSANES

Lettre 1 : Usbek écrit à son ami qu’ils sont les premiers Persans à quitter le pays et que voyage ne sera pas très bien compris.

Lettre 2 : Usbek écrit à son eunuque pour qu’il veille bien sur son sérail, il part leur offrir du plaisir mais dans la limite de la vertu.

Lettre 3 : Zachi est la maitresse d’Usbek. Elle se souvient comment elle l’a séduit. Elle lui rappelle son amour et pleure son départ loin d’elle. Elle est allée à la campagne car le sérail lui rappelle trop de souvenirs.

Lettre 4 : Zéphis se plaint à Usbek de son esclave Zélide qui la dénigre. Elle veut qu’Usbek le défende.

Lettre 5 : Rustan explique à Usbek que personne ne comprend ni n’approuve son départ sauf ses amis.

Lettre 6 : Usbek admet sa peine lorsqu’il a quitté la Perse et avoue la jalousie qui la dévore à cause de ses femmes.

Lettre 7 : Fatime se plaint de l’absence de son époux. Elle lui dit bruler d’une passion dévorante pour lui. Elle continue de se soigner pour lui malgré la distance.

Lettre 8 : Usbek dit la vraie raison de son voyage à Rustan : il fuit ses ennemis qu’il s’est fait en restant vertueux à la Cour.

Lettre 9 : Le premier eunuque parle des difficultés de son rôle : il doit gérer les femmes du sérail. Il a d’abord eu du mal à gérer ses propres envies. Il ne sait jamais comment il sera aimé. Il envie Ibbi qui ne s’occupe que d’Usbek.

Lettre 10 : Mirza se plaint de son absence et lui demande des conseils.

Lettre 11 : Il est flatté que son ami lui demande conseil. Il lui raconte l’histoire des Troglodytes qui n’avait aucun gouvernement et qui ne connaissait pas l’équité et en sont morts.

Lettre 12 : Usbek raconte ensuite comment eux familles troglodytes vertueuses ont formé un peuple parfait.

Lettre 13 : Il continue en prouvant leur vertu qui gagne même face à l’injustice des peuples environnants qui voulaient les attaquer et qui ont dû fuir.

Lettre 14 : Les troglodytes deviennent nombreux et voulurent un roi. Celui qui a été choisi déplore ce qui lui arrive car il ne veut pas qu’ils soient bons par obligation à part celle de leur propre vertu.

Lettre 15 : Le premier eunuque dit à Jaron qu’il l’aime comme un père et qu’il espère que ce voyage ne va pas le souiller.

Lettre 16 : Usbek demande au mollak de l’aider à rester pur lors de son voyage en Occident.

Lettre 17 : Usbek a besoin du mollak car il doute ! Il se pose des questions sur les lois et leur objectivité.

Lettre 18 : Le mollak lui répond et donne des explications. Il prévient Usbek qu’on ne peut comprendre quelque chose qu’en en connaissant tous les aspects.

Lettre 19 : Il déplore l’état de l’Empire Ottoman qui est pauvre et se fait « manger » par les Européens. Il n’y a qu’une vraie ville : Smyrne.

Lettre 20 : Usbek fait la morale à Zachi car elle l’a déshonorée en ayant été vue avec un eunuque blanc. Celui-ci sera puni.

Lettre 21 : Usbek prévient le premier eunuque blanc que si quelqu’un fait encore un écart, il sera comme un insecte à ses yeux.

Lettre 22 : Jaron apprend au premier eunuque noir qu’il va la rejoindre car Usbek est très jaloux. Il sait qu’il va devoir être sévère.

Lettre 23 : Usbek est étonné que les femmes soient si libres en Europe. Il sent toutes les différences des cultures. Il va se rendre à Paris.

Lettre 24 : Rica raconte à Ibben ce qu’il a vu à Paris depuis un mois. Il déteste le côté pressé des français. Il critique la société en montrant l’influence du Prince et du Pape. Il ne comprend pas tout mais il sait que ces derniers manipulent les esprits.

Lettre 25 : Usbek avertit Ibben que son neveu veut se rendre en Italie afin de s’instruire, il le remercie pour son amitié.

Lettre 26 : Il écrit à Roxane dont il fait l’éloge de la vertu car même face à lui, son époux, elle a toujours gardé sa pudeur. Il s’excuse de l’avoir laissée, elle méritait mieux.

Lettre 27 : Usbek écrit à Nessir que sa santé n’est pas au mieux. Il ne veut pas que cela se sache au sérail pour éviter une baisse de moralité.

Lettre 28 : Rica décrit les théâtres et l’Opéra. Il est étonné de ces coutumes. Il a rencontré une fille à l’Opéra qui a été déshonorée et qui veut qu’il l’emmène à Ispahan sous sa protection.

Lettre 29 : Rica parle du Pape et de la religion. Il en explique les « rouages ». Il parle des hérésies et montre l’intolérance de l’Espagne. Il dit que tout cela est compliqué.

Lettre 30 : Il parle de l’extravagance des Parisiens qui ne s’intéressent à lui que parce qu’il est Persan.

Lettre 31 : Rhédi apprécie Venise même si elle est profane. Il apprend tout ce qu’il peut.

Lettre 32 : Rica raconte sa rencontre avec l’aveugle qui l’a conduit dans Paris comme si de rien n’était.

Lettre 33 : Usbek critique le fait de boire du vin afin d’égayer la vie car celui-ci est mauvais pour la raison.

Lettre 34 : Usbek parle de la joie des hommes européens qui connaissent l’amitié, vertu quasiment inconnue en Orient. Il explique que, là, les gens ne comprennent pas l’esclave et la gestion du sérail par les esclaves.

Lettre 35 : Usbek écrit à son cousin, Gemchid, qu’il a trouvé de nombreux points communs entre le Mahométisme et le Christianisme mais sans Mahomet. Il semble très tolérant.

Lettre 36 : Il parle des cafés que l’on trouve à Paris et des hommes d’esprit qui se disputent pour des choses futiles au lieu d’aider leur patrie.

Lettre 37 : Usbek parle du roi de France à Ibben. Il admet que celui-ci contrôle tout mais il en montre aussi les nombreuses contradictions.

Lettre 38 : Rica parle de la différence d’opinion sur la relation entre homme et femme en Orient et en Occident. Il trouve les deux points de vue justes et avoue se plaire en Europe.

Lettre 39 : Hagi Ibbi parle de la naissance de Mahomet qui était la meilleure chose au monde, selon le choix de Dieu.

Lettre 40 : Usbek critique les oraisons funèbres car elles montrent tout ce qu’on perd. Il dit que l’homme n’a jamais de vrais sentiments car il ne se réjouit ni ne pleure jamais au bon moment.

Lettre 41 : Le premier eunuque noir prévient Usbek que l’homme qu’il voulait prendre pour remplacer un eunuque mort va lui écrire pour lui demander grâce. Il explique son choix et jure être objectif.

Lettre 42 : Lettre de Pharan qui demande grâce à Usbek, il ne veut pas être plus malheureux.

Lettre 43 : Usbek rend grâce à Pharan mais il le prévient qu’il doit être très bon servant s’il ne veut pas être sévèrement puni.

Lettre 44 : Usbek explique à Rhédi qu’il y a trois ordres en France et qu’ils se détestent cordialement juste parce qu’ils ne sont pas du même ordre. Il trouve cela stupide.

Lettre 45 : Rica raconte son aventure avec un homme qui achète tout ce qu’il veut et il lui dit avoir réussi à transformer la matière en or. Rica s’enfuit en colère. Il va rejoindre Usbek.

Lettre 46 : Usbek pense que respecter la religion c’est respecter l’homme car aucune religion n’est d’accord avec les autres. Il donne l’exemple de l’homme qui veut honorer Dieu et qui pour se faire décide d’être un bon citoyen et un bon père.

Lettre 47 : Zachi dit à Usbek qu’elle s’est réconciliée avec Zéphis et lui demande de revenir. Elle raconte aussi les périls rencontrés lors du voyage jusqu’à la campagne.

Lettre 48 : Il ne se dit pas oisif car il apprend sur la nature humaine. Il trouve bizarre le système de promotion française.

Lettre 49 : Rica lui raconte la volonté de certains Capucins de voir la Perse alors qu’il n’y a aucune raison.

Lettre 50 : Rica montre l’impertinence des hommes avec un exemple : cette personne n’arrête pas de se vanter et se dit très modeste.

Lettre 51 : Nargum donne de ses nouvelles à Usbek. Il est en Russie pour affaire. Il parle des coutumes étranges des pays comme celle que la femme battue est persuadée d’être aimée.

Lettre 52 : Rica constate que les femmes médisent les unes sur les autres afin de paraitre plus jeunes. Elles se mentent à elles-mêmes donc mentent aux autres.

Lettre 53 : Zélis annonce à Usbek que Cosrou va épouser Zélide. Elle ne semble pas enjouée par ce mariage, elle demande à Usbek de la guider sur cette affaire.

Lettre 54 : Rica retranscrit une conversation qu’il a surprise. Les hommes parlaient de s’associer afin de faire de « bons mots » et de passer pour des hommes d’esprits même s’ils ne le sont pas : il n’y a que l’apparence qui compte en France.

Lettre 55 : Il prouve que la constance en France est loin d’être un élément fondamental. Les maris ne sont pas jaloux, les femmes ne sont pas fidèles.

Lettre 56 : Usbek parle de la puissance du jeu en France dans lequel même les femmes se perdent.

Lettre 57 : Il parle des libertins et parle avec un casuiste qui lui explique défendre les petits péchés en les justifiant.

Lettre 58 : Rica expose tous les métiers qu’on peut trouver à Paris, aucun ne semble très moral.

Lettre 59 : conversation de vieilles femmes sur les jeunes hommes.

Lettre 60 : Usbek explique à Ibben qu’il y a aussi des juifs en Europe et qu’ils ne sont en rien différents des juifs de Perse. Il parle de religion.

Lettre 61 : Il a parlé avec un ecclésiastique qui a parlé de la difficulté de son état à cause de la cour. Il dit aussi qu’il faut toujours justifier de sa religion et trouver le juste milieu entre l’impiété et le fanatisme.

Lettre 62 : Zélis prévient Usbek qu’elle a fait entrer sa fille au sérail malgré ses sept ans pour qu’elle y soit habituée et ne souffre pas plus tard.

Lettre 63 : Rica se plaint de ne pas avoir vu Usbek depuis 15jours. Il dit en avoir appris beaucoup plus sur les femmes. En Europe, les gens sont plus vrais car ils ne sont pas forcés d’être comme on leur dit.

Lettre 64 : Le chef des eunuques demande une grande liberté à Usbek pour gérer le sérail car le désordre y règne ! Il appuie sa demande d’un exemple de grand chef eunuque.

Lettre 65 : Usbek écrit à sa femme qu’elles doivent changer de comportement si elles ne veulent pas qu’ils prennent des mesures drastiques.

Lettre 66 : Rica se plaint parce que certains hommes écrivent des livres sans raison : ils n’apportent aucun savoir.

Lettre 67 : Ibben écrit à Usbek. Il lui raconte l’histoire d’Aphéridon qui a tout fait pour rester avec l’amour de sa vie et trouver le bonheur.

Lettre 68 : Rica a diné chez un magistrat qui se dit plutôt libre. Il n’a aucun livre de loi. Il ne se méfie pas des avocats. Il prend son rôle à la légère.

Lettre 69 : Usbek explique à Rhédi qu’il ne comprend pas l’intérêt de la philosophie car on ne peut comprendre le monde que d’après les préceptes de Dieu d’après lui.

Lettre 70 : Zélis explique à Usbek que Solim a subi un grave affront. Il a donné sa fille en mariage et, après beaucoup de soucis, son mari l’a renvoyé sous prétexte qu’elle n’était pas vierge.

Lettre 71 : Usbek plaint son ami mais dit qu’il ne peut rien faire contre la loi. Il la félicite sur l’éducation de sa fille.

Lettre 72 : Rica se moque d’un homme qui sait tout et qui semble mieux connaitre la Perse que lui.

Lettre 73 : Il parle de l’Académie française qui, pour lui, n’a aucun sens et ne sert à rien.

Lettre 74 : Usbek parle de sa rencontre avec un grand du royaume qui montre sa supériorité sur tous. Usbek le trouve sot.

Lettre 75 : Usbek constate que les Chrétiens ont tendance à tourner la religion comme cela les arrange. Ils changent souvent d’avis.

Lettre 76 : Usbek ne comprend pas pourquoi le suicide est condamné. Il prouve que cela ne change rien aux plans divins et que donc ce n‘est pas grave.

Lettre 77 : Ibben écrit à Usbek qu’il vaut mieux souffrir pour sentir la présence de Dieu.

Lettre 78 : Rica retranscrit la lettre d’un Français en Espagne qui ne fait que critiquer ce pays mais il montre qu’un Espagnol en France en ferait tout autant et aurait de la matière : il cite les maisons de fous.

Lettre 79 : Le grand eunuque noir apprend à Usbek qu’il lui a acheté une nouvelle femme pleine de grâces.

Lettre 80 : Usbek cherche à savoir quel gouvernement mais il se rend compte que tous sont pareils et pas forcément les meilleurs pour la raison.

Lettre 81 : Nargum fait l’éloge des Tartares qui sont, d’après lui, les plus grands guerriers du monde à qui ils manquent des historiens.

Lettre 82 : Rica explique à Ibben qu’en France un homme qui sait parler pour rien dire et qui sait jouer de son apparence.

Lettre 83 : Usbek explique que la plus grande chance des hommes c’est la justice même s’ils ne respectent pas Dieu, ils la respectent pour pouvoir vivre libres.

Lettre 84 : Rica était aux Invalides. Ils les respectent plus que tout et admire leur courage et leur dévouement.

Lettre 85 : Usbek pense que la pluralité des religions dans un pays est une très bonne chose. Il ne comprend pas les gens qui veulent vous convertir alors que jamais ils ne se laisseraient convertir.

Lettre 86 : Rica est choqué par le pouvoir des femmes dans les tribunaux. Il ne comprend pas le système de la majorité car pour lui il n’y a que peu d’hommes qui soient justes.

Lettre 87 : Rica se moque des Français qui sont les animaux sociaux par excellence : beaucoup ne font que courir d’un côté à l’autre de la ville pour féliciter ou autre leurs amis et ceux du roi.

Lettre 88 : Usbek a compris que les grands de France sont oisifs, il n’y a que la faveur qui importe.

Lettre 89 : Usbek parle de gloire, cela est important pour l’homme et semble manquer en Perse.

Lettre 90 : Usbek tente d’expliquer ce qu’est le point d’honneur. Il parle des duels et de leur condamnation qui n’empêche pas l’honneur de vouloir triompher.

Lettre 91 : Il critique un ambassadeur perse qui s’est ridiculisé à Paris.

Lettre 92 : Le roi de France est mort. Il montre comment le régent a manipulé le peuple pour détourner le testament du feu roi qui ne l’avantagerait pas.

Lettre 93 : Usbek écrit à son frère, un religieux. Il parle de démons, de passions et de Satan.

Lettre 94 : Usbek parle du droit public plus présent en Europe qu’en Asie mais qui est d’après lui, corrompu.

Lettre 95 : Il explique son point de vue de la lettre précédente. Il explique également ce qu’est le droit public pour lui.

Lettre 96 : Le premier eunuque a acheté une belle femme pour le frère d’Usbek. Il est content des tensions que cela va créer dans le sérail. Il demande à Usbek de revenir pour soulager le travail des eunuques.

Lettre 97 : Usbek apprend à un dervis les théories des philosophies sur la nature. Il parle des bizarreries de l’Alcoran mais assure son adhésion à sa religion.

Lettre 98 : Il parle de l’instabilité du royaume et des changements rapides de statut. Il faut mépriser la richesse pour apprécier la vertu.

Lettre 99 : Rica parle du changement perpétuel dans la mode à Paris, tout est conditionné par le roi.

Lettre 100 : Il explique que les Français sont fiers de leur mode et qu’ils critiquent tout ce qui est étranger. Ils sont plus attachés à cela qu’à leurs lois, toutes empruntées à leur voisin.

Lettre 101 : Usbek montre l’idiotie des hommes qui parlent comme s’ils avaient de l’esprit.

Lettre 102 : Il parle des gouvernements. Il compare celui de Perse à celui de France. Le français est moins violent ?

Lettre 103 : Un européen disait à Usbek que le problème des Perses c’est que leur roi se cache et que, du coup, personne ne le connait et les Persans se sentent diriger par des esprits.

Lettre 104 : Il parle maintenant des Anglais qui fondent leur gouvernement sur la reconnaissance et la gratitude.

Lettre 105 : Rhédi critique l’usage que l’on fait des sciences avec par exemple la découverte de la poudre et de la bombe qui empêche quiconque d’être en sureté.

Lettre 106 : Usbek reproche à Rhédi son point de vue sur l’art. Pour lui, l’art est nécessaire et fait la puissance d’un prince.

Lettre 107 : Rica explique à Ibben qu’il a parlé au jeune prince : il faut attendre de voir s’il se fera gouverné par les femmes comme cela semble être le cas pour tout le monde en France.

Lettre 108 : Usbek parle des journaux qu’il trouve sans intérêt car ne traitant que des livres nouveaux et sans la moindre critique pour ne pas se mettre à dos les écrivains.

Lettre 109 : Rica parle de la querelle sans importance qui a eu lieu à l’Université de Paris sur la lettre « Q ». Il constate que plus il y a de sages dans un lieu, plus il y a de sagesse.

Lettre 110 : Rica parle de l’ennui que provoque la longue provocation d’une femme qui veut des compliments.

Lettre 111 : Usbek retranscrit un discours auquel il ne comprend rien : un général veut se débarrasser de Mazarin grâce à des chansons parce qu’il ne parle pas bien français ?

Lettre 112 : Rhédi pense que la Terre est malade car lorsqu’il compare les histoires anciennes aux modernes, il constate une grande dégradation et un dépeuplement important.

Lettre 113 : Usbek répond à Rhédi en parlant des causes physiques avec les différentes catastrophes de la Terre dues à son mouvement.

Lettre 114 : Usbek explique aussi le dépeuplement par des changements moraux. Il montre que la polygamie ainsi que les eunuques contribuent à ce problème.

Lettre 115 : Usbek explique ensuite que le problème vient également du mauvais usage actuel des esclaves : ils ne font pas de commerce, sans commerce pas de prospérité et donc moins de fertilité.

Lettre 116 : Usbek montre que ce qui cause ce dépeuplement chez les Chrétiens : c’est l’interdiction du divorce : cela empêche les couples qui ne s’aiment plus de procréer.

Lettre 117 : Le second problème d’après Usbek est le célibat des hommes d’église chrétiens. Il montre que les protestants sont plus nombreux à cause de cela.

Lettre 118 : Il passe à l’Afrique dont ils ne connaissent que les côtes. Il parle du trafic d’esclaves qui ne profite même pas à l’Amérique.

Lettre 119 : Il montre que certains peuples sont plus féconds que d’autres à cause de croyances ou de rites plus ou moins intelligents.

Lettre 120 : Usbek parle maintenant des peuples de Sauvages qui ne sont pas très peuplé à cause de famines fréquentes et de l’habitude des femmes à avorter.

Lettre 121 : Usbek explique qu’il est toujours mauvais de déplacer un peuple car celui-ci a beaucoup de chances. De plus, il explique le dépeuplement par la volonté de conquêtes qui sont aussi funestes pour le conquis que pour le conquérant.

Lettre 122 : Usbek montre aussi que le climat social du pays joue sur sa fécondité : un pauvre aura moins tendance à faire d’enfants.

Lettre 123 : Usbek se pose des questions sur sa religion. Il sait que les imams veulent convertir le monde.

Lettre 124 : Usbek ne comprend pas pourquoi les gens à la Cour sont s riches. Il voit bien le prince interdire tous plaisirs à ses sujets pour pouvoir être généreux avec ses courtisans.

Lettre 125 : Rica parle du Paradis et montre le peu d’imagination des hommes. Il parle de cette femme qui voulait se brûler et qui y renonce pour ne pas retrouver son mari mort depuis peu.

Lettre 126 : Rica annonce à Usbek la chute de leur prince ? Il est plein de tendresse pour celui-ci.

Lettre 127 : Il montre l’effet des ministres sur le roi en parlant de l’exemple du roi de Suède.

Lettre 128 : Rica expose l’anecdote du géomètre à Usbek. Le géomètre se sent supérieur aux autres, il se croit plus utile et plus intelligent.

Lettre 129 : Usbek parle du bien-fondé des lois qui sont les seules choses vraiment importantes. Il critique la France qui a emprunté les plus mauvaises lois romaines et pas la puissance paternelle.

Lettre 130 : Rica parle des nouvellistes qui ne sont d’aucune utilité et qui se croient importants : il s’appuie sur des lettres d’un nouvelliste pour prouver ce qu’il dit.

Lettre 131 : Rhédi explique l’origine des républiques en Europe. Il semble préférer ce gouvernement au despotisme asiatique.

Lettre 132 : Rica constate que les hommes ne font que se plaindre, peu importe les circonstances. Il n’y a que les philosophes qui sont différents.

Lettre 133 : Rica a visité une bibliothèque dans un couvent. L’homme n’a même pas lu les livres, c’est un homme qui lui est inférieur qui le fait.

Lettre 134 : Il est retourné à la bibliothèque et a rencontré un autre dervis qui s’est mis à lui parler des livres en toute franchise.

Lettre 135 : Ils reprennent leur entretien. Ils parlent des autres livres : ils arrivent à l’astrologie qui guide la Perse ce qui semble être une erreur pour le dervis.

Lettre 136 : Nouvel entretien avec le dervis qui cette fois lui parle des livres d’histoire de tous les pays.

Lettre 137 : La dernière rencontre a lieu aux rayons des poètes que le dervis semble déprécier. Rica lui parle des romans perses très ennuyeux.

Lettre 138 : Rica parle des impôts et de leurs conséquences sur le peuple.

Lettre 139 : Rica admire la reine de Suède qui a quitté sa fortune pour suivre son cœur.

Lettre 140 : Rica parle des parlements qui vont être relégués dans des petites villes. Il comprend la difficulté des hommes à annoncer de mauvaises nouvelles au prince.

Lettre 141 : Rica a fait traduire un conte perse pour une femme de la Cour : celui-ci parle d’un homme très jaloux qui a rendu les femmes de son sérail malheureuses et de la vengeance de l’une d’elle.

Lettre 142 : Rica a reçu une lettre d’un mythologiste qui dépense sans compter pour des objets d’avant la décadence. Il joint à sa lettre, celle sur Eole et l’arnaque de son fils.

Lettre 143 : Rica a une conversation avec un médecin juif. Il lui montre qu’ils n’ont pas les mêmes méthodes. Anecdote du médecin de campagne.

Lettre 144 : Rica honore les hommes modestes et dénigrent les impertinents.

Lettre 145 : Usbek montre à quel point il est difficile de vivre en société pour un homme d’esprit.

Lettre 146 : Usbek montre les conséquences que peuvent avoir un mauvais ministre sur son peuple s’il ne donne pas l’exemple.

Lettre 147 : Le grand eunuque annonce de tristes nouvelles à Usbek. Le chaos règne au sérail et il ne sait que faire.

Lettre 148 : Usbek donne les pleins pouvoirs au grand eunuque afin qu’il rétablisse l’ordre et la vertu.

Lettre 149 : Le grand eunuque est mort. Narsit demande s’il doit prendre sa place. Il n’a pas lu la lettre précédente d’Usbek.

Lettre 150 : Usbek maudit Narsit et le presse d’exécuter les ordres qu’il avait donnés au grand eunuque.

Lettre 151 : Solim écrit à Usbek sur la décadence de son sérail et toutes les perfidies qui s’y passent. Il demande le pouvoir pour essayer d’arranger cela.

Lettre 152 : Narsit écrit à Usbek que tout va très bien dans son sérail et qu’il n’a pas eu sa lettre.

Lettre 153 : Usbek donne à Solim les pleins pouvoirs pour expier son sérail et servir sa vengeance.

Lettre 154 : Usbek prévient ses femmes qu’elles doivent obéir à Solim et qu’elles sont punies.

Lettre 155 : Usbek écrit à son ami qu’il est dépité. Il veut rentrer pour revoir sa patrie mais a peur de ce qu’il va y trouver.

Lettre 156 : Roxane écrit à Usbek pour se plaindre de la dureté de la vie au sérail. Veut-elle se donner la mort ?

Lettre 157 : Zachi se plaint des humiliations subies. Elle veut le retour d’Usbek pour vivre ou pour mourir s’il la croit coupable.

Lettre 158 : Zélis en veut à Usbek de la croire coupable alors qu’il est loin. Elle lui dit de ne plus l’aimer.

Lettre 159 : Solim écrit à Usbek qu’il doit être traité en traitre car il n’a pas réussi sa mission : il a trouvé Roxane dans les bras d’un homme. Ils l’ont tué.

Lettre 160 : Solim annonce à Usbek qu’il a pris la décision de punir.

Lettre 161 : Roxane admet à Usbek qu’elle l’a trompé. Elle le force presque à l’admirer. Elle l’a toujours haït. Le poison fait effet, elle meurt en écrivant la lettre.

CLIN D'ŒIL

PRINCIPE DU PARTAGE DES POUVOIRS ATTRIBUE A MONTESQUIEU

Montesquieu définit le partage des pouvoirs et non pas, la "séparation des pouvoirs".

1. “ Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ”. Cette phrase célèbre de Montesquieu extraite de son œuvre, De l'esprit des lois, résume parfaitement l’ambition de ses travaux.

2. Ce qui a été nommé abusivement “ théorie de la séparation des pouvoirs ” ne remonte pas à Montesquieu. En effet, déjà Aristote dans l’Antiquité et, bien plus tard, John Locke (1690 Traité du Gouvernement civil) avaient réfléchi sur la question. Néanmoins, il revient à Montesquieu le mérite d’avoir systématisé le processus.

3. Un tel sujet présente plusieurs intérêts que l’histoire constitutionnelle française, mais aussi l’actualité récente confirment. En France, la question de la séparation des pouvoirs est depuis la Révolution française un élément fondateur de notre société politique. L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce : “ toute société dans laquelle la garantie des droits et la séparation des pouvoirs n’est pas assurée n’a point de constitution ”. La séparation des pouvoirs permet de réaliser un équilibre des pouvoirs afin d’éviter la confusion des pouvoirs contraire à la démocratie. Encore faut-il que cette séparation soit effective, des Etats comme la Tunisie ou l’Egypte n’en bénéficiaient pas. Le “ printemps des révolutions arabes ” aura eu raison de ces régimes qui du fait de l’absence réelle de séparation des pouvoirs, étaient des dictatures.

4. Il convient de se poser deux questions pour répondre au sujet posé. D’une part, qu’entend Montesquieu lorsqu’il parle de séparation des pouvoirs ? D’autre part, en quoi la théorie dégagée par Montesquieu ne correspond-t-elle pas à la réalité ?

5. Ainsi, la définition élaborée par Montesquieu tend à mettre en évidence le moyen d’assurer un régime de libertés pour garantir les sujets du royaume (I). Mais, la mise en application pratique au sortir de la Révolution s’avère chaotique et ne correspond pas pleinement aux souhaits de Montesquieu. C’est l’une des raisons pour lesquelles les constituants de 1958 retiendront une application souple de cette théorie (II).

I. LA THEORIE DE LA SEPARATION DES POUVOIRS : UNE IDEE CLAIRE MAL COMPRISE

La théorie de Montesquieu est avant tout un moyen pour garantir les libertés des sujets face à un monarque tyrannique (A). Par ailleurs, Montesquieu dès le départ a relativisé sa théorie et n’en propose nullement une lecture dogmatique (B).

A. Un théorie visant à garantir un régime de libertés

 Ce que Montesquieu recherche avant tout, c’est apporter une réponse au risque que représenterait un roi despote. Dès lors, pour éviter le despotisme, il faut préserver la liberté des sujets. Pour ce faire, Montesquieu propose d’empêcher la concentration de la puissance politique en une seule autorité. Pour cela, la spécialité et l’indépendance des pouvoirs apparaissent comme les maitres mots de la théorie. Chaque organe ou autorité doit exercer une seule fonction. Toutefois, chaque organe doit exercer entièrement et pleinement sa fonction sans se mêler des autres fonctions. Chaque pouvoir est donc investi d'un pouvoir propre. Afin de préserver cette spécialité, il faut en outre qu'il soit indépendant des autres pouvoirs. Les membres de chaque pouvoir ne peuvent être nommés et révoqués que par le pouvoir concerné. Autrement dit, il ne faut pas qu'un pouvoir puisse s’immiscer dans les conditions d’existence d’un autre pouvoir et y peser de son poids.

B. Un idéal relativisé par Montesquieu : la quête d’un gouvernement modéré

 Montesquieu n'a pas une conception radicale de la séparation des pouvoirs, il cherche à laisser les différents pouvoirs autonomes les uns des autres. Cette séparation n'est pas conçue comme synonyme d'égalité entre eux. Pour Montesquieu, le législatif élu directement par le peuple doit être supérieur. Il n’y a donc pas un équilibre égalitaire entre les pouvoirs. Le comportement du roi et les fonctions de Montesquieu (voir bibliographie) explique la préférence donnée au pouvoir législatif accompli par les Parlements d’ancien régime. A côté de cela, Montesquieu refuse aussi un isolement des pouvoirs. Si les pouvoirs étaient strictement séparés cela aboutirait selon lui à une paralysie de l'Etat. Dès lors, chaque pouvoir seul n'est rien, il ne peut agir sans le concours des autres. Les pouvoir doivent forcément collaborer. Dans la pratique, les pouvoirs doivent donc agir avec l'assentiment des autres, car au final les attributions sont incomplètes. En effet, le législatif ne peut faire appliquer la loi, ce qui incombe au pouvoir exécutif. Les pouvoirs ainsi de part la nature des choses seraient donc contraints “ à agir de concert ”. Montesquieu recherche seulement à mettre en place un gouvernement modéré dans lequel les puissances sont combinées, réglées, tempérées et permettre ainsi à l’une d’avoir les moyens de résister à l’autre et de la sorte s’équilibrer. Dans ces conditions, aucun des pouvoirs ne pourra plus devenir tyrannique car il se heurterait à un des autres pouvoirs. C’est ce que formule Montesquieu lorsqu’il écrit que “ pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ”.

 Malheureusement, la pratique ne donnera pas raison à Montesquieu. La pratique a grandement contribué à dénaturé la théorie de Montesquieu et à obscurci cette idée pourtant claire.

II. LA THEORIE DE LA SEPARATION DES POUVOIRS : UNE FAUSSE IDEE CLAIRE EN RAISON DE SON APPLICATION

La théorie de la séparation des pouvoirs a engendré une pratique chaotique au lendemain de la Révolution française (A). Les aléas de cette théorie n’ont cependant pas empêché les constituants de la constitution de 1958 d’en conserver le principe tout en tenant compte des acquis constitutionnels (B).

 A. Une pratique chaotique de la séparation des pouvoirs en France

 L'interprétation révolutionnaire se traduit par une simple séparation des fonctions et la domination du pouvoir législatif. Ainsi, pour les révolutionnaires, seul compte et peut prévaloir le pouvoir législatif en ce qu’il émane de la volonté générale, donc du peuple. Ce seul pouvoir est initial, les autres autorités en sont dérivées et aussi subordonnées. Tout doit provenir du pouvoir législatif et des représentants du peuple. Bien plus, la période révolutionnaire montrera que cette théorie sera utilisée pour réduire à néant le pouvoir monarchique jusqu’à glisser vers un régime de confusion des pouvoirs au profit d’une minorité des représentants sous la Terreur.

Par ailleurs, les possibilités de conflits entre les pouvoirs ne sont pas inexistantes. Dans un régime parlementaire, la séparation des pouvoirs y est souple. Il y a un contact évident et nécessaire entre les pouvoirs. Pour conserver l’équilibre, chaque pouvoir détient des moyens de pression. Les situations de conflits sont donc une épreuve de force qui se traduit par l'engagement de la responsabilité politique du Gouvernement (motion de censure, question de confiance) ou la dissolution de l'une des chambres. Le mécanisme s’emballe lorsque l’équilibre est rompu. Tel a été le cas de la France sous les IIIe et IVe République (voir fiche sur le thème) lorsqu’en raison du multipartisme et la désuétude du droit de dissolution, les pouvoirs ne s ‘équilibraient plus et où une dérive vers le régime d'assemblée était patente.

 B. La constitution de la Vème République : une consécration efficace d’une séparation souple des pouvoirs

 La spécialité et l’indépendance des pouvoirs prônées par Montesquieu se retrouvent dans la Constitution du 4 octobre 1958. Au terme des articles 34/37 de la Constitution, la fonction de produire des normes appartient au législatif et à l'exécutif, chaque pouvoir ayant un domaine de compétence bien délimité. Il est mis fin, par l'article 38, à la séparation absolue des pouvoirs qui imposait une séparation rigoureuse des fonctions puisque le Gouvernement peut intervenir par ordonnance dans le domaine du législatif. Il s’agit par ce biais d’une constitutionnalisation de la pratique des délégations législatives. En outre, la survenance du fait majoritaire accentue la possible pénétration du pouvoir exécutif dans la sphère du pouvoir législatif. Mais dans ce cas précis, certains seraient tenté d’y voir une dérive avec une confusion des pouvoirs au profit du président de la République (notion d’hyper-présidentialisation de la Ve République).

Par ailleurs, la Ve République a mis en pratique le mot fameux de Montesquieu selon lequel “le pouvoir arrête le pouvoir”. En effet, des contrepoids à chaque pouvoir sont mis en place. Ainsi, la motion de censure, la question de confiance ou la motion de censure provoquée (article 49 alinéa 1, 2 et 3) en ce qui concerne les rapports entre le pouvoir législatif et le Gouvernement. Le droit de dissolution (article 12) dans les rapports entre le pouvoir législatif et le président de la République). Il y a également des contrepoids du pouvoir juridictionnel avec le Conseil constitutionnel (contrôle des lois), le juge administratif (annule et réforme les décisions prises par les autorités qui exerce le pouvoir exécutif) et le juge judiciaire (interdit toute détentions arbitraire).

LIENS EXTERNES

La ville de La Brède-Montesquieu décrit le Château et présente Montesquieu: http://www.labrede-montesquieu.fr/

L'office de tourisme de Montesquieu décrit le Château de la Brède et présente Montesquieu: http://www.otmontesquieu.com/

Montesquieu à Bordeaux : http://www.bordeaux-tourisme.com/fr/decouvrir/montesquieu.html

Le Château et les vins de la Brède : http://www.si-graves-montesquieu.fr/

D'autres Biographies de MONTESQUIEU

Des Lycées portent le nom de Montesquieu pour lui rendre hommage:

Le Lycée Montesquieu du Mans : http://montesquieu.e-lyco.fr/

Le Lycée Montesquieu de Bordeaux : http://www.lycee-montesquieu.fr/

Le Lycée Montesquieu de Libourne : http://lyceemontesquieulibourne.com/