CHODERLOS DE LACLOS

BIOGRAPHIE DE CHODERLOS DE LACLOS

"Choderlos de Laclos (1741-1803) est d'abord le militaire inventeur de l'obus mais est il aussi un romancier libertin ou un moraliste ?"
Frédéric Fabre

Le 18 octobre 1741:  Pierre Ambroise François, second fils de Jean Ambroise Choderlos de Laclos, secrétaire de l'Intendant de Picardie et d'Artois et de Marie-Catherine Gallois qui appartient au même milieu des officiers royaux, naît à Amiens. Ses parents sont tous deux de petite et récente noblesse de robe.

1751: Jean Ambroise suit l'Intendant de Picardie et d'Artois, nommé à Paris et s'installe avec sa famille dans le Marais.

1759: Laclos est aspirant à l'École d'Artillerie de la Fère dans l'Aisne. Cette école est l'ancêtre de l'école Polytechnique. Marie-Soulange Duperré qui sera sa future épouse naît à La Rochelle.

1760: Laclos est élève au corps royal d'artillerie.

1761: Il est nommé sous-lieutenant.

1762: Il est Lieutenant en second dans la Brigade des Colonies, en garnison à La Rochelle. Cette brigade participe à toutes les guerres mais il subit la fin de la guerre de sept ans. Il doit se contenter de la vie de garnison.

1763: Il est affecté à Toul. Laclos y serait devenu membre d'une loge maçonnique composée de militaires, L'Union. Par la suite il serait même devenu Vénérable de cette loge.

1765: Le régiment de Toul part en garnison à Strasbourg. Laclos est nommé lieutenant en premier.

1767: Il publie A mademoiselle de Saint-S... dans l'Almanach des muses. Il est nommé sous-aide-major.

1769: Il part en garnison à Grenoble.

1770: L'Épître à Margot parait dans l'Occasion et le Moment de Mérard de Saint-Just.

1771: Il est nommé Capitaine par commission, en raison de son ancienneté.

1772: Il est nommé Aide-major.

1773: Il publie Les Souvenirs, épître à Églé dans l'Almanach des muses.

1775: Il est en garnison à Besançon.

1776: Il publie une nouvelle version de l'Épître à Margot dans l'Almanach des muses.

1777: Laclos est nommé capitaine en second de sapeurs. Il s'installe à Valence, pour participer à la création de l'école d'artillerie où servira Bonaparte. Il publie l'Épître à la mort  dans l'Almanach des muses.

19 Juillet: Il fait représenter en présence de la reine Marie Antoinette, Ernestine,  opéra-comique, avec une musique du chevalier de Saint-Georges, tiré du roman de Madame Riccoboni. C'est un échec cuisant à tel point que cette pièce n'aura aucune autre représentation.

1778: Il débute la rédaction des Liaisons dangereuses.

1779: L'Almanach des muses publie Le Bon Choix. Laclos est chargé, en qualité d'assistant du marquis de Montalembert, de fortifier l'île d'Aix contre les Anglais.

En fin d'année, il est promu capitaine de bombardier. Il demande un congé de six mois qu'il passe à Paris pour travailler aux Liaisons Dangereuses ainsi qu'à une Épître à Madame de Montalembert.

1780: A Paris, Laclos avance son roman.

1781: Il demande un nouveau congé. Laclos demande la permission tacite pour Les Liaisons dangereuses qu'il achève au début de 1782.

1782: Le 16 Mars, il signe un contrat avec Durand pour la première édition du roman. Il est tiré à 2 000 exemplaires, pour lesquels Laclos perçoit 1600 livres.

Le 23 Mars, Les Liaisons dangereuses paraissent en 4 tomes chez l'éditeur Durand neveu. Il obtient un grand succès de scandale.

Le 25 Avril, il signe un nouveau Contrat avec Durand pour une deuxième édition de 2 000 nouveaux exemplaires et obtient à nouveau 1 600 livres.

Le 24 Mai, Laclos est sanctionné par le ministre de la Guerre, pour son roman et envoyé à Brest.

En Août: il arrive à retourner à La Rochelle pour participer à la construction du nouvel arsenal.

Sa Liaison avec Marie-Soulange Duperré, fille d'un receveur trésorier de La Rochelle débute alors qu'elle a  24 ans et lui 42. Ils sont amoureux l'un de l'autre.

1783: En Mars, Laclos entreprend de répondre à la question mise au concours par l'académie de Châlons-sur-Marne sur l'éducation des femmes. Il compose dans un premier temps un Discours sur les moyens de perfectionner l'éduction des femmes, repris dans une nouvelle version intitulée Des femmes et de leur Éducation. Ces deux ouvrages ne seront jamais publiés.

1784: Avril- Mai: Il fait un Compte rendu de Cécilia de miss Burney pour le Mercure de France.

Étienne, fils de Laclos et de Marie-Soulange, naît.

1786: Le 21 Mars, il publie la Lettre à MM. de l'Académie française sur l'éloge de Vauban. En fait contrairement à ce que peux laisser penser ce titre, il s'agit d'un pamphlet contre Vauban .

Avec l'autorisation du ministre de la Guerre, Laclos épouse Marie-Soulange Duperré et reconnaît son fils. La Lettre fait scandale. il est renvoyé à Metz où "il reprendra connaissance de la discipline et de l'esprit de subordination qu'i a perdu de vue...". Il rédige une "contre éloge de Vauban" récompensée par une mutation à La Fère.

Il participe à la création du boulet creux qui a de bonnes qualités balistiques mais qui ne sera vraiment expérimenté que courant 1793.

1787: Les Liaisons dangereuses sont à nouveau publiées avec les pièces fugitives et la correspondance avec Madame Riccoboni. Il rédige un projet de numérotation des rues de Paris dans le Journal de Paris. Laclos est décoré chevalier de Saint Louis.

1788: En Octobre, alors qu'il est en congé de l'armée, Laclos devient secrétaire des commandements soit chef de cabinet de Philippe Égalité qui est duc d'Orléans depuis 1785. Sa fille Catherine-Soulange naît.

1789: Laclos rédige les Instructions aux baillages pour la préparation des cahiers de doléances concernant les apanages du duc d'Orléans. Le Mercure de France publie une Histoire de Pauline, signée M.C.D.L; est ce Laclos?

Il participe à la Révolution et fréquente notamment les clubs des Patriotes, National, de Valois et de 89. Accusé d'avoir fomenté les journées d'octobre, Laclos doit partir à Londres avec le duc d'Orléans, dont il rédige la Correspondance avec le ministre des Affaires étrangères.

1790: Il rédige pour Philippe Égalité, "l'Exposé de la conduite de Monsieur le duc d'Orléans dans la Révolution de France, rédigé par lui-même".

En juillet, de retour en France, il participe activement au club des jacobins avec Philippe Égalité.

En octobre, il participe à la rédaction du Journal des Amis de la Constitution, dont il est nommé rédacteur en chef de la Correspondance avec les sociétés de province.

1791: 1er Juin: Le capitaine Laclos est admis à la retraite de l'armée.

1er Juillet: Laclos propose à la tribune du club des Jacobins, la Régence de Philippe Égalité, en sa qualité de duc d'Orléans, mais il est peu écouté.

21 Juillet: Il démissionne de la rédaction en chef du Journal des Jacobins.

1792: Le 29 Août, il est nommé commissaire du pouvoir exécutif par Danton.

Le 4 Septembre, Il est envoyé par le gouvernement pour inspecter les troupes à Châlons-sur-Marne et organiser la défense contre les Prussiens.

Le 20 Septembre, il contribue à la victoire des coups de canon de Valmy. Devant la détermination des troupes françaises, les ennemis se retirent sans livrer bataille.

Le 22 Septembre, en conséquence de sa participation aux quelques coups de canon tirés à Valmy, Laclos est réintégré dans l'armée comme maréchal de camp dans la ligne soit comme général de brigade.

Le 1er octobre, Il est nommé chef d'état-major de l'armée des Pyrénées, auprès du ministre de la guerre Servan, à Toulouse.

Le 28 Novembre, il est nommé gouverneur général des établissements français des Indes pour l'éloigner du sol français mais il ne s'y rendra pas.

1793: Il prépare un projet d'attaque de l'Angleterre par l'Inde.

Le 18 Janvier, la voix de Philippe Égalité condamne son cousin Louis XVI à mort. A l'assemblée législative. Sa condamnation n'a été prononcée qu'à une voix prêt. Robespierre lui même écoeuré, constatera:  «Il était le seul qui pouvait se permettre de ne pas voter la mort.» 

Le 31 Mars, le Gouvernement signe un décret d'arrestation contre les orléanistes soit notamment Philippe Égalité et Laclos.

Le 2 Avril, Laclos est incarcéré à la maison d'arrêt de Picpus. Du fond de sa prison, il envoie aux comités du gouvernement des plans de réforme et des projets d'expérience sur son boulet creux ancêtre des obus.

Le 6 Avril, Philippe Égalité est lui même arrêté.

En Août, Laclos est relâché et envoyé à La Fère puis à Meudon pour essayer les boulets creux. Les résultats sont très concluants.

Le 5 Novembre, il est à nouveau incarcéré à La Force, puis à Picpus pour l'empêcher de tenter de sauver le duc d'Orléans.

Le 6 Novembre, Philippe Égalité est guillotiné.

1794: Laclos est menacé de subir la guillotine à cause de ses liens avec Philippe Égalité et Danton.

Le 1er décembre, il est enfin libéré.

1795: Il rédige pour le Comité de salut public un mémoire: "De la guerre et de la paix" dans le but de se faire réintégrer dans l'armée, mais l'effet sera loin d'être immédiat. Il rédige aussi un troisième essai sur l'Éducation des Femmes qui reste aussi en l'état de manuscrit. Son second fils naît. Il est nommé secrétaire général des hypothèques.

1796: Il a des projets de création de banque qui avortent.

1797: En Janvier-Février: Il fait un compte rendu du Voyage de La Pérouse dans le Moniteur.

1799: Il est réintégré dans l'armée comme général de brigade et apporte son appui au coup d'État de Bonaparte.

1800: Le 16 janvier, il est nommé par le premier consul, général de brigade dans l'artillerie, en récompense de son rôle dans le coup d'Etat du 18 Brumaire.

En février, il est envoyé auprès de l'armée du Rhin et subit son vrai baptême du feu, au cours de la bataille de Bilberach.

A partir du 29 mai, il part avec l'armée d'Italie.

1801: Il séjourne en Italie et rencontre Stendhal.

En Avril, il est de retour à Paris.

1802: Il est nommé inspecteur général d'artillerie.

1803: Il rédige au début de l'année ses Observations sur le drame de Lacretelle, "le Fils naturel" qui seront publiées en 1824 à titre posthume.

Le 21 Janvier, il est nommé commandant de l'artillerie de l'armée d'observation dans les Etats du royaume de Naples.

Le 5 septembre, il meurt à Tarente de la dysenterie et de la malaria. Le premier consul auquel il a recommandé sa famille attribue une pension à sa veuve et fait entrer ses fils dans des écoles militaires.

1804: Les restes de Laclos sont officiellement inhumés sur L'île Saint-Paul au large de Tarente.

1808: Le 18 Octobre, son frère passé du ministère de la Marine, au consulat de Smyrne, où il a d'ailleurs reçut Chateaubriand, meurt à Rome alors qu'il faisait route vers la France.

1814: Son fils aîné Etienne, alors aide de camp de Marmont, est tué à Berry-au-Bac

1815: Au retour des Bourbons, la tombe de Laclos, bonapartiste reconnu, est violée. Ses cendres sont jetées au vent.

1832: Le 6 Avril, Madame veuve Laclos meurt du choléra.

PRONONCIATION

Les francophones hésitent entre deux prononciations pour Choderlos, soit sho-der-lo et ko-der-lo. L'Académie française préconise la prononciation ko-der-lo.

Roger Vailland dans son "Laclos par lui-même", donne un fac-similé d'un Mémoire pour demander la Croix de Saint-Louis rédigé par Laclos et daté du 26 août 1787, il s'y dénomme "Chauderlot de Laclos". Ce qui accrédite la prononciation sho-der-lo. D'ailleurs les actuels descendants de Choderlos de Laclos prononcent leur nom, sho-der-lo.

 

BIBLIOGRAPHIE

"Souvenirs", dans Almanach des Muses, 1773

"Epîtres à Eglé", dans Almanach des Muses, 1773

La Procession (conte en vers), sans date 1774?

Ernestine (livret d'opéra), 1777

Le Bon choix (conte en vers), 1779

La Matrone (livret d'opéra), 1780

Les Liaisons dangereuses, 1782

Cecilia ou les mémoires d'une héritière, théorie du roman, 1784

De l'Éducation des Femmes, 1785

Considérations sur l'influence du génie de Vauban, 1786

Pièces fugitives, 1787

Les Vertus de Louis XVI, 1787

Correspondance avec Madame Riccoboni, 1787

De la Guerre et de la Paix, 1795

Lettres (posthumes), 1904

Poésies (posthumes), 1904

Résumé des LIAISONS DANGEREUSES

  Ce roman épistolaire retrace les aventures amoureuses de la marquise de Merteuil et de son ancien amant, le vicomte de Valmont.
La marquise, voulant se venger d'un amant infidèle alors promis à la fille d'une cousine, Cécile de Volanges, fait en sorte que le Vicomte déshonore cette dernière avant le mariage. Ce que le Vicomte accomplit, alors même qu'il tente de séduire une femme reconnue pour sa vertu : la présidente de Tourvel. Elle tente de rester fidèle à son mari mais le Vicomte parvient à la piéger pour la faire mourir d'amour. Cécile de Volanges, quant à elle, tombe amoureuse du chevalier Danceny, son maître de solfège. Mais, par toutes sortes de manœuvres, la marquise de Merteuil fait de celui-ci son amant. Elle provoque ainsi un duel entre le Vicomte de Valmont, qui déstabilisé par ses mésaventures avec de Volanges et Tourvel, cherche à retrouver ses faveurs, et le jeune chevalier Danceny. Celui - ci parviendra à tuer le Vicomte qui avant de mourir, tourmenté de regrets d'avoir condamné la présidente de Tourvel, remet au chevalier toute la correspondance qu'il a tenue avec la marquise de Merteuil afin que celle-ci soit révélée non comme une femme des plus vertueuses de tout Paris, mais comme un démon dangereux.
D'un aspect libertin, ce roman est ambigu puisqu'il peut être considéré comme un roman moraliste !

LES LIAISONS DANGEREUSES

Préface du rédacteur

Cet ouvrage, ou plutôt ce recueil, que le public trouvera peut-être encore trop volumineux, ne contient pourtant que le plus petit nombre des lettres qui composaient la totalité de la correspondance dont il est extrait. Chargé de la mettre en ordre par les personnes à qui elle était parvenue, et que je savais dans l'intention de la publier, je n'ai demandé, pour prix de mes soins, que la permission d'élaguer tout ce qui me paraîtrait inutile; et j'ai tâché de ne conserver en effet que les lettres qui m'ont paru nécessaires, soit à l'intelligence des événements, soit au développement des caractères. Si l'on ajoute à ce léger travail, celui de replacer par ordre les lettres que j'ai laissé subsister, ordre pour lequel j'ai même presque toujours suivi celui des dates, et enfin quelques notes courtes et rares, et qui, pour la plupart, n'ont d'autre objet que d'indiquer la source de quelques citations, ou de motiver quelques-uns des retranchements que je me sus permis, on saura toute la part que j'ai eue à cet ouvrage. Ma mission ne s'étendait pas plus loin.

J'avais proposé des changements plus considérables, et presque tous relatifs à la pureté de diction ou de style, contre laquelle on trouvera beaucoup de fautes. J'aurais désiré aussi être autorisé à couper quelques lettres trop longues, et dont plusieurs traitent séparément, et presque sans transition, d'objets tout à fait étrangers l'un à l'autre. Ce travail, qui n'a pas été accepté, n'aurait pas suffi sans doute pour donner du mérite à l'ouvrage, mais lui aurait au moins ôté une partie de ses défauts.

On m'a objecté que c'étaient les lettres mêmes qu'on voulait faire connaître, et non pas seulement un ouvrage fait d'après elles; qu'il serait autant contre la vraisemblance que contre la vérité, que de huit à dix personnes qui ont concouru à cette correspondance, toutes eussent écrit avec une égale pureté. Et sur ce que j'ai représenté que loin de-là, il n'y en avait au contraire aucune qui n'eût fait des fautes graves, et qu'on ne manquerait pas de critiquer; on m'a répondu que tout lecteur raisonnable s'attendrait sûrement à trouver des fautes dans un recueil de lettres de quelques particuliers, puisque dans tous ceux publiés jusqu'ici de différents auteurs estimés, et même de quelques académiciens, on n'en trouvait aucun totalement à l'abri de ce reproche. Ces raisons ne m'ont pas persuadé, et je les ai trouvées, comme je les trouve encore, plus faciles à donner qu'à recevoir: mais je n'étais pas le maître, et je me suis soumis. Seulement je me suis réservé de protester contre, et de déclarer que ce n'était pas mon avis; ce que je fais en ce moment.

Quant au mérite que cet ouvrage peut avoir d'ailleurs, peut-être ne m'appartient-il pas de m'en expliquer; mon opinion de devant ni ne pouvant influer sur celle de personne. Cependant ceux qui, avant de commencer une lecture, sont bien aises de savoir à peu près sur quoi compter; ceux-là, dis-je, peuvent continuer. Les autres feront mieux de passer tout de suite à l'ouvrage même; ils en savent assez.

Ce que je puis dire d'abord, c'est que si mon avis a été, comme j'en conviens, de faire paraître ces lettres, je suis pourtant bien loin de compter sur leur succès; et qu'on ne prenne pas cette sincérité de ma part pour la modestie jouée d'un auteur: car je déclare, avec la même franchise, que si ce recueil ne m'avait pas paru digne d'être offert au public, je ne m'en serais pas occupé. Tâchons de concilier cette apparente contradiction.

Le mérite d'un ouvrage se compose de son utilité ou de son agrément, et même de tous deux, quand il en est susceptible: mais le succès, qui ne prouve pas toujours le mérite, tient souvent davantage au choix du sujet qu'à son exécution, à l'ensemble des objets qu'il présente, qu'à la manière dont ils sont traités. Or ce recueil contenant, comme son titre l'annonce, les lettres de toute une société, il y règne une diversité d'intérêts qui affaiblit celui du lecteur. De plus, presque tous les sentiments qu'on y exprime, étant feints ou dissimulés, ne peuvent même exciter qu'un intérêt de curiosité toujours bien au dessous de celui de sentiment, qui, surtout, porte moins à l'indulgence, et laisse d'autant plus apercevoir les fautes qui se trouvent dans les détails, que ceux-ci s'opposent sans cesse au seul désir qu'on veuille satisfaire.

Ces défauts sont peut-être rachetés, en partie, par une qualité qui comme eux tient à la nature de l'ouvrage: c'est la variété des styles; mérite qu'un auteur atteint difficilement, mais qui se présentait ici de lui-même, et qui sauve au moins l'ennui de l'uniformité. Plusieurs personnes pourront compter encore pour quelque chose un assez grand nombre d'observations, ou nouvelles, ou peu connues, et qui se trouvent éparses dans ces lettres. C'est aussi là, je crois, tout ce qu'on y peut espérer d'agréments, en les jugeant même avec la plus grande faveur.

Leur utilité qui peut-être sera encore plus contestée, me paraît pourtant plus facile à établir. Il me semble au moins que c'est rendre un service aux moeurs, que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces lettres peuvent concourir efficacement à ce but. On y trouvera aussi la preuve et l'exemple de deux vérités importantes qu'on pourrait croire méconnues, en voyant combien peu elles sont pratiquées: l'une, que toute femme qui consent à recevoir dans sa société un homme sans moeurs, finit par en devenir la victime; l'autre, que toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu'un autre qu'elle ait la confiance de sa fille. Les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe pourraient encore y apprendre que l'amitié que les personnes de mauvaises moeurs paraissent leur accorder si facilement, n'est jamais qu'un piège dangereux, et aussi fatal à leur bonheur qu'à leur vertu. Cependant l'abus, toujours si près du bien, me paraît ici trop à craindre; et, loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraît très important d'éloigner d'elle toutes celles de ce genre. L'époque où celle-ci peut cesser d'être dangereuse et devenir utile, me paraît avoir été très bien saisie, pour son sexe, par une bonne mère, qui non seulement a de l'esprit, mais qui a du bon esprit. "Je croirais, me disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette correspondance, rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de son mariage." Si toutes les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellement de l'avoir publié.

Mais, en partant encore de cette supposition favorable, son succès ne m'en paraît pas plus assuré et il me semble toujours qu'il doit plaire à peu de monde. Les hommes et les femmes dépravés auront intérêt à décrier un ouvrage qui peut leur nuire; et, comme ils ne manquent pas d'adresse, peut-être auront-ils celle de soulever contre lui les rigoristes, alarmés par le tableau des mauvaises moeurs qu'on n'a pas craint de présenter.

Les prétendus esprits forts ne s'intéresseront point à une femme dévote, que par cela même ils regarderont comme une femmelette, tandis que les dévots se fâcheront de voir succomber la vertu, et se plaindront que la religion se montre avec trop peu de puissance.

D'un autre côté, les personnes d'un goût délicat seront dégoûtées par le style trop simple et trop fautif de plusieurs de ces lettres, tandis que le commun des lecteurs, séduit par l'idée que tout ce qui est imprimé est le fruit d'un travail, croira voir dans quelques autres la manière peinée d'un auteur qui se montre derrière le personnage qu'il fait parler.

Enfin, on dira peut-être assez généralement, que chaque chose ne vaut qu'à sa place; et que si d'ordinaire le style trop châtié des auteurs ôterait en effet de la grâce aux lettres de société, les négligences de celles-ci deviennent de véritables fautes et les rendent insupportables, quand on les livre à l'impression.

J'avoue avec sincérité que tous ces reproches peuvent être fondés: je crois aussi qu'il me serait possible d'y répondre, et même sans excéder la longueur d'une préface. Mais on doit sentir que pour qu'il fût nécessaire de répondre à tout, il faudrait que l'ouvrage ne pût répondre à rien; et que si j'en avais jugé ainsi, j'aurais supprimé à la fois la préface et le livre.

Première partie

I. De Cécile Volanges à Sophie Carnay aux Ursulines de...

Paris, ce 3 Août 17**.

Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, et que les bonnets et les pompons ne prennent pas tout mon temps; il m'en restera toujours pour toi. J'ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble; et je crois que la superbe Tanville aura plus de chagrin à ma première visite, où je compte bien la demander, qu'elle n'a cru nous en faire toutes les fois qu'elle est venue nous voir dans son in fiocchi. Maman m'a consultée sur tout, et elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J'ai une femme de chambre à moi; j'ai une chambre et un cabinet dont je dispose, et je t'écris à un secrétaire très-joli, dont on m'a remis la clef et où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m'a dit que je la verrais tous les jours à son lever; qu'il suffisait que je fusse coiffée pour dîner, parce que nous serions toujours seules, et qu'alors elle me dirait chaque jour l'heure où je devrais l'aller joindre l'après-midi. Le reste du temps est à ma disposition, et j'ai ma harpe, mon dessin, et des livres comme au couvent; si ce n'est que la mère Perpétue n'est pas là pour me gronder, et qu'il ne tiendrait qu'à moi d'être toujours sans rien faire: mais comme je n'ai pas ma Sophie pour causer ou pour rire, j'aime autant m'occuper.

Il n'est pas encore cinq heures, et je ne dois aller retrouver maman qu'à sept: voilà bien du temps, si j'avais quelque chose à te dire! Mais on ne m'a encore parlé de rien; et sans les apprêts que je vois faire, et la quantité d'ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu'on ne songe pas à me marier, et que c'est un radotage de plus de la bonne Joséphine. Cependant maman m'a dit si souvent qu'une demoiselle devait rester au couvent jusqu'à ce qu'elle se mariât, que puisqu'elle m'en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.

Il vient d'arrêter un carrosse à la porte, et maman me fait dire de passer chez elle, tout de suite. Si c'était le monsieur? Je ne suis pas habillée, la main me tremble et le coeur me bât. J'ai demandé à ma femme de chambre si elle savait qui était chez ma mère: Vraiment, m'a-t-elle dit, c'est M. Ch.** Et elle riait! Oh! je crois que c'est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu'à un petit moment.

Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile! Oh! j'ai été bien honteuse! Mais tu y aurais été attrapée comme moi. En entrant chez maman, j'ai vu un monsieur en noir, debout auprès d'elle. Je l'ai salué du mieux que j'ai pu, et je suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l'examinais! Madame, a-t-il dit à ma mère, en me saluant, voilà une charmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés. A ce propos si positif, il m'a pris un tremblement, tel que je ne pouvais me soutenir; j'ai trouvé un fauteuil, et je m'y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J'y étais à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête; j'étais, comme a dit maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant... tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d'un éclat de rire, en me disant: "Eh bien! qu'avez-vous? Asseyez-vous, et donnez votre pied à monsieur." En effet, ma chère amie, le monsieur était un cordonnier. Je ne peux te rendre combien j'ai été honteuse: par bonheur il n'y avait que maman. Je crois que, quand je serai mariée, je ne me servirai plus de ce cordonnier-là. Ce récit est bien différent de celui que je comptais te faire.

Conviens que nous voilà bien savantes! Adieu. Il est près de six heures, et ma femme de chambre dit qu'il faut que je m'habille. Adieu, ma chère Sophie; je t'aime comme si j'étais encore au couvent.

Je ne sais par qui envoyer ma lettre: ainsi j'attendrai que Joséphine vienne.

2. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont au château de...

Paris, ce 4 Août 17**.

Revenez, mon cher Vicomte, revenez: que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens sont substitués? Partez sur-le-champ; j'ai besoin de vous. Il m'est venu une excellente idée, et je veux bien vous en confier l'exécution. Ce peu de mots devrait suffire; et, trop honoré de mon choix, vous devriez venir, avec empressement, prendre mes ordres à genoux: mais vous abusez de mes bontés, même depuis que vous n'en usez plus; et dans l'alternative d'une haine éternelle ou d'une excessive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté l'emporte. Je veux donc bien vous instruire de mes projets: mais jurez-moi qu'en fidèle chevalier, vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayez mis celle-ci à fin. Elle est digne d'un héros: vous servirez l'amour et la vengeance; ce sera enfin une rouerie de plus à mettre dans vos mémoires: oui, dans vos mémoires, car je veux qu'ils soient imprimés un jour, et je me charge de les écrire. Mais laissons cela, et revenons à ce qui m'occupe.

Mme de Volanges marie sa fille: c'est encore un secret; mais elle m'en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait choisi pour gendre? Le comte de Gercourt. Qui m'aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt? J'en suis dans une fureur... Eh bien! vous ne devinez pas encore? oh! l'esprit lourd! Lui avez-vous donc pardonné l'aventure de l'intendante? Et moi, n'ai-je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous êtes? Mais je m'apaise, et l'espoir de me venger rassérène mon âme.

Vous avez été ennuyé cent fois, ainsi que moi, de l'importance que met Gercourt à la femme qu'il aura, et de la sotte présomption qui lui fait croire qu'il évitera le sort inévitable. Vous connaissez sa ridicule prévention pour les éducations cloîtrées, et son préjugé, plus ridicule encore, en faveur de la retenue des blondes. En effet, je gagerais que, malgré les soixante mille livres de rente de la petite Volanges, il n'aurait jamais fait ce mariage, si elle eût été brune, ou si elle n'eût pas été au couvent. Prouvons-lui donc qu'il n'est qu'un sot: il le sera sans doute un jour; ce n'est pas là ce qui m'embrasse; mais le plaisant serait qu'il débutât par-là. Comme nous nous amuserions le lendemain en l'entendant se vanter! car il se vantera; et puis, si une fois vous formez cette petite fille, il y aura bien du malheur, si le Gercourt ne devient pas, comme un autre, la fable de Paris.

Au reste, l'héroïne de ce nouveau roman mérite tous vos soins: elle est vraiment jolie; cela n'a que quinze ans, c'est le bouton de rose; gauche à la vérité, comme on ne l'est point, et nullement maniérée; mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup en vérité; ajoutez-y que je vous la recommande: vous n'avez plus qu'à me remercier et m'obéir.

Vous recevrez cette lettre demain matin. J'exige que demain, à sept heures du soir, vous soyez chez moi. Je ne recevrai personne qu'à huit, pas même le régnant chevalier: il n'a pas assez de tête pour une aussi grande affaire. Vous voyez que l'amour ne m'aveugle pas. A huit heures je vous rendrai votre liberté, et vous reviendrez à dix souper avec le bel objet; car la mère et la fille souperont chez moi. Adieu, il est midi passé: bientôt je ne m'occuperai plus de vous.

3. De Cécile Volanges à Sophie Carnay au couvent des Ursulines de...

Paris, ce 4 août 17**.

Je ne sais encore rien, ma bonne amie. Maman avait hier beaucoup de monde à souper. Malgré l'intérêt que j'avais à examiner, les hommes surtout, je me suis fort ennuyée. Hommes et femmes, tout le monde m'a beaucoup regardée, et puis on se parlait à l'oreille; et je voyais bien qu'on parlait de moi: cela me faisait rougir; je ne pouvais m'en empêcher. Je l'aurais bien voulu; car j'ai remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles ne rougissaient pas; ou bien c'est le rouge qu'elles mettent, qui empêche de voir celui que l'embarras leur cause; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement.

Ce qui m'inquiétait le plus, était de ne pas savoir ce qu'on pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie: mais j'ai entendu bien distinctement celui de gauche; et il faut que cela soit bien vrai, car la femme qui le disait est parente et amie de ma mère; elle parait même avoir pris tout de suite de l'amitié pour moi. C'est la seule personne qui m'ait un peu parlé dans la soirée. Nous souperons demain chez elle.

J'ai encore entendu, après souper, un homme que je suis sûre qui parlait de moi; et qui disait à un autre: "Il faut laisser mûrir cela, nous verrons cet hiver." C'est peut-être celui-là qui doit m'épouser: mais alors ce ne serait donc que dans quatre mois! Je voudrais bien savoir ce qui en est.

Voilà Joséphine, et elle me dit qu'elle est pressée. Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries. Oh! je crois que cette dame a raison!

Après le souper on s'est mis à jouer. Je me suis placée auprès de ma mère; je ne sais comment cela s'est fait, mais je me suis endormie presque tout de suite. Un grand éclat de rire m'a réveillée. Je ne sais pas si l'on riait de moi, mais je le crois. Maman m'a permis de me retirer, et elle m'a fait grand plaisir. Figure-toi qu'il était onze heures passées. Adieu, ma chère Sophie; aime toujours bien ta Cécile. Je t'assure que le monde n'est pas si amusant que nous l'imaginions.

4. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil à Paris

Du château de... 5 août 17**.

Vos ordres sont charmants; votre façon de les donner est plus aimable encore; vous feriez chérir le despotisme. Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter de nouveau, et de finir par donner avec vous, un exemple de constance au monde. Mais de plus grands intérêts nous appellent; conquérir est notre destin, il faut le suivre: peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore; car, soit dit sans vous fâcher, ma très belle marquise, vous me suivez au moins d'un pas égal; et depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur; et si ce Dieu-là comme l'autre nous juge sur nos oeuvres, vous serez un jour la patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami sera au plus un saint de village. Ce langage mystique vous étonne, n'est-il pas vrai? Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle pas d'autre; et c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir.

Ne vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon coeur, je vais vous confier le plus grand projet qu'un conquérant ait jamais pu former. Que me proposez-vous? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connaît rien; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir. L'amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe.

Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec enthousiasme: "Voilà l'homme selon mon coeur."

Vous connaissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque; voilà l'ennemi digne de moi; voilà le but où je prétends atteindre;

Et si de l'obtenir je n'emporte le prix,

J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

On peut citer de mauvais vers, quand ils sont d'un grand poète.

Vous saurez donc que le président est en Bourgogne, à la suite d'un grand procès (j'espère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin et du soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste wisk; devaient être ses seules distractions. Je lui en prépare de plus efficaces. Mon bon ange m'a conduit ici, pour son bonheur et pour le mien. Insensé! je regrettais vingt-quatre heures que je sacrifiais à des égards d'usage. Combien on me punirait en me forçant de retourner à Paris! Heureusement il faut être quatre pour jouer au wisk; et, comme il n'y a ici que le curé du lieu, mon éternelle tante m'a beaucoup pressé de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que j'ai consenti. Vous n'imaginez pas combien elle me cajolle depuis ce moment, combien surtout elle est édifiée de me voir régulièrement à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la divinité que j'y adore.

Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte. Vous savez si je désire vivement, si je dévore les obstacles: mais ce que vous ignorez, c'est combien la solitude ajoute à l'ardeur du désir. Je n'ai plus qu'une idée; j'y pense le jour, et j'y rève la nuit. J'ai bien besoin d'avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d'en être amoureux: car où ne mène pas un désir contrarié? O délicieuse jouissance! je t'implore pour mon bonheur et surtout pour mon repos. Que nous sommes heureux que les femmes se défendent si mal! nous ne serions auprès d'elles que de timides esclaves. J'ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m'amène naturellement à vos pieds. Je m'y prosterne pour obtenir mon pardon, et j'y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie: sans rancune.

5. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont au château de...

Paris, ce 7 août 17**.

Savez-vous, vicomte, que votre lettre est d'une insolence rare, et qu'il n'a tenu qu'à moi de m'en fâcher? mais elle m'a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, et cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse et sensible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger; et, quelqu'ennuyeux qu'il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment.

Vous, avoir la présidente Tourvel! mais quel ridicule caprice! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce qu'elle croit ne pouvoir pas obtenir. Qu'est-ce donc que cette femme? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression: passablement faite, mais sans grâce: toujours mise à faire rire! avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps qui remonte au menton! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous, donc ce jour où elle quêtait à saint-Roch, et où vous me remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je crois la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelqu'un, et rougissant à chaque révérence. Qui vous eût dit alors, vous désirerez cette femme?... Allons, vicomte, rougissez vous-même, et revenez à vous. Je vous promets le secret.

Et puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent! quel rival avez-vous à combattre? un mari! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot! Quelle honte si vous échouez! sans que le succès puisse vous faire le moindre honneur. Je dis plus; n'en espérez aucun plaisir. En est-il avec les prudes? j'entends celles de bonne foi: réservées au sein même du plaisir, elles ne vous offrent que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté où le plaisir s'épure par son excès, ces biens de l'amour, ne sont pas connus d'elles. Je vous le prédis; dans la plus heureuse supposition, votre présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on reste toujours deux. Ici c'est bien pis encore; votre prude est dévote, et de cette dévotion de bonne femme qui condamne à une éternelle enfance. Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le détruire: vainqueur de l'amour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du diable; et quand, tenant votre maîtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son coeur, ce sera de crainte et non d'amour. Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose; mais cela a vingt-deux ans, et il y en a près de deux qu'elle est mariée. Croyez-moi, vicomte, quand une femme s'est encroûtée à ce point, il faut l'abandonner à son sort; ce ne sera jamais qu'une espèce.

C'est pourtant pour ce bel objet que vous refusez de m'obéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de votre tante, et que vous renoncez à l'aventure la plus délicieuse et la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours de l'avantage sur vous? Tenez, je vous en parle sans humeur: mais, dans ce moment, je suis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation; je suis tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne m'accoutumerai jamais à dire mes secrets à l'amant de Mme de Tourvel.

Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. Il a chanté avec elle; et en effet elle chante mieux qu'à une pensionnaire n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup de duos, et je crois qu'elle se mettrait volontiers à l'unisson. Mais ce Danceny est un enfant qui perdra son temps à faire l'amour, et ne finira rien. La petite personne de son côté est très farouche; et, à tout événement, cela sera toujours beaucoup moins plaisant que vous n'auriez pu le rendre. Aussi j'ai de l'humeur, et sûrement je querellerai le chevalier à son arrivée. Je lui conseille d'être doux; car, dans ce moment, il ne m'en coûterait rien de rompre avec lui. Je suis sûre que si j'avais le bon esprit de le quitter à présent, il en serait au désespoir; et rien ne m'amuse comme un désespoir amoureux. Il m'appellerait perfide, et ce mot de perfide m'a toujours fait plaisir; c'est, après celui de cruelle, le plus doux à l'oreille d'une femme, et il est moins pénible à mériter. Sérieusement je vais m'occuper de cette rupture. Voilà pourtant de quoi vous êtes cause! aussi je le mets sur votre conscience. Adieu. Recommandez-moi aux prières de votre présidente.

6. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil, à Paris

Du château de... le 7 août 17**.

Il n'est donc point de femme qui n'abuse de l'empire qu'elle a su prendre! Et vous-même, vous que je nommai si souvent mon indulgente amie, vous cessez enfin de l'être, et vous ne craignez pas de m'attaquer dans l'objet de mes affections! De quels traits vous osez peindre Mme de Tourvel!... quel homme n'eût pas payé de sa vie cette insolente audace? à quelle autre femme qu'à vous n'eût-elle pas valu au moins une noirceur? De grâce, ne me mettez plus à d'aussi rudes épreuves; je ne répondrais pas de les soutenir. Au nom de l'amitié, attendez que j'aie eu cette femme, si vous voulez en médire. Ne savez-vous pas que la seule volupté a le droit de détacher le bandeau de l'amour?

Mais que dis-je? A-t-elle besoin d'illusion? non; pour être adorable il lui suffit d'être elle-même. Vous lui reprochez de se mettre mal; je le crois bien: toute parure lui nuit; tout ce qui la cache la dépare. C'est dans l'abandon du négligé qu'elle est vraiment ravissante. Grâce aux chaleurs accablantes que nous éprouvons, un déshabillé de simple toile me laisse voir sa taille ronde et souple. Une seule mousseline couvre sa gorge; et mes regards furtifs, mais pénétrants, en ont déjà saisi les formes enchanteresses. Sa figure, dites-vous, n'a nulle expression. Et qu'exprimerait-elle, dans les moments où rien ne parle à son coeur? Non, sans doute, elle n'a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide d'une phrase par un sourire étudié; et, quoiqu'elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l'amuse. Mais il faut voir comme, dans les folâtres jeux, elle offre l'image d'une gaîté naïve et franche! comme, auprès d'un malheureux qu'elle s'empresse de secourir, son regard annonce la joie pure et la bonté compatissante! Il faut voir, surtout au moindre mot d'éloge ou de cajolerie, se peindre, sur sa figure céleste, ce touchant embarras d'une modestie qui n'est point jouée. Elle est prude et dévote, et de là, vous la jugez froide et inanimée. Je pense bien différemment. Quelle étonnante sensibilité ne faut-il pas avoir pour la répandre jusque sur son mari, et pour aimer toujours un être toujours absent. Quelle preuve plus forte pourriez-vous désirer? J'ai su pourtant m'en procurer une autre.

J'ai dirigé sa promenade de manière qu'il s'est trouvé un fossé à franchir; et, quoique fort leste, elle est encore plus timide (vous jugez bien qu'une prude craint de sauter le fossé). Il a fallu se confier à moi. J'ai tenu dans mes bras cette femme modeste. Nos préparatifs et le passage de ma vieille tante l'avaient fait rire aux éclats: mais, dès que je me fus emparé d'elle, par une adroite gaucherie, nos bras s'enlacèrent naturellement. Je pressai son sein contre le mien; et, dans ce court intervalle, je sentis son coeur battre plus vite. L'aimable rougeur vint colorer son visage, et son modeste embarras m'apprit assez que son coeur avait palpité d'amour et non de crainte. Ma tante cependant s'y trompa comme vous, et se mit à dire: L'enfant a eu peur; mais la charmante candeur de l'enfant ne lui permit pas le mensonge, et elle répondit naïvement: "Oh! non, ce n'est pas cela." Ce seul mot m'a éclairé. De ce moment, le doux espoir a remplacé la cruelle inquiétude. J'aurai cette femme; je l'enlèverai au mari qui la profane; j'oserai la ravir au Dieu même qu'elle adore. Quel délice d'être tour à tour l'objet et le vainqueur de ses remords! Loin de moi l'idée de détruire les préjugés qui l'assiègent! ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Qu'elle croie à la vertu, mais qu'elle me la sacrifie. Que ses fautes l'épouvantent sans pouvoir l'arrêter, et, qu'agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu'alors, j'y consens, elle me dise: Je t'adore; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le Dieu qu'elle aura préféré.

Soyons de bonne foi; dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce que nous appellons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je? je croyais mon coeur flétri; et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d'une vieillesse prématurée. Mme de Tourvel m'a rendu les charmantes illusions de la jeunesse. Auprès d'elle, je n'ai pas besoin de jouir pour être heureux. La seule chose qui m'effraie, est le temps que va me prendre cette aventure; car je n'ose rien donner au hasard. J'ai beau me rappeler mes heureuses témérités, je ne puis me résoudre à les mettre en usage. Pour que je sois vraiment heureux, il faut qu'elle se donne; et ce n'est pas une petite affaire.

Je suis sûr que vous admireriez ma prudence. Je n'ai pas encore prononcé le mot d'amour; mais déjà nous en sommes à ceux de confiance et d'intérêt. Pour la tromper le moins possible, et surtout pour prévenir l'effet des propos qui pourraient lui revenir, je lui ai raconté moi-même, et comme en m'accusant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir quelle candeur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne se doute pas encore de ce qu'il lui en coûtera pour le tenter. Elle est loin de penser qu'en plaidant, (pour parler comme elle), pour les infortunées que j'ai perdues, elle parle d'avance dans sa propre cause. Cette idée me vint hier au milieu d'un de ses sermons, et je ne pus me refuser au plaisir de l'interrompre, pour l'assurer qu'elle parlait comme un prophète. Adieu, ma très belle amie. Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource.

A propos, ce pauvre chevalier s'est-il tué de désespoir? En vérité, vous êtes cent fois plus mauvais sujet que moi, et vous m'humilieriez si j'avais de l'amour-propre.

7. De Cécile Volanges à Sophie Carnay aux Ursulines de...

Du 7 août 17**.

Si je ne t'ai rien dit de mon mariage, c'est que je ne suis pas plus instruite que le premier jour. Je m'accoutume à n'y plus penser, et je me trouve assez bien de mon genre de vie. J'étudie beaucoup mon chant et ma harpe; il me semble que je les aime mieux depuis que je n'ai plus de maîtres: ou plutôt c'est que j'en ai un meilleur. M. le chevalier Danceny, ce monsieur dont je t'ai parlé, et avec qui j'ai chanté chez Mme de Merteuil, a la complaisance de venir ici tous les jours, et de chanter avec moi des heures entières. Il est extrêmement aimable. Il chante comme un ange, et compose de très jolis airs dont il fait aussi les paroles. C'est bien dommage qu'il soit chevalier de Malte! Il me semble que s'il se mariait, sa femme serait bien heureuse... Il a une douceur charmante. Il n'a jamais l'air de faire un compliment, et pourtant tout ce qu'il dit flatte. Il me reprend sans cesse, tant sur la musique que sur autre chose: mais il mêle à ses critiques tant d'intérêt et de gaieté, qu'il est impossible de ne pas lui en savoir gré. Seulement quand il vous regarde, il a l'air de vous dire quelque chose d'obligeant. Il joint à tout cela d'être très complaisant. Par exemple, hier, il était prié d'un grand concert; il a préféré de rester toute la soirée chez maman. Cela m'a bien fait plaisir; car, quand il n'y est pas, personne ne me parle, et je m'ennuie: au lieu que quand il y est, nous chantons et nous causons ensemble. Il a toujours quelque chose à me dire. Lui et Mme de Merteuil sont les deux seules personnes que je trouve aimables. Mais adieu, ma chère amie; j'ai promis que je saurais pour aujourd'hui une ariette de harpe dont l'accompagnement est très difficile, et je ne veux pas manquer de parole. Je vais me mettre à l'étude jusqu'à ce qu'il vienne.

8. De madame la présidente de Tourvel à madame de Volanges

9 août 17**.

On ne peut être plus sensible que je le suis, Madame, à la confiance que vous me témoignez, ni prendre plus d'intérêt que moi à l'établissement de Mlle de Volanges. C'est bien de toute mon âme que je lui souhaite une félicité dont je ne doute pas qu'elle ne soit digne, et sur laquelle je m'en rapporte bien à votre prudence. Je ne connais point M. le comte de Gercourt; mais, honoré de votre choix, je ne puis prendre de lui qu'une idée très avantageuse. Je me borne, Madame, à souhaiter à ce mariage un succès aussi heureux qu'au mien, qui est pareillement votre ouvrage et pour lequel chaque jour ajoute à ma reconnaissance. Que le bonheur de mademoiselle votre fille soit la récompense de celui que vous m'avez procuré; et puisse la meilleure des amies être aussi la plus heureuse des mères!

Je suis sincèrement peinée de ne pouvoir vous offrir de vive voix l'hommage de ce voeu sincère, et faire, aussitôt que je le désirerais, connaissance avec Mlle de Volanges. Après avoir éprouvé vos bontés vraiment maternelles, j'ai droit d'espérer d'elle l'amitié tendre d'une soeur. Je vous prie, Madame, de vouloir bien la lui demander de ma part, en attendant que je me trouve à portée de la mériter.

Je compte rester à la campagne tout le temps de l'absence de M. de Tourvel. J'ai pris ce temps pour jouir et profiter de la société de la respectable Mme de Rosemonde. Cette femme est toujours charmante: son grand âge ne lui fait rien perdre; elle conserve toute sa mémoire et sa gaieté. Son corps seul a quatre-vingt-quatre ans; son esprit n'en a que vingt.

Notre retraite est égayée par son neveu le vicomte de Valmont, qui a bien voulu nous sacrifier quelques jours. Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaître davantage; mais il me semble qu'il vaut mieux qu'elle. Ici, où le tourbillon du monde ne le gâte pas, il parle raison avec une facilité étonnante, et il s'accuse de ses torts avec une candeur rare. Il me parle avec beaucoup de confiance, et je le prêche avec beaucoup de sévérité. Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire: mais je ne doute pas, malgré ses promesses, que huit jours de Paris ne lui fassent oublier tous mes sermons. Le séjour qu'il fera ici sera au moins autant de retranché sur sa conduite ordinaire; et je crois que, d'après sa façon de vivre, ce qu'il peut faire de mieux est de ne rien faire du tout. Il sait que je suis occupée à vous écrire, et il m'a chargée de vous présenter ses respectueux hommages. Recevez aussi le mien avec la bonté que je vous connais, et ne doutez jamais des sentiments sincères avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

9. De madame de Volanges à la présidente de Tourvel au château de...

11 août 17**.

Je n'ai jamais douté, ma jeune et belle amie, ni de l'amitié que vous avez pour moi, ni de l'intérêt sincère que vous prenez à tout ce qui me regarde. Ce n'est pas pour éclaircir ce point, que j'espère convenu à jamais entre nous, que je réponds à votre réponse. Mais je crois ne pas pouvoir me dispenser de causer avec vous au sujet du vicomte de Valmont.

Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à trouver jamais ce nom-là dans vos lettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous et lui? Vous ne connaissez pas cet homme; où auriez-vous pris l'idée de l'âme d'un libertin? Vous me parlez de sa rare candeur? Oh! oui, la candeur de Valmont doit être en effet très rare. Encore plus faux et dangereux qu'il n'est aimable et séduisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n'a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n'eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel. Mon amie, vous me connaissez; vous savez si des vertus que je tâche d'acquérir, l'indulgence n'est pas celle que je chéris le plus. Aussi, si Valmont était entraîné par des passions fougueuses; si, comme mille autres, il était séduit par les erreurs de son âge, en blâmant sa conduite je plaindrais sa personne, et j'attendrais, en silence, le temps où un retour heureux lui rendrait l'estime des gens honnêtes. Mais Valmont n'est pas cela. Sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait calculer tout ce qu'un homme peut se permettre d'horreurs sans se compromettre; et pour être cruel et méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne m'arrête pas à compter celles qu'il a séduites; mais combien n'en a-t-il pas perdues? Dans la vie sage et retirée que vous menez, ces scandaleuses aventures ne parviennent pas jusqu'à vous. Je pourrais vous en raconter qui vous feraient frémir; mais vos regards, purs comme votre âme, seraient souillés par de semblables tableaux. Sûre que Valmont ne sera jamais dangereux pour vous, vous n'avez pas besoin de pareilles armes pour vous défendre. La seule chose que j'aie à vous dire, c'est que, de toutes les femmes auxquelles il a rendu des soins, succès ou non, il n'en est point qui n'aient eu à s'en plaindre. La seule marquise de Merteuil fait l'exception à cette règle générale; seule elle a su lui résister et enchaîner sa méchanceté. J'avoue que ce trait de sa vie est celui qui lui fait le plus d'honneur à mes yeux: aussi a-t-il suffi pour la justifier pleinement aux yeux de tous de quelques inconséquences qu'on avait à lui reprocher dans le début de son veuvage.

Quoi qu'il en soit, ma belle amie, ce que l'âge, l'expérience et surtout l'amitié, m'autorisent à vous représenter, c'est qu'on commence à s'apercevoir dans le monde de l'absence de Valmont; et que si on sait qu'il ait resté quelque temps en tiers entre sa tante et vous, votre réputation sera entre ses mains; malheur le plus grand qui puisse arriver à une femme. Je vous conseille donc d'engager sa tante à ne pas le retenir davantage; et s'il s'obstine à rester, je crois que vous ne devez pas hésiter à lui céder la place. Mais pourquoi resterait-il? que fait-il donc à cette campagne? Si vous faisiez épier ses démarches, je suis sûre que vous découvririez qu'il n'a fait que prendre un asile plus commode, pour quelque noirceur qu'il médite dans les environs. Mais, dans l'impossibilité de remédier au mal, contentons-nous de nous en garantir.

Adieu, ma belle amie; voilà le mariage de ma fille un peu retardé. Le comte de Gercourt, que nous attendions d'un jour à l'autre, me mande que son régiment passe en Corse; et comme il y a encore des mouvements de guerre, il lui sera impossible de s'absenter avant l'hiver. Cela me contrarie; mais cela me fait espérer que nous aurons le plaisir de vous avoir à la noce, et j'étais fâchée qu'elle se fît sans vous. Adieu; je suis, sans compliment comme sans réserve, entièrement à vous.

Rappelez-moi au souvenir de Mme de Rosemonde, que j'aime toujours autant qu'elle le mérite.

I0. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont au château de...

12 août 17**.

Me boudez-vous, vicomte? ou bien êtes-vous mort? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre présidente? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide et esclave; autant vaudrait être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités. Vous voilà donc vous conduisant sans principes, et donnant tout au hasard, ou plutôt au caprice. Ne vous souvient-il plus que l'amour est, comme la médecine, seulement l'art d'aider à la nature? Vous voyez que je vous bats avec vos armes: mais je n'en prendrai pas d'orgueil; car c'est bien battre un homme à terre. Il faut qu'elle se donne, me dites-vous: eh! sans doute, il le faut; et aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu'elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l'amour! Je dis l'amour; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce serait vous trahir; ce serait vous cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues; croyez-vous les avoir violées? Mais quelque envie qu'on ait de se donner, quelque pressée que l'on en soit, encore faut-il un prétexte; et y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l'air de céder à la force. Pour moi, je l'avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive et bien faite, où tout se succède avec ordre, quoiqu'avec rapidité; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter; qui sait garder l'air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, et sait flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare qu'on ne croit, m'a toujours fait plaisir, même alors qu'il ne m'a pas séduite, et que quelquefois il m'est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens tournois, la beauté donnait le prix de la valeur et de l'adresse.

Mais vous, vous qui n'êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Depuis quand voyagez-vous à petites journées et par des chemins de traverse? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste et la grande route! Mais laissons ce sujet, qui me donne d'autant plus d'humeur qu'il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites et mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voilà huit jours que cette ridicule aventure vous occupe, et que vous négligez vos amis.

A propos de cela, vous ressemblez aux gens qui envoient régulièrement savoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne se font jamais rendre la réponse. Vous finissez votre dernière lettre par me demander si le chevalier est mort. Je ne réponds pas, et vous ne vous en inquiétez pas davantage. Ne savez-vous plus que mon amant est votre ami-né? Mais rassurez-vous, il n'est point mort; ou s'il l'était, ce serait de l'excès de sa joie. Ce pauvre chevalier, comme il est tendre! comme il est fait pour l'amour! comme il sait sentir vivement! la tête m'en tourne. Sérieusement, le bonheur parfait qu'il trouve à être aimé de moi, m'attache véritablement à lui.

Ce même jour, où je vous écrivais que j'allais travailler à notre rupture, combien je le rendis heureux! Je m'occupais pourtant tout de bon des moyens de le désespérer, quand on me l'annonça. Soit caprice ou raison, jamais il ne me parut si bien. Je le reçus cependant avec humeur. Il espérait passer deux heures avec moi, avant celle où ma porte serait ouverte à tout le monde. Je lui dis que j'allais sortir; il me demanda où j'allais: je refusai de le lui dire. Il insista; "où vous ne serez pas", repris-je avec aigreur. Heureusement pour lui, il resta pétrifié de cette réponse; car, s'il eût dit un mot, il s'ensuivait immanquablement une scène qui eût amené la rupture que j'avais projetée. Etonnée de son silence, je jetai les yeux sur lui sans autre projet, je vous jure, que de voir la mine qu'il faisait. Je retrouvai sur cette charmante figure cette même tristesse, à la fois profonde et tendre, à laquelle vous-même êtes convenu qu'il était si difficile de résister. La même cause produisit le même effet; je fus vaincue une seconde fois. Et de ce moment, je ne m'occupai plus que des moyens d'éviter qu'il pût me trouver un tort. Je sors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu plus doux, et même cette affaire vous regarde; mais ne m'interrogez pas. Je souperai chez moi, revenez, et vous serez instruit. La parole lui revint alors; mais je ne lui permis pas d'en faire usage. Je suis très pressée, continuai-je. Laissez-moi; à ce soir. Il baisa ma main et sortit.

Aussitôt, pour le dédommager, peut-être aussi pour me dédommager moi-même, je me décide à lui faire connaître ma petite maison dont il ne se doutait pas. J'appelle ma fidèle Victoire. J'ai ma migraine; je me couche pour tous mes gens; et, restée enfin seule avec la véritable, tandis qu'elle se travestit en laquais, je fais une toilette de femme de chambre. Elle fait ensuite venir un fiacre à la petite porte de mon jardin, et nous voilà parties. Arrivée dans ce temple de l'amour, je choisis le déshabillé le plus galant. Celui-ci est délicieux, il est de mon invention: il ne laisse rien voir, et pourtant fait tout deviner. Je vous en promets un modèle pour votre présidente, quand vous l'aurez rendue digne de le porter.

Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une lettre d'Héloïse et deux contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre. Cependant mon chevalier arrive à ma porte, avec l'empressement qu'il a toujours. Mon Suisse la lui refuse, et lui apprend que je suis malade: premier incident. Il lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture, suivant ma prudente règle. Il l'ouvre, et y trouve, de la main de Victoire: "A neuf heures précises, au boulevard, devant les cafés." Il s'y rend; et là, un petit laquais qu'il ne connaît pas, qu'il croit au moins ne pas connaître, car c'était toujours Victoire, vient lui annoncer qu'il faut renvoyer sa voiture et le suivre. Toute cette marche romanesque lui échauffait la tête d'autant, et la tête échauffée ne nuit à rien. Il arrive enfin, et la surprise et l'amour causaient en lui un véritable enchantement. Pour lui donner le temps de se remettre, nous nous promenons un moment dans le bosquet; puis je le ramène vers la maison. Il voit d'abord deux couverts mis; ensuite un lit fait. Nous passons jusqu'au boudoir, qui était dans toute sa parure. Là, moitié réflexion, moitié sentiment, je passai mes bras autour de lui et me laissai tomber à ses genoux. "O mon ami! lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t'avoir affligé par l'apparence de l'humeur; d'avoir pu un instant voiler mon coeur à tes regards. Pardonne-moi mes torts: je veux les expier à force d'amour." Vous jugez de l'effet de ce discours sentimental. Il me releva, et mon pardon fut scellé sur cette même ottomane où vous et moi scellâmes si gaiement et de la même manière notre éternelle rupture.

Comme nous avions six heures à passer ensemble, et que j'avais résolu que tout ce temps fût pour lui également délicieux, je modérais ses transports, et l'aimable coquetterie vint remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir été jamais aussi contente de moi. Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un sultan au milieu de son sérail, dont j'étais tour à tour les favorites différentes. En effet, ses hommages réitérés, quoique toujours reçus par la même femme, le furent toujours par une maîtresse nouvelle.

Enfin au point du jour il fallut se séparer; et, quoi qu'il dit, quoi qu'il fît même pour me prouver le contraire, il en avait autant de besoin que peu d'envie. Au moment où nous sortîmes, et pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour, et la lui remettant entre les mains: "Je ne l'ai eue que pour vous, lui dis-je; il est juste que vous en soyez maître: c'est au sacrificateur à disposer du temple." C'est par cette adresse que j'ai prévenu les réflexions qu'aurait pu lui faire naître la propriété, toujours suspecte, d'une petite maison. Je le connais assez, pour être sûre qu'il ne s'en servira que pour moi; et si la fantaisie me prenait d'y aller sans lui, il me reste bien une double clef. Il voulait à toute force prendre jour pour y revenir; mais je l'aime trop encore, pour vouloir l'user si vite. Il ne faut se permettre d'excès qu'avec les gens qu'on veut quitter bientôt. Il ne sait pas cela, lui; mais, pour son bonheur, je le sais pour deux.

Je m'aperçois qu'il est trois heures du matin, et que j'ai écrit un volume, ayant le projet de n'écrire qu'un mot. Tel est le charme de la confiante amitié: c'est elle qui fait que vous êtes toujours ce que j'aime le mieux; mais, en vérité, le chevalier est ce qui me plaît davantage.

II. Madame la présidente Tourvel à Madame de Volanges à Paris

Du château de... 13 août 1778.

Votre lettre sévère m'aurait effrayée, Madame, si par bonheur, je n'avais trouvé ici plus de motifs de sécurité que vous ne m'en donnez de crainte. Ce redoutable M. de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes, paraît avoir déposé ses armes meurtrières, avant d'entrer dans ce château. Loin d'y former des projets, il n'y a pas même porté de prétentions; et la qualité d'homme aimable que ses ennemis mêmes lui accordent, disparaît presque ici, pour ne lui laisser que celle de bon enfant. C'est apparemment l'air de la campagne qui a produit ce miracle. Ce que je puis vous assurer, c'est qu'étant sans cesse avec moi, paraissant même s'y plaire, il ne lui est pas échappé un mot qui ressemble à l'amour, pas une de ces phrases que tous les hommes se permettent, sans avoir, comme lui, ce qu'il faut pour les justifier. Jamais il n'oblige à cette réserve, dans laquelle toute femme qui se respecte est forcée de se tenir aujourd'hui, pour contenir les hommes qui l'entourent. Il sait ne point abuser de la gaieté qu'il inspire. Il est peut-être un peu louangeur; mais c'est avec tant de délicatesse, qu'il accoutumerait la modestie même à l'éloge. Enfin, si j'avais un frère, je désirerais qu'il fût tel que M. de Valmont se montre ici. Peut-être beaucoup de femmes lui désireraient même une galanterie plus marquée; et j'avoue que je lui sais un gré infini d'avoir su me juger assez bien pour ne pas me confondre avec elles.

Ce portrait diffère beaucoup de celui que vous me faites; et, malgré cela, tous deux peuvent être ressemblants en fixant les époques. Lui-même convient d'avoir eu beaucoup de torts, et sans doute on lui en aura bien aussi prêté quelques-uns. Mais j'ai rencontré peu d'hommes qui parlassent des femmes honnêtes avec plus de respect, je dirais presque avec enthousiasme. Vous m'apprenez qu'au moins sur cet objet il ne trompe pas. Sa conduite avec Mme de Merteuil en est une preuve. Il nous en parle beaucoup; et c'est toujours avec tant d'éloges et l'air d'un attachement si vrai, que j'ai cru, jusqu'à la réception de votre lettre, que ce qu'il appelait amitié entr'eux deux était bien réellement de l'amour. Je m'accuse de ce jugement téméraire, dans lequel j'ai eu d'autant plus de tort, que lui-même a pris souvent le soin de l'en justifier. J'avoue que je ne regardais que comme finesse, ce qui était de sa part une honnête sincérité. Je ne sais; mais il me semble que celui qui est capable d'une amitié aussi suivie pour une femme aussi estimable, n'est pas un libertin sans retour. J'ignore au reste si nous devons la conduite sage qu'il tient ici, à quelques projets dans les environs, comme vous le supposez. Il y a bien quelques femmes aimables à la ronde; mais il sort peu, excepté le matin, et alors il dit qu'il va à la chasse. Il est vrai qu'il rapporte rarement du gibier; mais il assure qu'il est maladroit à cet exercice. Au reste, ce qu'il peut faire au dehors m'importe peu; et si je désirais le savoir, ce ne serait que pour avoir une raison de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien.

Sur ce que vous me proposez, de travailler à abréger son séjour ici, il me paraît bien difficile d'oser demander à sa tante de ne pas avoir son neveu chez elle, d'autant qu'elle l'aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais seulement par déférence et non pas par besoin de saisir l'occasion de faire cette demande, soit à elle, soit à lui-même. Quant à moi, M. de Tourvel est instruit de mon projet de rester ici jusqu'à son retour, et il s'étonnerait, avec raison, de la légèreté qui m'en ferait changer.

Voilà, Madame, de bien longs éclaircissements: mais j'ai cru devoir à la vérité, un témoignage avantageux à M. de Valmont, et dont il me paraît avoir grand besoin auprès de vous. Je n'en suis pas moins sensible à l'amitié qui a dicté vos conseils. C'est à elle que je dois aussi ce que vous me dites d'obligeant à l'occasion du retard du mariage de mademoiselle votre fille. Je vous en remercie bien sincèrement: mais, quelque plaisir que je me promette à passer ces moments avec vous, je le sacrifierais de bien bon coeur au désir de la savoir plus tôt heureuse, si pourtant elle peut jamais l'être davantage qu'auprès d'une mère aussi digne de toute sa tendresse et de son respect. Je partage avec elle ces deux sentiments qui m'attachent à vous, et je vous prie d'en recevoir l'assurance avec bonté.

J'ai l'honneur d'être, etc.

I2. Billet de Sophie [sic] Volanges à la Marquise de Merteuil

13 août 17**.

Maman est incommodée, Madame; elle ne sortira point, et il faut que je lui tienne compagnie: ainsi je n'aurai pas l'honneur de vous accompagner à l'Opéra. Je vous assure que je regrette bien plus de ne pas être avec vous que le spectacle. Je vous prie d'en être bien persuadée. Je vous aime tant! Voudriez-vous bien dire à M. le chevalier Danceny que je n'ai point le recueil dont il m'a parlé, et que si il veut me l'apporter demain, il me fera grand plaisir? Si il vient aujourd'hui, on lui dira que nous n'y sommes pas; mais c'est que maman ne veut recevoir personne. J'espère qu'elle se portera mieux demain.

J'ai l'honneur d'être, Madame, etc.

I3. Réponse

13 août 17**.

Je suis très fâchée, ma belle, d'être privée du plaisir de vous voir, et de la cause de cette privation. J'espère que cette occasion se retrouvera. Je m'acquitterai de votre commission auprès du chevalier Danceny, qui sera sûrement très fâché de savoir votre maman malade. Si elle veut me recevoir demain, j'irai lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle et moi, le chevalier de Belleroche au piquet; et, en lui gagnant son argent, nous aurons, pour surcroît de plaisir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable maître, à qui je le proposerai; si cela convient à votre maman et à vous. Je réponds de moi et de mes deux chevaliers. Adieu, ma belle; mes compliments à ma chère Mme de Volanges. Je vous embrasse bien tendrement.

I4. De Cécile Volanges à Sophie Carnay aux Ursulines de...

Paris, ce 14 août 17**.

Je ne t'ai pas écrit hier, ma chère Sophie: mais ce n'est pas le plaisir qui en est cause; je t'en assure bien. Maman était malade, et je ne l'ai pas quittée de la journée. Le soir, quand je me suis retirée, je n'avais coeur à rien du tout; et je me suis couchée bien vite, pour m'assurer que cette journée fût finie: jamais je n'en avais passé de si longue. Ce n'est pas que je n'aime bien maman; mais je ne sais pas ce que c'était. Je devais aller à l'Opéra avec Mme de Merteuil; le chevalier Danceny devait y être. Tu sais bien que ce sont les deux personnes que j'aime le mieux. Quand l'heure où j'aurais dû y être aussi est arrivée, mon coeur s'est serré malgré moi. Je me déplaisais à tout, et j'ai pleuré, pleuré, sans pouvoir m'en empêcher. Heureusement, maman était couchée, et ne pouvait pas me voir. Je suis sûre que le chevalier Danceny aura été fâché aussi; mais il aura été distrait par le spectacle et par tout le monde: c'est bien différent.

Par bonheur, maman va fort bien aujourd'hui, et Mme de Merteuil viendra avec une autre personne et le chevalier Danceny: mais elle arrive toujours bien tard, Mme de Merteuil; et quand on est si longtemps toute seule, c'est bien ennuyeux. Il n'est encore qu'onze heures. Il est vrai qu'il faut que je joue de la harpe; et puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd'hui. Je crois que la mère Perpétue a raison, et qu'on devient coquette dès qu'on est dans le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être jolie que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis pas autant que je le croyais; et puis, auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Mme de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi: cela ne me fâche pas beaucoup, parce qu'elle m'aime bien; et puis elle assure que le chevalier Danceny me trouve plus jolie qu'elle. C'est bien honnête à elle de me l'avoir dit! elle avait même l'air d'en être bien aise. Par exemple, je ne conçois pas cela. C'est qu'elle m'aime tant! et lui!... oh! cela m'a bien fait plaisir! aussi, c'est qu'il me semble que rien que le regarder suffit pour embellir. Je le regarderais toujours, si je ne craignais de rencontrer ses yeux: car, toutes les fois que cela m'arrive, cela me décontenance, et me fait comme de la peine; mais ça ne fait rien.

Adieu, ma chère amie: je vais me mettre à ma toilette. Je t'aime toujours comme de coutume.

I5. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Toujours du château de... 15 août 17**.

Il est bien honnête à vous de ne pas m'abandonner à mon triste sort. La vie que je mène ici est réellement fatigante, par l'excès de son repos et son insipide uniformité. En lisant votre lettre et le détail de votre charmante journée, j'ai été tentée vingt fois de prétexter une affaire, de voler à vos pieds, et de vous y demander, en ma faveur, une infidélité à votre chevalier, qui, après tout, ne mérite pas son bonheur. Savez-vous que vous m'avez rendu jaloux de lui? Que me parlez-vous d'éternelle rupture? Ah! J'abjure ce serment, prononcé dans le délire: nous n'aurions pas été dignes de le faire, si nous eussions dû le garder. Laissez-moi l'espoir de retrouver ces moments où nous savions fixer le bonheur, sans l'enchaîner par le secours des illusions: où après avoir détaché le bandeau de l'amour, nous le forcions à éclairer de son flambeau des plaisirs dont il était jaloux. Que je puisse un jour me venger dans vos bras du dépit involontaire que m'a causé le bonheur du chevalier! je suis indigné, je l'avoue, quand je songe que cet homme, sans raisonner, sans se donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l'instinct de son coeur, trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Oh! je la troublerai... Promettez-moi que je la troublerai. Vous-même n'êtes-vous pas humiliée? Vous vous donnez la peine de le tromper, et il est plus heureux que vous. Vous le croyez dans vos chaînes! et c'est bien vous qui êtes dans les siennes. Il dort tranquillement, tandis que vous veillez pour ses plaisirs. Que ferait de plus son esclave?

Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plusieurs, je n'ai pas la moindre jalousie: je ne vois alors dans vos amants que les successeurs d'Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire où je régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à un d'eux! qu'il existe un autre homme aussi heureux que moi! je ne le souffrirai pas; n'espérez pas que je le souffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un autre; et ne trahissez pas, par un caprice exclusif, l'amitié inviolable que nous nous sommes jurée.

C'est bien assez, sans doute, que j'aie à me plaindre de l'amour. Vous voyez que je me prête à vos idées, et que j'avoue mes torts. En effet, si l'amour est de ne pouvoir vivre sans posséder ce qu'on désire, d'y sacrifier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réellement amoureux. Je n'en suis guère plus avancé. Je n'aurais même rien du tout à vous apprendre à ce sujet, sans un événement qui me donne beaucoup à réfléchir, et dont je ne sais encore si je dois craindre ou espérer.

Vous connaissez mon chasseur, trésor d'intrigue, et vrai valet de comédie: vous jugez bien que ses instructions portaient d'être amoureux de la femme de chambre, et d'enivrer les gens. Le coquin est plus heureux que moi; il a déjà réussi. Il vient de découvrir que Mme de Tourvel a chargé un de ses gens de prendre des informations sur ma conduite, et même de me suivre dans mes courses du matin, autant qu'il le pourrait, sans être aperçu. Que prétend cette femme? Ainsi donc la plus modeste de toutes ose encore risquer des choses qu'à peine nous oserions nous permettre! Je jure bien... Mais, avant de songer à me venger de cette ruse féminine, occupons-nous des moyens de la tourner à notre avantage. Jusqu'ici ces courses qu'on suspecte n'avaient aucun objet; il faut leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, et je vous quitte pour y réfléchir. Adieu, ma belle amie.

I6. De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Paris, ce 19 août 17**.

Ah! ma Sophie, voici bien des nouvelles! je ne devrais peut-être pas te les dire: mais il faut bien que j'en parle à quelqu'un; c'est plus fort que moi. Ce chevalier Danceny... Je suis dans un trouble, que je ne peux pas écrire: je ne sais par où commencer. Depuis que je t'avais raconté la jolie soirée que j'avais passée chez maman avec lui et Mme de Merteuil, je ne t'en parlais plus: c'est que je ne voulais plus en parler à personne; mais j'y pensais pourtant toujours. Depuis il était devenu triste, mais si triste, si triste que ça me faisait de la peine; et quand je lui demandais pourquoi, il me disait que non; mais je voyais bien que si. Enfin hier il l'était encore plus que de coutume. Ca n'a pas empêché qu'il n'ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à l'ordinaire; mais, toutes les fois qu'il me regardait cela me serrait le coeur. Après que nous eûmes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans son étui; et, en m'en rapportant la clef, il me pria d'en jouer encore le soir, aussitôt que je serais seule. Je ne me défiais de rien du tout; je ne voulais même pas: mais il m'en pria tant, que je lui dis qu'oui. Il avait bien ses raisons. Effectivement, quand je fus retirée chez moi et que ma femme de chambre fut sortie, j'allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes une lettre, pliée seulement, et point cachetée, et qui était de lui. Ah! si tu savais tout ce qu'il me mande! Depuis que j'ai lu sa lettre, j'ai tant de plaisir, que je ne peux plus songer à autre chose. Je l'ai relue quatre fois tout de suite, et puis je l'ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par coeur; et, quand j'ai été couchée, je l'ai tant répétée, que je ne songeais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais-là, qui me disait lui-même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que bien tard; et aussitôt que je me suis réveillée (il était encore de bien bonne heure), j'ai été reprendre sa lettre pour la relire à mon aise. Je l'ai emportée dans mon lit, et puis je l'ai baisée, comme si... C'est peut-être mal fait de baiser une lettre comme ça? mais je n'ai pas pu m'en empêcher.

A présent, ma chère amie, si je suis bien aise, je suis aussi bien embarrassée; car sûrement il ne faut pas que je réponde à cette lettre-là. Je sais bien que ça ne se doit pas, et pourtant il me le demande; et, si je ne réponds pas, je suis sûre qu'il va encore être triste. C'est pourtant bien malheureux pour lui! Qu'est-ce que tu me conseilles? mais tu n'en sais pas plus que moi. J'ai bien envie d'en parler à Mme de Merteuil qui m'aime bien. Je voudrais bien le consoler; mais je ne voudrais rien faire qui fût mal. On nous recommande tant d'avoir bon coeur! et puis on nous défend de suivre ce qu'il nous inspire, quand c'est pour un homme. Dame! Ça n'est pas juste non plus. Est-ce qu'un homme n'est pas notre prochain comme une femme, et plus encore? car enfin n'a-t-on pas son père comme sa mère, son frère comme sa soeur? il reste toujours le mari de plus. Cependant, si j'allais faire quelque chose qui ne fût pas bien, peut-être que M. Danceny lui-même n'aurait plus bonne idée de moi! Oh! ça, par exemple, j'aime encore mieux qu'il soit triste: et puis, enfin, je serai toujours à temps. Parce qu'il a écrit hier, je ne suis pas obligée d'écrire aujourd'hui: aussi-bien je verrai Mme de Merteuil ce soir, et si j'en ai le courage, je lui conterai tout. En ne faisant que ce qu'elle me dira, je n'aurai rien à me reprocher. Et puis peut-être me dira-t-elle que je peux lui répondre un peu, pour qu'il ne soit plus si triste! Oh! je suis bien en peine.

Adieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penses.

I7. Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges

18 août 17**.

Avant de me livrer, Mademoiselle, dirai-je au plaisir ou au besoin de vous écrire? je commence par vous supplier de m'entendre. Je sens que pour oser vous déclarer mes sentiments, j'ai besoin d'indulgence; si je ne voulais que les justifier, elle me serait inutile. Que vais-je faire, après tout, que vous montrer votre ouvrage? Et qu'ai-je à vous dire, que mes regards, mon embarras, ma conduite et même mon silence, ne vous aient dit avant moi? Eh! pourquoi vous fâcheriez-vous d'un sentiment que vous avez fait naître? Emané de vous, sans doute il est digne de vous être offert; s'il est brûlant comme mon âme, il est pur comme la vôtre. Serait-ce un crime d'avoir su apprécier votre charmante figure, vos talents séducteurs, vos grâces enchanteresses, et cette touchante candeur qui ajoute un prix inestimable à des qualités déjà si précieuses? non, sans doute; mais, sans être coupable, on peut être malheureux; et c'est le sort qui m'attend, si vous refusez d'agréer mon hommage. C'est le premier que mon coeur ait offert. Sans vous je serais encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai vue; le repos a fui loin de moi, et mon bonheur est incertain. Cependant vous vous étonnez de ma tristesse; vous m'en demandez la cause: quelquefois même j'ai cru voir qu'elle vous affligeait. Ah! dites un mot, et ma félicité deviendra votre ouvrage. Mais, avant de prononcer, songez qu'un mot peut aussi combler mon malheur. Soyez donc l'arbitre de ma destinée. Par vous je vais être éternellement heureux ou malheureux. En quelles mains plus chères puis-je remettre un intérêt plus grand?

Je finirai, comme j'ai commencé, par implorer votre indulgence. Je vous ai demandé de m'entendre; j'oserai plus, je vous prierai de me répondre. Le refuser, serait me laisser croire que vous vous trouvez offensée, et mon coeur m'est garant que mon respect pour vous égale mon amour.

P.S. Vous pouvez vous servir, pour me répondre, du même moyen dont je me sers pour vous faire parvenir cette lettre; il me parait également sûr et commode.

I8. De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Paris, 21 août 17**.

Quoi! Sophie, tu blâmes d'avance ce que je vais faire! J'avais déjà bien assez d'inquiétude; voilà que tu l'augmentes encore. Il est clair, dis-tu, que je ne dois pas répondre. Tu en parles bien à ton aise; et d'ailleurs, tu ne sais pas au juste ce qui en est: tu n'es pas là pour voir. Je suis sûre que si tu étais à ma place, tu ferais comme moi. Sûrement en général on ne doit pas répondre et tu as bien vu, par ma lettre d'hier, que je ne le voulais pas non plus: mais c'est que je ne crois pas que personne se soit jamais trouvé dans le cas où je suis.

Et encore être obligée de me décider toute seule! Mme de Merteuil, que je comptais voir hier au soir, n'est pas venue. Tout s'arrange contre moi: c'est elle qui est cause que je le connais. C'est presque toujours avec elle que je l'ai vu, que je lui ai parlé. Ce n'est pas que je lui en veuille du mal: mais elle me laisse-là au moment de l'embarras. Oh! je suis bien à plaindre!

Figure-toi qu'il est venu hier comme à l'ordinaire. J'étais si troublée, que je n'osais le regarder. Il ne pouvait pas me parler, parce que Maman était-là. Je me doutais bien qu'il serait fâché, quand il verrait que je ne lui avais pas écrit. Je ne savais quelle contenance faire. Un petit moment après il me demanda si je voulais qu'il allât chercher ma harpe. Le coeur me battait si fort, que ce fut tout ce que je pus faire que de répondre que oui. Quand il revint, c'était bien pis. Je ne le regardai qu'un petit moment. Il ne me regardait pas, lui: mais il avait un air, qu'on aurait dit qu'il était malade. Ça me faisait bien de la peine. Il se mit à accorder ma harpe, et après, en me l'apportant, il me dit: Ah! Mademoiselle!... Il ne me dit que ces deux mots-là; mais c'était d'un ton que j'en fus toute bouleversée. Je préludais sur ma harpe, sans savoir ce que je faisais. Maman demanda si nous ne chanterions pas. Lui s'excusa, en disant qu'il était un peu malade; et moi, qui n'avais pas d'excuse, il me fallut chanter. J'aurais voulu n'avoir jamais eu de voix. Je choisis exprès un air que je ne savais pas; car j'étais bien sûre que je ne pourrais en chanter aucun, et on se serait aperçu de quelque chose. Heureusement il vint une visite; et, dès que j'entendis entrer un carrosse, je cessai et le priai de rapporter ma harpe. J'avais bien peur qu'il ne s'en allât en même temps; mais il revint.

Pendant que Maman et cette dame qui était venue causaient ensemble, je voulus le regarder encore un petit moment. Je rencontrai ses yeux, et il me fut impossible de détourner les miens. Un moment après je vis ses larmes couler, et il fut obligé de se retourner pour n'être pas vu. Pour le coup je ne pus plus y tenir; je sentis que j'allais pleurer aussi. Je sortis, et tout de suite j'écrivis avec mon crayon, sur un chiffon de papier: "Ne soyez donc pas si triste, je vous en prie; je promets de vous répondre." Sûrement tu ne peux pas dire qu'il y ait du mal à cela; et puis c'était plus fort que moi. Je mis mon papier aux cordes de ma harpe, comme sa lettre était, et je revins dans le salon. Je me sentais plus tranquille. Il me tardait bien que cette dame s'en fût. Heureusement elle était en visite; elle s'en alla bientôt après. Aussitôt qu'elle fut sortie, je dis que je voulais reprendre ma leçon de harpe, et je le priai de l'aller chercher. Je vis bien, à son air, qu'il ne se doutait de rien. Mais au retour, oh! comme il était content! En posant ma harpe vis-à-vis de moi, il se plaça de façon que Maman ne pouvait voir, et il prit ma main qu'il serra... mais d'une façon!... ce ne fut qu'un moment: mais je ne saurais te dire le plaisir que cela m'a fait. Je la retirai pourtant; ainsi je n'ai rien à me reprocher.

A présent, ma bonne amie, tu vois bien que je ne peux pas me dispenser de lui écrire, puisque je le lui ai promis; et puis, je n'irai pas lui refaire encore du chagrin; car j'en souffre plus que lui. Si c'était pour quelque chose de mal, sûrement je ne le ferais pas. Mais quel mal peut-il y avoir à écrire, surtout quand c'est pour empêcher quelqu'un d'être malheureux? Ce qui m'embarrasse, c'est que je ne saurai pas bien faire ma lettre; mais il sentira bien que ce n'est pas ma faute; et puis je suis sûre que rien que de ce qu'elle sera de moi, elle lui fera toujours plaisir.

Adieu, ma chère amie. Si tu trouves que j'aie tort, dis-le moi; mais je ne crois pas. A mesure que le moment de lui écrire approche, mon coeur bat que ça ne se conçoit pas. Il le faut pourtant bien, puisque je l'ai promis. Adieu.

I9. De Cécile Volanges au Chevalier Danceny

Paris, 21 août.

Vous étiez si triste, hier, Monsieur, et cela me faisait tant de peine, que je me suis laissée aller à vous promettre de répondre à la lettre que vous m'avez écrite. Je n'en sens pas moins aujourd'hui que je ne le dois pas: pourtant, comme je l'ai promis, je ne veux pas manquer à ma parole, et cela doit bien vous prouver l'amitié que j'ai pour vous. A présent que vous le savez, j'espère que vous ne me demanderez pas de vous écrire davantage. J'espère aussi que vous ne direz à personne que je vous ai écrit; parce que sûrement on m'en blâmerait, et que cela pourrait me causer bien du chagrin. J'espère surtout que vous même vous n'en prendrez pas mauvaise idée de moi; ce qui me ferait plus de peine que tout. Je peux bien vous assurer que je n'aurais pas eu cette complaisance-là pour tout autre que vous. Je voudrais bien que vous eussiez celle de ne plus être triste comme vous étiez; ce qui m'ôte tout le plaisir que j'ai à vous voir. Vous voyez, Monsieur, que je vous parle bien sincèrement. Je ne demande pas mieux que notre amitié dure toujours; mais, je vous en prie, ne m'écrivez plus.

J'ai l'honneur d'être Monsieur, etc.

20. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Paris, ce 19 août 17**.

Ah! fripon, vous me cajolez, de peur que je ne me moque de vous! Allons, je vous fais grâce: vous m'écrivez tant de folies, qu'il faut bien que je vous pardonne la sagesse où vous tient votre Présidente. Je ne crois pas que mon Chevalier eût autant d'indulgence que moi; il serait homme à ne pas approuver notre renouvellement de bail, et à ne rien trouver de plaisant dans votre folle idée. J'en ai pourtant bien ri, et j'étais vraiment fâchée d'être obligée d'en rire toute seule. Si vous eussiez été là, je ne sais où m'aurait menée cette gaieté: mais j'ai eu le temps de la réflexion, et je me suis armée de sévérité. Ce n'est pas que je refuse pour toujours; mais, je diffère, et j'ai raison. J'y mettrais peut-être de la vanité, et, une fois piquée au jeu, on ne sait plus où l'on s'arrête. Je serais femme à vous enchaîner de nouveau, à vous faire oublier votre Présidente; et si j'allais, moi indigne, vous dégoûter de la vertu, voyez quel scandale! Pour éviter ce danger, voici mes conditions.

Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote, que vous pourrez m'en fournir une preuve, venez, et je suis à vous. Mais vous n'ignorez pas que dans les affaires importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit. Par cet arrangement, d'une part, je deviendrai une récompense au lieu d'être une consolation; et cette idée me plaît davantage; et de l'autre, votre succès en sera plus piquant, en devenant lui-même un moyen d'infidélité. Venez donc, venez au plus tôt m'apporter le gage de votre triomphe: semblable à nos preux chevaliers qui venaient déposer aux pieds de leur dame les fruits brillants de leur victoire. Sérieusement, je suis curieuse de voir ce que peut écrire une prude après un tel moment, et quel voile elle met sur ses actions, après n'en avoir plus laissé sur sa personne. C'est à vous de voir si je me mets à un prix trop haut; mais je vous préviens qu'il n'y a rien à rabattre. Jusques-là, mon cher vicomte, vous trouverez bon que je reste fidèle à mon chevalier, et que je m'amuse à le rendre heureux, malgré le petit chagrin que cela vous cause.

Cependant si j'avais moins de moeurs, je crois qu'il aurait dans ce moment un rival dangereux; c'est la petite Volanges. Je raffole de cet enfant: c'est une vraie passion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos femmes les plus à la mode. Je vois son petit coeur se développer, et c'est un spectacle ravissant. Elle aime déjà son Danceny avec fureur; mais elle n'en sait encore rien. Lui-même, quoique très amoureux, a encore la timidité de son âge, et n'ose pas trop le lui apprendre. Tous deux sont en adoration vis-à-vis de moi. La petite surtout a grande envie de me dire son secret; particulièrement depuis quelques jours je l'en vois vraiment oppressée, et je lui aurais rendu un grand service de l'aider un peu: mais je n'oublie pas que c'est un enfant, et je ne veux pas me compromettre. Danceny m'a parlé un peu plus clairement; mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas l'entendre. Quant à la petite, je suis souvent tentée d'en faire mon élève; c'est un service que j'ai envie de rendre à Gercourt. Il me laisse du temps, puisque le voilà en Corse jusqu'au mois d'octobre. J'ai dans l'idée que j'emploierai ce temps-là, et que nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de son innocente pensionnaire. Quelle est donc en effet l'insolente sécurité de cet homme, qui ose dormir tranquille, tandis qu'une femme, qui a à se plaindre de lui, ne s'est pas encore vengée? Tenez, si la petite était ici dans ce moment, je ne sais ce que je ne lui dirais pas.

Adieu, vicomte; bonsoir et bon succès: mais, pour Dieu, avancez donc. Songez que si vous n'avez pas cette femme, les autres rougiront de vous avoir eu.

2I. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Du château de... 18 août 17**.

Enfin, ma belle amie, j'ai fait un pas en avant, mais un grand pas, et qui, s'il ne m'a pas conduit jusqu'au but, m'a fait connaître au moins que je suis dans la route, et a dissipé la crainte où j'étais de m'être égaré. J'ai enfin déclaré mon amour; et quoiqu'on ait gardé le silence le plus obstiné, j'ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque et la plus flatteuse: mais n'anticipons pas sur les événements, et reprenons de plus haut.

Vous vous souvenez qu'on faisait épier mes démarches. En bien! j'ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l'édification publique, et voici ce que j'ai fait. J'ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n'était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu'on devait saisir aujourd'hui, dans la matinée, les meubles d'une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m'assurai qu'il n'y eût dans cette maison aucune femme ou fille dont l'âge et la figure pussent rendre mon action suspecte; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d'aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma Présidente: sans doute elle eut quelques remords des ordres qu'elle avait donnés; et, n'ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir. Il devait faire une chaleur excessive; je risquais de me rendre malade; je ne tuerais rien, et me fatiguerais en vain; et pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être plus qu'elle ne voulait, me faisaient assez connaître qu'elle désirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n'avais garde de m'y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les chasseurs, et à un petit nuage d'humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués, et que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d'une femme; aussi me trompais-je. Mon chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait.

Au point du jour je me lève et je pars. A peine à cinquante pas du château, j'aperçois mon espion qui me suit. J'entre en chasse, et marche à travers champs vers le village où je voulais me rendre, sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, et qui, n'osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. A force de l'exercer, j'ai eu moi-même une extrême chaleur, et je me suis assis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu l'insolence de se couler jusque derrière un buisson qui n'était pas à vingt pas de moi, et de s'y asseoir aussi? J'ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité: heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu'il était utile et même nécessaire à mes projets; cette réflexion l'a sauvé.

Cependant j'arrive au village; je vois de la rumeur; je m'avance; j'interroge; on me raconte le fait. Je fais venir le collecteur; et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n'imaginez pas quel choeur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, et embellissaient cette figure de patriarche, qu'un moment auparavant l'empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse! J'examinais ce spectacle lorsqu'un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants, et s'avançant vers moi à pas précipités, leur dit: "Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu"; et dans le même instant, j'ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. J'avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. Je serais tenté de croire qu'il y a vraiment du plaisir à faire du bien et qu'après tout ce que nous appellons les gens vertueux, n'ont pas tant de mérite qu'on se plaît à nous le dire. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé juste de leur payer pour mon compte le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais pris dix louis sur moi; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n'avaient plus ce même degré de pathétique: le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet; le reste n'était qu'une simple expression de reconnaissance et d'étonnement pour des dons superflus.

Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au héros d'un drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que, dans cette foule, était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli: je me dégageai d'eux tous, et regagnai le château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien dix louis et l'ayant payée d'avance, j'aurai le droit d'en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproches à me faire.

J'oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j'ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n'ont pas été en partie exaucées. Mais on m'avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette lettre partît, si je ne la fermais qu'en me retirant. Ainsi le reste à l'ordinaire prochain. J'en suis fâché; car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir.

22. De Madame de Tourvel à Madame de Volanges

Du château de... 18 août 17**.

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l'a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que se soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu! Enfin vous aimez tant à user d'indulgence, que c'est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice de votre part, et voici sur quoi je le pense.

Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l'idée vous en était venue; idée que je m'accuse d'avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, et surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d'être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui; et c'est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de... une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d'avoir pu payer les impositions, s'était empressé non seulement d'acquitter sur le champ la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d'argent assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette vertueuse action; et il m'a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu'un domestique qu'ils ont désigné, et que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n'est même plus seulement une compassion passagère, et que l'occasion détermine: c'est le projet formé de faire du bien; c'est la sollicitude de la bienfaisance; c'est la plus belle vertu des plus belles âmes; mais, soit hasard ou projet, c'est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m'a attendrie jusqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, et toujours par justice, que lorsque je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s'en défendre, et a eu l'air d'y mettre si peu de valeur, lorsqu'il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.

A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour, s'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes? Quoi! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance? Dieu permettrait-il qu'une famille vertueuse reçut, de la main d'un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé? Non, j'aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l'ennemi de la vertu. M. de Valmont n'est peut-être qu'un exemple de plus du danger des liaisons. Je m'arrête à cette idée qui me plaît. Si, d'une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l'autre, elle me rend de plus en plus précieuse l'amitié tendre qui m'unit à vous pour la vie.

J'ai l'honneur d'être, Madame, etc.

Mme de Rosemonde et moi nous allons, dans l'instant, voir aussi l'honnête et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur; c'est, je crois, tout ce qu'il nous a laissé à faire.

23. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Du château de... le 19 août 17** à 3 heures du matin.

Nous en sommes restés à mon retour au château: je reprend mon récit.

Je n'eus que le temps de faire une courte toilette, et je me rendis au salon, où ma belle faisait de la tapisserie, tandis que le curé du lieu lisait la gazette à ma vieille tante. J'allai m'asseoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, et presque caressants, me firent bientôt deviner que le domestique avait déjà rendu compte de sa mission. En effet, mon aimable curieuse ne put garder plus longtemps le secret qu'elle m'avait dérobé; et, sans crainte d'interrompre un vénérable pasteur dont le débit ressemblait pourtant à celui d'un prône: "J'ai bien aussi ma nouvelle à débiter," dit-elle, et tout de suite elle raconta mon aventure, avec une exactitude qui faisait honneur à l'intelligence de son historien. Vous jugez comme je déployai toute ma modestie: mais qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s'en douter, l'éloge de ce qu'elle aime? Je pris donc le parti de la laisser aller. On eût dit qu'elle prêchait le panégyrique d'un saint. Pendant ce temps, j'observais, non sans espoir, tout ce que promettaient à l'amour son regard animé, son geste devenu plus libre, et surtout ce son de voix qui, par son altération déjà sensible, trahissait l'émotion de son coeur. A peine elle finissait de parler: "Venez, mon neveu, me dit Mme de Rosemonde; venez que je vous embrasse." Je sentis aussitôt que la jolie Prêcheuse ne pourrait se défendre d'être embrassée à son tour. Cependant elle voulut fuir; mais elle fut bientôt dans mes bras; et, loin d'avoir la force de résister, à peine lui restait-il celle de se soutenir. Plus j'observe cette femme, et plus elle me paraît désirable. Elle s'empressa de retourner à son métier, et eut l'air, pour tout le monde, de recommencer sa tapisserie: mais moi, je m'aperçus bien que sa main tremblante ne lui permettait pas de continuer son ouvrage.

Après le dîner, les dames voulurent aller voir les infortunés que j'avais si pieusement secourus et je les accompagnai. Je vous sauve l'ennui de cette seconde scène de reconnaissance et d'éloges. Mon coeur, pressé d'un souvenir délicieux, hâte le moment du retour au château. Pendant la route, ma belle Présidente, plus rêveuse qu'à l'ordinaire, ne disait pas un mot. Tout occupé de trouver les moyens de profiter de l'effet qu'avait produit l'événement du jour, je gardais le même silence. Mme de Rosemonde parlait seule, et n'obtenait de nous que des réponses courtes et rares. Nous dûmes l'ennuyer: j'en avais le projet et il réussit. Aussi, en descendant de voiture, elle passa dans son appartement, et nous laissa tête à tête, ma belle et moi, dans un salon mal éclairé; obscurité douce, qui enhardit l'amour timide.

Je n'eus pas la peine de diriger la conversation où je voulais la conduire. La ferveur de l'aimable prêcheuse me servit mieux que n'aurait pu faire mon adresse. "Quand on est si digne de faire le bien, me dit-elle, en arrêtant sur moi son doux regard, comment passe-t-on sa vie à mal faire? - Je ne mérite, lui répondis-je, ni cet éloge, ni cette censure et je ne conçois pas qu'avec autant d'esprit que vous en avez, vous ne m'ayez pas encore deviné. Dût ma confiance me nuire auprès de vous, vous en êtes trop digne, pour qu'il me soit possible de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans moeurs, j'ai imité leurs vices; j'ai peut-être mis de l'amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l'exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j'ai au moins essayé de vous suivre. Eh! peut-être l'action dont vous me louez aujourd'hui perdrait-elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif (vous voyez, ma belle amie, combien j'étais près de la vérité!). Ce n'est pas à moi, continuai-je, c'est à vous que ces malheureux ont dû mes secours. Où vous croyez voir une action louable, je ne cherchais qu'un moyen de plaire. Je n'étais, puisqu'il faut le dire, que le faible agent de la divinité que j'adore (ici elle voulut m'interrompre; mais je ne lui en donnai pas le temps). Dans ce moment même, ajoutai-je, mon secret ne m'échappe que par faiblesse; que parce qu'il est plus fort que moi. Je m'étais promis de vous le taire; je me faisais un bonheur de rendre à vos vertus comme à vos appas un hommage pur que vous ignoreriez toujours: mais, incapable de tromper, quand j'ai sous les yeux l'exemple de la candeur, je n'aurai point à me reprocher vis-à-vis de vous une dissimulation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance. Je serai malheureux, je le sais; mais mes souffrances me seront chères: elle me prouveront l'excès de mon amour; c'est à vos pieds, c'est dans votre sein que je déposerai mes peines éternelles. J'y puiserai des forces pour souffrir de nouveau; j'y trouverai la bonté compatissante, et je me croirai consolé, parce que vous m'aurez plaint. O vous que j'adore! écoutez-moi, plaignez-moi, secourez-moi." Cependant j'étois à ses genoux, et je serrais ses mains dans les miennes: mais elle, les dégageant tout à coup, et les croisant sur ses yeux avec l'expression du désespoir: "Ah! malheureuse!" s'écria-t-elle; puis elle fondit en larmes. Par bonheur, je m'étais livré à tel point, que je pleurais aussi; et, reprenant ses mains, je les baignai de pleurs. Cette précaution était bien nécessaire; car elle était si occupée de sa douleur, qu'elle ne se serait pas aperçue de la mienne, si je n'avais trouvé ce moyen de l'en avertir. J'y gagnai, de plus de considérer à loisir cette charmante figure, embellie encore par l'attrait puissant des larmes. Ma tête s'échauffait, et j'étais si peu maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment.

Quelle est donc notre faiblesse! quel est l'empire des circonstances! si moi-même, oubliant mes projets, j'ai risqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme des longs combats et les détails d'une pénible défaite; si, séduit par un désir de jeune homme, j'ai pensé exposer le vainqueur de Mme de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l'insipide avantage d'avoir eu une femme de plus! Ah! qu'elle se rendre, mais qu'elle combatte; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister; qu'elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d'avouer sa défaite. Laissons le braconnier obscur tuer à l'affût le cerf qu'il a surpris; le vrai chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n'est-ce pas? mais peut-être serais-je à présent au regret de ne l'avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu au secours de ma prudence.

Nous entendîmes du bruit. On venait au salon. Mme de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se saisit d'un des flambeaux, et sortit. Il fallut bien la laisser faire. Ce n'était qu'un domestique. Aussitôt que j'en fus assuré, je la suivis. A peine eus-je fait quelques pas, que, soit qu'elle me reconnût, soit un sentiment vague d'effroi, je l'entendis précipiter sa marche, et se jeter plutôt qu'entrer dans son appartement, dont elle ferma la porte sur elle. J'y allai; mais la clef était en dedans. Je me gardai bien de frapper; c'eût été lui fournir l'occasion d'une résistance trop facile. J'eus l'heureuse et simple idée de tenter de voir à travers la serrure, et je vis en effet cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, et priant avec ferveur. Quel Dieu osait-elle invoquer? en est-il d'assez puissant contre l'amour? En vain cherche-t-elle à présent des secours étrangers; c'est moi qui réglerai son sort.

Croyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai aussi dans mon appartement et me mis à vous écrire. J'espérais la revoir au souper; mais elle fit dire qu'elle s'était trouvée indisposée et s'était mise au lit. Mme de Rosemonde voulut monter chez elle; mais la malicieuse malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettait de voir personne. Vous jugez qu'après le souper la veillée fut courte, et que j'eus aussi mon mal de tête. Retiré chez moi, j'écrivis une longue lettre pour me plaindre de cette rigueur, et je me couchai, avec le projet de la remettre ce matin. J'ai mal dormi, comme vous pouvez voir par la date de cette lettre. Je me suis levé, et j'ai relu mon épître. Je me suis aperçu que je ne m'y étais pas assez observé; que j'y montrais plus d'ardeur que d'amour, et plus d'humeur que de tristesse. Il faudra la refaire; mais il faudrait être plus calme.

J'aperçois le point du jour, et j'espère que la fraîcheur qui l'accompagne m'amènera le sommeil. Je vais me remettre au lit; et, quel que soit l'empire de cette femme, je vous promets de ne pas m'occuper tellement d'elle, qu'il ne me reste le temps de songer beaucoup à vous. Adieu, ma belle amie.

24. Du Vicomte de Valmont à Madame Tourvel

19 août 17**.

Ah! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de mon âme; daignez m'apprendre ce que je dois espérer ou craindre. Placé entre l'excès du bonheur et celui de l'infortune, l'incertitude est un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé? que n'ai-je su résister au charme impérieux qui vous livrait mes pensées! Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour; et ce sentiment pur, que ne troublait point alors l'image de votre douleur, suffisait à ma félicité: mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir, depuis que j'ai vu couler vos larmes; depuis que j'ai entendu ce cruel Ah! malheureuse! Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon coeur. Par quelle fatalité, le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l'effroi? quelle est donc cette crainte? Ah! ce n'est pas celle de le partager: votre coeur, que j'ai mal connu, n'est pas fait pour l'amour; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible; le vôtre est même sans pitié. S'il n'était pas ainsi, vous n'auriez pas refusé un mot de consolation au malheureux qui vous racontait ses souffrances; vous ne vous seriez pas soustraite à ses regards, quand il n'a d'autre plaisir que celui de vous voir; vous ne vous seriez pas fait un jeu cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous étiez malade, sans lui permettre d'aller s'informer de votre état; vous auriez senti que cette même nuit, qui n'était pour vous que douze heures de repos, allait être pour lui un siècle de douleurs.

Par où, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur désolante? Je ne crains pas de vous prendre pour juge: qu'ai-je donc fait que céder à un sentiment involontaire, inspiré par la beauté et justifié par la vertu; toujours contenu par le respect, et dont l'innocent aveu fut l'effet de la confiance et non de l'espoir: la trahirez-vous, cette confiance que vous-même avez semblé me permettre, et à laquelle je me suis livré sans réserve? Non, je ne puis le croire; ce serait vous supposer un tort, et mon coeur se révolte à la seule idée de vous en trouver un: je désavoue mes reproches; j'ai pu les écrire, mais non pas les penser. Ah! laissez-moi vous croire parfaite; c'est le seul plaisir qui me reste. Prouvez-moi que vous l'êtes en m'accordant vos soins généreux. Quel malheureux avez-vous secouru, qui en eût autant de besoin que moi? ne m'abandonnez pas dans le délire où vous m'avez plongé: prêtez-moi votre raison, puisque vous avez ravi la mienne; après m'avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage.

Je ne veux pas vous tromper, vous ne parviendrez point à vaincre mon amour; mais vous m'apprendrez à le régler; en guidant mes démarches, en dictant mes discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Dissipez surtout cette crainte désespérante; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez; assurez-moi de votre indulgence. Vous n'aurez jamais toute celle que je vous désirerais; mais je réclame celle dont j'ai besoin: me la refuserez-vous?

Adieu, Madame; recevez avec bonté l'hommage de mes sentiments; il ne nuit point à celui de mon respect.

25. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

20 août 17**.

Voici le bulletin d'hier.

A onze heures j'entrai chez Mme de Rosemonde; et, sous ses auspices, je fus introduit chez la feinte malade, qui était encore couchée. Elle avait les yeux très battus; j'espère qu'elle avait aussi mal dormi que moi. Je saisis un moment, où Mme de Rosemonde s'était éloignée, pour remettre ma lettre: on refusa de la prendre; mais je la laissai sur le lit, et allai bien honnêtement approcher le fauteuil de ma vieille tante, qui voulait être auprès de son cher enfant: il fallut bien serrer la lettre pour éviter le scandale. La malade dit, maladroitement, qu'elle croyait avoir un peu de fièvre. Mme de Rosemonde m'engagea à lui tâter le pouls, en vantant beaucoup mes connaissances en médecine. Ma belle eut donc le double chagrin d'être obligée de me livrer son bras, et de sentir que son petit mensonge allait être découvert. En effet, je pris sa main que je serrai dans une des miennes, pendant que de l'autre je parcourais son bras frais et potelé; la malicieuse personne ne répondit à rien, ce qui me fit dire, en me retirant: "Il n'y a pas même la plus petite émotion." Je me doutai que ses regards devaient être sévères, et, pour la punir, je ne les cherchai pas; un moment après, elle dit qu'elle voulait se lever, et nous la laissâmes seule. Elle parut au dîner, qui fut triste; elle annonça qu'elle n'irait pas se promener, ce qui était me dire que je n'aurais pas l'occasion de lui parler. Je sentis bien qu'il fallait placer là un soupir et un regard douloureux; sans doute elle s'y attendait, car ce fut le seul moment de la journée où je parvins à rencontrer ses yeux. Toute sage qu'elle est, elle a ses petites ruses comme une autre. Je trouvai le moment de lui demander si elle avait eu la bonté de m'instruire de mon sort, et je fus un peu étonné de l'entendre me répondre: Oui, Monsieur, je vous ai écrit. J'étais fort empressé d'avoir cette lettre; mais soit ruse encore, ou maladresse, ou timidité, elle ne me la remit que le soir, au moment de se retirer chez elle. Je vous l'envoie ainsi que le brouillon de la mienne; lisez et jugez; voyez avec quelle insigne fausseté elle affirme qu'elle n'a point d'amour quand je suis sûr du contraire; et puis elle se plaindra si je la trompe après, lorsqu'elle ne craint pas de me tromper avant! Ma belle amie, l'homme le plus adroit ne peut encore que se tenir au courant de la femme la plus vraie. Il faudra pourtant feindre de croire à tout ce radotage, et se fatiguer de désespoir, parce qu'il plaît à Madame de jouer la rigueur! Le moyen de ne se pas venger de ces noirceurs-là!... Ah! patience... mais adieu. J'ai encore beaucoup à écrire.

A propos, vous me renverrez: la lettre de l'inhumaine; il se pourrait faire par la suite qu'elle voulût qu'on mît du prix à ces misères-là, et il faut être en règle.

Je ne vous parle pas de la petite Volanges; nous en causerons au premier jour.

26. De la présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

19 août 17**.

Sûrement, Monsieur, vous n'auriez eu aucune lettre de moi, si ma sotte conduite d'hier au soir ne me forçait d'entrer aujourd'hui en explication avec vous. Oui, j'ai pleuré, je l'avoue; peut-être aussi les deux mots, que vous me citez avec tant de soin, me sont-ils échappés; larmes et paroles, vous avez tout remarqué; il faut donc vous expliquer tout.

Accoutumée à n'inspirer que des sentiments honnêtes, à n'entendre que des discours que je puis écouter sans rougir, à jouir par conséquent d'une sécurité que j'ose dire que je mérite, je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que j'éprouve. L'étonnement et l'embarras où m'a jetée votre procédé; je ne sais quelle crainte, inspirée par une situation qui n'eût jamais dû être faite pour moi; peut-être l'idée révoltante de me voir confondue avec des femmes que vous méprisez, et traitée aussi légèrement qu'elles; toutes ces causes réunies ont provoqué mes larmes, et on pu me faire dire, avec raison, je crois, que j'étais malheureuse. Cette expression, que vous trouvez si forte, serait sûrement beaucoup trop faible encore si mes pleurs et mes discours avaient eu un autre motif; si, au lieu de désapprouver des sentiments qui doivent m'offenser, j'avais pu craindre de les partager.

Non, Monsieur, je n'ai pas cette crainte; si je l'avais, je fuirais à cent lieues de vous; j'irais pleurer dans un désert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré la certitude où je suis de ne vous point aimer, de ne vous aimer jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils de mes amis; de ne pas vous laisser approcher de moi.

J'ai cru, et c'est là mon seul tort, j'ai cru que vous respecteriez une femme honnête, qui ne demandait pas mieux que de vous trouver tel et de vous rendre justice; qui déjà vous défendait, tandis que vous l'outragiez par vos voeux criminels. Vous ne me connaissez pas; non, Monsieur, vous ne me connaissez pas. Sans cela, vous n'auriez pas cru pouvoir vous faire un droit de vos torts: parce que vous m'avez tenu des discours que je ne devais pas entendre, vous ne vous seriez pas cru autorisé à m'écrire une lettre que je ne devais pas lire: et vous me demandez de guider vos démarches, de dicter vos discours! Hé bien, Monsieur, le silence et l'oubli, voilà les conseils qu'il me convient de vous donner, comme à vous de suivre: alors, vous aurez, en effet, des droits à mon indulgence: il ne tiendrait qu'à vous d'en obtenir même à ma reconnaissance... Mais non, je ne ferai point une demande à celui qui ne m'a point respectée; je ne donnerai point une marque de confiance à celui qui a abusé de ma sécurité. Vous me forcez à vous craindre, peut-être à vous haïr: je ne le voulais pas; je ne voulais voir en vous que le neveu de ma plus respectable amie; j'opposais la voix de l'amitié à la voix publique qui vous accusait. Vous avez tout détruit; et, je le prévois, vous ne voudrez rien réparer.

Je m'en tiens, Monsieur, à vous déclarer que vos sentiments m'offensent, que leur aveu m'outrage, et surtout que, loin d'en venir un jour à les partager, vous me forceriez à ne vous revoir jamais, si vous ne vous imposiez sur cet objet un silence qu'il me semble avoir droit d'attendre, et même d'exiger de vous. Je joins à cette lettre celle que vous m'avez écrite, et j'espère que vous voudrez bien de même me remettre celle-ci; je serais vraiment peinée qu'il restât aucune trace d'un événement qui n'eût jamais dû exister. J'ai l'honneur d'être, etc.

27. De Cécile Volanges à Madame de Merteuil  

23 août 17**.

Mon Dieu, que vous êtes bonne, Madame! comme vous avez bien senti qu'il me serait plus facile de vous écrire que de vous parler! Aussi, c'est que ce que j'ai à vous dire est bien difficile; mais vous êtes mon amie, n'est-il pas vrai? Oh! oui, ma bien bonne amie! Je vais tâcher de ne pas avoir peur; et puis, j'ai tant besoin de vous, de vos conseils! J'ai bien du chagrin; il me semble que tout le monde devine ce que je pense; et surtout quand il est là, je rougis dès qu'on me regarde. Hier, quand vous m'avez vue pleurer, c'est que je voulais vous parler, et puis, je ne sais quoi m'en empêchait; et quand vous m'avez demandé ce que j'avais, mes larmes sont venues malgré moi. Je n'aurais pas pu dire une parole. Sans vous, maman allait s'en apercevoir, et qu'est-ce que je serais devenue? Voilà pourtant comme je passe ma vie! surtout depuis quatre jours.

C'est ce jour-là, Madame, oui, je vais vous le dire, c'est ce jour-là que M. le chevalier Danceny m'a écrit: oh! je vous assure que quand j'ai trouvé sa lettre, je ne savais pas du tout ce que c'était. Mais, pour ne pas mentir, je ne peux pas dire que je n'aie eu bien du plaisir en la lisant. Voyez-vous, j'aimerais mieux avoir du chagrin toute ma vie, que s'il ne me l'eût pas écrite! Mais je savais bien que je ne devais pas le lui dire, et je peux bien vous assurer même que je lui ai dit que j'en étais fâchée: mais il dit que c'était plus fort que lui, et je le crois bien; car j'avais résolu de ne lui pas répondre, et pourtant je n'ai pas pu m'en empêcher. Oh! je ne lui ai écrit qu'une fois, et même c'était, en partie, pour lui dire de ne plus m'écrire: mais malgré cela il m'écrit toujours; et comme je ne lui réponds pas, je vois bien qu'il est triste, et ça m'afflige encore davantage: si bien que je ne sais plus que faire, ni que devenir, et que je suis bien à plaindre.

Dites-moi, je vous en prie, Madame, est-ce que ce serait bien mal de lui répondre de temps en temps? seulement jusqu'à ce qu'il ait pu prendre sur lui de ne plus m'écrire lui-même, et de rester comme nous étions avant: car, pour moi, si cela continue, je ne sais pas ce que je deviendrai. Tenez, en lisant sa dernière lettre, j'ai pleuré, que ça ne finissait pas; et je suis sûre que si je ne lui réponds pas encore, cela nous fera bien de la peine.

Je vais vous envoyer sa lettre aussi, ou bien une copie, et vous jugerez; vous verrez bien que ce n'est rien de mal qu'il demande. Cependant si vous trouvez que ça ne se doit pas, je vous promets de m'en empêcher; mais je crois que vous penserez comme moi, que ce n'est pas là du mal.

Pendant que j'y suis, Madame, permettez-moi de vous faire encore une question: on m'a bien dit que c'était mal d'aimer quelqu'un; mais pourquoi cela? Ce qui me fait vous le demander, c'est que M. le chevalier Danceny prétend que ça n'est pas mal du tout, et que presque tout le monde aime; si cela était, je ne vois pas pourquoi je serais la seule à m'en empêcher; ou bien est-ce que ce n'est un mal que pour les demoiselles? car j'ai entendu maman elle-même dire que Mme D... aimait M. M... et elle n'en parlait pas comme d'une chose qui serait si mal; et pourtant je suis sûre qu'elle se fâcherait contre moi, si elle se doutait seulement de mon amitié pour M. Danceny. Elle me traite toujours comme un enfant, maman; et elle ne me dit rien du tout. Je croyais, quand elle m'a fait sortir du couvent, que c'était pour me marier; mais à présent il me semble que non: ce n'est pas que je m'en soucie, je vous assure; mais vous, qui êtes si amie avec elle, vous savez peut-être ce qui en est, et si vous le savez, j'espère que vous me le direz.

Voilà une bien longue lettre, Madame; mais puisque vous m'avez permis de vous écrire, j'en ai profité pour vous dire tout, et je compte sur votre amitié.

J'ai l'honneur d'être, etc.

28. Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges  

23 août 17**.

Eh! quoi, Mademoiselle, vous refusez toujours de me répondre! rien ne peut vous fléchir; et chaque jour emporte avec lui l'espoir qu'il avait amené! Quelle est donc cette amitié que vous consentez qui subsiste entre nous, si elle n'est pas même assez puissante pour vous rendre sensible à ma peine? si elle vous laisse froide et tranquille, tandis que j'éprouve tous les tourments d'un feu que je ne puis éteindre? si loin de vous inspirer de la confiance, elle ne suffit pas même pour faire naître votre pitié? Quoi! votre ami souffre et vous ne faites rien pour le secourir? Il ne vous demande qu'un mot, et vous le lui refusez? et vous voulez qu'il se contente d'un sentiment si faible, dont vous craignez encore de lui réitérer les assurances?

Vous ne voudriez pas être ingrate, disiez-vous hier! ah! croyez-moi, Mademoiselle; vouloir payer de l'amour avec de l'amitié, ce n'est pas craindre l'ingratitude, c'est redouter seulement d'en avoir l'air. Cependant je n'ose plus vous entretenir d'un sentiment qui ne peut que vous être à charge, s'il ne vous intéresse pas; il faut au moins le renfermer en moi-même, en attendant que j'apprenne à le vaincre. Je sens combien ce travail sera pénible; je ne me dissimule pas que j'aurai besoin de toutes mes forces; je tenterai tous les moyens: il en est un qui coûtera le plus à mon coeur, ce sera celui de me répéter souvent que le vôtre est insensible. J'essaierai même de vous voir moins, et déjà je m'occupe d'en trouver un prétexte plausible.

Quoi! je perdrais la douce habitude de vous voir chaque jour! Ah! du moins je ne cesserai jamais de la regretter. Un malheur éternel sera le prix de l'amour le plus tendre; et vous l'aurez voulu, et ce sera votre ouvrage! Jamais, je le sens, je ne retrouverai le bonheur que je perds aujourd'hui; vous seule étiez faite pour mon coeur; avec quel plaisir je ferais le serment de ne vivre que pour vous! Mais vous ne voulez pas le recevoir; votre silence m'apprend assez que votre coeur ne vous dit rien pour moi; il est à la fois la preuve la plus sûre de votre indifférence, et la manière la plus cruelle de me l'annoncer. Adieu, Mademoiselle.

Je n'ose plus me flatter d'une réponse; l'amour l'eût écrite avec empressement, l'amitié avec plaisir, la pitié même avec complaisance: mais la pitié, l'amitié et l'amour sont également étrangers à votre coeur.

29. De Cécile Volanges à Sophie Carnay  

24 août 17**.

Je te le disais bien, Sophie, qu'il y avait des cas où on pouvait écrire; et je t'assure que je me reproche bien d'avoir suivi ton avis, qui nous a tant fait de peine, au chevalier Danceny et à moi. La preuve que j'avais raison, c'est que Mme de Merteuil, qui est une femme qui sûrement le sait bien, a fini par penser comme moi. Je lui ai tout avoué. Elle m'a bien dit d'abord comme toi: mais quand je lui ai eu tout expliqué, elle est convenue que c'était bien différent; elle exige seulement que je lui fasse voir toutes mes lettres et toutes celles du chevalier Danceny, afin d'être sûre que je ne dirai que ce qu'il faudra; ainsi, à présent, me voilà tranquille. Mon Dieu, que je l'aime Mme de Merteuil! elle est si bonne! et c'est une femme bien respectable. Ainsi il n'y a rien à dire.

Comme je m'en vais écrire à M. Danceny, et comme il va être content! il le sera encore plus qu'il ne croit: car jusqu'ici je ne lui parlais que de mon amitié, et lui il voulait toujours que je dise mon amour. Je crois que c'était bien la même chose; mais enfin je n'osais pas, et il tenait à cela. Je l'ai dit à Mme de Merteuil; elle m'a dit que j'avais eu raison, et qu'il ne fallait convenir d'avoir de l'amour, que quand on ne pouvait plus s'en empêcher: or je suis bien sûre que je ne pourrai pas m'en empêcher plus longtemps; après tout c'est la même chose, et cela lui plaira davantage.

Mme de Merteuil m'a dit aussi qu'elle me prêterait des livres, qui parlaient de tout cela, et qui m'apprendraient bien à me conduire, et aussi à mieux écrire que je ne fais: car, vois-tu, elle me dit tous mes défauts, ce qui est une preuve qu'elle m'aime bien; elle m'a recommandé seulement de ne rien dire à maman de ces livres-là, parce que ça aurait l'air de trouver qu'elle a trop négligé mon éducation, et ça pourrait la fâcher. Oh! je ne lui en dirai rien.

C'est pourtant bien extraordinaire qu'une femme qui ne m'est presque pas parente, prenne plus de soin de moi que ma mère! c'est bien heureux pour moi de l'avoir connue!

Elle a demandé aussi à maman de me mener après-demain à l'Opéra, dans sa loge; elle m'a dit que nous y serions toutes seules, et nous causerons tout le temps, sans craindre qu'on nous entende; j'aime bien mieux cela que l'Opéra. Nous causerons aussi de mon mariage: car elle m'a dit que c'était bien vrai que j'allais me marier; mais nous n'avons pas pu en dire davantage. Par exemple, n'est-ce pas encore bien étonnant que maman ne m'en dise rien du tout?

Adieu, ma Sophie, je m'en vais écrire à M. le chevalier Danceny. Oh! je suis bien contente.

30. De Cécile Volanges au Chevalier Danceny  

24 août 17**.

Enfin, Monsieur, je consens à vous écrire, à vous assurer de mon amitié, de mon amour, puisque, sans cela, vous seriez malheureux. Vous dites que je n'ai pas bon coeur; je vous assure bien que vous vous trompez, et j'espère qu'à présent vous n'en doutez plus. Si vous avez eu du chagrin de ce que je ne vous écrivais pas, croyez-vous que ça ne me faisait pas de la peine aussi? Mais c'est que, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas faire quelque chose qui fût mal; et même je ne serais sûrement pas convenue de mon amour, si j'avais pu m'en empêcher: mais votre tristesse me faisait trop de peine. J'espère qu'à présent vous n'en aurez plus, et que nous allons être bien heureux.

Je compte avoir le plaisir de vous voir ce soir, et que vous viendrez de bonne heure; ce ne sera jamais aussi tôt que je le désire. Maman soupe chez elle, et je crois qu'elle vous proposera d'y rester: j'espère que vous ne serez pas engagé, comme avant-hier. C'était donc bien agréable, le souper où vous alliez, car vous y avez été de bien bonne heure? Mais enfin ne parlons pas de ça: à présent que vous savez que je vous aime, j'espère que vous resterez avec moi le plus que vous pourrez; car je ne suis contente que quand je suis avec vous, et je voudrais bien que vous fussiez tout de même.

Je suis bien fâchée que vous êtes encore triste à présent, mais ce n'est pas ma faute. Je demanderai à jouer de la harpe aussitôt que vous serez arrivé, afin que vous ayez ma lettre tout de suite. Je ne peux pas mieux faire.

Adieu, Monsieur. Je vous aime bien, de tout mon coeur: plus je vous le dis, plus je suis contente; j'espère que vous le serez aussi.

3I. Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges  

25 août 17**.

Oui, sans doute, nous serons heureux. Mon bonheur est bien sûr, puisque je suis aimé de vous; le vôtre ne finira jamais, s'il doit durer autant que l'amour que vous m'avez inspiré. Quoi! vous m'aimez, vous ne craignez plus de m'assurer de votre amour! Plus vous me le dites, et plus vous êtes contente! Après avoir lu ce charmant je vous aime, écrit de votre main, j'ai entendu votre belle bouche m'en répéter l'aveu. J'ai vu se fixer sur moi ces yeux charmants, qu'embellissait encore l'expression de la tendresse. J'ai reçu vos serments de vivre toujours pour moi. Ah! recevez le mien de consacrer ma vie entière à votre bonheur; recevez-le, et soyez sûr que je ne le trahirai pas.

Quelle heureuse journée nous avons passée hier! Ah! pourquoi Mme de Merteuil n'a-t-elle pas tous les jours des secrets à dire à votre maman? pourquoi faut-il que l'idée de la contrainte qui nous attend vienne se mêler au souvenir délicieux qui m'occupe? pourquoi ne puis-je sans cesse tenir cette jolie main qui m'a écrit je vous aime! la couvrir de baisers, et me venger ainsi du refus que vous m'avez fait d'une faveur plus grande?

Dites-moi, ma Cécile, quand votre maman a été rentrée; quand nous avons été forcés, par sa présence, de n'avoir plus l'un pour l'autre que des regards indifférents; quand vous ne pouviez plus me consoler par l'assurance de votre amour, du refus que vous faisiez de m'en donner des preuves, n'avez-vous donc senti aucun regret? ne vous êtes-vous pas dit: Un baiser l'eût rendu plus heureux, et c'est moi qui lui ai ravi ce bonheur? Promettez-moi, mon aimable amie, qu'à la première occasion vous serez moins sévère. A l'aide de cette promesse, je trouverai du courage pour supporter les contrariétés que les circonstances nous préparent; et les privations cruelles seront au moins adoucies, par la certitude que vous en partagez le regret.

Adieu, ma charmante Cécile: voici l'heure où je dois me rendre chez vous. Il me serait impossible de vous quitter, si ce n'était pour aller vous revoir. Adieu, vous que j'aime tant! vous, que j'aimerai toujours davantage!

32. De Madame de Volanges à Madame la Présidente Tourvel  

Du 24 août 17**.

Vous voulez donc, Madame, que je croie à la vertu de M. de Valmont? J'avoue que je ne puis m'y résoudre, et que j'aurais autant de peine à le juger honnête, d'après le fait isolé que vous me racontez, qu'à croire vicieux un homme de bien reconnu, dont j'apprendrais une faute. L'humanité n'est parfaite dans aucun genre, pas plus dans le mal que dans le bien. Le scélérat a ses vertus, comme l'honnête homme ses faiblesses. Cette vérité me paraît d'autant plus nécessaire à croire, que c'est d'elle que dérive la nécessité de l'indulgence pour les méchants comme pour les bons, et qu'elle préserve ceux-ci de l'orgueil, et sauve les autres du découragement. Vous trouverez sans doute que je pratique bien mal, dans ce moment, cette indulgence que je prêche; mais je ne vois plus en elle qu'une faiblesse dangereuse, quand elle nous mène à traiter de même le vicieux et l'homme de bien.

Je ne me permettrai point de scruter les motifs de l'action de M. de Valmont; je veux les croire louables comme elle: mais en a-t-il moins passé sa vie à porter dans les familles le trouble, le déshonneur et le scandale? Ecoutez, si vous voulez, la voix du malheureux qu'il a secouru, mais qu'elle ne vous empêche pas d'entendre les cris de cent victimes qu'il a immolées. Quand il ne serait, comme vous le dites, qu'un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse? Vous le supposez susceptible d'un retour heureux? allons plus loin; supposons ce miracle arrivé. Ne resterait-il pas contre lui l'opinion publique, et ne suffit-elle pas pour régler votre conduite? Dieu seul peut absoudre au moment du repentir; il lit dans les coeurs: mais les hommes ne peuvent juger les pensées que par les actions; et nul d'entre eux, après avoir perdu l'estime des autres, n'a droit de se plaindre de la méfiance nécessaire, qui la lui rend si difficile à recouvrer. Songez surtout, ma jeune amie, que quelquefois il suffit, pour la perdre, d'avoir l'air d'y attacher trop peu de prix; et ne taxez pas cette sévérité d'injustice; car, outre qu'on est fondé à croire qu'on ne renonce pas à ce bien précieux quand on a droit d'y prétendre, celui-là est en effet plus près de mal faire, qui n'est plus contenu par ce frein puissant. Tel serait cependant l'aspect sous lequel vous montrerait une liaison intime avec M. de Valmont, quelqu'innocente qu'elle pût être.

Effrayée de la chaleur avec laquelle vous le défendez, je me hâte de prévenir les objections que je prévois. Vous me citerez Madame de Merteuil; à qui on a pardonné cette liaison; vous me demanderez pourquoi je le reçois chez moi: vous me direz que, loin d'être rejeté par les gens honnêtes, il est admis, recherché même dans ce qu'on appelle la bonne compagnie. Je peux, je crois, répondre à tout.

D'abord Mme de Merteuil, en effet très estimable, n'a peut-être d'autre défaut que trop de confiance en ses forces; c'est un guide adroit qui se plaît à conduire un char entre les rochers et les précipices, et que le succès seul justifie: il est juste de la louer, il serait imprudent de la suivre; elle-même en convient et s'en accuse. A mesure qu'elle a vu davantage, ses principes sont devenus plus sévères; et je ne crains pas de vous assurer qu'elle-même penserait comme moi.

Quant à ce qui me regarde, je ne me justifierai pas plus que les autres. Sans doute je reçois M. de Valmont, et il est reçu partout; c'est une inconséquence de plus à ajouter à mille autres qui gouvernent la société. Vous savez, comme moi, qu'on passe sa vie à les remarquer, à s'en plaindre et à s'y livrer. M. de Valmont, avec un beau nom, une grande fortune, beaucoup de qualités aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir l'empire dans la société, il suffisait de manier, avec une égale adresse, la louange et le ridicule. Nul ne possède comme lui ce double talent: il séduit avec l'un, et se fait craindre avec l'autre. On ne l'estime pas; mais on le flatte. Telle est son existence au milieu d'un monde qui, plus prudent que courageux, aime mieux le ménager que le combattre.

Mais ni Mme de Merteuil elle-même, ni aucune autre femme, n'oserait sans doute aller s'enfermer à la campagne, presque en tête à tête avec un tel homme. Il était réservé à la plus sage, à la plus modeste d'entr'elles, de donner l'exemple de cette inconséquence; pardonnez-moi ce mot, il échappe à l'amitié. Ma belle amie, votre honnêteté même vous trahit, par la sécurité qu'elle vous inspire. Songez donc que vous aurez pour juges, d'une part, des gens frivoles, qui ne croiront pas à une vertu dont ils ne trouvent pas le modèle chez eux; et de l'autre, des méchants qui feindront de n'y pas croire, pour vous punir de l'avoir eue. Considérez que vous faites, dans ce moment, ce que quelques hommes n'oseraient pas risquer. En effet, parmi les jeunes gens, dont M. de Valmont ne s'est que trop rendu l'oracle, je vois les plus sages craindre de paraître liés trop intimement avec lui; et vous, vous ne le craignez pas! Ah! revenez, revenez, je vous en conjure. Si mes raisons ne suffisent pas pour vous persuader, cédez à mon amitié; c'est elle qui me fait renouveller mes instances, c'est à elle à les justifier. Vous la trouvez sévère, et je désire qu'elle soit inutile; mais j'aime mieux que vous ayez à vous plaindre de sa sollicitude que de sa négligence.

33. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Du 22 août 17**.

Dès que vous craignez de réussir, mon cher vicomte, dès que votre projet est de fournir des armes contre vous, et que vous désirez moins de vaincre que de combattre, je n'ai plus rien à dire. Votre conduite est un chef-d'oeuvre de prudence. Elle en serait un de sottise dans la supposition contraire; et, pour vous parler vrai, je crains que vous ne vous fassiez illusion.

Ce n'est pas de n'avoir pas profité du moment que je vous reproche. D'une part, je ne vois pas clairement qu'il fût venu; de l'autre, je sais assez que, quoi qu'on en dise, une occasion manquée se retrouve, tandis qu'on ne revient jamais d'une démarche précipitée.

Mais la véritable école est de vous être laissé aller à écrire. Je vous défie de prévoir à présent où ceci peut vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme qu'elle doit coucher avec vous? Il me semble que ce ne peut être là qu'une vérité de sentiment, et non de démonstration; et que pour la faire recevoir, il s'agit d'attendrir et non de raisonner; mais à quoi vous servirait d'attendrir par lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter? Quand vos belles phrases produiraient une ivresse assez forte pour décider cette femme, vous flattez-vous qu'elle soit assez longue pour que la réflexion n'ait pas le temps d'en empêcher l'aveu? Songez donc au temps qu'il faut pour écrire une lettre, à celui qui se passe avant qu'on la remette; et voyez si, surtout une femme à principes comme votre Dévote, peut vouloir si longtemps ce qu'elle tâche de ne vouloir jamais. Cette marche peut réussir avec des enfants, qui, quand ils écrivent: je vous aime, ne savent pas qu'ils disent: je me rends. Mais la vertu raisonneuse de Mme de Tourvel me paraît fort bien connaître la valeur des termes. Aussi, malgré l'avantage que vous aviez pris sur elle dans votre conversation, elle vous bat dans sa lettre. Et puis, savez-vous ce qui arrive? par cela seul qu'on dispute, on ne veut pas céder. A force de chercher de bonnes raisons, on en trouve, on les dit; et après on y tient, non pas tant parce qu'elles sont bonnes que pour ne se pas démentir.

De plus, une remarque que je m'étonne que vous n'ayez pas faite, c'est qu'il n'y a rien de si difficile, en amour, que d'écrire ce qu'on ne sent pas. Je dis écrire d'une façon vraisemblable: ce n'est pas qu'on ne se serve des mêmes mots; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre; il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s'en pas apercevoir: mais qu'importe? l'effet n'en est pas moins manqué. C'est le défaut des romans; l'auteur se bat les flancs pour s'échauffer, et le lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu'on en puisse excepter; et malgré le talent de l'auteur, cette observation m'a toujours fait croire que le fonds en était vrai. Il n'en est pas de même en parlant. L'habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité; la facilité des larmes y ajoute encore; l'expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre qui est la véritable éloquence de l'amour; et surtout la présence de l'objet aimé empêche la réflexion et nous fait désirer d'être vaincue. Voilà pourquoi le drame le plus médiocre, ce qu'on ne saurait lire, ne manque presque jamais son effet au théâtre.

Croyez-moi, vicomte: on vous demande de ne plus écrire; profitez-en pour réparer votre faute et attendez l'occasion de parler. Savez-vous que cette femme a plus de force que je ne croyais? sa défense est bonne; et sans la longueur de sa lettre, et le prétexte qu'elle vous donne, pour rentrer en matière dans sa phrase de reconnaissance elle ne se serait pas du tout trahie.

Ce qui me paraît encore devoir vous rassurer sur le succès, c'est qu'elle use trop de forces à la fois; je prévois qu'elle les épuisera pour la défense du mot, et qu'il ne lui en restera plus pour celle de la chose.

Je vous renvoie vos deux lettres, et si vous êtes prudent, ce seront les dernières jusqu'après l'heureux moment. S'il était moins tard, je vous parlerais de la petite Volanges, qui avance assez vite, et dont je suis fort contente. Je crois que j'aurai fini avant vous, et vous devez en être bien honteux. Adieu pour aujourd'hui.

34. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

25 août 17**.

Vous parlez à merveille, ma belle amie; mais pourquoi vous tant fatiguer à prouver ce que personne n'ignore? Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu'écrire; voilà, je crois, toute votre lettre. Eh mais! ce sont les plus simples éléments de l'art de séduire. Je remarquerai seulement que vous ne faites qu'une exception à ce principe, et qu'il y en a deux. Aux enfants qui suivent cette marche par timidité et se livrent par ignorance, il faut joindre les femmes beaux-esprits, qui s'y laissent engager par amour-propre, et que la vanité conduit dans le piège. Par exemple, je suis bien sûr que la comtesse de B., qui répondit sans difficulté à ma première lettre, n'avait pas alors plus d'amour pour moi que moi pour elle, et qu'elle ne vit que l'occasion de traiter un sujet qui devait lui faire honneur.

Quoiqu'il en soit, un avocat vous dirait que le principe ne s'applique pas à la question. En effet, vous supposez que j'ai le choix entre écrire et parler, ce qui n'est pas. Depuis l'affaire du 19, mon inhumaine, qui se tient sur la défensive, a mis à éviter les rencontres une adresse qui a déconcerté la mienne. C'est au point que, si cela continue, elle me forcera à m'occuper sérieusement d'en trouver les moyens: car assurément je ne souffrirai d'être vaincu par elle en aucun genre. Mes lettres mêmes sont le sujet d'une petite guerre: non contente de n'y pas répondre, elle refuse de les recevoir. Il faut pour chacune une ruse nouvelle, et qui ne réussit pas toujours.

Vous vous rappelez par quel moyen simple j'avais remis la première; la seconde n'offrit pas plus de difficulté. Elle m'avait demandé de lui rendre sa lettre: je lui donnai la mienne en place, sans qu'elle eût le moindre soupçon. Mais soit dépit d'avoir été attrapée, soit caprice, ou enfin soit vertu, car elle me forcera d'y croire, elle refusa obstinément la troisième. J'espère pourtant que l'embarras où a pensé la mettre la suite de ce refus, la corrigera pour l'avenir.

Je ne fus pas très étonné qu'elle ne voulût pas recevoir cette lettre, que je lui offrais tout simplement; c'eût été déjà accorder quelque chose, et je m'attends à une plus longue défense. Après cette tentative, qui n'était qu'un essai fait en passant, je mis une enveloppe à ma lettre; et prenant le moment de la toilette, où Mme de Rosemonde et la femme de chambre étaient présentes, je la lui envoyai par mon chasseur, avec ordre de lui dire que c'était le papier qu'elle m'avait demandé. J'avais bien deviné qu'elle craindrait l'explication scandaleuse que nécessiterait un refus: en effet, elle prit la lettre; et mon ambassadeur, qui avait ordre d'observer sa figure, et qui ne voit pas mal, n'aperçut qu'une légère rougeur et plus d'embarras que de colère.

Je me félicitais donc: bien sûr, ou qu'elle garderait cette lettre, ou que si elle voulait me la rendre, il faudrait qu'elle se trouvât seule avec moi, ce qui me donnerait une occasion de lui parler. Environ une heure après, un de ses gens entre dans ma chambre et me remet, de la part de sa maîtresse, un paquet d'une autre forme que le mien, et sur l'enveloppe duquel je reconnais l'écriture tant désirée. J'ouvre avec précipitation. C'était ma lettre elle-même, non décachetée et pliée seulement en deux. Je soupçonne que la crainte que je ne fusse moins scrupuleux qu'elle sur le scandale, lui a fait employer cette ruse diabolique.

Vous me connaissez; je n'ai pas besoin de vous peindre ma fureur. Il fallut pourtant reprendre son sang-froid, et aviser aux moyens de recouvrer l'avantage. Voici le seul que je trouvai.

On va d'ici, tous les matins, chercher les lettres à la poste, qui est environ à trois quarts de lieue: on se sert, pour cet objet, d'une boîte couverte à peu près comme un tronc, dont le maître de la poste a une clef et Mme de Rosemonde l'autre. Chacun y met ses lettres dans la journée, quand bon lui semble: on les porte le soir à la poste, et le matin on va chercher celles qui sont arrivées. Tous les gens, étrangers ou autres, font ce service également. Ce n'était pas le tour de mon domestique; mais il se chargea d'y aller, sous le prétexte qu'il avait affaire de ce côté.

Cependant j'écrivis ma lettre. Je déguisai mon écriture pour l'adresse, et je contrefis assez bien, sur l'enveloppe, le timbre de Dijon. Je choisis cette ville, parce que je trouvai plus gai, puisque je demandais les mêmes droits que le mari, d'écrire aussi du même lieu; et aussi parce que ma belle avait parlé toute la journée du désir qu'elle avait de recevoir des lettres de Dijon. Il me parut juste de lui procurer ce plaisir.

Ces précautions une fois prises, il était facile de faire joindre cette lettre aux autres. Je gagnais encore à cet expédient d'être témoin de la réception: car l'usage est ici de se rassembler pour déjeuner, et d'attendre l'arrivée des lettres avant de se séparer. Enfin elles arrivèrent.

Mme de Rosemonde ouvrit la boîte. "De Dijon", dit-elle, en donnant la lettre à Mme Tourvel. - "Ce n'est pas l'écriture de mon mari", reprit celle-ci d'une voix inquiète, en rompant le cachet avec vivacité; le premier coup d'oeil l'instruisit; et il se fit une telle révolution sur sa figure, que Mme de Rosemonde s'en aperçut, et lui dit: "Qu'avez-vous?" Je m'approchai aussi, en disant: "Cette lettre est donc bien terrible?" La timide dévote n'osait lever les yeux, ne disait mot, et, pour sauver son embarras, feignait de parcourir l'épître, qu'elle n'était guère en état de lire. Je jouissais de son trouble; et n'étant pas fâché de la pousser un peu: "Votre air plus tranquille, ajoutai-je, fait espérer que cette lettre vous a causé plus d'étonnement que de douleur." La colère alors l'inspira mieux que n'eût pu faire la prudence. "Elle contient, répondit-elle, des choses qui m'offensent, et que je suis étonnée qu'on ait osé m'écrire." "Et qui donc?" interrompit Mme de Rosemonde. "Elle n'est pas signée," répliqua la belle courroucée: "Mais la lettre et son auteur m'inspirent un égal mépris. On m'obligera de ne m'en plus parler." En disant ces mots, elle déchira l'audacieuse missive, en mit les morceaux dans sa poche, se leva et sortit.

Malgré cette colère, elle n'en a pas moins eu ma lettre; et je m'en remets bien à sa curiosité, du soin de l'avoir lue en entier.

Le détail du reste de la journée me mènerait trop loin. Je joins à ce récit le brouillon de mes deux lettres; vous serez aussi instruite que moi. Si vous voulez être au courant de cette correspondance, il faut vous accoutumer à déchiffrer mes minutes: car pour rien au monde, je ne dévorerais l'ennui de les recopier. Adieu, ma belle amie.

35. Du Vicomte de Valmont à la présidente Tourvel  

Du 21 août 17**.

Il faut vous obéir, Madame; il faut vous prouver qu'au milieu des torts que vous vous plaisez à me croire, il me reste au moins assez de délicatesse pour ne pas me permettre un reproche, et assez de courage pour m'imposer les plus douloureux sacrifices. Vous m'ordonnez le silence et l'oubli! eh bien! je forcerai mon amour à se taire; et j'oublierai, s'il est possible, la façon cruelle dont vous l'avez accueilli. Sans doute, le désir de vous plaire n'en donnait pas le droit; et j'avoue encore que le besoin que j'avais de votre indulgence, ne faisait pas un titre pour y prétendre: mais vous regardez mon amour comme un outrage; vous oubliez que si ce pouvait être un tort, vous en seriez à la fois et la cause et l'excuse. Vous oubliez aussi, qu'accoutumé à vous ouvrir mon âme, lors même que cette confiance pouvait me nuire, il ne m'était plus possible de vous cacher les sentiments dont vous l'avez pénétrée; et ce qui fut l'ouvrage de ma bonne foi, vous le regardez comme le fruit de l'audace. Pour prix de l'amour le plus tendre, le plus vrai, le plus respectueux, vous me rejettez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre haine. Quel autre ne se plaindrait pas d'être traité ainsi? Moi seul, je me soumets; je souffre tout et ne murmure point; vous frappez, et j'adore. L'inconcevable empire que vous avez sur moi vous rend maîtresse absolue de mes sentiments; et si mon amour seul vous résiste, si vous ne pouvez le détruire, c'est qu'il est votre ouvrage et non pas le mien.

Je ne demande point un retour dont jamais je ne me suis flatté. Je n'attends pas même cette pitié, que l'intérêt que vous m'aviez témoigné quelquefois pouvait me faire espérer. Mais je crois, je l'avoue, pouvoir réclamer votre justice.

Vous m'apprenez, Madame, qu'on a cherché à me nuire dans votre esprit. Si vous en eussiez cru les conseils de vos amis, vous ne m'eussiez pas laissé même approcher de vous; ce sont vos termes. Quels sont donc ces amis officieux? Sans doute ces gens si sévères, et d'une vertu si rigide, consentent à être nommés; sans doute ils ne voudraient pas se couvrir d'une obscurité qui les confondrait avec de vils calomniateurs; et je n'ignorerai ni leur nom, ni leurs reproches. Songez, Madame, que j'ai le droit de savoir l'un et l'autre, puisque vous me jugez d'après eux. On ne condamne point un coupable sans lui dire son crime, sans lui nommer ses accusateurs. Je ne demande point d'autre grâce, et je m'engage d'avance à me justifier, à les forcer de se dédire.

Si j'ai trop méprisé, peut-être, les vaines clameurs d'un public dont je fais peu de cas, il n'en est pas ainsi de votre estime; et quand je consacre ma vie à la mériter, je ne me la laisserai pas ravir impunément. Elle me devient d'autant plus précieuse, que je lui devrai sans doute cette demande que vous craignez de me faire, et qui me donnerait, dites-vous, des droits à votre reconnaissance. Ah! loin d'en exiger, je croirai vous en devoir, si vous me procurez l'occasion de vous être agréable. Commencez donc à me rendre plus de justice, en ne me laissant plus ignorer ce que vous désirez de moi. Si je pouvais le deviner, je vous éviterais la peine de le dire. Au plaisir de vous voir, ajoutez le bonheur de vous servir, et je me louerai de votre indulgence. Qui peut donc vous arrêter? ce n'est pas, je l'espère, la crainte d'un refus? je sens que je ne pourrais vous la pardonner. Ce n'en est pas un que de ne pas vous rendre votre lettre. Je désire, plus que vous, qu'elle ne me soit plus nécessaire: mais accoutumé à vous croire une âme si douce, ce n'est que par elle que je puis vous voir telle que vous voulez être pour moi. Quand je forme le voeu de vous rendre sensible, elle me rappelle que, plutôt que d'y consentir, vous fuiriez à cent lieues de moi; quand tout en vous augmente et justifie mon amour, c'est encore elle qui me répète que mon amour vous outrage; et lorsqu'en vous voyant, cet amour me semble le bien suprême, j'ai besoin de vous lire, pour sentir que ce n'est qu'un affreux tourment. Vous concevez à présent que mon plus grand bonheur serait de pouvoir vous rendre cette lettre fatale: me la demander encore, serait m'autoriser à ne plus croire ce qu'elle contient; vous ne doutez pas, j'espère, de mon empressement à vous la remettre.

36. Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

23 août 17**.

Votre sévérité augmente chaque jour, Madame, et, si je l'ose dire, vous semblez craindre moins l'injustice que l'indulgence. Après m'avoir condamné sans m'entendre, vous avez dû sentir, en effet, qu'il vous serait plus facile de ne pas lire mes raisons que d'y répondre. Vous refusez mes lettres avec obstination; vous me les renvoyez avec mépris. Vous me forcez enfin de recourir à la ruse, dans le moment même où mon unique but est de vous convaincre de ma bonne foi. La nécessité où vous m'avez mis de me défendre suffira sans doute pour en excuser les moyens. Convaincu d'ailleurs par la sincérité de mes sentiments, que pour les justifier à vos yeux il me suffit de vous les faire bien connaître, j'ai cru pouvoir me permettre ce léger détour. J'ose croire aussi que vous me le pardonnerez; et que vous serez peu surprise que l'amour soit plus ingénieux à se produire, que l'indifférence à l'écarter.

Permettez donc, Madame, que mon coeur se dévoile entièrement à vous. Il vous appartient, il est juste que vous le connaissiez.

J'étais bien éloigné, en arrivant chez Mme de Rosemonde, de prévoir le sort qui m'y attendait. J'ignorais que vous y fussiez; et j'ajouterai, avec la sincérité qui me caractérise, que quand je l'aurais su, ma sécurité n'en eût point été troublée: non que je rendisse à votre beauté la justice qu'on ne peut lui refuser; mais accoutumé à n'éprouver que des désirs, à ne me livrer qu'à ceux que l'espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments de l'amour.

Vous fûtes témoin des instances que me fit Mme de Rosemonde pour m'arrêter quelque temps. J'avais déjà passé une journée avec vous: cependant je ne me rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu'au plaisir, si naturel et si légitime, de témoigner des égards à une parente respectable. Le genre de vie qu'on menait ici différait beaucoup sans doute de celui auquel j'étais accoutumé; il ne m'en coûta rien de m'y conformer; et sans chercher à pénétrer la cause du changement qui s'opérait en moi, je l'attribuais uniquement encore à cette facilité de caractère, dont je crois vous avoir déjà parlé.

Malheureusement (et pourquoi faut-il que ce soit un malheur?) en vous connaissant mieux je reconnus bientôt que cette figure enchanteresse, qui seule m'avait frappé, était le moindre de vos avantages; votre âme céleste étonna, séduisit la mienne. J'admirais la beauté, j'adorai la vertu. Sans prétendre à vous obtenir, je m'occupai à vous mériter. En réclamant votre indulgence pour le passé, j'ambitionnai votre suffrage pour l'avenir. Je le cherchais dans vos discours, je l'épiais dans vos regards; dans ces regards d'où partait un poison d'autant plus dangereux, qu'il était répandu sans dessein, et reçu sans méfiance.

Alors je connus l'amour. Mais que j'étais loin de m'en plaindre! résolu de l'ensevelir dans un éternel silence, je me livrais sans crainte comme sans réserve à ce sentiment délicieux. Chaque jour augmentait son empire. Bientôt le plaisir de vous voir se changea en besoin. Vous absentiez-vous un moment? mon coeur se serrait de tristesse; au bruit qui m'annonçait votre retour, il palpitait de joie. Je n'existais plus que par vous, et pour vous. Cependant c'est vous-même que j'adjure: jamais dans la gaieté des folâtres jeux, ou dans l'intérêt d'une conversation sérieuse, m'échappa-t-il un mot qui pût trahir le secret de mon coeur?

Enfin ce jour arriva où devait commencer mon infortune; et par une inconcevable fatalité, une action honnête en devint le signal. Oui, Madame, c'est au milieu des malheureux que j'avais secourus, que, vous livrant à cette sensibilité précieuse qui embellit la beauté même et ajoute du prix à la vertu, vous achevâtes d'égarer un coeur que déjà trop d'amour enivrait. Vous vous rappellerez, peut-être, quelle préoccupation s'empara de moi au retour! Hélas! je cherchais à combattre un penchant que je sentais devenir plus forte que moi.

C'est après avoir épuisé mes forces dans ce combat trop inégal, qu'un hasard, que je n'avais pu prévoir, me fit trouver seul avec vous. Là, je succombai, je l'avoue. Mon coeur trop plein ne put retenir ses discours ni ses larmes. Mais est-ce donc un crime? et si c'en est un, n'est-il pas assez puni par les tourments affreux auxquels je suis livré?

Dévoré par un amour sans espoir, j'implore votre pitié et ne trouve que votre haine: sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, et je tremble de rencontrer vos regards. Dans l'état cruel où vous m'avez réduit, je passe les jours à déguiser mes peines, et les nuits à m'y livrer; tandis que vous, tranquille et paisible, vous ne connaissez ces tourments que pour les causer et vous en applaudir. Cependant c'est vous qui vous plaignez, et c'est moi qui m'excuse.

Voilà pourtant, Madame, voilà le récit fidèle de ce que vous nommez mes torts, et que peut-être il serait plus juste d'appeler mes malheurs. Un amour pur et sincère, un respect qui ne s'est jamais démenti, une soumission parfaite; tels sont les sentiments que vous m'avez inspirés. Je n'eusse pas craint d'en présenter l'hommage à la Divinité même. O vous, qui êtes son plus bel ouvrage, imitez-la dans son indulgence! Songez à mes peines cruelles; songez surtout que, placé par vous entre le désespoir et la félicité suprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour jamais de mon sort.

37. De la Présidente Tourvel à Madame de Volanges  

24 août 17**.

Je me soumets, Madame, aux conseils que votre amitié me donne. Accoutumée à déférer en tout à vos avis, je le suis à croire qu'ils sont toujours fondés en raison. J'avouerai même que M. de Valmont doit être en effet infiniment dangereux, s'il peut à la fois feindre d'être ce qu'il paraît ici, et rester tel que vous le dépeignez. Quoi qu'il en soit, puisque vous l'exigez, je l'éloignerai de moi; au moins j'y ferai mon possible: car souvent les choses qui dans le fond devraient être les plus simples, deviennent embarrassantes par la forme.

Il me paraît toujours impraticable de faire cette demande à sa tante; elle deviendrait également désobligeante, et pour elle, et pour lui. Je ne prendrais pas non plus, sans quelque répugnance, le parti de m'éloigner moi-même: car outre les raisons que je vous ai déjà mandées relatives à M. de Tourvel, si mon départ contrariait M. de Valmont, comme il est possible, n'aurait-il pas la facilité de me suivre à Paris? et son retour, dont je serais, dont au moins je paraîtrais être l'objet, ne semblerait-il pas plus étrange qu'une rencontre à la campagne, chez quelqu'un qu'on sait être sa parente et mon amie?

Il ne me reste donc d'autre ressource que d'obtenir de lui-même qu'il veuille bien s'éloigner. Je sens que cette proposition est difficile à faire; cependant, comme il paraît avoir à coeur de me prouver qu'il a en effet plus d'honnêteté qu'on ne lui en suppose, je ne désespère pas de réussir. Je ne serai pas même fâchée de le tenter, et d'avoir une occasion de juger si, comme il le dit souvent, les femmes vraiment honnêtes n'ont jamais eu, n'auront jamais à se plaindre de ses procédés. S'il part, comme je le désire, ce sera en effet par égard pour moi; car je ne peux pas douter qu'il n'ait le projet de passer ici une grande partie de l'automne. S'il refuse ma demande et s'obstine à rester, je serai toujours à temps de partir moi-même, et je vous le promets.

Voilà, je crois, Madame, tout ce que votre amitié exigeait de moi: je m'empresse d'y satisfaire, et de vous prouver que malgré la chaleur que j'ai pu mettre à défendre M. de Valmont, je n'en suis pas moins disposée, non seulement à écouter, mais même à suivre les conseils de mes amis.

J'ai l'honneur d'être, etc.

38. De Madame la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont  

27 août 17**.

Votre énorme paquet m'arrive à l'instant, mon cher Vicomte. Si la date en est exacte, j'aurais dû le recevoir vingt-quatre heures plus tôt. Quoi qu'il en soit, si je prenais le temps de le lire, je n'aurais plus celui d'y répondre. Je préfère de vous en accuser seulement la réception, et nous causerons d'autre chose. Ce n'est pas que j'aie rien à vous dire pour mon compte; l'automne ne laisse à Paris presque point d'hommes qui aient figure humaine: aussi je suis, depuis un mois, d'une sagesse à périr; et tout autre que mon chevalier serait fatigué des preuves de ma constance. Ne pouvant m'occuper, je me distrais avec la petite Volanges; et c'est d'elle que je veux vous parler.

Savez-vous que vous avez perdu plus que vous ne croyez, à ne pas vous charger de cet enfant? elle est vraiment délicieuse! cela n'a ni caractère ni principes; jugez combien sa société sera douce et facile. Je ne crois pas qu'elle brille jamais par le sentiment; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, si l'on peut parler ainsi, qui quelquefois m'étonne moi-même, et qui réussira d'autant mieux, que sa figure offre l'image de la candeur et de l'ingénuité. Elle est naturellement très caressante, et je m'en amuse quelquefois: sa petite tête se monte avec une facilité incroyable; et elle est alors d'autant plus plaisante, qu'elle ne sait rien, absolument rien, de ce qu'elle désire tant de savoir. Il lui en prend des impatiences tout à fait drôles; elle rit, elle se dépite, elle pleure, et puis elle me prie de l'instruire, avec une bonne foi réellement séduisante. En vérité, je suis presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé.

Je ne sais si je vous ai mandé que depuis quatre ou cinq jours j'ai l'honneur d'être sa confidente. Vous devinez bien que d'abord j'ai fait la sévère: mais aussitôt que je me suis aperçue qu'elle croyait avoir dû me persuader par ses mauvaises raisons, j'ai eu l'air de les prendre pour bonnes: et elle est intimement persuadée qu'elle doit ce succès à son éloquence: il fallait cette précaution pour ne me pas compromettre. Je lui ai permis d'écrire et de dire j'aime; et le même jour, sans qu'elle s'en doutât, je lui ai ménagé un tête-à-tête avec son Danceny. Mais figurez-vous qu'il est si sot encore, qu'il n'en a seulement pas obtenu un baiser. Ce garçon fait pourtant de fort jolis vers! Mon Dieu! que ces gens d'esprit sont bêtes! Celui-ci l'est au point qu'il m'en embarrasse; car enfin, pour lui, je ne peux pas le conduire!

C'est à présent que vous me seriez bien utile. Vous êtes assez lié avec Danceny pour avoir sa confiance, et s'il vous la donnait une fois, nous irions grand train. Dépêchez donc votre présidente, car enfin je ne veux pas que Gercourt s'en sauve; au reste, j'ai parlé de lui hier à la petite personne, et je le lui ai si bien peint, que quand elle serait sa femme depuis dix ans, elle ne le haïrait pas davantage. Je l'ai surtout beaucoup prêchée sur la fidélité conjugale. Rien n'égale ma sévérité sur ce point. Par-là, d'une part, je rétablis auprès d'elle ma réputation de vertu, que trop de condescendance pourrait détruire: de l'autre, j'augmente en elle la haine dont je veux gratifier son mari; et enfin, j'espère qu'en lui faisant accroire qu'il ne lui est permis de se livrer à l'amour que pendant le peu de temps qu'elle a à rester fille, elle se décidera plus vite à n'en rien perdre.

Adieu, vicomte, je vais me mettre à ma toilette où je lirai votre volume.

39. De Cécile Volanges à Sophie Carnay  

Paris, ce 27 août 17**.

Je suis triste et inquiète, ma chère Sophie. J'ai pleuré presque toute la nuit. Ce n'est pas que pour le moment je ne sois bien heureuse, mais je prévois que cela ne durera pas.

J'ai été hier à l'Opéra avec Mme de Merteuil. Nous y avons beaucoup parlé de mon mariage, et je n'en ai appris rien de bon. C'est M. le comte de Gercourt que je dois épouser, et ce doit être au mois d'octobre. Il est riche, il est homme de qualité, il est colonel du régiment de... Jusques-là tout va fort bien. Mais d'abord il est vieux: figure-toi qu'il a au moins trente-six ans! et puis, Mme de Merteuil dit qu'il est triste et sévère, et qu'elle craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J'ai même bien vu qu'elle en était sûre, et qu'elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m'affliger. Elle ne m'a presque entretenue toute la soirée que des devoirs des femmes envers leurs maris: elle convient que M. de Gercourt n'est pas aimable du tout, et elle dit pourtant qu'il faudra que je l'aime. Ne m'a-t-elle pas dit aussi qu'une fois mariée, je ne devais plus aimer le chevalier Danceny? comme si c'était possible! Oh! je t'assure bien que je l'aimerai toujours. Vois-tu j'aimerais mieux, plutôt, ne me pas marier. Que ce M. de Gercourt s'arrange, je ne l'ai pas été chercher. Il est en Corse à présent, bien loin d'ici; je voudrais qu'il y restât dix ans. Si je n'avais pas peur de rentrer au couvent, je dirais bien à maman que je ne veux pas de ce mari-là; mais ce serait encore pis. Je suis bien embarrassée. Je sens que je n'ai jamais tant aimé M. Danceny qu'à présent; et quand je songe qu'il ne me reste plus qu'un mois à être comme je suis, les larmes me viennent aux yeux tout de suite; je n'ai de consolation que dans l'amitié de Mme de Merteuil; elle a si bon coeur! elle partage tous mes chagrins comme moi-même; et puis elle est si aimable, que, quand je suis avec elle, je n'y songe presque plus. D'ailleurs elle m'est bien utile; car le peu que je sais pour me conduire, c'est elle qui me l'a appris: et elle est si bonne, que je lui dis tout ce que je pense, sans être embarrassée du tout. Quand elle trouve que cela n'est pas bien, elle me gronde quelquefois, mais c'est tout doucement, et puis je l'embrasse de tout mon coeur, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus fâchée. Au moins celle-là, je peux bien l'aimer tant que je voudrai, sans qu'il y ait du mal et ça me fait bien du plaisir. Nous sommes pourtant convenues que je n'aurais pas l'air de l'aimer tant devant le monde, et surtout devant maman, afin qu'elle ne se méfie de rien au sujet du chevalier Danceny. Je t'assure que si je pouvais vivre toujours comme je fais à présent, je crois que je serais bien heureuse. Il n'y a que ce vilain M. de Gercourt!... Mais je ne veux pas t'en parler davantage: car je redeviendrais triste. Au lieu de cela, je vais écrire au chevalier Danceny; je ne lui parlerai que de mon amour et non de mes chagrins, car je ne veux pas l'affliger.

Adieu, ma bonne amie. Tu vois bien que tu aurais tort de te plaindre, et que j'ai beau être occupée, comme tu dis, qu'il ne m'en reste pas moins le temps de t'aimer et de t'écrire.

40. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

26 août 17**.

C'est peu pour mon inhumaine de ne pas répondre à mes lettres, de refuser de les recevoir; elle veut même me priver de sa vue, elle exige que je m'éloigne. Ce qui vous surprendra davantage, c'est que je me soumette à tant de rigueur. Vous allez me blâmer. Cependant je n'ai pas cru devoir perdre l'occasion de lui laisser me donner un ordre: persuadé, d'une part, que qui commande s'engage; et de l'autre, que l'autorité illusoire que nous avons l'air de laisser prendre aux femmes, est un des pièges qu'elles évitent le plus difficilement. De plus, l'adresse qu'elle a su mettre à éviter de se trouver seule avec moi, me plaçait dans une situation dangereuse, dont j'ai cru devoir sortir à quelque prix que ce fût: car étant sans cesse avec elle, sans pouvoir l'occuper de mon amour, il y avait lieu de craindre qu'elle ne s'accoutumât enfin à me voir sans trouble; disposition dont vous savez assez combien il est difficile de revenir.

Au reste, vous devinez que je ne me suis pas soumis sans condition. J'ai même eu le soin d'en mettre une impossible à accorder; tant pour rester toujours maître de tenir ma parole, ou d'y manquer, que pour engager une discussion, soit de bouche, ou par écrit, dans un moment où ma belle est plus contente de moi, où elle a besoin que je le sois d'elle: sans compter que je serais bien maladroit, si je ne trouvais moyen d'obtenir quelque dédommagement de mon désistement à cette prétention, toute insoutenable qu'elle est.

Après vous avoir exposé mes raisons dans ce long préambule, je commence l'historique de ces deux derniers jours. J'y joindrai, comme pièces justificatives, la lettre de ma belle et ma réponse. Vous conviendrez qu'il y a peu d'historiens plus exacts que moi.

Vous vous rappelez l'effet que fit avant-hier matin ma lettre de Dijon; le reste de la journée fut très orageux. La jolie prude arriva seulement au moment du dîner, et annonça une forte migraine; prétexte dont elle voulut couvrir un des [plus] violents accès d'humeur que femme puisse avoir. Sa figure en était vraiment altérée; l'expression de douceur que vous lui connaissez, s'était changée en un air mutin qui en faisait une beauté nouvelle. Je me promets bien de faire usage de cette découverte par la suite, et de remplacer quelquefois la maîtresse tendre, par la maîtresse mutine.

Je prévis que l'après-dînée serait triste; et pour m'en sauver l'ennui, je prétextai des lettres à écrire, et me retirai chez moi. Je revins au salon sur les sept heures: Mme de Rosemonde proposa la promenade, qui fut acceptée. Mais au moment de monter en voiture, la prétendue malade, par une malice infernale, et peut-être pour se venger de mon absence, prétexta à son tour un redoublement de douleurs, et me fit subir sans pitié le tête-à-tête de ma vieille tante. Je ne sais si les imprécations que je fis contre ce démon femelle furent exaucées, mais nous la trouvâmes couchée au retour.

Le lendemain au déjeûner, ce n'était plus la même femme. La douceur naturelle était revenue, et j'eus lieu de me croire pardonné. Le déjeûner était à peine fini, que la douce personne se leva d'un air indolent, et entra dans le parc; je la suivis, comme vous pouvez croire. "D'où peut naître ce désir de promenade? lui dis-je en l'abordant. - J'ai beaucoup écrit ce matin, me répondit-elle, et ma tête est un peu fatiguée. - Je ne suis pas assez heureux, repris-je, pour avoir à me reprocher cette fatigue-là? - Je vous ai bien écrit, répondit-elle encore, mais j'hésite à vous donner ma lettre. Elle contient une demande, et vous ne m'avez pas accoutumée à en espérer le succès. - Ah! je jure que s'il est possible... - Rien n'est plus facile, interrompit-elle; et quoique vous dussiez peut-être l'accorder comme justice, je consens à l'obtenir comme grâce." En disant ces mots, elle me présenta sa lettre; en la prenant, je pris aussi sa main, qu'elle retira, mais sans colère et avec plus d'embarras que de vivacité. "La chaleur est plus vive que je ne croyais, dit-elle; il faut rentrer." Et elle reprit la route du château. Je fis de vains efforts pour lui persuader de continuer sa promenade, et j'eus besoin de me rappeller que nous pouvions être vus, pour n'y employer que de l'éloquence. Elle rentra sans proférer une parole, et je vis clairement que cette feinte promenade n'avait eu d'autre but que de me remettre sa lettre. Elle monta chez elle en rentrant, et je me retirai chez moi pour lire l'épître, que vous ferez bien de lire aussi, ainsi que ma réponse, avant d'aller plus loin...

4I. De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont  

25 août 17**.

Il semble, Monsieur, par votre conduite avec moi, que vous ne cherchiez qu'à augmenter, chaque jour, les sujets de plainte que j'avais déjà contre vous. Votre obstination à vouloir m'entretenir, sans cesse, d'un sentiment que je vous ai fait assez connaître ne pas vouloir écouter; l'abus que vous n'avez pas craint de faire de ma bonne foi, ou de ma timidité, pour me remettre vos lettres; le moyen surtout, j'ose dire peu délicat, dont vous vous êtes servi pour me faire parvenir la dernière, sans craindre au moins l'effet d'une surprise qui pouvait me compromettre; tout devrait donner lieu de ma part à des reproches aussi vifs que justement mérités. Cependant, au lieu de revenir sur ces griefs, je m'en tiens à vous faire une demande aussi simple que juste; et si je l'obtiens de vous, je consens que tout soit oublié.

Vous-même m'avez dit, Monsieur, que je ne devais pas craindre un refus; et quoique, par une inconséquence qui vous est particulière, cette phrase même soit suivie du seul refus que vous pouviez me faire, je veux croire que vous n'en tiendrez pas moins aujourd'hui cette parole formellement donnée il y a si peu de temps.

Je désire donc que vous ayez la complaisance de vous éloigner de moi; de quitter ce château, où un plus long séjour de votre part ne pourrait que m'exposer davantage au jugement d'un public toujours prompt à mal penser d'autrui, et que vous n'avez que trop accoutumé à fixer les yeux sur les femmes qui vous admettent dans leur société.

Avertie déjà, depuis longtemps, de ce danger par mes amis, j'ai négligé, j'ai même combattu leur avis tant que votre conduite à mon égard avait pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne me pas confondre avec cette foule de femmes qui toutes ont eu à se plaindre de vous. Aujourd'hui que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus l'ignorer, je dois au public, à mes amis, à moi-même, de suivre ce parti nécessaire. Je pourrais ajouter ici que vous ne gagneriez rien à refuser ma demande, décidée que je suis à partir moi-même, si vous vous obstinez à rester: mais je ne cherche point à diminuer l'obligation que je vous aurai de cette complaisance, et je veux bien que vous sachiez qu'en nécessitant mon départ d'ici, vous contrarieriez mes arrangements. Prouvez-moi donc, Monsieur, que comme vous me l'avez dit tant de fois, les femmes honnêtes n'auront jamais à se plaindre de vous; prouvez-moi, au moins, que quand vous avez des torts avec elles, vous savez les réparer.

Si je croyais avoir besoin de justifier ma demande vis-à-vis de vous, il me suffirait de vous dire que vous avez passé votre vie à la rendre nécessaire, et que pourtant il n'a pas tenu à moi de ne la jamais former. Mais ne rappelons pas des événements que je veux oublier, et qui m'obligeraient à vous juger avec rigueur, dans un moment où je vous offre l'occasion de mériter toute ma reconnaissance. Adieu, Monsieur; votre conduite va m'apprendre avec quels sentiments je dois être, pour la vie, votre très humble, etc.

42. Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

25 août 17**.

Quelque dures que soient, Madame, les conditions que vous m'imposez, je ne refuse pas de les remplir. Je sens qu'il me serait impossible de contrarier aucun de vos désirs. Une fois d'accord sur ce point, j'ose me flatter qu'à mon tour, vous me permettrez de vous faire quelques demandes, bien plus faciles à accorder que les vôtres, et que pourtant je ne veux obtenir que de ma soumission parfaite à votre volonté.

L'une, que j'espère qui sera sollicitée par votre justice, est de vouloir bien me nommer enfin mes accusateurs auprès de vous; ils me font, ce me semble, assez de mal pour que j'aie le droit de les connaître; l'autre, que j'attends de votre indulgence, est de vouloir bien me permettre de vous renouveler quelquefois l'hommage d'un amour qui va plus que jamais mériter votre pitié.

Songez, Madame, que je m'empresse de vous obéir, lors même que je ne peux le faire qu'aux dépens de mon bonheur; je dirai plus, malgré la persuasion où je suis, que vous ne désirez mon départ que pour vous sauver le spectacle, toujours pénible, de l'objet de votre injustice.

Convenez-en, Madame, vous craignez moins un public trop accoutumé à vous respecter pour oser porter de vous un jugement désavantageux, que vous n'êtes gênée par la présence d'un homme qu'il vous est plus facile de punir que de blâmer. Vous m'éloignez de vous comme on détourne ses regards d'un malheureux qu'on ne veut pas secourir.

Mais tandis que l'absence va redoubler mes tourments, à quelle autre qu'à vous puis-je adresser mes plaintes? de quelle autre puis-je attendre des consolations qui vont me devenir si nécessaires? Me les refuserez-vous, quand vous seule causez mes peines?

Sans doute vous ne serez pas étonnée non plus, qu'avant de partir j'aie à coeur de justifier auprès de vous les sentiments que vous m'avez inspirés; comme aussi que je ne trouve le courage de m'éloigner qu'en en recevant l'ordre de votre bouche.

Cette double raison me fait vous demander un moment d'entretien. Inutilement voudrions-nous y suppléer par lettres: on écrit des volumes, et l'on explique mal ce qu'un quart d'heure de conversation suffit pour faire bien entendre. Vous trouverez facilement le temps de me l'accorder: car quelque empressé que je sois de vous obéir, vous savez que Mme de Rosemonde est instruite de mon projet de passer chez elle une partie de l'automne, et il faudra au moins que j'attende de recevoir une lettre pour pouvoir prétexter une affaire qui me force à partir.

Adieu, Madame; jamais ce mot ne m'a tant coûté à écrire que dans ce moment où il me ramène à l'idée de notre séparation. Si vous pouviez imaginer ce qu'elle me fait souffrir, j'ose croire que vous me sauriez quelque gré de ma docilité. Recevez au moins, avec plus d'indulgence, l'assurance et l'hommage de l'amour le plus tendre et le plus respectueux.

Suite de la lettre 40, Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

A présent, raisonnons, ma belle amie. Vous sentez comme moi que la scrupuleuse, l'honnête Mme de Tourvel, ne peut pas m'accorder la première de mes demandes, et trahir la confiance de ses amis, en me nommant mes accusateurs; ainsi en promettant tout à cette condition, je ne m'engage à rien. Mais vous sentez aussi que ce refus qu'elle me fera deviendra un titre pour obtenir tout le reste; et qu'alors je gagne, en m'éloignant, d'entrer avec elle, et de son aveu, en correspondance réglée: car je compte pour peu le rendez-vous que je lui demande, et qui n'a presque d'autre objet que de l'accoutumer d'avance à n'en pas refuser d'autres quand ils me seront vraiment nécessaires.

La seule chose qui me reste à faire avant mon départ, est de trouver un moyen de savoir quels sont les gens qui s'occupent à me nuire auprès d'elle. Je présume que c'est son pédant de mari; je le voudrais: outre qu'une défense conjugale est un aiguillon au désir, je serais sûre que du moment qu'elle aura consenti à m'écrire, je n'aurais plus rien à craindre de ce côté, puisqu'elle se trouverait déjà dans la nécessité de le tromper.

Mais si elle a une amie assez intime pour avoir sa confidence, et que cette amie-là soit contre moi, il me paraît nécessaire de les brouiller, et je compte bien y réussir: mais avant tout il faut être instruit.

J'ai bien cru que j'allais l'être hier; mais cette femme ne fait rien comme une autre. J'étais chez elle avec Mme de Rosemonde, au moment où on vint avertir que le dîner était servi. Sa toilette se finissait seulement, et tout en se pressant, et en faisant des excuses, je m'aperçus qu'elle laissait la clef à son secrétaire; et je connais son usage de ne pas ôter celle de son appartement. J'y rêvais pendant le dîner, lorsque j'entendis descendre sa femme de chambre: je pris mon parti sur le champ; je feignis un saignement de nez, et sortis. Je volai au secrétaire; mais je trouvai tous les tiroirs ouverts, et pas un papier écrit. Cependant on n'a pas d'occasion de les brûler dans cette saison. Que fait-elle des lettres qu'elle reçoit? et elle en reçoit souvent! Je n'ai rien négligé; tout était ouvert, et j'ai cherché partout; mais je n'y ai rien gagné, que de me convaincre que ce dépôt précieux reste dans ses poches.

Comment l'en tirer? depuis hier je m'occupe inutilement d'en trouver les moyens: cependant je ne peux en vaincre le désir. Je regrette de n'avoir pas le talent des filoux. Ne devrait-il pas, en effet, entrer dans l'éducation d'un homme qui se mêle d'intrigues? ne serait-il pas plaisant de dérober la lettre ou le portrait d'un rival, ou de tirer des poches d'une prude de quoi la démasquer? Mais nos parents ne songent à rien; et moi j'ai beau songer à tout, je ne fais que m'apercevoir que je suis gauche, sans pouvoir y remédier.

Quoi qu'il en soit, je revins me mettre à table, fort mécontent. Ma belle calma pourtant un peu mon humeur, par l'air d'intérêt que lui donna ma feinte indisposition; et je ne manquai pas de l'assurer que j'avais, depuis quelque temps, de violentes agitations qui altéraient ma santé. Persuadée, comme elle est, que c'est elle qui les cause, ne devrait-elle pas en conscience travailler à les calmer? Mais, quoique dévote, elle est peu charitable; elle refuse toute aumône amoureuse, et ce refus suffit bien, ce me semble, pour en autoriser le vol. Mais adieu; car tout en causant avec vous, je ne songe qu'à ces maudites lettres.

43. De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont  

26 août 17**.

Pourquoi chercher, Monsieur, à diminuer ma reconnaissance? pourquoi ne vouloir m'obliger qu'à demi, et marchander en quelque sorte un procédé honnête? Il ne vous suffit donc pas que j'en sente le prix? Non seulement vous demandez beaucoup, mais vous demandez des choses impossibles. Si en effet mes amis m'ont parlé de vous, ils ne l'ont pu faire que par intérêt pour moi: quand même ils se seraient trompés, leur intention n'en était pas moins bonne; et vous me proposez de reconnaître cette marque d'attachement de leur part, en vous livrant leur secret! J'ai déjà eu tort de vous en parler, et vous me le faites assez sentir dans ce moment. Ce qui n'eût été que de la candeur avec tout autre, devient une étourderie avec vous, et me mènerait à une noirceur, si je cédais à votre demande. J'en appelle à vous-même, à votre honnêteté; m'avez-vous cru capable de ce procédé? avez-vous dû me le proposer? Non sans doute; et je suis sûre qu'en y réfléchissant mieux, vous ne reviendrez plus sur cette demande.

Celle que vous me faites de m'écrire n'est guère plus facile à accorder; et si vous voulez être juste, ce n'est pas à moi que vous vous en prendrez. Je ne veux point vous offenser; mais avec la réputation que vous vous êtes acquise, et que, de votre aveu même, vous méritez au moins en partie, quelle femme pourrait avouer être en correspondance avec vous? et quelle femme honnête peut se déterminer à faire ce qu'elle sent qu'elle serait obligée de cacher?

Encore, si j'étais assurée que vos lettres fussent telles que je n'eusse jamais à m'en plaindre, que je pusse toujours me justifier à mes yeux de les avoir reçues! peut-être alors le désir de vous prouver que c'est la justice et non la haine qui me guide, me ferait passer par-dessus ces considérations puissantes, et faire beaucoup plus que je ne devrais, en vous permettant de m'écrire quelquefois. Si en effet vous le désirez autant que vous me le dites, vous vous soumettrez volontiers à la seule condition qui puisse m'y faire consentir; et si vous avez quelque reconnaissance de ce que je fais pour vous dans ce moment, vous ne différerez plus de partir.

Permettez-moi de vous observer à ce sujet, que vous avez reçu une lettre ce matin, et que vous n'en avez pas profité pour annoncer votre départ à Mme de Rosemonde, comme vous me l'aviez promis. J'espère qu'à présent rien ne pourra vous empêcher de tenir votre parole. Je compte surtout que vous n'attendrez pas, pour cela, l'entretien que vous me demandez et auquel je ne veux absolument pas me prêter; et qu'au lieu de l'ordre que vous prétendez vous être nécessaire, vous vous contenterez de la prière que je vous renouvelle. Adieu, Monsieur.

44. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

28 août 17**.

Partagez ma joie, ma belle amie; je suis aimé; j'ai triomphé de ce coeur rebelle. C'est en vain qu'il dissimule encore; mon heureuse adresse a surpris son secret. Grâce à mes soins actifs, je sais tout ce qui m'intéresse: depuis la nuit, l'heureuse nuit d'hier, je me retrouve dans mon élément; j'ai repris toute mon existence; j'ai dévoilé un double mystère d'amour et d'iniquité: je jouirai de l'un, je me vengerai de l'autre; je volerai de plaisirs en plaisirs. La seule idée que je m'en fais me transporte au point que j'ai quelque peine à rappeler ma prudence; que j'en aurai peut-être à mettre de l'ordre dans le récit que j'ai à vous faire. Essayons cependant.

Le jour même où je vous écrivis ma dernière lettre, j'en reçus une de la céleste dévote. Je vous l'envoie; vous y verrez qu'elle me donne, le moins maladroitement qu'elle peut, la permission de lui écrire: mais elle y presse mon départ, et je sentais bien que je ne pouvais le différer trop longtemps sans me nuire.

Tourmenté cependant du désir de savoir qui pouvait avoir écrit contre moi, j'étais encore incertain du parti que je prendrais. Je tentai de gagner la femme de chambre, et je voulus obtenir d'elle de me livrer les poches de sa Maîtresse, dont elle pouvait s'emparer aisément le soir, et qu'il lui était facile de replacer le matin, sans donner le moindre soupçon. J'offris dix louis pour ce léger service: mais je ne trouvai qu'une bégueule, scrupuleuse ou timide, que mon éloquence ni mon argent ne purent vaincre. Je la prêchais encore, quand le souper sonna. Il fallut la laisser; trop heureux qu'elle voulût bien me promettre le secret, sur lequel même vous jugez que je ne comptais guère.

Jamais, je n'eus plus d'humeur. Je me sentais compromis; et je me reprochais, toute la soirée, ma démarche imprudente.

Retiré chez moi, non sans inquiétude, je parlai à mon chasseur, qui, en sa qualité d'amant heureux, devait avoir quelque crédit. Je voulais, ou qu'il obtînt de cette fille de faire ce que je lui avais demandé, ou au moins qu'il s'assurât de sa discrétion; mais lui, qui d'ordinaire ne doute de rien, parut douter du succès de cette négociation, et me fit à ce sujet une réflexion qui m'étonna par sa profondeur.

"Monsieur sait sûrement mieux que moi, me dit-il, que coucher avec une fille, ce n'est que lui faire faire ce qui lui plaît: de là à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin."

Le bon sens du Maraud quelquefois m'épouvante.

"Je réponds d'autant moins de celle-ci, ajouta-t-il, que j'ai lieu de croire qu'elle a un amant, et que je ne la dois qu'au désoeuvrement de la campagne. Aussi, sans mon zèle pour le service de Monsieur, je n'aurais eu cela qu'une fois." (C'est un vrai trésor que ce garçon!) "Quant au secret", ajouta-t-il encore, "à quoi servira-t-il de le lui faire promettre, puisqu'elle ne risquera rien à nous tromper? Lui en reparler ne ferait que lui mieux apprendre qu'il est important, et par là lui donner plus d'envie d'en faire sa cour à sa maîtresse."

Plus ces réflexions étaient justes, plus mon embarras augmentait. Heureusement le drôle était en train de jaser; et comme j'avais besoin de lui, je le laissais faire. Tout en me racontant son histoire avec cette fille, il m'apprit que, comme la chambre qu'elle occupe n'est séparée de celle de sa maîtresse que par une simple cloison, qui pouvait laisser entendre un bruit suspect, c'était dans la sienne qu'ils se rassemblaient chaque nuit. Aussitôt je formai mon plan; je le lui communiquai, et nous l'exécutâmes avec succès.

J'attendis deux heures du matin; et alors je me rendis, comme nous en étions convenus, à la chambre du rendez-vous, portant de la lumière avec moi et sous le prétexte d'avoir sonné plusieurs fois inutilement. Mon confident, qui joue ses rôles à merveille, donna une petite scène de surprise, de désespoir et d'excuse, que je terminai en l'envoyant me faire chauffer de l'eau, dont je feignis avoir besoin; tandis que la scrupuleuse chambrière était d'autant plus honteuse, que le drôle qui avait voulu renchérir sur mes projets l'avait déterminée à une toilette que la saison comportait, mais qu'elle n'excusait pas.

Comme je sentis que plus cette fille serait humiliée, plus j'en disposerais facilement, je ne lui permis de changer ni de situation ni de parure; et après avoir ordonné à mon valet de m'attendre chez moi, je m'assis à côté d'elle sur le lit qui était fort en désordre, et je commençai ma conversation. Comme j'avais besoin de garder l'empire que la circonstance me donnait sur elle, je conservai un sang-froid qui eût fait honneur à la continence de Scipion, et sans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant sa fraîcheur et l'occasion semblaient lui donner le droit d'espérer, je lui parlai d'affaires aussi tranquillement que j'aurais pu faire avec un procureur.

Mes conditions furent que je garderais fidèlement le secret, pourvu que le lendemain, à pareille heure ou à peu près, elle me livrât les poches de sa maîtresse. "Au reste, ajoutai-je, je vous avais offert dix louis hier; je vous les promets encore aujourd'hui. Je ne veux pas abuser de votre situation." Tout fut accordé, comme vous pouvez croire et je me retirais, quand je m'aperçus que mon valet avait emporté mon flambeau au lieu du sien, ce qui donna occasion à une gaîté de ma part. Je priai la belle de me conduire et m'éclairer. Elle voulut faire au moins auparavant un commencement de toilette: mais je l'assurai qu'après ce qui venait de se passer, nous pouvions être sans façon et, tant bien que mal, il lui fallut se prêter à cette plaisanterie. Elle vint ainsi jusques chez moi, et là, je la remis à son tendre amant, en permettant à l'heureux couple d'aller réparer le temps perdu.

J'employai le mien à dormir; et à mon réveil, voulant trouver un prétexte pour ne pas répondre à la lettre de ma belle avant d'avoir visité ses papiers, ce que je ne pouvais faire que la nuit suivante, je me décidai à aller à la chasse, où je restai presque tout le jour.

A mon retour, je fus reçu assez froidement. J'ai lieu de croire qu'on fut un peu piqué du peu d'empressement que je mettais à profiter du temps qui me restait; surtout après la lettre plus douce que l'on m'avait écrite. J'en juge ainsi, sur ce que Mme de Rosemonde m'ayant fait quelques reproches sur cette longue absence, ma belle reprit avec un peu d'aigreur: "Ah! ne reprochons pas à M. de Valmont de se livrer au seul plaisir qu'il peut trouver ici." Je me plaignis de cette injustice, et j'en profitai pour assurer que je me plaisais tant à être avec ces Dames, que j'y sacrifiais une lettre très intéressante que j'avais à écrire. J'ajoutai que, ne pouvant trouver le sommeil depuis plusieurs nuits, j'avais voulu essayer si la fatigue me le rendrait; et mes regards expliquaient assez et le sujet de ma lettre, et la cause de mon insomnie. J'eus soin d'avoir toute la soirée une douceur mélancolique, qui me parut réussir assez bien, et sous laquelle je masquai l'impatience où j'étais de voir arriver l'heure qui devait me livrer le secret qu'on s'obstinait à me cacher. Enfin nous nous séparâmes, et quelque temps après, la fidèle femme de chambre vint m'apporter le prix convenu de ma discrétion.

Une fois maître de ce trésor, je procédai à l'inventaire avec la prudence que vous me connaissez: car il était important de remettre tout en place. Je tombai d'abord sur deux lettres du mari, mélange indigeste de détails de procès et de tirades d'amour conjugal, que j'eus la patience de lire en entier, et où je ne trouvai pas un mot qui eût rapport à moi. Je les replaçai avec humeur: mais elle s'adoucit, en trouvant sous ma main les morceaux de ma fameuse lettre de Dijon, soigneusement rassemblés. Heureusement il me prit fantaisie de la parcourir. Jugez de ma joie, en y apercevant les traces, bien distinctes, des larmes de mon adorable dévote. Je l'avoue, je cédai à un mouvement de jeune homme, et baisai cette lettre avec un transport dont je ne me croyais plus susceptible. Je continuai l'heureux examen; je retrouvai toutes mes lettres de suite, et par ordre de dates; et ce qui me surprit plus agréablement encore, fut de trouver la première de toutes, celle que je croyais m'avoir été rendue par une ingrate, fidèlement copiée de sa main; et d'une écriture altérée et tremblante, qui témoignait assez la douce agitation de son coeur pendant cette occupation.

Jusque là j'étais tout entier à l'amour; bientôt il fit place à la fureur. Qui croyez-vous qui veuille me perdre auprès de cette femme que j'adore? quelle furie supposez-vous assez méchante, pour tramer une pareille noirceur? Vous la connaissez: c'est votre amie, votre parente; c'est Mme de Volanges. Vous n'imaginez pas quel tissu d'horreurs l'infernale mégère lui a écrit sur mon compte. C'est elle, elle seule, qui a troublé la sécurité de cette femme angélique; c'est par ses conseils, par ses avis pernicieux, que je me vois forcé de m'éloigner; c'est à elle enfin que l'on me sacrifie. Ah! sans doute il faut séduire sa fille: mais ce n'est pas assez, il faut la perdre; et puisque l'âge de cette maudite femme la met à l'abri de mes coups, il faut la frapper dans l'objet de ses affections.

Elle veut donc que je revienne à Paris! elle m'y force! soit, j'y retournerai; mais elle gémira de mon retour. Je suis fâché que Danceny soit le héros de cette affaire; il a un fond d'honnêteté qui nous gênera: cependant il est amoureux, et je le vois souvent; on pourra peut-être en tirer parti. Je m'oublie dans ma colère et je ne songe pas que je vous dois le récit de ce qui s'est passé aujourd'hui. Revenons.

Ce matin j'ai revu ma sensible prude. Jamais je ne l'avais trouvée si belle. Cela devait être ainsi: le plus beau moment d'une femme, le seul où elle puisse produire cette ivresse de l'âme, dont on parle toujours et qu'on éprouve si rarement, est celui où, assurés de son amour, nous ne le sommes pas de ses faveurs; et c'est précisément le cas où je me trouvais. Peut-être aussi l'idée que j'allais être privé du plaisir de la voir servait-elle à l'embellir. Enfin, à l'arrivée du courrier, on m'a remis votre lettre du 27; et pendant que je la lisais, j'hésitais encore pour savoir si je tiendrais ma parole: mais j'ai rencontré les yeux de ma belle, et il m'aurait été impossible, dans ce moment, de lui rien refuser.

J'ai donc annoncé mon départ. Un moment après, Mme de Rosemonde nous a laissés seuls: mais j'étais encore à quatre pas de la farouche personne, que se levant avec l'air de l'effroi: "Laissez-moi, laissez-moi, Monsieur, m'a-t-elle dit, au nom de Dieu, laissez-moi." Cette prière fervente, qui décelait son émotion, ne pouvait que m'animer davantage. Déjà j'étais auprès d'elle, et je tenais ses mains qu'elle avait jointes avec une expression tout à fait touchante; là je commençais de tendres plaintes, quand un démon ennemi a ramené Mme de Rosemonde. La timide dévote, qui a en effet quelque raison de craindre, en a profité pour se retirer.

Je lui ai pourtant offert la main qu'elle a acceptée; et augurant bien de cette douceur, qu'elle n'avait pas eue depuis longtemps, tout en recommençant mes plaintes j'ai essayé de la serrer. Elle a d'abord voulu la retirer; mais sur une instance plus vive, elle s'est livrée d'assez bonne grâce, quoique sans répondre ni à ce geste, ni à mes discours. Arrivés à la porte de son appartement, j'ai voulu baiser cette main, avant de la quitter. La défense a commencé par être franche; mais un songez donc que je pars, prononcé bien tendrement, l'a rendue gauche et insuffisante. A peine le baiser a-t-il été donné, que la main a retrouvé sa force pour échapper, et que la belle est entrée dans son appartement où était sa femme de chambre. Là finit mon histoire.

Comme je présume que vous serez demain chez la maréchale de..., où sûrement je n'irai pas vous trouver; comme je me doute bien aussi qu'à notre première entrevue nous aurons plus d'une affaire à traiter, et notamment celle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j'ai pris le parti de me faire précéder par cette lettre; et toute longue qu'elle est, je ne la fermerai qu'au moment de l'envoyer à la poste: car au terme où j'en suis, tout peut dépendre d'une occasion; et je vous quitte pour aller l'épier.

A neuf heures du soir.

Rien de nouveau; pas le plus petit moment de liberté; du soin même pour l'éviter. Cependant, autant de tristesse que la décence en permettait, pour le moins. Un autre événement qui peut ne pas être indifférent, c'est que je suis chargé d'une invitation de Mme de Rosemonde à Mme de Volanges, pour venir passer quelque temps chez elle à la campagne.

Adieu, ma belle amie. A demain ou après demain au plus tard.

45. De la Présidente Tourvel à Madame de Volanges  

Du château de... 29 août 17**.

M. de Valmont est parti ce matin, Madame; vous m'avez paru désirer tant ce départ, que je crois devoir vous en instruire. Mme de Rosemonde regrette beaucoup son neveu, dont il faut convenir qu'en effet la société est agréable: elle a passé toute la matinée à m'en parler avec la sensibilité que vous lui connaissez; elle ne tarissait pas sur son éloge. J'ai cru lui devoir la complaisance de l'écouter sans la contredire, d'autant qu'il faut avouer qu'elle avait raison sur beaucoup de points. Je sentais de plus que j'avais à me reprocher d'être la cause de cette séparation, et je n'espère pas pouvoir la dédommager du plaisir dont je l'ai privée. Vous savez que j'ai naturellement peu de gaieté, et le genre de vie que nous allons mener ici n'est pas fait pour l'augmenter.

Si je ne m'étais pas conduite d'après vos avis, je craindrais d'avoir agi peut être un peu légèrement: car j'ai été vraiment peinée de la douleur de ma respectable amie; elle m'a touchée au point que j'aurais volontiers mêlé mes larmes aux siennes.

Nous vivons à présent dans l'espoir que vous accepterez l'invitation que M. de Valmont doit vous faire, de la part de Mme de Rosemonde, de venir passer quelque temps chez elle. J'espère que vous ne doutez pas du plaisir que j'aurai à vous y voir; et en vérité vous nous devez ce dédommagement. Je serai fort aise de trouver cette occasion de faire une connaissance plus prompte avec Mlle de Volanges, et d'être à portée de vous convaincre de plus en plus des sentiments respectueux, avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

46. Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges  

Paris, ce 29 août 17**.

Que vous est-il donc arrivé, mon adorable Cécile? qui a pu causer en vous un changement si prompt et si cruel? que sont devenus vos serments de ne jamais changer? Hier encore, vous les réitériez avec tant de plaisir! qui peut aujourd'hui vous les faire oublier? J'ai beau m'examiner, je ne puis en trouver la cause en moi, et il m'est affreux d'avoir à la chercher en vous. Ah! sans doute vous n'êtes ni légère, ni trompeuse; et même dans ce moment de désespoir, un soupçon outrageant ne flétrira point mon âme. Cependant, par quelle fatalité n'êtes-vous plus la même? Non, cruelle, vous ne l'êtes plus! La tendre Cécile, la Cécile que j'adore, et dont j'ai reçu les serments, n'aurait point évité mes regards, n'aurait pas contrarié le hasard heureux qui me plaçait auprès d'elle; ou si quelque raison que je ne peux concevoir l'avait forcée à me traiter avec tant de rigueur, elle n'eût pas au moins dédaigné de me l'apprendre.

Ah! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, ma Cécile, ce que vous m'avez fait souffrir aujourd'hui, ce que je souffre encore en ce moment. Croyez-vous donc que je puisse vivre et ne plus être aimé de vous? Cependant, quand je vous ai demandé un mot, un seul mot, pour dissiper mes craintes, au lieu de me répondre, vous avez feint de craindre d'être entendue; et cet obstacle qui n'existait pas alors, vous l'avez fait naître aussitôt, par la place que vous avez choisie dans le cercle. Quand, forcé de vous quitter, je vous ai demandé l'heure à laquelle je pourrais vous revoir demain, vous avez feint de l'ignorer, et il a fallu que ce fût Mme de Volanges qui m'en instruisît. Ainsi ce moment toujours si désiré qui doit me rapprocher de vous, demain, ne fera naître en moi que de l'inquiétude; et le plaisir de vous voir, jusqu'alors si cher à mon coeur, sera remplacé par la crainte de vous être importun.

Déjà, je le sens, cette crainte m'arrête, et je n'ose vous parler de mon amour. Ce je vous aime, que j'aimais tant à répéter quand je pouvais l'entendre à mon tour, ce mot si doux qui suffisait à ma félicité, ne m'offre plus, si vous êtes changée, que l'image d'un désespoir éternel. Cependant, je ne puis croire que ce talisman de l'amour ait perdu toute sa puissance, et j'essaie de m'en servir encore. Oui, ma Cécile, je vous aime. Répétez donc avec moi cette expression de mon bonheur. Songez que vous m'avez accoutumé à l'entendre, et que m'en priver, c'est me condamner à un tourment qui, de même que mon amour, ne finira qu'avec ma vie.

47. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

P... ce 30 août 17**.

Je ne vous verrai pas encore aujourd'hui, ma belle amie, et voici mes raisons, que je vous prie de recevoir avec indulgence.

Au lieu de revenir hier directement, je me suis arrêté chez la comtesse de, dont le château se trouvait presque sur ma route, et à qui j'ai demandé à dîner. Je ne suis arrivé à Paris que vers les sept heures, et je suis descendu à l'Opéra, où j'espérais que vous pourriez être.

L'opéra fini, j'ai été revoir mes amies du foyer; j'y ai retrouvé mon ancienne Emilie, entourée d'une cour nombreuse, tant en femmes qu'en hommes, à qui elle donnait à souper le soir même à P... Je ne fus pas plutôt entré dans ce cercle, que je fus prié du souper, par acclamation. Je le fus aussi par une petite figure grosse et courte, qui me baragouina une invitation en français de Hollande, et que je reconnus pour le véritable héros de la fête. J'acceptai.

J'appris, dans ma route, que la maison où nous allions était le prix convenu des bontés d'Emilie pour cette figure grotesque, et que ce souper était un véritable repas de noce. Le petit homme ne se possédait pas de joie, dans l'attente du bonheur dont il allait jouir; il m'en parut si satisfait, qu'il me donna envie de le troubler; ce que je fis en effet.

La seule difficulté que j'éprouvai fut de décider Emilie, que la richesse du bourgmestre rendait un peu scrupuleuse. Elle se prêta pourtant, après quelques façons, au projet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau à bière, et de le mettre ainsi hors de combat pour toute la nuit.

L'idée sublime que nous nous étions formée d'un buveur Hollandais, nous fit employer tous les moyens connus. Nous réussîmes si bien, qu'au dessert il n'avait déjà plus la force de tenir son verre: mais la secourable Emilie et moi l'entonnions à qui mieux mieux. Enfin, il tomba sous la table, dans une ivresse telle, qu'elle doit au moins durer huit jours. Nous nous décidâmes alors à le renvoyer à Paris; et comme il n'avait pas gardé sa voiture, je le fis charger dans la mienne, et je restai à sa place. Je reçus ensuite les compliments de l'assemblée, qui se retira bientôt après, et me laissa maître du champ de bataille. Cette gaieté, et peut-être ma longue retraite, m'ont fait trouver Emilie si désirable, que je lui ai promis de rester avec elle jusqu'à la résurrection du Hollandais.

Cette complaisance de ma part est le prix de celle qu'elle vient d'avoir, de me servir de pupitre pour écrire à ma belle dévote, à qui j'ai trouvé plaisant d'envoyer une lettre écrite du lit et presque dans les bras d'une fille, interrompue même pour une infidélité complète, et dans laquelle je lui rendis un compte exact de ma situation et de ma conduite. Emilie, qui a lu l'épître, en a ri comme une folle, et j'espère que vous en rirez aussi.

Comme il faut que ma lettre soit timbrée de Paris, je vous l'envoie; je la laisse ouverte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter, et la faire mettre à la poste. Surtout n'allez pas vous servir de votre cachet, ni même d'aucun emblème amoureux; une tête seulement. Adieu, ma belle amie.

Je rouvre ma lettre; j'ai décidé Emilie à aller aux Italiens... Je profiterai de ce temps pour aller vous voir. Je serai chez vous à six heures au plus tard; et si cela vous convient, nous irons ensemble sur les sept heures chez Mme de Volanges. Il sera décent que je ne diffère pas l'invitation que j'ai à lui faire de la part de Mme de Rosemonde; de plus, je serai bien aise de voir la petite Volanges.

Adieu, la très belle dame. Je veux avoir tant de plaisir à vous embrasser que le chevalier puisse en être jaloux.

48. Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

Paris, ce 30 août.

C'est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n'ai pas fermé l'oeil; c'est après avoir été sans cesse ou dans l'agitation d'une ardeur dévorante, ou dans l'entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai besoin, et dont pourtant je n'espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître, plus que jamais, la puissance irrésistible de l'amour; j'ai peine à conserver assez d'empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette lettre, sans être obligé de l'interrompre. Quoi! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j'éprouve en ce moment? J'ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n'y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l'âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur; les passions actives peuvent seules y conduire; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment même, je suis plus heureux que vous. En vain m'accablez-vous de vos rigueurs désolantes; elles ne m'empêchent point de m'abandonner entièrement à l'amour, et d'oublier, dans le délire qu'il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C'est ainsi que je veux me venger de l'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus tant de plaisir en vous écrivant; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce, et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports: l'air que je respire est brûlant de volupté; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l'autel sacré de l'amour; combien elle va s'embellir à mes yeux! j'aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j'éprouve. Je devrais peut-être m'abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas: il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s'augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.

Je reviens à vous, Madame, et sans doute j'y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi; il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous en convaincre? Après tant d'efforts réitérés, la confiance et la force m'abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l'amour, c'est pour sentir plus vivement le regret d'en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, et je sens trop, dans ce moment, combien j'en ai besoin pour espérer de l'obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser; il est tel, j'ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre: mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j'éprouve. Assuré que l'objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés; et se serait le faire, que d'employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, et de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments.

49. De Cécile Volanges au Chevalier Danceny  

31 août 17**.

Sans être ni légère, ni trompeuse, il me suffit, Monsieur, d'être éclairée sur ma conduite, pour sentir la nécessité d'en changer; j'en ai promis le sacrifice à Dieu, jusqu'à ce que je puisse lui offrir aussi celui de mes sentiments pour vous, que l'état religieux dans lequel vous êtes rend plus criminels encore. Je sens bien que cela me fera de la peine, et je ne vous cacherai même pas que depuis avant-hier j'ai pleuré toutes les fois que j'ai songé à vous. Mais j'espère que Dieu me fera la grâce de me donner la force nécessaire pour vous oublier, comme je la lui demande soir et matin. J'attends même de votre amitié et de votre honnêteté, que vous ne chercherez pas à me troubler dans la bonne résolution que l'on m'a inspirée, et dans laquelle je tâche de me maintenir. En conséquence, je vous demande d'avoir la complaisance de ne plus m'écrire, d'autant que je vous préviens que je ne vous répondrais plus, et que vous me forceriez d'avertir maman de tout ce qui se passe: ce qui me priverait tout à fait du plaisir de vous voir.

Je n'en conserverai pas moins pour vous tout l'attachement qu'on puisse avoir, sans qu'il y ait du mal; et c'est bien de toute mon âme que je vous souhaite toute sorte de bonheur. Je sens bien que vous allez ne plus m'aimer autant, et que peut-être vous en aimerez bientôt une autre mieux que moi. Mais ce sera une pénitence de plus de la faute que j'ai commise en vous donnant mon coeur, que je ne devais donner qu'à Dieu, et à mon mari quand j'en aurai un. J'espère que la miséricorde divine aura pitié de ma faiblesse, et qu'elle ne me donnera de peine que ce que j'en pourrai supporter.

Adieu, Monsieur; je peux bien vous assurer que s'il m'était permis d'aimer quelqu'un, ce ne serait jamais que vous que j'aimerais. Mais voilà tout ce que je peux vous dire, et c'est peut-être même plus que je ne devrais.

50. De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont  

1er septembre 17**.

Est-ce donc ainsi, Monsieur, que vous remplissez les conditions auxquelles j'ai consenti à recevoir quelquefois de vos lettres? Et puis-je ne pas avoir à m'en plaindre, quand vous ne m'y parlez que d'un sentiment auquel je craindrais encore de me livrer, quand même je le pourrais sans blesser tous mes devoirs?

Au reste, si j'avais besoin de nouvelles raisons pour conserver cette crainte salutaire, il me semble que je pourrais les trouver dans votre dernière lettre. En effet, dans le moment même où vous croyez faire l'apologie de l'amour, que faites-vous au contraire, que m'en montrer les orages redoutables? qui peut vouloir d'un bonheur acheté au prix de sa raison, et dont les plaisirs peu durables sont au moins suivis des regrets, quand ils ne le sont pas des remords?

Vous-même, chez qui l'habitude de ce délire dangereux doit en diminuer l'effet, n'êtes-vous pas cependant obligé de convenir qu'il devient souvent plus fort que vous, et n'êtes-vous pas le premier à vous plaindre du trouble involontaire qu'il vous cause? Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur un coeur neuf et sensible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur des sacrifices qu'il serait obligé de lui faire?

Vous croyez, Monsieur, ou vous feignez de croire que l'amour mène au bonheur; et moi, je suis si persuadée qu'il me rendrait malheureuse que je voudrais n'entendre jamais prononcer son nom. Il me semble que d'en parler seulement altère la tranquillité; et c'est autant par goût que par devoir, que je vous prie de vouloir bien garder le silence sur cet objet.

Après tout, cette demande doit vous être bien facile à m'accorder à présent. De retour à Paris, vous y trouverez assez d'occasions d'oublier un sentiment, qui peut-être n'a dû sa naissance qu'à l'habitude où vous êtes de vous occuper de semblables objets, et sa force qu'au désoeuvrement de la campagne. N'êtes-vous donc pas dans ce même lieu, où vous m'aviez vue avec tant d'indifférence? Y pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un exemple de votre facilité à changer? et n'y êtes-vous pas entouré de femmes qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droits à vos hommages? Je n'ai pas la vanité qu'on reproche à mon sexe; j'ai encore moins cette fausse modestie qui n'est qu'un raffinement de l'orgueil: et c'est de bien bonne foi que je vous dis ici, que je me connais bien peu de moyens de plaire: je les aurais tous, que je ne les croirais pas suffisants pour vous fixer. Vous demander de ne plus vous occuper de moi, ce n'est donc que vous prier de faire aujourd'hui ce que déjà vous aviez fait, et ce qu'à coup sûr vous feriez encore dans peu de temps, quand même je vous demanderais le contraire.

Cette vérité, que je ne perds pas de vue, serait, à elle seule, une raison assez forte pour ne pas vouloir vous entendre. J'en ai mille autres encore; mais sans entrer dans cette longue discussion, je m'en tiens à vous prier, comme je l'avais déjà fait, de ne plus m'entretenir d'un sentiment que je ne dois pas écouter, et auquel je veux encore moins répondre.

SECONDE PARTIE 

5I. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont  

2 septembre 17**.

En vérité, Vicomte, vous êtes insupportable. Vous me traitez avec autant de légèreté que si j'étais votre maîtresse. Savez-vous que je me fâcherai, et que j'ai dans ce moment une humeur effroyable? Comment! vous devez voir Danceny demain matin; vous savez combien il est important que je vous parle avant cette entrevue; et sans vous en inquiéter davantage, vous me laissez vous attendre toute la journée, pour aller courir je ne sais où? Vous êtes cause que je suis arrivée indécemment tard chez Mme de Volanges, et que toutes les vieilles femmes m'ont trouvée merveilleuse. Il m'a fallu leur faire des cajoleries toute la soirée pour les apaiser; car il ne faut pas fâcher les vieilles femmes; ce sont elles qui font la réputation des jeunes.

A présent il est une heure du matin, et au lieu de me coucher, comme j'en meurs d'envie, il faut que je vous écrive une longue histoire, qui va redoubler mon sommeil par l'ennui qu'elle me causera. Vous êtes bien heureux que je n'aie pas le temps de vous gronder davantage. N'allez pas croire pour cela que je vous pardonne; c'est seulement que je suis pressée. Ecoutez-moi donc, je me dépêche.

Pour peu que vous soyez adroit, vous devez avoir demain la confidence de Danceny. Le moment est favorable pour la confiance: c'est celui du malheur. La petite fille a été à confesse; elle a tout dit, comme un enfant, et depuis, elle est tourmentée à tel point de la peur du diable, qu'elle veut rompre absolument. Elle m'a raconté tous ses petits scrupules, avec une vivacité qui m'apprenait assez combien sa tête était montée. Elle m'a montré sa lettre de rupture, qui est une vraie capucinade. Elle a babillé une heure avec moi, sans me dire un mot qui ait le sens commun. Mais elle ne m'en a pas moins embarrassée; car vous jugez que je ne pouvais risquer de m'ouvrir vis-à-vis d'une aussi mauvaise tête.

J'ai vu pourtant au milieu de tout ce bavardage, qu'elle n'en aime pas moins son Danceny; j'ai remarqué même à la traverse une de ces ressources qui ne manquent jamais à l'amour, et dont elle est assez plaisamment la dupe. Tourmentée par le désir de s'occuper de son amant, et par la crainte de se damner en s'en occupant, elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier, et comme elle renouvelle cette prière à chaque instant du jour, elle trouve le moyen d'y penser sans cesse.

Avec quelqu'un de plus usagé que Danceny, ce petit événement serait peut-être plus favorable que contraire: mais il est si Céladon, que, si nous ne l'aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les scrupules, qu'il ne nous en restera plus pour effectuer notre projet.

Vous avez bien raison; c'est dommage et je suis aussi fâchée que vous, qu'il soit le héros de cette aventure: mais que voulez-vous? ce qui est fait est fait; et c'est votre faute. J'ai demandé à voir sa réponse, elle m'a fait pitié. Il lui fait des raisonnements à perte d'haleine, pour lui prouver qu'un sentiment involontaire ne peut pas être un crime: comme s'il ne cessait pas d'être involontaire, du moment qu'on cesse de le combattre. Cette idée est si simple, qu'elle est venue même à la petite fille. Il se plaint de son malheur d'une manière assez touchante: mais sa douleur est si douce et paraît si forte et si sincère, qu'il me semble impossible qu'une femme qui trouve l'occasion de désespérer un homme à ce point, et avec aussi peu de danger, ne soit pas tentée de s'en passer la fantaisie. Il lui explique enfin qu'il n'est pas moine comme la petite le croyait; et c'est sans contredit ce qu'il fait de mieux: car pour faire tant que de se livrer à l'amour monastique, assurément MM. les chevaliers de Malte ne mériteraient pas la préférence.

Quoiqu'il en soit, au lieu de perdre mon temps en raisonnements qui m'auraient compromise, et peut-être sans persuader, j'ai approuvé le projet de rupture: mais j'ai dit qu'il était plus honnête, en pareil cas, de dire ses raisons que de les écrire; qu'il était d'usage aussi de rendre les lettres et les autres bagatelles qu'on pouvait avoir reçues; et en paraissant entrer ainsi dans les vues de la petite personne, je l'ai décidée à donner un rendez-vous à Danceny. Nous en avons sur-le-champ concerté les moyens, et je me suis chargée de décider la mère à sortir sans sa fille; c'est demain après-midi que sera cet instant décisif. Danceny en est déjà instruit; mais, pour Dieu, si vous en trouvez l'occasion, décidez donc ce beau berger à être moins langoureux; et apprenez-lui, puisqu'il faut tout lui dire, que la vraie façon de vaincre les scrupules, est de ne laisser rien à perdre à ceux qui en ont.

Au reste, pour que cette ridicule scène ne se renouvelle pas, je n'ai pas manqué d'élever quelques doutes dans l'esprit de la petite fille, sur la discrétion des confesseurs; et je vous assure qu'elle paie à présent la peur qu'elle m'a faite, par celle qu'elle a que le sien n'aille tout dire à sa mère. J'espère qu'après que j'en aurai causé encore une fois ou deux avec elle, elle n'ira plus raconter ainsi ses sottises au premier venu.

Adieu, Vicomte; emparez-vous de Danceny, et conduisez-le. Il serait honteux que nous ne fissions pas ce que nous voulons, de deux enfants. Si cette aventure nous donne plus de peine que nous ne l'avions cru d'abord, songeons, pour ranimer notre zèle, vous, qu'il s'agit de la fille de Mme de Volanges, et moi, qu'elle doit être la femme de Gercourt. Adieu.

52. Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

3 septembre 17**.

Vous me défendez, Madame, de vous parler de mon amour; mais où trouver le courage nécessaire pour vous obéir? Uniquement occupé d'un sentiment qui devrait être si doux, et que vous rendez si cruel; languissant dans l'exil où vous m'avez condamné; ne vivant que de privations et de regrets; en proie à des tourments d'autant plus douloureux, qu'ils me rappellent sans cesse votre indifférence; me faudra-t-il encore perdre la seul consolation qui me reste? et puis-je en avoir d'autre, que de vous ouvrir quelquefois une âme, que vous remplissez de trouble et d'amertume? Détournerez-vous vos regards, pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre? Et refuserez-vous jusqu'à l'hommage des sacrifices que vous exigez? Ne serait-il donc pas plus digne de vous, de votre âme honnête et douce, de plaindre un malheureux, qui ne l'est que par vous, que de vouloir encore aggraver ses peines, par une défense à la fois injuste et rigoureuse?

Vous feignez de craindre l'amour, et vous ne voulez pas voir que vous seule causez les maux que vous lui reprochez. Ah! sans doute, ce sentiment est pénible, quand l'objet qui l'inspire ne le partage point; mais où trouver le bonheur, si un amour réciproque ne le procure pas? L'amitié tendre, la douce confiance et la seule qui soit sans réserve, les peines adoucies, les plaisirs augmentés, l'espoir enchanteur, les souvenirs délicieux, où les trouver ailleurs que dans l'amour? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir de tous les biens qu'il vous offre, n'avez qu'à ne plus vous y refuser; et moi j'oublie les peines que j'éprouve, pour m'occuper à le défendre.

Vous me forcez aussi à me défendre moi-même; car tandis que je consacre ma vie à vous adorer, vous passez la vôtre à me chercher des torts: déjà vous me supposez léger et trompeur; et abusant, contre moi, de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait l'aveu, vous vous plaisez à confondre ce que j'étais alors, et ce que je suis à présent. Non contente de m'avoir livré au tourment de vivre loin de vous, vous y joignez un persiflage cruel, sur des plaisirs auxquels vous savez assez combien vous m'avez rendu insensible. Vous ne croyez ni à mes promesses, ni à mes serments: eh bien! il me reste un garant à vous offrir, qu'au moins vous ne suspecterez pas; c'est vous-même. Je ne vous demande que de vous interroger de bonne foi; si vous ne croyez pas à mon amour, si vous doutez un moment de régner seule sur mon âme, si vous n'êtes pas assurée d'avoir fixé ce coeur en effet jusqu'ici trop volage, je consens à porter la peine de cette erreur; j'en gémirai, mais n'en appellerai point: mais si, au contraire, nous rendant justice à tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n'avez, que vous n'aurez jamais de rivale, ne m'obligez plus, je vous supplie, à combattre des chimères, et laissez-moi au moins cette consolation, de vous voir ne plus douter d'un sentiment qui en effet ne finira, ne peut finir qu'avec ma vie. Permettez-moi, Madame, de vous prier de répondre positivement à cet article de ma lettre.

Si j'abandonne cependant cette époque de ma vie, qui paraît me nuire si cruellement auprès de vous, ce n'est pas qu'au besoin les raisons me manquassent pour la défendre.

Qu'ai-je fait, après tout, que ne pas résister assez au tourbillon dans lequel j'avais été jeté? Entré dans le monde, jeune et sans expérience; passé, pour ainsi dire, de mains en mains; par une foule de femmes, qui toutes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu'elles sentent devoir leur être défavorable; était-ce donc à moi à donner l'exemple d'une résistance qu'on ne m'opposait point? ou devais-je me punir d'un moment d'erreur, et que souvent on avait provoqué, par une constance à coup sûr inutile, et dans laquelle on n'aurait vu qu'un ridicule? Eh! quel autre moyen qu'une prompte rupture, peut justifier un choix honteux!

Mais, je puis le dire; cette ivresse des sens, peut-être même ce délire de la vanité, n'a point passé jusqu'à mon coeur. Né pour l'amour, l'intrigue pouvait le distraire, et ne suffisait pas pour l'occuper; entouré d'objets séduisants, mais méprisables, aucun n'allait jusqu'à mon âme; on m'offrait des plaisirs, je cherchais des vertus; et moi-même enfin je me crus inconstant, parce que j'étais délicat et sensible.

C'est en vous voyant que je me suis éclairé: bientôt j'ai reconnu que le charme de l'amour tenait aux qualités de l'âme; qu'elles seules pouvaient en causer l'excès et le justifier. Je sentis enfin qu'il m'était également impossible et de ne pas vous aimer, et d'en aimer une autre que vous.

Voilà, Madame, quel est le coeur auquel vous craignez de vous livrer, et sur le sort de qui vous avez à prononcer; mais quel que soit le destin que vous lui réservez, vous ne changerez rien aux sentiments qui l'attachent à vous; ils sont inaltérables comme les vertus qui les ont fait naître.

53. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

3 septembre 17** au soir.

J'ai vu Danceny, mais je n'en ai obtenu qu'une demi-confidence; il s'est obstiné, surtout, à me taire le nom de la petite Volanges, dont il ne m'a parlé que comme d'une femme très sage, et même un peu dévote; à cela près, il m'a raconté avec assez de sévérité son aventure, et surtout le dernier événement. Je l'ai échauffé autant que j'ai pu, et l'ai beaucoup plaisanté sur sa délicatesse et ses scrupules; mais il paraît qu'il y tient, et je ne puis pas répondre de lui: au reste, je pourrai vous en dire davantage après demain. Je le mène demain à Versailles, et je m'occuperai à le scruter pendant la route.

J'espère dans le rendez-vous qui a dû avoir lieu aujourd'hui. Il se pourrait que tout s'y fût passé à notre satisfaction; et peut-être ne nous reste-t-il à présent qu'à en arracher l'aveu, et en recueillir les preuves. Cette besogne vous sera plus facile qu'à moi: car la petite personne est plus confiante, ou, ce qui revient au même, plus bavarde, que son discret amoureux. Cependant j'y ferai mon possible.

Adieu, ma belle amie; je suis fort pressé; je ne vous verrai ni ce soir, ni demain: si de votre côté vous avez su quelque chose, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je reviendrai sûrement coucher à Paris.

54. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont  

4 septembre 17**.

Oh! oui! c'est bien avec Danceny qu'il y a quelque chose à savoir! S'il vous l'a dit, il s'est vanté. Je ne connais personne de si bête en amour, et je me reproche de plus en plus les bontés que nous avons pour lui. Savez-vous que j'ai pensé être compromise par rapport à lui? et que ce soit en pure perte! Oh! je m'en vengerai, je le promets.

Quand j'arrivai hier pour prendre Mme de Volanges, elle ne voulait plus sortir; elle se sentait incommodée; il me fallut toute mon éloquence pour la décider, et j'ai vu le moment que Danceny serait arrivé avant notre départ; ce qui eût été d'autant plus gauche, que Mme de Volanges lui avait dit la veille qu'elle ne serait pas chez elle. La petite et moi, nous étions sur les épines. Nous sortîmes enfin; et la petite me serra la main si affectueusement en me disant adieu, que malgré son projet de rupture, dont elle croyait de bonne foi s'occuper encore, j'augurai des merveilles de la soirée.

Je n'étais pas au bout de mes inquiétudes. Il y avait à peine une demi-heure que nous étions chez Mme de ***, que Mme de Volanges se trouva mal en effet, mais sérieusement mal; et comme de raison, elle voulait rentrer chez elle: moi, je le voulais d'autant moins, que j'avais peur, si nous surprenions les jeunes gens, comme il y avait tout à parier, que mes instances auprès de la mère, pour la faire sortir, ne lui devinssent suspectes. Je pris le parti de l'effrayer sur sa santé, ce qui heureusement n'est pas difficile; et je la tins une heure et demie, sans consentir à la ramener chez elle, dans la crainte, que je feignis d'avoir, du mouvement de la voiture. Nous ne rentrâmes enfin qu'à l'heure convenue, entre la petite et moi; et à l'air honteux que je lui vis en arrivant, j'avoue que j'espérai qu'au moins mes peines n'auraient pas été perdues.

Le désir que j'avais d'être instruite me fit rester auprès de Mme de Volanges, qui se coucha en arrivant; et après avoir soupé auprès de son lit, avec sa fille, nous la laissâmes de très bonne heure, sous le prétexte qu'elle avait besoin de repos et nous passâmes dans l'appartement de la petite. Elle a fait, de son côté, tout ce que j'attendais d'elle: scrupules évanouis, nouveaux serments d'aimer toujours, etc., etc.; elle s'est enfin exécutée de bonne grâce: mais le sot Danceny n'a pas passé d'une ligne le point où il était auparavant. Oh! l'on peut se brouiller avec celui-là; les raccommodements ne sont pas dangereux.

La petite assure pourtant qu'il voulait davantage, mais qu'elle a su se défendre. Je parierais bien qu'elle se vante, ou qu'elle l'excuse: je m'en suis même presque assurée. En effet, il m'a pris fantaisie de savoir à quoi m'en tenir sur la défense dont elle était capable; et moi, simple femme, de propos en propos; j'ai monté sa tête au point... Enfin vous pouvez m'en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d'une surprise des sens. Elle est vraiment aimable, cette chère petite! Elle méritait un autre amant; elle aura au moins une bonne amie, car je m'attache sincèrement à elle. Je lui ai promis de la former, et je crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent aperçue du besoin d'avoir une femme dans ma confidence, et j'aimerais mieux celle-là qu'une autre; mais je ne puis en rien faire, tant qu'elle ne sera pas... ce qu'il faut qu'elle soit; et c'est une raison de plus d'en vouloir à Danceny.

Adieu, Vicomte; ne venez pas chez moi demain, à moins que ce ne soit le matin. J'ai cédé aux instances du chevalier, pour une soirée de petite maison.

55. De Cécile Volanges à Sophie Carnay  

4 septembre 17**.

Tu avais raison, ma chère Sophie; tes prophéties réussissent mieux que tes conseils. Danceny, comme tu l'avais prédit, a été plus fort que le confesseur, que toi, que moi-même; et nous voilà revenus exactement où nous en étions. Ah! je ne m'en repens pas; et toi, si tu m'en grondes, ce sera faute de savoir le plaisir qu'il y a à aimer Danceny. Il t'est bien aisé de dire comme il faut faire, rien ne t'en empêche; mais si tu avais éprouvé combien le chagrin de quelqu'un qu'on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre, et comme il est difficile de dire non, quand c'est oui que l'on veut dire, tu ne t'étonnerais plus de rien: moi-même qui l'ai senti, bien vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans pleurer moi-même? Je t'assure bien que cela m'est impossible; et quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu auras beau dire; ce qu'on dit ne change pas ce qui est, et je suis bien sûre que c'est comme ça.

Je voudrais te voir à ma place... Non, ce n'est pas là ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma place à personne: mais je voudrais que tu aimasses aussi quelqu'un; ce ne serait pas seulement pour que tu m'entendisses mieux, et que tu me grondasses moins; mais c'est qu'aussi tu serais plus heureuse, ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors à le devenir.

Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d'enfants; il n'en reste rien après qu'ils sont passés. Mais l'amour, ah! l'amour!... un mot, un regard, seulement de le savoir là, eh bien! c'est le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien; quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait: mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n'est pas avec moi, j'y songe; et quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule par exemple, je suis encore heureuse; je ferme les yeux, et tout de suite je crois le voir; je me rappelle ses discours, et je crois l'entendre; cela me fait soupirer; et puis je sens un feu, une agitation... Je ne saurais tenir en place. C'est comme un tourment, et ce tourment-là fait un plaisir que je ne puis te dire.

Je crois même que quand une fois on a de l'amour, cela se répand jusques sur l'amitié. Celle que j'ai pour toi n'a pourtant pas changé; c'est toujours comme au couvent; mais ce que je te dis, je l'éprouve avec Mme de Merteuil. Il me semble que je l'aime plus comme Danceny que comme toi, et quelquefois je voudrais qu'elle fût lui. Cela vient peut-être de ce que ce n'est pas une amitié d'enfant comme la nôtre; ou bien de ce que je les vois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu'il y a de vrai, c'est qu'à eux deux ils me rendent bien heureuse; et après tout, je ne crois pas qu'il y ait grand mal à ce que je fais. Aussi je ne demanderais qu'à rester comme je suis; et il n'y a que l'idée de mon mariage qui me fasse de la peine; car si M. de Gercourt est comme on me l'a dit, et je n'en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie; je t'aime toujours bien tendrement.

56. De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont  

5 septembre 17**.

A quoi vous servirait, Monsieur, la réponse que vous me demandez? Croire à vos sentiments; ne serait-ce pas une raison de plus pour les craindre? et sans attaquer ni défendre leur sincérité, ne me suffit-il pas, ne doit-il pas vous suffire à vous-même, de savoir que je ne veux ni ne dois y répondre?

Supposé que vous m'aimiez véritablement (et c'est seulement pour ne plus revenir sur cet objet, que je consens à cette supposition), les obstacles qui nous séparent en seraient-ils moins insurmontables? et aurais-je alors autre chose à faire, qu'à souhaiter que vous pussiez bientôt vaincre cet amour, et surtout à vous y aider moi-même, en me hâtant de vous ôter tout espoir? Vous convenez vous-même que ce sentiment est pénible, quand l'objet qui l'inspire ne le partage point. Or, vous savez assez qu'il m'est impossible de le partager; et quand même ce malheur m'arriverait, j'en serais plus à plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux. J'espère que vous m'estimez assez pour n'en pas douter un instant. Cessez donc, je vous en conjure, cessez de vouloir troubler un coeur à qui la tranquillité est si nécessaire; ne me forcez pas à regretter de vous avoir connu.

Chérie et estimée d'un mari que j'aime et respecte, mes devoirs et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet. Je suis heureuse, je dois l'être. S'il existe des plaisirs plus vifs, je ne les désire point. Je ne veux pas les connaître. En est-il de plus doux que d'être en paix avec soi-même, de n'avoir que des jours sereins, de s'endormir sans trouble, et de s'éveiller sans remords? Ce que vous appelez le bonheur, n'est qu'un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh! comment affronter ces tempêtes? comment oser s'embarquer sur une mer couverte des débris de mille et mille naufrages! Et avec qui? Non, Monsieur, non je reste à terre; je chéris les liens qui m'y attachent. Je pourrais les rompre que je ne le voudrais pas; si je ne les avais, je me hâterais de les prendre.

Pourquoi vous attacher à mes pas? pourquoi vous obstiner à me suivre? Vos lettres, qui devaient être rares, se succèdent avec rapidité. Elles devaient être sages, et vous ne m'y parlez que de votre fol amour. Vous m'entourez de votre idée, plus que vous ne le faisiez de votre personne. Ecarté sous une forme, vous vous reproduisez sous une autre. Les choses qu'on vous demande de ne plus redire, vous les redites seulement d'une autre manière. Vous vous plaisez à m'embarrasser par des raisonnements capiteux; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous répondre, je ne vous répondrai plus. Et comme vous traitez les femmes que vous avez séduites! avec quel mépris vous en parlez! Je veux croire que quelques-unes le méritent: mais toutes sont-elles donc si méprisables? Ah! sans doute, puisqu'elles ont trahi leurs devoirs pour se livrer à un amour criminel. De ce moment, elles ont tout sacrifié. Ce supplice est juste, mais l'idée seule en fait frémir. Que m'importe, après tout? pourquoi m'occuperais-je d'elles ou de vous? de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité? Laissez-moi, Monsieur, laissez-moi, ne me voyez plus, ne m'écrivez plus, je vous en prie; je l'exige. Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.

57. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

5 septembre 17**.

J'ai trouvé votre lettre hier à mon arrivée. Votre colère m'a tout à fait réjoui. Vous ne sentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il les aurait eus vis-à-vis de vous. C'est sans doute par vengeance, que vous accoutumez sa Maîtresse à lui faire de petites infidélités; vous êtes un bien mauvais sujet! Oui, vous êtes charmante, et je ne m'étonne pas qu'on vous résiste moins qu'à Danceny.

Enfin je le sais par coeur, ce beau héros de roman! il n'a plus de secret pour moi. Je lui ai tant dit que l'amour honnête était le bien suprême, qu'un sentiment valait mieux que dix intrigues, que j'étais moi-même, dans ce moment, amoureux et timide; il m'a trouvé enfin une façon de penser si conforme à la sienne, que dans l'enchantement où il était de ma candeur, il m'a tout dit, et m'a juré une amitié sans réserve. Nous n'en sommes guères plus avancés pour notre projet.

D'abord, il m'a paru que son système était qu'une demoiselle mérite beaucoup plus de ménagements qu'une femme, comme ayant plus à perdre. Il trouve, surtout, que rien ne peut justifier un homme de mettre une fille dans la nécessité de l'épouser ou de vivre déshonorée, quand la fille est infiniment plus riche que l'homme, comme dans le cas où il se trouve. La sécurité de la mère, la candeur de la fille, tout l'intimide et l'arrête. L'embarras ne serait point de combattre ses raisonnements, quelque vrais qu'ils soient. Avec un peu d'adresse et aidé par la passion, on les aurait bientôt détruits; d'autant qu'ils prêtent au ridicule, et qu'on aurait pour soi l'autorité de l'usage. Mais ce qui empêche qu'il n'y ait de prise sur lui, c'est qu'il se trouve heureux comme il est. En effet, si les premiers amours paraissent, en général, plus honnêtes, et comme on dit plus purs; s'ils sont au moins plus lents dans leur marche, ce n'est pas, comme on le pense, délicatesse ou timidité: c'est que le coeur, étonné par un sentiment inconnu, s'arrête, pour ainsi dire, à chaque pas, pour jouir du charme qu'il éprouve, et que ce charme est si puissant sur un coeur neuf, qu'il l'occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir. Cela est si vrai, qu'un libertin amoureux, si un libertin peut l'être, devient de ce moment même moins pressé de jouir; et qu'enfin, entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges, et la mienne avec la prude Mme de Tourvel, il n'y a que la différence du plus au moins.

Il aurait fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus d'obstacles qu'il n'en a rencontrés; surtout qu'il eût eu besoin de plus de mystère, car le mystère mène à l'audace. Je ne suis pas éloigné de croire que vous nous avez nui en le servant trop bien; votre conduite eût été excellente avec un homme usagé, qui n'eût eu que des désirs: mais vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête et amoureux, le plus grand prix des faveurs est d'être la preuve de l'amour; et que par conséquent, plus il serait sûr d'être aimé, moins il serait entreprenant. Que faire à présent? je n'en sais rien; mais je n'espère pas que la petite soit prise avant le mariage, et nous en serons pour nos frais: j'en suis fâché, mais je n'y vois pas de remède.

Pendant que je disserte ici, vous faites mieux avec votre chevalier. Cela me fait songer que vous m'avez promis une infidélité en ma faveur; j'en ai votre promesse par écrit, et je ne veux pas en faire un billet de La Châtre. Je conviens que l'échéance n'est pas encore arrivée; mais il serait généreux à vous de ne pas l'attendre; et de mon côté, je vous tiendrais compte des intérêts. Qu'en dites-vous, ma belle amie? Est-ce que vous n'êtes pas fatiguée de votre constance? Ce chevalier est donc bien merveilleux? Oh! laissez-moi faire; je veux vous forcer de convenir que si vous lui avez trouvé quelque mérite, c'est que vous m'aviez oublié.

Adieu, ma belle amie; je vous embrasse comme je vous désire; je défie tous les baisers du chevalier d'avoir autant d'ardeur.

58. Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

7 septembre 17**.

Par où ai-je donc mérité, Madame, et les reproches que vous me faites, et la colère que vous me témoignez? L'attachement le plus vif et pourtant le plus respectueux, la soumission la plus entière à vos moindres volontés: voilà en deux mots l'histoire de mes sentiments et de ma conduite. Accablé par les peines d'un amour malheureux, je n'avais d'autre consolation que celle de vous voir; vous m'avez ordonné de m'en priver; j'ai obéi sans me permettre un murmure. Pour prix de ce sacrifice, vous m'avez permis de vous écrire, et aujourd'hui vous voulez m'ôter cet unique plaisir. Me le laisserai-je ravir, sans essayer de le défendre? Non, sans doute: eh! comment ne serait-il pas cher à mon coeur? c'est le seul qui me reste, et je le tiens de vous.

Mes lettres, dites-vous, sont trop fréquentes! Songez donc, je vous prie, que depuis dix jours que dure mon exil, je n'ai passé aucun moment sans m'occuper de vous, et que cependant vous n'avez reçu que deux lettres de moi. Je ne vous y parle que de mon amour! Eh! que puis-je dire, que ce que je pense? tout ce que j'ai pu faire a été d'en affaiblir l'expression; et vous pouvez m'en croire, je ne vous en ai laissé voir que ce qu'il m'a été impossible d'en cacher. Vous me menacez enfin de ne plus me répondre. Ainsi l'homme qui vous préfère à tout et vous respecte encore plus qu'il ne vous aime, non contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le mépris! Et pourquoi ces menaces et ce courroux? qu'en avez-vous besoin? n'êtes-vous pas sûre d'être obéie, même dans vos ordres injustes? m'est-il donc possible de contrarier aucun de vos désirs, et ne l'ai-je pas déjà prouvé? Mais abuserez-vous de cet empire que vous avez sur moi? Après m'avoir rendu malheureux, après être devenue injuste, vous sera-t-il donc bien facile de jouir de cette tranquillité que vous assurez vous être si nécessaire? ne vous direz-vous jamais: Il m'a laissée maîtresse de son sort, et j'ai fait son malheur; il m'a donné sa confiance et je l'ai trahie; il implorait mes secours, et je l'ai regardé sans pitié? Savez-vous jusqu'où peut aller mon désespoir? non.

Pour calculer mes maux, il faudrait savoir à quel point je vous aime, et vous ne connaissez pas mon coeur.

A quoi me sacrifiez-vous? à des craintes chimériques. Et qui vous les inspire? un homme qui vous adore; un homme sur qui vous ne cesserez jamais d'avoir un empire absolu. Que craignez-vous, que pouvez-vous craindre d'un sentiment que vous serez toujours maîtresse de diriger à votre gré? Mais votre imagination se crée des monstres, et l'effroi qu'ils vous causent, vous l'attribuez à l'amour. Un peu de confiance, et ces fantômes disparaîtront.

Un sage a dit que pour dissiper ses craintes il suffisait presque toujours d'en approfondir la cause. C'est surtout en amour que cette vérité trouve son application. Aimez, et vos craintes s'évanouiront. A la place des objets qui vous effrayent, vous trouverez un sentiment délicieux, un amant tendre et soumis; et tous vos jours, marqués par les bonheur, ne vous laisseront d'autre regret que d'en avoir perdu quelques-uns dans l'indifférence. Moi-même, depuis que, revenu de mes erreurs, je n'existe plus que pour l'amour, je regrette un temps que je croyais avoir passé dans les plaisirs; et je sens que c'est à vous seule qu'il appartient de me rendre heureux. Mais, je vous en supplie, que le plaisir que je trouve à vous écrire ne soit plus troublé par la crainte de vous déplaire. Je ne veux pas vous désobéir: mais je suis à vos genoux, j'y réclame le bonheur que vous voulez me ravir, le seul que vous m'ayez laissé; je vous crie: écoutez mes prières, et voyez mes larmes; ah! Madame, me refuserez-vous?

59. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

8 septembre 17**.

Apprenez-moi, si vous le savez, ce que signifie ce radotage de Danceny. Qu'est-il donc arrivé, et qu'est-ce qu'il a perdu? Sa belle s'est peut-être fâchée de son respect éternel. Il faut être juste, on se fâcherait à moins. Que lui dirai-je ce soir, au rendez-vous qu'il me demande, et que je lui ai donné à tout hasard? Assurément je ne perdrai pas mon temps à écouter ses doléances, si cela ne doit nous servir à rien. Les complaintes amoureuses ne sont bonnes à entendre qu'en récitatif obligé ou en grandes ariettes. Instruisez-moi donc de ce qui est et de ce que je dois faire; ou bien je déserte, pour éviter l'ennui que je prévois. Pourrai-je causer avec vous ce matin? Si vous êtes occupée, au moins écrivez-moi un mot, et donnez-moi les réclames de mon rôle.

Où étiez-vous donc hier? Je ne parviens plus à vous voir. En vérité, ce n'était pas la peine de me retenir à Paris au mois de septembre. Décidez-vous pourtant, car je viens de recevoir une invitation fort pressante de la comtesse de B , pour aller la voir à la campagne; et, comme elle me le mande assez plaisamment, "son mari a le plus beau bois du monde, qu'il conserve soigneusement pour les plaisirs de ses amis". Or, vous savez que j'ai bien quelques droits, sur ce bois-là; et j'irai le revoir si je ne vous suis pas utile. Adieu, songez que Danceny sera chez moi sur les quatre heures.

60. Du Chevalier Danceny au Vicomte de Valmont (Incluse dans la précédente.)  

8 septembre.

Je suis désespéré, Monsieur. J'ai tout perdu. Je n'ose confier au papier le secret de mes peines: mais j'ai besoin de les répandre dans le sein d'un ami sûr et sensible. A quelle heure pourrai-je vous voir, et aller chercher auprès de vous des consolations et des conseils? J'étais si heureux le jour où je vous ouvris mon âme! A présent, quelle différence! tout est changé pour moi. Ce que je souffre pour mon compte n'est encore que la moindre partie de mes tourments; mon inquiétude sur un objet bien plus cher, voilà ce que je ne puis supporter. Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, et j'attends de votre amitié que vous ne me refuserez pas cette démarche: mais il faut que je vous parle, que je vous instruise. Vous me plaindrez, vous me secourrez; je n'ai d'espoir qu'en vous. Vous êtes indulgent, vous connaissez l'amour, et vous êtes le seul à qui je puisse me confier; ne me refusez pas vos secours.

Adieu, Monsieur; le seul soulagement que j'éprouve dans ma douleur, est de songer qu'il me reste un ami tel que vous. Faites-moi savoir je vous prie, à quelle heure je pourrai vous trouver. Si ce n'est pas ce matin, je désirerais que ce fût de bonne heure dans l'après-midi.

6I. De Cécile Volanges à Sophie Carnay  

7 septembre 17**.

Ma chère Sophie, plains ta Cécile, ta pauvre Cécile; elle est bien malheureuse! Maman sait tout. Je ne conçois pas comment elle a pu se douter de quelque chose, et pourtant elle a tout découvert. Hier au soir, Mme de Merteuil avait soupé ici avec quelques autres personnes; Maman me parut bien avoir un peu d'humeur: mais je n'y fis pas grande attention; et même en attendant que sa partie fût finie, je causai très gaiement avec Mme de Merteuil, et nous parlâmes beaucoup de Danceny. Je ne crois pourtant pas qu'on ait pu nous entendre. Quand elle s'en alla, je me retirai dans mon appartement.

Je me déshabillais, quand Maman entra et fit sortir ma femme de chambre; elle me demanda la clef de mon secrétaire, et le ton dont elle me fit cette demande me causa un tremblement si fort, que je pouvais à peine me soutenir. Je faisais semblant de ne la pas trouver: mais enfin il fallut bien obéir. Le premier tiroir qu'elle ouvrit fut justement celui où étaient les lettres du chevalier Danceny. J'étais si troublée, que quand elle me demanda ce que c'était, je ne sus lui répondre autre chose, sinon que ce n'était rien; mais quand je la vis commencer à lire celle qui se présentait la première, je n'eus que le temps de gagner un fauteuil, et je me trouvai mal au point que je perdis connaissance. Aussitôt que je revins à moi, ma mère, qui avait appelé ma femme de chambre, se retira, en me disant de me coucher. Elle a emporté toutes les lettres de Danceny. Je frémis toutes les fois que je songe qu'il me faudra reparaître devant elle. Je n'ai fait que pleurer toute la nuit.

Je t'écris au point du jour, dans l'espoir que Joséphine viendra. Si je peux lui parler seule, je la prierai de remettre chez Mme de Merteuil un petit billet que je vais lui écrire; sinon, je le mettrai dans ta lettre, et tu voudras bien l'envoyer comme de toi. Ce n'est que d'elle que je puis recevoir quelque consolation. Au moins, nous parlerons de lui, car je n'espère plus le voir. Je suis bien malheureuse! Elle aura peut-être la bonté de se charger d'une lettre pour Danceny. Je n'ose pas me confier à Joséphine pour cet objet, et encore moins à ma femme de chambre; car c'est peut-être elle qui aura dit à ma mère que j'avais des lettres dans mon secrétaire.

Je ne t'écrirai pas plus longuement, parce que je veux avoir le temps d'écrire à Mme de Merteuil, et aussi à Danceny, pour avoir ma lettre toute prête, si elle veut bien s'en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu'on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je suis malade, pour me dispenser de passer chez Maman. Je ne mentirai pas beaucoup; sûrement je souffre plus que si j'avais la fièvre. Les yeux me brûlent à force d'avoir pleuré; et j'ai un poids sur l'estomac qui m'empêche de respirer. Quand je songe que je ne verrai plus Danceny, je voudrais être morte. Adieu, ma chère Sophie. Je ne peux t'en dire davantage; les larmes me suffoquent.

62. De Madame de Volanges au Chevalier Danceny  

7 septembre 17**.

Après avoir abusé, Monsieur, de la confiance d'une mère et de l'innocence d'un enfant, vous ne serez pas surpris, sans doute, de ne plus être reçu dans une maison où vous n'avez répondu aux preuves de l'amitié la plus sincère que par l'oubli de tous les procédés. Je préfère de vous prier de ne plus venir chez moi, à donner des ordres à ma porte, qui nous compromettraient tous également, par les remarques que les valets ne manqueraient pas de faire. J'ai droit d'espérer que vous ne me forcerez pas de recourir à ce moyen. Je vous préviens aussi que si vous faites à l'avenir la moindre tentative pour entretenir ma fille dans l'égarement où vous l'avez plongée, une retraite austère et éternelle la soustraira à vos poursuites. C'est à vous de voir, Monsieur, si vous craindrez aussi peu de causer son infortune, que vous avez peu craint de tenter son déshonneur. Quant à moi, mon choix est fait, et je l'en ai instruite.

Vous trouverez ci-joint le paquet de vos lettres. Je compte que vous me renverrez en échange toutes celles de ma fille; et que vous vous prêterez à ne laisser aucune trace d'un événement dont nous ne pourrions garder le souvenir, moi sans indignation, elle sans honte, et vous sans remords. J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre etc.

63. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont  

8 septembre 17**.

Vraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L'événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c'est, je crois, mon chef-d'oeuvre. Je n'ai pas perdu mon temps depuis votre dernière lettre, et j'ai dit comme l'architecte athénien: "Ce qu'il a dit, je le ferai."

Il lui faut donc des obstacles à ce beau héros de roman, et il s'endort dans la félicité! Oh! qu'il s'en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne; et je me trompe, ou son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui apprendre le prix du temps, et je me flatte qu'à présent il regrette celui qu'il a perdu. Il fallait, dites-vous, aussi, qu'il eût besoin de plus de mystère; eh bien! ce besoin-là ne lui manquera plus. J'ai cela de bon, moi, c'est qu'il ne faut que me faire apercevoir de mes fautes; je ne prends point de repos que je n'aie tout réparé. Apprenez donc ce que j'ai fait.

En rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre lettre; je la trouvai lumineuse. Persuadée que vous aviez très bien indiqué la cause du mal, je ne m'occupai plus qu'à trouver le moyen de le guérir. Je commençai pourtant par me coucher; car l'infatigable chevalier ne m'avait pas laissé dormir un moment, et je croyais avoir sommeil: mais point du tout; toute entière à Danceny, le désir de le tirer de son indolence, ou de m'en venger ne me permit pas de fermer l'oeil, et ce ne fut qu'après avoir bien concerté mon plan, que je pus trouver deux heures de repos. Tel on nous raconte que le Maréchal de Saxe, après avoir fait les dispositions d'une bataille pour le lendemain, s'endormit d'un sommeil tranquille.

J'allai le soir même chez Mme de Volanges, et, suivant mon projet, je lui fis confidence que je me croyais sûre qu'il existait entre sa fille et Danceny une liaison dangereuse. Cette femme, si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu'elle me répondit d'abord qu'à coup sûr je me trompais; que sa fille était un enfant, etc., etc. Je ne pouvais pas lui dire tout ce que j'en savais; mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu et mon amitié s'alarmaient. Je parlai enfin presque aussi bien qu'aurait pu faire une dévote; et, pour frapper le coup décisif, j'allai jusqu'à dire que je croyais avoir vu donner et recevoir une lettre. Cela me rappelle, ajoutai-je, qu'un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de son secrétaire, dans lequel j'en vis beaucoup, que sans doute elle conserve. Lui connaissez-vous quelque correspondance fréquente, demandai-je? Ici la figure de Mme de Volanges changea, et je vis quelques larmes rouler dans ses yeux. Je vous remercie, ma digne amie, me dit-elle, en me serrant la main, je m'en éclaircirai.

Après cette conversation, trop courte pour être suspecte, je me rapprochai de la jeune personne. Je la quittai pourtant bientôt après, pour demander à sa mère de ne pas me compromettre vis-à-vis d'elle; ce qu'elle me promit d'autant plus volontiers, que je lui fis observer combien il serait heureux que cette enfant prît assez de confiance en moi pour m'ouvrir son coeur, et me mettre à portée de lui donner mes sages conseils. Ce qui m'assure qu'elle tiendra sa promesse, est que je ne doute pas qu'elle ne veuille se faire honneur de sa pénétration auprès de sa fille. Je me trouvais, par là, autorisée à garder mon ton d'amitié avec la fille, sans paraître fausse aux yeux de la mère; ce que je voulais éviter. J'y gagnais encore d'être, par la suite, aussi longtemps et aussi secrètement que je voudrais, avec la petite personne, sans que la mère en prît jamais d'ombrage.

J'en profitai dès le soir même; et après ma partie finie, je chambrai la petite dans un coin, et la mis sur le chapitre de Danceny, sur lequel elle ne tarit jamais. Il n'est sorte de folie que je ne lui aie fait dire. Je m'amusais à lui monter la tête sur le plaisir qu'elle aurait à le voir le lendemain. Il fallait bien lui rendre en espérance ce que je lui ôtais en réalité; et puis, tout cela devait rendre le coup plus sensible, et je suis persuadée que plus elle aura souffert, plus elle sera pressée de s'en dédommager à la première occasion. Il est bon, d'ailleurs, d'accoutumer aux grands mouvements quelqu'un qu'on destine aux grandes aventures.

Après tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaisir d'avoir son Danceny? elle en raffole! eh bien, je lui promets qu'elle l'aura, et plutôt même qu'elle ne l'aurait eu sans cet orage. C'est un mauvais rêve dont le réveil sera délicieux; et, à tout prendre, il me semble qu'elle me doit de la reconnaissance: au fait, quand j'y aurais mis un peu de malice, il faut bien s'amuser:

Les sots sont ici bas pour nos menus plaisirs.

Je me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny, me disais-je, animé par les obstacles, va redoubler d'ardeur, et alors je le servirai de tout mon pouvoir; ou si ce n'est qu'un sot, comme je suis quelquefois tentée de le croire, il sera désespéré et se tiendra pour battu: et, dans ce cas, au moins me serai-je vengée de lui, autant qu'il était en moi; chemin faisant, j'aurai augmenté pour moi l'estime de la mère, l'amitié de la fille et la confiance de toutes deux. Et quant à Gercourt, premier objet de mes soins, je serais bien malheureuse ou bien maladroite, si, maîtresse de l'esprit de sa femme, comme je le suis et vas l'être plus encore, je ne trouvais pas mille moyens d'en faire ce que je veux qu'il soit. Je me couchai dans ces douces idées: aussi je dormis bien, et me réveillai fort tard.

A mon réveil, je trouvai deux billets, un de la mère et un de la fille; et je ne pus m'empêcher de rire, en trouvant dans tous deux littéralement cette même phrase: C'est de vous seule que j'attends quelque consolation. N'est-il pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d'être le seul agent de deux intérêts directement contraires? Me voilà comme la Divinité, recevant les voeux opposés des aveugles mortels, et ne changeant rien à mes décrets immuables. J'ai quitté pourtant ce rôle auguste, pour prendre celui d'ange consolateur; et j'ai été, suivant le précepte, visiter mes amis dans leur affliction.

J'ai commencé par la mère; je l'ai trouvée d'une tristesse, qui déjà vous venge en partie des contrariétés qu'elle vous a fait éprouver de la part de la belle prude. Tout a réussi à merveille: ma seule inquiétude était qu'elle ne profitât de ce moment pour gagner la confiance de sa fille; ce qui eût été bien facile, en n'employant, avec elle, que le langage de la douceur et de l'amitié, et en donnant aux conseils de la raison l'air et le ton de la tendresse indulgente. Par bonheur, elle s'est armée de sévérité; elle s'est enfin si mal conduite, que je n'ai eu qu'à applaudir. Il est vrai qu'elle a pensé rompre tous nos projets, par le parti qu'elle avait pris de faire rentrer sa fille au couvent: mais j'ai paré ce coup; et je l'ai engagée à en faire seulement la menace, dans le cas où Danceny continuerait ses poursuites: afin de les forcer tous deux à une circonspection que je crois nécessaire pour le succès.

Ensuite j'ai été chez la fille. Vous ne sauriez croire combien la douleur l'embellit! Pour peu qu'elle prenne de coquetterie, je vous garantis qu'elle pleurera souvent: pour cette fois, elle pleurait sans malice. Frappée de ce nouvel agrément que je ne lui connaissais pas, et que j'étais bien aise d'observer, je ne lui donnai d'abord que de ces consolations gauches, qui augmentent plus les peines qu'elles ne les soulagent; et, par ce moyen, je la menai au point d'être véritablement suffoquée. Elle ne pleurait plus, et je craignis un moment les convulsions. Je lui conseillai de se coucher, ce qu'elle accepta; et je lui servis de femme de chambre: elle n'avait point fait de toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découvertes; je l'embrassai; elle se laissa aller dans mes bras, et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu! qu'elle était belle! Ah! si Magdeleine était ainsi, elle dut être bien plus dangereuse, pénitente que pécheresse.

Quand la belle désolée fut au lit, je me mis à la consoler de bonne foi. Je la rassurai d'abord sur la crainte du couvent. Je fis naître en elle l'espoir de voir Danceny en secret; et m'asseyant sur le lit: "S'il était là", lui dis-je; puis, brodant sur ce thème, je la conduisis, de distraction en distraction, à ne plus se souvenir du tout qu'elle était affligée. Nous nous serions séparées parfaitement contentes l'une de l'autre, si elle n'avait voulu me charger d'une lettre pour Danceny; ce que j'ai constamment refusé. En voici les raisons, que vous approuverez sans doute.

D'abord, celle que c'était me compromettre vis-à-vis de Danceny; et si c'était la seule dont je pus me servir vis-à-vis de la petite, il y en avait beaucoup d'autres de vous à moi. Ne serait-ce pas risquer le fruit de mes travaux que de donner si tôt à nos jeunes gens un moyen si facile d'adoucir leurs peines? Et puis, je ne serais pas fâchée de les obliger à mêler quelques domestiques dans cette aventure: car enfin, si elle se conduit à bien, comme je l'espère, il faudra qu'elle se sache immédiatement après le mariage, et il n'y a pas de moyens plus sûrs pour la répandre; ou, si, par miracle ils ne parlaient pas, nous parlerons nous, et il sera plus commode de mettre l'indiscrétion sur leur compte.

Il faudra donc qu'aujourd'hui vous donniez cette idée à Danceny; et comme je ne suis pas sûre de la femme de chambre de la petite Volanges, dont elle-même paraît se défier, indiquez-lui la mienne, ma fidèle Victoire. J'aurai soin que la démarche réussisse. Cette idée me plaît d'autant plus que cette confidence ne sera utile qu'à nous, et point à eux: car je ne suis pas à la fin de mon récit.

Pendant que je me défendais de me charger de la lettre de la petite, je craignais à tout moment qu'elle ne me proposât de la mettre seulement à la petite poste; ce que je n'aurais guère pu refuser. Heureusement, soit trouble, ou ignorance de sa part, ou encore qu'elle tînt moins à la lettre qu'à la réponse, qu'elle n'aurait pas pu avoir par là, elle ne m'en a point parlé: mais, pour éviter que cette idée lui vînt, ou au moins qu'elle pût s'en servir, j'ai pris mon parti sur-le-champ; et en rentrant chez la mère, je l'ai décidée à éloigner sa fille pour quelque temps, à la mener à la campagne... Et où?... Le coeur ne vous bat pas de joie?... Chez votre tante, chez la vieille Rosemonde. Elle doit l'en prévenir aujourd'hui: ainsi, vous voilà autorisé à aller retrouver votre dévote qui n'aura plus à vous objecter le scandale du tête-à-tête; et grâce à mes soins, Mme de Volanges réparera elle-même le tort qu'elle vous a fait.

Mais écoutez-moi, et ne vous occupez pas si vivement de vos affaires, que vous perdiez celle-ci de vue; songez qu'elle m'intéresse. Je veux que vous vous rendiez le correspondant et le conseil des deux jeunes gens. Apprenez donc ce voyage à Danceny et offrez-lui vos services. Ne trouvez de difficulté qu'à faire parvenir entre les mains de sa belle votre lettre de créance; et levez cet obstacle sur-le-champ, en lui indiquant la voie de ma femme de chambre. Il n'y a point de doute qu'il n'accepte; et vous aurez pour prix de vos peines la confidence d'un coeur neuf, qui est toujours intéressante. La pauvre petite! comme elle rougira en vous remettant sa première lettre! Au vrai, ce rôle de confident, contre lequel il s'est établi des préjugés, me paraît un très joli délassement, quand on est occupé d'ailleurs; et c'est le cas où vous serez.

C'est de vos soins que va dépendre le dénouement de cette intrigue. Jugez du moment où il faudra réunir les acteurs. La campagne offre mille moyens; et Danceny, à coup sûr, sera prêt à s'y rendre à votre premier signal. Une nuit, un déguisement, une fenêtre, que sais-je moi? Mais enfin, si la petite fille en revient telle qu'elle y aura été, je m'en prendrai à vous. Si vous jugez qu'elle ait besoin de quelque encouragement de ma part, mandez-le moi. Je crois lui avoir donné une assez bonne leçon sur le danger de garder des lettres, pour oser lui écrire à présent; et je suis toujours dans le dessein d'en faire mon élève.

Je crois avoir oublié de vous dire que ses soupçons au sujet de sa correspondance trahie s'étaient portés d'abord sur sa femme de chambre, et que je les ai détournés sur le confesseur. C'est faire d'une pierre deux coups.

Adieu, Vicomte; voilà bien longtemps que je suis à vous écrire, et mon dîner en a été retardé; mais l'amour-propre et l'amitié dictaient ma lettre, et tous deux sont bavards. Au reste, elle sera chez vous à trois heures, et c'est tout ce qu'il vous faut.

Plaignez-vous de moi à présent, si vous l'osez; et allez revoir, si vous en êtes tenté, le bois du comte de B***. Vous dites qu'il le garde pour le plaisir de ses amis! Cet homme est donc l'ami de tout le monde? Mais adieu, j'ai faim.

64. Du Chevalier Danceny à Madame de Volanges  

9 septembre 17**.

Sans chercher, Madame, à justifier ma conduite, et sans me plaindre de la vôtre, je ne puis que m'affliger d'un événement qui fait le malheur de trois personnes, toutes trois dignes d'un sort plus heureux. Plus sensible encore au chagrin d'en être la cause, qu'à celui d'en être la victime, j'ai souvent essayé, depuis hier, d'avoir l'honneur de vous répondre, sans pouvoir en trouver la force. J'ai cependant tant de chose à vous dire, qu'il faut bien faire un effort sur moi-même; et si cette lettre a peu d'ordre et de suite, vous devez sentir assez combien ma situation est douloureuse, pour m'accorder quelque indulgence.

Permettez-moi d'abord de réclamer contre la première phrase de votre lettre. Je n'ai abusé, j'ose le dire, ni de votre confiance ni de l'innocence de Mlle de Volanges; j'ai respecté l'une et l'autre dans mes actions. Elles seules dépendaient de moi; et quand vous me rendriez responsable d'un sentiment involontaire, je ne crains pas d'ajouter, que celui que m'a inspiré Mademoiselle votre fille est tel qu'il peut vous déplaire, mais non vous offenser. Sur cet objet qui me touche plus que je ne puis vous dire, je ne veux que vous pour juge, et mes lettres pour témoins.

Vous me défendez de me présenter chez vous à l'avenir, et sans doute je me soumettrai à tout ce qu'il vous plaira d'ordonner à ce sujet. Mais cette absence subite et totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prise aux remarques, que vous voulez éviter, que l'ordre que, par cette raison même, vous n'avez pas voulu donner à votre porte? J'insisterai d'autant plus sur ce point, qu'il est bien plus important pour Mlle de Volanges que pour moi. Je vous supplie donc de peser attentivement toutes choses et de ne pas permettre que votre sévérité altère votre prudence. Persuadé que l'intérêt seul de Mademoiselle votre fille dictera vos résolutions, j'attendrai de nouveaux ordres de votre part.

Cependant, dans le cas où vous me permettriez d'avoir l'honneur de vous faire ma cour quelquefois, je m'engage, Madame (et vous pouvez compter sur ma promesse), à ne point abuser de ces occasions pour tenter de parler en particulier à Mlle de Volanges, ou de lui faire tenir aucune lettre. La crainte de tout ce qui pourrait compromettre sa réputation, m'engage à ce sacrifice; et le bonheur de la voir quelquefois m'en dédommagera.

Cet article de ma lettre est aussi la seule réponse que je puisse faire à vos menaces, sur le sort que vous destinez à Mlle de Volanges, et que vous voulez rendre dépendant de ma conduite. Ce serait vous tromper, que vous promettre davantage. Un vil séducteur peut plier ses projets aux circonstances, et calculer avec les événements: mais l'amour qui m'anime ne me permet que deux sentiments: le courage et la constance.

Qui, moi! consentir à être oublié de Mlle de Volanges, à l'oublier moi-même? non, non, jamais. Je lui serai fidèle; elle en a reçu le serment, et je le renouvelle en ce jour. Pardon, Madame, je m'égare, il faut revenir.

Il me reste un autre objet à traiter avec vous; celui des lettres que vous me demandez. Je suis vraiment peiné d'ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déjà: mais, je vous en supplie, écoutez mes raisons, et daignez vous souvenir, pour les apprécier, que la seule consolation au malheur d'avoir perdu votre amitié, est l'espoir de conserver votre estime.

Les lettres de Mlle de Volanges, toujours si précieuses pour moi, me le deviennent bien plus dans ce moment. Elles sont l'unique bien qui me reste; elles seules me retracent encore un sentiment qui fait tout le charme de ma vie. Cependant, vous pouvez m'en croire, je ne balancerais pas un instant à vous en faire le sacrifice, et le regret d'en être privé céderait au désir de vous prouver ma déférence respectueuse; mais des considérations plus puissantes me retiennent et je m'assure que vous-même vous ne pourrez les blâmer.

Vous avez, il est vrai, le secret de Mlle de Volanges; mais permettez-moi de le dire, je suis autorisé à croire que c'est l'effet de la surprise, et non de la confiance. Je ne prétends pas blâmer une démarche qu'autorise, peut-être, la sollicitude maternelle. Je respecte vos droits, mais ils ne vont pas jusqu'à me dispenser de mes devoirs. Le plus sacré de tous est de ne jamais trahir la confiance qu'on nous accorde. Ce serait y manquer que d'exposer aux yeux d'un autre les secrets d'un coeur qui n'a voulu les dévoiler qu'aux miens. Si Mademoiselle votre fille consent à vous les confier, qu'elle parle; mes lettres vous sont inutiles. Si elle veut au contraire les renfermer en elle-même, vous n'attendez pas, sans doute, que ce soit moi qui vous en instruise.

Quant au mystère dans lequel vous désirez que cet événement reste enseveli, soyez tranquille, Madame; sur tout ce qui intéresse Mlle de Volanges, je peux défier le coeur même d'une mère. Pour achever de vous ôter toute inquiétude, j'ai prévu à tout. Ce dépôt précieux, qui portait jusqu'ici pour suscription: papiers à brûler, porte à présent: papiers appartenant à Mme de Volanges. Ce parti que je prends doit vous prouver encore que mes refus ne portent pas sur la crainte que vous trouviez dans ces lettres un seul sentiment dont vous ayez personnellement à vous plaindre.

Voilà, Madame, une bien longue lettre. Elle ne le serait pas encore assez, si elle vous laissait le moindre doute de l'honnêteté de mes sentiments, du regret bien sincère de vous avoir déplu, et du profond respect avec lequel je ne cesserai jamais d'être, etc.

65. Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges (Envoyée ouverte à la Marquise de Merteuil dans la lettre 66 du Vicomte de Valmont.)  

9 septembre 17**.

O! ma Cécile, qu'allons-nous devenir? que Dieu nous sauvera des malheurs qui nous menacent? Que l'amour nous donne au moins le courage de les supporter! Comment vous peindre mon étonnement, mon désespoir à la vue de mes lettres, à la lecture du billet de Mme de Volanges? qui a pu nous trahir? sur qui tombent vos soupçons? auriez-vous commis quelque imprudence? que faites-vous à présent? que vous a-t-on dit? Je voudrais tout savoir, et j'ignore tout. Peut-être, vous-même, n'êtes-vous pas plus instruite que moi.

Je vous envoie le billet de votre Maman, et la copie de ma réponse. J'espère que vous approuverez ce que je lui dis. J'ai bien besoin que vous approuviez aussi les démarches que j'ai faites depuis ce fatal événement; elles ont toutes pour but d'avoir de vos nouvelles, de vous donner des miennes. Que sait-on? peut-être de vous revoir encore, et plus librement que jamais.

Concevez-vous, ma Cécile, quel plaisir de nous retrouver ensemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un amour éternel, et de voir dans nos yeux, de sentir dans nos âmes que ce serment ne sera pas trompeur? Quelles peines un moment si doux ne ferait-il pas oublier? Hé bien, j'ai l'espoir de le voir naître, et je le dois à ces mêmes démarches que je vous supplie d'approuver. Que dis-je? je le dois aux soins consolateurs de l'ami le plus tendre; et mon unique demande est que vous permettez que cet ami soit aussi le vôtre.

Peut-être ne devais-je pas donner votre confiance sans votre aveu? mais j'ai pour excuse le malheur et la nécessité. C'est l'amour qui m'a conduit; c'est lui qui réclame votre indulgence, qui vous demande de pardonner une confidence nécessaire et sans laquelle nous restions peut-être à jamais séparés. Vous connaissez l'ami dont je vous parle; il est celui de la femme que vous aimez le mieux. C'est le vicomte de Valmont.

Mon projet, en m'adressant à lui, était d'abord de le prier d'engager Mme de Merteuil à se charger d'une lettre pour vous. Il n'a pas cru que ce moyen pût réussir; mais au défaut de la maîtresse, il répond de la femme-de-chambre, qui lui a des obligations. Ce sera elle qui vous remettra cette lettre et vous pourrez lui donner votre réponse.

Ce secours ne nous sera guère utile, si, comme le croit M. de Valmont, vous partez incessamment pour la campagne. Mais alors c'est lui-même qui veut nous servir. La femme chez qui vous allez est sa parente. Il profitera de ce prétexte pour s'y rendre dans le même temps que vous; et ce sera par lui que passera notre correspondance mutuelle. Il assure même que, si vous voulez vous laisser conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir, sans risquer de vous compromettre en rien.

A présent, ma Cécile, si vous m'aimez, si vous plaignez mon malheur, si, comme je l'espère, vous partagez mes regrets, refuserez-vous votre confiance à un homme qui sera notre ange tutélaire? Sans lui, je serais réduit au désespoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous cause. Ils finiront, je l'espère: mais, ma tendre amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer; de ne point vous en laisser abattre. L'idée de votre douleur m'est un tourment insupportable. Je donnerais ma vie pour vous rendre heureuse! Vous le savez bien. Puisse la certitude d'être adorée porter quelque consolation dans votre âme! La mienne a besoin que vous m'assuriez que vous pardonnez à l'amour les maux qu'il vous fait souffrir.

Adieu, ma Cécile; adieu, ma tendre amie.

66. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

9 septembre 17**.

Vous verrez, ma belle amie, en lisant les deux lettres ci-jointes, si j'ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux soient datées d'aujourd'hui, elles ont été écrites hier, chez moi et sous mes yeux: celle à la petite fille dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s'humilier devant la profondeur de vos vues, si on en juge par le succès de vos démarches. Danceny est tout de feu; et sûrement à la première occasion vous n'aurez plus de reproches à lui faire. Si sa belle ingénue veut être docile, tout sera terminé peu de temps après son arrivée à la campagne; j'ai cent moyens tous prêts. Grâce à vos soins, me voilà bien décidément l'ami de Danceny: il ne lui manque plus que d'être prince.

Il est encore bien jeune, ce Danceny! croiriez-vous que je n'ai jamais pu obtenir de lui qu'il promit à la mère de renoncer à son amour; comme s'il était bien gênant de promettre, quand on est décidé à ne pas tenir! Ce serait tromper, me répétait-il sans cesse: ce scrupule n'est-il pas édifiant, surtout en voulant coucher avec la fille? Voilà bien les hommes! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu'ils mettent de faiblesse dans l'exécution, ils l'appellent probité.

C'est votre affaire d'empêcher que Mme de Volanges ne s'effarouche de la petite fermentation de sentiment que notre jeune homme a mise dans sa lettre; préservez-nous du couvent; tâchez aussi de faire abandonner la demande des lettres de la petite. D'abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, et je suis de son avis; ici l'amour et la raison sont d'accord. Je les ai lues ces lettres, j'en ai dévoré l'ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m'explique.

Malgré toute la prudence que nous mettrons, il peut arriver un éclat; il ferait manquer le mariage, n'est-il pas vrai? et échouer tous nos projets Gercourt. Mais comme, pour mon compte, j'ai aussi à me venger de la mère, je me réserve en ce cas de déshonorer la fille. Que sait-on? il peut s'engager un procès. Alors, en choisissant bien dans cette correspondance, et n'en produisant qu'une partie, la petite Volanges paraîtrait avoir fait toutes les premières démarches, et s'être absolument jetée à la tête. Quelques-unes des lettres pourraient même compromettre la mère, et l'entacheraient au moins d'un négligence impardonnable. Je sens bien que le scrupuleux Danceny se révolterait d'abord; mais comme il serait personnellement attaqué, je crois qu'on en viendrait à bout. Il y a mille à parier contre un que la chance ne tournera pas ainsi; mais il faut tout prévoir.

Adieu, ma belle amie: vous seriez bien aimable de venir souper demain chez la maréchale de ***; je n'ai pas pu refuser.

J'imagine que je n'ai pas besoin de vous recommander le secret vis-à-vis de Mme de Volanges, sur mon projet de campagne; elle aurait bientôt celui de rester à la ville: au lieu qu'une fois arrivée, elle ne repartira pas le lendemain; et si elle nous donne seulement huit jours, je réponds de tout.

67. De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

9 septembre 17**.

Je ne voulais plus vous répondre, Monsieur, et peut-être l'embarras que j'éprouve en ce moment est-il lui-même une preuve qu'en effet je ne le devrais pas. Cependant je ne veux vous laisser aucun sujet de plainte contre moi; je veux vous convaincre que j'ai fait pour vous tout ce que je pouvais faire.

Je vous ai permis de m'écrire, dites-vous? J'en conviens; mais quand vous me rappelez cette permission, croyez-vous que j'oublie à quelles conditions elle vous fut donnée? Si j'y eusse été aussi fidèle que vous l'avez été peu, auriez-vous reçu une seule réponse de moi? Voilà pourtant la troisième; et quand vous faites tout ce qu'il faut pour m'obliger à rompre cette correspondance, c'est moi qui m'occupe des moyens de l'entretenir. Il en est un, mais c'est le seul; et si vous refusez de le prendre, ce sera, quoique vous puissiez dire, me prouver assez combien peu vous y mettez de prix.

Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncez à un sentiment qui m'offense et m'effraie, et auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en songeant qu'il est l'obstacle qui nous sépare. Ce sentiment est-il donc le seul que vous puissiez connaître? et l'amour aura-t-il ce tort de plus à mes yeux, d'exclure l'amitié? vous-même, auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie, celle en qui vous avez désiré des sentiments plus tendres? Je ne veux pas le croire: cette idée humiliante me révolterait, m'éloignerait de vous sans retour.

En vous offrant mon amitié, Monsieur, je vous donne tout ce qui est à moi, tout ce dont je puis disposer. Que pouvez-vous désirer davantage? Pour me livrer à ce sentiment si doux, si bien fait pour mon coeur, je n'attends que votre aveu; que la parole, que j'exige, qu'il suffira à votre bonheur. J'oublierai tout ce qu'on a pu me dire; je me reposerai sur vous du soin de justifier mon choix.

Vous voyez ma franchise. Elle doit vous prouver ma confiance. Il ne tiendra qu'à vous de l'augmenter encore: mais je vous préviens que le premier mot d'amour la détruit à jamais, et me rend toutes mes craintes; que surtout il deviendra pour moi le signal d'un silence éternel vis-à-vis de vous.

Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs, n'aimerez-vous pas mieux être l'objet de l'amitié d'une femme honnête, que celui des remords d'une femme coupable? Adieu, Monsieur; vous sentez qu'après avoir parlé ainsi, je ne puis plus rien dire que vous ne m'ayez répondu.

68. Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

10 septembre 17**.

Comment répondre, Madame, à votre dernière lettre? Comment oser être vrai, quand ma sincérité peut me perdre auprès de vous? N'importe, il le faut; j'en aurai le courage. Je me dis, je me répète, qu'il vaut mieux vous mériter que vous obtenir; et dussiez-vous me refuser toujours un bonheur que je désirerai sans cesse, il faut vous prouver au moins que mon coeur en est digne.

Quel dommage que, comme vous le dites, je sois revenu de mes erreurs! avec quels transports de joie j'aurais lu cette même lettre à laquelle je tremble de répondre aujourd'hui! Vous m'y parlez avec franchise, vous me témoignez de la confiance, vous m'offrez enfin votre amitié: que de biens, Madame, et quels regrets de ne pouvoir en profiter! Pourquoi ne suis-je plus le même?

Si je l'étais en effet; si je n'avais pour vous qu'un goût ordinaire, que ce goût léger, enfant de la séduction et du plaisir, qu'aujourd'hui pourtant l'on nomme amour, je me hâterais de tirer avantage de tout ce que je pourrais obtenir. Peu délicat sur les moyens, pourvu qu'ils me procurassent le succès, j'encouragerais votre franchise par le besoin de vous deviner; je désirerais votre confiance, dans le dessein de la trahir; j'accepterais votre amitié, dans l'espoir de l'égarer... Quoi! Madame, ce tableau vous effraie?... hé bien! il serait pourtant tracé d'après moi, si je vous disais que je consens à n'être que votre ami...

Qui, moi! je consentirais à partager avec quelqu'un un sentiment émané de votre âme? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. De ce moment je chercherai à vous tromper; je pourrai vous désirer encore, mais à coup sûr je ne vous aimerai plus.

Ce n'est pas que l'aimable franchise, la douce confiance, la sensible amitié, soient sans prix à mes yeux... Mais l'amour! l'amour véritable, et tel que vous l'inspirez, en réunissant tous ces sentiments, en leur donnant plus d'énergie, ne saurait se prêter, comme eux, à cette tranquillité, à cette froideur de l'âme, qui permet des comparaisons, qui souffre même des préférences. Non, Madame, je ne serai point votre ami; je vous aimerai de l'amour le plus tendre, et même le plus ardent, quoique le plus respectueux. Vous pourrez le désespérer, mais non l'anéantir.

De quel droit prétendez-vous disposer d'un coeur dont vous refusez l'hommage? Par quel raffinement de cruauté m'enviez-vous jusqu'au bonheur de vous aimer? Celui-là est à moi. Il est indépendant de vous; je saurai le défendre. S'il est la source de mes maux, il en est aussi le remède.

Non, encore une fois, non. Persistez dans vos refus cruels, mais laissez-moi mon amour. Vous vous plaisez à me rendre malheureux? eh bien! soit; essayez de lasser mon courage, je saurai vous forcer au moins à décider de mon sort; et, peut-être, quelque jour, vous me rendrez plus de justice. Non que j'espère vous rendre jamais sensible: mais sans être persuadée, vous serez convaincue; vous vous direz: Je l'avais mal jugé.

Disons mieux, c'est à vous que vous faites injustice. Vous connaître sans vous aimer, vous aimer sans être constant, sont tous deux également impossibles; et malgré la modestie qui vous pare, il doit vous être plus facile de vous plaindre, que de vous étonner, des sentiments que vous faites naître. Pour moi, dont le seul mérite est d'avoir su vous apprécier, je ne veux pas le perdre; et loin de consentir à vos offres insidieuses, je renouvelle à vos pieds le serment de vous aimer toujours.

69. De Cécile Volanges au Chevalier Danceny (Billet écrit au crayon, et recopié par Danceny.)  

10 septembre 17**.

Vous me demandez ce que je fais: je vous aime, et je pleure. Ma mère ne me parle plus; elle m'a ôté papier, plumes et encre; je me sers d'un crayon, qui par bonheur m'est resté, et je vous écris sur un morceau de votre lettre. Il faut bien que j'approuve tout ce que vous avez fait; je vous aime trop pour ne pas prendre tous les moyens d'avoir de vos nouvelles et de vous donner des miennes. Je n'aimais pas M. de Valmont, et je ne le croyais pas tant votre ami, je tâcherai de m'accoutumer à lui, et je l'aimerai à cause de vous. Je ne sais pas qui est-ce qui nous a trahis; ce ne peut être que ma femme de chambre ou mon confesseur. Je suis bien malheureuse: nous partons demain pour la campagne; j'ignore pour combien de temps. Mon Dieu! ne plus vous voir! Je n'ai plus de place. Adieu; tâchez de me lire. Ces mots tracés au crayon s'effaceront peut-être, mais jamais les sentiments gravés dans mon coeur.

70. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

11 septembre 17**.

J'ai un avis important à vous donner, ma chère amie. Je soupai hier, comme vous savez, chez la maréchale de: on y parla de vous, et j'en dis, comme vous pouvez croire, non pas tout le bien que j'en pense, mais tout celui que je n'en pense pas. Tout le monde paraissait être de mon avis, et la conversation languissait, comme il arrive toujours quand on ne dit que du bien de son prochain, lorsqu'il s'éleva un contradicteur; c'était Prévan.

"A Dieu ne plaise, dit-il en se levant, que je doute de la sagesse de Mme de Merteuil! mais j'oserais croire qu'elle la doit plus à sa légèreté qu'à ses principes. Il est peut-être plus difficile de la suivre que de lui plaire; et comme on ne manque guère en courant après une femme d'en rencontrer d'autres sur son chemin; comme, à tout prendre, ces autres-là peuvent valoir autant ou mieux qu'elle, les uns sont distraits par un goût nouveau, d'autres s'arrêtent de lassitude; et c'est peut-être la femme de Paris qui a eu le moins à se défendre. Pour moi, ajouta-t-il (encouragé par le sourire de quelques femmes), je ne croirai à la vertu de Mme de Merteuil, qu'après avoir crevé six chevaux à lui faire ma cour."

Cette mauvaise plaisanterie réussit, comme toutes celles qui tiennent à la médisance; et pendant le rire qu'elle excitait, Prévan reprit sa place, et la conversation générale changea. Mais les deux comtesses de ***, auprès de qui était notre incrédule, en firent avec lui leur conversation particulière, qu'heureusement je me trouvais à portée d'entendre.

Le défi de vous rendre sensible a été accepté; la parole de tout dire a été donnée; et de toutes celles qui se donneraient dans cette aventure, ce serait sûrement la plus religieusement gardée. Mais vous voilà bien avertie, et vous savez le proverbe.

Il me reste à vous dire que ce Prévan, que vous connaissez peu, est infiniment aimable, et encore plus adroit. Que si quelquefois vous m'avez entendu dire le contraire, c'est seulement que je ne l'aime pas, que je me plais à contrarier ses succès et que je n'ignore pas de quel poids est mon suffrage auprès d'une trentaine de nos femmes les plus à la mode.

En effet, je l'ai empêché longtemps, par ce moyen, de paraître sur ce que nous appelons le grand théâtre; et il faisait des prodiges, sans en avoir plus de réputation. Mais l'éclat de sa triple aventure, en fixant les yeux sur lui, lui a donné cette confiance qui lui manquait jusque là, et l'a rendu vraiment redoutable. C'est enfin aujourd'hui le seul homme, peut-être, que je craindrais de rencontrer sur mon chemin; et votre intérêt à part, vous me rendrez un vrai service de lui donner quelque ridicule, chemin faisant. Je le laisse en bonnes mains; et j'ai l'espoir qu'à mon retour ce sera un homme noyé,

Je vous promets, en revanche, de mener à bien l'aventure de votre pupille, et de m'occuper d'elle autant que de ma belle prude.

Celle-ci vient de m'envoyer un projet de capitulation. Toute sa lettre annonce le désir d'être trompée. Il est impossible d'en offrir un moyen plus commode et aussi plus usé. Elle veut que je sois son ami. Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles et difficiles, je ne prétends pas l'en tenir quitte à si bon marché; et assurément je n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle, pour terminer par une séduction ordinaire.

Mon projet, au contraire, est qu'elle sente, qu'elle sente bien la valeur et l'étendue de chacun des sacrifices qu'elle me fera; de ne pas la conduire si vite, que le remords ne puisse la suivre; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle; et de ne lui accorder le bonheur de m'avoir dans ses bras, qu'après l'avoir forcée à n'en plus dissimuler le désir. Au fait, je vaux bien peu, si je ne vaux la peine d'être demandé. Et puis-je me venger moins d'une femme hautaine, qui semble rougir d'avouer qu'elle m'adore?

J'ai donc refusé la précieuse amitié et m'en suis tenu à mon titre d'amant. Comme je ne me dissimule pas que ce titre, qui ne paraît d'abord qu'une dispute de mots, est pourtant d'une importance réelle à obtenir, j'ai mis beaucoup de soin à ma lettre, et j'ai tâché d'y mettre ce désordre, qui peut seul peindre le sentiment. J'ai enfin déraisonné le plus qu'il m'a été possible: car sans déraisonnement, point de tendresse; et c'est je crois, par cette raison, que les femmes nous sont si supérieures dans les lettres d'amour.

J'ai fini la mienne par une cajolerie, et c'est encore une suite de mes profondes observations. Après que le coeur d'une femme a été exercé quelque temps, il a besoin de repos; et j'ai remarqué qu'une cajolerie était, pour toutes, l'oreiller le plus doux à leur offrir.

Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres à me donner pour la comtesse de, je m'arrêterai chez elle, au moins pour dîner. Je suis fâché de partir sans vous voir. Faites-moi passer vos sublimes instructions et aidez-moi de vos sages conseils, dans ce moment décisif.

Surtout, défendez-vous de Prévan; et puissé-je un jour vous dédommager de ce sacrifice! Adieu.

Deuxième partie  

7I. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

Du château de L... 13 septembre 17**.

Mon étourdi de chasseur n'a-t-il pas laissé mon portefeuille à Paris! Les lettres de ma belle, celle de Danceny pour la petite Volanges, tout est resté, et j'ai besoin de tout. Il va partir pour réparer sa sottise; et tandis qu'il selle son cheval, je vous raconterai mon histoire de cette nuit: car je vous prie de croire que je ne perds pas mon temps.

L'aventure, par elle-même, est bien peu de chose; ce n'est qu'un réchauffé avec la vicomtesse de M***. Mais elle m'a intéressé par les détails. Je suis bien aise d'ailleurs de vous faire voir que si j'ai le talent de perdre les femmes, je n'ai pas moins, quand je veux, celui de les sauver. Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours celui que je prends; et je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu'elle m'exerce ou m'amuse.

J'ai donc trouvé la vicomtesse ici, et comme elle joignait ses instances aux persécutions qu'on me faisait pour passer la nuit au château: "Eh bien! j'y consens, lui dis-je, à condition que je la passerai avec vous. - Cela m'est impossible, me répondit-elle, Pressac est ici." Jusques-là je n'avais cru que lui dire une honnêteté: mais ce mot d'impossible me révolta comme de coutume. Je me sentis humilié d'être sacrifié à Pressac, et je résolus de ne le pas souffrir: j'insistai donc.

Les circonstances ne m'étaient pas favorables. Ce Pressac a eu la gaucherie de donner de l'ombrage au vicomte; en sorte que la Vicomtesse ne peut plus le recevoir chez elle: et ce voyage chez la bonne Comtesse avait été concerté entre eux, pour tâcher d'y dérober quelques nuits. Le vicomte avait même d'abord montré de l'humeur d'y rencontrer Pressac; mais comme il est encore plus chasseur que jaloux, il n'en est pas moins resté: et la Comtesse, toujours telle que vous la connaissez, après avoir logé la femme dans le grand corridor, a mis le mari d'un côté, l'amant de l'autre, et les a laissés s'arranger entre eux. Le mauvais destin de tous deux a voulu que je fusse logé vis-à-vis.

Ce jour-là même, c'est-à-dire hier, Pressac, qui, comme vous pouvez croire, cajole le Vicomte, chassait avec lui malgré son peu de goût pour la chasse, et comptait bien se consoler la nuit, entre les bras de la femme, de l'ennui que le mari lui causait tout le jour: mais moi, je jugeai qu'il aurait besoin de repos, et je m'occupai des moyens de décider sa maîtresse à lui laisser le temps d'en prendre.

Je réussis, et j'obtins qu'elle lui ferait une querelle de cette même partie de chasse, à laquelle, bien évidemment, il n'avait consenti que pour elle. On ne pouvait prendre un plus mauvais prétexte: mais nulle femme n'a mieux que la vicomtesse ce talent, commun à toutes, de mettre l'humeur à la place de la raison, et de n'être jamais si difficile à apaiser que quand elle a tort. Le moment d'ailleurs n'était pas commode pour les explications, et ne voulant qu'une nuit, je consentais qu'ils se raccommodassent le lendemain.

Pressac fut donc boudé à son retour. Il voulut en demander la cause, on le querella. Il essaya de se justifier; le mari, qui était présent, servit de prétexte pour rompre la conversation; il tenta enfin de profiter d'un moment où le mari était absent, pour demander qu'on voulût bien l'entendre le soir: ce fut alors que la Vicomtesse devint sublime. Elle s'indigna contre l'audace des hommes qui, parce qu'ils ont éprouvé les bontés d'une femme, croient avoir le droit d'en abuser encore, même alors qu'elle a à se plaindre d'eux; et ayant changé de thèse par cette adresse, elle parla si bien délicatesse et sentiment, que Pressac resta muet et confus; et que moi-même j'étais tenté de croire qu'elle avait raison: car vous saurez que comme ami de tous deux, j'étais en tiers dans cette conversation.

Enfin, elle déclara positivement qu'elle n'ajouterait pas les fatigues de l'amour à celles de la chasse, et qu'elle se reprocherait de troubler d'aussi doux plaisirs. Le mari rentra. Le désolé Pressac, qui n'avait plus la liberté de répondre, s'adressa à moi; et après m'avoir conté fort longuement ses raisons, que je savais aussi bien que lui, il me pria de parler à la vicomtesse, et je le lui promis. Je lui parlai en effet; mais ce fut pour la remercier, et convenir avec elle de l'heure et des moyens de notre rendez-vous.

Elle me dit que, logée entre son mari et son amant, elle avait trouvé plus prudent d'aller chez Pressac que de le recevoir dans son appartement; et que puisque je logeais vis-à-vis d'elle, elle croyait plus sûr aussi de venir chez moi; qu'elle s'y rendrait aussitôt que sa femme de chambre l'aurait laissée seule; que je n'avais qu'à tenir ma porte entr'ouverte et l'attendre.

Tout s'exécuta comme nous en étions convenus; et elle arriva chez moi vers une heure du matin,

... Dans le simple appareil

D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

Comme je n'ai point de vanité, je ne m'arrête pas aux détails de la nuit: mais vous me connaissez, et j'ai été content de moi.

Au point du jour, il a fallu se séparer. C'est ici que l'intérêt commence. L'étourdie avait cru laisser sa porte entr'ouverte, nous la trouvâmes fermée, et la clef était restée en dedans: vous n'avez pas d'idée de l'expression de désespoir avec laquelle la Vicomtesse me dit aussitôt: "Ah! je suis perdue!" Il faut convenir qu'il eût été plaisant de la laisser dans cette situation: mais pouvais-je souffrir qu'une femme fût perdue pour moi, sans l'être par moi? Et devais-je, comme le commun des hommes, me laisser maîtriser par les circonstances? Il fallait donc trouver un moyen. Qu'eussiez-vous fait, ma belle amie? Voici ma conduite, et elle a réussi.

J'eus bientôt reconnu que la porte en question pouvait s'enfoncer, en se permettant de faire beaucoup de bruit. J'obtins donc de la vicomtesse, non sans peine, qu'elle jetterait des cris perçants et d'effroi, comme au voleur à l'assassin, etc., Et nous convînmes qu'au premier cri, j'enfoncerais la porte, et qu'elle courrait à son lit. Vous ne sauriez croire combien il fallut de temps pour la décider, même après qu'elle eut consenti. Il fallut pourtant finir par là. Elle cria en effet, et au premier coup de pied la porte céda.

La vicomtesse fit bien de ne pas perdre de temps; car au même instant, le vicomte et Pressac furent dans le corridor; et la femme de chambre accourut aussi à la chambre de sa maîtresse.

J'étais seul de sang-froid, et j'en profitai pour aller éteindre une veilleuse qui brûlait encore et la renverser par terre; car vous jugez combien il eût été ridicule de feindre cette terreur panique, en ayant de la lumière dans sa chambre. Je querellai ensuite le mari et l'amant sur leur sommeil léthargique, en les assurant que les cris auxquels j'étais accouru, et mes efforts pour enfoncer la porte, avaient duré au moins cinq minutes.

La Vicomtesse, qui avait retrouvé son courage dans son lit me seconda assez bien, et jura ses grands Dieux qu'il y avait un voleur dans son appartement; elle protesta avec plus de sincérité, que de la vie elle n'avait eu tant de peur. Nous cherchions partout et nous ne trouvions rien, lorsque je fis apercevoir la veilleuse renversée et conclus que, sans doute, un rat avait causé le dommage et la frayeur; mon avis passa tout d'une voix; et après quelques plaisanteries rebattues sur les rats, le Vicomte s'en alla le premier regagner sa chambre et son lit, en priant sa femme d'avoir à l'avenir des rats plus tranquilles.

Pressac, resté seul avec nous, s'approcha de la Vicomtesse pour lui dire tendrement que c'était une vengeance de l'amour; à quoi elle répondit en me regardant: "Il était donc bien en colère, car il s'est beaucoup vengé; mais, ajouta-t-elle, je suis rendue de fatigue, et je veux dormir."

J'étais dans un moment de bonté; en conséquence, avant de nous séparer, je plaidai la cause de Pressac, et j'amenai le raccommodement. Les deux amants s'embrassèrent, et je fus à mon tour embrassé par tous deux. Je ne me souciais plus des baisers de la Vicomtesse: mais j'avoue que celui de Pressac me fit plaisir. Nous sortîmes ensemble; et après avoir reçu ses longs remerciements, nous allâmes chacun nous remettre au lit.

Si vous trouvez cette histoire plaisante, je ne vous en demande pas le secret. A présent que je m'en suis amusé, il est juste que le public ait son tour. Pour le moment, je ne parle que de l'histoire; peut-être bientôt en dirons-nous autant de l'héroïne?

Adieu, il y a une heure que mon chasseur attend; je ne prends plus que le moment de vous embrasser et de vous recommander surtout de vous garder de Prévan.

72. Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges (Remise seulement le 14.)  

Paris, ce 11 septembre 17**.

O ma Cécile! que j'envie le sort de Valmont! demain il vous verra. C'est lui qui vous remettra cette lettre; et moi, languissant loin de vous, je traînerai ma pénible existence entre les regrets et le malheur. Mon amie, ma tendre amie, plaignez-moi de mes maux; surtout plaignez-moi des vôtres: c'est contre eux que le courage m'abandonne.

Qu'il m'est affreux de causer votre malheur! sans moi vous seriez heureuse et tranquille. Me pardonnez-vous? dites! ah! dites que vous me pardonnez; dites-moi aussi que vous m'aimez, que vous m'aimerez toujours. J'ai besoin que vous me le répétiez. Ce n'est pas que j'en doute: mais il me semble que plus on en est sûr, et plus il est doux de se l'entendre dire. Vous m'aimez, n'est-ce pas? oui, vous m'aimez de toute votre âme. Je n'oublie pas que c'est la dernière parole que je vous ai entendu prononcer. Comme je l'ai recueillie dans mon coeur! comme elle s'y est profondément gravée! et avec quels transports le mien y a répondu!

Hélas! dans ce moment de bonheur, j'étais loin de prévoir le sort affreux qui nous attendait. Occupons-nous, ma Cécile, des moyens de l'adoucir. Si j'en crois mon ami, il suffira pour y réussir, que vous preniez en lui une confiance qu'il mérite.

J'ai été peiné, je l'avoue, de l'idée désavantageuse que vous paraissez avoir de lui. J'y ai reconnu les préventions de votre maman: c'était pour m'y soumettre que j'avais négligé, depuis quelque temps, cet homme vraiment aimable, qui aujourd'hui fait tout pour moi; qui enfin travaille à nous réunir, lorsque votre maman nous a séparés. Je vous en conjure, ma chère amie, voyez-le d'un oeil plus favorable. Songez qu'il est mon ami, qu'il veut être le vôtre, qu'il peut me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raisons ne vous ramènent pas, ma Cécile, vous ne m'aimez pas autant que je vous aime, vous ne m'aimez plus autant que vous m'aimiez. Ah! si jamais vous deviez m'aimer moins, il me serait bien plus facile d'en mourir que de m'en consoler. Mais non, le coeur de ma Cécile est à moi, il y est pour la vie; et si j'ai à craindre les peines d'un amour malheureux, sa constance au moins me sauvera les tourments d'un amour trahi.

Adieu, ma charmante amie; n'oubliez pas que je souffre, et qu'il ne tient qu'à vous de me rendre heureux, parfaitement heureux. Ecoutez le voeu de mon coeur, et recevez les plus tendres baisers de l'amour.

73. Du Vicomte de Valmont à Cécile Volanges (Jointe à la précédente)  

Au château de... 14 septembre 17**.

L'ami qui vous sert a su que vous n'aviez rien de ce qu'il vous fallait pour écrire, et il y a déjà pourvu. Vous trouverez dans l'antichambre de l'appartement que vous occupez, sous la grande armoire à main gauche, une provision de papier, de plumes et d'encre, qu'il renouvellera quand vous voudrez, et qu'il lui semble que vous pouvez laisser à cette même place, si vous ne lui trouvez pas un asile plus sûr.

Il vous demande de ne pas vous offenser, s'il a l'air de ne faire aucune attention à vous dans le cercle, et de ne vous y regarder que comme un enfant. Cette conduite lui paraît nécessaire pour inspirer la sécurité dont il a besoin, et travailler plus efficacement au bonheur de son ami et au vôtre. Il tâchera de faire naître les occasions de vous parler, quand il aura quelque chose à vous apprendre ou à vous remettre; et il espère y parvenir, si vous mettez du zèle à le seconder.

Il vous conseille aussi de lui rendre, à mesure, les lettres que vous aurez reçues, afin de risquer moins de vous compromettre.

Il finit par vous assurer que si vous lui donnez votre confiance, il mettra tous ses soins à adoucir la persécution qu'une mère trop cruelle fait éprouver à deux personnes, dont l'une est déjà son meilleur ami, et l'autre lui paraît mériter l'intérêt le plus tendre.

74. De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont  

Paris, ce 15 septembre 17**.

Eh! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement? ce Prévan est donc bien redoutable? Mais voyez combien je suis simple et modeste! Je l'ai rencontré souvent, ce superbe vainqueur: à peine l'avais-je regardé! Il ne fallait pas moins que votre lettre pour m'y faire faire attention. J'ai réparé mon injustice hier. Il était à l'Opéra, presque vis-à-vis de moi, et je m'en suis occupée. Il est joli au moins, mais très joli; des traits fins et délicats! il doit gagner à être vu de près. Et vous dites qu'il veut m'avoir? assurément il me fera honneur et plaisir. Sérieusement, j'en ai fantaisie, et je vous confie ici que j'ai fait les premières démarches. Je ne sais pas si elles réussiront. Voilà le fait.

Il était à deux pas de moi, à la sortie de l'Opéra, et j'ai donné, très haut, rendez-vous à la Marquise de *** pour souper le vendredi chez la Maréchale. C'est je crois la seule maison où je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu'il ne m'ait entendue... Si l'ingrat allait n'y pas venir? Mais, ditez-moi donc, croyez-vous qu'il y vienne? Savez-vous que s'il n'y vient pas, j'aurai de l'humeur toute la soirée? Vous voyez qu'il ne trouvera pas tant de difficulté à me suivre; et ce qui vous étonnera davantage, c'est qu'il en trouvera moins encore à me plaire. Il veut, dit-il, crever six chevaux à me faire sa cour! Oh! je sauverai la vie à ces chevaux-là. Je n'aurai jamais la patience d'attendre si longtemps. Vous savez qu'il n'est pas dans mes principes de faire languir, quand une fois je suis décidée, et je le suis pour lui.

Oh! çà, convenez qu'il y a plaisir à me parler raison! Votre avis important n'a-t-il pas un grand succès? Mais que voulez-vous? je végète depuis si longtemps! Il y a plus de six semaines que je ne me suis pas permis une gaieté. Celle-là se présente; puis-je me la refuser? le sujet n'en vaut-il pas la peine? en est-il de plus agréable, dans quelque sens que vous preniez ce mot?

Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre justice; vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Eh bien! je m'établis juge entre vous deux: mais d'abord il faut s'instruire, et c'est ce que je veux faire. Je serai juge intègre, et vous serez pesés tous deux dans la même balance. Pour vous, j'ai déjà vos mémoires, et votre affaire est parfaitement instruite. N'est-il pas juste que je m'occupe à présent de votre adversaire? Allons, exécutez-vous de bonne grâce; et, pour commencer, apprenez-moi, je vous prie, quelle est cette triple aventure dont il est le héros. Vous m'en parlez comme si je ne connaissais autre chose, et je n'en sais pas le premier mot. Apparemment elle se sera passée pendant mon voyage à Genève, et votre jalousie vous aura empêché de me l'écrire. Réparez cette faute au plus tôt songez que rien de ce qui l'intéresse ne m'est étranger. Il me semble bien qu'on en parlait encore à mon retour: mais j'étais occupée d'autre chose, et j'écoute rarement en ce genre tout ce qui n'est pas du jour ou de la veille.

Quand ce que je vous demande vous contrarierait un peu, n'est-ce pas le moindre prix que vous deviez aux soins que je me suis donnés pour vous? ne sont-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre Présidente, quand vos sottises vous en avaient éloigné? n'est-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains, de quoi vous venger du zèle amer de Mme de Volanges? Vous vous êtes plaint si souvent du temps que vous perdiez à aller chercher vos aventures! A présent vous les avez sous la main. L'amour, la haine, vous n'avez qu'à choisir, tout couche sous le même toit; et vous pouvez, doublant votre existence, caresser d'une main et frapper de l'autre.

C'est même encore à moi puisque c'est à votre voyage, que vous devez l'aventure de la Vicomtesse. J'en suis assez contente: mais, comme vous dites, il faut qu'on en parle; car si l'occasion a pu vous engager, comme je le conçois, à préférer pour le moment le mystère à l'éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritait pas un procédé si honnête.

J'ai d'ailleurs à m'en plaindre. Le chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrais; et par beaucoup de raisons, je serai bien aise d'avoir un prétexte pour rompre avec elle: or, il n'en est pas de plus commode que d'avoir à dire: On ne peut plus voir cette femme-là.

Adieu, Vicomte; songez que placé où vous êtes, le temps est précieux: je vais employer le mien à m'occuper du bonheur de Prévan.

75. De Cécile Volanges à Sophie Carnay  

Du château de... 14 septembre 17**.

Nota. Dans cette lettre, Cécile Volanges rend compte dans le plus grand détail de tout ce qui est relatif à elle dans les événemens que le lecteur a vus à la fin de la première partie. On a cru devoir supprimer cette répétition. Elle parle enfin du Vicomte de Valmont, et elle s'exprime ainsi.

... Je t'assure que c'est un homme bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup de mal; mais le chevalier Danceny en dit beaucoup de bien, et je crois que c'est lui qui a raison. Je n'ai jamais vu d'homme aussi adroit. Quand il m'a rendu la lettre de Danceny, c'était au milieu de tout le monde, et personne n'en a rien vu; il est vrai que j'ai eu bien peur, parce que je n'étais prévenue de rien; mais à présent je m'y attendrai. J'ai déjà fort bien compris comme il voulait que je fisse, pour lui remettre ma réponse. Il est bien facile de s'entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu'il veut. Je ne sais pas comment il fait: il me disait dans le billet dont je t'ai parlé, qu'il n'aurait pas l'air de s'occuper de moi devant maman: en effet, on dirait toujours qu'il n'y songe pas; et pourtant toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis sûre de les rencontrer tout de suite.

Il y a ici une bonne amie de Maman, que je ne connaissais pas, qui a aussi l'air de ne guère aimer M. de Valmont, quoi qu'il ait bien des attentions pour elle. J'ai peur qu'il ne s'ennuie bientôt de la vie qu'on mène ici, et qu'il ne s'en retourne à Paris; cela serait bien fâcheux. Il faut qu'il ait bien bon coeur d'être venu exprès pour rendre service à son ami et à moi! Je voudrais bien lui en témoigner ma reconnaissance, mais je ne sais comment faire pour lui parler; et quand j'en trouverais l'occasion, je serais si honteuse, que je ne saurais peut-être que lui dire.

Il n'y a que Mme de Merteuil avec qui je parle librement, quand je parle de mon amour. Peut-être même qu'avec toi, à qui je dis tout, si c'était en causant, je serais embarrassée. Et avec Danceny lui-même, j'ai souvent senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m'empêchait de lui dire tout ce que je pensais. Je me la reproche bien à présent, et je donnerais tout au monde pour trouver le moment de lui dire une fois, une seule fois, combien je l'aime. M. de Valmont lui a promis que si je me laissais conduire, il nous procurerait l'occasion de nous revoir. Je ferai bien assez ce qu'il voudra; mais je ne peux pas concevoir que cela soit possible.

Adieu, ma bonne amie, je n'ai plus de place.

76. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

Du château de... 17 septembre 17**.

Ou votre lettre est un persiflage, que je n'ai pas compris; ou vous étiez, en me l'écrivant, dans un délire très dangereux. Si je vous connaissais moins, ma belle amie, je serais vraiment très effrayé; et quoi que vous en puissiez dire, je ne m'effraierais pas trop facilement.

J'ai beau vous lire et vous relire, je n'en suis pas plus avancé: car, de prendre votre lettre dans le sens naturel qu'elle présente, il n'y a pas moyen. Qu'avez-vous donc voulu dire?

Est-ce seulement qu'il était inutile de se donner tant de soin contre un ennemi si peu redoutable? mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort. Prévan est réellement aimable; il l'est plus que vous ne le croyez; il a surtout le talent très utile d'occuper beaucoup de son amour, par l'adresse qu'il a d'en parler dans le cercle, et devant tout le monde, en se servant de la première conversation qu'il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du piège d'y répondre, parce que toutes ayant des prétentions à la finesse, aucune ne veut perdre l'occasion d'en montrer. Or, vous savez assez que femme qui consent à parler d'amour finit bientôt par en prendre, ou au moins par se conduire comme si elle en avait. Il gagne encore à cette méthode qu'il a réellement perfectionnée, d'appeller souvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur défaite; et cela, je vous en parle pour l'avoir vu.

Je n'étais dans le secret que de la seconde main; car jamais je n'ai été lié avec Prévan; mais enfin nous y étions six: et la comtesse de P***, tout en se croyant bien fine, et ayant l'air en effet, pour tout ce qui n'était pas instruit, de tenir une conversation générale, nous raconta dans le plus grand détail, et comme quoi elle s'était rendue à Prévan, et tout ce qui s'était passé entre eux. Elle faisait ce récit avec une telle sécurité, qu'elle ne fut pas même troublée par un fou rire qui nous prit à tous six en même temps; et je me souviendrai toujours qu'un de nous ayant voulu, pour s'excuser, feindre de douter de ce qu'elle disait, ou plutôt de ce qu'elle avait l'air de dire, elle répondit gravement qu'à coup sûr nous n'étions aucun aussi bien instruits qu'elle; et elle ne craignit pas même de s'adresser à Prévan, pour lui demander si elle s'était trompée d'un mot.

J'ai donc pu croire cet homme dangereux pour tout le monde: mais pour vous, Marquise, ne suffisait-il pas qu'il fût joli, très joli, comme vous le dites vous-même? ou qu'il vous fît une de ces attaques, que vous vous plaisez quelquefois à récompenser, sans autre motif que de les trouver bien faites? ou que vous eussiez trouvé plaisant de vous rendre par une raison quelconque? ou... que sais-je? puis-je deviner les mille et mille caprices qui gouvernent la tête d'une femme, et par qui seuls vous tenez encore à votre sexe? A présent que vous êtes avertie du danger, je ne doute pas que vous ne vous en sauviez facilement; mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens donc à mon texte, qu'avez-vous voulu dire?

Si ce n'est qu'un persiflage sur Prévan, outre qu'il est bien long, ce n'était pas vis-à-vis de moi qu'il était utile; c'est dans le monde qu'il faut lui donner quelque bon ridicule, et je vous renouvelle ma prière à ce sujet.

Ah! je crois tenir le mot de l'énigme! votre lettre est une prophétie, non de ce que vous ferez, mais de ce qu'il vous croira prête à faire au moment de la chute que vous lui préparez. J'approuve assez ce projet; il exige pourtant de grands ménagements. Vous savez comme moi que, pour l'effet public, avoir un homme ou recevoir ses soins, est absolument la même chose, à moins que cet homme ne soit un sot; et Prévan ne l'est pas, à beaucoup près. S'il peut gagner seulement une apparence, en voilà assez. Il se vantera et tout sera dit. Les sots y croiront, les méchants auront l'air d'y croire: quelles seront vos ressources? Tenez, j'ai peur. Ce n'est pas que je doute de votre adresse: mais ce sont toujours les bons nageurs qui se noient.

Je ne me crois pas plus bête qu'un autre; des moyens de déshonorer une femme, j'en ai trouvé cent, j'en ai trouvé mille: mais quand je me suis occupé de chercher comment elle pourrait s'en sauver, je n'en ai jamais vu la possibilité. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite est un chef-d'oeuvre, cent fois j'ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué.

Mais après tout, je cherche peut-être une raison à ce qui n'en a point. J'admire comment, depuis une heure, je traite sérieusement ce qui n'est, à coup sûr, qu'une plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi! Hé bien! soit; mais dépêchez-vous, et parlons d'autre chose. D'autre chose? je me trompe, c'est toujours de la même; toujours des femmes à avoir ou à perdre, et souvent tous les deux.

J'ai ici, comme vous l'avez fort bien remarqué, de quoi m'exercer dans les deux genres, mais non pas avec une égale facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite que l'amour. La petite Volanges est rendue, j'en réponds; elle ne dépend plus que de l'occasion, et je me charge de la faire naître. Mais il n'en est pas de même de Mme de Tourvel: cette femme est désolante, je ne la conçois pas; j'ai cent preuves de son amour, mais j'en ai mille de sa résistance, et en vérité, je crains quelquefois qu'elle ne m'échappe.

Le premier effet qu'avait produit mon retour me faisait espérer davantage. Vous devinez que je voulais pouvoir en juger par moi-même; et, pour m'assurer de voir les premiers mouvements; je ne m'étais fait précéder par personne, et j'avais calculé ma route pour arriver pendant qu'on serait à table. En effet, je tombai des nues, comme une divinité d'opéra qui vient faire un dénouement.

Ayant fait assez de bruit en entrant pour fixer les regards sur moi, je pus voir du même coup d'oeil la joie de ma vieille tante, le dépit de Mme de Volanges, et le plaisir décontenancé de sa fille. Ma belle, par la place qu'elle occupait, tournait le dos à la porte, et, occupée dans ce moment à couper quelque chose, elle ne tourna seulement pas la tête: mais j'adressai la parole à Mme de Rosemonde; et au premier mot, la sensible dévote ayant reconnu ma voix, il lui échappa un cri, dans lequel je crus reconnaître plus d'amour que de surprise ou d'effroi. Je m'étais alors assez avancé pour voir sa figure: le tumulte de son âme, le combat de ses idées et de ses sentiments s'y peignirent de vingt façons différentes. Je me mis à table à côté d'elle; elle ne savait exactement rien de ce qu'elle disait ni de ce qu'elle faisait. Elle essaya de continuer de manger; il n'y eut pas moyen: enfin, moins d'un quart d'heure après, son embarras ou son plaisir devenant plus forts qu'elle, elle n'imagina rien de mieux que de demander permission de sortir de table, et elle se sauva dans le parc, sous le prétexte d'avoir besoin de prendre l'air. Mme de Volanges voulut l'accompagner; la tendre prude ne le permit pas: trop heureuse, sans doute, de trouver un prétexte pour être seule, et se livrer sans contrainte à la douce émotion de son coeur!

J'abrégeai le dîner le plus qu'il me fut possible. A peine avait-on servi le dessert, que l'infernale Volanges, pressée apparemment du besoin de me nuire, se leva de sa place pour aller trouver la charmante malade: mais j'avais prévu ce projet, et je le traversai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général; et m'étant levé en même temps, la petite Volanges et le curé du lieu se laissèrent entraîner par ce double exemple; en sorte que Mme de Rosemonde se trouva seule à table avec le vieux commandeur de T***, et tous deux prirent aussi le parti d'en sortir. Nous allâmes donc tous rejoindre ma belle, que nous trouvâmes dans le bosquet près du château; et comme elle avait besoin de solitude et non de promenade, elle aima autant revenir avec nous que nous faire rester avec elle.

Dès que je fus assuré que Mme de Volanges n'aurait pas l'occasion de lui parler seule, je songeai à exécuter vos ordres, et je m'occupai des intérêts de votre pupille. Aussitôt après le café, je montai chez moi, et j'entrai aussi chez les autres, pour reconnaître le terrain; je fis mes dispositions pour assurer la correspondance de la petite; et après ce premier bienfait, j'écrivis un mot pour l'en instruire et lui demander sa confiance; je joignis mon billet à la lettre de Danceny. Je revins au salon. J'y trouvais ma belle établie sur une chaise longue, dans un abandon délicieux.

Ce spectacle, en éveillant mes désirs, anima mes regards; je sentis qu'ils devaient être tendres et pressants, et je me plaçai de manière à pouvoir en faire usage. Leur premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes de la céleste prude. Je considérai quelque temps cette figure angélique; puis, parcourant toute sa personne, je m'amusais à deviner les contours et les formes à travers un vêtement léger, mais toujours importun. Après être descendu de la tête aux pieds, je remontais des pieds à la tête... Ma belle amie, le doux regard était fixé sur moi; sur-le-champ il se baissa de nouveau; mais voulant favoriser son retour, je détournai mes yeux. Alors s'établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l'amour timide, qui, pour satisfaire le besoin mutuel de se voir, permet aux regards de se succéder en attendant qu'ils se confondent.

Persuadé que ce nouveau plaisir occupait ma belle tout entière, je me chargeai de veiller à notre commune sûreté; mais après m'être assuré qu'une conversation assez vive nous sauvait des remarques du cercle, je tâchai d'obtenir de ses yeux qu'ils parlassent franchement leur langage. Pour cela je surpris d'abord quelques regards; mais avec tant de réserve, que la modestie n'en pouvait être alarmée; et pour mettre la timide personne plus à son aise, je paraissais moi-même aussi embarrassé qu'elle. Peu à peu nos yeux accoutumés à se rencontrer, se fixèrent plus longtemps; bientôt ils ne se quittèrent plus, et j'aperçus dans les siens cette douce langueur, signal heureux de l'amour et du désir; mais ce ne fut qu'un moment; et bientôt revenue à elle-même, elle changea, non sans quelque honte, son maintien et son regard.

Ne voulant pas qu'elle pût douter que j'eusse remarqué ses divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui demandant, avec l'air de l'effroi, si elle se trouvait mal. Aussitôt tout le monde vint l'entourer. Je les laissai tous passer devant moi; et comme la petite Volanges, qui travaillait à la tapisserie auprès d'une fenêtre, eut besoin de quelque temps pour quitter son métier, je saisis ce moment pour lui remettre la lettre de Danceny.

J'étais un peu loin d'elle; je jetai l'épître sur ses genoux. Elle ne savait en vérité qu'en faire. Vous auriez trop ri de son air de surprise et d'embarras; pourtant je ne riais point, car je craignais que tant de gaucherie ne nous trahît. Mais un coup d'oeil et un geste fortement prononcés lui firent enfin comprendre qu'il fallait mettre le paquet dans sa poche.

Le reste de la journée n'eut rien d'intéressant. Ce qui s'est passé depuis amènera peut-être des événements dont vous serez contente, au moins pour ce qui regarde votre pupille; mais il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu'à les raconter. Voilà d'ailleurs la huitième page que j'écris, et j'en suis fatigué; ainsi, adieu.

Vous vous doutez bien, sans que je vous le dise, que la petite a répondu à Danceny. J'ai eu aussi une réponse de ma belle, à qui j'avais écrit le lendemain de mon arrivée. Je vous envoie les deux lettres. Vous les lirez ou ne les lirez pas: car ce perpétuel rabâchage, qui déjà ne m'amuse pas trop, doit être bien insipide pour toute personne désintéressée.

Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup: mais je vous en prie, si vous me reparlez de Prévan, faites en sorte que je vous entende.

77. Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

15 septembre 17**.

D'où peut venir, Madame, le soin cruel que vous mettez à me fuir? comment se peut-il que l'empressement le plus tendre de ma part n'obtienne de la vôtre que des procédés qu'on se permettrait à peine envers l'homme dont on aurait le plus à se plaindre? Quoi! l'amour me ramène à vos pieds; et quand un hasard heureux me place à côté de vous, vous aimez mieux feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de consentir à rester auprès de moi! Combien de fois hier n'avez-vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d'un regard? et si un seul instant j'ai pu y voir moins de sévérité, ce moment a été si court, qu'il semble que vous ayez moins voulu m'en faire jouir, que me faire sentir ce que je perdais à en être privé.

Ce n'est là, j'ose le dire, ni le traitement que mérite l'amour, ni celui que peut se permettre l'amitié; et toutefois, de ces deux sentiments, vous savez si l'un m'anime, et j'étais, ce me semble, autorisé à croire que vous ne vous refusiez pas à l'autre. Cette amitié précieuse, dont sans doute vous m'avez cru digne, puisque vous avez bien voulu me l'offrir, qu'ai-je donc fait pour l'avoir perdue depuis? me serais-je nui par ma confiance, et me puniriez-vous de ma franchise? ne craignez-vous pas au moins d'abuser de l'une et de l'autre? En effet, n'est-ce pas dans le sein de mon amie que j'ai déposé le secret de mon coeur? n'est-ce pas vis-à-vis d'elle seule que j'ai pu me croire obligé de refuser des conditions qu'il me suffisait d'accepter, pour me donner la facilité de ne les pas tenir, et peut-être celle d'en abuser utilement? Voudriez-vous enfin, par une rigueur si peu méritée, me forcer à croire qu'il n'eût fallu que vous tromper pour obtenir plus d'indulgence?

Je ne me repens point d'une conduite que je vous devais, que je me devais à moi-même; mais par quelle fatalité, chaque action louable devient-elle pour moi le signal d'un malheur nouveau?

C'est après avoir donné lieu au seul éloge que vous ayez encore daigné faire de ma conduite, que j'ai eu, pour la première fois, à gémir du malheur de vous avoir déplu. C'est après vous avoir prouvé ma soumission parfaite, en me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour rassurer votre délicatesse, que vous avez voulu rompre toute correspondance avec moi, m'ôter ce faible dédommagement d'un sacrifice que vous aviez exigé, et me ravir jusqu'à l'amour qui seul avait pu vous en donner le droit. C'est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité, que l'intérêt même de cet amour n'a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd'hui comme un séducteur dangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie.

Ne vous lasserez-vous donc jamais d'être injuste? Apprenez-moi du moins quels nouveaux torts ont pu vous porter à tant de sévérité, et ne refusez pas de me dicter les ordres que vous voulez que je suive; quand je m'engage à les exécuter, est-ce trop prétendre que de demander à les connaître?

78. De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont  

16 septembre 17**.

Vous paraissez, Monsieur, surpris de ma conduite, et peu s'en faut même que vous ne m'en demandiez compte comme ayant le droit de la blâmer. J'avoue que j'aurais cru que c'eût plutôt été à moi à m'étonner et à me plaindre; mais depuis le refus contenu dans votre dernière réponse, j'ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence qui ne laisse plus lieu ni aux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez des éclaircissements, et que, grâces au ciel, je ne sens rien en moi qui puisse m'empêcher de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous.

Qui lirait vos lettres, me croirait injuste et bizarre. Je crois mériter que personne n'ait cette idée de moi; il me semble surtout que vous étiez moins qu'un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti qu'en nécessitant ma justification, vous me forciez à rappeler tout ce qui s'est passé entre nous. Apparemment vous avez cru n'avoir qu'à gagner à cet examen; comme, de mon côté, je ne crois pas avoir à y perdre, au moins à vos yeux, je ne craindrai pas de m'y livrer. Peut-être est-ce, en effet, le seul moyen de connaître qui de nous deux a le droit de se plaindre de l'autre.

A compter, Monsieur, du jour de votre arrivée dans ce château, vous avouerez, je crois, qu'au moins votre réputation m'autorisait à user de quelque réserve avec vous; et que j'aurais pu, sans craindre d'être taxée d'un excès de pruderie, m'en tenir aux seules expressions de la politesse la plus froide. Vous-même m'eussiez traitée avec indulgence, et vous eussiez trouvé simple qu'une femme aussi peu formée, n'eût pas même le mérite nécessaire pour apprécier le vôtre. C'était sûrement-là le parti de la prudence; et il m'eût d'autant moins coûté à suivre, que je ne vous cacherai pas que, quand Mme de Rosemonde vint me faire part de votre arrivée, j'eus besoin de me rappeller mon amitié pour elle, et celle qu'elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me contrariait.

Je conviens volontiers que vous vous êtes montré d'abord sous un aspect plus favorable que je ne l'avais imaginé; mais vous conviendrez à votre tour qu'il a bien peu duré, et que vous vous êtes bientôt lassé d'une contrainte, dont, apparemment, vous ne vous êtes pas cru suffisamment dédommagé par l'idée avantageuse qu'elle m'avait fait prendre de vous.

C'est alors qu'abusant de ma bonne foi, de ma sécurité, vous n'avez pas craint de m'entretenir d'un sentiment dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvasse offensée; et moi, tandis que vous ne vous occupiez qu'à aggraver vos torts en les multipliant, je cherchais un motif pour les oublier, en vous offrant l'occasion de les réparer, au moins en partie. Ma demande était si juste, que vous-même ne crûtes pas pouvoir vous y refuser: mais vous faisant un droit de mon indulgence, vous en profitâtes pour me demander une permission, que, sans doute, je n'aurais pas dû accorder, et que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mises, vous n'en avez tenu aucune; et votre correspondance a été telle que chacune de vos lettres me faisait un devoir de ne plus vous répondre. C'est dans le moment même où votre obstination me forçait à vous éloigner entièrement de moi, que, par une condescendance peut-être blâmable, j'ai tenté le seul moyen qui pouvait me permettre de vous en rapprocher: mais de quel prix est à vos yeux un sentiment honnête? Vous méprisez l'amitié; et dans votre folle ivresse, comptant pour rien les malheurs et la honte, vous ne cherchez que des plaisirs et des victimes.

Aussi léger dans vos démarches, qu'inconséquent dans vos reproches, vous oubliez vos promesses, ou plutôt vous vous faites un jeu de les violer; et après avoir consenti à vous éloigner de moi, vous revenez ici sans y être rappellé; sans égard pour mes prières, pour mes raisons; sans avoir même l'attention de m'en prévenir. Vous n'avez pas craint de m'exposer à une surprise dont l'effet, quoique bien simple assurément, aurait pu être interprété défavorablement pour moi, par les personnes qui nous entouraient. Ce moment d'embarras que vous aviez fait naître, loin de chercher à en distraire, ou à le dissiper, vous avez paru mettre tous vos soins à l'augmenter encore. A table, vous choisissez précisément votre place à côté de la mienne: une légère indisposition me force d'en sortir avant les autres; et au lieu de respecter ma solitude, vous engagez tout le monde à venir la troubler. Rentrée au salon, si je fais un pas, je vous trouve à côté de moi; si je dis une parole, c'est toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous sert de prétexte pour ramener une conversation que je ne voulais pas entendre, qui pouvait même me compromettre: car enfin, Monsieur, quelque adresse que je convienne que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres peuvent aussi le comprendre.

Forcée ainsi par vous à l'immobilité et au silence, vous n'en continuez pas moins de me poursuivre; je ne puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans cesse obligée de détourner mes regards; et, par une inconséquence bien incompréhensible, vous fixez sur moi ceux du cercle, dans un moment où j'aurais voulu pouvoir même me dérober aux miens.

Et vous vous plaignez de mes procédés! et vous vous étonnez de mon empressement à vous fuir! Ah! blâmez-moi plutôt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arrivée. Je l'aurais dû peut-être, et vous me forcerez à ce parti violent, mais nécessaire, si vous ne cessez enfin des poursuites offensantes. Non, je n'oublie point, je n'oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des noeuds que j'ai formés, que je respecte et que je chéris; et je vous prie de croire que, si jamais je me trouvais réduite à ce choix malheureux de les sacrifier ou de me sacrifier moi-même, je ne balancerais pas un instant. Adieu, Monsieur.

79. Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil  

Du château de... le 18 septembre 17**.

Je comptais aller à la chasse ce matin; mais il fait un temps détestable. Je n'ai pour toute lecture qu'un roman nouveau, qui ennuierait même une pensionnaire. On déjeunera au plutôt dans deux heures: ainsi, malgré ma longue lettre d'hier, je vais encore causer avec vous. Je suis bien sûr de ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai du très joli Prévan. Comment n'avez-vous pas su sa fameuse aventure, celle qui a séparé les inséparables? Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puisque vous la désirez.

Vous vous souvenez que tout Paris s'étonnait que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mêmes talents, et pouvant avoir les mêmes prétentions, restassent intimement liées entre elles depuis le moment de leur entrée dans le monde. On crut d'abord en trouver la raison dans leur extrême timidité: mais bientôt, entourées d'une cour nombreuse dont elles partageaient les hommages, et éclairées sur leur valeur par l'empressement et les soins dont elles étaient l'objet, leur union n'en devint pourtant que plus forte; et l'on eût dit que le triomphe de l'une était toujours celui des deux autres. On espérait au moins que le moment de l'amour amènerait quelque rivalité. Nos plus agréables se disputaient l'honneur d'être la pomme de discorde; et moi-même, je me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur où la comtesse de *** s'éleva dans ce même temps, m'eût permis de lui être infidèle avant d'avoir obtenu l'agrément que je demandais.

Cependant nos trois beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert; et loin qu'il excitât les orages qu'on s'en était promis, il ne fit que rendre leur amitié plus intéressante, par le charme des confidences.

La foule des prétendants malheureux se joignit alors à celle des femmes jalouses, et la scandaleuse constance fut soumise à la censure publique. Les uns prétendaient que dans cette société des inséparables (ainsi la nomma-t-on alors), la loi fondamentale était la communauté de biens, et que l'amour même y était soumis; d'autres assuraient que les trois Amants, exempts de rivaux, ne l'étaient pas de rivales: on alla même jusqu'à dire qu'ils n'avaient été admis que par décence, et n'avaient obtenu qu'un titre sans fonction.

Ces bruits, vrais ou faux, n'eurent pas l'effet qu'on s'en était promis. Les trois couples, au contraire, sentirent qu'ils étaient perdus s'ils se séparaient dans ce moment; ils prirent le parti de faire tête à l'orage. Le public, qui se lasse de tout, se lassa bientôt d'une satire infructueuse. Emporté par sa légèreté naturelle, il s'occupa d'autres objets: puis, revenant à celui-ci avec son inconséquence ordinaire, il changea la critique en éloge. Comme ici tout est de mode, l'enthousiasme gagna; il devenait un vrai délire, lorsque Prévan entreprit de vérifier ces prodiges, et de fixer sur eux l'opinion publique et la sienne.

Il rechercha donc ces modèles de perfection. Admis facilement dans leur société, il en tira un favorable augure. Il savait assez que les gens heureux ne sont pas d'un accès si facile. Il vit bientôt, en effet, que ce bonheur si vanté était, comme celui des Rois, plus envié que désirable. Il remarqua que, parmi ces prétendus inséparables, on commençait à rechercher les plaisirs du dehors, qu'on s'y occupait même de distraction; et il en conclut que les liens d'amour ou d'amitié étaient déjà relâchés ou rompus, et que ceux de l'amour-propre et de l'habitude conservaient seuls quelque force.

Cependant les femmes, que le besoin rassemblait, conservaient entre elles l'apparence de la même intimité: mais les hommes, plus libres dans leurs démarches, retrouvaient des devoirs à remplir ou des affaires à suivre; ils s'en plaignaient encore, mais ne s'en dispensaient plus, et rarement les soirées étaient complètes.

Cette conduite de leur part fut profitable à l'assidu Prévan, qui, placé naturellement auprès de la délaissée du jour, trouvait à offrir alternativement, et selon les circonstances, le même hommage aux trois amies. Il sentit que faire un choix entre elles, c'était se perdre, que la fausse honte de se trouver la première infidèle effaroucherait la préférée; que la vanité blessée des deux autres les rendrait ennemies du nouvel Amant, et qu'elles ne manqueraient pas de déployer contre lui la sévérité des grands principes; enfin, que la jalousie ramènerait à coup sûr les soins d'un rival qui pouvait être encore à craindre. Tout fût devenu obstacle; tout devenait facile dans son triple projet: chaque femme était indulgente, parce qu'elle y était intéressée; chaque homme, parce qu'il croyait ne pas l'être.

Prévan, qui n'avait alors qu'une seule femme à sacrifier, fut assez heureux pour qu'elle prît de la célébrité. Sa qualité d'étrangère, et l'hommage d'un grand prince assez adroitement refusé, avaient fixé sur elle l'attention de la Cour et de la ville; son amant en partageait l'honneur et en profita auprès de ses nouvelles maîtresses. La vraie difficulté était de mener de front ces trois intrigues, dont la marche devait forcément se régler sur la plus tardive; en effet, je tiens d'un de ses confidents, que sa plus grande peine fut d'en arrêter une, qui se trouva prête à éclore près de quinze jours avant les autres.

Enfin le grand jour arrive. Prévan, qui avait obtenu les trois aveux, se trouvait déjà maître des démarches, et les régla comme vous allez voir. Des trois maris, l'un était absent, l'autre partait le lendemain au point du jour, le troisième était à la ville. Les inséparables amies devaient souper chez la veuve future; mais le nouveau maître n'avait pas permis que les anciens serviteurs y fussent invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des lettres de sa belle; il accompagne l'un du portrait qu'il avait reçu d'elle, le second d'un chiffre amoureux qu'elle-même avait peint, le troisième d'une boucle de ses cheveux; chacune reçut pour complet ce tiers de sacrifice, et consentit, en échange, à envoyer à l'amant disgracié, une lettre éclatante de rupture.

C'était beaucoup; ce n'était pas assez. Celle dont le mari était à la ville ne pouvait disposer que de la journée; il fut convenu qu'une feinte indisposition la dispenserait d'aller souper chez son amie, et que la soirée serait toute à Prévan; la nuit fut accordée par celle dont le mari était absent; et le point du jour, moment du départ du troisième époux, fut marqué par la dernière, pour l'heure du berger.

Prévan, qui ne néglige rien, court ensuite chez la belle étrangère, y porte et y fait naître l'humeur dont il avait besoin, et n'en sort qu'après avoir établi une querelle qui lui assure vingt-quatre heures de liberté. Ses dispositions ainsi faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos; d'autres affaires l'y attendaient.

Les lettres de rupture avaient été un coup de lumière pour les amants disgraciés: chacun d'eux ne pouvait douter qu'il n'eût été sacrifié à Prévan; et le dépit d'avoir été joué, se joignant à l'humeur que donne presque toujours la petite humiliation d'être quitté, tous trois, sans se communiquer, mais comme de concert, avaient résolu d'en avoir raison, et pris le parti de la demander à leur fortuné rival.

Celui-ci trouva donc chez lui les trois cartels; il les accepta loyalement: mais ne voulant perdre ni les plaisirs, ni l'éclat de cette aventure, il fixa les rendez-vous au lendemain matin, et les assigna tous les trois au même lieu et à la même heure. Ce fut à une des portes du bois de Boulogne.

Le soir venu, il courut sa triple carrière avec un succès égal; au moins s'est-il vanté, depuis, que chacune de ses nouvelles maîtresses avait reçu trois fois le gage et le serment de son amour. Ici, comme vous jugez bien, les preuves manquant à l'histoire, tout ce que peut faire l'historien impartial, c'est de faire remarquer au lecteur incrédule, que la vanité et l'imagination exaltées peuvent enfanter des prodiges; et de plus, que la matinée qui devait suivre une si brillante nuit, paraissait devoir dispenser de ménagement pour l'avenir. Quoi qu'il en soit, les faits suivants ont plus de certitude.

Prévan se rendit exactement au rendez-vous qu'il avait indiqué; il y trouva ses trois rivaux, un peu surpris de leur rencontre et peut-être chacun d'eux déjà consolé en partie, en se voyant des compagnons d'infortune. Il les aborda d'un air affable et cavalier, et leur tint ce discours, qu'on m'a rendu fidèlement:

"Messieurs, leur dit-il, en vous trouvant rassemblés ici, vous avez deviné sans doute que vous aviez tous trois les mêmes sujets de plainte contre moi. Je suis prêt à vous rendre raison. Que le sort décide, entre vous, qui tentera le premier une vengeance à laquelle vous avez tous un droit égal. Je n'ai amené ici ni second ni témoins. Je n'en ai point pris pour l'offense; je n'en demande point pour la réparation." Puis cédant à son caractère joueur: "Je sais, ajouta-t-il, qu'on gagne rarement le sept et le va; mais quel que soit le sort qui m'attend, on a toujours assez vécu, quand on a eu le temps d'acquérir l'amour des femmes et l'estime des hommes."

Pendant que ses adversaires étonnés se regardaient en silence, et que leur délicatesse calculait peut-être que ce triple combat ne laissait plus la partie égale, Prévan reprit la parole: "Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que la nuit que je viens de passer m'a cruellement fatigué. Il serait généreux à vous de me permettre de réparer mes forces. J'ai donné mes ordres pour qu'on tînt ici un déjeûner prêt; faites-moi l'honneur de l'accepter. Déjeûnons ensemble, et surtout déjeûnons gaiement. On peut se battre pour de semblables bagatelles, mais elles ne doivent pas, je crois, altérer notre humeur."

Le déjeûner fut accepté. Jamais, dit-on, Prévan ne fut plus aimable. Il eut l'adresse de n'humilier aucun de ses rivaux; de leur persuader que tous eussent eu facilement les mêmes succès, et surtout de les faire convenir qu'ils n'en eussent pas plus que lui laissé échapper l'occasion. Ces faits une fois avoués, tout s'arrangeait de soi-même. Aussi le déjeuner n'était-il pas fini, qu'on y avait déjà répété dix fois que de pareilles femmes ne méritaient pas que d'honnêtes gens se battissent pour elles. Cette idée amena la cordialité; et le vin la fortifia; si bien que peu de moments après, ce ne fut plus assez de n'avoir plus de rancune, on se jura amitié sans réserve.

Prévan, qui sans doute aimait bien autant ce dénouement là que l'autre, ne voulait pourtant y rien perdre de sa célébrité. En conséquence, pliant adroitement ses projets aux circonstances: "En effet, dit-il aux trois offensés, ce n'est pas de moi, mais de vos infidèles maîtresses que vous avez à vous venger. Je vous en offre l'occasion. Déjà je ressens, comme vous-mêmes, une injure que bientôt je partagerais: car si chacun de vous n'a pu parvenir à en fixer une seule, puis-je espérer de les fixer toutes trois? Votre querelle devient la mienne. Acceptez, pour ce soir un souper dans ma petite maison, et j'espère ne pas différer plus longtemps votre vengeance." On voulut le faire expliquer: mais lui, avec ce ton de supériorité que la circonstance l'autorisait à prendre: "Messieurs, répondit-il, je crois vous avoir prouvé que j'avais quelque esprit de conduite; reposez-vous sur moi." Tous consentirent; et après avoir embrassé leur nouvel ami, ils se séparèrent jusqu'au soir, en attendant l'effet de ses promesses.

Celui-ci sans perdre de temps, retourne à Paris, et va, suivant l'usage, visiter ses nouvelles conquêtes. Il obtint de toutes trois qu'elles viendraient le soir même souper en tête-à-tête à sa petite maison. Deux d'entre elles firent bien quelques difficultés; mais que reste-t-il à refuser le lendemain? Il donna le rendez-vous à une heure de distance, temps nécessaire à ses projets. Après ces préparatifs, il se retira, fit avertir les trois autres conjurés, et tous quatre allèrent gaiement attendre leurs victimes.

On entend arriver la première. Prévan se présente seul, la reçoit avec l'air de l'empressement, la conduit jusques dans le sanctuaire dont elle se croyait la divinité; puis, disparaissant sur un léger prétexte, il se fait remplacer aussitôt par l'amant outragé.

Vous jugez que la confusion d'une femme qui n'a point encore l'usage des aventures rendait, en ce moment, le triomphe bien facile: tout reproche qui ne fut pas fait, fut compté pour une grâce; et l'esclave fugitive, livrée de nouveau à son ancien maître, fut trop heureuse de pouvoir espérer son pardon, en reprenant sa première chaîne. Le traité de paix se ratifia dans un lieu plus solitaire; et la scène, restée vide, fut alternativement remplie par les autres acteurs, à peu près de la même manière, et surtout avec le même dénouement.

Chacune des femmes pourtant se croyait encore seule en jeu. Leur étonnement et leur embarras augmentèrent, quand, au moment du souper, les trois couples se réunirent; mais la confusion fut au comble, quand Prévan, qui reparut au milieu d'elles, eut la cruauté de leur faire des excuses, qui, en livrant leur secret, leur apprenaient entièrement jusqu'à quel point elles avaient été jouées.

Cependant on se mit à table, et peu à peu la contenance revint; les hommes se livrèrent, les femmes se soumirent. Tous avaient la haine dans le coeur; mais les propos n'en étaient pas moins tendres: la gaieté éveilla le désir, qui à son tour lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jusqu'au matin; et quand on se sépara, les femmes durent se croire pardonnées: mais les hommes, qui avaient conservé leur ressentiment, firent dès le lendemain une rupture qui n'eut point de retour; et non contents de quitter leurs infidèles maîtresses ils achevèrent leur vengeance, en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d'elles est au couvent, et les deux autres languissent exilées dans leurs terres.

Voilà l'histoire de Prévan; c'est à vous de voir si vous voulez ajouter à sa gloire, et vous atteler à son char de triomphe. Votre lettre m'a vraiment donné de l'inquiétude, et j'attends avec impatience une réponse plus sage et plus claire à la dernière que je vous ai écrite.

Adieu, ma belle amie; méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent toujours trop facilement. Songez que dans la carrière que vous courez, l'esprit ne suffit pas; qu'une seule imprudence y devient un mal sans remède. Souffrez enfin, que la prudente amitié soit quelquefois le guide de vos plaisirs.

Adieu. Je vous aime pourtant comme si vous étiez raisonnable.

80. Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges  

Paris, 18 septembre 17**.

Cécile, ma chère Cécile, quand viendra donc le temps de nous revoir? qui m'apprendra à vivre loin de vous? qui m'en donnera la force et le courage? Jamais, non jamais, je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour ajoute à mon malheur: et n'y point voir de terme! Valmont, qui m'avait promis des secours, des consolations, Valmont me néglige, et peut-être m'oublie. Il est auprès de ce qu'il aime; il ne sait plus ce qu'on souffre quand on est éloigné. En me faisant passer votre dernière lettre, il ne m'a point écrit. C'est lui pourtant qui doit m'apprendre quand je pourrai vous voir, et par quel moyen. N'a-t-il donc rien à me dire? Vous-même, vous ne m'en parlez pas; serait-ce que vous n'en partagez plus le désir? Ah! Cécile, Cécile, je suis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais: mais cet amour qui faisait le charme de ma vie, en devient le tourment.

Non, je ne peux plus vivre ainsi, il faut que je vous voie, il le faut, ne fût-ce qu'un moment. Quand je me lève, je me dis: "Je ne la verrai pas." Je me couche en disant: "Je ne l'ai point vue." Les journées, si longues, n'ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret, tout est désespoir; et tous ces maux me viennent d'où j'attendais tous mes plaisirs! ajoutez à ces peines mortelles mon inquiétude sur les vôtres, et vous aurez une idée de ma situation. Je pense à vous sans cesse, et n'y pense jamais sans trouble. Si je vous vois affligée, malheureuse, je souffre de tous vos chagrins; si je vous vois tranquille et consolée, ce sont les miens qui redoublent. Partout je trouve le malheur.

Ah! qu'il n'en était pas ainsi, quand vous habitiez les mêmes lieux que moi! Tout alors était plaisir. La certitude de vous voir embellissait même les moments de l'absence; le temps qu'il fallait passer loin de vous m'approchait de vous en s'écoulant. L'emploi que j'en faisais ne vous était jamais étranger. Si je remplissais des devoirs, ils me rendaient plus digne de vous; si je cultivais quelques talents, j'espérais vous plaire davantage. Lors même que les distractions du monde m'emportaient loin de vous, je n'en étais point séparé. Au spectacle, je cherchais à deviner ce qui vous aurait plu; un concert me rappelait vos talents et nos si douces occupations. Dans le cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus légère ressemblance. Je vous comparais à tout; partout vous aviez l'avantage. Chaque moment du jour était marqué par un hommage nouveau, chaque soir j'en apportais le tribut à vos pieds.

A présent, que me reste-t-il? des regrets douloureux, des privations éternelles, et un léger espoir que le silence de Valmont diminue et que le vôtre change en inquiétude. Dix lieues seulement nous séparent, et cet espace, si facile à franchir, devient pour moi seul un obstacle insurmontable! et quand, pour m'aider à le vaincre, j'implore mon ami, ma maîtresse, tous deux restent froids et tranquilles! Loin de me secourir, ils ne me répondent même pas.

Qu'est donc devenue l'amitié active de Valmont? que sont devenus surtout, vos sentiments si tendres et, qui vous rendaient si ingénieuse pour trouver les moyens de nous voir tous les jours? Quelquefois, je m'en souviens, sans cesser d'en avoir le désir, je me trouvais forcé de le sacrifier à des considérations, à des devoirs; que ne me disiez-vous pas alors? par combien de prétextes ne combattiez-vous pas mes raisons? Et qu'il vous en souvienne, ma Cécile, toujours mes raisons cédaient à vos désirs. Je ne m'en fais point un mérite; je n'avais pas même celui du sacrifice. Ce que vous désiriez d'obtenir, je brûlais de l'accorder. Mais enfin je demande à mon tour; et quelle est donc ma demande? de vous voir un moment, de vous renouveller et de recevoir le serment d'un amour éternel. N'est-ce donc plus votre bonheur comme le mien? Je repousse cette idée désespérante, qui mettrait le comble à mes maux. Vous m'aimez, vous m'aimerez toujours; je le crois, j'en suis sûr, je ne veux jamais en douter; mais ma situation est affreuse, et je ne puis la soutenir plus longtemps. Adieu, Cécile.

8I. La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont  

Paris, 20 septembre 17**.

Que vos craintes me causent de pitié! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous! et vous voulez m'enseigner, me conduire! Ah! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi! Non, tout l'orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l'intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles! Etre orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources! Au vrai, Vicomte, vos conseils m'ont donné de l'humeur, et je ne puis vous le cacher.

Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Présidente, vous m'étaliez comme un triomphe d'avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui vous aime, j'y consens; d'en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l'effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, et qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l'ardeur de ce désir; je le veux bien encore. Qu'enfin vous vous autorisiez de ces actions d'éclat, pour me dire d'un ton doctoral, qu'il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu'à les raconter; cette vanité ne me nuit pas, et je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j'ai besoin de votre prudence, que je m'égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie! en vérité, Vicomte, c'est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous!

Et qu'avez-vous donc fait, que je n'aie surpassé mille fois? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes: mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre? quels obstacles à surmonter? où est là le mérite qui soit véritablement à vous? Une belle figure, pur effet du hasard; des grâces, que l'usage donne presque toujours; de l'esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens: car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n'exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l'art de faire naître ou de saisir l'occasion d'un scandale.

Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi: mais quelle femme n'en aurait pas plus que vous? Eh! votre Présidente vous mène comme un enfant.

Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu'à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d'en faire un continuel usage!

Supposons, j'y consens, que vous mettiez autant d'adresse à nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu'elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve: ce n'est pas à vous que sa durée importe.

En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l'amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre: heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l'éclat, vous vous contentez d'un abandon humiliant, et ne faites pas de l'idole de la veille la victime du lendemain!

Mais qu'une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n'a-t-elle pas à courir, si elle tente de s'y soustraire, si elle ose seulement la soulever? Ce n'est qu'en tremblant qu'elle essaie d'éloigner d'elle l'homme que son coeur repousse avec effort. S'obstine-t-il à rester, ce qu'elle accordait à l'amour, il faut le livrer à la crainte: Ses bras s'ouvrent encor quand son coeur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s'il est sans générosité; et comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d'en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d'en manquer?

Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si pourtant vous m'avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables les jouets de mes caprices ou de mes fantaisies; ôter aux uns la volonté de me nuire, aux autres la puissance; si j'ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi: Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves; si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s'est pourtant conservée pure, n'avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j'avais su me créer des moyens inconnus jusqu'à moi?

Ah! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiments, dont l'imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête; qui n'ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l'amour et l'amant; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l'unique dépositaire; et, vraies superstitieuses, ont pour le prêtre, le respect et la foi qui n'est dû qu'à la divinité.

Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter.

Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l'amour s'empare si facilement de toute l'existence; qui sentent le besoin de s'en occuper encore, même alors qu'elles n'en jouissent pas; et s'abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres brûlantes, si douces, mais si dangereuses à écrire; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l'objet qui les cause: imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur!

Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? Quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes? je dis mes principes, et je le dis à dessein: car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude; ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler: forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sécurité, même celui de la joie; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.

J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt: mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage: non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes; sûre de mes gestes, j'observais mes discours; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies: dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir.

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies; et j'y gagnai ce coup d'oeil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.

Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l'amour et ses plaisirs: mais n'ayant jamais été au couvent, n'ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n'avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer; la nature même, dont assurément je n'ai eu qu'à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu'elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait; je n'avais pas l'idée de jouir, je voulais savoir; le désir de m'instruire m'en suggéra les moyens.

Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre, était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti; je surmontai ma petite honte; et me vantant d'une faute que je n'avais pas commise, je m'accusai d'avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression; mais en parlant ainsi, je ne savais, en vérité, quelle idée j'exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli; la crainte de me trahir m'empêchait de m'éclairer: mais le bon Père me fit le mal si grand, que j'en conclus que le plaisir devait être extrême; et au désir de le connaître, succéda celui de le goûter.

Je ne sais où ce désir m'aurait conduite; et alors dénuée d'expérience, peut-être une seule occasion m'eût perdue: heureusement pour moi, ma mère m'annonça peu de jours après que j'allais me marier; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j'arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil.

J'attendais avec sécurité le moment qui devait m'instruire, et j'eus besoin de réflexion pour montrer de l'embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l'ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu'une occasion d'expérience: douleur et plaisir, j'observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations, que des faits à recueillir et à méditer.

Ce genre d'étude parvint bientôt à me plaire: mais fidèle à mes principes, et sentant, peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j'étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance; j'y joignis, par une seconde réflexion, l'air d'étourderie qu'autorisait mon âge; et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je jouais avec plus d'audace.

Cependant, je l'avouerai, je me laissai d'abord entraîner par le tourbillon du monde, et me livrai toute entière à ses distractions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m'ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l'ennui fit revenir le goût de l'étude; et ne m'y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait à l'abri du soupçon, j'en profitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là, surtout, que je m'assurai que l'amour, qu'on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n'en est au plus que le prétexte.

La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations; il fallut le suivre à la ville où il revenait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après; et quoique à tout prendre, je n'eusse pas à me plaindre de lui, je n'en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu'allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d'en profiter.

Ma mère comptait que j'entrerais au couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l'un et l'autre parti; et tout ce que j'accordai à la décence, fut de retourner dans cette même campagne, où il me restait bien encore quelques observations à faire.

Je les fortifiai par le secours de la lecture; mais ne croyez pas qu'elle fût toute du genre que vous supposez. J'étudiai nos moeurs dans les romans; nos opinions dans les philosophes; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, et je m'assurai ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser, et de ce qu'il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution; j'espérai les vaincre, et j'en méditai les moyens.

Je commençais à m'ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l'amour; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l'inspirer et le feindre. En vain m'avait-on dit, et avais-je lu qu'on ne pouvait feindre ce sentiment; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l'esprit d'un auteur, le talent d'un comédien. Je m'exerçai dans les deux genres, et peut-être avec quelque succès: mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d'employer à mon bonheur ce que tant d'autres sacrifiaient à la vanité.

Un an se passa dans ces occupations différentes. Mon deuil me permettant alors de reparaître, je revins à la ville avec mes grands projets; je ne m'attendais pas au premier obstacle que j'y rencontrai.

Cette longue solitude, cette austère retraite, avaient jeté sur moi un vernis de pruderie qui effrayait nos plus agréables: ils se tenaient à l'écart, et me laissaient livrée à une foule d'ennuyeux, qui tous prétendaient à ma main. L'embarras n'était pas de les refuser; mais plusieurs de ces refus déplaisaient à ma famille, et je passais dans ces tracasseries intérieures le temps dont je m'étais promis un si charmant usage. Je fus donc obligée, pour rappeler les uns et éloigner les autres, d'afficher quelques inconséquences, et d'employer à nuire à ma réputation le soin que je comptais mettre à la conserver. Je réussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n'étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai nécessaire, et mesurai avec prudence les doses de mon étourderie.

Dès que j'eus touché le but que je voulais atteindre, je revins sur mes pas et fis honneur de mon amendement à quelques-unes de ces femmes, qui, dans l'impuissance d'avoir des prétentions à l'agrément, se rejettent sur celles du mérite et de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n'avais espéré. Ces reconnaissantes duègnes s'établirent mes apologistes; et leur zèle aveugle pour ce qu'elles appelaient leur ouvrage, fut porté au point qu'au moindre propos qu'on se permettait sur moi, tout le parti prude criait au scandale et à l'injure. Le même moyen me valut encore le suffrage de nos femmes à prétentions, qui, persuadées que je renonçais à courir la même carrière qu'elles, me choisirent pour l'objet de leurs éloges, toutes les fois qu'elles voulaient prouver qu'elles ne médisaient pas de tout le monde.

Cependant ma conduite précédente avait ramené les amants; et pour me ménager entre eux et mes fidèles protectrices, je me montrai comme une femme sensible, mais difficile, à qui l'excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l'amour.

Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m'étais donnés. Mon premier soin fut d'acquérir le renom d'invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j'eus l'air d'accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l'amant préféré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde; et les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l'amant malheureux.

Vous savez combien je me décide vite: c'est pour avoir observé que ce sont presque toujours les soins antérieurs qui livrent le secret des femmes. Quoi qu'on puisse faire, le ton n'est jamais le même, avant ou après le succès. Cette différence n'échappe point à l'observateur attentif; et j'ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix; que de le laisser pénétrer. Je gagne encore par là d'ôter les vraisemblances, sur lesquelles seules on peut nous juger.

Ces précautions et celles de ne jamais écrire, de ne livrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvaient paraître excessives, et ne m'ont jamais paru suffisantes. Descendue dans mon coeur, j'y ai étudié celui des autres. J'y ai vu qu'il n'est personne qui n'y conserve un secret qu'il lui importe qui ne soit point dévoilé: vérité que l'antiquité paraît avoir mieux connue que nous, et dont l'histoire de Samson pourrait n'être qu'un ingénieux emblème. Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle, employé ma puissance à surprendre ce secret important. De combien de nos Samsons modernes, ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau! Et ceux-là, j'ai cessé de les craindre; ce sont les seuls que je me sois permis d'humilier quelquefois. Plus souple avec les autres, l'art de les rendre infidèles pour éviter de leur paraître volage, une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux, l'idée flatteuse et que chacun conserve d'avoir été mon seul amant, m'ont obtenu leur discrétion. Enfin, quand ces moyens m'ont manqué, j'ai su, prévoyant mes ruptures, étouffer d'avance, sous le ridicule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir.

Ce que je vous dis là, vous me le voyez pratiquer sans cesse; et vous doutez de ma prudence! Hé bien! rappelez-vous le temps où vous me rendîtes vos premiers soins: jamais hommage ne me flatta autant; je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire; je brûlais de vous combattre corps à corps. C'est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d'empire sur moi. Cependant, si vous eussiez voulu me perdre, quels moyens eussiez-vous trouvés? de vains discours qui ne laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé à rendre suspects, et une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait eu l'air d'un roman mal tissu. A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets: mais vous savez quels intérêts nous unissent, et si, de nous deux, c'est moi qu'on doit taxer d'imprudence.

Puisque je suis en train de vous rendre compte, je veux le faire exactement. Je vous entends d'ici me dire que je suis au moins à la merci de ma femme de chambre; en effet, si elle n'a pas le secret de mes sentiments, elle a celui de mes actions. Quand vous m'en parlâtes jadis, je vous répondis seulement que j'étais sûre d'elle; et la preuve que cette réponse suffit alors à votre tranquillité, c'est que vous lui avez confié depuis, et pour votre compte, des secrets assez dangereux. Mais à présent que Prévan vous donne de l'ombrage, et que la tête vous en tourne, je me doute bien que vous ne me croyez plus sur parole. Il faut donc vous édifier.

Premièrement, cette fille est ma soeur de lait, et ce lien qui ne nous en paraît pas un, n'est sans force pour les gens de cet état; de plus, j'ai son secret, et mieux encore; victime d'une folie de l'amour, elle était perdue si je ne l'eusse sauvée. Ses parents, tout hérissés d'honneur, ne voulaient pas moins que la faire enfermer. Ils s'adressèrent à moi. Je vis, d'un coup d'oeil, combien leur courroux pouvait m'être utile. Je le secondai et sollicitai l'ordre, que j'obtins. Puis, passant tout à coup au parti de la clémence auquel j'amenai ses parents, et profitant de mon crédit auprès du vieux ministre, je les fis tous consentir à me laisser dépositaire de cet ordre, et maîtresse d'en arrêter ou demander l'exécution, suivant que je jugerais du mérite de la conduite future de cette fille. Elle sait donc que j'ai son sort entre les mains; et quand, par impossible, ces moyens puissants ne l'arrêteraient point, n'est-il pas évident que sa conduite dévoilée et sa punition authentique ôteraient bientôt toute créance à ses discours?

A ces précautions que j'appelle fondamentales, s'en joignent mille autres, ou locales, ou d'occasion, que la réflexion et l'habitude font trouver au besoin; dont le détail serait minutieux, mais dont la pratique est importante, et qu'il faut vous donner la peine de recueillir dans l'ensemble de ma conduite, si vous voulez parvenir à les connaître.

Mais de prétendre que je me donne tant de soins pour n'en pas retirer de fruits; qu'après m'être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l'imprudence et la timidité; que surtout je puisse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite? Non, Vicomte, jamais. Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l'avoir, et je l'aurai; il veut le dire, et il ne le dira pas: en deux mots, voilà notre roman. Adieu.

82. Cécile Volanges au Chevalier Danceny  

Du château de... 21 septembre 17**.

Mon Dieu, que votre lettre m'a fait de peine! J'avais bien besoin d'avoir tant d'impatience de la recevoir! J'espérais y trouver de la consolation, et voilà que je suis plus affligée qu'avant de l'avoir reçue. J'ai bien pleuré en la lisant: ce n'est pas cela que je vous reproche; j'ai déjà bien pleuré des fois à cause de vous, sans que ça me fasse de la peine. Mais cette fois-ci, ce n'est pas la même chose.

Qu'est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un tourment pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainsi, ni soutenir plus longtemps votre situation? Est-ce que vous allez cesser de m'aimer, parce que ça n'est plus si agréable qu'autrefois? Il me semble que je ne suis pas plus heureuse que vous, bien au contraire; et pourtant je ne vous en aime que davantage. Si M. de Valmont ne vous a pas écrit, ce n'est pas ma faute; je n'ai pas pu l'en prier, parce que je n'ai pas été seule avec lui, et que nous sommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde: et ça, c'est encore pour vous; afin qu'il puisse faire plus tôt ce que vous désirez. Je ne dis pas que je ne le désire pas aussi, et vous devez en être bien sûr; mais comment voulez-vous que je fasse? Si vous croyez que c'est si facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux.

Croyez-vous qu'il me soit bien agréable d'être grondée tous les jours par Maman? elle qui auparavant ne me disait jamais rien; bien au contraire. A présent, c'est pis que si j'étais au couvent. Je m'en consolais pourtant, en songeant que c'était pour vous; il y avait même des moments où je trouvais que j'en étais bien aise; mais quand je songe que vous êtes fâché aussi, et ça sans qu'il y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que pour tout ce qui m'est arrivé jusqu'ici.

Rien que pour recevoir vos lettres, c'est un embarras, que si M. de Valmont n'était pas aussi complaisant et aussi adroit qu'il l'est, je ne saurais comment faire; et pour vous écrire, c'est plus difficile encore. De toute la matinée, je n'ose pas, parce que Maman est tout près de moi, et qu'elle vient à tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux l'après-midi sous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe; encore faut-il que je m'interrompe à chaque ligne pour qu'on entende que j'étudie. Heureusement ma femme de chambre s'endort quelquefois le soir, et je lui dis que je me coucherai bien toute seule, afin qu'elle s'en aille et me laisse de la lumière. Et puis, il faut que je me mette sous mon rideau, pour qu'on ne puisse pas voir de clarté, et puis, que j'écoute au moindre bruit, pour pouvoir tout cacher dans mon lit, si on venait. Je voudrais que vous y fussiez pour voir! Vous verriez bien qu'il faut bien aimer pour faire ça. Enfin, il est bien vrai que je fais tout ce que je peux, et que je voudrais pouvoir en faire davantage.

Assurément, je ne refuse pas de vous dire que je vous aime, que je vous aimerai toujours; jamais je ne l'ai dit de meilleur coeur; et vous êtes fâché! Vous m'aviez pourtant bien assuré, avant que je vous l'eusse dit, que cela suffirait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier: c'est dans vos lettres. Quoique je ne les aie plus, je m'en souviens comme quand je les lisais tous les jours. Et parce que nous voilà absents, vous ne pensez plus de même! Mais cette absence-là ne durera pas toujours, peut-être?... Mon Dieu, que je suis malheureuse! et c'est bien vous qui en êtes cause!...

A propos de vos lettres, j'espère que vous avez gardé celles que Maman m'a prises, et qu'elle vous a renvoyées; il faudra bien qu'il vienne un temps où je ne serai plus si gênée qu'à présent, et vous me les rendrez toutes. Comme je serai heureuse, quand je pourrai les garder toujours, sans que personne ait rien à y voir! A présent, je les remets toujours à M. de Valmont, parce qu'il y aurait trop à risquer autrement: malgré cela je ne lui en rends jamais que ça ne me fasse bien de la peine.

Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon coeur. Je vous aimerai toute ma vie. J'espère qu'à présent vous n'êtes plus fâché; et si j'en étais sûre, je ne le serais plus moi-même. Ecrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, car je sens que jusque-là je serai toujours triste.

83. Le Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel  

Du château de... le 23 septembre 1780.

De grâce, Madame, renouons cet entretien si malheureusement rompu! Que je puisse achever de vous prouver combien je diffère de l'odieux portrait qu'on vous avait fait de moi; que je puisse, surtout, jouir encore de cette aimable confiance que vous commenciez à me témoigner! Que de charmes vous savez prêter à la vertu! comme vous embellissez et faites chérir tous les sentiments honnêtes! Ah! c'est là votre séduction; c'est la plus forte; c'est la seule qui soit, à la fois, puissante et respectable.

Sans doute il suffit de vous voir, pour désirer de vous plaire; de vous entendre dans le cercle, pour que ce désir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connaître davantage, qui peut quelquefois lire dans votre âme, cède bientôt à un plus noble enthousiasme, et, pénétré de vénération comme d'amour, adore en vous l'image de toutes les vertus. C'est là ce que j'ai éprouvé; vous ne l'ignorez pas. Plus fait qu'un autre, peut-être, pour les aimer et les suivre, entraîné par quelques erreurs qui m'avaient éloigné d'elles, c'est vous qui m'en avez rapproché, qui m'en avez de nouveau fait sentir tout le charme: me ferez-vous un crime de ce nouvel amour? blâmerez-vous votre ouvrage? vous reprocheriez-vous même l'intérêt que vous pourriez y prendre? Quel mal peut-on craindre d'un sentiment si pur, et quelles douceurs n'y aurait-il pas à le goûter?

Mon amour vous effraie, vous le trouvez violent, effréné... Tempérez-le par un amour plus doux; ne refusez pas l'empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais me soustraire, et qui, j'ose le croire, ne serait pas entièrement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me paraître pénible, sûr que votre coeur m'en garderait le prix? Quel est donc l'homme assez malheureux pour ne pas savoir jouir des privations qu'il s'impose; pour ne pas préférer un mot, un regard accordés, à toutes les jouissances qu'il pourrait ravir ou surprendre! et vous avez cru que j'étais cet homme-là! et vous m'avez craint! Ah! pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi! comme je me vengerais de vous, en vous rendant heureuse! Mais ce doux empire, la stérile amitié ne le produit pas; il n'est dû qu'à l'amour.

Ce mot vous intimide! et pourquoi? un attachement plus tendre, une union plus forte, une seule pensée, une commune existence, le même bonheur comme les mêmes peines, qu'y a-t-il donc là d'étranger à votre âme? Tel est pourtant l'amour! tel est au moins celui que vous inspirez et que je ressens. C'est lui surtout, qui, calculant sans intérêt, sait apprécier les actions sur leur mérite, et non sur leur valeur; trésor inépuisable des âmes sensibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui.

Ces vérités si faciles à saisir, si douces à pratiquer, qu'ont-elles donc d'effrayant? Quelles craintes peut aussi vous causer un homme sensible, à qui l'amour ne permet plus un autre bonheur que le vôtre? C'est aujourd'hui l'unique voeu que je forme: je sacrifierai tout pour le remplir, excepté le sentiment qui l'inspire; et ce sentiment lui-même, consentez à le partager, et vous le règlerez à votre choix. Mais ne souffrons plus qu'il nous divise, lorsqu'il devrait nous réunir. Si l'amitié que vous m'avez offerte n'est pas un vain mot; si, comme vous me le disiez hier, c'est le sentiment le plus doux que votre âme connaisse; que ce soit elle qui stipule entre nous, je ne la récuserai point: mais juge de l'amour, qu'elle consente à l'écouter; le refus de l'entendre deviendrait une injustice, et l'amitié n'est point injuste.

Un second entretien n'aura pas plus d'inconvénient que le premier; le hasard peut encore en fournir l'occasion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j'ai tort; n'aimerez-vous pas mieux me ramener que me combattre, et doutez-vous de ma docilité? Si ce tiers importun ne fût pas venu nous interrompre, peut-être serais-je déjà entièrement revenu à votre avis; qui sait jusqu'où peut aller votre pouvoir!

Vous le dirai-je? cette puissance invincible, à laquelle je me livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible, qui vous rend souveraine de mes pensées comme de mes actions, il m'arrive quelquefois de les craindre. Hélas! cet entretien que je vous demande, peut-être est-ce à moi à le redouter! peut-être après lui, enchaîné par mes promesses, me verrai-je réduit à brûler d'un amour que je sens bien qui ne pourra s'éteindre, sans oser même implorer votre secours! Ah! Madame, de grâce, n'abusez pas de votre empire! Mais quoi! si vous devez en être plus heureuse, si je dois vous en paraître plus digne de vous, quelles peines ne sont pas adoucies par ces idées consolantes! Oui, je le sens; vous parler encore, c'est vous donner contre moi de plus fortes armes; c'est me soumettre plus entièrement à votre volonté. Il est plus aisé de se défendre contre vos lettres; ce son bien vos mêmes discours, mais vous n'êtes pas là pour leur prêter des forces. Cependant le plaisir de vous entendre m'en fait braver le danger: au moins aurai-je ce bonheur d'avoir tout fait pour vous, même contre moi; et mes sacrifices deviendront un hommage. Trop heureux de vous prouver de mille manières, comme je le sens de mille façons, que, sans m'en excepter, vous êtes, vous serez toujours l'objet le plus cher à mon coeur.

84. Le Vicomte de Valmont à Cécile Volanges  

24 septembre 1780.

Vous avez vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n'ai pas pu vous remettre la lettre que j'avais pour vous; j'ignore encore si j'y trouverai plus de facilité aujourd'hui. Je crains de vous compromettre, en y mettant plus de zèle que d'adresse; et je ne me pardonnerais pas une imprudence qui vous deviendrait si fatale, et causerait le désespoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureuse. Cependant je connais les impatiences de l'amour; je sens combien il doit être pénible, dans votre situation, d'éprouver quelque retard à la seule consolation que vous puissiez goûter dans ce moment. A force de m'occuper des moyens d'écarter les obstacles, j'en ai trouvé un dont l'exécution sera aisée, si vous y mettez quelque soin.

Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la cheminée de votre maman. Tout deviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir; mais à son défaut, je pourrai vous en procurer une semblable, et qui la suppléera. Il me suffira, pour y parvenir, d'avoir l'autre une heure ou deux à ma disposition. Vous devez trouver aisément l'occasion de la prendre; et pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'elle manque, j'en joins ici une, à moi, qui lui est assez semblable, pour qu'on n'en voie pas la différence, à moins qu'on ne l'essaie; ce qu'on ne tentera pas. Il faudra seulement que vous ayez soin d'y mettre un ruban, bleu et passé, comme celui qui est à la vôtre.

Il faudrait tâcher d'avoir cette clef pour demain ou après demain, à l'heure du déjeuner; parce qu'il vous sera plus facile de me la donner alors et qu'elle pourra être remise à sa place pour le soir, temps où votre maman pourrait y faire plus d'attention. Je pourrai vous la rendre au moment du dîner, si nous nous entendons bien.

Vous savez que, quand on passe du salon à la salle à manger, c'est toujours Mme de Rosemonde qui marche la dernière. Je lui donnerai la main. Vous n'aurez qu'à quitter votre métier de tapisserie lentement, ou laisser tomber quelque chose, de façon à rester en arrière; vous saurez bien alors prendre la clef, que j'aurai soin de tenir derrière moi. Il ne faudra pas négliger, aussitôt après l'avoir prise, de rejoindre ma vieille tante, et de lui faire quelques caresses. Si par hasard vous laissiez tomber cette clef, n'allez pas vous déconcerter; je feindrai que c'est moi, et je vous réponds de tout.

Le peu de confiance que vous témoigne votre maman, et ses procédés si durs envers vous, autorisent de reste cette petite supercherie. C'est au surplus le seul moyen de continuer à recevoir les lettres de Danceny, et à lui faire passer les vôtres; tout autre est réellement trop dangereux, et pourrait vous perdre tous deux sans ressource; aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les employer davantage.

Une fois maîtres de la clef, il nous restera quelques précautions à prendre contre le bruit de la serrure et de la porte, mais elles sont bien faciles. Vous trouverez, sous la même armoire où j'avais mis votre papier, de l'huile et une plume. Vous allez quelquefois chez vous à des heures où vous y êtes seule: il faut en profiter pour huiler la serrure et les gonds. La seule attention que vous ayez à avoir, est de prendre garde aux taches qui déposeraient contre vous. Il faudra aussi attendre que la nuit soit venue, parce que, si cela se fait avec l'intelligence dont vous êtes capable, il n'y paraîtra plus le lendemain matin.

Si pourtant on s'en apercevait, n'hésitez pas à dire que c'est le frotteur du château. Il faudrait, dans ce cas, spécifier le temps, même les discours qu'il vous aura tenus: comme par exemple, qu'il prend ce soin contre la rouille, pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu'il ne serait pas vraisemblable que vous eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance, et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier.

Après que vous aurez lu cette lettre, je vous prie de la relire, et même de vous en occuper: d'abord, c'est qu'il faut bien savoir ce qu'on veut bien faire: ensuite, pour vous assurer que je n'ai rien omis. Peu accoutumé à employer la finesse pour mon compte, je n'en ai pas grand usage; il n'a même pas fallu moins que ma vive amitié pour Danceny, et l'intérêt que vous inspirez, pour me déterminer à me servir de ces moyens, quelque innocents qu'ils soient. Je hais tout ce qui a l'air de la tromperie; c'est là mon caractère. Mais vos malheurs m'ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir.

Vous pensez bien que, cette communication une fois établie entre nous, il me sera bien plus facile de vous procurer, avec Danceny, l'entretien qu'il désire. Cependant ne lui parlez pas encore de tout ceci; vous ne feriez qu'augmenter son impatience, et le moment de la satisfaire n'est pas encore tout à fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutôt que de l'aigrir. Je m'en rapporte là-dessus à votre délicatesse. Adieu, ma belle pupille: car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur, et surtout ayez avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien. Je m'occupe de votre bonheur, et soyez sûre que j'y trouverai le mien.

85. La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont  

Paris, le 25 septembre 1780, 7 heures du soir.

Enfin vous serez tranquille, et surtout vous me rendrez justice. Ecoutez, et ne me confondez plus avec les autres femmes. J'ai mis à fin mon aventure avec Prévan; à fin! entendez-vous bien ce que cela veut dire? A présent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter. Le récit ne sera pas si plaisant que l'action: aussi ne serait-il pas juste que, tandis que vous n'avez fait que raisonner bien ou mal sur cette affaire, il vous en revînt autant de plaisir qu'à moi, qui y donnais mon temps et ma peine.

Cependant, si vous avez quelque grand coup à faire, si vous devez tenter quelque entreprise où ce rival dangereux vous paraissait à craindre, arrivez. Il vous laisse le champ libre, au moins pour quelque temps; peut-être même ne se relèvera-t-il jamais du coup que je lui ai porté.

Que vous êtes heureux de m'avoir pour amie! Je suis pour vous une fée bienfaisante. Vous languissez loin de la beauté qui vous engage; je dis un mot, et vous vous retrouvez auprès d'elle. Vous voulez vous venger d'une femme qui vous nuit: je vous marque l'endroit où vous devez frapper, et la livre à votre discrétion. Enfin, pour écarter de la lice un concurrent redoutable, c'est encore moi que vous invoquez, et je vous exauce. En vérité, si vous ne passez pas votre vie à me remercier, c'est que vous êtes un ingrat. Je reviens à mon aventure et la reprends d'origine.

Le rendez-vous, donné si haut, à la sortie de l'Opéra, fut entendu comme je l'avais espéré. Prévan s'y rendit; et quand la Maréchale lui dit obligeamment qu'elle se félicitait de le voir deux fois de suite à ses jours, il eut soin de répondre que depuis mardi soir il avait défait mille arrangements, pour pouvoir disposer ainsi de cette soirée. A bon entendeur, salut! Comme je voulais pourtant savoir, avec plus de certitude, si j'étais ou non le véritable objet de cet empressement flatteur, je voulus le forcer, le soupirant nouveau de choisir entre moi et son goût dominant. Je déclarai que je ne jouerais point: en effet, il trouva, de son côté, mille prétextes pour ne pas jouer; et mon premier triomphe fut sur le lansquenet.

Je m'emparai de l'évêque de *** pour ma conversation; je le choisis à cause de sa liaison avec le héros du jour, à qui je voulais donner toute facilité de m'aborder. J'étais bien aise aussi d'avoir un témoin respectable qui pût, au besoin, déposer de ma conduite et de mes discours. Cet arrangement réussit.

Après les propos vagues et d'usage, Prévan s'étant bientôt rendu maître de la conversation, prit tour à tour différents tons, pour essayer celui qui pourrait me plaire. Je refusai celui du sentiment, comme n'y croyant pas; j'arrêtai par mon sérieux sa gaieté qui me parut trop légère pour un début; il se rabattit sur la délicate amitié; et ce fut sous ce drapeau banal, que nous commençâmes notre attaque réciproque.

Au moment du souper, l'évêque ne descendait pas; Prévan me donna donc la main, et se trouva naturellement placé à table à côté de moi. Il faut être juste; il soutint avec beaucoup d'adresse notre conversation particulière, en ne paraissant s'occuper que de la conversation générale, dont il eut l'air de faire tous les frais. Au dessert, on parla d'une pièce nouvelle qu'on devait donner le lundi suivant aux Français. Je témoignai quelques regrets de n'avoir pas ma loge; il m'offrit la sienne que je refusai d'abord, comme cela se pratique: à quoi il répondit assez plaisamment que je ne l'entendais pas; qu'à coup sûr il ne ferait pas le sacrifice de sa loge à quelqu'un qu'il ne connaissait point, mais qu'il m'avertissait seulement que Mme la maréchale en disposerait. Elle se prêta à cette plaisanterie, et j'acceptai.

Remonté au salon, il demanda, comme vous pouvez croire, une place dans cette loge; et comme la maréchale, qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promit s'il était sage, il en prit l'occasion d'une de ces conversations à double entente, pour lesquelles vous m'avez vanté son talent. En effet, s'étant mis à ses genoux, comme un enfant soumis, disait-il, sous prétexte de lui demander ses avis et d'implorer sa raison, il dit beaucoup de choses flatteuses et assez tendres, dont il m'était facile de me faire l'application. Plusieurs personnes ne s'étant pas remises au jeu après souper, la conversation fut plus générale et par conséquent moins intéressante: mais nos yeux parlèrent beaucoup. Je dis nos yeux; je devrais dire les siens, car les miens n'eurent qu'un langage, celui de la surprise. Il dut penser que je m'étonnais et m'occupais excessivement de l'effet prodigieux qu'il faisait sur moi. Je crois que je le laissai fort satisfait; je n'étais pas moins contente.

Le lundi suivant, je fus aux Français comme nous en étions convenus. Malgré votre curiosité littéraire, je ne puis rien vous dire du spectacle, sinon que Prévan a un talent merveilleux pour la cajolerie, et que la pièce est tombée: voilà tout ce que j'y ai appris. Je voyais avec peine finir cette soirée, qui réellement me plaisait beaucoup; et pour la prolonger, j'offris à la maréchale de venir souper chez moi: ce qui me fournit le prétexte de le proposer à l'aimable cajoleur, qui ne demanda que le temps de courir, pour se dégager, jusque chez les comtesses de P***. Ce nom me rendit toute ma colère; je vis clairement qu'il allait commencer les confidences: je me rappelai vos sages conseils et me promis bien... de poursuivre l'aventure; sûre que je le guérirais de cette dangereuse indiscrétion.

Etranger dans ma société, qui ce soir-là était peu nombreuse, il me devait les soins d'usage; aussi, quand on alla souper, m'offrit-il la main. J'eus la malice, en l'acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémissement, et d'avoir, pendant ma marche, les yeux baissés et la respiration haute. J'avais l'air de pressentir ma défaite, et de redouter mon vainqueur. Il le remarqua à merveille; aussi le traître changea-t-il sur le champ de ton et de maintien. Il était galant, il devint tendre. Ce n'est pas que les propos ne fussent à peu près les mêmes; la circonstance y forçait: mais son regard, devenu moins vif, était plus caressant; l'inflexion de sa voix plus douce; son sourire n'était plus celui de la finesse, mais du contentement. Enfin dans ses discours, éteignant peu à peu le feu de la saillie, l'esprit fit place à la délicatesse. Je vous le demande, qu'eussiez-vous fait de mieux?

De mon côté, je devins rêveuse, au point de forcer de s'en apercevoir; et quand on m'en fit le reproche, j'eus l'adresse de m'en défendre maladroitement, et de jeter sur Prévan un coup d'oeil prompt, mais timide et déconcerté, et propre à lui faire croire que toute ma crainte était qu'il ne devinât la cause de mon trouble.

Après souper, je profitai du temps où la bonne maréchale contait une de ces histoires qu'elle conte toujours, pour me placer sur mon ottomane, dans cet abandon que donne une tendre rêverie. Je n'étais pas fâchée que Prévan me vît ainsi; il m'honora, en effet, d'une attention toute particulière. Vous jugez bien que mes timides regards n'osaient chercher les yeux de mon vainqueur: mais dirigés vers lui d'une manière plus humble, je m'assurai par eux que j'obtenais l'effet que je voulais produire. Il fallait encore lui persuader que je le partageais: aussi, quand la maréchale annonça qu'elle allait se retirer, je m'écriai d'une voix molle et tendre: "Ah! Dieu! j'étais si bien là!". Je me levai pourtant: mais avant de me séparer d'elle, je lui demandai ses projets, pour avoir un prétexte de dire les miens, et de faire savoir que je resterais chez moi le surlendemain. Là-dessus tout le monde se sépara.

Alors je me mis à réfléchir. Je ne doutais pas que Prévan ne profitât de l'espèce de rendez-vous que je venais de lui donner; qu'il n'y vînt d'assez bonne heure pour me trouver seule, et que l'attaque ne fût vive: mais j'étais bien sûre aussi, d'après ma réputation, qu'il ne me traiterait pas avec cette légèreté que, pour peu qu'on ait d'usage, on n'emploie qu'avec les femmes à aventures, ou celles qui n'ont aucune expérience; et je voyais mon succès certain s'il prononçait le mot d'amour, s'il avait surtout la prétention de l'obtenir de moi.

Qu'il est commode d'avoir affaire à vous autres gens à principes! quelquefois un brouillon d'amoureux vous déconcerte par sa timidité, ou vous embarrasse par ses fougueux transports; c'est une fièvre qui, comme l'autre, a ses frissons et son ardeur, et quelquefois varie dans ses symptômes. Mais votre marche réglée se devine si facilement! L'arrivée, le maintien, le ton, les discours, je savais tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre conversation que vous suppléerez aisément. Observez seulement que, dans ma feinte défense, je l'aidais de tout mon pouvoir: embarras, pour lui donner le temps de parler; mauvaises raisons, pour être combattues; crainte et méfiance, pour ramener les protestations; et ce refrain perpétuel de sa part: je ne vous demande qu'un mot; et ce silence de la mienne, qui semble ne le laisser attendre que pour le faire désirer davantage; au travers de tout cela, une main cent fois prise, qui se retire toujours et ne se refuse jamais. On passerait ainsi tout un jour; nous y passâmes une mortelle heure: nous y serions peut-être encore, si nous n'avions entendu entrer un carrosse dans ma cour. Cet heureux contre-temps rendit, comme de raison, ses instances plus vives; et moi, voyant le moment arrivé, où j'étais à l'abri de toute surprise, après m'être préparée par un long soupir, j'accordai le mot précieux. On annonça, et peu de temps après j'eus un cercle assez nombreux.

Prévan me demanda de venir le lendemain matin, et j'y consentis; mais, soigneuse de me défendre, j'ordonnai à ma femme de chambre de rester tout le temps de cette visite dans ma chambre à coucher, d'où vous savez qu'on voit tout ce qui se passe dans mon cabinet de toilette, et ce fut là que je le reçus. Libres dans notre conversation, et ayant tous deux le même désir, nous fûmes bientôt d'accord: mais il fallait se défaire de ce spectateur importun; c'était où je l'attendais.

Alors, lui faisant à mon gré le tableau de ma vie intérieure, je lui persuadai aisément que nous ne trouverions jamais un moment de liberté; et qu'il fallait regarder comme une espèce de miracle, celle dont nous avions joui hier, qui même laisserait encore des dangers trop grands pour m'y exposer, puisqu'à tout moment on pouvait entrer dans mon salon. Je ne manquai pas d'ajouter que tous ces usages s'étaient établis, parce que jusqu'à ce jour ils ne m'avaient jamais contrariée; et j'insistai en même temps sur l'impossibilité de les changer, sans me compromettre aux yeux de mes gens. Il essaya de s'attrister, de prendre de l'humeur, de me dire que j'avais peu d'amour; et vous devinez combien tout cela me touchait! Mais voulant frapper le coup décisif, j'appelai les larmes à mon secours. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez. Cet empire qu'il se crut sur moi, et l'espoir qu'il en conçut de me perdre à son gré, lui tinrent lieu de tout l'amour d'Orosmane.

Ce coup de théâtre passé, nous revînmes aux arrangements. Au défaut du jour, nous nous occupâmes de la nuit: mais mon Suisse devenait un obstacle insurmontable, et je ne permettais pas qu'on essayât de le gagner. Il me proposa la petite porte de mon jardin: mais je l'avais prévu; et j'y créai un chien qui, tranquille et silencieux le jour, était un vrai démon la nuit. La facilité avec laquelle j'entrai dans tous ces détails était bien propre à l'enhardir; aussi vint-il à me proposer l'expédient le plus ridicule, et ce fut celui que j'acceptai.

D'abord, son domestique était sûr comme lui-même: en cela il ne trompait guère, l'un l'était bien autant que l'autre. J'aurais un grand souper chez moi; il y serait, il prendrait son temps pour sortir seul. L'adroit confident appellerait la voiture; ouvrirait la portière; et lui Prévan, au lieu de monter, s'esquiverait adroitement. Son cocher ne pouvait s'en apercevoir en aucune façon; ainsi sorti pour tout le monde, et cependant resté chez moi, il s'agissait de savoir s'il pourrait parvenir à mon appartement. J'avoue que d'abord mon embarras fut de trouver, contre ce projet, d'assez mauvaises raisons pour qu'il pût avoir l'air de les détruire; il y répondit par des exemples. A l'entendre, rien n'était plus ordinaire que ce moyen: lui-même s'en était beaucoup servi; c'était même celui dont il faisait le plus d'usage, comme le moins dangereux.

Subjuguée par ces autorités irrécusables, je convins, avec candeur, que j'avais bien un escalier dérobé qui conduisait très près de mon boudoir; que je pouvais y laisser la clef, et qu'il lui serait possible de s'y enfermer, et d'attendre, sans beaucoup de risques, que mes femmes fussent retirées; et puis, pour donner plus de vraisemblance à mon consentement, le moment d'après je ne voulais plus, je ne revenais à consentir qu'à condition d'une soumission parfaite, d'une sagesse!... Ah! quelle sagesse! Enfin je voulais bien lui prouver mon amour, mais non pas satisfaire le sien.

La sortie, dont j'oubliais de vous parler, devait se faire par la petite porte du jardin: il ne s'agissait que d'attendre le point du jour; le cerbère ne dirait plus mot. Pas une âme ne passe à cette heure-là, et les gens sont dans le fort du sommeil. Si vous vous étonnez de ce tas de mauvais raisonnements, c'est que vous oubliez notre situation réciproque. Qu'avions-nous besoin d'en faire de meilleurs? Il ne demandait pas mieux que tout cela se sût, et moi, j'étais bien sûre qu'on ne le saurait pas. Le jour fut fixé au surlendemain.

Remarquez que voilà une affaire arrangée, et que personne n'a encore vu Prévan dans ma société. Je le rencontre à souper chez une femme de mes amies; il lui offre sa loge pour une pièce nouvelle, et j'y accepte une place. J'invite cette femme à souper, pendant le spectacle et devant Prévan; je ne puis presque pas me dispenser de lui proposer d'en être. Il accepte et me fait, deux jours après, une visite que l'usage exige. Il vient à la vérité me voir le lendemain matin: mais outre que les visites du matin ne marquent plus, il ne tient qu'à moi de trouver celle-ci trop leste; et je le remets en effet dans la classe des gens moins liés avec moi, par une invitation écrite, pour un souper de cérémonie. Je puis bien dire comme Annette: Mais voilà tout, pourtant!

Le jour fatal arrivé, ce jour où je devais perdre ma vertu et ma réputation, je donnai mes instructions à ma fidèle Victoire, et elle les exécuta comme vous allez voir.

Cependant le soir vint. J'avais déjà beaucoup de monde chez moi, quand on y annonça Prévan. Je le reçus avec une politesse marquée, qui constatait mon peu de liaison avec lui; et je le mis à la partie de la Maréchale, comme étant celle par qui j'avais fait cette connaissance. La soirée ne produisit rien qu'un très petit billet, que le discret amoureux trouva moyen de me remettre, et que j'ai brûlé suivant ma coutume. Il m'y annonçait que je pouvais compter sur lui; et ce mot essentiel était entouré de tous les mots parasites, d'amour, de bonheur, etc., etc., qui ne manquent jamais de se trouver à pareille fête.

A minuit, les parties étant finies, je proposai une courte macédoine. J'avais le double projet de faciliter l'évasion de Prévan, et en même temps de la faire remarquer; ce qui ne pouvait pas manquer d'arriver, vu sa réputation de joueur. J'étais bien aise aussi qu'on pût se rappeler, au besoin, que je n'avais pas été pressée de rester seule.

Le jeu dura plus que je n'avais pensé. Le diable me tentait, et je succombai au désir d'aller consoler l'impatient prisonnier. Je m'acheminais ainsi à ma perte, quand je réfléchis qu'une fois rendue tout à fait, je n'aurais plus, sur lui, l'empire de le tenir dans le costume de décence nécessaire à mes projets. J'eus la force de résister. Je rebroussai chemin, et revins, non sans humeur, reprendre place à ce jeu éternel. Il finit pourtant et chacun s'en alla. Pour moi, je sonnai mes femmes, je me déshabillai fort vite, et les renvoyai de même.

Me voyez-vous, Vicomte, dans ma toilette légère, marcher d'un pas timide et circonspect, et d'une main mal assurée ouvrir la porte à mon vainqueur? Il m'aperçut, l'éclair n'est pas plus prompt. Que vous dirai-je? je fus vaincue, tout à fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot pour l'arrêter ou me défendre. Il voulut ensuite prendre une situation plus commode et plus convenable aux circonstances. Il maudissait sa parure, qui disait-il, l'éloignait de moi; il voulait me combattre à armes égales: mais mon extrême timidité s'opposa à ce projet, et mes tendres caresses ne lui en laissèrent pas le temps. Il s'occupa d'autre chose.

Ses droits étaient doublés, et ses prétentions revinrent; mais alors: "Ecoutez-moi, lui dis-je; vous aurez jusqu'ici un assez agréable récit à faire aux deux comtesses de P***, et à mille autres: mais je suis curieuse de savoir comment vous raconterez la fin de l'aventure." En parlant ainsi, je sonnais de toutes mes forces. Pour le coup, j'eus mon tour, et mon action fut plus vive que sa parole. Il n'avait encore que balbutié, quand j'entendis Victoire accourir, et appeler les gens qu'elle avait gardés chez elle, comme je le lui avais ordonné. Là, prenant mon ton de reine, et élevant la voix: "Sortez, Monsieur, continuai-je, et ne reparaissez jamais devant moi." Là-dessus, la foule de mes gens entra.

Le pauvre Prévan perdit la tête, et croyant voir un guet-apens dans ce qui n'était au fond qu'une plaisanterie, il se jeta sur son épée. Mal lui en prit: car mon valet de chambre, brave et vigoureux, le saisit au corps et le terrassa. J'eus, je l'avoue, une frayeur mortelle. Je criai qu'on arrêtât, et ordonnai qu'on laissât sa retraite libre, en s'assurant seulement qu'il sortît de chez moi. Mes gens m'obéirent: mais la rumeur était grande parmi eux; ils s'indignaient qu'on eût osé manquer à leur vertueuse maîtresse. Tous accompagnèrent le malencontreux chevalier, avec bruit et scandale, comme je le souhaitais. La seule Victoire resta, et nous nous occupâmes pendant ce temps à réparer le désordre de mon lit.

Mes gens remontèrent toujours en tumulte; et moi, encore tout émue, je leur demandai par quel bonheur ils s'étaient encore trouvés levés; et Victoire me raconta qu'elle avait donné à souper à deux de ses amies, qu'on avait veillé chez elle, et enfin tout ce dont nous étions convenues, etc. Je les remerciai tous, et les fis retirer, en ordonnant pourtant à l'un d'eux d'aller sur-le-champ chercher mon médecin. Il me parut que j'étais autorisée à craindre l'effet de mon saisissement mortel; et c'était un moyen sûr de donner du cours et de la célébrité à cette nouvelle.

Il vint en effet, me plaignit beaucoup, et ne m'ordonna que du repos. Moi, j'ordonnai de plus à Victoire d'aller le matin de bonne heure bavarder dans le voisinage.

Tout a si bien réussi, qu'avant midi, et aussitôt qu'il a été jour chez moi, ma dévote voisine était déjà au chevet de mon lit, pour savoir la vérité et les détails de cette horrible aventure. J'ai été obligée de me désoler avec elle, pendant une heure, sur la corruption du siècle. Un moment après, j'ai reçu de la Maréchale le billet que je joins ici. Enfin, avant cinq heures, j'ai vu arriver, à mon grand étonnement M***. Il venait, m'a-t-il dit, me faire des excuses de ce qu'un officier de son corps avait pu me manquer à ce point. Il ne l'avait appris qu'à dîner chez la Maréchale, et avait sur-le-champ, envoyé ordre à Prévan de se rendre en prison. J'ai demandé grâce, et il me l'a refusée. Alors j'ai pensé que, comme complice, il fallait m'exécuter de mon côté, et garder au moins de rigides arrêts. J'ai fait fermer ma porte, et dire que j'étais incommodée.

C'est à ma solitude que vous devez cette longue lettre. J'en écrirai une à Mme de Volanges, dont sûrement elle fera lecture publique, et où vous verrez cette histoire telle qu'il faut la raconter.

J'oubliais de vous dire que Belleroche est outré, et veut absolument se battre avec Prévan. Le pauvre garçon! heureusement j'aurai le temps de calmer sa tête. En attendant, je vais reposer la mienne, qui est fatiguée d'écrire. Adieu, Vicomte.

86. La Maréchale de *** à la Marquise de Merteuil (Billet inclus dans la précédente.)  

Paris, le 25 septembre 1780.

Mon Dieu qu'est-ce donc que j'apprends, ma chère Madame? est-il possible que ce petit Prévan fasse de pareilles abominations? et encore vis-à-vis de vous! A quoi on est exposé! on ne sera donc plus en sûreté chez soi! En vérité, ces événements-là consolent d'être vieille. Mais de quoi je ne me consolerai jamais, c'est d'avoir été en partie cause de ce que vous avez reçu chez vous un pareil monstre. Je vous promets bien que si ce qu'on m'en a dit est vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi; c'est le parti que tous les honnêtes gens prendront vis-à-vis de lui, s'ils font ce qu'ils doivent.

On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, et je suis inquiète de votre santé. Donnez-moi, je vous prie, de vos chères nouvelles; ou faites-m'en donner par une de vos femmes, si vous ne le pouvez pas vous-même. Je ne vous demande qu'un mot pour me tranquilliser. Je serais accourue chez vous ce matin, sans mes bains que mon docteur ne me permet pas d'interrompre; et il faut que j'aille cet après-midi à Versailles, toujours pour l'affaire de mon neveu.

Adieu, ma chère Madame; comptez pour la vie sur ma sincère amitié.

87. La Marquise de Merteuil à Madame de Volanges  

Paris, 26 septembre 17**.

Je vous écris de mon lit, ma chère et bonne amie. L'événement le plus désagréable, et le plus impossible à prévoir, m'a rendue malade de saisissement et de chagrin. Ce n'est pas qu'assurément j'aie rien à me reprocher: mais il est toujours si pénible pour une femme honnête et qui conserve la modestie convenable à son sexe, de fixer sur elle l'attention publique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure; et que je ne sais encore si je ne prendrai pas le parti d'aller attendre à la campagne qu'elle soit oubliée. Voici ce dont il s'agit.

J'ai rencontré chez la maréchale de *** un M. de Prévan que vous connaissez sûrement de nom, et que je ne connaissais pas autrement. Mais en le trouvant dans cette maison, j'étais bien autorisée, ce me semble, à le croire bonne compagnie. Il est assez bien fait de sa personne, et m'a paru ne pas manquer d'esprit. Le hasard et l'ennui du jeu me laissèrent seule de femme entre lui et l'évêque de ***, tandis que tout le monde était occupé au lansquenet. Nous causâmes tous trois jusqu'au moment du souper. A table, une nouveauté dont on parla lui donna l'occasion d'offrir sa loge à la Maréchale, qui l'accepta; et il fut convenu que j'y aurais une place. C'était pour lundi dernier, aux Français. Comme la Maréchale venait souper chez moi au sortir du spectacle, je proposai à ce monsieur de l'y accompagner et il y vint. Le surlendemain il me fit une visite qui se passa en propos d'usage, et sans qu'il y eût du tout rien de marqué. Le lendemain il vint me voir le matin, ce qui me parut bien un peu leste: mais je crus qu'au lieu de le lui faire sentir par ma façon de le recevoir, il valait mieux l'avertir par une politesse que nous n'étions pas encore aussi intimement liés qu'il paraissait le croire. Pour cela je lui envoyai, le jour même, une invitation bien sèche et bien cérémonieuse, pour un souper que je donnais avant-hier. Certainement je ne lui adressai pas la parole quatre fois dans toute la soirée; et lui, de son côté, se retira aussitôt sa partie finie. Vous conviendrez que jusque-là rien n'a moins l'air de conduire à une aventure: on fit, après les parties, une macédoine qui nous mena jusqu'à près de deux heures; et enfin je me mis au lit.

Il y avait au moins une mortelle demi-heure que mes femmes étaient retirées, quand j'entendis du bruit dans mon appartement. J'ouvris mon rideau avec beaucoup de frayeur, et vis un homme entrer par la porte qui conduit à mon boudoir. Je jetai un cri perçant, et je reconnus, à la clarté de ma veilleuse, ce M. Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas m'alarmer; qu'il allait m'éclaircir le mystère de sa conduite, et qu'il me suppliait de ne faire aucun bruit. En parlant, ainsi, il allumait une bougie; j'étais saisie au point que je ne pouvais parler. Son air aisé et tranquille me pétrifiait, je crois, encore davantage. Mais il n'eut pas dit deux mots, que je vis quel était ce prétendu mystère; et ma seule réponse fut, comme vous pouvez croire, de me pendre à ma sonnette.

Par un bonheur incroyable, tous les gens de l'office avaient veillé chez une de mes femmes, et n'étaient pas encore couchés. Ma femme de chambre qui, en venant chez moi, m'entendit parler avec beaucoup de chaleur, fut effrayée, et appela tout ce monde-là. Vous jugez quel scandale! Mes gens étaient furieux; je vis le moment où mon valet de chambre tuait Prévan. J'avoue que, pour l'instant, je fus fort aise de me voir en force; en y réfléchissant aujourd'hui, j'aimerais mieux qu'il ne fût venu que ma femme de chambre; elle aurait suffi, et j'aurais peut-être pu empêcher cet éclat qui m'afflige.

Au lieu de cela, le tumulte a réveillé les voisins, les gens ont parlé, et c'est depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Prévan est en prison par ordre du commandant de son corps, qui a eu l'honnêteté de passer chez moi, pour me faire des excuses, m'a-t-il dit. Cette prison va encore augmenter le bruit; mais je n'ai jamais pu obtenir que cela fût autrement. La ville et la Cour se sont fait écrire à ma porte, que j'ai fermée à tout le monde. Le peu de personnes que j'ai vues m'a dit qu'on me rendait justice, et que l'indignation publique était au comble contre M. de Prévan: assurément, il le mérite bien; mais cela n'ôte pas le désagrément de cette aventure.

De plus, cet homme a sûrement quelques amis, et ses amis doivent être méchants: qui sait, qui peut savoir ce qu'ils inventeront pour me nuire? Mon Dieu, qu'une jeune femme est malheureuse! Elle n'a rien fait encore, quand elle s'est mise à l'abri de la médisance; il faut qu'elle en impose même à la calomnie.

Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait, ce que vous feriez à ma place; enfin, tout ce que vous pensez. C'est toujours de vous que j'ai reçu les consolations les plus douces et les avis les plus sages; c'est de vous aussi que j'aime le mieux à en recevoir.

Adieu, ma chère et bonne amie; vous connaissez les sentiments qui m'attachent à vous pour jamais. J'embrasse votre aimable fille.

 

LIENS EXTERNES

D'Autres Biographies de Pierre Choderlos DE LACLOS

ANALYSE DU ROMAN: http://www.site-magister.com/laclos.htm

AUTRE ANALYSE DU ROMAN: http://www.sens-public.org/spip.php?article404

UNE BIOGRAPHIE DE LACLOS: http://ahrf.revues.org/document1853.html

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