BLAISE PASCAL
"Pascal (1623-1662) est un génie élitiste qui pense que seul Dieu détermine
le destin de chacun"
Frédéric Fabre
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- IMPRIMEZ LA BIOGRAPHIE DE BLAISE PASCAL
- DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L AMOUR
- LETTRE SUR L'ARITHMETIQUE ET LA PASCALINE
19 juin 1623: Blaise Pascal naît rue des Gras à Clermont-Ferrand. L'université de la ville prendra son nom en hommage. Il est le fils d'Étienne Pascal, juriste, passionné de mathématiques et second président de la cour des aides de Clermont et d'Antoinette Begon fille d'un marchand bourgeois. Sa soeur aînée, Gilberte a été baptisée en 1620. C'est elle qui épousera Florin Perier en 1641.
1625: Jacqueline, la soeur cadette de
Pascal naît.
1626: Sa mère Antoinette Begon meurt.
1631: En novembre, son père Étienne Pascal, ses deux sœurs Gilberte et lui-même s'installent à Paris rue de la Tissanderie près du quartier du marais. Il décide d’éduquer lui-même son fils qui montrait des dispositions mentales et intellectuelles extraordinaires.
Très tôt, Blaise a une capacité immédiate pour les mathématique et les sciences. Il assiste aux conversations fréquentes de son père avec les principaux savants de l’époque : Roberval, Mersenne, Desargues, Gassendi et Descartes.
1633: Son père vend la maison familiale à Clermont.
1634: Étienne Pascal vend sa charge pour tout placer en rentes sur l'hôtel de ville, pensant ainsi assurer l'avenir de la famille. Il se consacre entièrement à l'éducation de ses enfants. Il privilégie l'étude des langues anciennes sur les mathématiques pour lesquels son fils a des dispositions particulières.
1635: Très vite Blaise Pascal fait preuve de dons exceptionnels. A 12 ans, il démontre seul la trente-deuxième proposition d'Euclide qui édicte que la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits. Stupéfié, son père l'emmène à l'Académie des sciences fondée par le philosophe Marin Mersenne. Ils se réunissent au couvent des minimes place Royale aujourd'hui place des Vosges à Paris. La famille s'installe alors dans l'aristocratique Faubourg Saint Germain près du Luxembourg.
1638: Étienne Pascal, ponctionné par les dispositions fiscales du Cardinal de Richelieu, prend part à une manifestation contre le non paiement des rentes de l'hôtel de ville. Il doit quitter Paris avec sa famille pour échapper à la Bastille.
1639: Le 3 avril, à
l'issue d'une représentation de l'amour tyrannique de Scudéry, la sœur cadette
de Blaise, Jacqueline qui y tient un rôle, dit un compliment bien tourné à
Richelieu et obtient ainsi la grâce de son père.
1640: La famille Pascal peut alors s'installer à Rouen, où son père est nommé par Richelieu, adjoint de l'intendant de Normandie, chargé de collecter les impôts royaux et la levée des tailles.
Blaise Pascal publie son premier ouvrage : l'Essai sur les Coniques, qui le fait connaître dans le monde des savants français et européens. La majeure partie en est perdue mais grâce à Leibniz, un résultat essentiel et original en reste sous le nom de théorème de Pascal. A lire son travail si précoce et précis, Descartes croie qu’il n'est pas du fils mais du père.
1641: Gilberte, la soeur aînée de Pascal, épouse son cousin Florin Perier.
1642: Blaise Pascal met au point une machine arithmétique capable d’effectuer des additions et des soustractions pour aider son père dans le calcul du prélèvement des impôts. Cette invention vaut au jeune prodige une solide renommée dans le domaine des sciences et des techniques. Il en écrit le mode d’emploi: Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité de voir ladite machine et s’en servir. Plusieurs exemplaires sont conservés, en France, au Musée des Arts et Métiers à Paris et au musée de Clermont- Ferrand.
Bien que ce soit le tout début du calcul mécanique, la vente de la "Pascaline" est un échec commercial à cause de son coût élevé de 100 livres. Pascal améliore la conception de la machine pendant encore dix années et en construit une cinquantaine d’exemplaires.
1646: En janvier,
le père de Blaise Pascal tombe sur la glace et se démet la cuisse. Il est
soigné par deux gentilshommes, les frères Deschamps, qui lui prêtent des
ouvrages jansénistes. Pourtant le jansénisme fait déjà l'objet, depuis
1641, de premières condamnations. Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline qui
ont de fréquentes
conversations avec eux durant les trois mois du traitement de leur père, sont ébranlés par les
idées jansénistes de ces messieurs de Port Royal.
Sous l'influence des idées de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran pourtant disparu en 1643, la famille Pascal lit Le Discours de la réformation de l'homme intérieur écrit en 1628 par Cornelius Jansen qui donne son nom au jansénisme. La famille Pascal lit aussi L'Augustinus du même Cornelius Jansen publié en 1640 et se convertit au christianisme austère.
Cette période constitue ce que l'on a appelé " la première conversion" de Pascal. Il est persuadé que suivre Copernic et Galilée pour libérer la physique du poids mort d'Aristote et de la Scolastique n’est que la démarche d’une vaine raison si la science ne jette pas l’homme au pied de la Croix.
A l'automne, Blaise Pascal et son père répètent pour la première en France, les expériences de Torricelli sur le vide. La théorie de Torricelli est révolutionnaire car aucun savant n'avait osé remettre en cause jusque-là le concept d'Aristote selon lequel "la nature a horreur du vide".
1647: De février à Avril, Pascal prend part à sa première polémique théologique connue sous le nom d'affaire sainte Ange. Jacques Forton, sieur de Saint-Ange, expose en privé sa conception de la théologie et prétend démontrer rationnellement la Trinité. Il a le tord de le faire auprès de Pascal et de deux de ses amis. Les trois compères rapportent les paroles de Saint-Ange auprès de l'archevêché de Rouen et rédigent un très précis récit de deux conférences ou entretiens particuliers. Saint-Ange doit alors se rétracter et renoncer à ses idées.
Pascal subit un mal nerveux qui le laisse rarement un jour sans souffrance. Les médecins lui recommandent l'arrêt de tout travail intellectuel intensif. Une attaque de paralysie l’atteint au point qu’il ne peut plus se mouvoir sans béquilles. Il a mal à la tête, des maux de ventre, ses jambes et ses pieds sont continuellement froids et demandent des soins pour activer la circulation sanguine. Il porte des bas trempés dans de l’eau-de-vie pour se réchauffer les pieds. Il s'installe rue Brisemiche près de l'Eglise Saint Merri à Paris avec sa sœur Jacqueline. Sa santé s’améliore mais son système nerveux est perturbé. Il est sujet à une profonde hypocondrie qui affecte son caractère et sa philosophie. Sujet à des accès de colère impérieuse, il est devenu irritable et sourit rarement.
Pascal rencontre Descartes,
mais les deux hommes ne peuvent se mettre d'accord sur la question du vide.
1648: En juillet, son père revient à Paris. La famille s'installe rue de Touraine dans le quartier du Marais. Pascal inspiré par Descartes, produit les expériences du Puy-de-Dôme sur la pression atmosphérique.
En août, la Fronde contre la Monarchie débute. La famille Pascal la désapprouve.
Le 1er septembre, Blaise Pascal fait réaliser au sommet du Puy de Dôme, par son beau-frère Florin Perier, une expérience qui confirme les variations de la pression atmosphérique.
Le 19 septembre, Pascal renouvelle l'expérience dans la Tour Saint Jacques de la Boucherie.
En octobre, fort de ces deux expériences, Pascal publie le récit récit de la Grande Expérience de l'équilibre des liqueurs. Il conclue "La nature n'a aucune répugnance pour le vide (-) tous les effets qu'on a attribués à cette horreur, procèdent de la pesanteur et pression de l'air"
1649: La famille Pascal fuit les troubles de la Fronde et retourne à Clermont Ferrand pour se faire loger chez les Perier. Pascal continue ses expériences alors que Jacqueline s'enfonce dans une crise mystique.
1650: En novembre, la famille Pascal revient à Paris.
1651: Pascal travaille
sur son traité du vide dont il ne nous reste que la préface.
Le 24 septembre, le père de Pascal meurt. Suivant l'usage de l'époque, Jacqueline laisse sa part d'héritage à Pascal qui en retour, lui verse une rente viagère. La famille doit quitter la rue de Touraine pour s'installer rue de Beaubourg.
Le 17 octobre, Pascal écrit à sa sœur Gilberte, deux lettres de consolation dans lesquelles il émet des préceptes de conduites particulières pour ce deuil familial et développe une réflexion sur la nature de la mort. Ces deux lettres seront publiées à titre posthume, en 1670, avec les Pensées, sous le titre de Pensées sur la mort.
1652: Le 4 janvier, Jacqueline Pascal se retire à Port-Royal de Paris comme novice. Elle ne l'a pas fait avant car elle subissait l'opposition de son père. Pascal accepte mal qu'elle transgresse les souhaits de leur père. Au moment où elle doit passer ses voeux définitifs, il lui refuse une dote de nonne nécessaire pour lui offrir une place importante.
Pascal poursuit ses travaux scientifiques et termine sa pascaline. Il écrit à la reine Christine de Suède au sujet de sa machine à calculer.
Riche et célèbre, il mène une période de vie mondaine, avec notamment le chevalier de Méré et le riche Damien Mitton. Il prend une maison somptueusement meublée, avec beaucoup de domestiques et se fait conduire dans Paris avec une voiture tirée par quatre ou six chevaux. Il passe son temps en compagnie de beaux esprits, de femmes et de joueurs qui lui inspirent son travail sur les probabilités. Il fait des aller - retour à Clermont Ferrand pour séduire une jolie précieuse qu’il appelle la « Sapho de la campagne ». Le Discours sur les passions de l'amour a été longtemps attribué à Pascal alors qu'il est l'œuvre du chevalier de Méré
1653: Le 5 juin,
au moment où le pape Innocent X condamne cinq propositions de l'Augustinus de Jansénius, Pascal accepte enfin de
constituer une dote pour Jacqueline qui peut faire sa profession de foi.
Elle devient soeur Sainte Euphémie.
Il continue à mener à la fois une vie mondaine intense et une intense activité scientifique. Il rédige Le Traité du triangle arithmétique publié à titre posthume en 1665. Ce traité jette les fondements des calculs de probabilités. Avec ses deux compagnons de jeux et de débauches, il acquiert une solide réputation de libertin.
1654: Jacqueline lui reproche sa frivolité et prie pour qu’il change de vie. Durant les visites à sa sœur à Port Royal, il montre du mépris pour les affaires du monde mais il n’est pas attiré par Dieu.
En septembre, il fait part de son dégoût du monde à Jacqueline : "un grand mépris du monde et un dégoût insupportable de toutes les personnes qui en sont". Ses propos sont repris dans une lettre de Jacqueline de Sainte Euphémie à sa soeur, Madame Perier.
Le 1er octobre, il se rapproche du monastère de port Royal de Paris en venant habiter près du Luxembourg au 54 de l'actuelle rue Monsieur le Prince.
Début Novembre, il a un accident sur le Pont de Neuilly où les chevaux plongent par-dessus le parapet. La voiture est près de les suivre mais l’attelage se rompt et la voiture reste en équilibre sur le bord du pont. Pascal et ses amis sortent vivants. Le philosophe hypersensible, terrifié par la proximité de la mort, s’évanouit et reste inconscient durant quinze jours.
La nuit du 23 Novembre, entre dix heures et demi et minuit et demie, Pascal connaît une illumination "d'extase mystique" qui va bouleverser son existence. Il écrit immédiatement pour lui-même en une note brève, appelé le Mémorial qui commence par "Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, pas des philosophes ni des savants" avant d'affirmer la certitude de sa foi et son engagement envers le Christ : "Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Joie, joie, joie, pleurs de joie". Il conclut par une citation du Psaume 119,16: «Je n’oublierai pas ces mots. Amen.» Il coud soigneusement ce document dans son manteau et le transfère toujours quand il change de vêtement. Un serviteur le découvrira par hasard après sa mort. Cet épisode constitue la "seconde conversion" de Pascal.
Cette
expérience mystique est décrite par sa sœur Gilberte comme un double
renoncement, à la vie du monde et ses plaisir empestés, mais aussi
aux sciences humaines notamment physiques et mathématiques vaines
par rapport à la science divine.
1655: Du 7 au 28 janvier, il fait une retraite à Port Royal des Champs qui ne forme qu'une seule abbaye avec le monastère de Paris.
Il rédige l'Abrégé de la Vie de Jésus-Christ et en automne, les deux versions de l'Esprit de géométrie, textes essentiels sur la logique et la rhétorique de Pascal.
En décembre, il débute ses écrits sur la Grâce Divine.
1656: En janvier, il fait son second séjour à Port Royal des Champs pour finir ses lettres sur la Grâce Divine. Il y rencontre Antoine Arnauld. Il vole à son secours dans la querelle qui l'oppose aux jésuites et à la Sorbonne. C'est la première lettre des Provinciales qui parait le 23 janvier.
Son titre complet est "Lettre escrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne".
Ces lettres sont adressées à un ami provincial qui n'est autre que Nicolas Pavillon (1597-1677), évêque d'Alet formé chez les lazaristes de Saint Sulpice et élève de Saint Vincent de Paul.
L'évêché d'Alet est le plus petit d'Europe créé pour lutter contre les cathares. Il sera rattaché à l'Evêché de Carcassonne sous le premier empire.
Nicolas Pavillon est directement lié au mystère de Rennes le Château situé à quelques kilomètres d'Alet les Bains et à l'origine de la fortune de l'intendant Fouquet. Sans être "janseniste", le rigorisme de Nicolas Pavillon le rend attentif aux thèses qui prônent une vie rigoureuse.
17 lettres
suivront et seront
publiées une par une et anonymement. Il y défend la rigueur du jansénisme,
notamment à partir de la question fondamentale de la grâce.
Le 24 mars, Marguerite Perrier, la filleule de Pascal et fille de sa sœur Gilberte, est guérie miraculeusement d'une fistule purulente à l'œil gauche dont elle souffre depuis longtemps. Alors que rien ne pouvait la guérir et qu'elle était promise à une mort prochaine, le contact de la Sainte-Épine, relique de la couronne du Christ conservée à Port-Royal, la guérit instantanément.
Paris est impressionné par ce miracle qui donne un avantage certain aux jansénistes contre les jésuites. Pascal écrit sur le miracle, de nombreuses réflexions qui seront la source et l'objet des Pensées.
En août, "Le Rabat - Joie des Jansénistes" est publié par le jésuite Annat pour tenter de détruire l'avantage du miracle.
Le 26 octobre, Pascal écrit une lettre à Charlotte de Roannez sur le Dieu caché, une des clefs des pensées.
1657: Le 11 mars, la bulle Ad Sacram du pape Alexandre VII condamne les cinq propositions "au sens de Jansénius" sans en préciser le sens.
Le 17 mars, l'Assemblée du clergé décide d'imposer aux prêtres et aux religieuses, la signature d'un formulaire antijanséniste.
Le 24 mars, la dix-huitième et dernière lettre Provinciale est publiée.
Le 18 octobre, les Provinciales sont condamnées par le pape et mises à l'index.
En décembre, contre Les Provinciales parait l'Apologie pour les casuistes du père jésuite Pirot.
1658: En
janvier, Pascal découvre les solutions du problème géométrique de la cycloïde.
Au printemps, Il rédige "La conversion du pêcheur et de la Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui".
En mai, il écrit le cinquième écrit des curés de Paris qui recueille des signatures en faveur des jansénistes le 11 juin. Cette lettre aboutit à la condamnation de l'Apologie pour les casuistes.
En juin, il contacte par lettre circulaire les savants de l'Europe sur le problème de la cycloïde. Il débute ainsi une controverse scientifique.
En juillet, il écrit l'Art de persuader.
En octobre, Pascal expose lors d'une conférence à Port-Royal l'Apologie de la religion chrétienne, sorte de brouillon des Pensées.
Il rédige aussi l'Entretien avec Monsieur de Saci sur Épictète et Montaigne daté par inexactitude de 1655.
En fin d'année, il rédige ses impressions sur les traités européens sur la cycloïde et sur un traité qui fonde le calcul infinitésimal.
1659: A partir de février, Pascal tombe gravement malade. Il ne peut même plus répondre aux lettres.
En novembre, il compose "La Prière à Dieu le bon usage des maladies".
1660: De mai à septembre, encore faible, Pascal se rend à Clermont Ferrand se reposer chez sa soeur Gilberte. Il y écrit une grande partie des Pensées.
1661: Grâce à ses connaissances en hydrostatique, il participe à l’assèchement des marais poitevins, à la demande du Duc de Roannez.
Le 1er février, la polémique s'enfle entre les jansénistes et l'assemblée du clergé de France. Cette dernière impose la signature d'un formulaire à tout prêtre ou religieux.
Le 13 avril, la
mesure de la signature du formulaire est validée par le Conseil d'Etat. Les
petites écoles de Port Royal sont éparpillées. Les novices sont interdites
d'entrer au monastère de Port Royal.
Arnaud et Nicole, deux des figures théologiques de Port Royal sont prêts à se soumettre, mais Pascal s'y oppose fermement dans un Ecrit sur la signature du formulaire. Port Royal ne le suit pas. Jacqueline accepte aussi de se soumettre.
Le 4 octobre, sa sœur Jacqueline meurt d'une péritonite.
Pascal décide de se retirer de la polémique afin de plus se consacrer qu'à Dieu.
1662: Le 18 mars, Pascal invente avec le Duc de Roannez, la première ligne de "transports en commun", convoyant les passagers dans Paris avec "des carrosses à cinq sols" munis de plusieurs sièges.
En juin sa maladie s'aggrave. Conscient du fait qu'il a peu de chances de survivre, il songe à trouver un hôpital pour les maladies incurables, mais ses médecins le déclarent intransportable.
Le 29 juin, il est amené chez sa soeur Gilberte Perier au faubourg Saint Marcel, dans sa paroisse de Saint Etienne au Mont.
Le 19 Août, Pascal s'éteint 2 mois après son trente-neuvième anniversaire, à 1 heure du matin, après avoir prononcé ces dernière paroles : "Que Dieu ne m'abandonne jamais !"
Le 21 Août, il est enterré près d'un pilier de l'Eglise de Saint Etienne au Mont. Selon Gilberte Perier, l'autopsie révèle que "le crâne ne comportait aucune trace de suture autre que la lambdoïde… avec une abondance de cervelle, dont la substance était si solide et si condensée…".
1665: Le Traité du triangle arithmétique est publié à tire posthume.
IMPRIMEZ LA BIOGRAPHIE DE BLAISE PASCAL
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19 juin 1623: Blaise Pascal naît rue des Gras à Clermont-Ferrand. L'université de la ville prendra son nom en hommage. Il est le fils d'Étienne Pascal, juriste, passionné de mathématiques et second président de la cour des aides de Clermont et d'Antoinette Begon fille d'un marchand bourgeois. Sa soeur aînée, Gilberte a été baptisée en 1620. C'est elle qui épousera Florin Perier en 1641.
1625: Jacqueline, la soeur cadette de Pascal naît.
1626: Sa mère Antoinette Begon meurt.
1631: En novembre, son père Étienne Pascal, ses deux sœurs Gilberte et lui -même s'installent à Paris rue de la Tissanderie près du quartier du marais. Il décide d’éduquer lui-même son fils qui montrait des dispositions mentales et intellectuelles extraordinaires. Très tôt, Blaise a une capacité immédiate pour les mathématique et les sciences. Il assiste aux conversations fréquentes de son père avec les principaux savants de l’époque : Roberval, Mersenne, Desargues, Gassendi et Descartes.
1633: Son père vend la maison familiale à Clermont.
1634: Étienne Pascal vend sa charge pour tout placer en rentes sur l'hôtel de ville, pensant ainsi assurer l'avenir de la famille. Il se consacre entièrement à l'éducation de ses enfants. Il privilégie l'étude des langues anciennes sur les mathématiques pour lesquels son fils a des dispositions particulières.
1635: Très vite Blaise Pascal fait preuve de dons exceptionnels. A 12 ans, il démontre seul la trente-deuxième proposition d'Euclide qui édicte que la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits. Stupéfié, son père l'emmène à l'Académie des sciences fondée par le philosophe Marin Mersenne. Ils se réunissent au couvent des minimes place Royale aujourd'hui place des Vosges à Paris. La famille s'installe alors dans l'aristocratique Faubourg Saint Germain près du Luxembourg.
1638: Étienne Pascal, ponctionné par les dispositions fiscales
du Cardinal de Richelieu, prend part à une manifestation contre le non
paiement des rentes de l'hôtel de ville. Il doit quitter Paris avec sa
famille pour échapper à la Bastille. 1639: Le 3 avril, à
l'issue d'une représentation de l'amour tyrannique de Scudéry, la sœur cadette
de Blaise, Jacqueline qui y tient un rôle, dit un compliment bien tourné à
Richelieu et obtient ainsi la grâce de son père.
1640: La famille Pascal peut alors s'installer à Rouen, où son
père est nommé par Richelieu, adjoint de l'intendant de Normandie, chargé de collecter les
impôts royaux et la levée des tailles. Blaise Pascal
publie son premier ouvrage :
l'Essai sur les Coniques, qui le fait connaître dans le monde des
savants français et européens. La majeure partie en est perdue mais grâce à
Leibniz, un résultat essentiel et original en reste sous le nom de théorème de
Pascal. A lire son travail si précoce et précis, Descartes croie qu’il n'est pas
du fils mais du père. 1641: Gilberte, la soeur aînée de
Pascal, épouse son cousin Florin Perier.
1642: Blaise Pascal met au point une machine arithmétique
capable d’effectuer des additions et des soustractions pour
aider son père dans le calcul du prélèvement des impôts. Cette invention vaut au jeune
prodige une solide renommée dans le domaine des sciences et des techniques.
Il en écrit le mode d’emploi: Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité
de voir ladite machine et s’en servir. Plusieurs exemplaires sont conservés,
en France, au Musée des Arts et Métiers à Paris et au musée de Clermont-
Ferrand. Bien que ce soit le tout début du calcul
mécanique, la vente de la "Pascaline" est un échec commercial à cause de son
coût élevé de 100 livres. Pascal améliore la conception de la machine pendant
encore dix années et en construit une cinquantaine d’exemplaires.
1646: En janvier, le père de Blaise Pascal tombe sur la glace et se démet la cuisse. Il est
soigné par deux gentilshommes, les frères Deschamps, qui lui prêtent des
ouvrages jansénistes. Pourtant le jansénisme fait déjà l'objet, depuis
1641, de premières condamnations. Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline qui
ont de fréquentes
conversations avec eux durant les trois mois du traitement de leur père, sont ébranlés par les
idées jansénistes de ces messieurs de Port Royal. Sous l'influence des
idées de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de
Saint-Cyran pourtant disparu en 1643, la famille Pascal lit Le Discours de
la réformation de l'homme intérieur écrit en 1628 par Cornelius Jansen qui donne
son nom au jansénisme. La famille Pascal lit aussi L'Augustinus du même
Cornelius Jansen publié en 1640 et se convertit au christianisme austère. Cette période constitue ce que l'on a appelé " la
première conversion" de Pascal. Il est persuadé que suivre Copernic et
Galilée pour libérer la physique du poids mort d'Aristote et de la
Scolastique n’est que la démarche d’une vaine raison si la science ne jette
pas l’homme au pied de la Croix. A l'automne, Blaise Pascal et son père répètent pour la
première en France, les
expériences de Torricelli sur le vide. La théorie de Torricelli est
révolutionnaire car aucun savant n'avait osé remettre en cause jusque-là le
concept d'Aristote selon lequel "la nature a horreur du vide".
1647: De février à Avril, Pascal prend part à sa première polémique
théologique connue sous le nom
d'affaire sainte Ange. Jacques Forton, sieur de Saint-Ange, expose
en privé sa conception de la théologie et prétend démontrer
rationnellement la Trinité. Il a le tord de le faire auprès de Pascal et de deux de ses
amis. Les trois compères rapportent les paroles de Saint-Ange auprès de
l'archevêché de Rouen et rédigent un très précis récit de deux
conférences ou entretiens particuliers. Saint-Ange doit alors se rétracter et
renoncer à ses idées.
Pascal subit un mal nerveux qui le laisse rarement un
jour sans souffrance. Les médecins lui recommandent l'arrêt de tout travail
intellectuel intensif. Une attaque de paralysie l’atteint au point qu’il ne
peut plus se mouvoir sans béquilles. Il a mal à la tête, des maux de ventre,
ses jambes et ses pieds sont continuellement froids et demandent des soins
pour activer la circulation sanguine. Il porte des bas trempés dans de
l’eau-de-vie pour se réchauffer les pieds. Il s'installe rue Brisemiche près
de l'Eglise Saint Merri à Paris avec sa sœur Jacqueline. Sa santé s’améliore
mais son système nerveux est perturbé. Il est sujet à une profonde
hypocondrie qui affecte son caractère et sa philosophie. Sujet à des accès
de colère impérieuse, il est devenu irritable et sourit rarement.
Pascal rencontre Descartes, mais les deux hommes ne
peuvent se mettre d'accord sur la question du vide. 1648: En juillet, son père revient à Paris. La famille
s'installe rue de Touraine dans le quartier du Marais. Pascal, inspiré par
Descartes, produit les expériences du Puy-de-Dôme
sur la pression atmosphérique. En août, la Fronde contre la Monarchie débute. La famille
Pascal la désapprouve. Le 1er septembre, Blaise Pascal fait réaliser au
sommet du Puy de Dôme, par son beau-frère Florin Perier, une expérience qui
confirme les variations de la pression atmosphérique. Le 19 septembre, Pascal renouvelle l'expérience dans la
Tour Saint Jacques de la Boucherie. En octobre, fort de ces deux expériences, Pascal publie
le récit récit de la Grande Expérience de l'équilibre des liqueurs. Il
conclue "La nature n'a aucune répugnance pour le vide (-) tous les effets
qu'on a attribués à cette horreur, procèdent de la pesanteur et pression de
l'air" 1649: La famille Pascal fuit les troubles de la Fronde et
retourne à Clermont Ferrand pour se faire loger chez les Perier. Pascal
continue ses expériences alors que Jacqueline s'enfonce dans une crise
mystique. 1650: En novembre, la famille Pascal revient à Paris. 1651: Pascal travaille sur son traité du vide dont il ne
nous reste que la préface. Le 24 septembre, le père de Pascal meurt. Suivant
l'usage de l'époque, Jacqueline
laisse sa part d'héritage à Pascal qui en retour, lui verse une rente
viagère. La famille doit quitter la rue de Touraine pour s'installer rue de
Beaubourg. Le 17 octobre, Pascal écrit
à sa sœur Gilberte, deux lettres de consolation dans lesquelles il émet des
préceptes de conduites particulières pour ce deuil familial et développe une
réflexion sur la nature de la mort. Ces deux lettres seront publiées
à titre posthume, en 1670, avec les Pensées, sous le titre de
Pensées sur la mort. 1652: Le 4 janvier, Jacqueline Pascal se
retire à Port-Royal de Paris comme novice. Elle ne l'a pas fait avant car
elle subissait l'opposition de son père. Pascal accepte mal qu'elle
transgresse les souhaits de leur père. Au moment où elle doit passer ses
voeux définitifs, il lui refuse une dote de nonne nécessaire pour lui offrir
une place importante. Pascal poursuit ses travaux scientifiques et termine sa
pascaline. Il écrit à la reine Christine de Suède au sujet de sa machine à
calculer. Riche et célèbre, il mène
une période de vie mondaine, avec notamment le chevalier de Méré et le riche
Damien Mitton. Il prend une maison somptueusement meublée, avec beaucoup de
domestiques et se fait conduire dans Paris avec une voiture tirée par quatre
ou six chevaux. Il passe son temps en compagnie de beaux esprits, de femmes
et de joueurs qui lui inspirent son travail sur les probabilités. Il fait
des aller - retour à Clermont Ferrand pour séduire une jolie précieuse qu’il
appelle la « Sapho de la campagne ». Le Discours sur les passions de l'amour
a été longtemps attribué à Pascal alors qu'il est
l'œuvre du chevalier de Méré 1653: Le 5 juin, au moment où le pape Innocent X condamne
cinq propositions de l'Augustinus de Jansénius, Pascal accepte enfin de
constituer une dote pour Jacqueline qui peut faire sa profession de foi.
Elle devient soeur Sainte Euphémie. Il continue à mener à la fois une
vie mondaine intense et une intense activité scientifique. Il rédige Le
Traité du triangle arithmétique publié à titre posthume en 1665.
1654: Jacqueline lui reproche sa frivolité et prie pour qu’il change de vie. Durant les visites à sa sœur à Port Royal, il montre du mépris pour les affaires du monde mais il n’est pas attiré par Dieu.
En septembre, il fait part de son dégoût du monde à Jacqueline : "un grand mépris du monde et un dégoût insupportable de toutes les personnes qui en sont". Ses propos sont repris dans une lettre de Jacqueline de Sainte Euphémie à sa soeur, Madame Perier.
Le 1er octobre, il se rapproche du monastère de port Royal de Paris en venant habiter près du Luxembourg au 54 de l'actuelle rue Monsieur le Prince.
Début Novembre, il a un accident sur le Pont de Neuilly où les chevaux plongent par-dessus le parapet. La voiture est près de les suivre mais l’attelage se rompt et la voiture reste en équilibre sur le bord du pont. Pascal et ses amis sortent vivants. Le philosophe hypersensible, terrifié par la proximité de la mort, s’évanouit et reste inconscient durant quinze jours.
La nuit du 23 Novembre, entre dix heures et demi et minuit et demie, Pascal connaît une illumination "d'extase mystique" qui va bouleverser son existence. Il écrit immédiatement pour lui-même en une note brève, appelé le Mémorial qui commence par "Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, pas des philosophes ni des savants" avant d'affirmer la certitude de sa foi et son engagement envers le Christ : "Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Joie, joie, joie, pleurs de joie". Il conclut par une citation du Psaume 119,16: «Je n’oublierai pas ces mots. Amen.» Il coud soigneusement ce document dans son manteau et le transfère toujours quand il change de vêtement. Un serviteur le découvrira par hasard après sa mort. Cet épisode constitue la "seconde conversion" de Pascal.
Cette expérience mystique est décrite par sa sœur Gilberte comme un double renoncement, à la vie du monde et ses plaisir empestés, mais aussi aux sciences humaines notamment physiques et mathématiques vaines par rapport à la science divine.
1655: Du 7 au 28 janvier, il fait une retraite à Port Royal des Champs qui ne forme qu'une seule abbaye avec le monastère de Paris.
Il rédige l'Abrégé de la Vie de Jésus-Christ et en automne, les deux versions de l'Esprit de géométrie, textes essentiels sur la logique et la rhétorique de Pascal.
En décembre, il débute ses écrits sur la Grâce Divine.
1656: En janvier, il fait son second séjour à Port Royal des Champs pour finir ses lettres sur la Grâce Divine. Il y rencontre Antoine Arnauld. Il vole à son secours dans la querelle qui l'oppose aux jésuites et à la Sorbonne. C'est la première lettre des Provinciales qui parait le 23 janvier. Son titre complet est "Lettre escrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne".
Ces lettres sont adressées à un ami provincial qui n'est autre que Nicolas Pavillon (1597-1677), évêque d'Alet formé chez les lazaristes de Saint Sulpice et élève de Saint Vincent de Paul.
L'évêché d'Alet est le plus petit d'Europe créé pour
lutter contre les cathares. Il sera rattaché à l'Evêché de Carcassonne sous le
premier empire.
Nicolas Pavillon est directement lié au mystère de Rennes le Château situé à
quelques kilomètres d'Alet les Bains et à l'origine de la fortune de l'intendant
Fouquet. Sans être "janseniste", le rigorisme de Nicolas Pavillon le rend
attentif aux thèses qui prônent une vie rigoureuse. 17 lettres
suivront et seront
publiées une par une et anonymement. Il y défend la rigueur du jansénisme,
notamment à partir de la question fondamentale de la grâce. Le 24 mars,
Marguerite Perrier, la filleule de Pascal et fille de sa sœur Gilberte,
est guérie miraculeusement d'une fistule purulente à l'œil gauche dont elle
souffre depuis longtemps. Alors que rien ne pouvait la guérir et qu'elle
était promise à une mort prochaine, le contact de la Sainte-Épine, relique
de la couronne du Christ conservée à Port-Royal, la guérit instantanément. Paris est impressionné
par ce miracle qui donne un avantage certain aux jansénistes contre les jésuites. Pascal écrit sur le miracle, de nombreuses
réflexions qui seront la source et l'objet des Pensées.
En août, "Le Rabat - Joie des Jansénistes" est publié par le jésuite Annat pour
tenter de détruire l'avantage du miracle.
Le 26 octobre, Pascal écrit une lettre à Charlotte de Roannez
sur le Dieu caché, une des clefs des pensées. 1657: Le 11
mars, la bulle Ad Sacram du pape Alexandre VII condamne les cinq propositions
"au sens de Jansénius" sans en préciser le sens.
Le 17 mars,
l'Assemblée du clergé décide d'imposer aux prêtres et aux religieuses, la
signature d'un formulaire antijanséniste.
Le 24 mars, la dix-huitième et dernière lettre Provinciale est
publiée. Le 18 octobre, les Provinciales sont condamnées
par le pape et mises à l'index.
En décembre, contre Les Provinciales parait l'Apologie
pour les casuistes du père jésuite Pirot. 1658: En
janvier, Pascal découvre les solutions du problème géométrique de la cycloïde.
Au printemps, Il rédige "La conversion du pêcheur et de la Comparaison des
chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui". En mai,
il écrit le cinquième écrit des curés de Paris qui recueille des signatures en
faveur des jansénistes le 11 juin. Cette lettre aboutit à la condamnation de
l'Apologie pour les casuistes. En juin, il contacte par lettre
circulaire les savants de l'Europe sur le problème de la cycloïde. Il débute
ainsi une controverse scientifique. En juillet, il écrit l'Art
de persuader.
En octobre, Pascal expose lors d'une conférence à Port-Royal l'Apologie
de la religion chrétienne, sorte de brouillon des Pensées.
Il rédige aussi
l'Entretien avec Monsieur de Saci sur Épictète et Montaigne daté par
inexactitude de 1655. En fin d'année, il rédige ses
impressions sur les traités européens sur la cycloïde et sur un traité qui fonde
le calcul infinitésimal. 1659: Il rédige ses impressions sur les traités
européens sur la cycloïde et sur un traité qui fonde le calcul infinitésimal.
A partir de février, Pascal tombe gravement malade.
Il ne peut même plus répondre aux lettres. En novembre, il
compose "La Prière à Dieu le bon usage des maladies". 1660: De
mai à septembre,
encore faible, Pascal se rend à Clermont Ferrand se reposer chez sa soeur
Gilberte. Il y écrit une grande partie des Pensées. 1661:
Grâce à ses connaissances en hydrostatique, il participe à l’assèchement des
marais poitevins, à la demande du Duc de Roannez. Le 1er
février, la polémique s'enfle entre les jansénistes et
l'assemblée du clergé de France. Cette dernière impose la signature d'un
formulaire à tout prêtre ou religieux. Le 13 avril, la
mesure de la signature du formulaire est validée par le Conseil d'Etat. Les
petites écoles de Port Royal sont éparpillées. Les novices sont interdites
d'entrer au monastère de Port Royal. Arnaud et Nicole,
deux des figures théologiques de Port Royal sont prêts à se soumettre, mais
Pascal s'y oppose fermement dans un Ecrit sur la signature du formulaire. Port
Royal ne le suit pas. Jacqueline accepte aussi de se soumettre. Le 4
octobre, sa sœur Jacqueline meurt d'une péritonite. Pascal décide de stopper la
polémique afin de plus se consacrer qu'à Dieu. 1662: Le 18
mars, Pascal invente avec le Duc de Roannez, la première ligne de "transports en
commun", convoyant les passagers dans Paris avec "des carrosses à cinq sols"
munis de plusieurs sièges. En juin sa maladie s'aggrave.
Conscient du fait qu'il a peu de chances de survivre, il songe à trouver un
hôpital pour les maladies incurables, mais ses médecins le déclarent
intransportable. Le 29 juin, il est amené chez sa soeur
Gilberte Perier au faubourg Saint Marcel, dans sa paroisse de Saint Etienne au
Mont. Le 19 Août, Pascal s'éteint 2 mois après son
trente-neuvième anniversaire, à 1 heure du matin, après avoir prononcé ces
dernière paroles : "Que Dieu ne m'abandonne jamais !" Le 21 Août, il est enterré à l'Eglise de Saint Etienne au
Mont. Selon Gilberte Perier, l'autopsie révèle que "le crâne ne comportait
aucune trace de suture autre que la lambdoïde… avec une abondance de
cervelle, dont la substance était si solide et si condensée…".
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L AMOUR
Par Blaise Pascal publié dans la revue des deux mondes par Victor Cousin en 1843
L'Homme est né pour penser ; aussi n'est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensées pures, qui le rendroient heureux s'il pouvoit toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie à laquelle il ne peut s'accommoder ; il lui faut du remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité des passions, dont il sent dans son coeur des sources si vives et si profondes.
Les passions qui sont les
plus convenables à l'homme, et qui en renferment beaucoup d'autres, sont l'amour et l'ambition : elles n'ont guère
de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent ; mais elles s'affoiblissent
l'une l'autre réciproquement, pour ne pas dire qu'elles se ruinent.
Quelque étendue d'esprit que l'on ait, l'on n'est capable que d'une grande passion ; c'est pourquoi, quand l'amour et l'ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles seroient s'il n'y avoit que l'une ou l'autre. L'âge ne détermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions ; elles naissent dès les premières années, et elles subsistent bien souvent jusqu'au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu'elles se ralentissent avec les années ; cela est pourtant fort rare.
La vie de l'homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée dans le monde ; pour moi je ne voudrois la compter que depuis la naissance de la raison, et depuis qu'on commence à être ébranlé par la raison, ce qui n'arrive pas ordinairement avant vingt ans.
Devant ce temps l'on est enfant ; et un enfant n'est pas un homme.
Qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition ! Si j'avois à en choisir une, je prendrois celle-là. Tant que l'on a du feu, l'on est aimable ; mais ce feu s'éteint, il se perd : alors que la place est belle et grande pour l'ambition ! La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun plaisir ; ils sont machines partout. C'est pourquoi l'amour et l'ambition commençant et finissant la vie, on est dans l'état le plus heureux dont la nature humaine est capable.
A mesure que
l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentimens et des pensées, qui
appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnées par le
corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi elles
remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu, car pour les
autres, elles se mêlent souvent ensemble, et causent une confusion
très-incommode ; mais ce n'est jamais dans ceux qui ont de l'esprit. Dans une
grande âme tout est grand.
L'on demande s'il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L'on ne délibère point là-dessus, l'on y est porté, et l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte.
La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion ; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime.
Il y a de deux sortes d'esprits, l'un géométrique, et l'autre que l'on peut appeler de finesse. Le premier a des vues lentes, dures et inflexibles ; mais le dernier a une souplesse de pensées qu'il applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu'il aime. Des yeux il va jusques au coeur, et par le mouvement du dehors il connoît ce qui se passe au dedans. Quand on a l'un et l'autre esprit tout ensemble, que l'amour donne de plaisir ! Car on possède à la fois la force et la flexibilité de l'esprit, qui est très-nécessaire pour l'éloquence de deux personnes.
Nous naissons avec un caractère d'amour dans nos coeurs, qui se développe à mesure que l'esprit se perfectionne, et qui nous porte à aimer ce qui nous paroît beau sans que l'on nous ait jamais dit ce que c'est. Qui doute après cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? En effet, on a beau se cacher, l'on aime toujours. Dans les choses même où il semble que l'on ait séparé l'amour, il s'y trouve secrètement et en cachette, et il n'est pas possible que l'homme puisse vivre un moment sans cela.
L'homme n'aime pas à demeurer avec soi ; cependant il aime : il faut donc qu'il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beauté ; mais comme il est lui-même la plus belle créature que Dieu ait jamais formée, il faut qu'il trouve dans soi-même le modèle de cette beauté qu'il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-même les premiers rayons ; et selon que l'on s'aperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s'en éloigne, on se forme les idées de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l'homme cherche de quoi remplir le grand vide qu'il a fait en sortant de soi-même, néanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d'objets. Il a le coeur trop vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le plus près. C'est pourquoi la beauté qui peut contenter l'homme consiste non-seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance : elle la restreint et elle l'enferme dans la différence du sexe.
La nature
a si bien imprimé cette vérité dans nos âmes, que nous trouvons cela tout disposé ; il ne faut point d'art ni d'étude ; il semble
même que nous ayons une place à remplir dans nos coeurs et qui se remplit
effectivement. Mais on le sent mieux qu'on ne le peut dire. Il n'y a que ceux
qui savent brouiller et mépriser leurs idées qui ne le voient pas.
Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos âmes avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas que de recevoir de très-grandes différences dans l'application particulière ; mais c'est seulement pour la manière d'envisager ce qui plaît. Car l'on ne souhaite pas nûment une beauté, mais l'on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l'on se trouve ; et c'est en ce sens que l'on peut dire que chacun a l'original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde. Néanmoins les femmes déterminent souvent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l'esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties des beautés qu'elles ont, ou celles qu'elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C'est pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu'il y a entre les femmes sur l'estime des unes ou des autres fait aussi le partage entre les hommes dans un même temps sur les unes et sur les autres. La mode même et les pays règlent souvent ce que l'on appelle beauté. C'est une chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos passions. Cela n'empêche pas que chacun n'ait son idée de beauté sur laquelle il juge des autres, et à laquelle il les rapporte ; c'est sur ce principe qu'un amant trouve sa maîtresse plus belle, et qu'il la propose comme exemple.
La beauté est partagée en mille différentes manières. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c'est une femme. Quand elle a de l'esprit, elle l'anime et la relève merveilleusement. Si une femme veut plaire, et qu'elle possède les avantages de la beauté, ou du moins une partie, elle y réussira ; et même, si les hommes y prenoient tant soit peu garde, quoiqu'elle n'y tâchât point, elle s'en feroit aimer. Il y a une place d'attente dans leur coeur, elle s'y logeroit.
L'homme est né pour le plaisir : il le sent, il n'en faut point d'autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son coeur sans savoir par où elle a commencé.
Un plaisir vrai ou faux peut remplir également l'esprit. Car qu'importe que ce plaisir soit faux, pourvu que l'on soit persuadé qu'il est vrai ?
A force de parler d'amour, on devient amoureux. Il n'y a rien si aisé. C'est la passion la plus naturelle à l'homme.
L'amour n'a point d'âge ; il est toujours naissant. Les poëtes nous l'on dit : c'est pour cela qu'ils nous le présentent comme un enfant. Mais sans lui rien demander, nous le sentons.
L'amour donne de l'esprit,
il se soutient par l'esprit. Il faut de l'adresse pour aimer. L'on épuise tous les jours les manières de plaire
; cependant il faut plaire, et l'on plaît.
Nous avons une source d'amour-propre qui nous représente à nous-mêmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors : c'est ce qui est cause que nous sommes bien aises d'être aimés. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on le reconnoît dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprètes du coeur ; mais il n'y a que celui qui y a intérêt qui entend leur langage.
L'homme seul est quelque chose d'imparfait ; il faut qu'il trouve un second pour être heureux. Il le cherche bien souvent dans l'égalité de la condition, à cause que la liberté et que l'occasion de se manifester s'y rencontrent plus aisément. Néanmoins l'on va quelquefois bien au-dessus, et l'on sent le feu s'agrandir, quoiqu'on n'ose pas le dire à celle qui l'a causé.
Quand on aime une dame sans égalité de condition, l'ambition peut accompagner le commencement de l'amour ; mais en peu de temps il devient le maître. C'est un tyran qui ne souffre point de compagnon ; il veut être seul ; il faut que toutes les passions ploient et lui obéissent.
Une haute amitié remplit bien mieux qu'une commune et égale le coeur de l'homme ; et les petites choses flottent dans sa capacité ; il n'y a que les grandes qui s'y arrêtent et qui y demeurent.
L'on écrit souvent des choses que l'on ne prouve qu'en obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la vérité dont on parle. C'est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis.
Quand un homme est délicat en quelque endroit de son esprit, il l'est en amour. Car comme il doit être ébranlé par quelque objet qui est hors de lui, s'il y a quelque chose qui répugne à ses idées, il s'en aperçoit, et il le fuit. La règle de cette délicatesse dépend d'une raison pure, noble et sublime : ainsi l'on se peut croire délicat, sans qu'on le soit effectivement, et les autres ont le droit de nous condamner. Au lieu que pour la beauté chacun a sa règle souveraine et indépendante de celle des autres. Néanmoins entre être délicat et ne l'être point du tout, il faut demeurer d'accord que, quand on souhaite d'être délicat, l'on n'est pas loin de l'être absolument. Les femmes aiment à apercevoir une délicatesse dans les hommes ; et c'est, ce me semble, l'endroit le plus tendre pour les gagner : l'on est aise de voir que mille autres sont méprisables, et qu'il n'y a que nous d'estimables.
Les qualités d'esprit ne s'acquièrent point par l'habitude ; on les perfectionne seulement. De là, il est aisé de voir que la délicatesse est un don de nature, et non pas une acquisition de l'art.
A mesure que l'on a plus d'esprit, l'on trouve plus de beautés originales ; mais il ne faut pas être amoureux ; car quand l'on aime, l'on n'en trouve qu'une.
Ne semble-t-il pas qu'autant de fois qu'une femme sort d'elle-même pour se caractériser dans le coeur des autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant j'en connois qui disent que cela n'est pas vrai. Oseroit-on appeler cela injustice ? Il est naturel de rendre autant qu'on a pris.
L'attachement
à une même pensée fatigue et ruine l'esprit de l'homme. C'est pourquoi pour la solidité et la [durée] du plaisir de l'amour, il
faut quelquefois ne pas savoir que l'on aime ; et ce n'est pas commettre une
infidélité, car l'on n'en aime pas d'autre ; c'est reprendre des forces pour
mieux aimer. Cela se fait sans que l'on y pense ; l'esprit s'y porte de soi-même
; la nature le veut ; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c'est une
misérable suite de la nature humaine, et que l'on seroit plus heureux si l'on n'étoit
point obligé de changer de pensée ; mais il n'y a point de remède.
Le plaisir d'aimer sans l'oser dire a ses peines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n'est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire à une personne que l'on estime infiniment ? L'on s'étudie tous les jours pour trouver le moyen de se découvrir, et l'on y emploie autant de temps que si l'on devoit entretenir celle que l'on aime. Les yeux s'allument et s'éteignent dans un même moment ; et quoique l'on ne voie pas manifestement que celle qui cause toute ce désordre y prenne garde, l'on a néanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuemens pour une personne qui le mérite si bien. L'on voudroit avoir cent langues pour le faire connoître ; car comme l'on ne peut pas se servir de la parole, l'on est obligé de se réduire à l'éloquence d'action.
Jusque-là on a toujours de la joie, et l'on est dans une assez grande occupation. Ainsi l'on est heureux ; car le secret d'entretenir toujours une passion, c'est de ne pas laisser naître aucun vide dans l'esprit, en l'obligeant de s'appliquer sans cesse à ce qui le touche si agréablement. Mais quand il est dans l'état que je viens de décrire, il n'y peut pas durer longtemps, à cause qu'étant seul acteur dans une passion où il en faut nécessairement deux, il est difficile qu'il n'épuise bientôt tous les mouvemens dont il est agité.
Quoique ce soit une même passion, il faut de la nouveauté ; l'esprit s'y plaît, et qui sait se la procurer sait se faire aimer.
Après avoir fait ce chemin, cette plénitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du côté de la source, l'on décline misérablement, et les passions ennemies se saisissent d'un coeur qu'elles déchirent en mille morceaux. Néanmoins un rayon d'espérance, si bas que l'on soit, relève aussi haut qu'on étoit auparavant. C'est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois en faisant semblant d'avoir compassion, elles l'ont tout de bon. Que l'on est heureux quand cela arrive !
Un amour ferme et solide commence toujours par l'éloquence d'action ; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins il faut deviner, mais bien deviner.
Quand deux personnes sont de même sentiment, elles ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l'autre sans que cet autre l'entende ou qu'il ose l'entendre.
Quand nous aimons, nous paroissons à nous-mêmes tout autres que nous n'étions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le monde s'en aperçoit ; cependant il n'y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornée par la passion, l'on ne peut s'assurer, et l'on est toujours dans la défiance.
Quand l'on aime, on se persuade que l'on découvriroit la passion d'un autre : ainsi l'on a peur.
Tant plus le chemin est long dans l'amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir.
Il y a de certains esprits à qui il faut donner longtemps des espérances, et ce sont les délicats. Il y en a d'autres qui ne peuvent pas résister longtemps aux difficultés, et ce sont les plus grossiers. Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d'agrément ; les autres aiment plus vite, avec plus de liberté, et finissent bientôt.
Le premier effet de l'amour c'est d'inspirer un grand respect ; l'on a de la vénération pour ce que l'on aime. Il est bien juste : on ne reconnoît au monde de grand comme cela.
Les auteurs
ne nous peuvent pas bien dire les mouvements de l'amour de leur héros : il faudroit qu'ils fussent héros eux-mêmes.
L'égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l'injustice dans l'esprit.
En amour un silence vaut mieux qu'un langage. Il est bon d'être interdit ; il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la langue ne sauroit faire. Qu'un amant persuade bien sa maîtresse quand il est interdit, et que d'ailleurs il a de l'esprit ! Quelque vivacité que l'on ait, il est bon dans certaines rencontres qu'elle s'éteigne. Tout cela se passe sans règle et sans réflexion ; et quand l'esprit le fait, il n'y pensoit pas auparavant. C'est par nécessité que cela arrive.
L'on adore souvent ce qui ne croit pas être adoré, et l'on ne laisse pas de lui garder une fidélité inviolable, quoiqu'il n'en sache rien. Mais il faut que l'amour soit bien fin ou bien pur.
Nous connoissons l'esprit des hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec les autres. Je suis de l'avis de celui qui disoit que dans l'amour on oublioit sa fortune, ses parents et ses amis : les grandes amitiés vont jusque-là.
Ce qui fait que l'on va si loin dans l'amour, c'est que l'on ne songe pas que l'on a besoin d'autre chose que de ce que l'on aime : l'esprit est plein ; il n'y a plus de place pour le soin ni pour l'inquiétude. La passion ne peut pas être sans excès ; de là vient qu'on ne se soucie plus de ce que dit le monde, que l'on sait déjà ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu'elle vient de la raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de réflexion.
Ce n'est point un effet de la coutume, c'est une obligation de la nature que les hommes fassent les avances pour gagner l'amitié des dames.
Cet oubli que cause l'amour, et cet attachement à ce que l'on aime, fait naître des qualités que l'on n'avoit pas auparavant. L'on devient magnifique, sans l'avoir jamais été. Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il ne se souvient pas d'avoir jamais eu une habitude opposée : l'on en voit la raison en considérant qu'il y a des passions qui resserrent l'âme et qui la rendent immobile, et qu'il y en a qui l'agrandissent et la font répandre au dehors.
L'on a ôté mal à propos le nom de raison à l'amour, et on les a opposés sans un bon fondement, car l'amour et la raison n'est qu'une même chose. C'est une précipitation de pensées qui se porte d'un côté sans bien examiner tout, mais c'est toujours une raison, et l'on ne doit et on ne peut pas souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des machines très-désagréables. N'excluons donc point la raison de l'amour, puisqu'elle en est inséparable. Les poëtes n'ont donc pas eu raison de nous dépeindre l'amour comme un aveugle ; il faut lui ôter son bandeau, et lui rendre désormais la jouissance de ses yeux.
Les âmes
propres à l'amour demandent une vie d'action qui éclate en événemens nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que
le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à
la passion. C'est de là que ceux de la cour son mieux reçus dans l'amour que
ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mènent
une vie dont l'uniformité n'a rien qui frappe : la vie de tempête surprend,
frappe et pénètre. Il semble que l'on ait toute une autre âme quand on aime que
quand on n'aime pas ; on s'élève par cette passion, et on devient toute grandeur
; il faut donc que le reste ait proportion, autrement cela ne convient pas, et
partant cela est désagréable.
L'agréable et le beau n'est que la même chose, tout le monde en a l'idée. C'est d'une beauté morale que j'entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions du dehors. L'on a bien une règle pour devenir agréable ; cependant la disposition du corps y est nécessaire ; mais elle ne se peut acquérir.
Les hommes ont pris plaisir à se former une idée de l'agréable si élevée, que personne n'y peut atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n'est que le naturel, avec une facilité et une vivacité d'esprit qui surprennent. Dans l'amour ces deux qualités sont nécessaires : il ne faut rien de force, et cependant il ne faut rien de lenteur. L'habitude donne le reste.
Le respect et l'amour doivent être si bien proportionnés qu'ils se soutiennent sans que ce respect étouffe l'amour.
Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent ; c'est d'un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer elles aiment beaucoup mieux.
L'on dit qu'il y a des nations plus amoureuses les unes que les autres ; ce n'est pas bien parler, ou du moins cela n'est pas vrai en tout sens.
L'amour ne consistant que dans un attachement de pensée, il est certain qu'il doit être le même par toute la terre. Il est vrai que, se déterminant autre part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n'est que dans le corps.
Il est de l'amour comme du bon sens ; comme l'on croit avoir autant d'esprit qu'un autre, on croit aussi aimer de même. Néanmoins quand on a plus de vue, l'on aime jusques aux moindres choses, ce qui n'est pas possible aux autres. Il faut être bien fin pour remarquer cette différence.
L'on
ne peut presque faire semblant d'aimer que l'on ne soit
bien près d'être amant, ou du moins que l'on aime en quelque endroit ; car il
faut avoir l'esprit et les pensées de l'amour pour ce semblant, et le moyen de
bien parler sans cela ? La vérité des passions ne se déguise pas si aisément que
les vérités sérieuses. Il faut du feu, de l'activité et un feu d'esprit naturel
et prompt pour la première ; les autres se cachent avec la lenteur et la
souplesse, ce qu'il est plus aisé de faire.
Quand on est loin de ce que l'on aime, l'on prend la résolution de faire ou de dire beaucoup de choses ; mais quand on est près, on est irrésolu. D'où vient cela ? C'est que quand on est loin la raison n'est pas si ébranlée, mais elle l'est étrangement en la présence de l'objet : or pour la résolution il faut de la fermeté, qui est ruinée par l'ébranlement.
Dans l'amour on n'ose hasarder parce que l'on craint de tout perdre ; il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques où ? L'on tremble toujours jusques à ce que l'on ait trouvé ce point. La prudence ne fait rien pour s'y maintenir quand on l'a trouvé.
Il n'y a rien de si embarrassant que d'être amant, et de voir quelque chose en sa faveur sans l'oser croire : l'on est également combattu de l'espérance et de la crainte. Mais enfin la dernière devient victorieuse de l'autre.
Quand on aime fortement, c'est toujours une nouveauté de voir la personne aimée. Après un moment d'absence on la trouve de manque dans son coeur. Quelle joie de la retrouver ! l'on sent aussitôt une cessation d'inquiétudes. Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé ; car quand il est naissant et que l'on n'a fait aucun progrès, on sent bien une cessation d'inquiétudes, mais il en survient d'autres.
Quoique les maux se succèdent ainsi les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la présence de sa maîtresse par l'espérance de moins souffrir ; cependant quand on la voit, on croit souffrir plus qu'auparavant. Les maux passés ne frappent plus, les présens touchent, et c'est sur ce qui touche que l'on juge. Un amant dans cet état n'est-il pas digne de compassion ?
LETTRE SUR L'ARITHMETIQUE ET LA PASCALINE
LETTRE DEDICATOIRE A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER SUR LE SUJET
DE LA MACHINE NOUVELLEMENT INVENTEE PAR LE SIEUR B.P. POUR
FAIRE TOUTES SORTES D'OPERATIONS D'ARITHMETIQUE PAR UN
MOUVEMENT REGLE SANS PLUME NI JETONS
avec un avis nécessaire à ceux qui auront curiosité de voir ladite machine et
s'en servir. (1645)
A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER
Monseigneur,
Si le public reçoit quelque utilité de l'invention que j'ai trouvée pour faire toutes sortes de règles d'arithmétique par une manière aussi nouvelle que commode, il en aura plus d'obligation à Votre Grandeur qu'à mes petits efforts, puisque je ne me saurais vanter que de l'avoir conçue, et qu'elle doit absolument sa naissance à l'honneur de vos commandements.
Les longueurs et les
difficultés des moyens ordinaires dont on se sert m'ayant fait
penser à quelque
secours plus prompt et plus facile, pour me soulager dans les grands calculs où
j'ai été occupé depuis quelques années en plusieurs affaires qui dépendent des
emplois dont il vous a plu honorer mon père pour le service de sa Majesté en la
haute Normandie, j'employai à cette recherche toute la connaissance que mon
inclination et le travail de mes premières études m'ont fait acquérir dans les
mathématiques ; et après une profonde méditation, je reconnus que ce secours
n'était pas impossible à trouver. Les lumières de la géométrie, de la physique
et de la mécanique m'en fournirent le dessein, et m'assurèrent que l'usage en
serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l'instrument dont j'avais
imaginé le modèle. Mais ce fut en ce point que je rencontrai des obstacles aussi
grands que ceux que je voulais éviter, et auxquels je cherchais un remède.
N'ayant pas l'industrie de manier le métal et le marteau comme la plume et le
compas, et les artisans ayant plus de connaissance de la pratique de leur art
que des sciences sur lesquelles il est fondé, je me vis réduit à quitter toute
mon entreprise, dont il ne me revenait que beaucoup de fatigues, sans aucun bon
succès. Mais, Monseigneur, Votre Grandeur ayant soutenu mon courage, qui se
laissais aller, et m'avant fait la grâce de parler du simple crayon que mes amis
vous avaient présenté en des termes qui me le firent voir tout autre qu'il ne
m'avais paru auparavant, avec les nouvelles forces que vos louanges me donnerent,
je fis de nouveaux efforts, et, suspendant tout autre exercice, je ne songeai
plus qu'à la construction de cette petite machine que j'ai osé, Monseigneur,
vous présenter, après l'avoir mise en état de faire, avec elle seule et sans
aucun travail d'esprit, les opérations de toutes les parties de l'arithmétique,
selon que je me l'étais proposé. C'est donc à vous, Monseigneur, que je devais
ce petit essai, puisque c'est vous qui me l'avez fait faire ; et c'est de vous
aussi que j'en attends une glorieuse protection. Les inventions qui ne sont pas
connues ont toujours plus de censeurs que d'approbateurs : on blâme ceux qui les
ont trouvées parce qu'on n'en a pas une parfaite intelligence : et, par un
injuste préjugé, la difficulté que l'on s'imagine aux choses extraordinaires,
fait qu'au lieu de les considérer pour les estimer. on les accuse
d'impossibilité, afin de les rejeter ensuite comme impertinentes.
D'ailleurs,
Monseigneur, je m'at tends bien que parmi tant de doctes qui ont pénétre jusque
dans les derniers secrets des mathématiques. il pourra s'en trouver qui d'abord
estimeront mon action témeraire, vu qu'en la jeunesse où je suis. et avec si peu
de force, j'ai osé tenter une route nouvelle dans un champ tout hérissé
d'épines, et sans avoir de guide pour m'y frayer le chemin. Mais je veux bien
qu'ils m'accusent, et même qu'ils me condamnent, s'ils peuvent justifier que je
n'ai pas tenu exactement ce que j'avais promis ; et je ne leur demande que la
faveur d'examiner ce que j'ai fait, et non pas celle de l'approuver sans le
connaître. Aussi. Monseigneur, je puis dire à Votre Grandeur que j'ai déjà la
satisfaction de voir mon petit ouvrage, non seulement autorisé de l'approbation
de quelques-uns des principaux en cette véritable science, qui, par une
préférence toute particulière, a l'avantage de ne rien enseigner qu'elle ne
démontre, mais encore honoré de leur estime et de leur recommandation ; et que
même celui d'entre eux, de qui la plupart des autres admirent tous les jours et
recueillent les productions, ne l'a pas jugé indigne de se donner la peine, au
milieu de ses grandes occupations, d'ensenseigner et la disposition et l'usage à
ceux qui auront quelque désir de s'en servir. Ce sont là, véritablement,
Monseigneur, de grandes récompenses du temps que j'ai employé, et de la dépense
que j'ai faite pour mettre la chose en l'état ou je vous l'ai présentée. Mais
permettez-moi de flatter ma vanité jusqu'au point de dire qu'elles ne me
satisferaient pas entière ment, si je n'en avais reçu une beaucoup plus impor
tante et plus délicieuse de Votre Grandeur. En effet, Monseigneur, quand je me
représente que cette même bouche, qui prononce tous les jours des oracles sur le
trône de la Justice, a daigné donner des éloges au coup d'essai d'un homme de
vingt ans, que vous l'avez jugé digne d'être plus d'une fois le sujet de votre
entretien, et de le voir placé dans votre cabinet parmi tant d'autres choses
rares et précieuses dont il est rempli, je suis comblé de gloire, et je ne
trouve point de paroles pour faire paraître ma reconnaissance à Votre Grandeur,
et ma joie à tout le monde. Dans cette impuissance, où l'excès de votre bonté
m'a mis, je me contenterai de la revérer par mon silence : et toute la famille
dont je porte le nom étant intéressée aussi bien que moi par ce bienfait et par
plusieurs autres à faire tous les jours des voeux pour votre prospérité, nous
les ferons du coeur, et si ardents et si continuels, que personne ne se pourra
vanter d'être plus attachés que nous à votre service, ni de porter plus
véritablement que moi la qualité, Monseigneur, de votre très humble et très
obeissant serviteur. B. PASCAL.
AVIS NECESSAIRE A CEUX QUI AURONT CURIOSITE
DE VOIR LA MACHINE D'ARITHMETIQUE ET DE S'EN SERVIR
Ami lecteur, cet avertissement servira pour te faire savoir que j'expose au public une petite machine de mon invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque, faire toutes les opérations de l'arithmétique, et te soulager du travail qui t'a souvent fatigue l'esprit, lorsque tu as opéré par le jeton ou par la plume : je puis, sans presomption, espérer qu'elle ne te déplaira pas, après que Monseigneur le Chancelier l'a honorée de son estime, et que, dans Paris, ceux qui sont les mieux versés aux mathématiques ne l'ont pas jugée indigne de leur approbation. Néanmoins, pour ne pas paraître négligent à lui faire acquérir aussi la tienne, j'ai cru être obligé de t'éclairer sur toutes les difficultés que j'ai estimées capables de choquer ton sens lorsque tu prendras la peine de la considérer.
Je ne doute pas qu'après l'avoir vue,
il ne tombe d'abord dans ta pensée que je devais avoir expliqué par écrit et sa construction, et son usage, et que,
pour rendre ce discours intelligible, j'étais même obligé, suivant la méthode
des géomètres, de représenter par figures les dimensions, la disposition et le
rapport de toutes les pièces et comment chacune doit être placée pour composer
l'instrument, et mettre son mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas
croire qu'après n'avoir épargné ni le temps, ni la peine, ni la dépense pour la
mettre en état de t'être utile, j'eusse négligé d'employer ce qui était
nécessaire pour te contenter sur ce point, qui semblait manquer à son
accomplissement si je n'avais été empéché de le faire par une considération si
puissante, que j'espère même qu'elle te forcera de m'excuser. Oui, j'espère que
tu approuveras que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de
faire réflexion d'une part sur la facilité qu'il y a d'expliquer de bouche et
d'entendre par une brêve conférence la construction et l'usage de cette machine,
et, d'autre part, sur l'embarras et la difficulté qu'il y eût eu d'exprimer par
écrit les mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des
propriétés de tant de pièces différentes ; lors tu jugeras que cette doctrine
est du nombre de celles qui ne peuvent être enseignées que de vive voix, et
qu'un discours par écrit en cette matière serait autant et plus inutile et
embarrassant que celui qu'on emploierait à la description de toutes les parties
d'une montre, dont toutefois l'explication est si facile, quand elle est faite
bouche à bouche ; et qu'apparemment un tel discours ne pourrait produire d'autre
effet qu'un infaillible dégout en l'esprit de plusieurs, leur faisant concevoir
mille difficultés où il n'y en a point du tout.
Maintenant
(cher lecteur), j'estime qu'il est nécessaire de t'avertir que je
prévois deux choses capables de former quelques nuages en ton esprit. Je sais
qu'il y a nombre de personnes qui font profession de trouver à redire partout,
et qu'entre ceux-là il s'en pourra trouver qui te diront que cette machine
pouvait être moins composée ; c'est là la première vapeur que j'estime
nécessaire de dissiper. Cette proposition ne te peut être faite que par certains
esprits qui ont véritablement quelque connaissance de la mécanique ou de la
géométrie, mais qui, pour ne les savoir joindre l'une et l'autre, et toutes deux
ensemble à la physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions
imaginaires et se persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas,
pour ne posseder qu'une théorie imparfaite des choses en général, laquelle n'est
pas suffisante de leur faire prévoir en particulier les inconvénients qui
arrivent, ou de la part de la matière, ou des places que doivent occuper les
pièces d'une machine dont les mouvements sont différents afin qu'ils soient
libres et qu'ils ne puissent s'empêcher l'un l'autre. Lors donc que ces savants
imparfaits te proposeront que cette machine pouvait être moins composée, je te
conjure de leur faire la réponse que je leur ferais moi-mème s'ils me faisaient
une telle proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir,
quand il leur plaira, plusieurs autres modèles, et même un instrument entier et
parfait, beaucoup moins composé, dont je me suis publiquement servi pendant six
mois entiers, et ainsi, que je n'ignore pas que la machine peut être moins
composée, et particulièrement si j'eusse voulu instituer le mouvement de
l'opération par la face antérieure, ce qui ne pouvait être qu'avec une
incommodité ennuyeuse et insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la
face supérieure avec toute la commodité qu'on saurait souhaiter et même avec
plaisir. Tu leur diras aussi que, mon dessein n'ayant jamais visé qu'a reduire
en mouvement réglé toutes les operations de l'arithmétique, je me suis en même
temps persuadé que mon dessein ne réussirait qu'à ma propre confusion. si ce
mouvement n'était simple, facile, commode et prompt à l'exécution, et que la
machine ne fut durable, solide, et même capable de souffrir sans altération la
fatigue du transport, et enfin que, s'ils avaient autant medité que moi sur
cette matière et passé par tous les chemins que j'ai suivis pour venir à mon
but, l'experience leur aurait fait voir qu'un instrument moins composé ne
pouvait avoir toutes ces conditions que j'ai heureusement données à cette petite machine.
Car pour la simplicité du mouvement des opérations, j'ai fait en sorte qu'encore que les operations de l'arithmétique soient en quelque façon opposées l'une à l'autre, comme l'addition à la soustraction et la multiplication à la division, néanmoins elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement.
Pour la facilité
de ce même mouvement des opérations, elle est toute apparente, en ce qu'il est aussi facile de faire mouvoir mille et dix mille
roues tout à la fois, si elles y étaient, quoique toutes achèvent leur mouvement
très parfait, que d'en faire mouvoir une seule (je ne sais si, après le principe
sur lequel j'ai fondé cette facilité, il en reste un autre dans la nature). Que
si tu veux, outre la facilité du mouvement de l'opération, savoir quelle est la
facilité de l'opération même, c'est-à-dire la facilité qu'il y a en l'opération
par cette machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les
méthodes d'opérer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opérant par le
jeton, le calculateur (surtout lorsqu'il manque d'habitude) est souvent obligé,
de peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons,
et comme la nécessité le contraint après d'abréger et de relever ceux qui se
trouvent inutilement étendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec la
perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opérations tout
ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d'avantage que le plus
expérimenté : l'instrument supplée au défaut de l'ignorance ou du peu
d'habitude, et, par des mouvements nécessaires, il fait lui seul, sans même
l'intention de celui qui s'en sert, tous les abrégés possibles à la nature, et à
toutes les fois que les nombres s'y trouvent disposés. Tu sais de même comme, en
opérant par la plume, on est à tous les moments obligé de retenir ou d'emprunter
les nombres nécessaires, et combien d'erreurs se glissent dans ces rétentions et
emprunts à moins d'une très longue habitude et en outre d'une attention profonde
et qui fatigue l'esprit en peu de temps. Cette machine délivre celui qui opère
par elle de cette vexation ; il suffit qu'il ait le jugement, elle le relève du
défaut de la mémoire ; et, sans rien retenir ni emprunter, elle fait d'elle-même
ce qu'il désire, sans même qu'il y pense. Il y a cent autres facilités que
l'usage fait voir, dont le discours pourrait être ennuyeux.
Quant à la commodité de ce mouvement, il suffit de dire qu'il est insensible,
allant de la gauche à la droite, et imitant notre methode vulgaire d'ecrire,
fors qu'il procède circulairement.
Et, enfin, quant à sa promptitude, elle parait de même, en la comparant avec celle des autres deux méthodes du jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particulière explication de sa vitesse, je te dirai qu'elle est pareille à l'agilité de la main de celui qui opère : cette promptitude est fondée, non seulement sur la facilité des mouvements qui ne font aucune résistance, mais encore sur la petitesse des roues que l'on meut a la main, qui fait que, le chemin étant plus court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d'où il arrive encore cette commodité que, par ce moyen, la machine, se trouvant réduite en plus petit volume, elle en est plus maniable et portative.
Et quant a la durée et solidité de l'instrument, la seule dureté du métal dont il est composé pourrait en donner à quelque autre la certitude : mais d'y prendre une assurance entière et la donner aux autres, je n'ai pu le faire qu'après en avoir fait l'expérience par le transport de l'instrument durant plus de deux cent cinquante lieues de chemin, sans aucune altération.
Ainsi (cher lecteur), je te conjure encore une fois de ne point prendre pour imperfection que cette machine soit composée de tant de pièces, puisque sans cette composition, je ne pouvais lui donner toutes les conditions ci-devant déduites, qui toutefois lui étaient toutes nécessaires ; en quoi tu pourras remarquer une espèce de paradoxe, que pour rendre le mouvement de l'opération plus simple, il a fallu que la machine ait été construite d'un mouvement plus composé.
La seconde cause que je prévois capable de te donner de l'ombrage, ce sont (cher lecteur) les mauvaises copies de cette machine qui pourraient être produites par la présomption des artisans : en ces occasions, je te conjure d'y porter soigneusement l'esprit de distinction, te garder de la surprise, distinguer entre la lèpre et la lèpre, et ne pas juger des veritables originaux par les productions imparfaites de l'ignorance et de la témérité des ouvriers : plus ils sont excellents en leur art, plus il est à craindre que la vanité ne les enlève par la persuasion qu'ils se donnent trop légèrement d'être capables d'entreprendre et d'exécuter d'eux-mêmes des ouvrages nouveaux, desquels ils ignorent et les principes et les règles : puis enivrés de cette fausse persuasion, ils travaillent en tâtonnant, c'est-à-dire sans mesures certaines et sans propositions réglees par art : d'ou il arrive qu'après beaucoup de temps et de travail, ou ils ne produisent rien qui revienne à ce qu'ils ont entrepris, ou, au plus, ils font paraître un petit monstre auquel manquent les principaux membres, les autres étant informes et sans aucune proportion : ces imperfections, le rendant ridicule, ne manquent jamais d'attirer le mépris de tous ceux qui le voient, desquels la plupart rejettent -- sans raison -- la faute sur celui qui, le premier, a eu la pensée d'une telle invention, au lieu de s'en éclaircir avec lui et puis blâmer la présomption de ces artisans qui, par une fausse hardiesse d'oser entreprendre plus que leurs semblables, produisent ces inutiles avortons. Il importe au public de leur faire reconnaitre leur faiblesse et leur apprendre que, pour les nouvelles inventions, il faut nécessairement que l'art soit aidé par la théorie jusqu'à ce que l'usage ait rendu les règles de la théorie si communes qu'il les ait enfin réduites en art et que le continuel exercice ait donné aux artisans l'habitude de suivre et pratiquer ces règles avec assurance. Et tout ainsi qu'il n'était pas en mon pouvoir, avec toute la théorie imaginable, d'exécuter moi seul mon propre dessein sans l'aide d'un ouvrier qui possédât parfaitement la pratique du tour, de la lime et du marteau pour réduire les pieces de la machine dans les mesures et proportions que par les règles de la théorie je lui prescrivais : il est de même absolument impossible à tous les simples artisans, si habiles qu'ils soient en leur art, de mettre en perfection une pièce nouvelle qui consiste -- comme celle- ci -- en mouvements compliqués, sans l'aide d'une personne qui, par les règles de la théorie, leur donne les mesures et les proportions de toutes les pièces dont elle doit être composée.
Cher lecteur,
j'ai sujet particulier de te donner ce dernier avis, après
avoir vu de mes yeux une fausse exécution de ma pensée faite par un ouvrier de
la ville de Rouen, horloger de profession, lequel, sur le simple récit qui lui fut fait de mon premier
modèle que j'avais fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en entreprendre un autre, et, qui plus est, par une
autre espèce de mouvement ; mais comme le bonhomme n'a d'autre talent que celui
de manier adroitement ses outils, et qu'il ne sait pas seulement si la géometrie
et la mécanique sont au monde, aussi (quoiqu'il soit très habile en son art, et
même très industrieux en plusieurs choses qui n'en sont point) ne fit-il qu'une
pièce inutile, propre véritablement, polie et très bien limée par le dehors,
mais tellement imparfaite au dedans qu'elle n'est d'aucun usage ; et toutefois,
à cause seulement de sa nouveauté, elle ne fut pas sans estime parmi ceux qui
n'y connaissaient rien, et nonobstant tous les défauts essentiels que l'épreuve
y fait reconnaître, ne laissa pas de trouver place dans le cabinet d'un curieux
de la même ville rempli de plusieurs autres pièces rares et curieuses. L'aspect
de ce petit avorton me déplut au dernier point et refroidit tellement l'ardeur
avec laquelle je faisais lors travailler à l'accomplissement de mon modèle qu'à
l'instant même je donnai congé à tous les ouvriers, résolu de quitter
entierement mon entreprise par la juste appréhension que je conçus qu'une
pareille hardiesse ne prit à plusieurs autres, et que les fausses copies qu'ils
pourraient produire de cette nouvelle pensée n'en ruinassent l'estime dès sa
naissance avec l'utilité que le public pourrait en recevoir. Mais, quelque temps
après, Monseigneur le Chancelier, ayant daigné honorer de sa vue mon premier
modèle et donner le témoignage de l'estime qu'il faisait de cette invention, me
fit commandement de la mettre en sa perfection ; et, pour dissiper la crainte
qui m'avait retenu quelque temps, il lui plut de retrancher le mal dès sa racine
et d'empêcher le cours qu'il pourrait prendre au préjudice de ma réputation et
au désavantage du public par la grâce qu'il me fit de m'accorder un privilège
qui n'est pas ordinaire, et qui étouffe avant leur naissance tous ces avortons
illégitimes qui pourraient être engendrés d'ailleurs que de la légitime et
nécessaire alliance de la théorie avec l'art.
Au reste, si quelquefois tu as exercé ton esprit à l'invention des machines, je n'aurai pas grand-peine à te persuader que la forme de l'instrument, en l'état où il est à présent, n'est pas le premier effet de l'imagination que j'ai eue sur ce sujet : j' avais commcncé l'exécution de mon projet par une machine très différente de celle-ci et en sa matiere et en sa forme, laquelle (bien qu'en état de satisfaire à plusieurs) ne me donna pas pourtant la satisfaction entière : ce qui fit qu'en la corrigeant peu à peu j'en fis insensiblement une seconde, en laquelle rencontrant encore des inconvénients que je ne pus souffrir, pour y apporter le remède, j'en composai une troisième qui va par ressorts et qui est très simple en sa construction.
C'est celle de laquelle,
comme j'ai déjà dit, je me suis servi plusieurs fois, au vu et su d'une infinité
de personnes, et qui est encore en état de servir autant que jamais. Toutefois,
en la perfectionnant toujours, je trouvai des raisons de la changer, et enfin
reconnaissant dans toutes, ou de la difficulté d'agir, ou de la rudesse aux
mouvements, ou de la disposition à se corrompre trop facilement par le temps ou
par le transport, j'ai pris la patience de faire jusqu'à plus de cinquante
modèles, tous differents, les uns de bois, les autres d'ivoire et d'ébène, et
les autres de cuivre, avant que d'être venu à l'accomplissement de la machine
que maintenant
je fais paraître., laquelle, bien que composée de tant de petites pièces
différentes, comme tu pourras voir, est toutefois tellement solide, qu'après
l'expérience dont j'ai parle ci-devant, j'ose te donner assurance que tous les
efforts qu'elle pourrait recevoir en la transportant si loin que tu voudras, ne
sauraient la corrompre ni lui faire souffrir la moindre altération.
Enfin (cher lecteur), maintenant que j'estime l'avoir mise en état d'être vue, et que même tu peux, si tu en as la curiosité, la voir et t'en servir, je te prie d'agréer la liberté que je prends d'espérer que la seule pensée à trouver une troisième méthode pour faire toutes les opérations arithmétiques, totalement nouvelle et qui n'a rien de commun avec les deux méthodes vulgaires de la plume et du jeton, recevra de toi quelque estime et qu'en approuvant le dessein que j'ai eu de te plaire en te soulageant, tu me sauras gré du soin que j'ai pris pour faire que toutes les opérations, qui par les précédentes méthodes sont penibles, composées, longues et peu certaines, deviennent faciles, simples, promptes et assurées.
Les curieux qui désireront voir une telle machine s'adresseront s'il leur plaît au sieur de Roberval. professeur ordinaire de mathématiques au Collège Royal de France, qui leur fera voir succintement et gratuitement la facilité des opérations, en fera vendre, et en enseignera l'usage. Le dit sieur de Roberval demeure au Collège Maître Gervais, rue du Foin, proche des Mathurins. On le trouve tous les matins jusqu'à huit heures, et les samedis toute l'après dînée.
PRIVILEGE POUR LA MACHINE D'ARITHMETIQUE DE M. PASCAL
Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à nos amez et feaux Conrs les gens tenans nos Cours de Parlement, Mes des Requestes Ordinaires de nostre hostel, Baillifs, Senechaux, Prevots, leurs Lieu tens et tous autres nos justiciers et officiers qu'il appartiendra, salut. Notre cher et bien aimé le Sr Pascal nous a fait remontrer qu'à l'invitation du Sr Pascal, son père, nostre Consr en nos conseils, et président en notre Cour des Aydes d'Auvergne, il auroit eu, dès ses plus jeunes années, une inclination particulière aux sciences Mathématiques, dans lesquelles par ses études et ses observations, il a inventé plusieurs choses, et particulièrement une machine, par le moyen de laquelle on peut faire toutes sortes de supputations, Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions, et toutes les autres Règles d'Arithmétique, tant en nombre entier que rompu, sans se servir de plume ni jettons, par une méthode beaucoup plus simple, plus facile à apprendre, plus prompte à l'exécution, et moins pénible à l'esprit que toutes les autres façons de calculer, qui ont été en usage jusqu'à présent ; et qui outre ces avantages, a encore celuy d'estre hors de tout danger d'erreur, qui est la condition la plus importante de toutes dans les calculs. De laquelle machine il avoit fait plus de cinquante modèles, tous differens, les uns composez de verges ou lamines droites, d'autres de courbes, d'autres avec des chaisnes les uns avec des rouages concentriques, d'autres avec des excentriques, les uns mouvans en ligne droite, d'autres circulairement, les uns en cones, les autres en cylindres, et d'autres tous différens de ceux-là, soit pour la matière, soit pour la figure, soit pour le mouvement : de toutes lesquelles manières différentes l'invention principale et le mouvement essentiel consistent en ce que chaque rouë ou verge d'un ordre faisant un mouvement de dix figures arithmétiques, fait mouvoir sa prochaine d'une figure seulement. Après tous lesquels essais auxquels il a employé beaucoup de temps et de frais, il seroit enfin arrivé à la construction d'un modèle achevé qui a été reconnu infaillible par les plus doctes mathématiciens de ce temps, qui l'ont universellement honoré de leur approbation et estimé très utile au public. Mais, d'autant que ledit instrument peut estre aisément contrefait par des ouvriers, et qu'il est néanmoins impossible qu'ils parviennent à l'exécuter dans la justesse et perfection nécessaires pour s'en servir utilement, s'ils n'y sont conduits expressement par ledit Sr Pascal, ou par une personne qui ait une entière intelligence de l'artifice de son mouvement, il seroit à craindre que, s'il étoit permis à toute sorte de personnes de tenter d'en construire de semblables, les défauts qui s'y rencontreroient infailliblement par la faute des ouvriers, ne rendissent cette invention aussi inutile qu'elle doit estre profitable estant bien exécutée. C'est pourquoi il désireroit qu'il nous plût faire défenses à tous artisans et autres personnes, de faire ou faire faire ledit instrument sans son consentement, nous suppliant, à cette fin, de lui accorder nos lettres sur ce nécessaires. Et parce que ledit instrument est maiintenant a un prix excessif qui le rend par sa cherté, comme inutile au public, et qu'il espère le réduire à moindre prix et tel qu'il puisse avoir cours, ce qu'il prétend faire pour l'invention d'un mouvement plus simple et qui opère neanmoins le même effet, à la recherche duquel il travaille continuellement, et en y stylant peu a peu les ouvriers encore peu habituez, lesquelles choses dépendent d'un temps qui ne peut estre limité ; A ces causes, desirant gratifier et favorablement traitter ledit Sr Pascal fils, en considération de sa capacité en plusieurs sciences, et surtout aux Mathématiques, et pour l'exciter d'en communiquer de plus en plus les fruits à nos sujets, et ayant égard au notable soulagement que cette machine doit apporter à ceux qui ont de grands calculs à faire, et à raison de l'excellence de cette invention, nous avons permis et permettons par ces présentes signées de notre main, au dit Sr Pascal fils, et à ceux qui auront droit de luy, dès à présent et à tousjours, de faire construire ou fabriquer par tels ouvriers, de telle manière et en telle forme qu'il avisera bon estre, en tous les lieux de notre obéissance, ledit instrument par luy inventé, pour compter, calculer, faire toutes Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions et autres Règles d'Arithmétique, sans plume ni jettons ; et faisons très expresses défenses à toutes personnes, artisans et autres, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'en faire, ni faire faire, vendre, ni débiter dans aucun lieu de nostre obeissance, sans le consentement dudit Sr Pascal fils, ou de ceux qui auront droit de luy, sous pretexte d'augmentation, changement de matière, forme ou figure, ou diverses manières de s'en servir, soit qu'ils fussent composez de rouës excentriques, ou concentriques, ou parallèles, de verges ou bastons et autres choses, ou que les roues se meuvent seulement d'une part ou de toutes deux, ny pour quelque deguisement que se puisse estre ; mesme à tous étrangers, tant marchands que d'autres professions, d'en exposer ni vendre en ce Royaume, quoiqu'ils eussent esté faits hors d'icelluy : le tout à peine de trois mille livres d'amende, payables sans deport par chacun des contrevenans et applicables un tiers à nous, un tiers à l'Hostel-Dieu de Paris, et l'autre tiers audit Sr Pascal, ou à ceux qui auront son droit ; de confiscation des Instruments contre faits, et de tous depens, dommages et interests. Enjoignons à cet effet à tous ouvriers qui construiront ou fabriqueront lesdits instrumens en vertu des présentes d'y faire apposer par ledit Sr Pascal, ou par ceux qui auront son droit, telle contremarque qu'ils auront choisie, pour témoignage qu'ils auront visité lesdits instruments, et qu'ils les auront reconnus sans defaut. Voulons que tous ceux ou ces formalitez ne seront pas gardées, soient confisquez, et que ceux qui les auront faits ou qui en seront trouvés saisis soient sujests aux peines et amendes susdites : à quoy ils seront contraints en vertu des présentes ou de copies d'icelles duement collationnées par l'un de nos amez et feaux Consrs Secretaires, auxquelles foy sera ajoutée comme à l'original : du contenu duquel nous vous mandons que vous le fassiez jouir et user pleinement et paisiblement, et ceux auxquels il pourra transporter son droit, sans souffrir qu'il leur soit donné aucun empeschement. Mandons au premier nostre huissier ou sergent sur ce requis, de faire, pour l'exécution des présentes, tous les exploits nécessaires, sans demander autre permission. Car tel est nostre plaisir : nonobstant tous Edits, Ordonnances, Declarations, Arrests, Reglemens, Privilèges et Confirmations d'iceux, Clameur de haro, Charte normande et autres lettres à ce contraires, auxquelles et aux dérogatoires des dérogatoires y contenues, nous derogeons par ces présentes : Données à Compiègne, le vingt- deuxiesme jour de May, l'an de grace mil six cent quarante-neuf, et de notre règne le septiesme.
Louis.
La Reine Régente, sa mère, présente.
Par le roy : Phelipeaux, gratis.
LETTRE A LA SÉRÉNISSIME REINE DE SUÈDE
Madame,
Si j'avais autant de santé que de zèle,
j'irais moi-même présenter à Votre Majesté un ouvrage de plusieurs années, que j'ose lui offrir de si loin; et je
ne souffrirais pas que d'autres mains que les miennes eussent l'honneur de le
porter aux pieds de la plus grande princesse du monde Cet ouvrage, Madame, est
une machine pour faire les règles d'arithmétique sans plume et sans jetons.
Votre Majesté n'ignore pas la peine et le temps que coûtent les productions
nouvelles, surtout lorsque les inventeurs veulent les porter eux-mêmes à la
dernière perfection; c'est pourquoi il serait inutile de dire combien il y a que
je travaille à celle-ci; et je ne peux mieux l'exprimer qu'en disant que je m'y
suis attaché avec autant d'ardeur que si j'eusse prévu
qu'elle devait paraître
un jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n'a pas été
le véritable motif de mon travail, il en sera du moins la récompense, et je
m'estimerai trop heureux si, ensuite de tant de veilles, il peut donner à Votre
Majesté une satisfaction de quelques moments. Je n'importunerai pas non plus
Votre Majesté du particulier de ce qui compose cette machine: si elle en a
quelque curiosité, elle pourra se contenter dans un discours que j'ai adressé à
M. de Bourdelot; j'y ai touché en peu de mots toute l'histoire de cet ouvrage,
l'objet de son invention, l'occasion de sa recherche, l'utilité de ses ressorts,
les difficultés de son exécution, les degrés de son progrès, le succès de son
accomplissement et les règles de son usage. Je dirai donc seulement ici le sujet
qui me porte à l'offrir à Votre Majesté, ce que je considère comme le
couronnement et le dernier bonheur de son aventure. Je sais, Madame, que je
pourrai être suspect d'avoir recherché de la gloire en la présentant à Votre
Majesté, puisqu'elle ne saurait passer que pour extraordinaire, quand on verra
qu'elle s'adresse à elle, et qu'au lieu qu'elle ne devrait lui être offerte que
par la considération de son excellence, on jugera qu'elle est excellente, par
cette seule raison qu'elle lui est offerte. Ce n'est pas néanmoins cette
espérance qui m'a inspiré ce dessein. Il est trop grand, Madame, pour avoir
d'autre objet que Votre Majesté même. Ce qui m'y a véritablement porté, est
l'union qui se trouve en sa personne sacrée, de deux choses qui me comblent
également d'admiration et de respect, qui sont l'autorité souveraine et la
science solide; car j'ai une vénération toute particulière pour ceux qui sont
élevés au suprême degré, ou de puissance, ou de connaissance. Les derniers
peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des
souverains. Les mêmes degrés se rencontrent entre les génies qu'entre les
conditions; et le pouvoir des rois sur les sujets n'est, ce me semble, qu'une
image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs, sur
lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit
de commander est dans le gouvernement politique Ce second empire me parait même
d'un ordre d'autant plus élevé, que les esprits sont d'un ordre plus élevé que
les corps, et d'autant plus équitable, qu'il ne peut être départi et conservé
que par le mérite, au lieu que l'autre peut l'être par la naissance ou par la
fortune. Il faut donc avouer que chacun de ces empires est grand en soi; mais,
Madame, que Votre Majesté me permette de le dire, elle n'y est point blessée,
l'un sans l'autre me parait défectueux. Quelque puissant que soit un monarque,
il manque quelque chose à sa gloire, s'il n'a pas la prééminence de l'esprit; et
quelque éclairé que soit un sujet, sa condition est toujours rabaissée par la
dépendance Les hommes, qui désirent naturellement ce qui est le plus parfait,
avaient jus qu'ici continuellement aspiré à rencontrer ce souverain par
excellence. Tous les rois et tous les savants en étaient autant d'ébauches, qui
ne remplissaient qu'à demi leur attente, et à peine nos ancêtres ont pu voir en
toute la durée du monde un roi médiocrement savant; ce chef- d'oeuvre était
réservé pour votre siècle.
Et afin
que cette grande merveille parût accompagnée
de tous les sujets possibles d'étonnement, le degré où les hommes n'avaient pu
atteindre est rempli par une jeune Reine, dans laquelle se rencontrent ensemble
l'avantage de l'expérience avec la tendresse de l'âge, le loisir de l'étude avec
l'occupation d'une royale naissance, et l'éminence de la science avec la
faiblesse du sexe. C'est Votre Majesté, Madame, qui fournit à l'univers cet
unique exemple qui lui manquait. C'est elle en qui la puissance est dispensée
par les lumières de la science, et la science relevée par l'éclat de l'autorité.
C'est cette union si merveilleuse qui fait que comme Votre Majesté ne voit rien
qui soit au- dessus de sa puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus
de son esprit, et qu'elle sera l'admiration de tous les siècles qui la suivront,
comme elle a été l'ouvrage de tous les siècles qui l'on précédée. Régnez donc,
incomparable princesse, d'une manière toute nouvelle; que votre génie vous
assujettisse tout ce qui n'est pas soumis à vos armes: régnez par le droit de la
naissance, durant une longue suite d'années, sur tant de triomphantes provinces;
mais régnez toujours par la force de votre mérite sur toute l'étendue de la
terre. Pour. moi, n'étant pas né sous le premier de vos empires, je veux que
tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous le second; et c'est pour le
témoigner, que j'ose lever les yeux jusqu'à ma Reine, en lui donnant cette
première preuve de ma dépendance.
Voilà, Madame, ce qui me porte à faire à Votre Majesté ce pré sent, quoique
indigne d'elle. Ma faiblesse n'a pas étonné mon ambition. Je me suis figuré,
qu'encore que le seul nom de Votre Majesté semble éloigner d'elle tout ce qui
lui est disproportionné, elle ne rejette pas néanmoins tout ce qui lui est
inférieur; autrement sa grandeur serait sans hommages et sa gloire sans éloges.
Elle se contente de recevoir un grand effort d'esprit, sans exiger qu'il soit
l'effort d'un esprit grand comme le sien. C'est par cette condescendance qu'elle
daigne entrer en communication avec les autres hommes; et toutes ces
considérations jointes me font lui protester avec toute la soumission dont l'un
des plus grands admirateurs de ses héroïques qualités est capable, que je ne
souhaite rien avec tant d'ardeur que de pouvoir être avoué, Madame, de Votre
Majesté, pour son très humble, très obéissant et très fidèle serviteur.
DES PREMIERS TEMPS AVEC CEUX D AUJOURD HUI
On ne voyait que des Chrétiens parfaitement consommés dans tous les points nécessaires au salut.
Au lieu que l'on voit aujourd'hui une ignorance si grossière qu'elle fait gémir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Eglise.
On n'entrait
alors dans l'Eglise qu'après de grands travaux et de longs
désirs.
On s'y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin et sans travail.
On n'y était admis qu'après un examen très exact.
On y est reçu maintenant avant qu'on soit en état d'être examiné.
On n'y était reçu alors qu'après avoir abjuré sa vie passée, qu'après avoir renoncé au monde, et à la chair, et au Diable.
On y entre maintenant avant qu'on soit en état de faire aucune de ces choses.
Enfin il fallait autrefois sortir du monde pour être reçu dans l'Eglise.
Au lieu qu'on entre aujourd'hui dans l'Église en même temps que dans le monde.
On connaissait alors par ce procédé une distinction essentielle du monde avec l'Eglise.
On les considérait comme deux contraires, comme deux ennemis irréconciliables, dont l'un persécute l'autre sans discontinuation, et dont le plus faible en apparence doit un jour triompher du plus fort. En sorte que [de] ces deux partis contraires on quittait l'un pour entrer dans l'autre; on abandonnait les maximes de l'un, pour embrasser les maximes de l'autre; on se dévêtait des sentiments de l'un, pour se revêtir des sentiments de l'autre.
Enfin on quittait, on renonçait, on abjurait le monde où l'on avait reçu sa première naissance, pour se vouer totalement à l'Église où l'on prenait comme sa seconde naissance: et ainsi on concevait une différence épouvantable entre l'un et l'autre, au lieu qu'on se trouve maintenant presque au même moment dans l'un et dans l'autre; et le même moment qui nous fait naître au monde, nous fait renaître dans l'Eglise. De sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires. Elle s'élève dans l'un, et dans l'autre tout ensemble. On fréquente les Sacrements, et on jouit des plaisirs de ce monde, etc.
Et ainsi, au lieu qu'autrefois on voyait une distinction essentielle entre l'un et l'autre, on les voit maintenant confondus et mêlés, en sorte qu'on ne les discerne quasi plus.
De là vient qu'on ne voyait autrefois entre les Chrétiens que des personnes très instruites.
Au lieu qu'elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur.
De là vient qu'autrefois ceux qui avaient été renés par le baptême, et qui avaient quitté les vices du monde, pour entrer dans la piété de l'Eglise, retombaient si rarement de l'Eglise dans le monde; au lieu qu'on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les [vices] du monde dans le cœur des Chrétiens.
L'Église
des Saints se trouve tant souillée par le mélange des méchants; et
ses enfants, qu'elle a conçus et portés dès l'enfance dans ses flancs, sont
ceux-là même qui portent dans son cœur, c'est-à-dire jusqu'à la participation de
ses plus augustes mystères le plus cruel de ses ennemis, c'est-à-dire l'esprit
du monde, l'esprit d'ambition, l'esprit de vengeance, l'esprit d'impureté,
l'esprit de concupiscence. Et l'amour qu'elle a pour ses enfants l'oblige
d'admettre jusques dans ses entrailles le plus cruel de ses persécuteurs
Mais ce n'est pas à l'Église à qui l'on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si salutaire, car comme elle a vu que la dilation du baptême laissait un grand nombre d'enfants dans la malédiction d'Adam, elle a voulu les délivrer de cette masse de perdition, en précipitant le secours qu'elle leur donne. Et cette bonne mère ne voit qu'avec un regret extrême que ce qu'elle a procuré pour le salut de ses enfants devienne l'occasion de la perte des adultes.
Son véritable esprit est que ceux qu'elle retire dans un âge si tendre de la contagion du monde s'écartent bien loin des sentiments du monde. Elle prévient l'usage de la Raison, pour prévenir les vices où la raison corrompue les entraînerait; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu'ils vivent dans l'ignorance du monde et dans un état d'autant plus éloigné du vice qu'ils ne l'auraient jamais connu.
Cela paraît par les cérémonies du baptême, car elle n'accorde le baptême aux enfants qu'après qu'ils ont déclaré, par la bouche des parrains, qu'ils le désirent, qu'ils croient, qu'ils renoncent au monde et à Satan. Et comme elle veut qu'ils conservent ces dis positions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressément de les garder inviolablement, et ordonne par un commandement indispensable aux parrains d'instruire les enfants de toutes ces choses. Car elle ne souhaite pas que ceux qu'elle a nourris dans son sein depuis l'enfance soient aujourd'hui moins instruits et moins zélés que ceux qu'elle admettait autrefois au nombre des siens. Elle ne désire pas une moindre perfection dans ceux qu'elle nourrit que dans ceux qu'elle reçoitŠ
Cependant on en use d'une façon si contraire à l'intention de l'Église qu'on n'y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu'on ne l'a jamais demandé, parce qu'on ne se souvient pas même de l'avoir reçu
Mais comme il est évident que l'Eglise ne demande pas moins de zèle dans ceux qui ont été élevés domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent à le devenir, il faut se mettre devant les yeux l'exemple des catéchumènes, considérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour le monde, leur généreux renoncement au monde; et si on ne les jugeait pas dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux
Il faut donc qu'ils se soumettent à recevoir l'instruction qu'ils auraient eue s'ils commençaient à entrer dans la communion de l'Église et il faut de plus qu'ils se soumettent à une pénitence telle qu'ils n'aient plus envie de la rejeter et qu'ils aient moins d'aversion pour l'austérité de la mortification [des sens] qu'ils ne trouvent de charmes dans l'usage des délices vicieux du péché.
Pour les disposer à s'instruire, il faut leur faire entendre la différence des coutumes qui ont été pratiquées dans l'Église suivant la diversité des temps.
Qu'en l'Église
naissante on enseignait les catéchumènes, c'est-à-dire ceux
qui prétendaient au baptême, avant que de le leur conférer; et on ne les y
admettait qu'après une pleine instruction des mystères de la Religion, qu'après
une pénitence de leur vie passée qu'après une grande connaissance de la grandeur
et de l'excellence de la profession de la foi et des maximes chrétiennes où ils
désiraient entrer pour jamais, qu'après des marques éminentes d'une conversion
véritable du cœur, et qu'après un extrême désir du baptême. Ces choses étant
connues de toute l'Eglise, on leur conférait le Sacrement d'incorporation par
lequel ils devenaient membres de l'Église.
Au lieu qu'en ces temps le baptême ayant été accordé aux enfants avant l'usage de raison, par des considérations très importantes, il arrive que la négligence des parents laisse vieillir les Chrétiens sans aucune connaissance de la grandeur de notre Religion.
Quand l'instruction précédait le baptême, tous étaient instruits; mais maintenant que le baptême précède l'instruction, l'enseignement qui était nécessaire pour le Sacrement est devenu volontaire, et ensuite négligé et enfin presque aboli.
La véritable raison est qu'on est persuadé de la nécessité [du] baptême, et on ne l'est pas de la nécessité] de l'instruction. De sorte que quand l'instruction précédait le baptême, la nécessité de l'un faisait que l'on avait recours à l'autre nécessairement; au lieu que le baptême précédant aujourd'hui l'instruction, comme on a été fait Chrétien sans avoir été instruit, on croit pouvoir demeurer Chrétien sans se faire instruire et qu'au lieu que les premiers Chrétiens témoignaient tant de reconnaissance [pour une grâce qu'elle n'accordait qu'à leurs longues prières], ils témoignent aujourd'hui tant d'ingratitude pour cette même grâce, qu'elle leur accorde avant même qu'ils aient été en état de la demander
Et si elle détestait si fort les chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu'ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu'elles les a tirés bien plus tôt et bien plus libéralement de la damnation où ils étaient engagés par leur première naissance.
Elle ne peut voir, sans gémir, abuser de la plus grande de ses grâces, et que ce qu'elle a fait pour assurer leur salut devienne l'occasion presque assurée de leur perte, car elle n'a pas
Trois discours sur la condition des grands
Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image :
Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s’était perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.
Mais comme il ne pouvait oublier
sa condition naturelle, il songeait, en même
temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple
cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double
pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il
reconnaissait son état véritable, et que ce n’était que le hasard qui l’avait
mis en place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait
l’autre. C’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la
dernière qu’il traitait avec soi-même.
Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d’un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages, d’où dépendent-ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprévues.
Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres ; mais n’est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu’ils les ont conservées ? Mille autres, aussi habiles qu’eux, ou n’en ont pu acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.
Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.
Je ne veux pas dire qu’ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu’il soit permis à un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l’erreur du peuple ; parce que Dieu n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait à y renoncer, au lieu qu’il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c’est que ce droit que vous y avez n’est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état de batelier ou à celui de duc ; et il n’y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu’à une autre.
Que s’ensuit-il de là ? que vous devez
avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée ; et que si vous
agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître,
par une pensée plus cachée mais plus véritable,
que vous n’avez rien naturellement au-dessus d’eux. Si la pensée publique vous
élève au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne
dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car c’est votre état naturel.
Le peuple qui vous admire ne connaît pas peut-être ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur réelle, et il considère presque les grands comme étant d’une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais n’abusez pas de cette élévation avec insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres.
Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l’erreur du peuple, s’il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu’il s’imaginât que ce royaume lui était dû, qu’il le méritait et qu’il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel ?
Que cet avis est important ! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanité des grands vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont : étant difficile que ceux qui se regarderaient intérieurement comme égaux à tous les hommes, et qui seraient bien persuadés qu’ils n’ont rien en eux qui mérite ces petits avantages que Dieu leur a donnés au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s’oublier soi-même pour cela, et croire qu’on a quelque excellence réelle au-dessus d’eux : en quoi consiste cette illusion que je tâche de vous découvrir.
SECOND DISCOURS
Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous
devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme
elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects.
Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement,
c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins
accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de
cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux
que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se
tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse
d’esprit que de leur refuser ces devoirs
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à
attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les
respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N. est un plus grand
géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai
qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande
une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence
extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai plus que moi, en
qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentiez pas
que je me tinsse découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je
vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon
estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la
refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me
la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand
prince du monde.
TROISIÈME DISCOURS
Je vous veux faire connaître, monsieur, votre condition véritable ; car c’est
la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce,
à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de
la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux
désirs de plusieurs.
Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de
la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la
charité. Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui
vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous
demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache
à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de
peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ;
ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait
leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes
désire. Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous
donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait
roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit
toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les
traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ;
mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le
pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez là, vous ne
laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme.
Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalité,
par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes !
Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c’est
toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il ne faut pas en
demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce
royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne
désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le
chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que
plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien
connaître l’état véritable de cette condition. Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy, sur
la lecture d'Épictète et de Montaigne M. Pascal vint aussi, en ce temps-là, demeurer à Port-Royal-des-Champs. Je ne
m'arrête point à dire qui était cet homme, que non seulement toute la France,
mais toute l'Europe a admiré. Son esprit toujours vif, toujours agissant, était
d'une étendue, d'une élévation, d'une fermeté, d'une pénétration et d'une
netteté au-delà de ce qu'on peut croire.
M. Singlin crut, en voyant ce grand génie, qu'il ferait bien de l'envoyer à
Port-Royal-des-Champs, où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regardait
les hautes sciences, et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser. Il vint
donc demeurer à Port-Royal. M. de Saci ne put se dispenser de le voir par
honnêteté, surtout en ayant été prié par M. Singlin; mais les lumières saintes
qu'il trouvait dans l'Écriture et dans les Pères lui firent espérer qu'il ne
serait point ébloui par tout le brillant de M. Pascal qui charmait néanmoins et
qui enlevait tout le monde. Il trouvait en effet tout ce qu'il disait fort juste. Il avouait avec plaisir
la force de son esprit et de ses discours. Mais il n'y avait rien de nouveau:
tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l'avait vu avant lui dans saint
Augustin; et, faisant justice à tout le monde, il disait: "M. Pascal est
extrêmement estimable en ce que, n'ayant point lu les Pères de l'Eglise, il
avait de lui-même, par la pénétration de son esprit trouvé les mêmes vérités
qu'ils avaient trouvées. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu'il ne
les a vues en aucun endroit; mais pour nous, nous sommes accoutumés à les voir
de tous côtés dans nos livres." Ainsi, ce sage ecclésiastique trouvant que les
anciens n'avaient pas moins de lumière que les nouveaux, il s'y tenait, et
estimait beaucoup M. Pascal de ce qu'il se rencontrait en toutes choses avec
saint Augustin. La conduite ordinaire de M. de Saci, en entretenant les gens, était de
proportionner ses entretiens à ceux à qui il parlait. S'il voyait par exemple M.
Champaigne, il parlait avec lui de la peinture. S'il voyait M. Hamon, il
l'entretenait de la médecine. S'il voyait le chirurgien du lieu, il le
questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient la vigne, ou les arbres, ou
les grains, lui disaient tout ce qu'il y fallait observer. Tout lui servait pour
passer aussitôt à Dieu et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir
mettre M. Pascal sur son fonds, de lui parler des lectures de philosophie dont
il s'occupait le plus. Il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu'ils
eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses livres les plus ordinaires avaient
été Épictète et Montaigne, et il lui fit de grands éloges de ces deux esprits.
M. de Saci, qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal
de lui en parler à fond. "Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu
les devoirs de l'homme. Il veut avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet;
qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice; qu'il se soumette à lui de
bon cœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien
qu'avec une très grande sagesse: qu'ainsi, cette disposition arrêtera toutes les
plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement
tous les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il: "J'ai perdu
cela"; dites plutôt: "Je l'ai rendu. Mon fils est mort, je l'ai rendu. Ma femme
est morte, je l'ai rendue." Ainsi des biens et de tout le reste. a Mais celui
qui me l'ôte est un méchant homme", dites-vous. De quoi vous mettez-vous en
peine, par qui celui qui vous l'a prêté vous le redemande? Pendant qu'il vous en
permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui, comme un
homme qui fait voyage se regarde dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il,
désirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez; mais vous
devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se, font. Souvenez-vous, dit-il
ailleurs, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage
d'une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il vous le donne
court, jouez-le court; s'il vous le donne long, jouez-le long, s'il veut que
vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naïveté qui vous
sera possible; ainsi du reste. C'est votre fait de jouer bien le personnage qui
vous est donné, mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les
jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables
et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès. "Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l'homme. Il veut qu'il
soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements,
et qu'il les accomplisse en secret: rien ne les ruine davantage que de les
produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de
l'homme doit être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre. "Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, étant
né dans un État chrétien, il fait profession de la religion catholique, et en
cela il n'a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la
raison devrait dicter sans la lumière de la foi, il a pris ses principes dans
cette supposition; et ainsi en considérant l'homme destitué de toute révélation,
il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si
général, que ce doute s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute, et doutant
même de cette dernière supposition, son incertitude roule sur elle-même dans un
cercle perpétuel et sans repos; s'opposant également à ceux qui assurent que
tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne
veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance
qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence de son
opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s'il dit qu'il
doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement
contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par interrogation; de sorte que,
ne voulant pas dire: "Je ne sais", il dit: "Que sais- je?" dont il fait sa
devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires se
trouvent dans un parfait équilibre: c'est-à-dire qu'il est pur pyrrhonien. Sur
ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais; et c'est la seule
chose qu'il prétend bien établir, quoiqu'il ne fasse pas toujours remarquer son
intention. Il y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain
parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de
laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences
étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance Dans cet esprit il se moque de toutes les assurances: par exemple, il combat
ceux qui ont pensé' établir dans la France un grand remède contre les procès par
la multitude et par la prétendue justesse des lois: comme si l'on pouvait couper
les racines des doutes d'où naissent les procès, et qu'il y eût des digues qui
pussent arrêter le torrent de l'incertitude et captiver les conjectures! C'est
là que, quand il dit qu'il vaudrait autant soumettre sa cause au premier
passant, qu'à des juges armés de ce nombre d'ordonnances, il ne prétend pas
qu'on doive changer l'ordre de l'État, il n'a pas tant d'ambition; ni que son
avis soit meilleur, il n'en croit aucun de bon. C'est seulement pour prouver la
vanité des opinions les plus reçues, montrant que l'exclusion de toutes lois
diminuerait plutôt le nombre des différends que cette multitude de lois qui ne
sert qu'à l'augmenter, parce que les difficultés croissent à mesure qu'on les
pèse, que les obscurités se multiplient par le commentaire, et que le plus sûr
moyen pour entendre le sens d'un discours est de ne le pas examiner et de le
prendre sur la première apparence: si peu qu'on l'observe, toute la clarté se
dissipe. Aussi il juge à l'aventure de toutes les actions des hommes et des
points d'histoire, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, suivant librement
sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui
n'a que de fausses mesures, ravi de montrer par son exemple les contrariétés
d'un même esprit. Dans ce génie tout libre, il lui est entièrement égal de
l'emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l'un et l'autre exemple,
un moyen de faire voir la faiblesse des opinions; étant porté avec tant
d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie également par son
triomphe et par sa défaite.
"Enfin il examine si profondément les sciences, et la géométrie, dont il
montre l'incertitude dans les axiomes et dans les termes qu'elle ne définit
point comme d'étendue, de mouvement, etc., et la physique en bien plus de
manières, et la médecine en une infinité de façons, et l'histoire, et la
politique, et la morale, et la jurisprudence et le reste, de telle sorte qu'on
demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux à présent que dans quelque songe
dont nous ne nous éveillons qu'à la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu
les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande
si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que lui faisant
douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou
moins, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée, et la met
par grâce en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre
jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu'elle
ignore, la menaçant si elle gronde de la mettre au-dessous de tout ce qui est
aussi facile que le contraire; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que
pour remarquer sa faiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par
une sotte insolence.
Je vous suis obligé, monsieur: je suis sûr que si j'avais longtemps lu
Montaigne, je ne le connaîtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que
je viens d'avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu'on ne le connût que
par les récits que vous faites de ses écrits; et il pourrait dire avec saint
Augustin: Ibi me vide, attende. Je crois assurément que cet homme avait de
l'esprit; mais je ne sais si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu'il n'en a,
par cet enchaînement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez
juger qu'ayant passé ma vie comme j'ai fait, on m'a peu conseillé de lire cet
auteur, dont tous les ouvrages n'ont rien de ce que nous devons principalement
rechercher dans nos lectures, selon la regle de saint Augustin, parce que ses
paroles ne paraissent pas sortir d'un grand fonds d'humilité et de piété. On
pardonnerait à ces philosophes d'autrefois, qu'on nommait académiciens, de
mettre tout dans le doute. Mais qu'avait besoin Montaigne de s'égayer l'esprit
en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux Chrétiens pour une folie?
C'est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire
après lui de Montaigne... "Il met dans tout ce qu'il, dit la foi à part, ainsi
nous, qui avons la foi, devons de même mettre à part tout ce qu'il dit." Je ne
blâme point l'esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu; mais il
pouvait s'en servir mieux, et en faire plutôt un sacrifice à Dieu qu'au démon. A
quoi sert un: bien, quand on en use si mal? Quid proderat, etc.? dit de lui-même
ce saint docteur avant sa conversion. Vous êtes heureux, monsieur, de vous être
élevé au dessus de ces personnes qu'on appelle des docteurs plongés dans
l'ivresse de la science, mais qui ont le cœur vide de vérité. Dieu a répandu
dans votre cœur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux que vous
trouviez dans Montaigne. Il vous a rappelé de ce plaisir dangereux, a
jucundidate pestifera, dit saint Augustin, qui rend grâces à Dieu de ce qu'il a
pardonné les péchés qu'il avait commis en goûtant trop la vanité. Saint Augustin
est d'autant plus croyable en cela, qu'il était autrefois dans ces sentiments;
et comme vous dites de Montaigne que c'est par ce doute universel qu'il combat
les hérétiques de son temps, ce fut aussi par ce même doute des académiciens que
saint Augustin quitta l'hérésie des Manichéens. Depuis qu'il fut à Dieu, il
renonça à ces vanités qu'il appelle sacrilège, et fit ce qu'il dit de quelques
autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de nous pas
laisser séduire par ces discours. Car il avoue qu'il y a en cela un certain
agrément qui enlève: on croit quelquefois les choses véritables, seulement parce
qu'on les dit éloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, mais que
l'on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de nourrir le cœur,
elles le vident. On ressemble alors à des gens qui dorment, et qui croient
manger en dormant: ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu'ils
étaient." M. de Saci dit à M. Pascal plusieurs choses semblables: sur quoi M. Pascal
lui dit que s'il lui faisait compliment de bien posséder Montaigne et de le
savoir bien tourner il pouvait lui dire sans compliment qu'il possédait bien
mieux saint Augustin, et qu'il le savait bien mieux tourner, quoique peu
avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui témoigna être extrêmement
édifié de la solidité de tout ce qu'il venait de lui représenter; cependant,
étant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et lui dit: "Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la
superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette
révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, qui, de la société avec Dieu, où
il s'élevait par les maximes [de sa faible raison], le précipite dans la nature
des bêtes; et j'aurais aimé de tout mon cœur le ministre d'une si grande
vengeance, si, étant disciple de l'Eglise par la foi, il eût suivi les règles de
la morale, en portant les hommes, qu'il avait si utilement humiliés, a ne pas
irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu'il
les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître. "Mais il agit au contraire en païen de cette sorte. De ce principe, dit-il,
que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et considérant combien il y a
que l'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il
conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en
repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; et
prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce
qu'ils sont si peu solides que, quelque peu qu'on serre la main, ils s'échappent
entre les doigts et les laissent vides. C'est pourquoi il suit le rapport des
sens et les notions communes, parce qu'il faudrait qu'il se fît violence pour
les démentir, et qu'il ne sait s'il gagnerait, ignorant où est le vrai. Ainsi il
fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut
pas résister par la même raison, mais sans en conclure que ce soient de
véritables maux, ne se fiant pas trop à ces mouvements naturels de crainte, vu
qu'on en sent d'autres de plaisir qu'on dit être mauvais, quoique la nature
parle au contraire. Ainsi, il n'a rien d'extravagant dans sa conduite, il agit
comme les autres; et tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suivent le
vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances
étant pareilles d'un et d'autre côté l'exemple et la commodité sont les
contrepoids qui l'entraînent.
"Je ne puis pas vous dissimuler, Monsieur, qu'en lisant cet auteur et le
comparant avec Épictète, j'ai trouvé qu'ils étaient assurément les deux plus
grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde, et les seules
conformes à la raison, puisqu'on ne peut suivre qu'une de ces deux routes,
savoir: ou qu'il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien, ou qu'il
est incertain, et qu'alors le vrai bien l'est aussi, puis qu'il en est
incapable. "J'ai pris un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en
quoi les uns et les autres sont arrivés à quelque conformité avec la sagesse
véritable qu'ils ont essayé de connaître. Car, s'il est agréable d'observer dans
la nature le désir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, où l'on en
voit quelque caractère parce qu'ils en sont les images, combien est-il plus
juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font
pour imiter la vertu essentielle, même en la fuyant, et de remarquer en quoi ils
y arrivent et en quoi ils s'en égarent, comme j'ai tâché de faire dans cette
étude ! "Il est vrai, Monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu
d'utilité que les Chrétiens peuvent retirer de ces études philosophiques. Je ne
laisserai pas, néanmoins, avec votre permission, de vous dire encore ma pensée,
prêt néanmoins de renoncer à toutes les lumières qui ne viendront point de vous:
en quoi j'aurai l'avantage, ou d'avoir rencontre la vérité par bonheur, ou de la
recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces
deux sectes est de n'avoir pas su que l'état de l'homme à présent diffère de
celui de sa création, de sorte que l'un remarquant quelques traces de sa
première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et
sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe; au lieu que
l'autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la
nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le
désespoir d'arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté.
Ainsi ces deux états qu'il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité,
étant connus séparément, conduisent nécessairement à l'un de ces deux vices,
d'orgueil et de paresse, où sont infailliblement tous les hommes avant la grâce
puisque s'ils ne demeurent dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par
vanité, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que
je trouve d'une grande étendue. Car en effet on leur rend hommage en bien des
manières. "C'est donc de ces lumières imparfaites qu'il arrive que l'un, connaissant
les devoirs de l'homme et ignorant son impuissance, se perd dans la présomption,
et que l'autre, connaissant l'impuissance et non le devoir, il s'abat dans la
lâcheté; d'où il semble que, puisque l'un conduit à la vérité, l'autre à l
erreur, l'on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de
cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu'une guerre et qu'une
destruction générale: car l'un établissant la certitude, l'autre le doute, l'un
la grandeur de l'homme, l'autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien
que les faussetés l'un de l'autre. De sorte qu'ils ne peuvent subsister seuls à
cause de leurs défauts, ni s'unir à cause de leurs oppositions et qu'ainsi ils
se brisent et s'anéantissent pour faire place à la vérité de l'Évangile. C'est
elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce
qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux elle en fait une sagesse
véritablement céleste où s'accordent ces opposés qui étaient incompatibles dans
ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les
contraires dans un même sujet; car l'un attribuait la grandeur à la nature et
l'autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister; au lieu
que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents: tout ce qu'il y a
d'infirme appartenant à la nature, tout ce qu'il y a de puissant appartenant à
la grâce. Voilà l'union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner,
et que lui seul pouvait faire, et qui n'est qu'une image et qu'un effet de
l'union ineffable de deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu.
M. de Saci ne put s'empêcher de témoigner à M. Pascal qu'il était surpris
comment il savait tourner les choses, mais il avoua en même temps que tout le
monde n'avait pas le secret comme lui de faire des lectures des réflexions si
sages et si élevées. Il lui dit qu'il ressemblait à ces médecins habiles qui,
par la manière adroite de préparer les plus grands poisons, en savent tirer les
plus grands remèdes. Il ajouta que, quoiqu'il vît bien, parce qu'il venait de
lui dire, que ces lectures lui étaient utiles, il ne pouvait pas croire
néanmoins qu'elles fussent avantageuses à beaucoup de gens dont l'esprit se
traînerait un peu, et n'aurait pas assez d'élévation pour lire ces auteurs et en
juger, et savoir tirer les perles du milieu du fumier aurum ex stercore, disait
un Père. Ce qu'on pouvait bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par
sa noire fumée, pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent.
C'est pourquoi il conseillerait toujours à ces personnes de ne pas s'exposer
légèrement à ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de
devenir l'objet des démons et la pâture des vers, selon le langage de
l'Écriture, comme ces philosophes. l'ont été. "Pour l'utilité de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement
ma pensée. Je trouve dans Épictète un art incomparable pour troubler le repos de
ceux qui le cherchent dans les choses extérieures et pour les forcer à
reconnaître qu'ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles; qu'il
est impossible qu'ils trouvent autre chose que l'erreur et la douleur qu'ils
fuient, s'ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable
pour confondre l'orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d'une véritable
justice; pour désabuser ceux qui s'attachent à leurs opinions, et qui croient
trouver dans les sciences des vérités inébranlables; et pour convaincre si bien
la raison de son peu de lumière et de ses égarements, qu'il est difficile, quand
on fait un bon usage de ses principes, d'être tenté de trouver des répugnances
dans les mystères: car l'esprit en est si battu, qu'il est bien éloigné de
vouloir juger si l'incarnation ou le mystère de l'Eucharistie sont possibles; ce
que les hommes du commun n'agitent que trop souvent. "Mais si Épictète combat la paresse, il mène à l'orgueil, de sorte qu'il peut
être très nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de la plus
par faite justice qui n'est pas de la foi. Et Montaigne est absolument
pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices. C'est pourquoi
ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et
d'égard à la condition et aux mœurs de ceux à qui on les conseille. Il me semble
seulement qu'en les joignant ensemble elles ne pourraient réussir fort mal,
parce que l'une s'oppose au mal de l'autre: non qu'elles puissent donner la
vertu, mais seulement troubler dans les vices: l'âme se trouvant combattue par
ces contraires, dont l'un chasse l'orgueil et l'autre la paresse, et ne pouvant
reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous." Ce fut ainsi que ces deux personnes d'un si bel esprit s'accordèrent enfin au
sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrèrent au même terme, où
ils arrivèrent néanmoins d'une manière un peu différente: M. de Saci y étant
arrivé tout d'un coup par la claire vue du Christianisme, et M. Pascal n'y étant
arrivé qu'après beaucoup de détours en s'attachant aux principes de ces
philosophes. Lorsque M. de Saci et tout Port-Royal-des-Champs étaient ainsi tout occupés
de la joie que causait la conversion et la vue de M. Pascal et qu'on y admirait
la force toute-puissante de la grâce qui, par une miséricorde dont il y a peu
d'exemples, avait si profondément abaissé cet esprit si élevé de lui- même. Sur la conversion du pécheur La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher
véritablement, est une connaissance et une vue toute extraordinaire par laquelle
l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute nouvelle. Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui
traverse le repos qu'elle trouvait dans les choses qui faisaient ses délices.
Mais elle trouve encore plus d'amertume dans les exercices de piété que dans
les vanités du monde. D'une part, la présence des objets visibles la touche plus
que l'espérance des invisibles, et de l'autre la solidité des invisibles la
touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la
solidité des autres disputent son affection; et la vanité des uns et l'absence
des autres excitent son aversion; de sorte qu'il naît dans elle un désordre et
une confusion que [deux lignes en blanc]. Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries;
et dans la vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle aime, elle
s'effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant
lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher
s'écoule à tout moment, et qu'enfin un jour certain viendra auquel elle se
trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son espérance. De
sorte qu'elle comprend parfaitement que son cœur ne s'étant attaché qu'à des
choses fragiles et vaines, son âme se doit trouver seule et abandonnée au sortir
de cette vie, puisqu'elle n'a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et
subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie. De là vient qu'elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit
retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents,
ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité,
l'honneur, l'ignominie, l'estime, le mépris, l'autorité, l'indigence, la santé,
la maladie et la vie même; enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est
incapable de satisfaire le dessein de cette âme qui recherche sérieusement à
l'établir dans une félicité aussi durable qu'elle- même. Elle commence à s'étonner de l'aveuglement où elle a vécu; et quand elle
considère d'une part le long temps qu'elle a vécu sans faire ces réflexions et
le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l'autre combien il
est constant que l'âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa
félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la
mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte
un trouble bien salutaire. Car elle considère que quelque grand que soit le nombre de ceux qui
vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir
cette multitude d'exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est
constant néanmoins que quand les choses du monde auraient quelque plaisir
solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d'expériences si
funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses, ou
que la mort enfin nous en prive, de sorte que l'âme s'étant amassé des trésors
de biens temporels de quelque nature qu'ils soient, soit or, soit science, soit
réputation, c'est une nécessité indispensable qu'elle se trouve dénuée de tous
ces objets de sa félicité; et qu'ainsi, s'ils ont eu de quoi la satisfaire, ils
n'auront pas de quoi la satisfaire toujours; et que si c'est se procurer un
bonheur véritable, ce n'est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu'il
doit être borné avec le cours de cette vie. De sorte que par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la
superbe, elle commence à s'élever au-dessus du commun des hommes; elle condamne
leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se
porte à la recherche du véritable bien: elle comprend qu'il faut qu'il ait ces
deux qualités, l'une qu'il dure autant qu'elle, et qu'il ne puisse lui être ôté
que de son consentement, et l'autre qu'il n'y ait rien de plus aimable.
Cette élévation est si éminente et si transcendante, qu'elle ne s'arrête pas
au ciel (il n'a pas de quoi la satisfaire) ni au-dessus du ciel, ni aux anges,
ni aux êtres les plus parfaits. Elle traverse toutes les créatures, et ne peut
arrêter son cœur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu, dans lequel
elle commence à trouver son repos et ce bien qui est tel qu'il n'y a rien de
plus aimable, et qu'il ne peut lui être ôté que par son propre consentement Car encore qu'elle ne sente pas ces charmes dont Dieu récompense l'habitude
dans la piété, elle comprend néanmoins que les créatures ne peuvent être plus
aimables que le Créateur, et sa raison aidée de la lumière de la grâce lui fait
connaître qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu et qu'il ne peut être ôté
qu'à ceux qui le rejettent, puisque c'est le posséder que de le désirer, et que
le refuser c'est le perdre. Ainsi elle se réjouit d'avoir trouvé un bien qui ne peut lui être ravi tant
qu'elle le désirera, et qui n'a rien au-dessus de soi. Et dans ces réflexions
nouvelles elle entre dans la vue des grandeurs de son Créateur, et dans des
humiliations et des adorations pro fondes. Elle s'anéantit en conséquence et ne
pouvant former d'elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une assez
relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser
jusqu'aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu dans des immensités
qu'elle multiplie sans cesse; enfin dans cette conception, qui épuise ses
forces, elle l'adore en silence, elle se considère comme sa vile et inutile
créature, et par ses respects réitérés l'adore et le bénit, et voudrait à jamais
le bénir et l'adorer. Ensuite elle reconnaît la grâce qu'il lui a faite de
manifester son infinie majesté à un si chétif vermisseau; et après une ferme
résolution d'en être éternellement reconnaissante, elle entre en confusion
d'avoir préféré tant de vanités à ce divin maître, et dans un esprit de
componction et de pénitence, elle a recours à sa pitié, pour arrêter sa colère
dont l'effet lui paraît épouvantable. Dans la vue de ces immensités.... Elle fait d'ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme
il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise la conduire et lui faire
connaître les moyens d'y arriver. Car comme c'est à Dieu qu'elle aspire, elle
aspire encore à n'y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu même, parce
qu'elle veut qu'il soit lui-même son chemin, son objet et sa dernière fin.
Ensuite de ces prières, elle commence d'agir, et cherche entre eux. Elle commence à connaître Dieu, et désire d'y arriver; mais comme elle ignore
les moyens d'y parvenir, si son désir est sincère et véritable, elle fait la
même chose qu'une personne qui désirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le
chemin, et connaissant son égarement, aurait recours à ceux qui sauraient
parfaitement ce chemin etŠ Elle se résout de conformer à ses volontés le reste de sa vie; mais comme sa
faiblesse naturelle, avec l'habitude qu'elle a aux péchés où elle a vécu, l'ont
réduite dans l'impuissance d'arriver à cette félicité, elle implore de sa miséricorde les moyens d'arriver à lui, de s'attacher à lui, d'y
adhérer éternellement Ainsi elle reconnaît qu'elle doit adorer Dieu comme créature,
lui rendre grâce comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente. REFLEXIONS SUR LA GEOMETRIE EN GENERAL DE L ESPRIT GEOMETRIQUE ET DE L ART DE PERSUADER On peut avoir trois principaux objets dans l’étude de la vérité : l’un, de la découvrir quand on la cherche ; l’autre,
de la démontrer quand on la possède; le dernier, de la discerner d’avec le faux quand on l’examine. La géométrie, qui excelle en ces trois genres, a expliqué l’art de découvrir
les vérités inconnues ; et c’est ce qu’elle appelle analyse, et dont il serait
inutile de discourir après tant d’excellents ouvrages qui ont été faits. Celui de démontrer les vérités déjà trouvées, et de les éclaircir de telle
sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner ; et je
n’ai pour cela qu’à expliquer la méthode que la géométrie y observe : car elle
l’enseigne parfaitement par ses exemples, quoiqu’elle n’en produise aucun
discours. Et parce que cet art consiste en deux choses principales, l’une de
prouver chaque proposition en particulier, l’autre de disposer toutes les
propositions dans le meilleur ordre, j’en ferai deux sections, dont l’une
contiendra les règles de la conduite des démonstrations géométriques, c’est—
à-dire méthodiques et parfaites, et la seconde comprendra celles de l’ordre
géométrique, c’est-à-dire méthodique et accompli : de sorte que les deux
ensemble enfermeront tout ce qui sera nécessaire pour la conduite du
raisonnement à prouver et discerner les vérités, les quelles j’ai dessein de
donner entières. Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu’on doit
garder pour rendre les démonstrations convaincantes, qu’en expliquant celle que
la géométrie observe. Mais il faut auparavant que je donne l’idée d’une méthode encore plus
éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauraient jamais arriver : car
ce qui passe la géométrie nous surpasse ; et néanmoins il est nécessaire d’en
dire quelque chose, quoiqu’il soit impossible de le pratiquer. Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la plus haute
excellence, s’il était possible d’y arriver, consisterait en deux choses
principales : l’une, de n’employer aucun terme dont on n’eût auparavant expliqué
nettement le sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne
démontrât par des vérités déjà connues ; c’est-à-dire, en un mot, à définir tous
les termes et à prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l’ordre même
que j’explique, il faut que je déclare ce que j’entends par définition.
Leur utilité et leur usage est d’éclaircir et d’abréger le discours, en
exprimant, par le seul nom qu’on impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en
plusieurs termes ; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout
autre sens, s’il en a, pour n’avoir plus que celui auquel on le destine
uniquement. En voici un exemple : si l’on a besoin de distinguer dans les
nombres ceux qui sont divisibles en deux également d’avec ceux qui ne le sont
pas, pour éviter de répéter souvent cette condition, on lui donne un nom en
cette sorte : j’appelle tout nombre divisible en deux également, nombre pair. Voilà une définition géométrique : parce qu’après avoir clairement désigné
une chose, savoir tout nombre divisible en deux également, on lui donne un nom
que l’on destitue de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la
chose désignée. D’où il paraît que les définitions sont très libres, et qu’elles ne sont
jamais sujettes à être contredites ; car il n’y a rien de plus permis que de
donner à une chose qu’on a clairement désignée un nom tel qu’on voudra. Il faut
seulement prendre garde qu’on n’abuse de la liberté qu’on a d’imposer des noms,
en donnant le même à deux choses différentes. Ce n’est pas que cela ne soit permis, pourvu qu’on n’en confonde par les
conséquences, et qu’on ne les étende pas de l’une à l’autre. Mais si l’on tombe dans ce vice, on peut lui opposer un remède très sûr et
très infaillible : c’est de substituer mentalement la définition à la place du
défini, et d’avoir toujours la définition si pré sente, que toutes les fois
qu’on parle, par exemple, de nombre pair, on entende précisément que c’est celui
qui est divisible en deux parties égales, et que ces deux choses soient
tellement jointes et inséparables dans la pensée, qu’aussitôt que le discours en
exprime l’une, l’esprit y attache immédiatement l’autre. Car les géomètres et
tous ceux qui agissent méthodiquement, n’imposent des noms aux choses que pour
abréger le discours, et non pour diminuer ou changer l’idée des choses dont ils
discourent. Et ils prétendent que l’esprit supplée toujours la définition
entière aux termes courts, qu’ils n’emploient que pour éviter la confusion que
la multitude des paroles apporte. Rien n’éloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses
des sophistes que cette méthode, qu’il faut avoir toujours présente, et qui
suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultés et d’équivoques. Ces choses étant bien entendues, je reviens à l’explication du véritable
ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver. Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument
impossible : car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir,
en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même
les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui
les précédassent ; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux
premières. Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à
des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des principes si clairs
qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D’où
il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de
traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli.
C’est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de
ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui
sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les
choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement
qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. Car il
n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots
primitifs. Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend
par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut désigner
par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que
c’était un animal à deux jambes sans plumes ? Comme si l’idée que j’en ai
naturellement, et que je ne puis exprimer, n’était pas plus nette et plus sûre
que celle qu’il me donne par son explication inutile et même ridicule ;
puisqu’un homme ne perd pas l’humanité en perdant les deux jambes, et qu’un
chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes. Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot par le mot
même. J’en sais qui ont défini la lumière en cette sorte : « La lumière est un
mouvement luminaire des corps lumineux » ; comme si on pouvait entendre les mots
de luminaire et de lumineux sans celui de lumière. On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité :
car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on
l’exprime ou qu’on le sous-entende Donc pour définir l’être, il faudrait dire
c’est, et ainsi employer le mot défini dans la définition. On voit assez de là qu’il y a des mots incapables d’être définis ; et si la
nature n’avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous
les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec
la même assurance et la même certitude que s’ils étaient expliqués d’une manière
parfaitement exempte d’équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même
donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous
acquiert par nos explications. Ce n’est pas que tous les hommes aient la même idée de l’essence des choses
que je dis qu’il est impossible et inutile de définir. Car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra définir ? Et
pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire
en parlant de temps, sans qu’on le désigne davantage ? Cependant il y a bien de
différentes opinions touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le
mouvement d’une chose créée ; les autres, la mesure du mouvement, etc.
Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’appeler du nom de temps le mouvement
d’une chose créée ; car, comme j’ai dit tantôt, rien n’est plus libre que les
définitions. Mais, en suite de cette définition, il y aura deux choses qu’on
appellera du nom de temps : l’une est celle que tout le monde entend
naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par
ce terme ; l’autre sera le mouvement d’une chose créée, car on l’appellera aussi
de ce nom suivant cette nouvelle définition. Il faudra donc éviter les
équivoques, et ne pas confondre les conséquences. Car il ne s’ensuivra pas de là
que la chose qu’on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le
mouvement d’une chose créée. Il a été libre de nommer ces deux choses de même ;
mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom. Ainsi, si l’on avance ce discours : « Le temps est le mouvement d’une chose
créée » ; il faut demander ce qu’on entend par ce mot de temps, c’est-à— dire si
on lui laisse le Sens ordinaire et reçu de tous, ou si on l’en dépouille pour
lui donner en cette occasion celui de mouvement d’un chose créée. Que si on le
destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une définition
libre, ensuite de laquelle, comme j’ai dit, il y aura deux choses qui auront ce
même nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu’on prétende néanmoins
que ce qu’on entend par ce mot soit le mouvement d’une chose créée, on peut
contredire. Ce n’est plus une définition libre, c’est une proposition qu’il faut
prouver, si ce n’est qu’elle soit très évidente d’elle-même ; et alors ce sera
un principe et un axiome, mais jamais une définition, parce que dans cette
énonciation on n’entend pas que le mot de temps signifie la même chose que
ceux-ci, le mouvement d’une chose créée ; mais on entend que ce que l’on conçoit
par le terme de temps soit ce mouvement supposé. Si je ne savais combien il est nécessaire d’entendre ceci parfaitement, et
combien il arrive à toute heure, dans les discours familiers et dans les
discours de science, des occasions pareilles à celle-ci que j’ai donnée en
exemple, je ne m’y serais pas arrêté. Mais il me semble, par l’expérience que
j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut trop entrer dans cet esprit de
netteté, pour lequel je fais tout ce traité, plus que pour le sujet que j’y
traite. Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir défini le temps quand ils
ont dit que c’est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens
ordinaire ! Et néanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une
définition. Combien y en a-t-il de même qui croient avoir défini le mouvement
quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus
entis in potentia. Et cependant, s’ils laissent au mot de mouvement son sens
ordinaire comme ils font, ce n’est pas une définition, mais une proposition ; et
confondant ainsi les définitions qu’ils appellent définitions de nom, qui sont
les véritables définitions libres, permises et géométriques, avec celles qu’ils
appellent définitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement
libres, mais sujettes à contradiction, ils s’y donnent la liberté d’en former
aussi bien que des autres ; et chacun définissant les mêmes choses à sa manière,
par une liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que
permise dans les premières, ils embrouillent
toutes choses et, perdant tout
ordre et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes et s’égarent dans des embarras
inexplicables.
Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices qui se peuvent rencontrer
dans le premier point, lequel consiste à définir les seules choses qui en ont
besoin. Elle en use de même à l’égard de l’autre point, qui consiste à prouver
les propositions qui ne sont pas évidentes. Car, quand elle est arrivée aux
premières vérités connues, elle s’arrête là et demande qu’on les accorde,
n’ayant rien de plus clair pour les prouver : de sorte que tout ce que la
géométrie pro pose est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle, ou
par les preuves. De là vient que si cette science ne définit pas et ne démontre pas toutes
choses, c’est par cette seule raison que cela nous est impossible. Mais comme la
nature fournit tout ce que cette science ne donne pas, son ordre à la vérité ne
donne pas une perfection plus qu’humaine, mais il a toute celle où les hommes
peuvent arriver. Il m’a semblé à propos de donner dès l’entrée de ce discours
cette… On trouvera peut-être étrange que la géométrie ne puisse définir aucune des
choses qu’elle a pour principaux objets : car elle ne peut définir ni le
mouvement, ni les nombres, ni l’espace ; et ce pendant ces trois choses sont
celles qu’elle considère particulièrement et selon la recherche desquelles elle
prend ces trois différents noms de mécanique, d’arithmétique, de géométrie, ce
dernier mot appartenant au genre et à l’espèce. Mais on n’en sera pas surpris, si l’on remarque que cette admirable science
ne s’attachant qu’aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend
dignes d’être ses objets, les rend incapables d’être définies ; de sorte que le
manque de définition est plutôt une perfection qu’un défaut, parce qu’il ne
vient pas de leur obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui est
telle qu’encore qu’elle n’ait pas la conviction des démonstrations, elle en a
toute la certitude. Elle suppose donc que l’on sait quelle est la chose qu’on
entend par ces mots : mouvement, nombre, espace ; et, sans s’arrêter à les
définir inutilement, elle en pénètre la nature, et en dé couvre les
merveilleuses propriétés. Ces trois choses, qui comprennent tout l’univers, selon ces paroles : Deus
fecit omnia in pondere, in numero, et mensura, ont une liaison réciproque et
nécessaire. Car on ne peut imaginer de mouvement sans quelque chose qui se
meuve ; et cette chose étant une, cette unité est l’origine de tous les
nombres ; enfin le mouvement ne pouvant être sans espace, on voit ces trois
choses enfermées dans la première. Le temps même y est aussi compris : car le
mouvement et le temps sont relatifs l’un à l’autre ; la promptitude et la
lenteur, qui sont les différences des mouvements, ayant un rapport nécessaire
avec le temps. Ainsi il y a des propriétés communes à toutes choses, dont la connaissance
ouvre l’esprit aux plus grandes merveilles de la nature. La principale comprend
les deux infinités qui se rencontrent dans toutes : l’une de grandeur, l’autre
de petitesse. Car quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit
davantage, et hâter encore ce dernier ; et ainsi toujours à l’infini, sans
jamais arriver à un qui le soit de telle sorte qu’on ne puisse plus y ajouter.
Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder
davantage, et encore ce dernier ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un
tel degré de lenteur qu’on ne puisse encore en descendre à une infinité d’autres
sans tomber dans le repos.
Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et
encore un qui soit davantage ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui
ne puisse plus être augmenté. Et au contraire si quelque petit que soit un
espace, on peut encore en considérer un moindre, et toujours à l’infini, sans
jamais arriver à un indivisible qui n’ait plus aucune étendue. Il en est de même du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans
dernier, et un moindre, sans arriver à un instant et à un pur néant de durée. C’est-à-dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque
espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un
moindre : de sorte qu’ils se soutiennent tous entre le néant et l’infini, étant
toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. Toutes ces vérités ne se peuvent démontrer, et cependant ce sont les
fondements et les principes de la géométrie. Mais comme la cause qui les rend
incapables de démonstration n’est pas leur obscurité mais au contraire leur
extrême évidence, ce manque de preuve n’est pas un défaut, mais plutôt une
perfection. D’où l’on voit que la géométrie ne peut définir les objets ni prouver les
principes ; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les
autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus
puissamment que le discours. Car qu’y a-t-il de plus évident que cette vérité, qu’un nombre, tel qu’il
soit, peut être augmenté ? ne peut-on pas le doubler ? Que la promptitude d’un
mouvement peut être doublée, et qu’un espace. peut être doublé de même ? Et qui
peut aussi douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse être divisé par la
moitié, et sa moitié encore par la moitié ? Car cette moitié serait-elle un
néant ? et comment ces deux moitiés, qui seraient deux zéros, feraient-elles un
nombre ? De même, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas être
ralenti de moitié, en sorte qu’il parcoure le même espace dans le double du
temps, et comment se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse, qui seraient
deux repos, fissent la première vitesse ? Enfin un espace, quelque petit qu’il
soit, ne peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore ? Et comment
pourrait-il se faire que ces moitiés fussent indivisibles sans aucune étendue,
elles qui, jointes ensemble, ont fait la première étendue ? Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui pré cède celles—
là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout,
on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinités
choquent, et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir. Je n’ai jamais connu personne qui ait pensé qu’un espace ne puisse être
augmenté. Mais j’en ai vu quelques-uns, très habiles d’ailleurs, qui ont assuré
qu’un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité
qu’il s’y rencontre. Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être
la cause de cette obscurité, et j’ai trouvé qu’il n’y en avait qu’une
principale, qui est qu’ils ne sauraient concevoir un contenu divisible à
l’infini : d’où ils concluent qu’il n’y est pas divisible.
Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’in fini. On ne
peut non plus l’être sans ce principe qu’être homme sans âme. Et néanmoins il
n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette
vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on
comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver
à une partie indivisible, c’est-à-dire qui n’ait aucune étendue. Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un
espace, on arrive enfin à une division telle qu’en la divisant en deux, chacune
des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux
néants d’étendue fissent en semble une étendue ? Car je voudrais demander à ceux
qui ont cette idée, s’ils conçoivent nettement que deux indivisibles se
touchent : si c’est partout, ils ne sont qu’une même chose, et partant les deux
ensemble sont indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une
partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles. Que s’ils
confessent, comme en effet ils l’avouent quand on les presse que leur
proposition est aussi inconcevable que l’autre, qu’ils reconnaissent que ce
n’est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de
leur vérité, puisque ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est
néanmoins nécessairement certain que l’un des deux est véritable.
Et pour les soulager dans les peines qu’ils auraient en de certaines
rencontres, comme à concevoir qu’un espace ait une infinité de divisibles, vu
qu’on les parcourt en si peu de temps, pendant lequel on aurait parcouru cette
infinité des divisibles, il faut les avertir qu’ils ne doivent pas comparer des
choses aussi disproportionnées qu’est l’infinité des divisibles avec le peu de
temps où ils sont parcourus : mais qu’ils comparent l’espace entier avec le
temps entier, et les infinis divisibles de l’espace avec les infinis instants de
ce temps ; et ainsi ils trouveront que l’on parcourt une infinité de divisibles
en une infinité d’instants, et un petit espace en un petit temps ; en quoi il
n’y a plus la disproportion qui les avait étonnés. Enfin, s’ils trouvent étrange qu’un petit espace ait autant de parties qu’un
grand, qu’ils entendent aussi qu’elles sont plus petites à mesure, et qu’ils
regardent le firmament au travers d’un petit verre, pour se familiariser avec
cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre.
Mais s’ils ne peu vent comprendre que des parties si petites, qu’elles nous sont
imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n’y a pas de
meilleur remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent
cette pointe délicate jusqu’à une prodigieuse masse ; d’où ils concevront
aisément que, par le secours d’un autre verre encore plus artistement taillé, on
pourrait les grossir jusqu’à égaler ce firmament dont ils admirerait l’étendue.
Et ainsi ces objets leur paraissant maintenant très facilement divisibles,
qu’ils se souviennent que la nature peut infiniment plus que l’art. Car enfin
qui les a assurés que ces verres auront changé la grandeur naturelle de ces
objets, ou s’ils auront au contraire rétabli la véritable, que la figure de
notre oeil avait changée et raccourcie, comme font les lunettes qui
amoindrissent ? Il est fâcheux de s’arrêter à ces bagatelles ; mais il y a des temps de
niaiser. Il suffit de dire à des esprits clairs en cette matière que deux néants
d’étendue ne peuvent pas faire une étendue. Mais parce qu’il y en a qui
prétendent s’échapper à cette lumière par cette merveilleuse réponse, que deux
néants d’étendue peuvent aussi bien faire une étendue que deux unités dont
aucune n’est nombre font un nombre par leur assemblage ; il faut leur repartir
qu’ils pourraient opposer, de la même sorte, que vingt mille hommes font une
armée, quoique aucun d’eux ne soit armée ; que mille maisons font une ville,
quoique aucune ne soit ville ; ou que les parties font le tout, quoique aucune
ne soit le tout, ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux
binaires font le quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le
soit. Mais ce n’est pas avoir l’esprit juste que de confondre par des
comparaisons si inégales la nature immuable des choses avec leurs noms libres et
volontaires, et dépendant du caprice des hommes qui les ont composés.
Mais encore, quoiqu’une maison ne soit pas une ville, elle n’est pas
néanmoins un néant de ville ; il y a bien de la différence entre n’être pas une
chose et en être un néant. Car, afin qu’on entende la chose à fond, il faut savoir que la seule raison
pour laquelle l’unité n’est pas au rang des nombres est qu’Euclide et les
premiers auteurs qui ont traité l’arithmétique, ayant plusieurs propriétés à
donner qui convenaient à tous les nombres hormis à l’unité, pour éviter de dire
souvent qu’en tout nombre, hors l’unité, telle condition se rencontre, ils ont
exclu l’unité de la signification du mot nombre, par la liberté que nous avons
déjà dit qu’on a de faire à son gré des définitions. Aussi, s’ils eussent voulu,
ils en eussent de même exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qu’il leur
eût plu ; car on en est maître, pourvu qu’on en avertisse : comme au contraire
l’unité se met quand on veut au rang des nombres, et les fractions de même. Et,
en effet, l’on est obligé de le faire dans les propositions générales, pour
éviter de dire à chaque fois : « en tout nombre, et à l’unité et aux fractions,
une telle propriété se trouve » ; et c’est en ce sens indéfini que je l’ai pris
dans tout ce que j’en ai écrit. Mais le même Euclide qui a ôté à l’unité le nom
de nombre, ce qui lui a été per mis, pour faire entendre néanmoins qu’elle n’est
pas un néant, mais qu’elle est au contraire du même genre, il définit ainsi les
grandeurs homogènes : (( Les grandeurs, dit-il, sont dites être de même genre,
lorsque l’une étant plusieurs fois multipliée peut arriver à surpasser l’autre.
)) Et par conséquent, puisque l’unité peut, étant multipliée plusieurs fois,
surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de même genre que les nombres
précisément par son essence et par sa nature immuable, dans le sens du même
Euclide qui a voulu qu’elle ne fût pas appelée nombre. Il n’en est pas de même d’un indivisible à l’égard d’une étendue ; car non
seulement il diffère de nom, ce qui est volontaire, mais il diffère de genre,
par la même définition, puisqu’un indivisible multiplié autant de fois qu’on
voudra, est si éloigné de pouvoir sur passer une étendue, qu’il ne peut jamais
former qu’un seul et unique indivisible ; ce qui est naturel et nécessaire,
comme il est déjà montré. Et comme cette dernière preuve est fondée sur la
définition de ces deux choses, indivisible et étendue, on va achever et
consommer la démonstration.
Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles étant unis ne font par une
étendue. Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie ; et
ainsi les parties par où ils se touchent ne sont pas séparées, puisque autrement
elles ne se toucheraient pas. Or, par leur définition, ils n’ont point d’autres
parties : donc ils n’ont pas de parties séparées ; donc ils ne sont pas une
étendue, par la définition qui porte la séparation des parties. On montrera la
même chose de tous les autres indivisibles qu’on y joindra, par la même raison.
Et partant un indivisible, multiplié autant qu’on voudra, ne fera jamais une
étendue. Donc il n’est pas de même genre que l’étendue, par la définition des
choses du même genre. Voilà comment on démontre que les indivisibles ne sont pas de même genre que
les nombres. De là vient que deux unités peuvent bien faire un nombre, parce
qu’elles sont de même genre et que deux indivisibles ne font pas une étendue,
parce qu’ils ne sont pas du même genre. D’où l’on voit combien il y a peu de
raison de comparer le rapport qui est entre l’unité et les nombres à celui qui
est entre les indivisibles et l’étendue. Mais si l’on veut prendre dans les nombres une comparaison qui représente
avec justesse ce que nous considérons dans l’étendue, il faut que ce soit le
rapport du zéro aux nombres ; car le zéro n’est pas du même genre que les
nombres, parce qu’étant multiplié, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est
un véritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un véritable zéro
d’étendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre
un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hétérogènes à leurs
grandeurs, parce qu’étant infiniment multipliées, elles ne peuvent jamais faire
que des indivisibles d’étendue, et par la même raison. Et alors on trouvera une
correspondance parfaite entre ces choses ; car toutes ces grandeurs sont
divisibles à l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles
tiennent toutes le milieu entre l’infini et le néant. Voilà l’admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux
merveilleuses infinités qu’elle a proposées aux hommes, non pas à concevoir,
mais à admirer ; et pour en finir la considération par une dernière remarque,
j’ajouterai que ces deux infinis, quoique infiniment différents, sont néanmoins
relatifs l’un à l’autre, de telle sorte que la connaissance de l’un mène
nécessairement à la connaissance de l’autre. Car dans les nombres, de ce qu’ils peuvent toujours être augmentés, il
s’ensuit absolument qu’ils peuvent toujours être diminués, et cela clairement :
car si l’on peut multiplier un nombre jusqu’à 100 000, par exemple, on peut
aussi en prendre une cent millième partie, en le divisant par le même nombre
qu’on le multiplie, et ainsi tout terme d’augmentation deviendra terme de
division, en changeant l’entier en fraction. De sorte que l’augmentation infinie
enferme nécessairement aussi la division infinie. Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la
créance que l’espace n’est pas divisible à l’infini, ne peuvent rien prétendre
aux démonstrations géométriques ; et, quoi qu’ils puissent être éclairés en
d’autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisément être
très habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces
vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette
double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette
considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés
entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de
nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un
néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer à son juste prix, et
former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie même. J’ai cru être obligé de faire cette longue considération en faveur de ceux
qui, ne comprenant pas d’abord cette double infinité, sont capables d’en être
persuadés. Et, quoiqu’il y en ait plusieurs qui aient assez de lumière pour s’en
passer, il peut néanmoins arriver que ce discours, qui sera nécessaire aux uns,
ne sera pas entièrement inutile aux autres. L’art de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes
consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut
faire croire. Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans
l’âme, qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volonté. La
plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir
qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature,
est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours
emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément. Cette voie est
basse, indigne et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait
profession de ne croire et même de n’aimer que s’il sait le mériter. Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire
tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au dessus de la
nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui
plaît, Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas
de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement,
qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir
cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et
de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il faut les
connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au
contraire disent en parlant des choses divines qu’il faut les aimer pour les
connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait
une de leurs plus utiles sentences.
Je ne parle donc que des vérités de notre portée ; et c’est d’elles que je
dis que l’esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans
l’âme, mais que bien peu entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont
introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil
du raisonnement. Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs
actions. Ceux de l’esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde,
comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes
particuliers que les uns reçoivent et non pas d’autres, mais qui, dès qu’ils
sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la créance, que
les plus véritables. Ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à tous les
hommes, comme le désir d’être heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir,
outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui,
ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet,
pour faire agir la volonté, que s’ils faisaient son véritable bonheur. Voilà pour ce qui regarde les puissances qui nous portent à consentir. Mais pour les qualités des choses que nous devons persuader, elles sont bien
diverses. Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et
des vérités avouées. Celles-là peuvent être infailliblement persuadées ; car, en
montrant le rapport qu’elles ont avec les principes accordés, il y a une
nécessité inévitable de convaincre, et il est impossible qu’elles ne soient pas
reçues dans l’âme dès qu’on a pu les enrôler à ces vérités qu’elle a déjà
admises. Il y en a qui ont une union étroite avec les objets de notre satisfaction ;
et celles-là sont encore reçues avec certitude, car aussitôt qu’on fait
apercevoir à l’âme qu’une chose peut la conduire à ce qu’elle aime
souverainement, il est inévitable qu’elle ne s’y porte avec joie.
En toutes ces rencontres il n’y a point à douter. Mais il y en a où les
choses qu’on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais
qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et
celles-là sont en grand péril de faire voir, par une expérience qui n’est que
trop ordinaire, ce que je disais au commencement : que cette âme impérieuse, qui
se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce
qu’une volonté corrompue désire, quelque résistance que l’esprit trop éclairé
puisse y opposer. C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la
volupté, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre font un
combat dont le succès est bien incertain, puisqu’il faudrait, pour en juger,
connaître tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l’homme, que l’homme
même ne connaît presque jamais. Il paraît de là que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir
égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le
cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer,
dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle a avec les principes avoués,
ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l’art
de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant
les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison ! Or, de ces deux méthodes, l’une de convaincre, l’autre d’agréer, je ne
donnerai ici que les règles de la première ; et encore au cas qu’on ait accordé
les principes et qu’on demeure ferme à les avouer : autrement je ne sais s’il y
aurait un art pour accommoder les preuves à l’inconstance de nos caprices. Mais la manière d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus
subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est
parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionné,
que je crois la chose absolument impossible. Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des règles aussi sûres pour plaire
que pour démontrer, et que qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer
ne réussît aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de
personnes, qu’à démontrer les éléments de la géométrie à ceux qui ont assez
d’imagination pour en comprendre les hypothèses. Mais j’estime, et c’est
peut-être ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver.
Au moins je sais que si quelqu’un en est capable, ce sont des personnes que je
connais, et qu’aucun autre n’a sur cela de si claires et de si abondantes
lumières. La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du
plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et
variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point
d’homme plus différent d’un autre que de soi même dans les divers temps. Un
homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de
différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un
paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les
moindres accidents les changent.
Mais comme il y a peu de principes de cette sorte, et que hors de la
géométrie, qui ne considère que des figures très simples, il n’y a presque point
de vérités dont nous demeurions toujours d’accord, et encore moins d’objets de
plaisir dont nous ne changions à toute heure, je ne sais s’il y a moyen de
donner des règles fermes pour accorder les discours à l’inconstance de nos
caprices. Cet art que j’appelle l’art de persuader, et qui n’est proprement que la
conduite des preuves méthodiques parfaites consiste en trois parties
essentielles : à définir les termes dont on doit se servir par des définitions
claires ; à proposer des principes ou axiomes évidents pour prouver la chose
dont il s’agit ; et à substituer toujours mentalement dans la démonstration les
définitions à la place des définis. La raison de cette méthode est évidente, puisqu’il serait inutile de proposer
ce qu’on peut prouver et d’en entreprendre la démonstration, si on n’avait
auparavant défini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles ; et
qu’il faut de même que la démonstration soit précédée de la demande des
principes évidents qui y sont nécessaires, car si l’on n’assure le fondement on
ne peut assurer l’édifice ; et qu’il faut enfin en démontrant substituer
mentalement la définition a la place des définis, puisque autrement on pourrait
abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir
qu’en observant cette méthode on est sûr de convaincre, puisque, les termes
étant tous entendus et parfaitement exempts d’équivoques par les définitions, et
les principes étant accordés, si dans la démonstration on substitue toujours
mentalement les définitions à la place des définis, la force invincible des
conséquences ne peut manquer d’avoir tout son effet. Aussi jamais une démonstration dans laquelle ces circonstances sont gardées
n’a pu recevoir le moindre doute ; et jamais celles où elles manquent ne peuvent
avoir de force. Il importe donc bien de les comprendre et de les posséder, et c’est pourquoi,
pour rendre la chose plus facile et plus présente, je les donnerai toutes en ce
peu de règles qui renferment tout ce qui est nécessaire pour la perfection des
définitions, des axiomes et des démonstrations, et par conséquent de la méthode
entière des preuves géométriques de l’art de persuader. Règles pour les définitions. ‹ I. N’entreprendre de définir aucune des choses
tellement connues d’elles-mêmes, qu’on n’ait point de termes plus clairs pour
les expliquer. 2. N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques, sans
définition. 3. N’employer dans la définition des termes que des mots
parfaitement connus, ou déjà expliqués. Règles pour les axiomes. ‹ I. N’omettre aucun des principes nécessaires sans
avoir demandé si on l’accorde, quelque clair et évident qu’il puisse être. 2. Ne
demander en axiomes que des choses parfaitement évidentes d’elles-mêmes. Règles pour les démonstrations. ‹ I. N’entreprendre de démontrer aucune des
choses qui sont tellement évidentes d’elles mêmes qu’on n’ait rien de plus clair
pour les prouver. 2. Prouver toutes les propositions un peu obscures, et
n’employer à leur preuve que des axiomes très évidents, ou des propositions déjà
accordées ou démontrées. 3. Substituer toujours mentalement les définitions à la
place des définis, pour ne pas se tromper par l’équivoque des termes que les
définitions ont restreints Voilà les huit règles qui contiennent les préceptes des preuves solides et
immuables. Desquelles il y en a trois qui ne sont pas absolument nécessaires, et
qu’on peut négliger sans erreur ; qu’il est même difficile et comme impossible
d’observer toujours exactement, quoiqu’il soit plus parfait de le faire autant
qu’on peut ; ce sont les trois premiers de chacune des parties :
Pour les axiomes : N’omettre à demander aucun des axiomes parfaitement
évidents et simples. Pour les démonstrations : Ne démontrer aucune des choses très connues
d’elles-mêmes. Car il est sans doute que ce n’est pas une grande faute de définir et
d’expliquer bien clairement des choses, quoique très claires d’elles mêmes, ni
d’omettre à demander par avance des axiomes qui ne peuvent être refusés au lieu
où ils sont nécessaires, ni enfin de prou ver des propositions qu’on accorderait
sans preuve. Mais les cinq autres règles sont d’une nécessité absolue, et on ne peut s’en
dispenser sans un défaut essentiel et souvent sans erreur ; et c’est pourquoi je
les reprendrai ici en particulier. Règles nécessaires pour les définitions. ‹ N’omettre aucun des termes un peu
obscurs ou équivoques, sans définition. N’employer dans les définitions que des
termes parfaitement connus ou déjà expliqués. Règles nécessaires pour les axiomes. ‹ Ne demander en axiomes que des choses
évidentes. Règles nécessaires pour les démonstrations. ‹ Prouver toutes les
propositions, en n’employant à leur preuve que des axiomes très évidents
d’eux-mêmes, ou des propositions déjà montrées ou accordées. N’abuser jamais de
l’équivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les définitions
qui les restreignent ou les expliquent. Voilà les cinq règles qui forment tout ce qu’il y a de nécessaire pour rendre
les preuves convaincantes, immuables, et, pour tout dire, géométriques ; et les
huit règles ensemble les rendent encore plus parfaites. Je passe maintenant à celle de l’ordre dans lequel on doit disposer les
propositions, pour être dans une suite excellente et géométrique. Après avoir établis Voilà en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux
principes : Définir tous les noms qu’on impose ; prouver tout, en substituant
mentalement les définitions à la place des dé finis. Sur quoi il me semble à propos de prévenir trois objections principales qu’on
pourra faire. L’une, que cette méthode n’a rien de nouveau ; l’autre, qu’elle
est bien facile à apprendre, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’étudier les
éléments de géométrie, puis qu’elle consiste en ces deux mots qu’on sait à la
première lecture ; et enfin qu’elle est assez inutile, puisque son usage est
presque renfermé dans les seules matières géométriques. Il faut donc faire voir qu’il n’y a rien de si inconnu, rien de plus
difficile à pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel. Pour la première objection, qui est que ces règles sont communes dans le
monde, qu’il faut tout définir et tout prouver, et que les logiciens mêmes les
ont mises entre les préceptes de leur art, je voudrais que la chose fut
véritable, et qu’elle fût si connue, que je n’eusse pas eu la peine de
rechercher avec tant de soin la source de tous les défauts des raisonnements,
qui sont véritablement communs. Mais cela l’est si peu, que, si l’on en excepte
les seuls géomètres, qui sont en si petit nombre qu’ils sont uniques en tout un
peuple et dans un long temps, on n’en voit aucun qui le sache aussi. Il sera
aisé de le faire entendre à ceux qui auront parfaitement conçu le peu que j’en
ai dit ; mais s’ils ne l’ont pas compris parfaitement, j’avoue qu’ils n’y auront
rien à y apprendre. Mais s’ils sont entrés dans l’esprit de ces règles, et
qu’elles aient assez fait d’impression pour s’y enraciner et s’y affermir, ils
sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que
quelques logiciens en ont peut-être décrit d’approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.
Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ;
et c’est pourquoi l’incomparable auteur de l’Art de conférer (I) s’arrête avec
tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme
par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire : mais, au lieu d’étendre
l’admiration d’un bon discours à la personne, qu’on pénètre, dit— il, l’esprit
d’où il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mémoire ou d’un heureux hasard ;
qu’on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s’il res sentira
qu’on ne donne pas à ce qu’il dit l’estime que son prix mérite : on verra le
plus souvent qu’on le lui fera désavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien
loin de cette pensée meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre
toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son
auteur ; comment, par où, jusqu’où il la possède : autrement, le jugement
précipité sera jugé téméraire. Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : « La matière
est dans une incapacité naturelle, invincible de penser », et celui-ci : « Je
pense, donc je suis », sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et
dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans
auparavant. En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le
véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce
grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à
l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et
apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la
distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme
et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans
examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait
fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent
dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant,
qu’un homme plein de vie et de force d’avec un homme mort. Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, où un autre
comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment
que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non pas à celui d’où il l’a
appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas à celui qui en aurait jeté la
semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en
aurait profité de la sorte par sa propre fertilité. Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans
leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant
transplantées. Mais il arrive bien plus souvent qu’un bon esprit fait produire
lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables, et
qu’ensuite quelques autres, les ayant ouï estimer, les empruntent et s’en
parent, mais sans en connaître l’excellence ; et c’est alors que la différence
d’un même mot en diverses bouches paraît le plus. C’est de cette sorte que la logique a peut-être emprunté les règles de la
géométrie sans en comprendre la force : et ainsi, en les met tant à l’aventure
parmi celles qui lui sont propres, il ne s’ensuit pas de là qu’ils aient entré
dans l’esprit de la géométrie ; et je serai bien éloigné, s’ils n’en donnent pas
d’autres marques que de l’avoir dit en passant, de les mettre en parallèle avec
cette science, qui apprend la véritable méthode de conduire la raison. Mais je
serai au contraire bien disposé à les en exclure, et presque sans retour. Car de
l’avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renfermé là dedans,
et au lieu de suivre ces lumières, s’égarer à perte de vue après des recherches
inutiles, pour courir à ce que celles-là offrent et qu’elles ne peuvent donner,
c’est véritablement montrer qu’on n’est guère clairvoyant, et bien que si l’on
avait manqué de les suivre parce qu’on ne les avait pas aperçues. La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens
font profession d’y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et, hors de leur
science et de ce qui l’imite, il n’y a point de véritables démonstrations. Tout
l’art en est renfermé dans les seuls préceptes que nous avons dits : ils
suffisent seuls, ils prouvent seuls ; toutes les autres règles sont inutiles ou
nuisibles. Voilà ce que je sais par une longue expérience de toutes sortes de
livres et de personnes.
Le défaut d’un raisonnement faux est une maladie qui se guérit par ces deux
remèdes. On en a composé un autre d’une infinité d’herbes inutiles où les bonnes
se trouvent enveloppées et où elles demeurent sans effet, par les mauvaises
qualités de ce mélange. Pour découvrir tous les sophismes et toutes les équivoques des raisonnements
captieux, ils ont inventé des noms barbares qui étonnent ceux qui les
entendent ; et au lieu qu’on ne peut débrouiller tous les replis de ce nœud si
embarrassé qu’en tirant l’un des bouts que les géomètres assignent, ils en ont
marqué un nombre étrange d’autres où ceux-là se trouvent compris, sans qu’ils
sachent lequel est le bon. Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins différents, qu’ils disent
nous conduire où nous tendons, quoiqu’il n’y en ait que deux qui y mènent, il
faut savoir les marquer en particulier ; on prétendra que la géométrie, qui les
assigne certainement, ne donne que ce qu’on avait déjà des autres, parce qu’ils
donnaient en effet la même chose et davantage, sans prendre garde que ce présent
perdait son prix par son abondance, et qu’ils ôtaient en ajoutant. Rien n’est plus commun que les bonnes choses : il n’est question que de les
discerner ; et il est certain qu’elles sont toutes naturelles et à notre portée,
et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est
universel. Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se
trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. On s’élève pour y arriver, et
on s’en éloigne : il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont
ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui
seule est bonne, est toute familière et commune. Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent
être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n’est pas barbara et
baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les
manières tendues et pénibles le remplissent d’une sotte présomption par une
élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une
nourriture solide et vigoureuse. Et l’une des raisons principales qui éloignent
autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu’ils
doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont
inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes. élevées, sublimes.
Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure… De Paris, ce 23 janvier 1656. Monsieur, Nous étions bien abusés. Je ne suis détrompé que d'hier; jusque-là j'ai pensé
que le sujet des disputes de Sorbonne était bien important, et d'une extrême
conséquence pour la religion. Tant d'assemblées d'une compagnie aussi célèbre
qu'est la Faculté de théologie de Paris, et où il s'est passé tant de choses si
extraordinaires et si hors d'exemple, en font concevoir une si haute idée, qu'on
ne peut croire qu'il n'y en ait un sujet bien extraordinaire. Cependant vous serez bien surpris quand vous apprendrez, par ce récit, à quoi
se termine un si grand éclat; et c'est ce que je vous dirai en peu de mots,
après m'en être parfaitement instruit.
Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire pour avoir dit
dans sa Seconde Lettre: Qu'il a lu exactement le livre de Jansénius, et qu'il
n'y a point trouvé les propositions condamnées par le feu Pape; et néanmoins
que, comme il condamne ces propositions en quelque lieu qu'elles se rencontrent,
il les condamne dans Jansénius, si elles y sont. La question sur cela est de savoir s'il a pu, sans témérité, témoigner par là
qu'il doute que ces propositions soient de Jansénius, après que Messieurs les
évêques ont déclaré qu'elles y sont. On propose l'affaire en Sorbonne. Soixante et onze docteurs entreprennent sa
défense et soutiennent qu'il n'a pu répondre autre chose à ceux qui, par tant
d'écrits, lui demandaient s'il tenait que ces propositions fussent dans ce
livre, sinon qu'il ne les y a pas vues, et que néanmoins il les y condamne, si
elles y sont. Quelques-uns même, passant plus avant, ont déclaré que, quelque recherche
qu'ils en aient faite, ils ne les y ont jamais trouvées, et que même ils y en
ont trouvé de toutes contraires. Ils ont demandé ensuite avec instance que, s'il
y avait quelque docteur qui les y eût vues, il voulût les montrer; que c'était
une chose si facile qu'elle ne pouvait être refusée, puisque c'était un moyen
sûr de les réduire tous, et M. Arnauld même; mais on le leur a toujours refusé.
Voilà ce qui s'est passé de ce côté-là. De l'autre se sont trouvés quatre-vingts docteurs séculiers, et quelque
quarante religieux mendiants, qui ont condamné la proposition de M. Arnauld sans
vouloir examiner si ce qu'il avait dit était vrai ou faux, et ayant même déclaré
qu'il ne s'agissait pas de la vérité, mais seulement de la témérité de sa
proposition. Il s'en est de plus trouvé quinze qui n'ont point été pour la censure, et
qu'on appelle indifférents. Voilà comment s'est terminée la question de fait, dont je ne me mets guère en
peine; car, que M. Arnauld soit téméraire ou non, ma conscience n'y est pas
intéressée. Et si la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont
dans Jansénius, son livre n'est pas si rare, ni si gros que je ne le pusse lire
tout entier pour m'en éclaircit, sans en consulter la Sorbonne. Mais, si je ne craignais aussi d'être téméraire, je crois que je suivrais
l'avis de la plupart des gens que je vois, qui, ayant cru jusqu'ici, sur la foi
publique, que ces propositions sont dans Jansénius, commencent à se défier du
contraire, par le refus bizarre qu'on fait de les montrer, qui est tel, que je
n'ai encore vu personne qui m'ait dit les y avoir vues. De sorte que je crains
que cette censure ne fasse plus de mal que de bien, et qu'elle ne donne à ceux
qui en sauront l'histoire une impression tout opposée à la conclusion; car, en
vérité, le monde devient méfiant et ne croit les choses que quand il les voit.
Mais, comme j'ai déjà dit, ce point-là est peu important, puisqu'il ne s'y agit
point de la foi. Pour la question de droit, elle semble bien plus considérable, en ce qu'elle
touche la foi. Aussi j'ai pris un soin particulier de m'en informer. Mais vous
serez bien satisfait de voir que c'est une chose aussi peu importante que la
première.
Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N., docteur de Navarre, qui demeure
près de chez moi, qui est, comme vous le savez, des plus zélés contre les
Jansénistes; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je
lui demandai d'abord s'ils ne décideraient pas formellement que la grâce est
donnée à tous, afin qu'on n'agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement et
me dit que ce n'était pas là le point; qu'il y en avait de ceux de son côté qui
tenaient que la grâce n'est pas donnée à tous; que les examinateurs mêmes
avaient dit en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu'il
était lui-même dans ce sentiment: ce qu'il me confirma par ce passage, qu'il dit
être célèbre, de saint Augustin: Nous savons que la grâce n'est pas donnée à
tous les hommes. Je lui fis excuse d'avoir mal pris son sentiment et le priai de me dire s'ils
ne condamneraient donc pas au moins cette autre opinion des Jansénistes qui fait
tant de bruit, que la grâce est efficace, et qu'elle détermine notre volonté à
faire le bien. Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous
n'y entendez rien, me dit-il. Ce n'est pas là une hérésie; c'est une opinion
orthodoxe: tous les Thomistes la tiennent; et moi-même je l'ai soutenue dans ma
Sorbonique. Je n'osai plus lui proposer mes doutes; et je ne savais plus où était la
difficulté, quand, pour m'en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi
consistait donc l'hérésie de la proposition de M. Arnauld. C'est, me dit-il, en
ce qu'il ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir d'accomplir les
commandements de Dieu en la manière que nous l'entendons. Je le quittai après cette instruction; et, bien glorieux de savoir le noeud
de l'affaire, je fus trouver M. N., qui se porte de mieux en mieux, et qui eut
assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste, s'il y
en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis
d'être fort des siens et lui dis: Serait-il bien possible que la Sorbonne
introduisît dans l'Eglise cette erreur, que tous les justes ont toujours le
pouvoir d'accomplir les commandements? Comment parlez-vous? me dit mon docteur.
Appelez-vous erreur un sentiment si catholique, et que les seuls Luthériens et
Calvinistes combattent? Eh quoi! lui dis-je, n'est-ce pas votre opinion? Non, me
dit-il; nous l'anathématisons comme hérétique et impie. Surpris de cette
réponse, je connus bien que j'avais trop fait le janséniste, comme j'avais
l'autre fois été trop moliniste; mais ne pouvant m'assurer de sa réponse, je le
priai de me dire confidemment s'il tenait que les justes eussent toujours un
pouvoir véritable d'observer les préceptes. Mon homme s'échauffa là-dessus, mais
d'un zèle dévot, et dit qu'il ne déguiserait jamais ses sentiments pour quoi que
ce fût: que c'était sa créance; et que lui et tous les siens la défendraient
jusqu'à la mort, comme étant la pure doctrine de saint Thomas et de saint
Augustin, leur maître. Il m'en parla si sérieusement, que je n'en pus douter; et sur cette
assurance, je retournai chez mon premier docteur, et lui dis, bien satisfait,
que j'étais certain que la paix serait bientôt en Sorbonne: que les Jansénistes
étaient d'accord du pouvoir qu'ont les justes d'accomplir les préceptes; que
j'en étais garant, et que je le leur ferais signer de leur sang. Tout beau! me
dit-il; il faut être théologien pour en voir la fin. La différence qui est entre
nous est si subtile, qu'à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes; vous auriez
trop de difficulté à l'entendre. Contentez-vous donc de savoir que les
Jansénistes vous diront bien que tous les justes ont toujours le pouvoir
d'accomplir les commandements: ce n'est pas de quoi nous disputons; mais ils ne
vous diront pas que ce pouvoir soit prochain; c'est là le point.
Mais il me dit: Vous êtes bien peu instruit. Ils sont si peu dans les mêmes
sentiments, qu'ils en ont de tout contraires. Mais, étant tous unis dans le
dessein de perdre M. Arnauld, ils se sont avisés de s'accorder de ce terme de
prochain, que les uns et les autres diraient ensemble, quoiqu'ils l'entendissent
diversement, afin de parler un même langage, et que, par cette conformité
apparente, ils pussent former un corps considérable, et composer le plus grand
nombre, pour l'opprimer avec assurance. Cette réponse m'étonna; mais, sans recevoir ces impressions des méchants
desseins des Molinistes, que je ne veux pas croire sur sa parole, et où je n'ai
point d'intérêt, je m'attachai seulement à savoir les divers sens qu'ils donnent
à ce mot mystérieux de prochain. Il me dit: Je vous en éclaircirais de bon
coeur; mais vous y verriez une répugnance et une contradiction si grossière, que
vous auriez peine à me croire. Je vous serais suspect. Vous en serez plus sûr en
l'apprenant d'eux-mêmes, et je vous en donnerai les adresses. Vous n'avez qu'à
voir séparément M. Le Moyne et le Père Nicolaï. Je ne connais ni l'un ni
l'autre, lui dis-je. Voyez donc, me dit-il, si vous ne connaîtrez point
quelqu'un de ceux que je vous vas nommer, car ils suivent les sentiments de M.
Le Moyne. J'en connus en effet quelques-uns. Et ensuite il me dit: Voyez si vous
ne connaissez point des Dominicains qu'on appelle nouveaux Thomistes, car ils
sont tous comme le Père Nicolaï. J'en connus aussi entre ceux qu'il me nomma;
et, résolu de profiter de cet avis et de sortir d'affaire, je le quittai et
allai d'abord chez un des disciples de M. Le Moyne. Je le suppliai de me dire ce que c'est qu'avoir le pouvoir prochain de faire
quelque chose. Cela est aisé, me dit-il: c'est avoir tout ce qui est nécessaire
pour la faire, de telle sorte qu'il ne manque rien pour agir. Et ainsi, lui
dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, c'est avoir un bateau,
des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. Fort bien,
me dit-il. Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c'est avoir bonne
vue et être en plein jour, car qui aurait bonne vue dans l'obscurité n'aurait
pas le pouvoir prochain de voir, selon vous, puisque la lumière lui manquerait,
sans quoi on ne voit point. Doctement, me dit-il. Et par conséquent,
continuai-je, quand vous dites que tous les justes ont toujours le pouvoir
prochain d'observer les commandements, vous entendez qu'ils ont toujours toute
la grâce nécessaire pour les accomplir, en sorte qu'il ne leur manque rien de la
part de Dieu. Attendez, me dit-il; ils ont toujours tout ce qui est nécessaire
pour les observer, ou du moins pour la demander à prier Dieu. J'entends bien,
lui dis-je; ils ont tout ce qui est nécessaire pour prier Dieu de les assister,
sans qu'il soit nécessaire qu'ils aient aucune nouvelle grâce de Dieu pour
prier. Vous l'entendez, me dit-il. Mais il n'est donc pas nécessaire qu'ils
aient une grâce efficace pour prier Dieu? Non, me dit-il, suivant M. Le Moyne.
Voilà qui va bien, leur dis-je à mon tour; mais, selon vous, les Jansénistes
sont catholiques, et M. Le Moyne hérétique; car les Jansénistes disent que les
justes ont le pouvoir de prier, mais qu'il faut pourtant une grâce efficace, et
c'est ce que vous approuvez. Et M. Le Moyne dit que les justes prient sans grâce
efficace; et c'est ce que vous condamnez. Oui, dirent-ils, mais nous sommes
d'accord avec M. Le Moyne en ce que nous appelons prochain, aussi bien que lui,
le pouvoir que les justes ont de prier, ce que ne font pas les Jansénistes.
Quoi, mes Pères, leur dis-je, c'est se jouer des paroles de dire que vous
êtes d'accord à cause des termes communs dont vous usez, quand vous êtes
contraires dans le sens. Mes Pères ne répondent rien; et sur cela, mon disciple
de M. Le Moyne arriva par un bonheur que je croyais extraordinaire; mais j'ai su
depuis que leur rencontre n'est pas rare, et qu'ils sont continuellement mêlés
les uns avec les autres. Je dis donc à mon disciple de M. Le Moyne: Je connais un homme qui dit que
tous les justes ont toujours le pouvoir de prier Dieu, mais que néanmoins ils ne
prieront jamais sans une grâce efficace qui les détermine, et laquelle Dieu ne
donne pas toujours à tous les justes. Est-il hérétique? Attendez, me dit mon
docteur; vous me pourriez surprendre. Allons donc doucement, distinguo; s'il
appelle ce pouvoir pouvoir prochain; il sera thomiste, et partant catholique;
sinon, il sera janséniste, et partant hérétique. Il ne l'appelle, lui dis-je, ni
prochain, ni non prochain. Il est donc hérétique; me dit-il; demandez-le à ces
bons Pères. Je ne les pris pas pour juges, car ils consentaient déjà d'un
mouvement de tête, mais je leur dis: Il refuse d'admettre ce mot de prochain
parce qu'on ne le veut pas expliquer. A cela, un de ces Pères voulut en apporter
sa définition; mais il fut interrompu par le disciple de M. Le Moyne, qui lui
dit: Voulez-vous donc recommencer nos brouilleries? ne sommes-nous pas demeurés
d'accord de ne point expliquer ce mot de prochain, et de le dire de part et
d'autre sans dire ce qu'il signifie? A quoi le Jacobin consentit. Je pénétrai par là dans leur dessein, et leur dis en me levant pour les
quitter: En vérité, mes Pères, j'ai grand peur que tout ceci ne soit une pure
chicanerie, et, quoi qu'il arrive de vos assemblées, j'ose vous prédire que,
quand la censure serait faite, la paix ne serait pas établie. Car, quand on
aurait décidé qu'il faut prononcer les syllabes prochain, qui ne voit que,
n'ayant point été expliquées, chacun de vous voudra jouir de la victoire? Les
Jacobins diront que ce mot s'entend en leur sens. M. Le Moyne dira que c'est au
sien; et ainsi il y aura bien plus de disputes pour l'expliquer que pour
l'introduire: car, après tout, il n'y aurait pas grand péril à le recevoir sans
aucun sens, puisqu'il ne peut nuire que par le sens. Mais ce serait une chose
indigne de la Sorbonne et de la théologie d'user de mots équivoques et captieux
sans les expliquer. Enfin, mes Pères, dites-moi, je vous prie, pour la dernière
fois, ce qu'il faut que je croie pour être Catholique. Il faut, me dirent-ils
tous ensemble, dire que tous les justes ont le pouvoir prochain, en faisant
abstraction de tout sens: abstrahendo a sensu Thomistarum, et a sensu aliorum
theologorum.
Je les viens de quitter sur cette solide raison, pour vous écrire ce récit,
par où vous voyez qu'il ne s'agit d'aucun des points suivants, et qu'ils ne sont
condamnés de part ni d'autre: - 1. Que la grâce n'est pas donnée à tous les
hommes. 2. Que tous les justes ont le pouvoir d'accomplir les commandements de
Dieu. 3. Qu'ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier,
d'une grâce efficace qui détermine leur volonté. 4. Que cette grâce efficace
n'est pas toujours donnée à tous les justes, et qu'elle dépend de la pure
miséricorde de Dieu. - De sorte qu'il n'y a plus que le mot de prochain sans
aucun sens qui court risque. Heureux les peuples qui l'ignorent! Heureux ceux qui ont précédé sa
naissance! Car je n'y vois plus de remède, si Messieurs de l'Académie, par un
coup d'autorité, ne bannissent de la Sorbonne ce mot barbare qui cause tant de
divisions. Sans cela, la censure paraît assurée; mais je vois qu'elle ne fera
point d'autre mal que de rendre la Sorbonne méprisable par ce procédé, qui lui
ôtera l'autorité, laquelle lui est si nécessaire en d'autres rencontres.
Je vous laisse cependant dans la liberté de tenir pour le mot prochain, ou
non; car j'aime trop mon prochain pour le persécuter sous ce prétexte. Si ce
récit ne vous déplaît pas, je continuerai de vous avertir de tout ce qui se
passera. Je suis, etc. De Paris, ce 29 janvier 1656. Monsieur, Comme je fermais la lettre que je vous ai écrite, je fus visité par M. N.,
notre ancien ami, le plus heureusement du monde pour ma curiosité; car il est
très informé des questions du temps, et il sait parfaitement le secret des
Jésuites, chez qui il est à toute heure, et avec les principaux. Après avoir
parlé de ce qui l'amenait chez moi, je le priai de me dire, en un mot, quels
sont les points débattus entre les deux partis.
Je sus donc, en un mot, que leur différend, touchant la grâce suffisante, est
en ce que les Jésuites prétendent qu'il y a une grâce donnée généralement à tous
les hommes, soumise de telle sorte au libre arbitre, qu'il la rend efficace ou
inefficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu'il manque
rien de sa part pour agir effectivement; ce qui fait qu'ils l'appellent
suffisante, parce qu'elle seule suffit pour agir. Et les Jansénistes, au
contraire, veulent qu'il n'y ait aucune grâce actuellement suffisante, qui ne
soit aussi efficace, c'est-à-dire que toutes celles qui ne déterminent point la
volonté à agir effectivement sont insuffisantes pour agir, parce qu'ils disent
qu'on n'agit jamais sans grâce efficace. Voilà leur différend. Et m'informant après de la doctrine des nouveaux Thomistes: Elle est bizarre,
me dit-il. Ils sont d'accord avec les Jésuites d'admettre une grâce suffisante
donnée à tous les hommes; mais ils veulent néanmoins que les hommes n'agissent
jamais avec cette seule grâce, et qu'il faille, pour les faire agir, que Dieu
leur donne une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté à l'action,
et laquelle Dieu ne donne pas à tous. De sorte que, suivant cette doctrine, lui
dis-je, cette grâce est suffisante sans l'être. Justement, me dit-il: car, si
elle suffit, il n'en faut pas davantage pour agir; et si elle ne suffit pas,
elle n'est pas suffisante. Mais, lui dis-je, quelle différence y a-t-il donc entre eux et les
Jansénistes? Ils diffèrent, me dit-il, en ce qu'au moins les Dominicains ne
laissent pas de dire que tous les hommes ont la grâce suffisante. J'entends
bien, répondis-je, mais ils le disent sans le penser, puisqu'ils ajoutent qu'il
faut nécessairement, pour agir, avoir une grâce efficace, qui n'est pas donnée à
tous; et ainsi, s'ils sont conformes aux Jésuites par un terme qui n'a pas de
sens, ils leur sont contraires, et conformes aux Jansénistes, dans la substance
de la chose. Cela est vrai, dit-il. Comment donc, lui dis-je, les Jésuites
sont-ils unis avec eux, et que ne les combattent-ils aussi bien que les
Jansénistes, puisqu'ils auront toujours en eux de puissants adversaires,
lesquels, soutenant la nécessité de la grâce efficace qui détermine, les
empêcheront d'établir celle que vous dites être seule suffisante? Il ne le faut pas, me dit-il; il faut ménager davantage ceux qui sont
puissants dans l'Eglise. La Société est trop politique pour agir autrement. Elle
se contente d'avoir gagné sur eux qu'ils admettent au moins le nom de grâce
suffisante, quoiqu'ils l'entendent en un autre sens. Par là elle a cet avantage
qu'elle fera passer leur opinion pour insoutenable, quand elle le jugera à
propos, et cela lui sera aisé; car, supposé que tous les hommes aient des grâces
suffisantes, il n'y a rien de plus naturel que d'en conclure que la grâce
efficace n'est donc pas nécessaire, puisque la suffisance de ces grâces
générales exclurait la nécessité de toutes les autres. Qui dit suffisant dit
tout ce qui est nécessaire pour agir; et il servirait de peu aux Dominicains de
s'écrier qu'ils prennent en un autre sens le mot de suffisant: le peuple,
accoutumé à l'intelligence commune de ce terme, n'écouterait pas seulement leur
explication. Ainsi la Société profite assez de cette expression que les
Dominicains reçoivent, sans les pousser davantage; et si vous aviez la
connaissance des choses qui se sont passées sous les papes Clément VIII et Paul
V, et combien la Société fut traversée par les Dominicains dans l'établissement
de sa grâce suffisante, vous ne vous étonneriez pas de voir qu'elle évite de se
brouiller avec eux, et qu'elle consent qu'ils gardent leur opinion, pourvu que
la sienne soit libre, et principalement quand les Dominicains la favorisent par
le nom de grâce suffisante, dont ils ont consenti de se servir publiquement.
La Société est bien satisfaite de leur complaisance. Elle n'exige pas qu'ils
nient la nécessité de la grâce efficace; ce serait trop les presser: il ne faut
pas tyranniser ses amis; les Jésuites ont assez gagné. Car le monde se paye de
paroles: peu approfondissent les choses; et ainsi le nom de grâce suffisante
étant reçu des deux côtés, quoique avec divers sens, il n'y a personne, hors les
plus fins théologiens, qui ne pense que la chose que ce mot signifie soit tenue
aussi bien par les Jacobins que par les Jésuites, et la suite fera voir que ces
derniers ne sont pas les plus dupes. Je lui avouai que c'étaient d'habiles gens; et, pour profiter de son avis, je
m'en allai droit aux Jacobins, où je trouvai à la porte un de mes bons amis,
grand Janséniste, car j'en ai de tous les partis, qui demandait quelque autre
Père que celui que je cherchais. Mais je l'engageai à m'accompagner à force de
prières, et demandai un de mes nouveaux Thomistes. Il fut ravi de me revoir: Eh
bien! mon Père, lui dis-je, ce n'est pas assez que tous les hommes aient un
pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n'agissent en effet jamais, il faut
qu'ils aient encore une grâce suffisante avec laquelle ils agissent aussi peu.
N'est-ce pas là l'opinion de votre école? Oui, dit le bon Père; et je l'ai bien
dit ce matin en Sorbonne. J'y ai parlé toute ma demi-heure; et, sans le sable,
j'eusse bien fait changer ce malheureux proverbe qui court déjà dans Paris: Il
opine du bonnet comme un moine en Sorbonne. Et que voulez-vous dire par votre
demi-heure et par votre sable? lui répondis-je. Taille-t-on vos avis à une
certaine mesure? Oui, me dit-il, depuis quelques jours. Et vous oblige-t-on de
parler demi-heure? Non, on parle aussi peu qu'on veut. Mais non pas tant que
l'on veut, lui dis-je. O la bonne règle pour les ignorants! O l'honnête prétexte
pour ceux qui n'ont rien de bon à dire! Mais enfin, mon Père, cette grâce donnée
à tous les hommes est suffisante? Oui, dit-il. Et néanmoins elle n'a nul effet
sans grâce efficace? Cela est vrai, dit-il. Et tous les hommes ont la
suffisante, continuai-je, et tous n'ont pas l'efficace? Il est vrai, dit-il.
C'est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n'en ont pas
assez; c'est-à-dire que cette grâce suffit, quoiqu'elle ne suffise pas;
c'est-à-dire qu'elle est suffisante de nom et insuffisante en effet. En bonne
foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le
monde, ce que le mot suffisant y signifie? Ne vous souvient-il pas qu'il enferme
tout ce qui est nécessaire pour agir? Mais vous n'en avez pas perdu la mémoire;
car, pour me servir d'une comparaison qui vous sera plus sensible, si l'on ne
vous servait à table que deux onces de pain et un verre d'eau par jour,
seriez-vous content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant
pour vous nourrir, sous prétexte qu'avec autre chose qu'il ne vous donnerait
pas, vous auriez tout ce qui vous serait nécessaire pour vous nourrir? Comment
donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante
pour agir, puisque vous confessez qu'il y en a un autre absolument nécessaire
pour agir, que tous n'ont pas? Est-ce que cette créance est peu importante, et
que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est
nécessaire ou non? Est-ce une chose indifférente de dire qu'avec la grâce
suffisante on agit en effet? Comment, dit ce bon homme, indifférente! C'est une
hérésie, c'est une hérésie formelle. La nécessité de la grâce efficace pour agir
effectivement est de foi; il y a hérésie à la nier. Où en sommes-nous donc? m'écriai-je, et quel parti dois-je ici prendre? Si je
nie la grâce suffisante, je suis Janséniste; si je l'admets comme les Jésuites,
en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique,
dites-vous. Et si je l'admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit
nécessaire, je pèche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les
Jésuites. Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d'être ou
extravagant, ou hérétique, ou Janséniste? Et en quels termes sommes-nous
réduits, s'il n'y a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni
avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l'erreur?
Tous les fidèles demandent aux théologiens quel est le véritable état de la
nature depuis sa corruption. Saint Augustin et ses disciples répondent qu'elle
n'a plus de grâce suffisante qu'autant qu'il plaît à Dieu de lui en donner. Les
Jésuites sont venus ensuite qui disent que tous ont des grâces effectivement
suffisantes. On consulte les Dominicains sur cette contrariété. Que font-ils
là-dessus? ils s'unissent aux Jésuites; ils font par cette union le plus grand
nombre; ils se séparent de ceux qui nient ces grâces suffisantes; ils déclarent
que tous les hommes en ont. Que peut-on penser de là, sinon qu'ils autorisent
les Jésuites? Et puis ils ajoutent que néanmoins ces grâces suffisantes sont
inutiles sans les efficaces, qui ne sont pas données à tous. Voulez-vous voir une peinture de l'Eglise dans ces différents avis? Je la
considère comme un homme qui, partant de son pays pour faire un voyage, est
rencontré par des voleurs qui le blessent de plusieurs coups et le laissent à
demi mort. Il envoie quérir trois médecins dans les villes voisines. Le premier,
ayant sondé ses plaies, les juge mortelles, et lui déclare qu'il n'y a que Dieu
qui lui puisse rendre ses forces perdues. Le second, arrivant ensuite, voulut le
flatter, et lui dit qu'il avait encore des forces suffisantes pour arriver en sa
maison, et, insultant contre le premier, qui s'opposait à son avis, forma le
dessein de le perdre. Le malade, en cet état douteux, apercevant de loin le
troisième, lui tend les mains, comme à celui qui le devait déterminer. Celui-ci,
ayant considéré ses blessures et su l'avis des deux premiers, embrasse le
second, s'unit à lui, et tous deux ensemble se liguent contre le premier et le
chassent honteusement, car ils étaient plus forts en nombre. Le malade juge à ce
procédé qu'il est de l'avis du second, et, le lui demandant en effet, il lui
déclare affirmativement que ses forces sont suffisantes pour faire son voyage.
Le blessé néanmoins, ressentant sa faiblesse, lui demande à quoi il les jugeait
telles. C'est, lui dit-il, parce que vous avez encore vos jambes; or les jambes
sont les organes qui suffisent naturellement pour marcher. Mais, lui dit le
malade, ai-je toute la force nécessaire pour m'en servir, car il me semble
qu'elles sont inutiles dans ma langueur? Non certainement, dit le médecin; et
vous ne marcherez jamais effectivement, si Dieu ne vous envoie un secours
extraordinaire pour vous soutenir et vous conduire. Eh quoi! dit le malade, je
n'ai donc pas en moi les forces suffisantes et auxquelles il ne manque rien pour
marcher effectivement? Vous en êtes bien éloigné, lui dit-il. Vous êtes donc,
dit le blessé, d'avis contraire à votre compagnon touchant mon véritable état?
Je vous l'avoue, lui répondit-il. Que pensez-vous que dit le malade? Il se plaignit du procédé bizarre et des
termes ambigus de ce troisième médecin. Il le blâma de s'être uni au second, à
qui il était contraire de sentiment et avec lequel il n'avait qu'une conformité
apparente, et d'avoir chassé le premier, auquel il était conforme en effet. Et,
après avoir fait essai de ses forces, et reconnu par expérience la vérité de sa
faiblesse, il les renvoya tous deux; et, rappelant le premier, se mit entre ses
mains, et, suivant son conseil, il demanda à Dieu les forces qu'il confessait
n'avoir pas; il en reçut miséricorde, et, par son secours, arriva heureusement
dans sa maison. Le bon Père, étonné d'une telle parabole, ne répondait rien. Et je lui dis
doucement pour le rassurer: Mais, après tout, mon Père, à quoi avez-vous pensé
de donner le nom de suffisante à une grâce que vous dites qu'il est de foi de
croire qu'elle est insuffisante en effet? Vous en parlez, dit-il, bien à votre
aise. Vous êtes libre et particulier; je suis religieux et en communauté. N'en
savez-vous pas peser la différence? Nous dépendons des supérieurs; ils dépendent
d'ailleurs. Ils ont promis nos suffrages; que voulez-vous que je devienne? Nous
l'entendîmes à demi-mot; et cela nous fit souvenir de son confrère, qui a été
relégué à Abbeville pour un sujet semblable.
Il nous dit cela si tristement, qu'il me fit pitié, mais non pas à mon
second, qui lui dit: Ne vous flattez point d'avoir sauvé la vérité; si elle
n'avait point eu d'autres protecteurs, elle serait périe en des mains si
faibles. Vous avez reçu dans l'Eglise le nom de son ennemi: c'est y avoir reçu
l'ennemi même. Les noms sont inséparables des choses. Si le mot de grâce
suffisante est une fois affermi, vous aurez beau dire que vous entendez par là
une grâce qui est insuffisante, vous n'y serez pas reçus. Votre explication
serait odieuse dans le monde; on y parle plus sincèrement des choses moins
importantes: les Jésuites triompheront; ce sera en effet leur grâce suffisante
qui passera pour établi, et non pas la vôtre, qui ne l'est que de nom, et on
fera un article de foi du contraire de votre créance. Nous souffririons tous le martyre, lui dit le Père, plutôt que de consentir à
l'établissement de la grâce suffisante au sens des Jésuites, saint Thomas, que
nous jurons de suivre jusqu'à la mort, y étant directement contraire. A quoi mon
ami lui dit: Allez, mon Père, votre ordre a reçu un honneur qu'il ménage mal. Il
abandonne cette grâce qui lui avait été confiée, et qui n'a jamais été
abandonnée depuis la création du monde. Cette grâce victorieuse, qui a été
attendue par les patriarches, prédite par les prophètes, apportée par
Jésus-Christ, prêchée par saint Paul, expliquée par saint Augustin, le plus
grand des Pères, embrassée par ceux qui l'ont suivi, confirmée par saint
Bernard, le dernier des Pères, soutenue par saint Thomas, l'Ange de l'Ecole,
transmise de lui à votre ordre, maintenue par tant de vos Pères, et si
glorieusement défendue par vos religieux sous les papes Clément et Paul: cette
grâce efficace, qui avait été mise comme en dépôt entre vos mains, pour avoir,
dans un saint ordre à jamais durable, des prédicateurs qui la publiassent au
monde jusqu'à la fin des temps, se trouve comme délaissée pour des intérêts si
indignes. Il est temps que d'autres mains s'arment pour sa querelle; il est
temps que Dieu suscite des disciples intrépides au docteur de la grâce, qui,
ignorant les engagements du siècle, servent Dieu pour Dieu. La grâce peut bien
n'avoir plus les Dominicains pour défenseurs, mais elle ne manquera jamais de
défenseurs, car elle les forme elle-même par sa force toute-puissante. Elle
demande des coeurs purs et dégagés, et elle-même les purifie et les dégage des
intérêts du monde, incompatibles avec les vérités de l'Evangile. Pensez-y bien,
mon Père, et prenez garde que Dieu ne change ce flambeau de sa place, et qu'il
ne vous laisse dans les ténèbres et sans couronne, pour punir la froideur que
vous avez pour une cause si importante à son Eglise. Il en eût bien dit davantage, car il s'échauffait de plus en plus; mais je
l'interrompis, et dis en me levant: En vérité, mon Père, si j'avais du crédit en
France, je ferais publier à son de trompe: ON FAIT A SAVOIR que, quand les
Jacobins disent que la grâce suffisante est donnée à tous, ils entendent que
tous n'ont pas la grâce qui suffit effectivement. Après quoi vous le diriez tant
qu'il vous plairait, mais non pas autrement. Ainsi finit notre visite.
Vous voyez donc par là que c'est ici une suffisance politique pareille au
pouvoir prochain. Cependant je vous dirai qu'il me semble qu'on peut sans péril
douter du pouvoir prochain, et de cette grâce suffisante, pourvu qu'on ne soit
pas Jacobin. En fermant ma lettre, je viens d'apprendre que la censure est faite; mais
comme je ne sais pas encore en quels termes, et qu'elle ne sera publiée que le
15 février, je ne vous en parlerai que par le premier ordinaire. Je suis, etc. 2 février 1656. Monsieur,
Voici ce que m'en écrit un de Messieurs de l'Académie, des plus illustres
entre ces hommes tous illustres, qui n'avait encore vu que la première: Je
voudrais que la Sorbonne, qui doit tant à la mémoire de feu M. le Cardinal,
voulût reconnaître la juridiction de son Académie française. L'auteur de la
lettre serait content: car, en qualité d'académicien, je condamnerais
d'autorité, je bannirais, je proscrirais, peu s'en faut que je ne die
j'exterminerais, de tout mon pouvoir ce pouvoir prochain qui fait tant de bruit
pour rien, et sans savoir autrement ce qu'il demande. Le mal est que notre
pouvoir académique est un pouvoir fort éloigné et borné. J'en suis marri; et je
le suis encore beaucoup de ce que tout mon petit pouvoir ne saurait m'acquitter
envers vous, etc. Et voici ce qu'une personne, que je ne vous marquerai en aucune sorte, en
écrit à une dame qui lui avait fait tenir la première de vos lettres.
"Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer de la lettre
que vous m'avez envoyée; elle est tout à fait ingénieuse et tout à fait bien
écrite. Elle narre sans narrer; elle éclaircit les affaires du monde les plus
embrouillées; elle raille finement; elle instruit même ceux qui ne savent pas
bien les choses, elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent. Elle est
encore une excellente apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente
censure. Et il y a enfin tant d'esprit et tant de jugement en cette lettre, que
je voudrais bien savoir qui l'a faite, etc. Vous voudriez bien aussi savoir qui est la personne qui en écrit de la sorte;
mais contentez-vous de l'honorer sans la connaître, et, quand vous la
connaîtrez, vous l'honorerez bien davantage. Continuez donc vos lettres sur ma parole, et que la censure vienne quand il
lui plaira: nous sommes fort bien disposés à la recevoir. Ces mots de pouvoir
prochain et de grâce suffisante, dont on nous menace, ne nous feront plus de
peur. Nous avons trop appris des Jésuites, des Jacobins et de M. Le Moyne, en
combien de façons on les tourne, et combien il y a peu de solidité en ces mots
nouveaux pour nous en mettre en peine. Cependant je serai toujours, etc. De Paris, ce 9 février 1656. Monsieur, Je viens de recevoir votre Lettre, et en même temps l'on m'a apporté une
copie manuscrite de la censure. Je me suis trouvé aussi bien traité dans l'une,
que M. Arnauld l'est mal dans l'autre. Je crains qu'il n'y ait de l'excès des
deux côtés, et que nous ne soyons pas assez connus de nos juges. Je m'assure
que, si nous l'étions davantage, M. Arnauld mériterait l'approbation de la
Sorbonne et moi la censure de l'Académie. Ainsi nos intérêts sont tout
contraires. Il doit se faire connaître pour défendre son innocence, au lieu que
je dois demeurer dans l'obscurité pour ne pas perdre ma réputation. De sorte
que, ne pouvant paraître, je vous remets le soin de m'acquitter envers mes
célèbres approbateurs, et je prends celui de vous informer des nouvelles de la
censure.
Pour l'entendre avec plaisir, ressouvenez-vous, je vous prie, des étranges
impressions qu'on nous donne depuis si longtemps des Jansénistes. Rappelez dans
votre mémoire les cabales, les factions, les erreurs, les schismes, les
attentats, qu'on leur reproche depuis si longtemps; de quelle sorte on les a
décriés et noircis dans les chaires et dans les livres, et combien ce torrent,
qui a eu tant de violence et de durée, était grossi dans ces dernières années,
où on les accusait ouvertement et publiquement d'être non seulement hérétiques
et schismatiques, mais apostats et infidèles, de nier le mystère de la
transsubstantiation, et de renoncer à Jésus-Christ et à l'Evangile. Ensuite de tant d'accusations si surprenantes, on a pris le dessein
d'examiner leurs livres pour en faire le jugement. On a choisi la Seconde Lettre
de M. Arnauld, qu'on disait être remplie des plus grandes erreurs. On lui donne
pour examinateurs ses plus déclarés ennemis. Ils emploient toute leur étude à
rechercher ce qu'ils y pourraient reprendre; et ils en rapportent une
proposition touchant la doctrine, qu'ils exposent à la censure. Que pouvait-on penser de tout ce procédé, sinon que cette proposition,
choisie avec des circonstances si remarquables, contenait l'essence des plus
noires hérésies qui se puissent imaginer? Cependant elle est telle qu'on n'y
voit rien qui ne soit si clairement et si formellement exprimé dans les passages
des Pères que M. Arnauld a rapportés en cet endroit, que je n'ai vu personne qui
en pût comprendre la différence. On s'imaginait néanmoins qu'il y en avait
beaucoup, puisque, les passages des Pères étant sans doute catholiques, il
fallait que la proposition de M. Arnauld y fût extrêmement contraire pour être
hérétique. C'était de la Sorbonne qu'on attendait cet éclaircissement. Toute la
chrétienté avait les yeux ouverts pour voir dans la censure de ces docteurs ce
point imperceptible au commun des hommes. Cependant M. Arnauld fait ses
apologies, où il donne en plusieurs colonnes sa proposition et les passages des
Pères d'où il l'a prise, pour en faire paraître la conformité aux moins
clairvoyants. Il fait voir que saint Augustin dit, en un endroit qu'il cite: Que
Jésus-Christ nous montre un juste en la personne de saint Pierre, qui nous
instruit par sa chute de fuir la présomption. Il en rapporte un autre du même
Père, qui dit: Que Dieu, pour montrer que sans la grâce on ne peut rien, a
laissé saint Pierre sans grâce. Il en donne un autre de saint Chrysostome, qui
dit: Que la chute de saint Pierre n'arriva pas pour avoir été froid envers
Jésus-Christ, mais parce que la grâce lui manqua; et qu'elle n'arriva pas tant
par sa négligence que par l'abandon de Dieu, pour apprendre à toute l'Eglise que
sans Dieu l'on ne peut rien. Ensuite de quoi il rapporte sa proposition accusée,
qui est celle-ci: Les Pères nous montrent un juste en la personne de saint
Pierre, à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué. C'est sur cela qu'on essaie en vain de remarquer comment il se peut faire que
l'expression de M. Arnauld soit autant différente de celles des Pères que la
vérité l'est de l'erreur, et la foi de l'hérésie: car où en pourrait-on trouver
la différence? Serait-ce en ce qu'il dit: Que les Pères nous montrent un juste
en la personne de saint Pierre? Saint Augustin l'a dit en mots propres. Est-ce
en ce qu'il dit: Que la grâce lui a manqué? Mais le même saint Augustin qui dit,
que saint Pierre était juste, dit qu'il n'avait pas eu la grâce en cette
rencontre. Est-ce en ce qu'il dit: Que sans la grâce on ne peut rien? Mais
n'est-ce pas ce que saint Augustin dit au même endroit, et ce que saint
Chrysostome même avait dit avant lui, avec cette seule différence, qu'il
l'exprime d'une manière bien plus forte, comme en ce qu'il dit: Que sa chute
n'arriva pas par sa froideur, ni par sa négligence, mais par le défaut de la
grâce, et par l'abandon de Dieu? Toutes ces considérations tenaient tout le monde en haleine, pour apprendre
en quoi consistait donc cette diversité, lorsque cette censure si célèbre et si
attendue a enfin paru après tant d'assemblées. Mais, hélas! elle a bien frustré
notre attente. Soit que les docteurs Molinistes n'aient pas daigné s'abaisser
jusqu'à nous en instruire, soit pour quelque autre raison secrète, ils n'ont
fait autre chose que prononcer ces paroles: Cette proposition est téméraire,
impie, blasphématoire, frappée d'anathème et hérétique. Croiriez-vous, Monsieur, que la plupart des gens, se voyant trompés dans leur
espérance, sont entrés en mauvaise humeur, et s'en prennent aux censeurs mêmes?
Ils tirent de leur conduite des conséquences admirables pour l'innocence de M.
Arnauld. Eh quoi! disent-ils, est-ce là tout ce qu'ont pu faire, durant si
longtemps, tant de docteurs si acharnés sur un seul, que de ne trouver dans tous
ses ouvrages que trois lignes à reprendre, et qui sont tirées des propres
paroles des plus grands docteurs de l'Eglise grecque et latine? Y a-t-il un
auteur qu'on veuille perdre, dont les écrits n'en donnent un plus spécieux
prétexte? et quelle plus haute marque peut-on produire de la foi de cet illustre
accusé? D'où vient, disent-ils, qu'on pousse tant d'imprécations qui se trouvent dans
cette censure, où l'on assemble tous ces termes, de poison, de peste, d'horreur,
de témérité, d'impiété, de blasphème, d'abomination, d'exécration, d'anathème,
d'hérésie, qui sont les plus horribles expressions qu'on pourrait former contre
Arius, et contre l'Antéchrist même, pour combattre une hérésie imperceptible, et
encore sans la découvrir? Si c'est contre les paroles des Pères qu'on agit de la
sorte, où est la foi et la tradition? Si c'est contre la proposition de M.
Arnauld, qu'on nous montre en quoi elle en est différente, puisqu'il ne nous en
paraît autre chose qu'une parfaite conformité. Quand nous en reconnaîtrons le
mal, nous l'aurons en détestation; mais tant que nous ne le verrons point, et
que nous n'y trouverons que les sentiments des saints Pères, conçus et exprimés
en leurs propres termes, comment pourrions-nous l'avoir sinon en une sainte
vénération?
A quoi il me répondit en riant, comme s'il eût pris plaisir à ma naïveté: Que
vous êtes simple de croire qu'il y en ait! Et où pourrait-elle être? Vous
imaginez-vous que, si l'on en eût trouvé quelqu'une, on ne l'eût pas marquée
hautement, et qu'on n'eût pas été ravi de l'exposer à la vue de tous les peuples
dans l'esprit desquels on veut décrier M. Arnauld? Je reconnus bien, à ce peu de
mots, que tous ceux qui avaient été neutres dans la première question ne
l'eussent pas été dans la seconde. Je ne laissai pas néanmoins de vouloir ouïr
ses raisons, et de lui dire: Pourquoi donc ont-ils attaqué cette proposition? A
quoi il me repartit: Ignorez-vous ces deux choses, que les moins instruits de
ces affaires connaissent l'une, que M. Arnauld a toujours évité de rien dire qui
ne fût puissamment fondé sur la tradition de l'Eglise; l'autre, que ses ennemis
ont néanmoins résolu de l'en retrancher à quelque prix que ce soit, et qu'ainsi
les écrits de l'un ne donnant aucune prise aux desseins des autres, ils ont été
contraints, pour satisfaire leur passion, de prendre une proposition telle
quelle, et de la condamner sans dire en quoi ni pourquoi; car ne savez-vous pas
comment les Jansénistes les tiennent en échec et les pressent si furieusement,
que la moindre parole qui leur échappe contre les principes des Pères, on les
voit incontinent accablés par des volumes entiers, où ils sont forcés de
succomber? De sorte qu'après tant d'épreuves de leur faiblesse, ils ont jugé
plus à propos et plus facile de censurer que de repartir, parce qu'il leur est
bien plus aisé de trouver des moines que des raisons? Mais, quoi! lui dis-je, la chose étant ainsi, leur censure est inutile. Car
quelle créance y aura-t-on en la voyant sans fondement, et ruinée par les
réponses qu'on y fera? Si vous connaissiez l'esprit du peuple, me dit mon
docteur, vous parleriez d'une autre sorte. Leur censure, toute censurable
qu'elle est, aura presque tout son effet pour un temps; et quoiqu'à force d'en
montrer l'invalidité il soit certain qu'on la fera entendre, il est aussi
véritable que d'abord la plupart des esprits en seront aussi fortement frappés
que de la plus juste du monde. Pourvu qu'on crie dans les rues: Voici la censure
de M. Arnauld, voici la condamnation des Jansénistes, les Jésuites auront leur
compte. Combien y en aura-t-il peu qui la lisent? combien peu de ceux qui la
liront qui l'entendent? combien peu qui aperçoivent qu'elle ne satisfait point
aux objections? Qui croyez-vous qui prenne les choses à coeur, et qui
entreprenne de les examiner à fond? Voyez donc combien il y a d'utilité en cela
pour les ennemis des Jansénistes. Ils sont sûrs par là de triompher, quoique
d'un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois. C'est
beaucoup pour eux. Ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister.
Ils vivent au jour la journée. C'est de cette sorte qu'ils se sont maintenus
jusqu'à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs
adversaires, tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l'efficace en
triomphe, tantôt par une comédie où les diables emportent Jansénius, une autre
fois par un almanach, maintenant par cette censure. En vérité, lui dis-je, je trouvais tantôt à redire au procédé des Molinistes;
mais après ce que vous m'avez dit, j'admire leur prudence et leur politique. Je
vois bien qu'ils ne pouvaient rien faire de plus judicieux ni de plus sûr. Vous
l'entendez, me dit-il: leur plus sûr parti a toujours été de se taire. Et c'est
ce qui a fait dire à un savant théologien: Que les plus habiles d'entre eux sont
ceux qui intriguent beaucoup, qui parlent peu et qui n'écrivent point.
C'est dans cet esprit que, dès le commencement des assemblées, ils avaient
prudemment ordonné que si M. Arnauld venait en Sorbonne, ce ne fût que pour
exposer simplement ce qu'il croyait, et non pas pour y entrer en lice contre
personne. Les examinateurs s'étant voulu un peu écarter de cette méthode, ils ne
s'en sont pas bien trouvés. Ils se sont vus trop fortement réfutés par son
Second Apologétique. C'est dans ce même esprit qu'ils ont trouvé cette rare et toute nouvelle
invention de la demi-heure et du sable. Ils se sont délivrés par là de
l'importunité de ces docteurs qui entreprenaient de réfuter toutes leurs
raisons, de produire les livres pour les convaincre de fausseté, de les sommer
de répondre, et de les réduire à ne pouvoir répliquer.
Mais, après tout, ils ont pensé que c'était toujours beaucoup d'avoir une
censure, quoiqu'elle ne soit que d'une partie de la Sorbonne et non pas de tout
le corps; quoiqu'elle soit faite avec peu ou point de liberté, et obtenue par
beaucoup de menus moyens qui ne sont pas des plus réguliers; quoiqu'elle
n'explique rien de ce qui pouvait être en dispute; quoiqu'elle ne marque point
en quoi consiste cette hérésie, et qu'on y parle peu, de crainte de se
méprendre. Ce silence même est un mystère pour les simples; et la censure en
tirera cet avantage singulier, que les plus critiques et les plus subtils
théologiens n'y pourront trouver aucune mauvaise raison. Mettez-vous donc l'esprit en repos, et ne craignez point d'être hérétique en
vous servant de la proposition condamnée. Elle n'est mauvaise que dans la
Seconde Lettre de M. Arnauld. Ne vous en voulez-vous pas fier à ma parole?
croyez-en M. Le Moine, le plus ardent des examinateurs, qui, en parlant encore
ce matin à un docteur de mes amis, qui lui demandait en quoi consiste cette
différence dont il s'agit, et s'il ne serait plus permis de dire ce qu'ont dit
les Pères: Cette proposition, lui a-t-il excellemment répondu, serait catholique
dans une autre bouche; ce n'est que dans M. Arnauld que la Sorbonne l'a
condamnée. Et ainsi admirez les machines du Molinisme, qui font dans l'Eglise de
si prodigieux renversements, que ce qui est catholique dans les Pères devient
hérétique dans M. Arnauld; que ce qui était hérétique dans les semi-Pélagiens
devient orthodoxe dans les écrits des Jésuites; que la doctrine si ancienne de
saint Augustin est une nouveauté insupportable; et que les inventions nouvelles
qu'on fabrique tous les jours à notre vue passent pour l'ancienne foi de
l'Eglise. Sur cela il me quitta. Cette instruction m'a servi. J'y ai compris que c'est ici une hérésie d'une
nouvelle espèce. Ce ne sont pas les sentiments de M. Arnauld qui sont
hérétiques; ce n'est que sa personne. C'est une hérésie personnelle. Il n'est
pas hérétique pour ce qu'il a dit ou écrit, mais seulement pour ce qu'il est M.
Arnauld. C'est tout ce qu'on trouve à redire en lui. Quoi qu'il fasse, s'il ne
cesse d'être, il ne sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne
sera jamais la véritable tant qu'il la défendra. Elle le deviendrait, s'il
venait à la combattre. Ce serait un coup sûr, et presque le seul moyen de
l'établir et de détruire le Molinisme, tant il porte de malheur aux opinions
qu'il embrasse. Laissons donc là leurs différends. Ce sont des disputes de théologiens, et
non pas de théologie. Nous, qui ne sommes point docteurs, n'avons que faire à
leurs démêlés. Apprenez des nouvelles de la censure à tous nos amis, et
aimez-moi autant que je suis, Monsieur, etc. De Paris, le 25 février 1656. Monsieur, Il n'est rien tel que les Jésuites. J'ai bien vu des Jacobins, des docteurs
et de toute sorte de gens; mais une pareille visite manquait à mon instruction.
Les autres ne font que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur
source. J'en ai donc vu un des plus habiles, et j'y étais accompagné de mon
fidèle Janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins. Et comme je souhaitais
particulièrement d'être éclairci sur le sujet d'un différend qu'ils ont avec les
Jansénistes, touchant ce qu'ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce bon
Père que je lui serais fort obligé s'il voulait m'en instruire et que je ne
savais pas seulement ce que ce terme signifiait; je le priai donc de me
l'expliquer. Très volontiers, me dit-il; car j'aime les gens curieux. En voici
la définition. Nous appelons grâce actuelle une inspiration de Dieu par laquelle
il nous fait connaître sa volonté, et par laquelle il nous excite à la vouloir
accomplir. Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les Jansénistes sur
ce sujet? C'est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des
grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que nous soutenons
que, si l'on n'avait pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n'y point
pécher, quelque pêché que l'on commît, il ne pourrait jamais être imputé. Et les
Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne
laissent pas d'être imputés; mais ce sont des rêveurs. J'entrevoyais ce qu'il
voulait dire; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui
dis: Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille; je n'y suis pas accoutumé:
si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme,
vous m'obligeriez infiniment. Oui, dit le Père; c'est-à-dire que vous voulez que
je substitue la définition à la place du défini: cela ne change jamais le sens
du discours; je le veux bien. Nous soutenons donc, comme un principe
indubitable, qu'une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne,
avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration
qui nous excite à l'éviter. M'entendez-vous maintenant?
Voilà qui commence bien, lui dis-je. Voyez cependant, me dit-il ce que c'est
que l'envie. C'était sur cela que M. Hallier, avant qu'il fût de nos amis, se
moquait du Père Bauny, et lui appliquait ces paroles: Ecce qui tollit peccata
mundi: "Voilà celui qui ôte les péchés du monde!" Il est vrai, lui dis-je, que
voilà une rédemption toute nouvelle, selon le Père Bauny. En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique? Voyez ce livre du
Père Annat. C'est le dernier qu'il a fait contre M. Arnauld; lisez la page 34,
où il y a une oreille, et voyez les lignes que j'ai marquées avec du crayon;
elles sont toutes d'or. Je lus donc ces termes: Celui qui n'a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune
appréhension, c'est-à-dire, à ce qu'il me fit entendre, aucune connaissance, de
l'obligation d'exercer des actes d'amour de Dieu, ou de contrition, n'a aucune
grâce actuelle pour exercer ces actes; mais il est vrai aussi qu'il ne fait
aucun péché en les omettant, et que, s'il est damné, ce ne sera pas en punition
de cette omission. Et quelques lignes plus bas: Et on peut dire la même chose
d'une coupable commission. Voyez-vous, me dit le Père, comment il parle des péchés d'omission, et de
ceux de commission? Car il n'oublie rien. Qu'en dites-vous? O que cela me plaît!
lui répondis-je; que j'en vois de belles conséquences! Je perce déjà dans les
suites: que de mystères s'offrent à moi! Je vois, sans comparaison, plus de gens
justifiés par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les
sacrements. Mais, mon Père, ne me donnez-vous point une fausse joie? N'est-ce
point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas?
J'appréhende furieusement le distinguo: j'y ai déjà été attrapé. Parlez-vous
sincèrement? Comment! dit le Père en s'échauffant, il n'en faut pas railler. Il
n'y a point ici d'équivoque. Je n'en raille pas, lui dis-je; mais c'est que je
crains à force de désirer. Voyez donc, me dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moyne,
qui l'a enseigné en pleine Sorbonne. Il l'a appris de nous, à la vérité; mais il
l'a bien démêlé. O qu'il l'a fortement établi! Il enseigne que, pour faire
qu'une action soit péché, il faut que toutes ces choses se passent dans l'âme.
Lisez et pesez chaque mot. Je lus donc en latin ce que vous verrez ici en
français: I. D'une part, Dieu répand dans l'âme quelque amour qui la penche vers
la chose commandée; et de l'autre part, la concupiscence rebelle la sollicite au
contraire. 2. Dieu lui inspire la connaissance de sa faiblesse. 3. Dieu lui
inspire la connaissance du médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le
désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier et d'implorer son
secours. Et si toutes ces choses ne se passent dans l'âme, dit le Jésuite, l'action
n'est pas proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moyne le dit en
ce même endroit et dans toute la suite. En voulez-vous encore d'autres autorités? En voici. Mais toutes modernes, me
dit doucement mon Janséniste. Je le vois bien, dis-je; et, en m'adressant à ce
Père, je lui dis: O mon Père, le grand bien que voici pour des gens de ma
connaissance! Il faut que je vous les amène. Peut-être n'en avez-vous guère vus
qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu; les vices ont
prévenu leur raison: Ils n'ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui
la peut guérir. lis n'ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme et encore
moins à prier Dieu de la leur donner; de sorte qu'ils sont encore dans
l'innocence du baptême selon M. Le Moyne. Ils n'ont jamais eu de pensée d'aimer
Dieu, ni d'être contrits de leurs péchés, de sorte que, selon le Père Annat, ils
n'ont commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence: leur vie est
dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le
moindre remords n'a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur
perte assurée; mais, mon Père, vous m'apprenez que ces mêmes excès rendent leur
salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les gens! Les
autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles: mais vous
montrez que celles qu'on aurait crues le plus désespérément malades se portent
bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l'autre! J'avais
toujours pensé qu'on péchait d'autant plus qu'on pensait le moins à Dieu; mais,
à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n'y plus penser du
tout, toutes choses deviennent pures pour l'avenir. Point de ces pécheurs à
demi, qui ont quelque amour pour la vertu; ils seront tous damnés, ces
demi-pécheurs; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans
mélange, pleins et achevés, l'enfer ne les tient pas; ils ont trompé le diable à
force de s'y abandonner.
Eh quoi! mon Père, lui repartis-je, est-ce là l'hérésie des Jansénistes, de
nier qu'à chaque fois qu'on fait un péché, il vient un remords troubler la
conscience, malgré lequel on ne laisse pas de franchir le saut et de passer
outre, comme dit le Père Bauny? C'est une assez plaisante chose d'être hérétique
pour cela. Je croyais bien qu'on fût damné pour n'avoir pas de bonnes pensées;
mais qu'on le soit pour ne pas croire que tout le monde en a, vraiment je ne le
pensais pas. Mais, mon Père, je me tiens obligé en conscience de vous désabuser,
et de vous dire qu'il y a mille gens qui n'ont point ces désirs, qui pèchent
sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité. Et qui peut en savoir
plus de nouvelles que vous? Il n'est pas que vous ne confessiez quelqu'un de
ceux dont je parle, car c'est parmi les personnes de grande qualité qu'il s'en
rencontre d'ordinaire. Mais prenez garde, mon Père, aux dangereuses suites de
votre maxime. Ne remarquez-vous pas quel effet elle peut faire dans ces
libertins qui ne cherchent qu'à douter de la religion? Quel prétexte leur en
offrez-vous, quand vous leur dites, comme une vérité de foi, qu'ils sentent, à
chaque péché qu'ils commettent, un avertissement et un désir intérieur de s'en
abstenir? Car n'est-il pas visible qu'étant convaincus, par leur propre
expérience, de la fausseté de votre doctrine en ce point, que vous dites être de
foi, ils en étendront la conséquence à tous les autres? Ils diront que si vous
n'êtes pas véritables en un article, vous êtes suspects en tous: et ainsi vous
les obligerez à conclure ou que la religion est fausse, ou du moins que vous en
êtes mal instruits. Mais mon second, soutenant mon discours, lui dit: Vous feriez bien, mon Père,
pour conserver votre doctrine, de n'expliquer pas aussi nettement que vous nous
avez fait ce que vous entendez par grâce actuelle. Car comment pourriez-vous
déclarer ouvertement, sans perdre toute créance dans les esprits, que personne
ne pèche qu'il n'ait auparavant la connaissance de son infirmité, celle du
médecin, le désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu? Croira-t-on,
sur votre parole, que ceux qui sont plongés dans l'avarice, dans l'impudicité,
dans les blasphèmes, dans le duel, dans la vengeance, dans les vols, dans les
sacrilèges, aient véritablement le désir d'embrasser la chasteté, l'humilité, et
les autres vertus chrétiennes? Pensera-t-on que ces philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de
la nature, en connussent l'infirmité et le médecin? Direz-vous que ceux qui
soutenaient, comme une maxime assurée, que ce n'est pas Dieu qui donne la vertu,
et qu'il ne s'est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à
la lui demander eux-mêmes? Qui pourra croire que les épicuriens, qui niaient la Providence divine,
eussent des mouvements de prier Dieu? eux qui disaient, que c'était lui faire
injure de l'implorer dans nos besoins, comme s'il eût été capable de s'amuser à
penser à nous? Et enfin comment s'imaginer que les idolâtres et les athées aient dans toutes
les tentations qui les portent au pêché, c'est-à-dire une infinité de fois en
leur vie, le désir de prier le vrai Dieu, qu'ils ignorent, de leur donner les
vraies vertus qu'ils ne connaissent pas? Oui, dit le bon Père d'un ton résolu, nous le dirons; et plutôt que de dire
qu'on pèche sans avoir la vue que l'on fait mal, et le désir de la vertu
contraire, nous soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles,
ont ces inspirations et ces désirs à chaque tentation; car vous ne sauriez me
montrer, au moins par l'Ecriture, que cela ne soit pas. Je pris la parole à ce discours pour lui dire: Eh quoi! mon Père, faut-il
recourir à l'Ecriture pour montrer une chose si claire? Ce n'est pas ici un
point de foi, ni même de raisonnement; c'est une chose de fait: nous le voyons,
nous le savons, nous le sentons. Mais mon Janséniste, se tenant dans les termes que le Père avait prescrits,
lui dit ainsi: Si vous voulez, mon Père, ne vous rendre qu'à l'Ecriture, j'y
consens; mais au moins ne lui résistez pas: et puisqu'il est écrit, que Dieu n'a
pas révélé ses jugements aux Gentils, et qu'il les a laissés errer dans leurs
voies, ne dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent
avoir été abandonnés dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort. Ne vous suffit-il pas, pour entendre l'erreur de votre principe, de voir que
saint Paul se dit le premier des pécheurs, pour un péché qu'il déclare avoir
commis par ignorance et avec zèle? Ne suffit-il pas de voir par l'Evangile que ceux qui crucifiaient
Jésus-Christ avaient besoin du pardon qu'il demandait pour eux, quoiqu'ils ne
connussent point la malice de leur action, et qu'ils ne l'eussent jamais faite,
selon saint Paul, s'ils en eussent eu la connaissance? Ne suffit-il pas que Jésus-Christ nous avertisse qu'il y aura des
persécuteurs de l'Eglise qui croiront rendre service à Dieu en s'efforçant de la
ruiner, pour nous faire entendre que ce péché, qui est le plus grand de tous,
selon l'Apôtre, peut être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir qu'ils
pèchent, qu'ils croiraient pécher en ne le faisant pas? Et enfin ne suffit-il
pas que Jésus-Christ lui-même nous ait appris qu'il y a deux sortes de pécheurs,
dont les uns pèchent avec connaissance, [et les autres sans connaissance,] et
qu'ils seront tous châtiés, quoiqu'à la vérité différemment? Le bon Père, pressé par tant de témoignages de l'Ecriture, à laquelle il
avait eu recours, commença à lâcher le pied; et laissant pécher les impies sans
inspiration, il nous dit: Au moins vous ne nierez pas que les justes ne pèchent
jamais sans que Dieu leur donne... Vous reculez, lui dis-je en l'interrompant,
vous reculez, mon Père, vous abandonnez le principe général, et, voyant qu'il ne
vaut plus rien à l'égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition, et
le faire au moins subsister pour les justes. Mais cela étant, j'en vois l'usage
bien raccourci; car il ne servira plus à guère de gens, et ce n'est quasi pas la
peine de vous le disputer. Mais mon second, qui avait, à ce que je crois, étudié toute cette question le
matin même, tant il était prêt sur tout, lui répondit: Voilà, mon Père, le
dernier retranchement où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en
dispute. Mais vous y êtes aussi peu en assurance. L'exemple des justes ne vous
est pas plus favorable. Qui doute qu'ils ne tombent souvent dans des péchés de
surprise sans qu'ils s'en aperçoivent? N'apprenons-nous pas des saints mêmes
combien la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive
ordinairement que, quelque sobres qu'ils soient, ils donnent à la volupté ce
qu'ils pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit de
soi-même dans ses Confessions?
Mais que dira-t-on de ceux qui se portent avec ardeur à des choses
effectivement mauvaises, parce qu'ils les croient effectivement bonnes, comme
l'histoire ecclésiastique en donne des exemples; ce qui n'empêche pas, selon les
Pères, qu'ils n'aient péché dans ces occasions? Et sans cela, comment les justes auraient-ils des péchés cachés? Comment
serait-il véritable que Dieu seul en connaît et la grandeur et le nombre; que
personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine, et que les plus saints
doivent toujours demeurer dans la crainte et dans le tremblement, quoiqu'ils ne
se sentent coupables en aucune chose, comme saint Paul le dit de lui-même?
Concevez donc, mon Père, que les exemples et des justes et des pécheurs
renversent également cette nécessité que vous supposez pour pécher, de connaître
le mal et d'aimer la vertu contraire, puisque la passion que les impies ont pour
les vices témoigne assez qu'ils n'ont aucun désir pour la vertu; et que l'amour
que les justes ont pour la vertu témoigne hautement qu'ils n'ont pas toujours la
connaissance des péchés qu'ils commettent chaque jour, selon l'Ecriture.
Et il est si vrai que les justes pèchent en cette sorte, qu'il est rare que
les grands saints pèchent autrement. Car comment pourrait-on concevoir que ces
âmes si pures, qui fuient avec tant de soin et d'ardeur les moindres choses qui
peuvent déplaire à Dieu aussitôt qu'elles s'en aperçoivent, et qui pèchent
néanmoins plusieurs fois chaque jour, eussent à chaque fois, avant que de
tomber, la connaissance de leur infirmité en cette occasion, celle du médecin,
le désir de leur santé, et celui de prier Dieu de les secourir, et que, malgré
toutes ces inspirations, ces âmes si zélées ne laissassent pas de passer outre
et de commettre le péché? Concluez donc, mon Père, que ni les pécheurs, ni même les plus justes, n'ont
pas toujours ces connaissances, ces désirs et toutes ces inspirations, toutes
les fois qu'ils pèchent, c'est-à-dire, pour user de vos termes, qu'ils n'ont pas
toujours la grâce actuelle dans toutes les occasions où ils pèchent, Et ne dites
plus, avec vos nouveaux auteurs, qu'il est impossible qu'on pèche quand on ne
connaît pas la justice, mais dites plutôt avec saint Augustin et les anciens
Pères, qu'il est impossible qu'on ne pèche pas quand on ne connaît pas la
justice: Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia. Le bon Père, se trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des
justes qu'au regard des pécheurs, ne perdit pas pourtant courage, et après avoir
un peu rêvé: Je m'en vas bien vous convaincre, nous dit-il. Et reprenant son P.
Bauny à l'endroit même qu'il nous avait montré: Voyez, voyez la raison sur
laquelle il établit sa pensée. Je savais bien qu'il ne manquait pas de bonnes
preuves. Lisez ce qu'il cite d'Aristote, et vous verrez qu'après une autorité si
expresse, il faut brûler les livres de ce prince des philosophes, ou être de
notre opinion. Ecoutez donc les principes qu'établit le P. Bauny: il dit
premièrement qu'une action ne peut être imputée à blâme lorsqu'elle est
involontaire. Je l'avoue, lui dit mon ami. Voilà la première fois, leur dis-je,
que je vous ai vus d'accord. Tenez-vous-en là, mon Père, si vous m'en croyez. Ce
ne serait rien faire, me dit-il: car il faut savoir quelles sont les conditions
nécessaires pour faire qu'une action soit volontaire. J'ai bien peur,
répondis-je, que vous ne vous brouilliez là-dessus. Ne craignez point, dit-il,
ceci est sûr; Aristote est pour moi. Ecoutez bien ce que dit le P. Bauny: Afin
qu'une action soit volontaire, il faut qu'elle procède d'homme qui voie, qui
sache, qui pénètre ce qu'il y a de bien et de mal en elle. Voluntarium est,
dit-on communément avec le Philosophe (vous savez bien que c'est Aristote, me
dit-il en me serrant les doigts), quod fit a principio cognoscente singula, in
quibus est actio: si bien que, quand la volonté, à la volée et sans discussion,
se porte à vouloir ou abhorrer, faire ou laisser quelque chose avant que
l'entendement ait pu voir s'il y a du mal à la vouloir ou à la fuir, la faire ou
la laisser, telle action n'est ni bonne ni mauvaise, d'autant qu'avant cette
perquisition, cette vue et réflexion de l'esprit dessus les qualités bonnes ou
mauvaises de la chose à laquelle on s'occupe, l'action avec laquelle on la fait
n'est volontaire.
Vous voyez donc par là quelle est l'ignorance qui rend les actions
involontaires; et que ce n'est que celle des circonstances particulières qui est
appelée par les théologiens, comme vous le savez fort bien, mon Père,
l'ignorance du fait. Mais, quant à celle du droit, c'est-à-dire quant à
l'ignorance du bien et du mal qui est en l'action, de laquelle seule il s'agit
ici, voyons si Aristote est de l'avis du P. Bauny. Voici les paroles de ce
philosophe: Tous les méchants ignorent ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils
doivent fuir; et c'est cela même qui les rend méchants et vicieux. C'est
pourquoi on ne peut pas dire que, parce qu'un homme ignore ce qu'il est à propos
qu'il fasse pour satisfaire à son devoir, son action soit involontaire. Car
cette ignorance dans le choix du bien et du mal ne fait pas qu'une action soit
involontaire, mais seulement qu'elle est vicieuse. L'on doit dire la même chose
de celui qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance
rend les hommes dignes de blâme, et non d'excuse. Et ainsi l'ignorance qui rend
les actions involontaires et excusables est seulement celle qui regarde le fait
en particulier, et ses circonstances singulières: car alors on pardonne à un
homme, et on l'excuse, et on le considère comme ayant agi contre son gré.
Après cela, mon Père, direz-vous encore qu'Aristote soit de votre opinion? Et
qui ne s'étonnera de voir qu'un philosophe païen ait été plus éclairé que vos
docteurs en une matière aussi importante à toute la morale, et à la conduite
même des âmes, qu'est la connaissance des conditions qui rendent les actions
volontaires ou involontaires, et qui ensuite les excusent ou ne les excusent pas
de péché? N'espérez donc plus rien, mon Père, de ce prince des philosophes, et
ne résistez plus au prince des théologiens, qui décide ainsi ce point, au livre
I de ses Rétr., chap. xv: Ceux qui pèchent par ignorance ne font leur action que
parce qu'ils la veulent faire, quoiqu'ils pèchent sans qu'ils veuillent pécher.
Et ainsi ce péché même d'ignorance ne peut être commis que par la volonté de
celui qui le commet, mais par une volonté qui se porte à l'action, et non au
péché, ce qui n'empêche pas néanmoins que l'action ne soit péché, parce qu'il
suffit pour cela qu'on ait fait ce qu'on était obligé de ne point faire.
Le Père me parut surpris, et plus encore du passage d'Aristote, que de celui
de saint Augustin. Mais, comme il pensait à ce qu'il devait dire, on vint
l'avertir que Madame la Maréchale de... et Madame la Marquise de... le
demandaient. Et ainsi, en nous quittant à la hâte: J'en parlerai, dit-il, à nos
Pères. Ils y trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils.
Nous l'entendîmes bien; et quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai
d'être étonné du renversement que cette doctrine apportait dans la morale. A
quoi il me répondit qu'il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez-vous
donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que
dans les autres matières? Il m'en donna d'étranges exemples, et remit le reste à
une autre fois. J'espère que ce que j'en apprendrai sera le sujet de notre premier entretien. Je suis, etc. De Paris, ce 20 mars 1656. Monsieur, Voici ce que je vous ai promis: voici les premiers traits de la morale des
bons Pères Jésuites, de ces hommes éminents en doctrine et en sagesse qui sont
tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la
Philosophie. Vous pensez peut-être que je raille: je le dis sérieusement, ou
plutôt ce sont eux-mêmes qui le disent dans leur livre intitulé: Imago primi
saeculi. Je ne fais que copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de
cet éloge: C'est une société d'hommes, ou plutôt d'anges, qui a été prédite par
Isaïe en ces paroles: Allez, anges prompts et légers. La prophétie n'en est-elle pas claire?
J'ai voulu m'en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que
notre ami m'en avait appris. J'ai voulu les voir eux-mêmes; mais j'ai trouvé
qu'il ne m'avait rien dit que de vrai. Je pense qu'il ne ment jamais. Vous le
verrez par le récit de ces conférences. Dans celle que j'eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j'avais
peine à le croire; mais il me les montra dans les livres de ces Pères: de sorte
qu'il ne me resta à dire pour leur défense, sinon que c'étaient les sentiments
de quelques particuliers qu'il n'était pas juste d'imputer au corps. Et, en
effet, je l'assurai que j'en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu'il
me citait sont relâchés. Ce fut sur cela qu'il me découvrit l'esprit de la
Société, qui n'est pas connu de tout le monde, et vous serez peut-être bien aise
de l'apprendre. Voici ce qu'il me dit. Vous pensez beaucoup faire en leur faveur, de montrer qu'ils ont de leurs
Pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires;
et vous concluez de là que ces opinions larges n'appartiennent pas à toute la
Société. Je le sais bien; car si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y
fussent si contraires. Mais puisqu'ils en ont aussi qui sont dans une doctrine
si licencieuse, concluez-en de même que l'esprit de la Société n'est pas celui
de la sévérité chrétienne; car, si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y
fussent si opposés. Eh quoi! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du
corps entier? C'est sans doute qu'ils n'en ont aucun d'arrêté, et que chacun a
la liberté de dire à l'aventure ce qu'il pense. Cela ne peut pas être, me
répondit-il; un si grand corps ne subsisterait pas dans une conduite téméraire,
et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvements: outre qu'ils
ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l'aveu de leurs supérieurs.
Mais quoi! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peuvent-ils consentir à des
maximes si différentes? C'est ce qu'il faut vous apprendre, me répliqua-t-il.
Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les moeurs: ce n'est pas
leur dessein. Mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer: ce
serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne
opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de
la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les
consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour
gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions où
elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au
dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin
d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette raison qu'ayant à
faire à des personnes de toutes sortes de conditions et des nations si
différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuistes assortis à toute cette
diversité. De ce principe vous jugez aisément que s'ils n'avaient que des casuistes
relâchés, ils ruineraient leur principal dessein, qui est d'embrasser tout le
monde, puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus
sûre. Mais comme il n'y [en] a pas beaucoup de cette sorte, ils n'ont pas besoin
de beaucoup de directeurs sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu; au
lieu que la foule des casuistes relâchés s'offre à la foule de ceux qui
cherchent le relâchement. C'est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l'appelle le Père
Petau, qu'ils tendent les bras à tout le monde: car, s'il se présente à eux
quelqu'un qui soit tout résolu de rendre des biens mal acquis, ne craignez pas
qu'ils l'en détournent; ils loueront, au contraire, et confirmeront une si
sainte résolution; mais qu'il en vienne un autre qui veuille avoir l'absolution
sans restituer, la chose sera bien difficile, s'ils n'en fournissent des moyens
dont ils se rendront les garants. Par là ils conservent tous leurs amis et se défendent contre tous leurs
ennemis; car si on leur reproche leur extrême relâchement, ils produisent
incontinent au public leurs directeurs austères, avec quelques livres qu'ils ont
faits de la rigueur de la loi chrétienne; et les simples, et ceux qui
n'approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces preuves.
Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes et répondent si bien selon
ce qu'on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu
crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la Croix et ne prêchent
que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant: comme ils ont fait
dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux Chrétiens l'idolâtrie
même, par cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une
image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement
les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Chacimchoan et à leur
Keum-fucum, comme Gravina, Dominicain, le leur reproche, et comme le témoigne le
Mémoire, en espagnol, présenté au roi d'Espagne Philippe IV, par les Cordeliers
des îles Philippines, rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de
la foi, p. 427. De telle sorte que la congrégation des cardinaux de Propaganda
fide fut obligée de défendre particulièrement aux Jésuites, sur peine
d'excommunication, de permettre des adorations d'idoles sous aucun prétexte, et
de cacher le mystère de la Croix à ceux qu'ils instruisent de la religion, leur
commandant expressément de n'en recevoir aucun au baptême qu'après cette
connaissance, et leur ordonnant d'exposer dans leurs églises l'image du
Crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation,
donné le 9 juillet 1646, signé par le cardinal Capponi. Voilà de quelle sorte ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de
la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce
dérèglement. C'est ce qu'il faut que vous appreniez d'eux-mêmes; car ils ne le
cachent à personne, non plus que tout ce que vous venez d'entendre, avec cette
seule différence, qu'ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte
d'une prudence divine et chrétienne; comme si la foi, et la tradition qui la
maintient, n'était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans
tous les lieux; comme si c'était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet
qui doit lui être conforme; et comme si les âmes n'avaient, pour se purifier de
leurs taches, qu'à corrompre la loi du Seigneur; au lieu que la loi du Seigneur,
qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes et les
conformer à ses salutaires instructions!
Voilà comment il me parla, et avec beaucoup de douleur; car il s'afflige
sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j'estimai ces bons Pères de
l'excellence de leur politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon
casuiste de la Société. C'est une de mes anciennes connaissances, que je voulus
renouveler exprès. Et comme j'étais instruit de la manière dont il les fallait
traiter, je n'eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d'abord mille
caresses, car il m'aime toujours; et après quelques discours indifférents, je
pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le
jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que
j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence; mais,
comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher quelque
cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne me convenaient
point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à
dormir sans souper. Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m'oblige souvent à faire
collation à midi et à souper le soir. Je suis bien aise, me répliqua-t-il,
d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché: allez, vous n'êtes point
obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez; venez à la bibliothèque.
J'y fus, et là, en prenant un livre: En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait
quelle! C'est Escobar. Qui est Escobar, lui dis-je, mon Père? Quoi! vous ne
savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a compilé cette Théologie morale
de vingt-quatre de nos Pères; sur quoi il fait, dans la préface, une allégorie
de ce livre à celui de l'Apocalypse qui était scellé de sept sceaux? Et il dit
que Jésus l'offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina,
Valentia, en présence de vingt-quatre Jésuites qui représentent les vingt-quatre
vieillards? Il lut toute cette allégorie, qu'il trouvait bien juste, et par où
il me donnait une grande idée de l'excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite
cherché son passage du jeûne: Le voici, me dit-il, au tr. I, ex. 13, n. 67.
Celui qui ne peut dormir s'il n'a soupé, est il obligé de jeûner? Nullement.
N'êtes-vous pas content? Non pas tout à fait, lui dis-je; car je puis bien
supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. Voyez donc
la suite, me dit-il; ils ont pensé à tout. Et que dira-t on, si on peut bien se
passer d'une collation le matin en soupant le soir? Me voilà. On n'est point
encore obligé à jeûner, car personne n'est obligé à changer l'ordre de ses
repas. O la bonne raison, lui dis-je, Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous
de beaucoup de vin? Non, mon Père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. Je vous
disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le
matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne; et cela soutient
toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75: Peut-on, sans rompre le
jeûne, boire du vin à telle heure qu'on voudra, et même en grande quantité? On
le peut, et même de l'hypocras. Je ne me souvenais pas de cet hypocras, dit-il;
il faut que je le mette sur mon recueil. Voilà un honnête homme, lui dis-je,
qu'Escobar. Tout le monde l'aime, répondit le Père: il fait de si jolies
questions! Voyez celle-ci, qui est au même endroit, n. 38 Si un homme doute
qu'il ait vingt-un ans, est-il obligé de jeûner? Non. Mais si j'ai vingt-un ans
cette nuit à une heure après minuit, et qu'il soit demain jeûne, serai-je obligé
de jeûner demain? Non; car vous pourriez manger autant qu'il vous plairait
depuis minuit jusqu'à une heure, puisque vous n'auriez pas encore vingt-un ans
et ainsi ayant droit de rompre le jeûne, vous n'y êtes point obligé. O que cela
est divertissant! lui dis-je. On ne s'en peut tirer, me répondit-il; je passe
les jours et les nuits à le lire, je ne fais autre chose. Le bon Père, voyant
que j'y prenais plaisir, en fut ravi, et continuant: Voyez, dit-il, encore ce
trait de Filiutius, qui est un de ces vingt-quatre Jésuites, t. 2, tr. 27, part.
2, c. 6, n. 123: Celui qui est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une
fille, est-il, obligé de jeûner? Nullement. Mais s'il s'est fatigué exprès pour
être par là dispensé du jeune, y sera-t-il tenu? Encore qu'il ait eu ce dessein
formé, il n'y sera point obligé. Eh bien! l'eussiez-vous cru? me dit-il. En
vérité, mon Père, lui dis-je, je ne le crois pas bien encore. Et quoi! n'est-ce
pas un péché de ne pas jeûner quand on le peut? Et est-il permis de rechercher
les occasions de pécher? ou plutôt n'est-on pas obligé de les fuir? Cela serait
assez commode. Non pas toujours, me dit-il, c'est selon. Selon quoi? lui dis-je.
Ho, ho! repartit le Père. Et si on recevait quelque incommodité en fuyant les
occasions, y serait-on obligé à votre avis? Ce n'est pas au moins celui du P.
Bauny que voici, p. 1084: On ne doit pas refuser l'absolution à ceux qui
demeurent dans les occasions prochaines du péché, s'ils sont en tel état qu'ils
ne puissent les quitter sans donner sujet au monde de parler, ou sans qu'ils en
reçussent eux-mêmes de l'incommodité. Je m'en réjouis, mon Père; il ne reste
plus qu'à dire qu'on peut rechercher les occasions de propos délibéré, puisqu'il
est permis de ne les pas fuir. Cela même est aussi quelquefois permis,
ajouta-t-il. Le célèbre casuiste Bazile Ponce l'a dit et le P. Bauny le cite et
approuve son sentiment, que voici dans le Traité de la Pénitence, q. 4, p. 94:
On peut rechercher une occasion directement et pour elle-même, primo et per se,
quand le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain nous y porte.
La plaisante comparaison, lui dis-je, des choses du monde à celles de la
conscience! Ayez patience; Sanchez répond à cela dans les lignes qui suivent
immédiatement. Et la restriction qu'y apportent certains auteurs ne me plaît pas: que
l'autorité d'un tel docteur est suffisante dans les choses de droit humain, mais
non pas dans celles de droit divin; car elle est de grand poids dans les uns et
dans les autres. Mon Père, lui dis-je franchement, je ne puis faire cas de cette règle. Qui
m'a assuré que dans la liberté que vos docteurs se donnent d'examiner les choses
par la raison, ce qui paraîtra sûr à l'un le paraisse à tous les autres? La
diversité des jugements est si grande... Vous ne l'entendez pas, dit le Père en
m'interrompant; aussi sont-ils fort souvent de différents avis; mais cela n'y
fait rien: chacun rend le sien probable et sûr. Vraiment l'on sait bien qu'ils
ne sont pas tous de même sentiment; et cela n'en est que mieux. Ils ne
s'accordent au contraire presque jamais. Il y a peu de questions où vous ne
trouviez que l'un dit oui, l'autre dit non. Et en tous ces cas-là, l'une et
l'autre des opinions contraires est probable; et c'est pourquoi Diana dit sur un
certain sujet, Part. 3, To. IV; R. 244: Ponce et Sanchez sont de contraires
avis; mais, parce qu'ils étaient tous deux savants, chacun rend son opinion
probable. Mais, mon Père, lui dis-je, on doit être bien embarrassé à choisir alors!
Point du tout, dit-il, il n'y a qu'à suivre l'avis qui agrée le plus. Et quoi!
si l'autre est plus probable? Il n'importe, me dit-il. Et si l'autre est plus
sûr? Il n'importe, me dit encore le Père; le voici bien expliqué. C'est Emmanuel
Sa de notre Société, dans son Aphorisme de Dubio, p. 183: On peut faire ce qu'on
pense être permis selon une opinion probable, quoique le contraire soit plus
sûr. Or l'opinion d'un seul docteur grave y suffi. Et si une opinion est tout
ensemble et moins probable et moins sûre, sera-t-il permis de la suivre, en
quittant ce que l'on croit être plus probable et plus sûr? Oui, encore une fois,
me dit-il, écoutez Filiutius, ce grand Jésuite de Rome, Mor. quoest Tr. 21, c.
4, n. 128: Il est permis de suivre l'opinion la moins probable, quoiqu'elle soit
la moins sûre; c'est l'opinion commune des nouveaux auteurs. Cela n'est-il pas
clair? Nous voici bien au large, lui dis-je, mon Révérend Père, grâces à vos
opinions probables. Nous avons une belle liberté de conscience. Et vous autres
casuistes, avez-vous la même liberté dans vos réponses? Oui, me dit-il, nous
répondons aussi ce qu'il nous plaît, ou plutôt ce qu'il plaît à ceux qui nous
interrogent; car voici nos règles, prises de nos Pères Layman, Theol. Mor. l. I,
tr. I, c. 2, § 2, n. 7; Vasquez, Dist. 62, c. 9, n. 47; Sanchez; in Sum., L. I,
c. 9, n. 23; et de nos vingt-quatre, Princ. ex. 3, n. 24. Voici les paroles de
Layman, que le livre de nos vingt-quatre a suivies: Un docteur étant consulté
peut donner un conseil, non seulement probable selon son opinion, mais contraire
à son opinion, s'il est estimé probable par d'autres, lorsque cet avis contraire
au sien se rencontre plus favorable et plus agréable à celui qui le consulte, si
forte haec illi favorabilior seu exoptatior sit. Mais je dis de plus qu'il ne
sera point hors de raison qu'il donne à ceux qui le consultent un avis tenu pour
probable par quelque personne savante, quand même il s'assurerait qu'il serait
absolument faux.
O mon Père, lui dis-je, voilà qui est bien prudemment ordonné! Il n'y a plus
rien à craindre. Un confesseur n'oserait plus y manquer. Je ne savais pas que
vous eussiez le pouvoir d'ordonner sur peine de damnation. Je croyais que vous
ne saviez qu'ôter les péchés; je ne pensais pas que vous en sussiez introduire;
mais vous avez tout pouvoir, à ce que je vois. Vous ne parlez pas proprement, me
dit-il. Nous n'introduisons pas les péchés, nous ne faisons que les remarquer.
J'ai déjà bien reconnu deux ou trois fois que vous n'êtes pas bon scolastique.
Quoi qu'il en soit, mon Père, voilà mon doute bien résolu. Mais j'en ai un autre
encore à vous proposer: c'est que je ne sais comment vous pouvez faire, quand
les Pères de l'Eglise sont contraires aux sentiments de quelqu'un de vos
casuistes. Vous l'entendez bien peu, me dit-il. Les Pères étaient bons pour la morale de
leur temps; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux
qui la règlent, ce sont les nouveaux casuistes. Ecoutez notre Père Cellot, de
Hier. Lib. 8, cap. 16, p. 714, qui suit en cela notre fameux Père Reginaldus:
Dans les questions de morale, les nouveaux casuistes sont préférables aux
anciens Pères, quoiqu'ils fussent plus proches des Apôtres. Et c'est en suivant
cette maxime que Diana parle de cette sorte, P. 5, Tr. 8, R. 31. Les bénéficiers
sont-ils obligés de restituer leur revenu dont ils disposent mal? Les anciens
disaient qu'oui, mais les nouveaux disent que non: ne quittons donc pas cette
opinion qui décharge de l'obligation de restituer. Voilà de belles paroles, lui
dis-je, et pleines de consolation pour bien du monde. Nous laissons les Pères,
me dit-il, à ceux qui traitent la Positive; mais pour nous qui gouvernons les
consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits que les nouveaux
casuistes. Voyez Diana, qui a tant écrit; il a mis à l'entrée de ses livres la
liste des auteurs qu'il rapporte. Il y en a 296, dont le plus ancien est depuis
quatre-vingts ans. Cela est donc venu au monde depuis votre Société? lui dis-je.
Environ, me répondit-il. C'est-à-dire, mon Père, qu'à votre arrivée on a vu
disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et
les autres, pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de
ceux qui leur ont succédé; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs? Ce sont des gens
bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C'est Villalobos, Coninck, Llamas,
Achokier, Dealkozer, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez,
Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de
Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphaeis, Squilanti, Bizozeri, Barcola,
de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca de Scarcia, Quaranta,
Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à Manden,
Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. O mon Père! lui
dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens? Comment, chrétiens!
me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous
gouvernons aujourd'hui la chrétienté? Cela me fit pitié, mais je ne lui en
témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces auteurs-là étaient
Jésuites. Non, me dit-il, mais il n'importe; ils n'ont pas laissé de dire de
bonnes choses. Ce n'est pas que la plupart ne les aient prises ou imitées des
nôtres; mais nous ne nous piquons pas d'honneur, outre qu'ils citent nos Pères à
toute heure et avec éloge. Voyez Diana, qui n'est pas de notre Société, quand il
parle de Vasquez, il l'appelle le phénix des esprits. Et quelquefois il dit que
Vasquez seul lui est autant que tout le reste des hommes ensemble, Instar
omnium. Aussi tous nos Pères se servent fort souvent de ce bon Diana; car si
vous entendez bien notre doctrine de la probabilité, vous verrez que cela n'y
fait rien. Au contraire, nous avons bien voulu que d'autres que les Jésuites
puissent rendre leurs opinions probables, afin qu'on ne puisse pas nous les
imputer toutes. Et ainsi, quand quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous
avons droit de la prendre, si nous le voulons, par la doctrine des opinions
probables, et nous n'en sommes pas les garants quand l'auteur n'est pas de notre
corps. J'entends tout cela, lui dis-je. Je vois bien par là que tout est bien
venu chez vous, hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la
campagne. Vous n'avez plus qu'à courir. Mais je prévois trois ou quatre grands inconvénients et de puissantes
barrières qui s'opposeront à votre course. Et quoi? me dit le Père tout étonné.
C'est, lui répondis-je, l'Ecriture Sainte, les Papes et les Conciles, que vous
ne pouvez démentir, et qui sont tous dans la voie unique de l'Evangile. Est-ce
là tout? me dit-il. Vous m'avez fait peur. Croyez-vous qu'une chose si visible
n'ait pas été prévue, et que nous n'y ayons pas pourvu? Vraiment je vous admire,
de penser que nous soyons opposés à l'Ecriture, aux Papes ou aux Conciles! Il
faut que je vous éclaircisse du contraire. Je serais bien marri que vous
crussiez que nous manquons à ce que nous leur devons. Vous avez sans doute pris
cette pensée de quelques opinions de nos Pères, qui paraissent choquer leurs
décisions, quoique cela ne soit pas. Mais pour en entendre l'accord, il faudrait
avoir plus de loisir. Je souhaite que vous ne demeuriez pas mal édifié de nous.
Si vous voulez que nous nous revoyions demain, je vous donnerai
l'éclaircissement. Voilà la fin de cette conférence, qui sera celle de cet entretien; aussi en
voilà bien assez pour une lettre. Je m'assure que vous en serez satisfait en
attendant la suite. Je suis, etc. De Paris, ce 10 avril 1656. Monsieur, Je vous ai dit à la fin de ma dernière lettre, que ce bon Père Jésuite
m'avait promis de m'apprendre de quelle sorte les casuistes accordent les
contrariétés qui se rencontrent entre leurs opinions et les décisions des Papes,
des Conciles et de l'Ecriture. Il m'en a instruit, en effet, dans ma seconde
visite, dont voici le récit.
Ce que les personnes du monde gardent, pour relever leur condition et celle
de leurs parents n'est pas appelé superflu; et c'est pourquoi à peine
trouvera-t-on qu'il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas
même dans les rois. Aussi Diana ayant rapporté ces mêmes paroles de Vasquez, car
il se fonde ordinairement sur nos Pères, il en conclut fort bien: Que dans la
question, si les riches sont obligés de donner l'aumône de leur superflu, encore
que l'affirmative fût véritable, il n'arrivera jamais, ou presque jamais,
qu'elle oblige dans la pratique. Je vois bien, mon Père, que cela suit de la
doctrine de Vasquez; mais que répondrait-on, si l'on objectait qu'afin de faire
son salut, il serait donc aussi sûr, selon Vasquez, de ne point donner l'aumône,
pourvu qu'on ait assez d'ambition pour n'avoir point de superflu, qu'il est sûr,
selon l'Evangile, de n'avoir point d'ambition, afin d'avoir du superflu pour en
pouvoir donner l'aumône? Il faudrait répondre, me dit-il, que toutes ces deux
voies sont sûres selon le même Evangile; l'une selon l'Evangile dans le sens le
plus littéral et le plus facile à trouver, l'autre selon le même Evangile
interprété par Vasquez. Vous voyez par là l'utilité des interprétations.
Mais quand les termes sont si clairs qu'ils n'en souffrent aucune, alors nous
nous servons de la remarque des circonstances favorables, comme vous verrez par
cet exemple. Les Papes ont excommunié les religieux qui quittent leur habit, et
nos vingt-quatre vieillards ne laissent pas de parler en cette sorte, tr. 6, ex.
7, n. 103: En quelles occasions un religieux peut-il quitter son habit sans
encourir l'excommunication? Il en rapporte plusieurs, et entre autres celles-ci:
S'il le quitte pour une cause honteuse, comme pour aller filouter, ou pour aller
incognito en des lieux de débauche, le devant bientôt reprendre. Aussi il est
visible que les bulles ne parlent point de ces cas-là. J'avais peine à croire cela, et je priai le Père de me le montrer dans
l'original et je vis que le chapitre où sont ces paroles est intitulé: Pratique
selon l'école de la Société de Jésus; Praxis ex Societatis Jesu schola; et j'y
vis ces mots: Si habitum dimittat ut furetur occulte, vel fornicetur. Et il me
montra la même chose dans Diana, en ces termes: Ut eat incognitus ad lupanar. Et
d'où vient, mon Père, qu'ils les ont déchargés de l'excommunication en cette
rencontre? Ne le comprenez-vous pas? me dit-il. Ne voyez-vous pas quel scandale
ce serait de surprendre un religieux en cet état avec son habit de religion? Et
n'avez-vous point ouï parler, continua-t-il, comment on répondit à la première
bulle, Contra sollicitantes? et de quelle sorte nos vingt-quatre, dans un
chapitre aussi de la pratique de l'école de notre Société, expliquent la bulle
de Pie V, Contra clericos, etc.? Je ne sais ce que c'est que tout cela, lui
dis-je. Vous ne lisez donc guère Escobar, me dit-il. Je ne l'ai que d'hier, mon
Père, et même j'eus de la peine à le trouver. Je ne sais ce qui est arrivé
depuis peu, qui fait que tout le monde le cherche. Ce que je vous disais,
repartit le Père, est au tr. I, ex. 8, n. 102. Voyez-le en votre particulier;
vous y trouverez un bel exemple de la manière d'interpréter favorablement les
bulles. Je le vis en effet dès le soir même; mais je n'ose vous le rapporter,
car c'est une chose effroyable. Le bon Père continua donc ainsi: Vous entendez bien maintenant comment on se
sert des circonstances favorables. Mais il y en a quelquefois de si précises,
qu'on ne peut accorder par là les contradictions: de sorte que ce serait bien
alors que vous croiriez qu'il y en aurait. Par exemple, trois Papes ont décidé
que les religieux qui sont obligés par un voeu particulier à la vie
quadragésimale n'en sont pas dispensés, encore qu'ils soient faits évêques; et
cependant Diana dit que, nonobstant leur décision, ils en sont dispensés. Et
comment accorde-t-il cela? lui dis-je. C'est, répliqua le Père, par la plus
subtile de toutes les nouvelles méthodes, et par le plus fin de la probabilité.
Je vais vous l'expliquer. C'est que, comme vous le vîtes l'autre jour,
l'affirmative et la négative de la plupart des opinions ont chacune quelque
probabilité, au jugement de nos docteurs, et assez pour être suivies avec sûreté
de conscience. Ce n'est pas que le pour et le contre soient ensemble véritables
dans le même sens, cela est impossible; mais c'est seulement qu'ils sont
ensemble probables, et sûrs par conséquent. Sur ce principe, Diana, notre bon ami, parle ainsi en la part. 5, tr. 13, r.
39: Je réponds à la décision de ces trois Papes, qui est contraire à mon
opinion, qu'ils ont parlé de la sorte en s'attachant à l'affirmative, laquelle
en effet est probable, à mon jugement même; mais il ne s'ensuit pas de là que la
négative n'ait aussi sa probabilité. Et dans le même traité, r. 65, sur un autre
sujet, dans lequel il est encore d'un sentiment contraire à un Pape, il parle
ainsi: Que le Pape l'ait dit comme chef de l'Eglise, je le veux; mais il ne l'a
fait que dans l'étendue de la sphère de probabilité de son sentiment. Or vous
voyez bien que ce n'est pas blesser les sentiments des Papes: on ne le
souffrirait pas à Rome, où Diana est en un si grand crédit, car il ne dit pas
que ce que les Papes ont décidé ne soit pas probable; mais en laissant leur
opinion dans toute la sphère de probabilité, il ne laisse pas de dire que le
contraire est aussi probable. Cela est très respectueux, lui dis-je. Et cela est
plus subtil, ajouta-t-il, que la réponse que fit le P. Bauny quand on eut
censuré ses livres à Rome; car il lui échappa d'écrire contre M. Hallier, qui le
persécutait alors furieusement: Qu'a de commun la censure de Rome avec celle de
France? Vous voyez assez par là que, soit par l'interprétation des termes, soit
par la remarque des circonstances favorables, soit enfin par la double
probabilité du pour et du contre, on accorde toujours ces contradictions
prétendues, qui vous étonnaient auparavant, sans jamais blesser les décisions de
l'Ecriture, des Conciles ou des Papes, comme vous le voyez. Mon Révérend Père,
lui dis-je, que le monde est heureux de vous avoir pour maîtres! Que ces
probabilités sont utiles! Je ne savais pourquoi vous aviez pris tant de soin
d'établir qu'un seul docteur, s'il est grave, peut rendre une opinion probable,
que le contraire peut l'être aussi, et qu'alors on peut choisir du pour et du
contre celui qui agrée le plus, encore qu'on ne le croie pas véritable, et avec
tant de sûreté de conscience, qu'un confesseur qui refuserait de donner
l'absolution sur la foi de ces casuistes serait en état de damnation: d'où je
comprends qu'un seul casuiste peut à son gré faire de nouvelles règles de
morale, et disposer, selon sa fantaisie, de tout ce qui regarde la conduite des
moeurs. Il faut, me dit le Père, apporter quelque tempérament à ce que vous
dites. Apprenez bien ceci. Voici notre méthode, où vous verrez le progrès d'une
opinion nouvelle, depuis sa naissance jusqu'à sa maturité.
En vérité, mon Père, lui dis-je, il y a bien à profiter auprès de vos
docteurs. Quoi! de deux personnes qui font les mêmes choses, celui qui ne sait
pas leur doctrine pèche, celui qui la sait ne pèche pas! Est-elle donc tout
ensemble instructive et justifiante? La loi de Dieu faisait des prévaricateurs,
selon saint Paul; celle-ci fait qu'il n'y a presque que des innocents. Je vous
supplie, mon Père, de m'en bien informer; je ne vous quitterai point que vous ne
m'ayez dit les principales maximes que vos casuistes ont établies. Hélas! me dit le Père, notre principal but aurait été de n'établir point
d'autres maximes que celles de l'Evangile dans toute leur sévérité; et l'on voit
assez par le règlement de nos moeurs que, si nous souffrons quelque relâchement
dans les autres, c'est plutôt par condescendance que par dessein. Nous y sommes
forcés. Les hommes sont aujourd'hui tellement corrompus, que, ne pouvant les
faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux: autrement ils nous
quitteraient; ils feraient pis, ils s'abandonneraient entièrement. Et c'est pour
les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus
porté dans toutes les conditions, afin d'établir des maximes si douces, sans
toutefois blesser la vérité, qu'on serait de difficile composition si l'on n'en
était content; car le dessein capital que notre Société a pris pour le bien de
la religion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas désespérer le monde.
Nous avons donc des maximes pour toutes sortes de personnes, pour les
bénéficiers, pour les prêtres, pour les religieux, pour les gentilshommes, pour
les domestiques, pour les riches, pour ceux qui sont dans le commerce, pour ceux
qui sont mal dans leurs affaires, pour ceux qui sont dans l'indigence, pour les
femmes dévotes, pour celles qui ne le sont pas, pour les gens mariés, pour les
gens déréglés: enfin rien n'a échappé à leur prévoyance. C'est-à-dire, lui
dis-je, qu'il y en a pour le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Etat: me voici bien
disposé à les entendre. Commençons, dit le Père, par les bénéficiers. Vous savez quel trafic on fait
aujourd'hui des bénéfices, et que s'il fallait s'en rapporter à ce que saint
Thomas et les anciens en ont écrit, il y aurait bien des simoniaques dans
l'Eglise. C'est pourquoi il a été fort nécessaire que nos Pères aient tempéré
les choses par leur prudence, comme ces paroles de Valentia, qui est l'un des
quatre animaux d'Escobar, vous l'apprendront. C'est la conclusion d'un long
discours, où il en donne plusieurs expédients, dont voici le meilleur à mon
avis; c'est en la page 2039 du tome III. Si l'on donne un bien temporel pour un
bien spirituel, c'est-à-dire de l'argent pour un bénéfice, et qu'on donne
l'argent comme le prix du bénéfice, c'est une simonie visible; mais si on le
donne comme le motif qui porte la volonté du collateur à le conférer, ce n'est
point simonie, encore que celui qui le confère, considère et attende l'argent
comme la fin principale. Tannerus, qui est encore de notre Société, dit la même
chose dans son tome III, p. 1519, quoiqu'il avoue que saint Thomas y est
contraire, en ce qu'il enseigne absolument que c'est toujours simonie de donner
un bien spirituel pour un temporel, si le temporel en est la fin. Par ce moyen,
nous empêchons une infinité de simonies; car qui serait assez méchant pour
refuser, cri donnant de l'argent pont un bénéfice, de porter son intention à le
donner comme un motif qui porte le bénéficier à le résigner, au lieu de le
donner comme le prix du bénéfice? Personne n'est assez abandonné de Dieu pour
cela. Je demeure d'accord, lui dis-je, que tout le monde a des grâces
suffisantes pour faire un tel marché. Cela est assuré, repartit le Père.
Voilà comment nous avons adouci les choses à l'égard des bénéficiers. Quant
aux prêtres, nous avons plusieurs maximes qui leur sont assez favorables. Par
exemple, celle-ci de nos vingt-quatre, tr. I, ex. II, n. 96: Un prêtre qui a
reçu de l'argent pour dire une messe peut-il recevoir de nouvel argent sur la
même messe? Oui, dit Filiutius, en appliquant la partie du sacrifice qui lui
appartient comme prêtre à celui qui le paie de nouveau, pourvu qu'il n'en
reçoive pas autant que pour une messe entière, mais seulement pour une partie,
comme pour un tiers de messe. Certes, mon Père, voici une de ces rencontres où le pour et le contre sont
bien probables; car ce que vous dites ne peut manquer de l'être, après
l'autorité de Filiutius et d'Escobar. Mais, en le laissant dans sa sphère de
probabilité, on pourrait bien, ce me semble, dire aussi le contraire, et
l'appuyer par ces raisons. Lorsque l'Eglise permet aux prêtres qui sont pauvres
de recevoir de l'argent pour leurs messes, parce qu'il est bien juste que ceux
qui servent à l'autel vivent de l'autel, elle n'entend pas pour cela qu'ils
échangent le sacrifice pour de l'argent et encore moins qu'ils se privent
eux-mêmes de toutes les grâces qu'ils en doivent tirer les premiers. Et je
dirais encore que les prêtres, selon saint Paul, sont obligés d'offrir le
sacrifice, premièrement pour eux-mêmes, et puis pour le peuple; et qu'ainsi il
leur est bien permis d'en associer d'autres au fruit du sacrifice, mais non pas
de renoncer eux-mêmes volontairement à tout le fruit du sacrifice, et de le
donner à un autre pour un tiers de messe, c'est-à-dire pour quatre ou cinq sols.
En vérité, mon Père, pour peu que je fusse grave, je rendrais cette opinion
probable. Vous n'y auriez pas grand peine, me dit-il; elle l'est visiblement. La
difficulté était de trouver de la probabilité dans le contraire des opinions qui
sont manifestement bonnes, et c'est ce qui n'appartient qu'aux grands
personnages. Le P. Bauny y excelle. Il y a du plaisir de voir ce savant casuiste
pénétrer dans le pour et le contre d'une même question qui regarde encore les
prêtres, et trouver raison partout, tant il est ingénieux et subtil.
Quoi! mon Père, lui dis-je, on doit suivre cette opinion dans la pratique? Un
prêtre qui serait tombé dans un tel désordre oserait-il s'approcher le même jour
de l'autel, sur la parole du P. Bauny? Et ne devrait-il pas déférer aux
anciennes lois de l'Eglise, qui excluaient pour jamais du sacrifice, ou au moins
pour un long temps, les prêtres qui avaient commis des péchés de cette sorte,
plutôt que de s'arrêter aux nouvelles opinions des casuistes, qui les y
admettent le jour même qu'ils y sont tombés? Vous n'avez point de mémoire, dit
le Père; ne vous appris-je pas l'autre fois que, selon nos Pères Cellot et
Reginaldus, l'on ne doit pas suivre, dans la morale, les anciens Pères, mais les
nouveaux casuistes? Je m'en souviens bien, lui répondis-je; mais il y a plus
ici, car il y a des lois de l'Eglise. Vous avez raison, me dit-il; mais c'est
que vous ne savez pas encore cette belle maxime de nos Pères: que les lois de
l'Eglise perdent leur force quand on ne les observe plus, cum jam desuetudine
abierunt, comme dit Filiutius, tom. II, tr. 25, n. 33. Nous voyons mieux que les
anciens les nécessités présentes de l'Eglise. Si on était si sévère à exclure
les prêtres de l'autel, vous comprenez bien qu'il n'y aurait pas un si grand
nombre de messes. Or la pluralité des messes apporte tant de gloire à Dieu, et
tant d'utilité aux âmes, que j'oserais dire, avec notre Père Cellot, dans son
livre de la Hiérarchie, p. 611 de l'impression de Rouen, qu'il n'y aurait pas
trop de prêtres, quand non seulement tous les hommes et les femmes, si cela se
pouvait, mais que les corps insensibles, et les bêtes brutes même, bruta
animalia, seraient changés en prêtres pour célébrer la messe. Je fus si surpris de la bizarrerie de cette imagination, que je ne pus rien
dire, de sorte qu'il continua ainsi: Mais en voilà assez pour les prêtres; je
serais trop long; venons aux religieux. Comme leur plus grande difficulté est en
l'obéissance qu'ils doivent à leurs supérieurs, écoutez l'adoucissement qu'y
apportent nos Pères. C'est Castrus Palaus, de notre Société, Op. mor., p. I,
disp. 2, p. 6: Il est hors de dispute, non est controversia, que le religieux
qui a pour soi une opinion probable n'est point tenu d'obéir à son supérieur,
quoique l'opinion du supérieur soit la plus probable; car alors il est permis au
religieux d'embrasser celle qui lui est la plus agréable, quoe sibi gratior
fuerit, comme le dit Sanchez. Et encore que le commandement du supérieur soit
juste, cela ne vous oblige pas de lui obéir; car il n'est pas juste de tous
points et en toute manière, non undequaque juste proecipit, mais seulement
probablement, et ainsi vous n'êtes engagé que probablement à lui obéir, et vous
en êtes probablement dégagé, probabiliter obligatus et probabiliter deobligatus.
Certes, mon Père, lui dis-je, on ne saurait trop estimer un si beau fruit de la
double probabilité! Elle est de grand usage, me dit-il; mais abrégeons. Je ne
vous dirai plus que ce trait de notre célèbre Molina, en faveur des religieux
qui sont chassés de leurs couvents pour leurs désordres. Notre Père Escobar le
rapporte, tr. 6, ex. 7, n. III, en ces termes: Molina assure qu'un religieux
chassé de son monastère n'est point obligé de se corriger pour y retourner, et
qu'il n'est plus lié par son voeu d'obéissance. Voilà, mon Père, lui dis-je, les ecclésiastiques bien à leur aise. Je vois
bien que vos casuistes les ont traités favorablement. Ils y ont agi comme pour
eux-mêmes. J'ai bien peur que les gens des autres conditions ne soient pas si
bien traités. Il fallait que chacun fût pour soi. Ils n'auraient pas mieux fait
eux-mêmes, me repartit le Père. On a agi pour tous avec une pareille charité,
depuis les plus grands jusques aux moindres; et vous m'engagez, pour vous le
montrer, à vous dire nos maximes touchant les valets. Nous avons considéré, à leur égard, la peine qu'ils ont, quand ils sont gens
de conscience, à servir des maîtres débauchés; car s'ils ne font tous les
messages où ils les emploient, ils perdent leur fortune; et s'ils leur
obéissent, ils en ont du scrupule. C'est pour les en soulager que nos
vingt-quatre Pères, tr. 7, ex. 4, n. 223, ont marqué les services qu'ils peuvent
rendre en sûreté de conscience. En voici quelques-uns: Porter des lettres et des
présents; ouvrir les portes et les fenêtres; aider leur maître à monter à la
fenêtre, tenir l'échelle pendant qu'il y monte: tout cela est permis et
indifférent. Il est vrai que pour tenir l'échelle il faut qu'ils soient menacés
plus qu'à l'ordinaire, s'ils y manquaient; car c'est faire injure au maître
d'une maison d'y entrer par la fenêtre.
Et le même P. Bauny a encore établi cette grande maxime en faveur de ceux qui
ne sont pas contents de leurs gages; c'est dans sa Somme, pages 213 et 214 de la
sixième édition: Les valets qui se plaignent de leurs gages peuvent-ils
d'eux-mêmes les croître en se garnissant les mains d'autant de bien appartenant
à leurs maîtres, comme ils s'imaginent en être nécessaire pour égaler les dits
gages à leur peine? Ils le peuvent en quelques rencontres, comme lorsqu'ils sont
si pauvres en cherchant condition, qu'ils ont été obligés d'accepter l'offre
qu'on leur a faite, et que les autres valets de leur sorte gagnent davantage
ailleurs. Voilà justement, mon Père, lui dis-je, le passage de Jean d'Alba. Quel Jean
d'Alba? dit le Père. Que voulez-vous dire? Quoi! mon Père, ne vous souvenez-vous
plus de ce qui se passa en cette ville l'année 1647? Et où étiez-vous donc
alors? J'enseignais, dit-il, les cas de conscience dans un de nos collèges assez
éloigné de Paris. Je vois donc bien, mon Père, que vous ne savez pas cette
histoire; il faut que je vous la die. C'était une personne d'honneur qui la
contait l'autre jour en un lieu où j'étais. Il nous disait que ce Jean d'Alba,
servant vos Pères du Collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, et n'étant pas
satisfait de ses gages, déroba quelque chose pour se récompenser; que vos Pères
s'en étant aperçus le firent mettre en prison, l'accusant de vol domestique; et
que le procès en fut rapporté au Châtelet le sixième jour d'avril 1647, si j'ai
bonne mémoire, car il nous marqua toutes ces particularités-là, sans quoi à
peine l'aurait-on cru. Ce malheureux, étant interrogé, avoua qu'il avait pris
quelques plats d'étain à vos Pères; mais il soutint qu'il ne les avait pas volés
pour cela, rapportant pour sa justification cette doctrine du P. Bauny, qu'il
présenta aux juges avec un écrit d'un de vos Pères, sous lequel il avait étudié
les cas de conscience; qui lui avait appris la même chose. Sur quoi M. de
Montrouge, l'un des plus considérés de cette compagnie, dit en opinant qu'il
n'était pas d'avis que, sur des écrits de ces Pères, contenant une doctrine
illicite, pernicieuse et contraire à toutes les lois naturelles, divines et
humaines, capable de renverser toutes les familles et d'autoriser tous les vols
domestiques, on dût absoudre cet accusé; mais qu'il était d'avis que ce trop
fidèle disciple fût fouetté devant la porte du Collège, par la main du bourreau,
lequel en même temps brûlerait les écrits de ces Pères traitant du larcin, avec
défense à eux de plus enseigner une telle doctrine, sur peine de la vie.
On attendait la suite de cet avis qui fut fort approuvé, lorsqu'il arriva un
incident qui fit remettre le jugement de ce procès. Mais cependant le prisonnier
disparut, on ne sait comment, sans qu'on parlât plus de cette affaire-là; de
sorte que Jean d'Alba sortit, et sans rendre sa vaisselle. Voilà ce qu'il nous
dit; et il ajoutait à cela que l'avis de M. de Montrouge est aux registres du
Châtelet, où chacun le peut voir. Nous prîmes plaisir à ce conte. A quoi vous amusez-vous? dit le Père. Qu'est-ce que tout cela signifie? Je
vous parle des maximes de nos casuistes; j'étais prêt à vous parler de celles
qui regardent les gentilshommes, et vous m'interrompez par des histoires hors de
propos. Je ne vous le disais qu'en passant, lui dis-je, et aussi pour vous
avertir d'une chose importante sur ce sujet, que je trouve que vous avez oubliée
en établissant votre doctrine de la probabilité. Eh quoi! dit le Père, que
pourrait-il y avoir de manque après que tant d'habiles gens y ont passé? C'est,
lui répondis-je, que vous avez bien mis ceux qui suivent vos opinions probables
en assurance à l'égard de Dieu et de la conscience; car, à ce que vous dites, on
est en sûreté de ce côté-là en suivant un docteur grave. Vous les avez encore
mis en assurance du côté des confesseurs, car vous avez obligé les prêtres à les
absoudre sur une opinion probable, à peine de pêché mortel. Mais vous ne les
avez point mis en assurance du côté des juges; de sorte qu'ils se trouvent
exposés au fouet et à la potence en suivant vos probabilités: c'est un défaut
capital que cela. Vous avez raison, dit le Père, vous me faites plaisir; mais
c'est que nous n'avons pas autant de pouvoir sur les magistrats que sur les
confesseurs, qui sont obligés de se rapporter à nous pour les cas de conscience;
car c'est nous qui en jugeons souverainement. J'entends bien, lui dis-je, mais
si d'une part vous êtes les juges des confesseurs, n'êtes-vous pas, de l'autre,
les confesseurs des juges? Votre pouvoir est de grande étendue: obligez-les
d'absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d'être exclus des
sacrements; afin qu'il n'arrive pas, au grand mépris et scandale de la
probabilité, que ceux que vous rendez innocents dans la théorie soient fouettés
ou pendus dans la pratique. Sans cela, comment trouveriez-vous des disciples? Il
y faudra songer, me dit-il, cela n'est pas à négliger. Je le proposerai à notre
Père Provincial. Vous pouviez néanmoins réserver cet avis à un autre temps, sans
interrompre ce que j'ai à vous dire des maximes que nous avons établies en
faveur des gentilshommes, et je ne vous les apprendrai qu'à la charge que vous
ne me ferez plus d'histoires. Voilà tout ce que vous aurez pour aujourd'hui, car il faut plus d'une lettre
pour vous mander tout ce que j'ai appris en une seule conversation. Cependant je suis, etc. De Paris, ce 25 avril 1656. Monsieur, Après avoir apaisé le bon Père, dont j'avais un peu troublé le discours par
l'histoire de Jean d'Alba, il le reprit sur l'assurance que je lui donnai de ne
lui en plus faire de semblables; et il me parla des maximes de ses casuistes
touchant les gentilshommes, à peu près en ces termes:
Puisque vous le prenez ainsi, me dit-il, je ne puis vous le refuser. Sachez
donc que ce principe merveilleux est notre grande méthode de diriger
l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserais quasi
la comparer à la doctrine de la probabilité. Vous en avez vu quelques traits en
passant, dans de certaines maximes que je vous ai dites; car, lorsque je vous ai
fait entendre comment les valets peuvent faire en conscience de certains
messages fâcheux, n'avez-vous pas pris garde que c'était seulement en détournant
leur intention du mal dont ils sont les entremetteurs, pour la porter au gain
qui leur en revient? Voilà ce que c'est que diriger l'intention, et vous avez vu
de même que ceux qui donnent de l'argent pour des bénéfices seraient de
véritables simoniaques sans une pareille diversion. Mais je veux maintenant vous
faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de l'homicide,
qu'elle justifie en mille rencontres, afin que vous jugiez par un tel effet tout
ce qu'elle est capable de produire. Je vois déjà, lui dis-je, que par là tout
sera permis, rien n'en échappera. Vous allez toujours d'une extrémité à l'autre,
répondit le Père: corrigez-vous de cela; car, pour vous témoigner que nous ne
permettons pas tout, sachez que, par exemple, nous ne souffrons jamais d'avoir
l'intention formelle de pécher pour le seul dessein de pécher; et que quiconque
s'obstine à n'avoir point d'autre fin dans le mal que le mal même, nous rompons
avec lui; cela est diabolique: voilà qui est sans exception d'âge, de sexe, de
qualité. Mais quand on n'est pas dans cette malheureuse disposition, alors nous
essayons de mettre en pratique notre méthode de diriger l'intention, qui
consiste à se proposer pour fin de ses actions un objet permis. Ce n'est pas
qu'autant qu'il est en notre pouvoir nous ne détournions les hommes des choses
défendues; mais, quand nous ne pouvons pas empêcher l'action, nous purifions au
moins l'intention; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la
fin. Voilà par où nos Pères ont trouvé moyen de permettre les violences qu'on
pratique en défendant son honneur; car il n'y a qu'à détourner son intention du
désir de vengeance, qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son
honneur, qui est permis selon nos Pères. Et c'est ainsi qu'ils accomplissent
tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Car ils contentent le monde
en permettant les actions; et ils satisfont à l'Evangile en purifiant les
intentions. Voilà ce que les Anciens n'ont point connu, voilà ce qu'on doit à
nos Pères. Le comprenez-vous maintenant? Fort bien, lui dis-je. Vous accordez
aux hommes l'effet extérieur et matériel de l'action, et vous donnez à Dieu ce
mouvement intérieur et spirituel de l'intention; et par cet équitable partage,
vous alliez les lois humaines avec les divines. Mais, mon Père, pour vous dire
la vérité, je me défie un peu de vos promesses; et je doute que vos auteurs en
disent autant que vous. Vous me faites tort, dit le Père; je n'avance rien que
je ne prouve, et par tant de passages, que leur nombre, leur autorité et leurs
raisons vous rempliront d'admiration. Car, pour vous faire voir l'alliance que nos Pères ont faite des maximes de
l'Evangile avec celles du monde, par cette direction d'intention, écoutez notre
Père Reginaldus, in Praxi, I. XXI, n. 62, p. 260: Il est défendu aux
particuliers de se venger; car saint Paul dit aux Rom. ch. 12: Ne rendez à
personne le mal pour le mal; et l'Eccl., ch. 28: Celui qui veut se venger
attirera sur soi la vengeance de Dieu, et ses péchés ne seront point oubliés.
Outre tout ce qui est dit dans l'Evangile, du pardon des offenses, comme dans
les chapitres 6 et 12 de saint Matthieu. Certes, mon Père, si après cela il dit
autre chose que ce qui est dans l'Ecriture, ce ne sera pas manque de la savoir.
Que conclut-il donc enfin? Le voici, dit-il: De toutes ces choses, il paraît
qu'un homme de guerre peut sur l'heure même poursuivre celui qui l'a blessé; non
pas, à la vérité, avec l'intention de rendre le mal pour le mal, mais avec celle
de conserver son honneur: Non ut malum pro malo reddat, sed ut conservet honorem.
Voyez-vous comment ils ont soin de défendre d'avoir l'intention de rendre le
mal pour le mal, parce que l'Ecriture le condamne? Ils ne l'ont jamais souffert.
Voyez Lessius, De Just. Lib. II, C. IX, d. 12, n. 79: Celui qui a reçu un
soufflet ne peut pas avoir l'intention de s'en venger; mais il peut bien avoir
celle d'éviter l'infamie, et pour cela de repousser à l'instant cette injure, et
même à coups d'épée: etiam cum gladio. Nous sommes si éloignés de souffrir qu'on
ait le dessein de se venger de ses ennemis, que nos Pères ne veulent pas
seulement qu'on leur souhaite la mort par un mouvement de haine. Voyez notre
Père Escobar, Tr. 5, ex. 5, n. 145: Si votre ennemi est disposé à vous nuire,
vous ne devez pas souhaiter sa mort par un mouvement de haine, mais vous le
pouvez bien faire pour éviter votre dommage. Car cela est tellement légitime
avec cette intention, que notre grand Hurtado de Mendoza dit: Qu'on peut prier
Dieu de faire promptement mourir ceux qui se disposent à nous persécuter, si on
ne le peut éviter autrement. C'est au livre De Spe, Vol. II, d. 15, 3., sect. 4,
[§] 48. Mon Révérend Père, lui dis-je, l'Eglise a bien oublié de mettre une oraison à
cette intention dans ses prières. On n'y a pas mis, me dit-il, tout ce qu'on
peut demander à Dieu. Outre que cela ne se pouvait pas, car cette opinion-là est
plus nouvelle que le bréviaire: vous n'êtes pas bon chronologiste. Mais, sans
sortir de ce sujet, écoutez encore ce passage de notre Père Gaspar Hurtado, De
Sub. pecc. diff. 9, cité par Diana, p. 5, tr. 14, r. 99; c'est l'un des
vingt-quatre Pères d'Escobar. Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel,
désirer la mort de celui qui a une pension sur son bénéfice; et un fils celle de
son père, et se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour le
bien qui lui en revient, et non pas par une haine personnelle. O mon Père! lui dis-je, voilà un beau fruit de la direction d'intention! Je
vois bien qu'elle est de grande étendue; mais néanmoins il y a de certains cas
dont la résolution serait encore difficile, quoique fort nécessaire pour les
gentilshommes. Proposez-les pour voir, dit le Père. Montrez-moi, lui dis-le,
avec toute cette direction d'intention, qu'il soit permis de se battre en duel.
Notre grand Hurtado de Mendoza, dit le Père, vous y satisfera sur l'heure, dans
ce passage que Diana rapporte p. 5 tr. 14, r. 99. Si un gentilhomme qui est
appelé en duel est connu pour n'être pas dévot, et que les péchés qu'on lui voit
commettre à toute heure sans scrupule fassent aisément juger que, s'il refuse le
duel, ce n'est pas par la crainte de Dieu, mais par timidité; et qu'ainsi on
dise de lui que c'est une poule et non pas un homme, gallina et non vir, il
peut, pour conserver son honneur, se trouver au lieu assigné, non pas
véritablement avec l'intention expresse de se battre en duel, mais seulement
avec celle de se défendre, si celui qui l'a appelé l'y vient attaquer
injustement. Et son action sera tout indifférente d'elle-même. Car quel mal y
a-t-il d'aller dans un champ, de s'y promener en attendant un homme, et de se
défendre si on l'y vient attaquer? Et ainsi il ne pèche en aucune manière,
puisque ce n'est point du tout accepter un duel, ayant l'intention dirigée à
d'autres circonstances. Car l'acceptation du duel consiste en l'intention
expresse de se battre, laquelle celui-ci n'a pas. Et Navarrus dit fort bien qu'en cette occasion il est permis
d'accepter et d'offrir le duel: Licet acceptare et offerre duellum. Et aussi
qu'on peut tuer en cachette son ennemi. Et même, en ces rencontres-là, on ne
doit point user de la voie du duel, si on peut tuer en cachette son homme, et
sortir par là d'affaire: car, par ce moyen, on évitera tout ensemble, et
d'exposer sa vie dans un combat, et de participer au péché que notre ennemi commettrait par un duel.
Vous voyez par là que vous ne savez pas seulement ce que les termes
signifient, et cependant vous parlez comme un docteur. J'avoue, lui dis-je, que
cela m'est nouveau; et j'apprends de cette définition qu'on n'a peut-être jamais
tué personne en trahison; car on ne s'avise guère d'assassiner que ses ennemis;
mais, quoi qu'il en soit, on peut donc, selon Sanchez, tuer hardiment, je ne dis
plus en trahison, mais seulement par derrière, ou dans une embûche, un
calomniateur qui nous poursuit en justice? Oui, dit le Père, mais en dirigeant
bien l'intention; vous oubliez toujours le principal. Et c'est ce que Molina
soutient aussi, t. 4, tr. 3, disp. 12. Et même, selon notre docte Reginaldus, I.
21, c. 5, n. 57: On peut tuer aussi les faux témoins qu'il suscite contre nous.
Et enfin, selon nos grands et célèbres Pères Tannerus et Emmanuel Sa, on peut de
même tuer et les faux témoins et le juge, s'il est de leur intelligence. Voici
ses mots, t. 3, disp. 4, q. 8, n. 83: Sotus, dit-il, et Lessius disent qu'il
n'est pas permis de tuer les faux témoins et le juge qui conspirent à faire
mourir un innocent; mais Emmanuel Sa et d'autres auteurs ont raison d'improuver
ce sentiment-là, au moins pour ce qui touche la conscience. Et il confirme
encore, au même lieu, qu'on peut tuer et témoins et juge. Mon Père, lui dis-je, j'entends maintenant assez bien votre principe de la
direction d'intention; mais j'en veux bien entendre aussi les conséquences, et
tous les cas où cette méthode donne le pouvoir de tuer. Reprenons donc ceux que
vous m'avez dits, de peur de méprise; car l'équivoque serait ici dangereuse. Il
ne faut tuer que bien à propos, et sur bonne opinion probable. Vous m'avez donc
assuré qu'en dirigeant bien son intention, on peut, selon vos Pères, pour
conserver son honneur, et même son bien, accepter un duel, l'offrir quelquefois,
tuer en cachette un faux accusateur, et ses témoins avec lui, et encore le juge
corrompu qui les favorise; et vous m'avez dit aussi que celui qui a reçu un
soufflet peut, sans se venger, le réparer à coups d'épée. Mais, mon Père, vous
ne m'avez pas dit avec quelle mesure. On ne s'y peut guère tromper, dit le Père;
car on peut aller jusqu'à le tuer. C'est ce que prouve fort bien notre savant
Henriquez, Liv. 14, c. 10, n. 3, et d'autres de nos Pères rapportés par Escobar,
tr. I, ex. 7, n. 48, en ces mots: On peut tuer celui qui a donné un soufflet,
quoiqu'il s'enfuie, pourvu qu'on évite de le faire par haine ou par vengeance,
et que par là on ne donne pas lieu à des meurtres excessifs et nuisibles à
l'Etat. Et la raison en est, qu'on peut ainsi courir après son honneur, comme
après du bien dérobé; car encore que votre honneur ne soit pas entre les mains
de votre ennemi, comme seraient des hardes qu'il vous aurait volées, on peut
néanmoins le recouvrer en la même manière, en donnant des marques de grandeur et
d'autorité, et s'acquérant par là l'estime des hommes. Et, en effet, n'est-il
pas véritable que celui qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur, jusqu'à
ce qu'il ait tué son ennemi? Cela me parut si horrible, que j'eus peine à me
retenir; mais, pour savoir le reste, je le laissai continuer ainsi: Et même,
dit-il, on peut, pour prévenir un soufflet, tuer celui qui le veut donner, s'il
n'y a que ce moyen de l'éviter. Cela est commun dans nos Pères. Par exemple,
Azor, Inst. mor., part. 3, p. 105 (c'est encore l'un des vingt-quatre
vieillards): Est-il permis à un homme d'honneur de tuer celui qui lui veut
donner un soufflet ou un coup de bâton? Les uns disent que non; et leur raison
est que la vie du prochain est plus précieuse que notre honneur: outre qu'il y a
de la cruauté à tuer un homme pour éviter seulement un soufflet. Mais les autres
disent que cela est permis; et certainement je le trouve probable, quand on ne
peut l'éviter autrement; car, sans cela, l'honneur des innocents serait sans
cesse exposé à la malice des insolents. Notre grand Filiutius, de même, t. 2,
tr. 29, c. 3, n. 50; et le P. Héreau, dans ses écrits de l'homicide; Hurtado de
Mendoza, in 2, 2, disp. 170, sect. 16, § 137; et Bécan, Som., t. I, q. 64, De
Homicid; et nos Pères Flahaut et Lecourt, dans leurs écrits que l'Université,
dans sa troisième requête, a rapportés tout au long pour les décrier, mais elle
n'y a pas réussi; et Escobar au même lieu, n. 48, disent tous les mêmes choses.
Enfin cela est si généralement soutenu, que Lessius le décide comme une chose
qui n'est contestée d'aucun casuiste, l. 2, c. 9, n. 76; car il en apporte un
grand nombre qui sont de cette opinion, et aucun qui soit contraire; et même il
allègue, n. 77, Pierre Navarre, qui, parlant généralement des affronts, dont il
n'y en [a] point de plus sensible qu'un soufflet, déclare que, selon le
consentement de tous les casuistes, ex sententia omnium licet contumeliosum
occidere, si aliter ea injuria arceri nequit. En voulez-vous davantage?
Je l'en remerciai, car je n'en avais que trop entendu; mais pour voir
jusqu'où irait une si damnable doctrine, je lui dis: Mais, mon Père, ne
sera-t-il point permis de tuer pour un peu moins? Ne saurait-on diriger son
intention en sorte qu'on puisse tuer pour un démenti? Oui, dit le Père, et selon
notre Père Baldelle, l. 3, disp. 24, n. 24, rapporté par Escobar au même lieu,
n. 49: Il est permis de tuer celui qui vous dit: Vous avez menti, si on ne peut
le réprimer autrement. Et on peut tuer de la même sorte pour des médisances,
selon nos Pères; car Lessius, que le Père Héreau, entre autres, suit mot à mot,
dit, au lieu déjà Cité: Si vous tâchez de ruiner ma réputation par des calomnies
devant les personnes d'honneur, et que je ne puisse l'éviter autrement qu'en
vous tuant, le puis-je faire? Oui, selon des auteurs modernes, et même encore
que le crime que vous publiez soit véritable, si toutefois il est secret, en
sorte que vous ne puissiez le découvrir selon les voies de la justice; et en
voici la preuve. Si vous me voulez ravir l'honneur en me donnant un soufflet, je
puis l'empêcher par la force des armes: donc la même défense est permise quand
vous me voulez faire la même injure avec la langue. De plus, on peut empêcher
les affronts: donc on peut empêcher les médisances. Enfin l'honneur est plus
cher que la vie. Or on peut tuer pour défendre sa vie: donc on peut tuer pour
défendre son honneur.
O mon Père, lui dis-je, voilà tout ce qu'on peut souhaiter pour mettre
l'honneur à couvert; mais la vie est bien exposée, si, pour de simples
médisances ou des gestes désobligeants, on peut tuer le monde en conscience.
Cela est vrai, me dit-il; mais comme nos Pères sont fort circonspects, ils ont
trouvé à propos de défendre de mettre cette doctrine en usage en ces petites
occasions, car ils disent au moins qu'à peine doit-on la pratiquer: practice vix
probari potest. Et ce n'a pas été sans raison; la voici. Je le sais bien, lui
dis-je; c'est parce que la loi de Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas
par là, me dit le Père; ils le trouvent permis en conscience, et en ne regardant
que la vérité en elle-même. Et pourquoi le défendent-ils donc? Ecoutez-le,
dit-il. C'est parce qu'on dépeuplerait un Etat en moins de rien, si on en tuait
tous les médisants. Apprenez-le de notre Reginaldus, liv. 21, n. 63, Page 260:
Encore que cette opinion, qu'on peut tuer pour une médisance, ne soit pas sans
probabilité dans la théorie, il faut suivre le contraire dans la pratique; car
il faut toujours éviter le dommage de l'Etat dans la manière de se défendre. Or
il est visible qu'en tuant le monde de cette sorte, il se ferait un trop grand
nombre de meurtres. Lessius en parle de même au lieu déjà cité. Il faut prendre
garde que l'usage de cette maxime ne soit nuisible à l'Etat, car alors il ne
faut pas le permettre, tunc enim non est permittendus. Quoi! mon Père, ce n'est donc ici qu'une défense de politique, et non pas de
religion? Peu de gens s'y arrêteront, et surtout dans la colère; car il pourrait
être assez probable qu'on ne fait point de tort à l'Etat de le purger d'un
méchant homme. Aussi, dit-il, notre Père Filiutius joint à cette raison-là une
autre bien considérable, tr. 29, ch. 3, n. 51. C'est qu'on serait puni en
justice, en tuant le monde pour ce sujet. Je vous le disais bien, mon Père, que
vous ne feriez jamais rien qui vaille, tant que vous n'auriez point les juges de
votre côté. Les juges, dit le Père, qui ne pénètrent pas dans les consciences,
ne jugent que par le dehors de l'action, au lieu que nous regardons
principalement à l'intention; et de là vient que nos maximes sont quelquefois un
peu différentes des leurs. Quoi qu'il en soit, mon Père, il se conclut fort bien
des vôtres qu'en évitant les dommages de l'Etat, on peut tuer les médisants en
sûreté de conscience, pourvu que ce soit en sûreté de sa personne. Mais, mon Père, après avoir si bien pourvu à l'honneur, n'avez-vous rien fait
pour le bien? Je sais qu'il est de moindre considération, mais il n'importe. Il
me semble qu'on peut bien diriger son intention à tuer pour le conserver. Oui,
dit le Père, et je vous ai touché quelque chose qui vous a pu donner cette
ouverture. Tous nos casuistes s'y accordent, et même on le permet, encore que
l'on ne craigne plus aucune violence de ceux qui nous ôtent notre bien, comme
quand ils s'enfuient. Azor, de notre Société, le prouve, p. 3, l. 2, ch. I, q.
20. Mais, mon Père, combien faut-il que la chose vaille pour nous porter à cette
extrémité? Il faut, selon Reginaldus, l. 21, ch. 5, n. [68], et Tannerus, in. 2,
2, disp. 4, q. 8, d. 4, n. 69, que la chose soit de grand prix au jugement d'un
homme prudent. Et Layman et Filiutius en parlent de même. Ce n'est rien dire,
mon Père: où ira-t-on chercher un homme prudent, dont la rencontre est si rare,
pour faire cette estimation? Que ne déterminent-ils exactement la somme?
Comment! dit le Père, était-il si facile, à votre avis, de comparer la vie d'un
homme et d'un chrétien à de l'argent? C'est ici où je veux vous faire sentir la
nécessité de nos casuistes. Cherchez-moi, dans tous les anciens Pères, pour
combien d'argent il est permis de tuer un homme. Que vous diront-ils, sinon: non
occides, Vous ne tuerez point? Et qui a donc osé déterminer cette somme?
répondis-je. C'est, me dit-il, notre grand et incomparable Molina, la gloire de
notre Société, qui, par sa prudence inimitable, l'a estimée à six ou sept
ducats, pour lesquels il assure qu'il est permis de tuer, encore que celui qui
les emporte s'enfuie. C'est en son t. 4, tr. 3, disp. 16, d. 6. Et il dit de
plus au même endroit: Qu'il n'oserait condamner d'aucun péché un homme qui tue
celui qui lui veut ôter une chose de la valeur d'un écu, ou moins: unius aurei,
vel minoris adhuc valoris. Ce qui a porté Escobar à établir cette règle
générale, n. 44, que régulièrement on peut tuer un homme pour la valeur d'un
écu, selon Molina.
Et même, selon notre célèbre P. Lamy, il est permis aux prêtres et aux
religieux de prévenir ceux qui les veulent noircir par des médisances, en les
tuant pour les en empêcher. Mais c'est toujours en dirigeant bien l'intention.
Voici ses termes, t. 5, disp. 36, n. 118: Il est permis à un ecclésiastique ou à
un religieux de tuer un calomniateur qui menace de publier des crimes scandaleux
de sa communauté ou de lui-même, quand il n'y a que ce seul moyen de l'en
empêcher, comme s'il est prêt à répandre ses médisances si on ne le tue
promptement: car, en ce cas, comme il serait permis à ce religieux de tuer celui
qui lui voudrait ôter la vie, il lui est permis aussi de tuer celui qui lui veut
ôter l'honneur ou celui de sa communauté, de la même sorte qu'aux gens du monde.
Je ne savais pas cela, lui dis-je, et j'avais cru simplement le contraire sans y
faire de réflexion, sur ce que j'avais ouï dire que l'Eglise abhorre tellement
le sang, qu'elle ne permet pas seulement aux juges ecclésiastiques d'assister
aux jugements criminels. Ne vous arrêtez pas à cela, dit-il, notre Père Lamy
prouve fort bien cette doctrine, quoique, par un trait d'humilité bienséant à ce
grand homme, il la soumette aux lecteurs prudents. Et Caramuel, notre illustre
défenseur, qui la rapporte dans sa Théologie fondamentale, p. 543, la croit si
certaine, qu'il soutient que le contraire n'est pas probable; et il en tire des
conclusions admirables, comme celle-ci, qu'il appelle la conclusion des
conclusions, conclusionum conclusio: Qu'un prêtre non seulement peut, en de
certaines rencontres, tuer un calomniateur, mais encore qu'il y en a où il le
doit faire: etiam aliquando debet occidere. Il examine plusieurs questions
nouvelles sur ce principe; par exemple celle-ci: Savoir si les Jésuites peuvent
tuer les Jansénistes? Voilà, mon Père, m'écriai-je, un point de théologie bien
surprenant! Et je tiens les Jansénistes déjà morts par la doctrine du P. Lamy.
Vous voilà attrapé, dit le Père. Caramuel conclut le contraire des mêmes
principes. Et comment cela, mon Père? Parce, me dit-il, qu'ils ne nuisent pas à
notre réputation. Voici ses mots, n. 1146 et 1147, p. 547 et 548: Les
Jansénistes appellent les Jésuites Pélagiens; pourra-t-on les tuer pour cela?
Non, d'autant que les Jansénistes n'obscurcissent non plus l'éclat de la Société
qu'un hibou celui du soleil; au contraire, ils l'ont relevée, quoique contre
leur intention: occidi non possunt, quia nocere non potuerunt. Eh quoi! mon Père, la vie des Jansénistes dépend donc seulement de savoir
s'ils nuisent à votre réputation? Je les tiens peu en sûreté, si cela est. Car
s'il devient tant soit peu probable qu'ils vous fassent tort, les voilà tuables
sans difficulté. Vous en ferez un argument en forme; et il n'en faut pas
davantage, avec une direction d'intention, pour expédier un homme en sûreté de
conscience. O qu'heureux sont les gens qui ne veulent pas souffrir les injures,
d'être instruits en cette doctrine! Mais que malheureux sont ceux qui les
offensent! En vérité, mon Père, il vaudrait autant avoir affaire à des gens qui
n'ont point de religion, qu'à ceux qui en sont instruits jusqu'à cette
direction. Car enfin l'intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui
est blessé. Il ne s'aperçoit point de cette direction secrète, et il ne sent que
celle du coup qu'on lui porte. Et je ne sais même si on n'aurait pas moins de
dépit de se voir tuer brutalement par des gens emportés, que de se sentir
poignarder consciencieusement par des gens dévots. Tout de bon, mon Père, je suis un peu surpris de tout ceci; et ces questions
du Père Lamy et de Caramuel ne me plaisent point. Pourquoi? dit le Père:
êtes-vous Janséniste? J'en ai une autre raison, lui dis-je. C'est que j'écris de
temps en temps à un de mes amis de la campagne ce que j'apprends des maximes de
vos Pères. Et quoique je ne fasse que rapporter simplement et citer fidèlement
leurs paroles, je ne sais néanmoins s'il ne se pourrait pas rencontrer quelque
esprit bizarre qui, s'imaginant que cela vous fait tort, n'en tirât de vos
principes quelque méchante conclusion. Allez, me dit le Père, il ne vous en
arrivera point de mal, j'en suis garant. Sachez que ce que nos Pères ont imprimé
eux-mêmes, et avec l'approbation de nos Supérieurs, n'est ni mauvais, ni
dangereux à publier. Je vous écris donc sur la parole de ce bon Père; mais le papier me manque
toujours, et non pas les passages. Car il y en a tant d'autres, et de si forts,
qu'il faudrait des volumes pour tout dire. Je suis, etc. De Paris, ce 28 mai 1656. Monsieur, Vous ne pensiez pas que personne eût la curiosité de savoir qui nous sommes;
cependant il y a des gens qui essayent de le deviner, mais ils rencontrent mal.
Les uns me prennent pour un docteur de Sorbonne: les autres attribuent mes
lettres à quatre ou cinq personnes, qui, comme moi, ne sont ni prêtres ni
ecclésiastiques. Tous ces faux soupçons me font connaître que je n'ai pas mal
réussi dans le dessein que j'ai eu de n'être connu que de vous, et du bon Père
qui souffre toujours mes visites, et dont je souffre toujours les discours,
quoique avec bien de la peine. Mais je suis obligé à me contraindre; car il ne
les continuerait pas, s'il s'apercevait que j'en fusse si choqué; et ainsi je ne
pourrais m'acquitter de la parole que je vous ai donnée, de vous faire savoir
leur morale. Je vous assure que vous devez compter pour quelque chose la
violence que je me fais. Il est bien pénible de voir renverser toute la morale
chrétienne par des égarements si étranges, sans oser y contredire ouvertement.
Mais, après avoir tant enduré pour votre satisfaction, je pense qu'à la fin
j'éclaterai pour la mienne, quand il n'aura plus rien à me dire. Cependant je me
retiendrai autant qu'il me sera possible; car plus je me tais, plus il me dit de
choses. Il m'en apprit tant la dernière fois, que j'aurai bien de la peine à
tout dire. Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer. Car,
de quelque manière qu'il pallie ses maximes, celles que j'ai à vous dire ne vont
en effet qu'à favoriser les juges corrompus, les usuriers, les banqueroutiers,
les larrons, les femmes perdues et les sorciers, qui sont tous dispensés assez
largement de restituer ce qu'ils gagnent chacun dans leur métier. C'est ce que
le bon Père m'apprit par ce discours.
Je vous dirai d'abord une des plus importantes et des plus avantageuses
maximes que nos Pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant
Castro Palao, l'un de nos vingt-quatre vieillards. Voici ses mots: Un juge peut
il, dans une question de droit, juger selon une opinion probable, en quittant
l'opinion la plus probable? Oui, et même contre son propre sentiment: imo contra
propriam opinionem: Et c'est ce que notre Père Escobar rapporte aussi au tr. 6,
ex. 6, n. 45. O mon Père! lui dis-je, voilà un beau commencement! Les juges vous
sont bien obligés; et je trouve bien étrange qu'ils s'opposent à vos
probabilités, comme nous l'avons remarqué quelquefois, puisqu'elles leur sont si
favorables. Car vous donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes que
vous vous êtes donné sur les consciences. Vous voyez, me dit-il, que ce n'est
pas notre intérêt qui nous fait agir; nous n'avons eu égard qu'au repos de leurs
consciences, et c'est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé, sur le
sujet des présents qu'on leur fait. Car, pour lever les scrupules qu'ils
pourraient avoir d'en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de
faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience,
à moins qu'il y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C'est en son
t. I, tr. 2, d. 88, n. 6. Les voici: Les juges peuvent recevoir des présents des
parties, quand ils les leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la
justice qu'ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l'avenir, ou pour
les obliger à prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à
les expédier promptement. Notre savant Escobar en parle encore au tr. 6, ex. 6,
n. 43, en cette sorte: S'il y a plusieurs personnes qui n'aient pas plus de
droit d'être expédiées l'une que l'autre, le juge qui prendra quelque chose de
l'un, à condition, ex pacto, de l'expédier le premier, péchera-t-il? Non,
certainement selon Layman: car il ne fait aucune injure aux autres selon le
droit naturel, lorsqu'il accorde à l'un, par la considération de son présent, ce
qu'il pouvait accorder à celui qu'il lui eût plu: et même, étant également
obligé envers tous par l'égalité de leur droit, il le devient davantage envers
celui qui lui fait ce don, qui l'engage à le préférer aux autres: et cette
préférence semble pouvoir être estimée pour de l'argent: Quoe obligatio videtur
pretio oestimabilis. Mon Révérend Père, lui dis-je, je suis surpris de cette permission, que les
premiers magistrats du royaume ne savent pas encore. Car M. le premier président
a apporté un ordre dans le Parlement pour empêcher que certains greffiers ne
prissent de l'argent pour cette sorte de préférence: ce qui témoigne qu'il est
bien éloigné de croire que cela soit permis à des juges; et tout le monde a loué
une réformation si utile à toutes les parties. Le bon Père, surpris de ce
discours, me répondit: Dites-vous vrai? je ne savais rien de cela. Notre opinion
n'est que probable, le contraire est probable aussi. En vérité, mon Père, lui
dis-je, on trouve que M. le premier président a plus que probablement bien fait,
et qu'il a arrêté par là le cours d'une corruption publique, et soufferte durant
trop longtemps. J'en juge de la même sorte, dit le Père; mais passons cela,
laissons les juges. Vous avez raison, lui dis-je; aussi bien ne
reconnaissent-ils pas assez ce que vous faites pour eux. Ce n'est pas cela, dit
le Père; mais c'est qu'il y a tant de choses à dire sur tous, qu'il faut être
court sur chacun. Parlons maintenant des gens d'affaires. Vous savez que la plus grande peine
qu'on ait avec eux est de les détourner de l'usure; et c'est aussi à quoi nos
Pères ont pris un soin particulier; car ils détestent si fort ce vice,
qu'Escobar dit au tr. 3, ex. 5, n. I, que de dire que l'usure n'est pas péché,
ce serait une hérésie. Et notre Père Bauny, dans sa Somme des péchés, ch. 14,
remplit plusieurs pages des peines dues aux usuriers. Il les déclare infâmes
durant leur vie, et indignes de sépulture après leur mort. O mon Père! je ne le
croyais pas si sévère. Il l'est quand il le faut, me dit-il; mais aussi ce
savant casuiste ayant remarqué qu'on n'est attiré à l'usure que par le désir du
gain, il dit au même lieu: L'on n'obligerait donc pas peu le monde, si, le
garantissant des mauvais effets de l'usure, et tout ensemble du péché qui en est
la cause, l'on lui donnait le moyen de tirer autant et plus de profit de son
argent par quelque bon et légitime emploi, que l'on n'en tire des usures. Sans
doute, mon Père, il n'y aurait plus d'usuriers après cela. Et c'est pourquoi,
dit-il, il en a fourni une méthode générale pour toutes sortes de personnes,
gentilshommes, présidents, conseillers, etc., et si facile, qu'elle ne consiste
qu'en l'usage de certaines paroles qu'il faut prononcer en prêtant son argent;
ensuite desquelles on peut en prendre du profit, sans craindre qu'il soit
usuraire, comme il est sans doute qu'il l'aurait été autrement. Et quels sont
donc ces termes mystérieux, mon Père? Les voici, me dit-il, et en mots propres;
car vous savez qu'il a fait son livre de la Somme des péchés en français, pour
être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la préface: Celui à qui on
demande de l'argent répondra donc en cette sorte: je n'ai point d'argent à
prêter; si ai bien à mettre à profit honnête et licite. Si désirez la somme que
demandez pour la faire valoir par votre industrie à moitié gain, moitié perte,
peut-être m'y résoudrai-je. Bien est vrai qu'à cause qu'il [y] a trop de peine à
s'accommoder pour le profit, si vous m'en voulez assurer un certain, et quand,
et quand aussi mon sort principal, qu'il ne coure fortune, nous tomberions bien
plus tôt d'accord, et vous ferai toucher argent dans cette heure. N'est-ce pas
là un moyen bien aisé de gagner de l'argent sans pécher? Et le P. Bauny n'a-t-il
pas raison de dire ces paroles, par lesquelles il conclut cette méthode: Voilà,
à mon avis, le moyen par lequel quantité de personnes dans le monde, qui, par
leurs usures, extorsions et contrats illicites, se provoquent la juste
indignation de Dieu, se peuvent sauver en faisant de beaux, honnêtes et licites
profits? O mon Père! lui dis-je, voilà des paroles bien puissantes! Sans doute elles
ont quelque vertu occulte pour chasser l'usure, que je n'entends pas: car j'ai
toujours pensé que ce péché consistait à retirer plus d'argent qu'on n'en a
prêté. Vous l'entendez bien peu, me dit-il. L'usure ne consiste presque, selon
nos Pères, qu'en l'intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c'est
pourquoi notre Père Escobar fait éviter l'usure par un simple détour
d'intention; c'est au tr. 3, ex. 5, n. 4, 33, 44. Ce serait usure, dit-il, de
prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l'exigeait comme dû par justice;
mais, si on l'exige comme dû par reconnaissance, ce n'est point usure. Et n. 3:
Il n'est pas permis d'avoir l'intention de profiter de l'argent prêté
immédiatement; mais de le prétendre par l'entremise de la bienveillance de celui
à qui on l'a prêté, mediâ benevolentiâ, ce n'est point usure.
J'aurais bien encore d'autres méthodes à vous enseigner; mais celles-là
suffisent, et j'ai à vous entretenir de ceux qui sont mal dans leurs affaires.
Nos Pères ont pensé à les soulager selon l'état où ils sont; car, s'ils n'ont
pas assez de bien pour subsister honnêtement, et tout ensemble pour payer leurs
dettes, on leur permet d'en mettre une partie à couvert en faisant banqueroute à
leurs créanciers. C'est ce que notre Père Lessius a décidé, et qu'Escobar
confirme au tr. 3, ex. 2, n. 163: Celui qui fait banqueroute peut-il, en sûreté
de conscience, retenir de ses biens autant qu'il est nécessaire pour faire
subsister sa famille avec honneur, ne indecore vivat? Je soutiens que oui avec
Lessius; et même encore qu'il les eût gagnés par des injustices et des crimes
connus de tout le monde, ex [injustitia] et notorio delicto quoiqu'en ce cas il
n'en puisse pas retenir en une aussi grande quantité qu'autrement. Comment! mon
Père, par quelle étrange charité voulez-vous que ces biens demeurent plutôt à
celui qui les a gagnés par ses voleries, pour le faire subsister avec honneur,
qu'à ses créanciers, à qui ils appartiennent légitimement? On ne peut pas, dit
le Père, contenter tout le monde, et nos Pères ont pensé particulièrement à
soulager ces misérables. Et c'est encore en faveur des indigents que notre grand
Vasquez, cité par Castro Palao, t. I, tr. 6, d. 6, p. 6, n. 12, dit que, quand
on voit un voleur résolu et prêt à voler une personne pauvre, on peut, pour l'en
détourner, lui assigner quelque personne riche en particulier, pour le voler au
lieu de l'autre. Si vous n'avez pas Vasquez, ni Castro Palao, vous trouverez la
même chose dans votre Escobar; car, comme vous le savez, il n'a presque rien dit
qui ne soit pris de vingt-quatre des plus célèbres de nos Pères; c'est au tr. 5,
ex. 5, n. 120: La pratique de notre Société pour la charité envers le prochain.
Cette charité est véritablement extraordinaire, mon Père, de sauver la perte
de l'un par le dommage de l'autre. Mais je crois qu'il faudrait la faire
entière, et que celui qui a donné ce conseil serait ensuite obligé en conscience
de rendre à ce riche le bien qu'il lui aurait fait perdre. Point du tout, me
dit-il, car il ne l'a pas volé lui-même, il n'a fait que le conseiller à un
autre. Or écoutez cette sage résolution de notre Père Bauny sur un cas qui vous
étonnera donc encore bien davantage, et où vous croiriez qu'on serait beaucoup
plus obligé de restituer. C'est au ch. 13 de sa Somme. Voici ses propres termes
français: Quelqu'un prie un soldat de battre son voisin, ou de brûler la grange
d'un homme qui l'a offensé. On demande si, au défaut du soldat, l'autre qui l'a
prié de faire tous ces outrages doit réparer du sien le mal qui en sera issu.
Mon sentiment est que non. Car à restitution nul n'est tenu, s'il n'a violé la
justice. La viole-t-on quand on prie autrui d'une faveur? Quelque demande qu'on
lui en fasse, il demeure toujours libre de l'octroyer ou de la nier. De quelque
côté qu'il encline, c'est sa volonté qui l'y porte; rien ne l'y oblige que la
bonté, que la douceur et la facilité de son esprit. Si donc ce soldat ne répare
le mal qu'il aura fait, il n'y faudra astreindre celui à la prière duquel il
aura offensé l'innocent. Ce passage pensa rompre notre entretien: car je fus sur
le point d'éclater de rire de la bonté et douceur d'un brûleur de grange, et de
ces étranges raisonnements qui exemptent de restitution le premier et véritable
auteur d'un incendie, que les juges n'exempteraient pas de la mort; mais si je
ne me fusse retenu, le bon Père s'en fût offensé; car il parlait sérieusement,
et me dit ensuite du même air: Vous devriez reconnaître par tant d'épreuves combien vos objections sont
vaines; cependant vous nous faites sortir par là de notre sujet. Revenons donc
aux personnes incommodées, pour le soulagement desquelles nos Pères, comme entre
autres Lessius, l. 2, c. 12, n. 12, assurent qu'il est permis de dérober non
seulement dans une extrême nécessité, mais encore dans une nécessité grave,
quoique non pas extrême. Escobar le rapporte aussi au tr. I, ex. 9, n. 29. Cela
est surprenant, mon Père: il n'y a guère de gens dans le monde qui ne trouvent
leur nécessité grave, et à qui vous ne donniez par là le pouvoir de dérober en
sûreté de conscience. Et quand vous en réduiriez la permission aux seules
personnes qui sont effectivement en cet état, c'est ouvrir la porte à une
infinité de larcins, que les juges puniraient nonobstant cette nécessité grave,
et que vous devriez réprimer à bien plus forte raison, vous qui devez maintenir
parmi les hommes non seulement la justice, mais encore la charité, qui est
détruite par ce principe. Car enfin n'est-ce pas la violer, et faire tort à son
prochain, que de lui faire perdre son bien pour en profiter soi-même? C'est ce
qu'on m'a appris jusqu'ici. Cela n'est pas toujours véritable, dit le Père; car
notre grand Molina nous a appris, t. 2, tr. 2, dis. 328, n. 8, que l'ordre de la
charité n'exige pas qu'on se prive d'un profit pour sauver par là son prochain
d'une perte pareille. C'est ce qu'il dit pour montrer ce qu'il avait entrepris
de prouver en cet endroit-là: Qu'on n'est pas obligé en conscience de rendre les
biens qu'un autre nous aurait donnés, pour en frustrer ses créanciers. Et
Lessius, qui soutient la même opinion, la confirme par ce même principe au l. 2,
c. 20, d. 19, n. 168.
Mon Révérend Père, lui dis-je, je vois les religieux mieux traités en cela
que les autres. Point du tout, dit le Père; n'en fait-on pas autant pour tous
les mineurs généralement, au nombre desquels les religieux sont toute leur vie?
Il est juste de les excepter. Mais à l'égard de tous les autres, on n'est point
obligé de leur rendre ce qu'on reçoit d'eux pour une mauvaise action. Et Lessius
le prouve amplement au I. 2, De Just., c. 14, d. 8, n. 52. Car, dit-il, une
méchante action peut être estimée pour de l'argent, en considérant l'avantage
qu'en reçoit celui qui la fait faire, et la peine qu'y prend celui qui
l'exécute; et c'est pourquoi on n'est point obligé à restituer ce qu'on reçoit
pour la faire, de quelque nature qu'elle soit, homicide, sentence injuste,
action sale (car ce sont les exemples dont il se sert dans toute cette matière),
si ce n'est qu'on eût reçu de ceux qui n'ont pas le pouvoir de disposer de leur
bien. Vous direz peut-être que celui qui reçoit de l'argent pour un méchant
coup, pèche, et qu'ainsi il ne peut ni le prendre ni le retenir. Mais je réponds
qu'après que la chose est exécutée, il n'y a plus aucun péché ni à payer, ni à
en recevoir le payement. Notre grand Filiutius entre plus encore dans le détail
de la pratique. Car il marque qu'on est obligé en conscience de payer
différemment les actions de cette sorte, selon les différentes conditions des
personnes qui les commettent, et que les unes valent plus que les autres. C'est
ce qu'il établit sur des solides raisons, au tr. 31, c. 9, n. 231: Occultoe
fornicarioe debetur pretium in conscientia, et multo majore ratione, quam
publicoe. Copia enim quam occulta facit mulier sui corporis, multo plus valet
quam ea quam publica facit meretrix; nec ulla est lex positiva quoe reddat eam
incapacem pretii. Idem dicendum de pretio promisso virgini, conjugatoe, moniali,
et cuicumque alii. Est enim omnium eadem ratio, Il me fit voir ensuite, dans ses auteurs, des choses de cette nature si
infâmes, que je n'oserais les rapporter, et dont il aurait eu horreur lui-même
(car il est bon homme), sans le respect qu'il a pour ses Pères, qui lui fait
recevoir avec vénération tout ce qui vient de leur part. Je me taisais
cependant, moins par le dessein de l'engager à continuer cette matière, que par
la surprise de voir des livres de religieux pleins de décisions si horribles, si
injustes et si extravagantes tout ensemble. Il poursuivit donc en liberté son
discours, dont la conclusion fut ainsi. C'est pour cela, dit-il, que notre
illustre Molina (je crois qu'après cela vous serez content) décide ainsi cette
question: Quand on a reçu de l'argent pour faire une méchante action, est-on obligé à
le rendre? Il faut distinguer, dit ce grand homme; si on n'a pas fait l'action
pour laquelle on a été payé, il faut rendre l'argent; mais si on l'a faite, on
n'y est point obligé: si non fecit hoc malum, tenetur restituere; secus, si
fecit. C'est ce qu'Escobar rapporte au tr. 3, ex. 2, n. 138. Voilà quelques-uns de nos principes touchant la restitution. Vous en avez
bien appris aujourd'hui, je veux voir maintenant comment vous en aurez profité.
Répondez-moi donc. Un juge qui a reçu de l'argent d'une des parties pour rendre
un jugement en sa faveur est-il obligé à le rendre? Vous venez de me dire que
non, mon Père. Je m'en doutais bien, dit-il; vous l'ai-je dit généralement? je
vous ai dit qu'il n'est pas obligé de rendre, s'il a fait gagner le procès à
celui qui n'a pas bon droit. Mais quand on a bon droit, voulez-vous qu'on achète
encore le gain de sa cause, qui est dû légitimement? Vous n'avez pas de raison.
Ne comprenez-vous pas que le juge doit la justice, et qu'ainsi il ne la peut pas
vendre; mais qu'il ne doit pas l'injustice, et qu'ainsi il peut en recevoir de
l'argent? Aussi tous nos principaux auteurs, comme Molina, disp. 94 et 99;
Reginaldus, l. 10, n. 184, 185 et 178; Filiutius, tr. 31, n. 220 et 228; Escobar
tr. 3, ex. I, n. 21 et 23; Lessius, Lib. 2, c. 14, d. 8, n. 52, enseignent tous
uniformément: Qu'un juge est bien obligé de rendre ce qu'il a reçu pour faire
justice, si ce n'est qu'on le lui eût donné par libéralité; mais qu'il n'est
jamais obligé à rendre ce qu'il a reçu d'un homme en faveur duquel il a rendu un
arrêt injuste.
Eh bien, dites-moi, après cela, s'il est utile de savoir nos maximes? En
rirez-vous maintenant? Et ne ferez-vous [pas] plutôt, avec le P. Cellot, cette
pieuse réflexion sur le bonheur de cette rencontre: Les rencontres de cette
sorte sont en Dieu l'effet de sa providence, en l'Ange gardien l'effet de sa
conduite, et en ceux à qui elles arrivent, l'effet de leur prédestination. Dieu,
de toute éternité, a voulu que la chaîne d'or de leur salut dépendît d'un tel
auteur, et non pas de cent autres qui disent la même chose, parce qu'il n'arrive
pas qu'ils les rencontrent. Si celui-là n'avait écrit, celui-ci ne serait pas
sauvé. Conjurons donc, par les entrailles de Jésus-Christ, ceux qui blâment la
multitude de nos auteurs de ne leur pas envier les livres que l'élection
éternelle de Dieu et le sang de Jésus-Christ leur a acquis. Voilà de belles
paroles, par lesquelles ce savant homme prouve si solidement cette proposition
qu'il avait avancée: Combien il est utile qu'il y ait un grand nombre d'auteurs qui écrivent de la
théologie morale: Quam utile sit de theologia morali multos scribere.
Mon Père, lui dis-je, je remettrai à une autre fois à vous déclarer mon
sentiment sur ce passage, et je ne vous dirai présentement autre chose, sinon
que, puisque vos maximes sont si utiles, et qu'il est si important de les
publier, vous devez continuer à m'en instruire; car je vous assure que celui à
qui je les envoie les fait voir à bien des gens. Ce n'est pas que nous ayons
autrement l'intention de nous en servir, mais c'est qu'en effet nous pensons
qu'il sera utile que le monde en soit bien informé. Aussi, me dit-il, vous voyez
que je ne les cache pas; et pour continuer, je pourrai bien vous parler, la
première fois, des douceurs et des commodités de la vie que nos Pères permettent
pour rendre le salut aisé et la dévotion facile, afin qu'après avoir [appris]
jusqu'ici ce qui touche les conditions particulières, vous appreniez ce qui est
général pour toutes, et qu'ainsi il ne vous manque rien pour une parfaite
instruction. Après que ce Père m'eut parlé de la sorte, il me quitta. Je suis, etc. J'ai toujours oublié à vous dire qu'il y a des Escobars de différentes
impressions. Si vous en achetez, prenez de ceux de Lyon, ou il y a à l'entrée
une image d'un agneau qui est sur un livre scellé de sept sceaux, ou de ceux de
Bruxelles de 1651. Comme ceux-là sont les derniers, ils sont meilleurs et plus
amples que ceux des éditions précédentes de Lyon, des années 1644 et 1646.
Depuis tout ceci, on en a imprimé une nouvelle édition à Paris, chez Piget, plus
exacte que toutes les autres. Mais on peut encore bien mieux apprendre les
sentiments d'Escobar dans la Grande Théologie morale, dont il y a déjà deux
volumes in-folio imprimés à Lyon. Ils sont très dignes d'être vus, pour
connaître l'horrible renversement que les Jésuites font de la morale de l'Eglise. De Paris, ce 3 juillet 1656. Monsieur, Je ne vous ferai pas plus de compliment que le bon Père m'en fit la dernière
fois que je le vis. Aussitôt qu'il m'aperçut, il vint à moi et me dit, en
regardant dans un livre qu'il tenait à la main: Qui vous ouvrirait le Paradis,
ne vous obligerait-il pas parfaitement? Ne donneriez-vous pas les millions d'or
pour en avoir une clef, et entrer dedans quand bon vous semblerait? Il ne faut
point entrer en de si grands frais; en voici une, voire cent, à meilleur compte.
Je ne savais si le bon Père lisait, ou s'il parlait de lui-même. Mais il m'ôta
de peine en disant: Ce sont les premières paroles d'un beau livre du P. Barry de
notre Société, car je ne dis jamais rien de moi-même. Quel livre, lui dis-je,
mon Père? En voici le titre, dit-il:
Apprenez-m'en donc quelqu'une des plus faciles, mon Père. Elles le sont
toutes, répondit-il: par exemple, saluer la sainte Vierge au rencontre de ses
images; dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge; prononcer souvent
le nom de Marie; donner commission aux Anges de lui faire la révérence de notre
part; souhaiter de lui bâtir plus d'églises que n'ont fait tous les monarques
ensemble; lui donner tous les matins le bonjour, et sur le tard le bonsoir; dire
tous les jours l'Ave Maria, en l'honneur du coeur de Marie. Et il dit que cette
dévotion-là assure, de plus, d'obtenir le coeur de la Vierge. Mais, mon Père,
lui dis-je, c'est pourvu qu'on lui donne aussi le sien? Cela n'est pas
nécessaire, dit-il, quand on est trop attaché au monde. Ecoutez-le: Coeur pour
coeur, ce serait bien ce qu'il faut; mais le vôtre est un peu trop attaché et
tient un peu trop aux créatures: ce qui fait que je n'ose vous inviter à offrir
aujourd'hui ce petit esclave que vous appelez votre coeur. Et ainsi il se
contente de l'Ave Maria, qu'il avait demandé. Ce sont les dévotions des pages
33, 59, 145, 156, 172, 258 et 420 de la première édition. Cela est tout à fait
commode, lui dis-je, et je crois qu'il n'y aura personne de damné après cela.
Hélas! dit le Père, je vois bien que vous ne savez pas jusqu'où va la dureté du
coeur de certaines gens! Il y en a qui ne s'attacheraient jamais à dire tous les
jours ces deux paroles, bonjour, bonsoir, parce que cela ne se peut faire sans
quelque application de mémoire. Et ainsi il a fallu que le P. Barry leur ait
fourni des pratiques encore plus faciles, comme d'avoir jour et nuit un chapelet
au bras en forme de bracelet, ou de porter sur soi un rosaire, ou bien une image
de la Vierge. Ce sont là les dévotions des pages 14, 326 et 447. Et puis dites
que je ne vous fournis pas des dévotions faciles pour acquérir les bonnes grâces
de Marie, comme dit le Père Barry, page 106. Voilà, mon Père, lui dis-je,
l'extrême facilité. Aussi, dit-il, c'est tout ce qu'on a pu faire, et je crois
que cela suffira; car il faudrait être bien misérable pour ne vouloir pas
prendre un moment en toute sa vie pour mettre un chapelet à son bras, ou un
rosaire dans sa poche, et assurer par là son salut avec tant de certitude, que
ceux qui en font l'épreuve n'y ont jamais été trompés, de quelque manière qu'ils
aient vécu, quoique nous conseillions de ne laisser pas de bien vivre. Je ne
vous en rapporterai que l'exemple de la page 34 d'une femme qui, pratiquant tous
les jours la dévotion de saluer les images de la Vierge, vécut toute sa vie en
péché mortel, et mourut enfin dans cet état, et qui ne laissa pas d'être sauvée
par le mérite de cette dévotion. Et comment cela? m'écriai-je. C'est, dit-il,
que Notre-Seigneur la fit ressusciter exprès. Tant il est sûr qu'on ne peut
périr quand on pratique quelqu'une de ces dévotions. En vérité, mon Père, je sais que les dévotions à la Vierge sont un puissant
moyen pour le salut, et que les moindres sont d'un grand mérite, quand elles
partent d'un mouvement de foi et de charité, comme dans les saints qui les ont
pratiquées. Mais de faire accroire à ceux qui en usent sans changer leur
mauvaise vie, qu'ils se convertiront à la mort, ou que Dieu les ressuscitera,
c'est ce que je trouve bien plus propre à entretenir les pécheurs dans leurs
désordres, par la fausse paix que cette confiance téméraire apporte, qu'à les en
retirer par une véritable conversion que la grâce seule peut produire.
Qu'importe, dit le Père, par où nous entrions dans le Paradis, moyennant que
nous y entrions? comme dit sur un semblable sujet notre célèbre P. Binet, qui a
été notre Provincial, en son excellent livre De la marque de Prédestination, n.
31, p. 130 de la quinzième édition. Soit de bond ou de volée, que nous en
chaut-il, pourvu que nous prenions la ville de gloire? comme dit encore ce Père
au même lieu. J'avoue, lui dis-je, que cela n'importe; mais la question est de
savoir si on y entrera. La Vierge, dit-il, en répond: voyez-le dans les
dernières lignes du livre du P. Barry: S'il arrivait qu'à la mort l'ennemi eût
quelque prétention sur vous, et qu'il y eût du trouble dans la petite république
de vos pensées, vous n'avez qu'à dire que Marie répond pour vous, et que c'est à
elle qu'il faut s'adresser. Mais, mon Père, qui voudrait pousser cela vous embarrasserait; car enfin qui
nous a assuré que la Vierge en répond? Le P. Barry, dit-il, en répond pour elle,
page 465: Quant au profit et bonheur qui vous en reviendra, je vous en réponds,
et me rends pleige pour la bonne Mère. Mais, mon Père, qui répondra pour le P.
Barry? Comment! dit le Père, il est de notre Compagnie. Et ne savez-vous pas
encore que notre Société répond de tous les livres de nos Pères? Il faut vous
apprendre cela; il est bon que vous le sachiez. Il y a un ordre dans notre
Société, par lequel il est défendu à toutes sortes de Libraires d'imprimer aucun
ouvrage de nos Pères sans l'approbation des théologiens de notre Compagnie, et
sans la permission de nos supérieurs. C'est un règlement fait par Henri III, le
10 mai 1583, et confirmé par Henri IV, le 20 décembre 1603, et par Louis XIII,
le 14 février 1612: de sorte que tout notre corps est responsable des livres de
chacun de nos Pères. Cela est particulier à notre Compagnie; et de là vient
qu'il ne sort aucun ouvrage de chez nous qui n'ait l'esprit de la Société. Voilà
ce qu'il était à propos de vous apprendre. Mon Père, lui dis-je, vous m'avez
fait plaisir, et je suis fâché seulement de ne l'avoir pas su plus tôt, car
cette connaissance engage à avoir bien plus d'attention pour vos auteurs. Je
l'eusse fait, dit-il, si l'occasion s'en fût offerte; mais profitez-en à
l'avenir, et continuons notre sujet. Je crois vous avoir ouvert des moyens d'assurer son salut assez faciles,
assez sûrs et en assez grand nombre; mais nos Pères souhaiteraient bien qu'on
n'en demeurât pas à ce premier degré, où l'on ne fait que ce qui est exactement
nécessaire pour le salut. Comme ils aspirent sans cesse à la plus grande gloire
de Dieu, ils voudraient élever les hommes à une vie plus pieuse. Et parce que
les gens du monde sont d'ordinaire détournés de la dévotion par l'étrange idée
qu'on leur en a donnée, nous avons cru qu'il était d'une extrême importance de
détruire ce premier obstacle; et c'est en quoi le P. Le Moyne a acquis beaucoup
de réputation par le livre de la Dévotion aisée, qu'il a fait à ce dessein.
C'est là qu'il fait une peinture tout à fait charmante de la dévotion. Jamais
personne ne l'a connue comme lui. Apprenez-le par les premières paroles de cet
ouvrage: La vertu ne s'est encore montrée à personne; on n'en a point fait de
portrait qui lui ressemble. Il n'y a rien d'étrange qu'il y ait eu si peu de
presse à grimper sur son rocher. On en a fait une fâcheuse qui n'aime que la
solitude; on lui a associé la douleur et le travail; et enfin on l'a faite
ennemie des divertissements et des jeux qui sont la fleur de la joie et
l'assaisonnement de la vie. C'est ce qu'il dit, page 92. Mais, mon Père, je sais bien au moins qu'il y a de grands saints dont la vie
a été extrêmement austère. Cela est vrai, dit-il; mais aussi il s'est toujours
vu des saints polis et des dévots civilisés, selon ce Père, page 191; et vous
verrez, page 86, que la différence de leurs moeurs vient de celle de leurs
humeurs. Ecoutez-le. Je ne nie pas qu'il ne se voie des dévots qui sont pâles et
mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et qui
n'ont que du flegme dans les veines et de la terre sur le visage. Mais il s'en
voit assez d'autres qui sont d'une complexion plus heureuse, et qui ont
abondance de cette humeur douce et chaude, et de ce sang bénin et rectifié qui
fait la joie. Vous voyez de là que l'amour de la retraite et du silence n'est pas commun à
tous les dévots; et que, comme je vous le disais, c'est l'effet de leur
complexion plutôt que de la piété. Au lieu que ces moeurs austères dont vous
parlez sont proprement le caractère d'un sauvage et d'un farouche. Aussi vous
les verrez placées entre les moeurs ridicules et brutales d'un fou mélancolique,
dans la description que le P. Le Moyne en a faite au 7e livre de ses Peintures
morales. En voici quelques traits. Il est sans yeux pour les beautés de l'art et
de la nature. Il croirait s'être chargé d'un fardeau incommode, s'il avait pris
quelque matière de plaisir pour soi. Les jours de fête, il se retire parmi les
morts. Il s'aime mieux dans un tronc d'arbre ou dans une grotte que dans un
palais ou sur un trône. Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi
insensible que s'il avait des yeux et des oreilles de statue. L'honneur et la
gloire sont des idoles qu'il ne connaît point, et pour lesquelles il n'a point
d'encens à offrir. Une belle personne lui est un spectre. Et ces visages
impérieux et souverains, ces agréables tyrans qui font partout des esclaves
volontaires et sans chaînes, ont le même pouvoir sur ses yeux que le soleil sur
ceux des hiboux, etc.
Cela est assez commode, mon Père. Et n'est-ce pas encore, continua-t-il, une
doctrine bien douce, pour les avares de dire, comme fait Escobar, au tr. 5, ex.
5, n. 154: Je sais que les riches ne pèchent point mortellement quand ils ne
donnent point l'aumône de leur superflu dans les grandes nécessités des pauvres:
Scio in gravi pauperum necessitate divites non dando superflua, non peccare
mortaliter? En vérité, lui dis-je, si cela est, je vois bien que je ne me
connais guère en péchés. Pour vous le montrer encore mieux, dit-il, ne
pensez-vous pas que la bonne opinion de soi-même, et la complaisance qu'on a
pour ses ouvrages, est un péché des plus dangereux? Et ne serez-vous pas bien
surpris si je vous fais voir qu'encore même que cette bonne opinion soit sans
fondement, c'est si peu un péché, que c'est au contraire un don de Dieu? Est-il
possible, mon Père? Oui, dit-il, et c'est ce que nous a appris notre grand P.
Garasse, dans son livre français intitulé: Somme des vérités capitales de la
Religion, p. 2, p. 419. C'est un effet, dit-il, de justice commutative, que tout
travail honnête soit récompensé ou de louange, ou de satisfaction... Quand les
bons esprits font un ouvrage excellent, ils sont justement récompensés par les
louanges publiques. Mais quand un pauvre esprit travaille beaucoup pour ne rien
faire qui vaille, et qu'il ne peut ainsi obtenir de louanges publiques, afin que
son travail ne demeure pas sans récompense, Dieu lui en donne une satisfaction
personnelle qu'on ne peut lui envier sans une injustice plus que barbare. C'est
ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur
chant. Voilà, lui dis-je, de belles décisions en faveur de la vanité, de l'ambition
et de l'avarice. Et l'envie, mon Père, sera-t-elle plus difficile à excuser?
Ceci est délicat, dit le Père. Il faut user de la distinction du P. Bauny, dans
sa Somme des péchés. Car son sentiment, c. 7, p. 123, de la cinquième et sixième
édition, est que l'envie du bien spirituel du prochain est mortelle, mais que
l'envie du bien temporel n'est que vénielle. Et par quelle raison, mon Père?
Ecoutez-la me dit-il. Car le bien qui se trouve ès choses temporelles est si
mince, et de si peu de conséquence pour le ciel, qu'il est de nulle
considération devant Dieu et ses saints. Mais mon Père, si ce bien est si mince
et de si petite considération, comment permettez-vous de tuer les hommes pour le
conserver? Vous prenez mal les choses, dit le Père: on vous dit que le bien est
de nulle considération devant Dieu, mais non pas devant les hommes. Je ne
pensais pas à cela, lui dis-je; et j'espère que, par ces distinctions-là, il ne
restera plus de péchés mortels au monde. Ne pensez pas cela, dit le Père, car il
y en a qui sont toujours mortels de leur nature, comme par exemple la paresse.
O mon Père! lui dis-je, toutes les commodités de la vie sont donc perdues?
Attendez, dit le Père, quand vous aurez vu la définition de ce vice qu'Escobar
en donne, tr. 2, ex. 2, num. 81, peut-être en jugerez-vous autrement;
écoutez-la. La paresse est une tristesse de ce que les choses spirituelles sont
spirituelles, comme serait de s'affliger de ce que les sacrements sont la source
de la grâce; et c'est un péché mortel. O mon Père! lui dis-je, je ne crois pas
que personne se soit jamais avisé d'être paresseux en cette sorte. Aussi, dit le
Père, Escobar dit ensuite, n. 105: J'avoue qu'il est bien rare que personne
tombe jamais dans le péché de paresse. Comprenez-vous bien par là combien il
importe de bien définir les choses? Oui, mon Père, lui dis-je et je me souviens
sur cela de vos autres définitions de l'assassinat, du guet-apens et des bien
superflus. Et d'où vient, mon Père, que vous n'étendez pas cette méthode à
toutes sortes de cas, pour donner à tous les péchés des définitions de votre
façon, afin qu'on ne péchât plus en satisfaisant ses plaisirs? Il n'est pas toujours nécessaire, me dit-il, de changer pour cela les
définitions des choses. Vous l'allez voir sur le sujet de la bonne chère, qui
passe pour un des plus grands plaisirs de la vie, et qu'Escobar permet en cette
sorte, n. 102, dans la pratique selon notre Société: Est-il permis de boire et
manger tout son saoul sans nécessité, et pour la seule volupté? Oui,
certainement, selon Sanchez, pourvu que cela ne nuise point à la santé, parce
qu'il est permis à l'appétit naturel de jouir des actions qui lui sont propres:
an comedere, et bibere usque ad satietatem absque necessitate ob solam
voluptatem, sit peccatum? Cum Sanctio negative respondeo, modo non obsit
valetudini, quia licite potest appetitus naturalis suis actibus frui. O mon
Père! lui dis-je, voilà le passage le plus complet, et le principe le plus
achevé de toute votre morale, et dont on peut tirer d'aussi commodes
conclusions. Eh quoi! la gourmandise n'est donc pas même un péché véniel? Non
pas, dit-il, en la manière que je viens de dire; mais elle serait péché véniel
selon Escobar, n. 56, si, sans aucune nécessité, on [se gorgeait] de boire et de
manger jusqu'à vomir: si quis se usque ad vomitum ingurgitet. Cela suffit sur ce sujet, et je veux maintenant vous parler des facilités que
nous avons apportées pour faire éviter le péché dans les conversations et dans
les intrigues du monde. Une chose des plus embarrassantes qui s'y trouve est
d'éviter le mensonge, et surtout quand on voudrait bien faire accroire une chose
fausse. C'est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques, par
laquelle il est permis d'user de termes ambigus, en les faisant entendre en un
autre sens qu'on ne les entend soi-même, comme dit Sanchez, Op. Mor., p. 2, l.
3, ch. 6, n. 13. Je sais cela, mon Père, lui dis-je. Nous l'avons tant publié,
continua-t-il, qu'à la fin tout le monde en est instruit. Mais savez-vous bien
comment il faut faire quand on ne trouve point de mots équivoques? Non, mon
Père. Je m'en doutais bien, dit-il; cela est nouveau: c'est la doctrine des
restrictions mentales. Sanchez la donne au même lieu: On peut jurer, dit-il,
qu'on n'a pas fait une chose, quoiqu'on l'ait faite effectivement, en entendant
en soi-même qu'on ne l'a pas faite un certain jour ou avant qu'on fût né, ou en
sous-entendant quelque autre circonstance pareille, sans que les paroles dont on
se sert aient aucun sens qui le puisse faire connaître; et cela est fort commode
en beaucoup de rencontres, et est toujours très juste quand cela est nécessaire
ou utile pour la santé, l'honneur ou le bien.
Dites la vérité, il vous est arrivé bien des fois d'être embarrassé, manque
de cette connaissance? Quelquefois, lui dis-je. Et n'avouerez-vous pas de même,
continua-t-il, qu'il serait souvent bien commode d'être dispensé en conscience
de tenir de certaines paroles qu'on donne? Ce serait, lui dis-je, mon Père, la
plus grande commodité du monde! Ecoutez donc Escobar au tr. 3, ex. 3, n. 48, où
il donne cette règle générale: Les promesses n'obligent point, quand on n'a
point intention de s'obliger en les faisant. Or il n'arrive guère qu'on ait
cette intention, à moins que l'on les confirme par serment ou par contrat: de
sorte que, quand on dit simplement: Je le ferai, on entend qu'on le fera si l'on
ne change de volonté: car on ne veut pas se priver par là de sa liberté. Il en
donne d'autres que vous y pouvez voir vous-même; et il dit à la fin, que tout
cela est pris de Molina et de nos autres auteurs: Omnia ex Molina et aliis. Et
ainsi on n'en peut pas douter. O mon Père! lui dis-je, je ne savais pas que la direction d'intention eût la
force de rendre les promesses nulles. Vous voyez, dit le Père, que voilà une
grande facilité pour le commerce du monde; mais ce qui nous a donné le plus de
peine a été de régler les conversations entre les hommes et les femmes, car nos
Pères sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n'est pas qu'ils ne
traitent des questions assez curieuses et assez indulgentes, et principalement
pour les personnes mariées ou fiancées. J'appris sur cela les questions les plus
extraordinaires qu'on puisse s'imaginer; il m'en donna de quoi remplir plusieurs
lettres; mais je ne veux pas seulement en marquer les citations, parce que vous
faites voir mes lettres à toutes sortes de personnes, et je ne voudrais pas
donner l'occasion de cette lecture à ceux qui n'y chercheraient que leur
divertissement. La seule chose que je puis vous marquer de ce qu'il me montra dans leurs
livres, même français, est ce que vous pouvez voir dans la Somme des péchés du
P. Bauny, p. 165, de certaines petites privautés qu'il y explique, pourvu qu'on
dirige bien son intention, comme à passer pour galant: et vous serez surpris d'y
trouver, p. 148, un principe de morale touchant le pouvoir qu'il dit que les
filles ont de disposer de leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes:
Quand cela se fait du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de
s'en plaindre, ce n'est pas néanmoins que ladite fille, ou celui à qui elle
s'est prostituée, lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice;
car la fille est en possession de sa virginité aussi bien que de son corps; elle
en peut faire ce que bon lui semble, à l'exclusion de la mort ou du
retranchement de ses membres. Jugez par là du reste. Je me souvins sur cela d'un
passage d'un poète païen, qui a été meilleur casuiste que ces Pères, puisqu'il a
dit: Que la virginité d'une fille ne lui appartient pas tout entière, qu'une
partie appartient au père et l'autre à la mère, sans lesquels elle n'en peut
disposer même pour le mariage. Et je doute qu'il y ait aucun juge qui ne prenne
pour une loi le contraire de cette maxime du P. Bauny. Voilà tout ce que je puis dire de tout ce que j'entendis, et qui dura si
longtemps, que je fus obligé de prier enfin le Père de changer de matière. Il le
fit et m'entretint de leurs règlements pour les habits des femmes en cette
sorte. Nous ne parlerons point, dit-il, de celles qui auraient l'intention
impure; mais, pour les autres, Escobar dit au tr. I, ex. 8, n. 5: Si on se pare
sans mauvaise intention, mais seulement pour satisfaire l'inclination naturelle
qu'on a à la vanité, ob naturalem fastus inclinationem, ou ce n'est qu'un péché
véniel, ou ce n'est point péché du tout. Et le P. Bauny, en sa Somme des péchés,
Ch. 46, p. 1094, dit: Que bien que la femme eût connaissance du mauvais effet
que sa diligence à se parer opérerait et au corps et en l'âme de ceux qui la
contempleraient ornée de riches et précieux habits, qu'elle ne pécherait
néanmoins en s'en servant. Et il cite, entre autres, notre P. Sanchez pour être
du même avis. Mais, mon Père, que répondent donc vos auteurs aux passages de l'Ecriture,
qui parlent avec tant de véhémence contre les moindres choses de cette sorte?
Lessius, dit le Père, y a doctement satisfait, De Just., l. 4, c. 4, d. 14, n.
114, en disant: Que ces passages de l'Ecriture n'étaient des préceptes qu'à
l'égard des femmes de ce temps-là, pour donner par leur modestie un exemple
d'édification aux païens. Et d'où a-t-il pris cela, mon Père? Il n'importe pas
d'où il l'ait pris; il suffit que les sentiments de ces grands hommes-là sont
toujours probables d'eux-mêmes. Mais le P. Le Moyne a apporté une modération à
cette permission générale, car il ne le veut point du tout souffrir aux
vieilles: c'est dans sa Dévotion aisée, et, entre autres, pages 127, 157, 163.
La jeunesse, dit-il, peut-être parée de droit naturel. Il peut-être permis de se
parer en un âge qui est la fleur et la verdure des ans. Mais il en faut demeurer
là: le contretemps serait étrange de chercher des roses sur la neige. Ce n'est
qu'aux étoiles qu'il appartient d'être toujours au bal, parce qu'elles ont le
don de jeunesse perpétuelle. Le meilleur donc en ce point serait de prendre
conseil de la raison et d'un bon miroir, de se rendre à la bienséance et à la
nécessité, et de se retirer quand la nuit approche. Cela est tout à fait
judicieux, lui dis-je. Mais, continua-t-il, afin que vous voyiez combien nos
Pères ont eu soin de tout, je vous dirai que, donnant permission aux femmes de
jouer, et voyant que cette permission leur serait souvent inutile, si on ne leur
donnait aussi le moyen d'avoir de quoi jouer, ils ont établi une autre maxime en
leur faveur, qui se voit dans Escobar, au chap. du larcin, tr. I, ex. 9, n. 13.
Une femme, dit-il, peut jouer et prendre pour cela de l'argent à son mari.
Mais on trouve encore une chose commode dans notre savant Turrianus, Select.,
p. 2, d. 16, dub. 7: Qu'on peut ouir la moitié d'une même Messe d'un prêtre, et
ensuite une autre moitié d'un autre, et mime qu'on peut ouïr d'abord la fin de
l'une, et ensuite le commencement d'une autre. Et je vous dirai de plus qu'on a
permis encore d'ouïr deux moitiés de Messe en même temps de deux différents
prêtres, lorsque l'un commence la Messe quand l'autre en est à l'Elévation;
parce qu'on peut avoir l'attention à ces deux côtés à la fois, et que deux
moitiés de Messe font une Messe entière: Duoe medietates unam missam
constituant. C'est ce qu'ont décidé nos Pères Bauny, tr. 6, q. 9, p. 312;
Hurtado, De Sacr., to. 2, De Missa, d. 5, diff. 4; Azorius, p. I, l. 7, cap. 3,
q. 3, Escobar, tr. I, ex. II, n. 73, dans le chapitre De la Pratique pour ouïr
la Messe selon notre Société. Et vous verrez les conséquences qu'il en tire dans
ce même livre, des éditions de Lyon, des années 1644 et 1646, en ces termes: De
là je conclus que vous pouvez ouïr la Messe en très peu de temps: si, par
exemple, vous rencontrez quatre Messes à la fois, qui soient tellement assorties
que, quand l'une commence, l'autre soit à l'Evangile, une autre à la
Consécration et la dernière à la Communion. Certainement, mon Père, on entendra
la Messe dans Notre-Dame en un instant par ce moyen. Vous voyez donc, dit-il,
qu'on ne pouvait pas mieux faire pour faciliter la manière d'ouïr la Messe.
Mais je veux vous faire voir maintenant comment on a adouci l'usage des
sacrements, et surtout de celui de la pénitence; car c'est là où vous verrez la
dernière bénignité de la conduite de nos Pères; et vous admirerez que la
dévotion, qui étonnait tout le monde, ait pu être traitée par nos Pères avec une
telle prudence, qu'ayant abattu cet épouvantail que les démons avaient mis à sa
porte, ils l'aient rendue plus facile que le vice, et plus aisée que la volupté;
en sorte que le simple vivre est incomparablement plus malaisé que le bien
vivre, pour user des termes du P. Le Moyne, p. 244 et 291 de sa Dévotion aisée.
N'est-ce pas là un merveilleux changement? En vérité, lui dis-je, mon Père, je
ne puis m'empêcher de vous dire ma pensée: Je crains que vous ne preniez mal vos
mesures, et que cette indulgence ne soit capable de choquer plus de monde que
d'en attirer. Car la Messe, par exemple, est une chose si grande et si sainte,
qu'il suffirait, pour faire perdre à vos auteurs toute créance dans l'esprit de
plusieurs personnes, de leur montrer de quelle manière ils en parlent. Cela est
bien vrai, dit le Père, à l'égard de certaines gens; mais ne savez-vous pas que
nous nous accommodons à toute sorte de personnes? Il semble que vous ayez perdu
la mémoire de ce que je vous ai dit si souvent sur ce sujet. Je veux donc vous
en entretenir la première fois à loisir, en différant pour cela notre entretien
des adoucissements de la confession. Je vous le ferai si bien entendre, que vous
ne l'oublierez jamais. Nous nous séparâmes là-dessus; et ainsi je m'imagine que
notre première conversation sera de leur politique. Je suis, etc... De Paris, ce 2 août 1656. Monsieur, Ce n'est pas encore ici la politique de la Société, mais c'en est un des plus
grands principes. Vous y verrez les adoucissements de la Confession, qui sont
assurément le meilleur moyen que ces Pères aient trouvé pour attirer tout le
monde et ne rebuter personne. Il fallait savoir cela avant que de passer outre;
et c'est pourquoi le Père trouva à propos de m'en instruire en cette sorte.
Car, pour commencer par la peine qu'on a de confesser de certains péchés,
comme vous n'ignorez pas qu'il est souvent assez important de se conserver dans
l'estime de son confesseur, n'est-ce pas une chose bien commode de permettre,
comme font nos Pères, et entre autres Escobar, qui cite encore Suarez, tr. 7, a.
4, n. 135, d'avoir deux confesseurs, l'un pour les péchés mortels, et l'autre
pour les véniels, afin de se maintenir en bonne réputation auprès de son
confesseur ordinaire, uti bonam famam apud ordinarium tueatur, pourvu qu'on ne
prenne pas de là occasion de demeurer dans le péché mortel? Et il donne ensuite
un autre subtil moyen pour se confesser d'un péché, même à son confesseur
ordinaire, sans qu'il s'aperçoive qu'on l'a commis depuis la dernière
confession. C'est, dit-il, de faire une confession générale, et de confondre ce
dernier péché avec les autres dont on s'accuse en gros. Il dit encore la même
chose, Princ. ex. 2, n. 73. Et vous avouerez, je m'assure, que cette décision du
P. Bauny, Théol. mor. tr. 4, q. 15, p. 137, soulage encore bien la honte qu'on a
de confesser ses rechutes: Que, hors de certaines occasions qui n'arrivent que
rarement, le confesseur n'a pas le droit de demander si le péché dont on
s'accuse est un péché d'habitude, et qu'on n'est pas obligé de lui répondre sur
cela, parce qu'il n'a pas droit de donner à son pénitent la honte de déclarer
ses rechutes fréquentes. Comment, mon Père! j'aimerais autant dire qu'un médecin n'a pas droit de
demander à son malade s'il y a longtemps qu'il a la fièvre. Les péchés ne
sont-ils pas tous différents selon ces différentes circonstances? Et le dessein
d'un véritable pénitent ne doit-il pas être d'exposer tout l'état de sa
conscience à son confesseur, avec la même sincérité et la même ouverture de
coeur que s'il parlait à Jésus-Christ, dont le prêtre tient la place? Or,
n'est-on pas bien éloigné de cette disposition quand on cache ses rechutes
fréquentes, pour cacher la grandeur de son péché? Je vis le bon Père embarrassé
là-dessus: de sorte qu'il pensa à éluder cette difficulté plutôt qu'à la
résoudre, en m'apprenant une autre de leurs règles, qui établit seulement un
nouveau désordre, sans justifier en aucune sorte cette décision du P. Bauny, qui
est, à mon sens, une de leurs plus pernicieuses maximes, et des plus propres à
entretenir les vicieux dans leurs mauvaises habitudes. Je demeure d'accord, me
dit-il, que l'habitude augmente la malice du pêché; mais elle n'en change pas la
nature: et c'est pourquoi on n'est pas obligé à s'en confesser, selon la règle
de nos Pères, qu'Escobar rapporte, Princ. ex. [2], n. 39: Qu'on n'est obligé de
confesser que les circonstances qui changent l'espèce du péché, et non pas
celles qui l'aggravent. C'est selon cette règle que notre Père Granados dit, in 5 part. cont. 7, t.
9, d. 9, n. 22, que si on a mangé de la viande en Carême, il suffit de s'accuser
d'avoir rompu le jeûne, sans dire si c'est en mangeant de la viande, ou en
faisant deux repas maigres. Et selon notre Père Reginaldus, tr. I, l. 6, c. 4,
n. 114: Un devin qui s'est servi de l'art diabolique n'est pas obligé à déclarer
cette circonstance; mais il suffit de dire qu'il s'est mêlé de deviner, sans
exprimer si c'est par la chiromancie, ou par un pacte avec le démon. Et Fagundez,
de notre Société, p. 2, l. 4, c. 3, n. 17, dit aussi: Le rapt n'est pas une
circonstance qu'on soit tenu de découvrir quand la fille y a consenti. Notre
père Escobar rapporte tout cela au même lieu, n. 41, 61, 62, avec plusieurs
autres décisions assez curieuses des circonstances qu'on n'est pas obligé de
confesser. Vous pouvez les y voir vous-même. Voilà, lui dis-je, des artifices de
dévotion bien accommodants. Tout cela néanmoins, dit-il ne serait rien, si on n'avait de plus adouci la
pénitence, qui est une des choses qui éloignait davantage de la confession. Mais
maintenant les plus délicats ne la sauraient plus appréhender, après ce que nous
avons soutenu dans nos thèses du Collège de Clermont: Que si le Confesseur
impose une pénitence convenable, convenientem, et qu'on ne veuille pas néanmoins
l'accepter, on peut se retirer en renonçant à l'absolution et à la pénitence
imposée. Et Escobar dit encore dans la Pratique de la Pénitence selon notre
Société, tr. 7, ex. 4, n. 188: Que si le pénitent déclare qu'il veut remettre à
l'autre monde à faire pénitence, et souffrir en purgatoire toutes les peines qui
lui sont dues, alors le confesseur doit lui imposer une pénitence bien légère
pour l'intégrité du sacrement, et principalement s'il reconnaît qu'il n'en
accepterait pas une plus grande. Je crois, lui dis-je, que si cela était, on ne
devrait plus appeler la Confession le sacrement de pénitence. Vous avez tort,
dit-il, car au moins on en donne toujours quelqu'une pour la forme. Mais, mon
Père, jugez-vous qu'un homme soit digne de recevoir l'absolution quand il ne
veut rien faire de pénible pour expier ses offenses? Et quand des personnes sont
en cet état, ne devriez-vous pas plutôt leur retenir leurs péchés que de leur
remettre? Avez-vous l'idée véritable de l'étendue de votre ministère? et ne
savez-vous pas que vous y exercez le pouvoir de lier et délier? Croyez-vous
qu'il soit permis de donner l'absolution indifféremment à tous ceux qui la
demandent, sans reconnaître auparavant si Jésus-Christ délie dans le ciel ceux
que vous déliez sur la terre? Eh quoi! dit le Père, pensez-vous que nous
ignorions que le confesseur doit se rendre juge de la disposition de son
pénitent, tant parce qu'il est obligé de ne pas dispenser les sacrements à ceux
qui en sont indignes, Jésus-Christ lui ayant ordonné d'être dispensateur fidèle,
et de ne pas donner les choses saintes aux chiens, que parce qu'il est juge, et
que c'est le devoir d'un juge de juger justement, en déliant ceux qui en sont
dignes, et liant ceux qui en sont indignes, et aussi parce qu'il ne doit pas
absoudre ceux que Jésus-Christ condamne? De qui sont ces paroles-là, mon Père?
De notre Père Filiutius, répliqua-t-il, to. I, tr. 7, n. 354. Vous me surprenez,
lui dis-je; je les prenais pour être d'un des Pères de l'Eglise. Mais, mon Père,
ce passage doit bien étonner les confesseurs et les rendre bien circonspects
dans la dispensation de ce sacrement, pour reconnaître si le regret de leurs
pénitents est suffisant, et si les promesses qu'ils donnent de ne plus pécher à
l'avenir sont recevables. Cela n'est point du tout embarrassant, dit le Père.
Filiutius n'avait garde de laisser les confesseurs dans cette peine; et c'est
pourquoi, ensuite de ces paroles, il leur donne cette méthode facile pour en
sortir: Le confesseur peut aisément se mettre en repos, touchant la disposition
de son pénitent; car s'il ne donne pas des signes suffisants de douleur, le
confesseur n'a qu'à lui demander s'il ne déteste pas le péché dans son âme; et
s'il répond que oui, il est obligé de l'en croire. Et il faut dire la même chose
de la résolution pour l'avenir, à moins qu'il y eût quelque obligation de
restituer ou de quitter quelque occasion prochaine. Pour ce passage, mon Père,
je vois bien qu'il est de Filiutius. Vous vous trompez, dit le Père: car il a
pris tout cela mot à mot de Suarez, in 3 part., to. 4, disp. 32, Sect. 2, n. 2.
Mais, mon Père, ce dernier passage de Filiutius détruit ce qu'il avait établi
dans le premier; car les confesseurs n'auront plus le pouvoir de se rendre juges
de la disposition de leurs pénitents, puisqu'ils sont obligés de les en croire
sur leur parole, lors même qu'ils ne donnent aucun signe suffisant de douleur.
Est-ce qu'il y a tant de certitude dans ces paroles qu'on donne, que ce seul
signe soit convaincant? Je doute que l'expérience ait fait connaître à vos Pères
que tous ceux qui leur font ces promesses les tiennent, et je suis trompé s'ils
n'éprouvent souvent le contraire. Cela n'importe, dit le Père; on ne laisse pas
d'obliger toujours les confesseurs à les croire: car le P. Bauny, qui a traité
cette question à fond dans sa Somme des péchés, c. 46, p. 1090, 1091, et 1092,
conclut que toutes les fois que ceux qui récidivent souvent, sans qu'on y voie
aucun amendement, se présentent au confesseur, et lui disent qu'ils ont regret
du passé et bon dessein pour l'avenir, il les en doit croire sur ce qu'ils le
disent, quoiqu'il soit à présumer telles résolutions ne passer pas le bout des
lèvres. Et quoiqu'ils se portent ensuite avec plus de liberté et d'excès que
jamais dans les mêmes fautes, on peut néanmoins leur donner l'absolution selon
mon opinion. Voilà, je m'assure, tous vos doutes bien résolus.
Mais, mon Père, lui dis-je, cette assurance d'avoir toujours l'absolution
pourrait bien porter les pécheurs... Je vous entends, dit-il en m'interrompant;
mais écoutez le P. Bauny, q. 15: On peut absoudre celui qui avoue que
l'espérance d'être absous l'a porté à pécher avec plus de facilité qu'il n'eût
fait sans cette espérance. Et le P. Caussin, défendant cette proposition, dit,
page 211 de sa Rép. à la Théol. mor., Que si elle n'était véritable, l'usage de
la confession serait interdit à la plupart du monde; et qu'il n'y aurait plus
d'autre remède aux pécheurs, qu'une branche d'arbre et une corde. O mon Père!
que ces maximes-là attireront de gens à vos confessionnaux! Aussi, dit-il, vous
ne sauriez croire combien il y en vient: nous sommes accablés et comme opprimés
sous la foule de nos pénitents, poenitentium numero obruimur, comme il est dit
en l'Image de notre premier siècle, l. 3, c. 8. Je sais, lui dis-je, un moyen
facile de vous décharger de cette presse. Ce serait seulement, mon Père,
d'obliger les pécheurs à quitter les occasions prochaines. Vous vous soulageriez
assez par cette seule invention. Nous ne cherchons pas ce soulagement, dit-il;
au contraire: car comme il est dit dans le même livre, l. 3, c. 7, p. 374: Notre
Société a pour but de travailler à établir les vertus, de faire la guerre aux
vices, et de servir un grand nombre d'âmes. Et comme il y a peu d'âmes qui
veuillent quitter les occasions prochaines, on a été obligé de définir ce que
c'est qu'occasion prochaine; comme on voit dans Escobar, en la Pratique de notre
Société, tr. 7, ex. 4, n. 226. On n'appelle pas occasion prochaine celle où l'on
ne pèche que rarement, comme de pécher par un transport soudain avec celle avec
qui on demeure, trois ou quatre fois par an; ou selon le P. Bauny, dans son
livre français, une ou deux fois par mois, p. 1082; et encore p. 1089; où il
demande ce qu'on doit faire entre les maîtres et servantes, cousins et cousines
qui demeurent ensemble, et qui se portent mutuellement à pécher par cette
occasion. Il les faut séparer, lui dis-je. C'est ce qu'il dit aussi, si les
rechutes sont fréquentes et presque journalières: mais s'ils n'offensent que
rarement par ensemble, comme serait une ou deux fois le mois, et qu'ils ne
puissent se séparer sans grande incommodité et dommage, on pourra les absoudre,
selon ces auteurs, et entre autres Suarez, pourvu qu'ils promettent bien de ne
plus pécher, et qu'ils aient un vrai regret du passé. Je l'entendis bien, car il
m'avait déjà appris de quoi le confesseur se doit contenter pour juger de ce
regret. Et le P. Bauny, continua-t-il, permet, p. 1083 et 1084, à ceux qui sont
engagés dans les occasions prochaines, d'y demeurer, quand ils ne les pourraient
quitter sans bailler sujet au monde de parler, ou sans en recevoir de
l'incommodité. Et il dit de même en sa Théologie morale, tr. 4, De Poenit., et
q. 14, p. 94, q. 13, p. 93: Qu'on peut et qu'on doit absoudre une femme qui a
chez elle un homme avec qui elle pèche souvent, si elle ne peut le faire sortir
honnêtement, ou qu'elle ait quelque cause de le retenir: Si non potest honeste
ejicere, aut habeat aliquam causam retinendi; pourvu qu'elle propose bien de ne
plus pécher avec lui. O mon Père! lui dis-je, l'obligation de quitter les occasions est bien
adoucie, si on en est dispensé aussitôt qu'on en recevrait de l'incommodité;
mais je crois au moins qu'on y est obligé, selon vos Pères, quand il n'y a point
de peine? Oui, dit le Père, quoique toutefois cela ne soit pas sans exception.
Car le P. Bauny dit au même lieu: Il est permis à toutes sortes de personnes
d'entrer dans des lieux de débauche pour y convertir des femmes perdues,
quoiqu'il soit bien vraisemblable qu'on y péchera: comme si on a déjà éprouvé
souvent qu'on s'est laissé aller au péché par la vue et les cajoleries de ces
femmes. Et encore qu'il y ait des Docteurs qui n'approuvent pas cette opinion et
qui croient qu'il n'est pas permis de mettre volontairement son salut en danger
pour secourir son prochain, je ne laisse pas d'embrasser très volontiers cette
opinion qu'ils combattent. Voilà, mon Père, une nouvelle sorte de prédicateurs.
Mais sur quoi se fonde le Père Bauny pour leur donner cette mission? C'est, me
dit-il, sur un de ses principes qu'il donne au même lieu après Basile Ponce. Je
vous en ai parlé autrefois, et je crois que vous vous en souvenez. C'est qu'on
peut rechercher une occasion directement et par elle-même, primo et per se, pour
le bien temporel ou spirituel de soi ou du prochain. Ces passages me firent tant
d'horreur, que je pensai rompre là-dessus; mais je me retins, afin de le laisser
aller jusqu'au bout, et me contentai de lui dire: Quel rapport y a-t-il, mon
Père, de cette doctrine à celle de l'Evangile, qui oblige à s'arracher les yeux,
et à retrancher les choses les plus nécessaires quand elles nuisent au salut? Et
comment pouvez-vous concevoir qu'un homme qui demeure volontairement dans les
occasions des péchés les déteste sincèrement? N'est-il pas visible, au
contraire, qu'il n'en est point touché comme il faut, et qu'il n'est pas encore
arrivé à cette véritable conversion de coeur, qui fait autant aimer Dieu qu'on a
aimé les créatures? Comment! dit-il, ce serait là une véritable contrition. Il semble que vous ne
sachiez pas que, comme dit le P. Pinthereau en la 2 p. p. 50 de l'Abbé de Boisic:
tous nos Pères enseignent d'un commun accord que c'est une erreur et presque une
hérésie de dire que la contrition soit nécessaire, et que l'attrition toute
seule, et même conçue par LE SEUL motif des peines de l'enfer, qui exclut la
volonté d'offenser, ne suffit pas avec le sacrement. Quoi, mon Père! c'est
presque un article de foi que l'attrition conçue par la seule crainte des peines
suffit avec le sacrement? Je crois que cela est particulier à vos Pères. Car les
autres, qui croient que l'attrition suffit avec le sacrement, veulent au moins
qu'elle soit mêlée de quelque amour de Dieu. Et de plus, il me semble que vos
auteurs mêmes ne tenaient point autrefois que cette doctrine fût si certaine.
Car votre Père Suarez en parle de cette sorte, de Poen. q. 90, art. 4, disp. 15,
sect. 4, n. 17. Encore, dit-il, que ce soit une opinion probable que l'attrition
suffit avec le Sacrement, toutefois elle n'est pas certaine, et elle peut être
fausse. Non est certa, et potest esse falsa. Et si elle est fausse, l'attrition
ne suffit pas pour sauver un homme. Donc celui qui meurt sciemment en cet état
s'expose volontairement au péril moral de la damnation éternelle. Car cette
opinion n'est ni fort ancienne, ni fort commune: Nec valde antiqua, nec multum
communis. Sanchez ne trouvait pas non plus qu'elle fût si assurée, puisqu'il dit
en sa Somme, l. I. c. 9,n. 34: Que le malade et son confesseur qui se
contenteraient à la mort de l'attrition avec le sacrement, pécheraient
mortellement, à cause du grand péril de damnation où le pénitent s'exposerait,
si l'opinion qui assure que l'attrition suffit avec le sacrement ne se trouvait
pas véritable. Ni Comitolus aussi, quand il dit, Resp. Mor. l. I, q. 32, n. 7,
8: Qu'il n'est pas trop sûr que l'attrition suffise avec le sacrement.
Le bon Père m'arrêta là-dessus. Eh quoi, dit-il, vous lisez donc nos auteurs?
Vous faites bien; mais vous feriez encore mieux de ne les lire qu'avec quelqu'un
de nous. Ne voyez-vous pas que, pour les avoir lus tout seul, vous en avez
conclu que ces passages font tort à ceux qui soutiennent maintenant notre
doctrine de l'attrition; au lieu qu'on vous aurait montré qu'il n'y a rien qui
les relève davantage? Car quelle gloire est-ce à nos Pères d'aujourd'hui,
d'avoir en moins de rien répandu si généralement leur opinion partout, que, hors
les théologiens, il n'y a presque personne qui ne s'imagine que ce que nous
tenons maintenant de l'attrition n'ait été de tout temps l'unique créance des
fidèles? Et ainsi, quand vous montrez, par nos Pères mêmes, qu'il y a peu
d'années que cette opinion n'était pas certaine, que faites-vous autre chose,
sinon donner à nos derniers auteurs tout l'honneur de cet établissement?
Vous me surprenez, mon Père, car je ne vois rien en toute cette attrition-là
que de naturel; et ainsi un pécheur se pourrait rendre digne de l'absolution
sans aucune grâce surnaturelle. Or il n'y a personne qui ne sache que c'est une
hérésie condamnée par le Concile. Je l'aurais pensé comme vous, dit-il, et
pourtant il faut bien que cela ne soit pas. Car nos Pères du Collège de Clermont
ont soutenu dans leurs thèses du 23 mai et du 6 juin 1644, col. 4, n. I: Qu'une
attrition peut être sainte et suffisante pour le sacrement, quoiqu'elle ne soit
pas surnaturelle. Et dans celle du mois d'août 1643: Qu'une attrition qui n'est
que naturelle suffit pour le sacrement, pourvu qu'elle soit honnête: Ad
sacramentum sufficit attritio naturalis, modo honesta. Voilà tout ce qui se peut
dire, si ce n'est qu'on veuille ajouter une conséquence, qui se tire aisément de
ces principes: qui est que la contrition est si peu nécessaire au sacrement,
qu'elle y serait au contraire nuisible, en ce qu'effaçant les péchés par
elle-même, elle ne laisserait rien à faire au sacrement. C'est ce que dit notre
Père Valentia, ce célèbre Jésuite, Tom. 4, Disp. 7 qu. 8, p. 4: La contrition
n'est point du tout nécessaire pour obtenir l'effet principal du sacrement;
mais, au contraire, elle y est plutôt un obstacle: Imo obstat potius quominus
effectus sequatur. On ne peut rien désirer de plus à l'avantage de l'attrition.
Je le crois, mon Père; mais souffrez que je vous en dise mon sentiment, et que
je vous fasse voir à quel excès cette doctrine conduit. Lorsque vous dites que
l'attrition conçue par la seule crainte des peines suffit avec le Sacrement pour
justifier les pécheurs, ne s'ensuit-il pas de là qu'on pourra toute sa vie
expier ses péchés de cette sorte, et ainsi être sauvé sans avoir jamais aimé
Dieu en sa vie? Or vos Pères oseraient-ils soutenir cela? Je vois bien, répondit le Père, par ce que vous me dites, que vous avez
besoin de savoir la doctrine de nos Pères touchant l'amour de Dieu. C'est le
dernier trait de leur morale, et le plus important de tous. Vous deviez l'avoir
compris par les passages que je vous ai cités de la contrition. Mais en voici
d'autres plus précis sur l'amour de Dieu; ne m'interrompez donc pas, car la
suite même en est considérable. Ecoutez Escobar, qui rapporte les opinions
différentes de nos auteurs sur ce sujet, dans la Pratique de l'Amour de Dieu
selon notre Société, au tr. I, ex. 2, n. 21 et tr. 5, ex. 4, n. 8, sur cette
question: Quand est-on obligé d'avoir affection actuellement pour Dieu? Suarez
dit que c'est assez, si on l'aime avant l'article de la mort, sans déterminer
aucun temps; Vasquez, qu'il suffit encore à l'article de la mort; d'autres,
quand on reçoit le Baptême; d'autres, quand on est obligé d'être contrit;
d'autres, les jours de fêtes. Mais notre Père Castro Palao combat toutes ces
opinions-là, et avec raison, merito. Hurtado de Mendoza prétend qu'on y est
obligé tous les ans, et qu'on nous traite bien favorablement encore de ne nous y
obliger pas plus souvent; mais notre Père Coninch croit qu'on y est obligé en
trois ou quatre ans; Henriquez tous les cinq ans, et Filiutius dit qu'il est
probable qu'on n'y est pas obligé à la rigueur tous les cinq ans. Et quand donc?
Il le remet au jugement des sages. Je laissai passer tout ce badinage, où
l'esprit de l'homme se joue si insolemment de l'amour de Dieu. Mais,
poursuivit-il, notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière dans son
admirable livre de la Défense de la vertu, où il parle français en France, comme
il dit au lecteur, discourt ainsi au 2e tr., sect. 1, pag. 12, 13, 14, etc.:
Saint Thomas dit qu'on est obligé à aimer Dieu aussitôt après l'usage de raison:
c'est un peu bientôt. Scotus, chaque dimanche: sur quoi fondé? D'autres, quand
on est grièvement tenté: oui, en cas qu'il n'y eût que cette voie de fuir la
tentation. Sotus, quand on reçoit un bienfait de Dieu: bon pour l'en remercier.
D'autres, à la mort: c'est bien tard. Je ne crois pas non plus que ce soit à
chaque réception de quelque sacrement: l'attrition y suffit avec la confession,
si on en a la commodité. Suarez dit qu'on y est obligé en un temps: mais en quel
temps? Il vous en fait juge, et il n'en sait rien. Or ce que ce Docteur n'a pas
su, je ne sais qui le sait. Et il conclut enfin qu'on n'est obligé à autre chose
à la rigueur, qu'à observer les autres commandements, sans aucune affection pour
Dieu, et sans que notre coeur soit à lui, pourvu qu'on ne le haïsse pas. C'est
ce qu'il prouve en tout son second traité. Vous le verrez à chaque page, et
entre autres aux 16, 19, 24, 28, où il dit ces mots: Dieu, en nous commandant de
l'aimer, se contente que nous lui obéissions en ses autres commandements. Si
Dieu eût dit: Je vous perdrai, quelque obéissance que vous me rendiez, si de
plus votre coeur n'est à moi: ce motif, à votre avis, eût-il été bien
proportionné à la fin que Dieu a dû et a pu avoir? Il est donc dit que nous
aimerons Dieu en faisant sa volonté, comme si nous l'aimions d'affection, comme
si le motif de la charité nous y portait. Si cela arrive réellement, encore
mieux: sinon, nous ne laisserons pas pourtant d'obéir en rigueur au commandement
d'amour, en ayant les oeuvres, de façon que (voyez la bonté de Dieu) il ne nous
est pas tant commandé de l'aimer que de ne le point haïr.
O mon Père! lui dis-je, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à
bout, et on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d'entendre. Ce
n'est pas de moi-même, dit-il. Je le sais bien, mon Père, mais vous n'en avez
point d'aversion; et bien loin de détester les auteurs de ces maximes, vous avez
de l'estime pour eux. Ne craignez-vous pas que votre consentement ne vous rende
participant de leur crime? Et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge dignes de
mort, non seulement les auteurs des maux, mais aussi ceux qui y consentent? Ne
suffisait-il pas d'avoir permis aux hommes tant de choses défendues, par les
palliations que vous y avez apportées? Fallait-il encore leur donner l'occasion
de commettre les crimes mêmes que vous n'avez pu excuser par la facilité et
l'assurance de l'absolution que vous leur en offrez, en détruisant à ce dessein
la puissance des Prêtres, et les obligeant d'absoudre, plutôt en esclaves qu'en
juges, les pécheurs les plus envieillis, sans changement de vie, sans aucun
signe de regret, que des promesses cent fois violées, sans pénitence, s'ils n'en
veulent point accepter; et sans quitter les occasions des vices, s'ils en
reçoivent de l'incommodité? Mais on passe encore au-delà, et la licence qu'on a prise d'ébranler les
règles les plus saintes de la conduite chrétienne se porte jusqu'au renversement
entier de la loi de Dieu. On viole le grand commandement, qui comprend la loi et
les Prophètes; on attaque la piété dans le coeur; on en ôte l'esprit qui donne
la vie; on dit que l'amour de Dieu n'est pas nécessaire au salut; et on va même
jusqu'à prétendre que cette dispense d'aimer Dieu est l'avantage que
Jésus-Christ a apporté au monde. C'est le comble de l'impiété. Le prix du sang
de Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l'aimer! Avant
l'Incarnation, on était obligé d'aimer Dieu; mais depuis que Dieu a tant aimé le
monde, qu'il lui a donné son Fils unique, le monde, racheté par lui, sera
déchargé de l'aimer! Etrange théologie de nos jours! On ose lever l'anathème que
saint Paul prononce contre ceux qui n'aiment pas le Seigneur Jésus! On ruine ce
que dit saint Jean, que qui n'aime point demeure en la mort; et ce que dit
Jésus-Christ même, que qui ne J'aime point, ne garde point ses préceptes! Ainsi
on rend dignes de jouir de Dieu dans l'éternité ceux qui n'ont jamais aimé Dieu
en toute leur vie! Voilà le mystère d'iniquité accompli. Ouvrez enfin les yeux,
mon Père; et si vous n'avez point été touché par les autres égarements de vos
casuistes, que ces derniers vous en retirent par leurs excès. Je le souhaite de
tout mon coeur pour vous et pour tous vos Pères, et je prie Dieu qu'il daigne
leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les a conduits jusqu'à de
tels précipices, et qu'il remplisse de son amour ceux qui en osent dispenser les
hommes. Après quelques discours de cette sorte, je quittai le Père, et je ne vois
guère d'apparence d'y retourner. Mais n'y ayez pas de regret; car s'il était
nécessaire de vous entretenir encore de leurs maximes, j'ai assez lu leurs
livres pour pouvoir vous en dire à peu près autant de leur morale, et peut-être
plus de leur politique, qu'il n'eût fait lui-même. Je suis, etc. Du 18 août 1656. Mes Révérends Pères, J'ai vu les lettres que vous débitez contre celles que j'ai écrites à un de
mes amis sur le sujet de votre morale, où l'un des principaux points de votre
défense est que je n'ai pas parlé assez sérieusement de vos maximes: c'est ce
que vous répétez dans tous vos écrits, et que vous poussez jusqu'à dire Que j'ai
tourné les choses saintes en raillerie.
Quoi! mes Pères, les imaginations de vos auteurs passeront pour les vérités
de la foi, et on ne pourra se moquer des passages d'Escobar, et des décisions si
fantasques et si peu chrétiennes de vos autres auteurs, sans qu'on soit accusé
de rire de la religion? Est-il possible que vous ayez osé redire si souvent une
chose si peu raisonnable? et ne craignez-vous point, en me blâmant de m'être
moqué de vos égarements, de me donner un nouveau sujet de me moquer de ce
reproche, et de le faire retomber sur vous-mêmes, en montrant que je n'ai pris
sujet de rire que de ce qu'il y a de ridicule dans vos livres; et qu'ainsi, en
me moquant de votre morale, j'ai été aussi éloigné de me moquer des choses
saintes, que la doctrine de vos casuistes est éloignée de la doctrine sainte de
l'Evangile? En vérité, mes Pères, il y a bien de la différence entre rire de la religion,
et rire de ceux qui la profanent par leurs opinions extravagantes. Ce serait une
impiété de manquer de respect pour les vérités que l'esprit de Dieu a révélées:
mais ce serait une autre impiété de manquer de mépris pour les faussetés que
l'esprit de l'homme leur oppose. Car, mes Pères, puisque vous m'obligez d'entrer en ce discours, je vous prie
de considérer que, comme les vérités chrétiennes sont dignes d'amour et de
respect, les erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine,
parce qu'il y a deux choses dans les vérités de notre religion: une beauté
divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables; et
qu'il y a aussi deux choses dans les erreurs: l'impiété qui les rend horribles,
et l'impertinence qui les rend ridicules. C'est pourquoi, comme les saints ont
toujours pour la vérité ces deux sentiments d'amour et de crainte, et que leur
sagesse est toute comprise entre la crainte qui en est le principe, et l'amour
qui en est la fin, les saints ont aussi pour l'erreur ces deux sentiments de
haine et de mépris, et leur zèle s'emploie également à repousser avec force la
malice des impies, et à confondre avec risée leur égarement et leur folie.
Ne prétendez donc pas, mes Pères, de faire accroire au monde que ce soit une
chose indigne d'un chrétien de traiter les erreurs avec moquerie, puisqu'il est
aisé de faire connaître à ceux qui ne le sauraient pas que cette pratique est
juste, qu'elle est commune aux Pères de l'Eglise, et qu'elle est autorisée par
l'Ecriture, par l'exemple des plus grands saints, et par celui de Dieu même.
Car ne voyons-nous pas que Dieu hait et méprise les pécheurs tout ensemble,
jusque-là même qu'à l'heure de leur mort, qui est le temps où leur état est le
plus déplorable et le plus triste, la sagesse divine joindra la moquerie et la
risée à la vengeance et à la fureur qui les condamnera à des supplices éternels:
In interitu vestro ridebo et subsannabo? Et les saints, agissant par le même
esprit, en useront de même, puisque, selon David, quand ils verront la punition
des méchants, ils en trembleront et en riront en même temps: Videbunt justi et
timebunt: et super eum ridebunt. Et Job en parle de même: Innocens subsannabit
eos. Mais c'est une chose bien remarquable sur ce sujet, que, dans les premières
paroles que Dieu a dites à l'homme depuis sa chute, on trouve un discours de
moquerie, et une ironie piquante, selon les Pères. Car, après qu'Adam eut
désobéi, dans l'espérance que le démon lui avait donnée d'être fait semblable à
Dieu, il paraît par l'Ecriture que Dieu, en punition, le rendit sujet à la mort,
et qu'après l'avoir réduit à cette misérable condition qui était due à son
péché, il se moqua de lui en cet état par ces paroles de risée: Voilà l'homme
qui est devenu comme l'un de nous: Ecce Adam quasi unus ex nobis: Ce qui est une
ironie sanglante et sensible dont Dieu le piquait vivement, selon saint
Chrysostome et les interprètes. Adam, dit Rupert, méritait d'être raillé par
cette ironie, et on lui faisait sentir sa folie bien plus vivement par cette
expression ironique que par une expression sérieuse. Et Hugues de Saint-Victor,
ayant dit la même chose, ajoute que cette ironie était due à sa sotte crédulité;
et que cette espèce de raillerie est une action de justice, lorsque celui envers
qui on en use l'a méritée. Vous voyez donc, mes Pères, que la moquerie est quelquefois plus propre à
faire revenir les hommes de leurs égarements, et qu'elle est alors une action de
justice; parce que, comme dit Jérémie, les actions de ceux qui errent sont
dignes de risée, à cause de leur vanité: vana sunt et risu digna. Et c'est si
peu une impiété de s'en rire, que c'est l'effet d'une sagesse divine, selon
cette parole de saint Augustin: Les sages rient des insensés, parce qu'ils sont
sages, non pas de leur propre sagesse, mais de cette sagesse divine qui rira de
la mort des méchants. Aussi les Prophètes remplis de l'esprit de Dieu ont usé de ces moqueries,
comme nous voyons par les exemples de Daniel et d'Elie. Enfin il s'en trouve des
exemples dans les discours de Jésus-Christ même; et saint Augustin remarque que,
quand il voulut humilier Nicodème, qui se croyait habile dans l'intelligence de
la loi: Comme il le voyait enflé d'orgueil par sa qualité de Docteur des Juifs,
il exerce et étonne sa présomption par la hauteur de ses demandes, et l'ayant
réduit à l'impuissance de répondre: Quoi! lui dit-il, vous êtes maîtres en
Israël, et vous ignorez ces choses? Ce qui est le même que s'il eût dit: Prince
superbe, reconnaissez que vous ne savez rien Et saint Chrysostome et saint
Cyrille disent sur cela qu'il méritait d'être joué de cette sorte. Vous voyez, donc, mes Pères, que, s'il arrivait aujourd'hui que des personnes
qui feraient les maîtres envers les Chrétiens, comme Nicodème et les Pharisiens
envers les juifs, ignoraient les principes de la religion, et, soutenaient, par
exemple, qu'on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu en toute sa vie on
suivrait en cela l'exemple de Jésus-Christ, en se jouant de leur vanité et de
leur ignorance. Je m'assure, mes Pères, que ces exemples sacrés suffisent pour vous faire
entendre que ce n'est pas une conduite contraire à celle des Saints de rire des
erreurs et des égarements des hommes: autrement il faudrait blâmer celle des
plus grands docteurs de l'Eglise qui l'ont pratiquée, comme saint Jérôme dans
ses lettres et dans ses écrits contre Jovinien, Vigilance, et les Pélagiens;
Tertullien, dans son Apologétique contre les folies des idolâtres; saint
Augustin contre les religieux d'Afrique, qu'il appelle les Chevelus; saint
Irénée contre les Gnostiques; saint Bernard et les autres Pères de l'Eglise,
qui, ayant été les imitateurs des Apôtres, doivent être imités par les fidèles
dans toute la suite des temps, puisqu'ils sont proposés, quoi qu'on en dise,
comme le véritable modèle des chrétiens mêmes d'aujourd'hui.
Quoi! faut-il employer la force de l'Ecriture et de la tradition pour montrer
que c'est tuer son ennemi en trahison que de lui donner des coups d'épée par
derrière, et dans une embûche; et que c'est acheter un bénéfice que de donner de
l'argent comme un motif pour se le faire résigner? Il y a donc [des] matières
qu'il faut mépriser, et qui méritent d'être jouées et moquées. Enfin ce que dit
cet ancien auteur, que rien n'est plus dû à la vanité que la risée, et le reste
de ces paroles s'applique ici avec tant de justesse, et avec une force si
convaincante, qu'on ne saurait plus douter qu'on peut bien rire des erreurs sans
blesser la bienséance. Et je vous dirai aussi, mes Pères, qu'on en peut rire sans blesser la
charité, quoique ce soit une des choses que vous me reprochez encore dans vos
écrits. Car la charité oblige quelquefois à rire des erreurs des hommes, pour
les porter eux-mêmes à en rire et à les fuir, selon cette parole de saint
Augustin: Hoec tu misericorditer irride, ut eis ridenda ac fugienda commendes.
Et la même charité oblige aussi quelquefois à les repousser avec colère, selon
cette autre parole de saint Grégoire de Nazianze: L'esprit de charité et de
douceur a ses émotions et ses colères. En effet, comme dit saint Augustin: Qui
oserait dire que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et qu'il
sera permis aux ennemis de la foi d'effrayer les fidèles par des paroles fortes,
et de les réjouir par des rencontres d'esprit agréables; mais que les
catholiques ne doivent écrire qu'avec une froideur de style qui endorme les
lecteurs? Ne voit-on pas que, selon cette conduite, on laisserait introduire dans
l'Eglise les erreurs les plus extravagantes et les plus pernicieuses, sans qu'il
fût permis de s'en moquer avec mépris, de peur d'être accusé de blesser la
bienséance, ni de les confondre avec véhémence, de peur d'être accusé de manquer
de charité? Quoi! mes Pères, il vous sera permis de dire qu'on peut tuer pour éviter un
soufflet et une injure, et il ne sera pas permis de réfuter publiquement une
erreur publique d'une telle conséquence? Vous aurez la liberté de dire qu'un
juge peut en conscience retenir ce qu'il a reçu pour faire une injustice, sans
qu'on ait la liberté de vous contredire? Vous imprimerez, avec privilège et
approbation de vos docteurs, qu'on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu,
et vous fermerez la bouche à ceux qui défendront la vérité de la foi, en leur
disant qu'ils blesseraient la charité de frères en vous attaquant, et la
modestie de Chrétiens en riant de vos maximes? Je doute, mes Pères, qu'il y ait
des personnes à qui vous ayez pu le faire accroire; mais néanmoins, s'il s'en
trouvait qui en fussent persuadés, et qui crussent que j'aurais blessé la
charité que je vous dois, en décriant votre morale, je voudrais bien qu'ils
examinassent avec attention d'où naît en eux ce sentiment. Car encore qu'ils
s'imaginent qu'il part de leur zèle, qui n'a pu souffrir sans scandale de voir
accuser leur prochain; je les prierais de considérer qu'il n'est pas impossible
qu'il vienne d'ailleurs, et qu'il est même assez vraisemblable qu'il vient du
déplaisir secret et souvent caché à nous-mêmes, que le malheureux fond qui est
en nous ne manque jamais d'exciter contre ceux qui s'opposent au relâchement des
moeurs. Et pour leur donner une règle qui leur en fasse reconnaître le véritable
principe, je leur demanderai si, en même temps qu'ils se plaignent de ce qu'on a
traité de la sorte des religieux, ils se plaignent encore davantage de ce que
des religieux ont traité la vérité de la sorte. Que s'ils sont irrités non
seulement contre les lettres, mais encore plus contre les maximes qui y sont
rapportées, j'avouerai qu'il se peut faire que leur ressentiment parte de
quelque zèle, mais peu éclairé; et alors les passages qui sont ici suffiront
pour les éclaircir. Mais s'ils s'emportent seulement contre les répréhensions,
et non pas contre les choses qu'on a reprises, en vérité, mes Pères, je ne
m'empêcherai jamais de leur dire qu'ils sont grossièrement abusés, et que leur
zèle est bien aveugle. Etrange zèle qui s'irrite contre ceux qui accusent des fautes publiques, et
non pas contre ceux qui les commettent! Quelle nouvelle charité qui s'offense de
voir confondre des erreurs manifestes et qui ne s'offense point de voir
renverser la morale par ces erreurs! Si ces personnes étaient en danger d'être
assassinées, s'offenseraient-elles de ce qu'on les avertirait de l'embûche qu'on
leur dresse; et au lieu de se détourner de leur chemin pour l'éviter,
s'amuseraient-elles à se plaindre du peu de charité qu'on aurait eu de découvrir
le dessein criminel de ces assassins? S'irritent-elles lorsqu'on leur dit de ne
manger pas d'une viande, parce qu'elle est empoisonnée, ou de n'aller pas dans
une ville, parce qu'il y a de la peste? D'où vient donc qu'ils trouvent qu'on manque de charité quand on découvre les
maximes nuisibles à la religion, et qu'ils croient au contraire qu'on manquerait
de charité, si on ne leur découvrait pas les choses nuisibles à leur santé et à
leur vie, sinon parce que l'amour qu'ils ont pour la vie leur fait recevoir
favorablement tout ce qui contribue à la conserver, et que l'indifférence qu'ils
ont pour la vérité fait que non seulement ils ne prennent aucune part à sa
défense, mais qu'ils voient même avec peine qu'on s'efforce de détruire le
mensonge?
Mais afin que vous n'ayez plus lieu de donner ces impressions aux autres, ni
de les prendre vous-mêmes, je vous dirai, mes Pères (et je suis honteux de ce
que vous m'engagez à vous dire ce que je devrais apprendre de vous), je vous
dirai donc quelles marques les Pères de l'Eglise nous ont données pour juger si
les répréhensions partent d'un esprit de piété et de charité, ou d'un esprit
d'impiété et de haine. La première de ces règles est que l'esprit de piété porte toujours à parler
avec vérité et sincérité; au lieu que l'envie et la haine emploient le mensonge
et la calomnie: splendentia et vehementia, sed rebus veris, dit saint Augustin.
Quiconque se sert du mensonge agit par l'esprit du diable. Il n'y a point de
direction d'intention qui puisse rectifier la calomnie: et quand il s'agirait de
convertir toute la terre, il ne serait pas permis de noircir des personnes
innocentes; parce qu'on ne doit pas faire le moindre mal pour en faire réussir
le plus grand bien, et que la vérité de Dieu n'a pas besoin de notre mensonge,
selon l'Ecriture. Il est du devoir des défenseurs de la vérité, dit saint
Hilaire, de n'avancer que des choses vraies. Aussi, mes Pères, je puis dire
devant Dieu qu'il n'y a rien que je déteste davantage que de blesser tant soit
peu la vérité; et que j'ai toujours pris un soin très particulier non seulement
de ne pas falsifier, ce qui serait horrible, mais de ne pas altérer ou détourner
le moins du monde le sens d'un passage. De sorte que, si j'osais me servir, en
cette rencontre, des paroles du même saint Hilaire, je pourrais bien vous dire
avec lui: Si nous disons des choses fausses, que nos discours soient tenus pour
infâmes; mais si nous montrons que celles que nous produisons sont publiques et
manifestes, ce n'est point sortir de la modestie et de la liberté apostolique de
les reprocher. Mais ce n'est pas assez, mes Pères, de ne dire que des choses vraies, il faut
encore ne pas dire toutes celles qui sont vraies, parce qu'on ne doit rapporter
que les choses qu'il est utile de découvrir, et non pas celles qui ne pourraient
que blesser sans apporter aucun fruit. Et ainsi, comme la première règle est de
parler avec vérité, la seconde est de parler avec discrétion. Les méchants, dit
saint Augustin, persécutent les bons en suivant l'aveuglement de la passion qui
les anime; au lieu que les bons persécutent les méchants avec une sage
discrétion: de même que les chirurgiens considèrent ce qu'ils coupent, au lieu
que les meurtriers ne regardent point où ils frappent. Vous savez bien, mes
Pères, que je n'ai pas rapporté, des maximes de vos auteurs, celles qui vous
auraient été les plus sensibles, quoique j'eusse pu le faire, et même sans
pécher contre la discrétion, non plus que de savants hommes et très catholiques,
mes Pères, qui l'ont fait autrefois; et tous ceux qui ont lu vos auteurs savent
aussi bien que vous combien en cela je vous ai épargnés: outre que je n'ai parlé
en aucune sorte contre ce qui vous regarde chacun en particulier; et je serais
fâché d'avoir rien dit des fautes secrètes et personnelles, quelque preuve que
j'en eusse. Car je sais que c'est le propre de la haine et de l'animosité, et
qu'on ne doit jamais le faire, à moins qu'il y en ait une nécessité bien
pressante pour le bien de l'Eglise. Il est donc visible que je n'ai manqué en
aucune sorte à la discrétion, dans ce que j'ai été obligé de dire touchant les
maximes de votre morale, et que vous avez plus de sujet de vous louer de ma
retenue que de vous plaindre de mon indiscrétion. La troisième règle, mes Pères, est que quand on est obligé d'user de quelques
railleries, l'esprit de piété porte à ne les employer que contre les erreurs, et
non pas contre les choses saintes; au lieu que l'esprit de bouffonnerie,
d'impiété et d'hérésie, se rit de ce qu'il y a de plus sacré. Je me suis déjà
justifié sur ce point; et on est bien éloigné d'être exposé à ce vice quand on
n'a qu'à parler des opinions que j'ai rapportées de vos auteurs.
Mais si vous voulez, mes Pères, avoir maintenant le plaisir de voir en peu de
mots une conduite qui pèche contre chacune de ces règles, et qui porte
véritablement le caractère de l'esprit de bouffonnerie, d'envie et de haine, je
vous en donnerai des exemples; et, afin qu'ils vous soient plus connus et plus
familiers, je les prendrai de vos écrits mêmes. Car, pour commencer par la manière indigne dont vos auteurs parlent des
choses saintes, soit dans leurs railleries, soit dans leurs galanteries, soit
dans leurs discours sérieux, trouvez-vous que tant de contes ridicules de votre
P. Binet, dans sa Consolation des malades soient fort propres au dessein qu'il
avait pris de consoler chrétiennement ceux que Dieu afflige? Direz-vous que la
manière si profane et si coquette dont votre P. Le Moyne a parlé de la piété
dans sa Dévotion Aisée, soit plus propre à donner du respect que du mépris pour
l'idée qu'il forme de la vertu chrétienne? Tout son livre des Peintures Morales
respire-t-il autre chose, et dans sa prose et dans ses vers, qu'un esprit plein
de la vanité et des folies du monde? Est-ce une pièce digne d'un prêtre que
cette ode du 7. livre intitulée: Eloge de la pudeur, où il est montré que toutes
les belles choses sont rouges, ou sujettes à rougir? C'est ce qu'il fit pour
consoler une dame, qu'il appelle Delphine, de ce qu'elle rougissait souvent. Il
dit donc, à chaque stance, que quelques-unes des choses les plus estimées sont
rouges, comme les roses, les grenades, la bouche, la langue; et c'est parmi ces
galanteries, honteuses à un religieux, qu'il ose mêler insolemment ces esprits
bienheureux qui assistent devant Dieu, et dont les Chrétiens ne doivent parler
qu'avec vénération: Les Chérubins, ces glorieux, Qu'en dites-vous, mes Pères? Cette préférence de la rougeur de Delphine à
l'ardeur de ces esprits qui n'en ont point d'autre que la charité, et la
comparaison d'un éventail avec ces ailes mystérieuses, vous paraît-elle fort
chrétienne dans une bouche qui consacre le Corps adorable de Jésus-Christ? je
sais qu'il ne l'a dit que pour faire le galant et pour rire; mais c'est cela
qu'on appelle rire des choses saintes. Et n'est-il pas vrai que, si on lui
faisait justice, il ne se garantirait pas d'une censure, quoique, pour s'en
défendre, il se servît de cette raison, qui n'est pas elle-même moins
censurable, qu'il rapporte au livre I: Que la Sorbonne n'a point de juridiction
sur le Parnasse, et que les erreurs de ce pays-là ne sont sujettes ni aux
Censures, ni à l'Inquisition, comme s'il n'était défendu d'être blasphémateur et
impie qu'en prose. Mais au moins on n'en garantirait pas par là cet autre
endroit de l'avant-propos du même livre: Que l'eau de la rivière au bord de
laquelle il a composé ses vers est si propre à faire des poètes, que, quand on
en ferait de l'eau bénite, elle ne chasserait pas le démon de la poésie: non
plus que celui-ci de votre P. Garasse dans sa Somme des Vérités Capitales de la
Religion, p. 649, où il joint le blasphème à l'hérésie, en parlant du mystère
sacré de l'Incarnation en cette sorte: La personnalité humaine a été comme entée
ou mise à cheval sur la personnalité du Verbe. Et cet autre endroit du même
auteur, P. 510, sans en rapporter beaucoup d'autres, où il dit sur le sujet du
nom de Jésus, figuré ordinairement ainsi IHS: Que quelques-uns en ont ôté la
croix pour prendre les seuls caractères en cette sorte, IHS, qui est un Jésus
dévalisé. C'est ainsi que vous traitez indignement les vérités de la religion, contre
la règle inviolable qui oblige à n'en parler qu'avec révérence, mais vous ne
péchez pas moins contre celle qui oblige à ne parler qu'avec vérité et
discrétion. Qu'y a-t-il de plus ordinaire dans vos écrits que la calomnie? Ceux
du P. Brisacier sont-ils sincères? Et parle-t-il avec vérité quand il dit, 4e
part., P. 24 et 15 que les religieuses de Port-Royal ne prient pas les saints,
et qu'elles n'ont point d'images dans leur église? Ne sont-ce pas des faussetés
bien hardies, puisque le contraire paraît à la vue de tout Paris? Et parle-t-il
avec discrétion, quand il déchire l'innocence de ces filles, dont la vie est si
pure et si austère, quand il les appelle des Filles impénitentes,
asacramentaires, incommuniantes, des vierges folles, fantastiques, Calaganes,
désespérées, et tout ce qu'il vous plaira, et qu'il les noircit par tant
d'autres médisances, qui ont mérité la censure de feu M. l'archevêque de Paris?
Quand il calomnie des prêtres dont les moeurs sont irréprochables, jusqu'à dire,
I part., p. 22: Qu'ils pratiquent des nouveautés dans les confessions, pour
attraper les belles et les innocentes; et qu'il aurait horreur de rapporter les
crimes abominables qu'ils commettent, n'est-ce pas une témérité insupportable
d'avancer des impostures si noires, non seulement sans preuve, mais sans la
moindre ombre et sans la moindre apparence? je ne m'étendrai pas davantage sur
ce sujet, et je remets à vous en parler plus au long une autre fois: car j'ai à
vous entretenir sur cette matière, et ce que j'ai dit suffit pour faire voir
combien vous péchez contre la vérité et la discrétion tout ensemble.
Enfin, mes Pères, pour conclure, par un autre reproche que vous me faites, de
ce qu'entre un si grand nombre de vos maximes que je rapporte, il y en a
quelques-unes qu'on vous avait déjà objectées, sur quoi vous vous plaignez de ce
que je redis contre vous ce qui avait été dit, je réponds que c'est au contraire
parce que vous n'avez pas profité de ce qu'on vous l'a déjà dit, que je vous le
redis encore: car quel fruit a-t-il paru de ce que de savants docteurs et
l'Université entière vous en ont repris par tant de livres? Qu'ont fait vos
Pères Annat, Caussin, Pinthereau et Le Moyne, dans les réponses qu'ils y ont
faites, sinon de couvrir d'injures ceux qui leur avaient donné ces avis si
salutaires? Avez-vous supprimé les livres où ces méchantes maximes sont
enseignées? En avez-vous réprimé les auteurs? En êtes-vous devenus plus
circonspects? Et n'est-ce pas depuis ce temps-là qu'Escobar a tant été imprimé
de fois en France et aux Pays-Bas; et que vos Pères Cellot, Bagot Bauny, Lamy,
Le Moyne et les autres, ne cessent de publier tous les jours les mêmes choses,
et de nouvelles encore aussi licencieuses que jamais? Ne vous plaignez donc
plus, mes Pères, ni de ce que je vous ai reproché des maximes que vous n'avez
point quittées, ni de ce que je vous en ai objecté de nouvelles, ni de ce que
j'ai ri de toutes. Vous n'avez qu'à les considérer pour y trouver votre
confusion et ma défense. Qui pourra voir, sans en rire, la décision du Père
Bauny pour celui qui fait brûler une grange: celle du P. Cellot, pour la
restitution: le règlement de Sanchez en faveur des sorciers: la manière dont
Hurtado fait éviter le péché du duel en se promenant dans un champ, et y
attendant un homme: les compliments du P. Bauny pour éviter l'usure: la manière
d'éviter la simonie par un détour d'intention, et celle d'éviter le mensonge, en
parlant tantôt haut, tantôt bas, et le reste des opinions de vos docteurs les
plus graves? En faut-il davantage, mes Pères, pour me justifier? Et y a-t-il
rien de mieux dû à la vanité et à la faiblesse de ces opinions que la risée,
selon Tertullien? Mais, mes Pères, la corruption des moeurs que vos maximes
apportent est digne d'une autre considération, et nous pouvons bien faire cette
demande avec le même Tertullien: Faut-il rire de leur folie, ou déplorer leur
aveuglement? Rideam vanitatem, an exprobrem, coecitatem? Je crois, mes Pères,
qu'on peut en rire et en pleurer à son choix: Hoec tolerabilius vel ridentur,
vel flentur, dit saint Augustin. Reconnaissez donc qu'il-y a un temps de rire et
un temps de pleurer, selon l'Ecriture. Et je souhaite, mes Pères, que je
n'éprouve pas en vous la vérité de ces paroles des Proverbes: Qu'il y a des
personnes si peu raisonnables, qu'on n'en peut avoir de satisfaction, de quelque
manière qu'on agisse avec eux, soit qu'on rie, soit qu'on se mette en colère. Du 9 septembre 1656. Mes Révérends Pères, J'étais prêt à vous écrire sur le sujet des injures que vous me dites depuis
si longtemps dans vos écrits, où vous m'appelez impie, bouffon, ignorant,
farceur, imposteur, calomniateur, fourbe, hérétique, calviniste déguisé,
disciple de Du Moulin, possédé d'une légion de diables, et tout ce qu'il vous
plaît. Je voulais faire entendre au monde pourquoi vous me traitez de la sorte,
car je serais fâché qu'on crût tout cela de moi; et j'avais résolu de me
plaindre de vos calomnies et de vos impostures, lorsque j'ai vu vos réponses, où
vous m'en accusez moi-même. Vous m'avez obligé par là de changer mon dessein, et
néanmoins je ne laisserai pas de le continuer en quelque sorte, puisque
j'espère, en me défendant, vous convaincre de plus d'impostures véritables que
vous ne m'en avez imputé de fausses. En vérité, mes Pères, vous en êtes plus
suspects que moi; car il n'est pas vraisemblable qu'étant seul comme le suis,
sans force et sans aucun appui humain contre un si grand corps, et n'étant
soutenu que par la vérité et la sincérité, je me sois exposé à tout perdre, en
m'exposant à être convaincu d'imposture. Il est trop aisé de découvrir les
faussetés dans les questions de fait comme celle-ci. Je ne manquerais pas de
gens pour m'en accuser, et la justice ne leur en serait pas refusée. Pour vous,
mes Pères, vous n'êtes pas en ces termes; et vous pouvez dire contre moi ce que
vous voulez, sans que je trouve à qui m'en plaindre. Dans cette différence de
nos conditions, je ne dois pas être peu retenu, quand d'autres considérations ne
m'y engageraient pas. Cependant vous me traitez comme un imposteur insigne, et
ainsi vous me forcez à repartir: mais vous savez que cela ne se peut faire sans
exposer de nouveau, et même sans découvrir plus à fond les points de votre
morale; en quoi je doute que vous soyez bons politiques. La guerre se fait chez
vous et à vos dépens; et quoique vous ayez pensé qu'en embrouillant les
questions par des termes d'Ecole, les réponses en seraient si longues, si
obscures, et si épineuses, qu'on en perdrait le goût, cela ne sera peut-être pas
tout à fait ainsi, car j'essaierai de vous ennuyer le moins qu'il se peut en ce
genre d'écrire. Vos maximes ont je ne sais quoi de divertissant qui réjouit
toujours le monde. Souvenez-vous au moins que c'est vous qui m'engagez d'entrer
dans cet éclaircissement, et voyons qui se défendra le mieux.
Celle du superflu, qui est le plus ordinaire secours des pauvres, est
entièrement abolie par cette seule maxime De El. c. 4, n. 14, que j'ai rapportée
dans mes Lettres. Ce que les gens du monde gardent pour relever leur condition
et celle de leurs parents n'est pas appelé superflu. Et ainsi à peine
trouvera-t-on qu'il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas
même dans les Rois. Vous voyez bien, mes Pères, que, par cette définition, tous
ceux qui auront de l'ambition n'auront point de superflu; et qu'ainsi l'aumône
en est anéantie à l'égard de la plupart du monde. Mais, quand il arriverait même
qu'on en aurait, on serait encore dispensé d'en donner dans les nécessités
communes, selon Vasquez, qui s'oppose à ceux qui veulent y obliger les riches.
Voici ses termes, c. I, n. 32: Corduba, dit-il, enseigne que, lorsqu'on a du
superflu, on est obligé d'en donner à ceux qui sont dans une nécessité
ordinaire, au moins une partie, afin d'accomplir le précepte en quelque chose;
MAIS CELA NE ME PLAIT PAS: sed hoc non placet: CAR NOUS AVONS MONTRE LE
CONTRAIRE contre Cajetan et Navarre. Ainsi, mes Pères, l'obligation de cette
aumône est absolument ruinée, selon ce qu'il plaît à Vasquez. Pour celle du nécessaire, qu'on est obligé de faire dans les nécessités
extrêmes et pressantes, vous verrez, par les conditions qu'il apporte pour
former cette obligation, que les plus riches de Paris peuvent n'y être pas
engagés une seule fois en leur vie. Je n'en rapporterai que deux: l'une, QUE L'ON
SACHE que le pauvre ne sera secouru d'aucun autre: hoec intelligo et coetera
omnia, quando SCIO nullum alium opem laturum, c. I, n. 28. Qu'en dites-vous, mes
Pères? arrivera-t-il souvent que dans Paris, où il y a tant de gens charitables,
on puisse savoir qu'il ne se trouvera personne pour secourir un pauvre qui
s'offre à nous? Et cependant, si on n'a pas cette connaissance, on pourra le
renvoyer sans secours, selon Vasquez. L'autre condition est que la nécessité de
ce pauvre soit telle, qu'il soit menacé de quelque accident mortel, ou de perdre
sa réputation, n. 24 et 26, ce qui est bien peu commun. Mais ce qui en marque
encore la rareté, c'est qu'il dit, num. 45, que le pauvre qui est en cet état où
il dit qu'on est obligé à lui donner l'aumône, peut voler le riche en
conscience. Et ainsi il faut que cela soit bien extraordinaire, si ce n'est
qu'il veuille qu'il soit ordinairement permis de voler. De sorte qu'après avoir
détruit l'obligation de donner l'aumône du superflu, qui est la plus grande
source des charités, il n'oblige les riches d'assister les pauvres de leur
nécessaire que lorsqu'il permet aux pauvres de voler les riches. Voilà la
doctrine de Vasquez, où vous renvoyez les lecteurs pour leur édification.
Je viens maintenant à vos impostures. Vous vous étendez d'abord sur
l'obligation que Vasquez impose aux ecclésiastiques de faire l'aumône; mais je
n'en ai point parlé, et j'en parlerai quand il vous plaira; il n'en est donc pas
question ici. Pour les laïques, desquels seuls il s'agit, il semble que vous
vouliez faire entendre que Vasquez ne parle en l'endroit que j'ai cité que selon
le sens de Cajetan, et non pas selon le sien propre; mais comme il n'y a rien de
plus faux, et que vous ne l'avez pas dit nettement, je veux croire pour votre
honneur que vous ne l'avez pas voulu dire. Vous vous plaignez ensuite hautement de ce qu'après avoir rapporté cette
maxime de Vasquez: A peine se trouvera-t-il que les gens du monde, et même les
Rois, aient jamais de superflu, j'en ai conclu que les riches sont donc à peine
obligés de donner l'aumône de leur superflu. Mais que voulez-vous dire, mes
Pères? S'il est vrai que les riches n'ont presque jamais de superflu, n'est-il
pas certain qu'ils ne seront presque jamais obligés de donner l'aumône de leur
superflu? Je vous en ferais un argument en forme, si Diana, qui estime tant
Vasquez, qu'il l'appelle le Phénix des esprits, n'avait tiré la même conséquence
du même principe. Car, après avoir rapporté cette maxime de Vasquez, il en
conclut: Que dans la question, savoir si les riches sont obligés de donner
l'aumône de leur superflu, quoique l'opinion qui les y oblige fût véritable, il
n'arriverait jamais, ou presque jamais, qu'elle obligeât dans la pratique. Je
n'ai fait que suivre mot à mot tout ce discours. Que veut donc dire ceci, mes
Pères? Quand Diana rapporte avec éloge les sentiments de Vasquez, quand il les
trouve probables, et très commodes pour les riches, comme il le dit au même
lieu, il n'est ni calomniateur ni faussaire, et vous ne vous plaignez point
qu'il lui impose: au lieu que, quand je représente ces mêmes sentiments de
Vasquez, mais sans le traiter de phénix, je suis un imposteur, un faussaire et
un corrupteur de ses maximes. Certainement, mes Pères, vous avez sujet de
craindre que la différence de vos traitements envers ceux qui ne diffèrent pas
dans le rapport, mais seulement dans l'estime qu'ils font de votre doctrine, ne
découvre le fond de votre coeur, et ne fasse juger que vous avez pour principal
objet de maintenir le crédit et la gloire de votre Compagnie; puisque, tandis
que votre théologie accommodante passe pour une sage condescendance, vous ne
désavouez point ceux qui la publient, et au contraire vous les louez comme
contribuant à votre dessein. Mais quand on la fait passer pour un relâchement
pernicieux, alors le même intérêt de votre Société vous engage à désavouer des
maximes qui vous font tort dans le monde: et ainsi vous les reconnaissez ou les
renoncez, non pas selon la vérité qui ne change jamais, mais selon les divers
changements des temps, suivant cette parole d'un ancien: Omnia pro tempore,
nihil pro veritate. Prenez-y garde, mes Pères; et afin que vous ne puissiez plus
m'accuser d'avoir tiré du principe de Vasquez une conséquence qu'il eût
désavouée, sachez qu'il l'a tirée lui-même, c. I, n. 27: A peine est-on obligé
de donner l'aumône, quand on n'est obligé de la donner que de son superflu,
selon l'opinion de Cajetan ET SELON LA MIENNE, et secundum nostram. Confessez
donc, mes Pères, par le propre témoignage de Vasquez, que j'ai suivi exactement
sa pensée; et considérez avec quelle conscience vous avez osé dire, que si l'on
allait à la source, on verrait avec étonnement qu'il y enseigne tout le
contraire. Enfin, vous faites valoir, par-dessus tout, ce que vous dites que, si Vasquez
n'oblige pas les riches de donner l'aumône de leur superflu, il les oblige en
récompense de la donner de leur nécessaire. Mais vous avez oublié de marquer
l'assemblage des conditions qu'il déclare être nécessaires pour former cette
obligation, lesquelles j'ai rapportées, et qui la restreignent si fort, qu'elles
l'anéantissent presque entièrement: et au lieu d'expliquer ainsi sincèrement sa
doctrine, vous dites généralement, qu'il oblige les riches à donner même ce qui
est nécessaire à leur condition. C'est en dire trop, mes Pères: la règle de
l'Evangile ne va pas si avant; ce serait une autre erreur, dont Vasquez est bien
éloigné. Pour couvrir son relâchement, vous lui attribuez un excès de sévérité
qui le rendrait répréhensible, et par là vous vous ôtez la créance de l'avoir
rapporté fidèlement. Mais il n'est pas digne de ce reproche, après avoir établi,
comme je l'ai fait voir, que les riches ne sont point obligés, ni par justice,
ni par charité, de donner de leur superflu, et encore moins du nécessaire dans
tous les besoins ordinaires des pauvres, et qu'ils ne sont obligés de donner du
nécessaire qu'en des rencontres si rares, qu'elles n'arrivent presque jamais.
C'est de cette sorte que les saints recommandent aux riches de partager avec
les pauvres les biens de la terre, s'ils veulent posséder avec eux les biens du
ciel. Et au lieu que vous travaillez à entretenir dans les hommes l'ambition,
qui fait qu'on n'a jamais de superflu, et l'avarice, qui refuse d'en donner
quand on en aurait, les saints ont travaillé au contraire à porter les hommes à
donner leur superflu, et à leur faire connaître qu'ils en auront beaucoup, s'ils
le mesurent non par la cupidité, qui ne souffre point de bornes, mais par la
piété, qui est ingénieuse à se retrancher pour avoir de quoi se répandre dans
l'exercice de la charité. Nous avons beaucoup de superflu, dit saint Augustin,
si nous ne gardons que le nécessaire; mais, si nous recherchons les choses
vaines, rien ne nous suffira. Recherchez, mes frères, ce qui suffit à l'ouvrage
de Dieu, c'est-à-dire à la nature, et non pas ce qui suffit à votre cupidité,
qui est l'ouvrage du démon: et souvenez-vous que le superflu des riches est le
nécessaire des pauvres. Je voudrais bien, mes Pères, que ce que je vous dis servît non seulement à me
justifier, ce serait peu, mais encore à vous faire sentir et abhorrer ce qu'il y
a de corrompu dans les maximes de vos casuistes, afin de nous unir sincèrement
dans les saintes règles de l'Evangile, selon lesquelles nous devons tous être
jugés. Pour le second point, qui regarde la simonie, avant que de répondre aux
reproches que vous me faites, je commencerai par l'éclaircissement de votre
doctrine sur ce sujet. Comme vous vous êtes trouvés embarrassés entre les Canons
de I'Eglise qui imposent d'horribles peines aux simoniaques, et l'avarice de
tant de personnes qui recherchent cet infâme trafic, vous avez suivi votre
méthode ordinaire, qui est d'accorder aux hommes ce qu'ils désirent, et donner à
Dieu des paroles et des apparences. Car qu'est-ce que demandent les simoniaques,
sinon d'avoir de l'argent en donnant leurs bénéfices? Et c'est cela que vous
avez exempté de simonie. Mais parce qu'il faut que le nom de simonie demeure, et
qu'il y ait un sujet où il soit attaché, vous avez choisi pour cela une idée
imaginaire, qui ne vient jamais dans l'esprit des simoniaques, et qui leur
serait inutile, qui est d'estimer l'argent considéré en lui-même autant que le
bien spirituel considéré en lui-même. Car qui s'aviserait de comparer des choses
si disproportionnées et d'un genre si différent? Et cependant, pourvu qu'on ne
fasse pas cette comparaison métaphysique, on peut donner son bénéfice à un
autre, et en recevoir de l'argent sans simonie, selon vos auteurs. C'est ainsi que vous vous jouez de la religion pour suivre la passion des
hommes; et voyez néanmoins avec quelle gravité votre Père Valentia débite ses
songes à l'endroit cité dans mes Lettres, t. 3, disp. 16, p. 3, p. 2044: On
peut, dit-il, donner un temporel pour un spirituel en deux manières: l'une en
prisant davantage le temporel que le spirituel, et ce serait simonie: l'autre en
prenant le temporel comme le motif et la fin qui porte à donner le spirituel,
sans que néanmoins on prise le temporel plus que le spirituel; et alors ce n'est
point simonie. Et la raison en est, que la simonie consiste à recevoir un
temporel comme le juste prix d'un spirituel. Donc, si on demande le temporel, si
petatur temporale, non pas comme le prix, mais comme le motif qui détermine à le
conférer, ce n'est point du tout simonie, encore qu'on ait pour fin et attente
principale la possession du temporel: minime erit simonia, etiamsi temporale
principaliter intendatur et expectelur. Et votre grand Sanchez n'a-t-il pas eu
une pareille révélation, au rapport d'Escobar, tr. 6, ex. 2, n. 40? Voici ses
mots: Si on donne un bien temporel pour un bien spirituel, non pas comme PRIX,
mais comme Un MOTIF qui porte le collateur à le donner, ou comme une
reconnaissance, si on l'a déjà reçu est-ce simonie? Sanchez assure que non. Vos
thèses de Caen, de 1644: C'est une opinion probable, enseignée par plusieurs
catholiques, que ce n'est pas simonie de donner un bien temporel pour un
spirituel, quand on ne le donne pas comme prix. Et quant à Tannerus, voici sa
doctrine, pareille à celle de Valentia, qui fera voir combien vous avez tort de
vous plaindre de ce que j'ai dit qu'elle n'est pas conforme à celle de saint
Thomas; puisque lui-même l'avoue au lieu cité dans ma Lettre, t. 3, d. 5, p.
1519: Il n'y a point, dit-il, proprement et véritablement de simonie, sinon à
prendre un bien temporel comme le prix d'un spirituel: mais, quand on le prend
comme un motif qui porte à donner le spirituel, ou comme en reconnaissance de ce
qu'on l'a donné, ce n'est point simonie, au moins en conscience. Et un peu
après: Il faut dire la même chose, encore qu'on regarde le temporel comme sa fin
principale, et qu'on le préfère même au spirituel: quoique saint Thomas et
d'autres semblent dire le contraire, en ce qu'ils assurent que c'est absolument
simonie de donner un bien spirituel pour un temporel, lorsque le temporel en est
la fin. Voilà, mes Pères, votre doctrine de la simonie enseignée par vos meilleurs
auteurs, qui se suivent en cela bien exactement. Il ne me reste donc qu'à
répondre à vos impostures. Vous n'avez rien dit sur l'opinion de Valentia, et
ainsi sa doctrine subsiste après votre réponse. Mais vous vous arrêtez sur celle
de Tannerus, et vous dites qu'il a seulement décidé que ce n'était pas une
simonie de droit divin, et vous voulez faire croire que j'ai supprimé de ce
passage ces paroles de droit divin. Sur quoi vous n'êtes pas raisonnables, mes
Pères, car ces termes, de droit divin, ne furent jamais dans ce passage. Vous
ajoutez ensuite que Tannerus déclare que c'est une simonie de droit positif.
Vous vous trompez, mes Pères: il n'a pas dit cela généralement, mais sur des cas
particuliers, in casibus a jure expressis, comme il le dit en cet endroit. En
quoi il fait une exception de ce qu'il avait établi en général dans ce passage,
que ce n'est pas simonie en conscience; ce qui enferme que ce n'en est pas aussi
une de droit positif, si vous ne voulez faire Tannerus assez impie pour soutenir
qu'une simonie de droit positif n'est pas simonie en conscience. Mais vous
recherchez à dessein ces mots de droit divin, droit positif, droit naturel,
tribunal intérieur et extérieur, cas exprimés dans le droit, présomption
externe, et les autres qui sont peu connus, afin d'échapper sous cette
obscurité, et de faire perdre la vue de vos égarements. Vous n'échapperez pas
néanmoins, mes Pères, par ces vaines subtilités, car je vous ferai des questions
si simples, qu'elles ne seront point sujettes au distinguo.
Voilà, mes Pères, comment il faut traiter les questions pour les démêler, au
lieu de les embrouiller, ou par des termes d'Ecole ou en changeant l'état de la
question, comme vous faites dans votre dernier reproche en cette sorte. Tannerus,
dites-vous, déclare au moins qu'un tel échange est un grand péché; et vous me
reprochez d'avoir supprimé malicieusement cette circonstance, qui le justifie
entièrement, à ce que vous prétendez. Mais vous avez tort, et en plusieurs
manières. Car, quand ce que vous dites serait vrai., il ne s'agissait pas, au
lieu où j'en parlais, de savoir s'il y avait en cela du péché, mais seulement
s'il y avait de la simonie. Or, ce sont deux questions fort séparées; les péchés
n'obligent qu'à se confesser, selon vos maximes; la simonie oblige à restituer,
et il y a des personnes à qui cela paraîtrait assez différent. Car vous avez
bien trouvé des expédients pour rendre la confession douce, mais vous n'en avez
point trouvé pour rendre la restitution agréable. J'ai à vous dire de plus que
le cas que Tannerus accuse de péché n'est pas simplement celui où l'on donne un
bien spirituel pour un temporel, qui en est le motif même principal; mais il
ajoute encore que l'on prise plus le temporel que le spirituel, ce qui est ce
cas imaginaire dont nous avons parlé. Et il ne fait pas de mal de charger
celui-là de péché, puisqu'il faudrait être bien méchant ou bien stupide, pour ne
vouloir pas éviter un péché par un moyen aussi facile qu'est celui de s'abstenir
de comparer les prix de ces deux choses, lorsqu'il est permis de donner l'une
pour l'autre. Outre que Valentia, examinant, au lieu déjà cité, s'il y a du
péché à donner un bien spirituel pour un temporel, qui en est le motif
principal, rapporte les raisons de ceux qui disent que oui, en ajoutant: sed hoc
non videtur mihi salis certum; cela ne me parait pas assez certain. Mais, depuis, votre P. Erade Bille, professeur des cas de conscience à Caen,
a décidé qu'il n'y a en cela aucun péché, car les opinions probables vont
toujours en mûrissant. C'est ce qu'il déclare dans ses écrits de 1644, contre
lesquels M. Dupré, docteur et professeur à Caen, fit cette belle harangue
imprimée, qui est assez connue. Car, quoique ce P. Erade Bille reconnaisse que
la doctrine de Valentia, suivie par le P. Milhard, et condamnée en Sorbonne,
soit contraire au sentiment commun, suspecte de simonie en plusieurs choses, et
punie en justice, quand la pratique en est découverte, il ne laisse pas de dire
que c'est une opinion probable, et par conséquent sûre en conscience, et qu'il
n'y a en cela ni simonie ni péché. C'est, dit-il, une opinion probable et
enseignée par beaucoup de docteurs catholiques, qu'il n'y a aucune simonie, NI
AUCUN PECHE, à donner de l'argent, ou une autre chose temporelle pour un
bénéfice, soit par forme de reconnaissance, soit comme un motif sans lequel on
ne le donnerait pas, pourvu qu'on ne le donne pas comme un prix égal au
bénéfice. C'est là tout ce qu'on peut désirer. Et selon toutes ces maximes, vous
voyez, mes Pères, que la simonie sera si rare, qu'on en aurait exempté Simon
même le magicien, qui voulait acheter le Saint-Esprit, en quoi il est l'image
des simoniaques qui achètent; et Giezi, qui reçut de l'argent pour un miracle,
en quoi il est la figure des simoniaques qui vendent. Car il est sans doute,
que, quand Simon, dans les Actes, offrit de l'argent aux apôtres pour avoir leur
puissance, il ne se servit ni des termes d'acheter, ni de vendre, ni de prix, et
qu'il ne fit autre chose que d'offrir de l'argent, comme un motif pour se faire
donner ce bien spirituel. Ce qui étant exempt de simonie, selon vos auteurs, il
se fût bien garanti de l'anathème de saint Pierre, s'il eût été instruit de vos
maximes. Et cette ignorance fit aussi grand tort à Giezi, quand il fut frappé de
la lèpre par Elisée; car, n'ayant reçu l'argent de ce prince guéri
miraculeusement que comme une reconnaissance, et non pas comme un prix égal à la
vertu divine qui avait opéré ce miracle, il eût obligé Elisée à le guérir, sur
peine de péché mortel, puisqu'il aurait agi selon tant de docteurs graves, et
qu'en pareil cas vos confesseurs sont obligés d'absoudre leurs pénitents et de
les laver de la lèpre spirituelle, dont la corporelle n'est que la figure.
Tout de bon, mes Pères, il serait aisé de vous tourner là-dessus en
ridicules: je ne sais pourquoi vous vous y exposez. Car je n'aurais qu'à
rapporter vos autres maximes, comme celle-ci d'Escobar dans la pratique de la
simonie selon la Société de Jésus, si. 40: Est-ce simonie, lorsque deux
religieux s'engagent l'un à l'autre en cette sorte: Donnez-moi votre voix pour
me faire élire Provincial, et je vous donnerai la mienne pour vous faire Prieur?
Nullement. Et cet autre, n. 14: Ce n'est pas simonie de se faire donner un
bénéfice en promettant de l'argent, quand on n'a pas dessein de payer en effet;
parce que ce n'est qu'une simonie feinte, qui n'est non plus vraie que du faux
or n'est pas du vrai b or. C'est par cette subtilité de conscience qu'il a
trouvé le moyen, en ajoutant la fourbe à la simonie, de faire avoir des
bénéfices sans argent et sans simonie. Mais je n'ai pas le loisir d'en dire
davantage; car il faut que je pense à me défendre contre votre troisième
calomnie sur le sujet des banqueroutiers.
Je ne m'arrêterai pas à vous montrer que Lessius, pour autoriser cette
maxime, abuse de la loi qui n'accorde que le simple vivre aux banqueroutiers, et
non pas de quoi subsister avec honneur. Il suffit d'avoir justifié Escobar
contre une telle accusation; c'est plus que je ne devais faire. Mais vous, mes
Pères, vous ne faites pas ce que vous devez: car il est question de répondre au
passage d'Escobar, dont les décisions sont commodes, en ce qu'étant
indépendantes du devant et de la suite, et toutes renfermées en de petits
articles, elles ne sont pas sujettes à vos distinctions. Je vous ai cité son
passage entier, qui permet à ceux qui font cession de retenir de leurs biens,
quoique acquis injustement, pour faire subsister leur famille avec honneur. Sur
quoi je me suis écrié dans mes Lettres: Comment! mes Pères, par quelle étrange
charité voulez-vous que les biens appartiennent plutôt à ceux qui les ont mal
acquis qu'aux créanciers légitimes? C'est à quoi il faut répondre: mais c'est ce
qui vous met dans un fâcheux embarras, que vous essayez en vain d'éluder en
détournant la question, et citant d'autres passages de Lessius, desquels il ne
s'agit point. Je vous demande donc si cette maxime d'Escobar peut être suivie en
conscience par ceux qui font banqueroute? Et prenez garde à ce que vous direz.
Car si vous répondez que non, que deviendra votre docteur, et votre doctrine de
la probabilité? Et si vous dites que oui, je vous renvoie au Parlement.
Je vous laisse dans cette peine, mes Pères; car je n'ai plus ici de place
pour entreprendre l'Imposture suivante sur le passage de Lessius touchant
l'homicide; ce sera pour la première fois, et le reste ensuite. Je ne vous dirai rien cependant sur les Avertissements pleins de faussetés
scandaleuses par où vous finissez chaque imposture: je repartirai à tout cela
dans la Lettre où j'espère montrer la source de vos calomnies. Je vous plains,
mes Pères, d'avoir recours à de tels remèdes. Les injures que vous me dites
n'éclairciront pas nos différends, et les menaces que vous me faites en tant de
façons ne m'empêcheront pas de me défendre. Vous croyez avoir la force et
l'impunité, mais je crois avoir la vérité et l'innocence. C'est une étrange et
longue guerre que celle où la violence essaie d'opprimer la vérité. Tous les
efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la
relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter
la violence, et ne font que l'irriter encore plus. Quand la force combat la
force, la plus puissante détruit la moindre: quand l'on oppose les discours aux
discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux
qui n'ont que la vanité et le mensonge: mais la violence et la vérité ne peuvent
rien l'une sur l'autre. Qu'on ne prétende pas de là néanmoins que les choses
soient égales: car il y a cette extrême différence, que la violence n'a qu'un
cours borné par l'ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la
vérité qu'elle attaque: au lieu que la vérité subsiste éternellement, et
triomphe enfin de ses ennemis, parce qu'elle est éternelle et puissante comme Dieu même. Du 30 septembre 1656. Mes Révérends Pères, Je viens de voir votre dernier écrit, où vous continuez vos impostures
jusqu'à la vingtième, en déclarant que vous finissez par là cette sorte
d'accusation, qui faisait votre première partie, pour en venir à la seconde, où
vous devez prendre une nouvelle manière de vous défendre, en montrant qu'il y a
bien d'autres casuistes que les vôtres qui sont dans le relâchement aussi bien
que vous. Je vois donc maintenant, mes Pères, à combien d'impostures j'ai à
répondre: et puisque la quatrième où nous en sommes demeurés est sur le sujet de
l'homicide, il sera à propos, en y répondant, de satisfaire en même temps à la
11, 13, 14, 15, 16, 17 et 18 qui sont sur le même sujet.
Votre quatrième imposture est sur une maxime touchant le meurtre, que vous
prétendez que j'ai faussement attribuée à Lessius. C'est celle-ci: Celui qui a
reçu un soufflet peut poursuivre à l'heure même son ennemi, et même à coups
d'épée, non pas pour se venger, mais pour réparer son honneur. Sur quoi vous
dites que cette opinion-là est du casuiste Victoria. Et ce n'est pas encore là
le sujet de la dispute, car il n'y a point de répugnance à dire qu'elle soit
tout ensemble de Victoria et de Lessius, puisque Lessius dit lui-même qu'elle
est aussi de Navarre et de votre Père Henriquez, qui enseignent que celui qui a
reçu un soufflet peut à l'heure même poursuivre son homme, et lui donner autant
de coups qu'il jugera nécessaire pour réparer son honneur. Il est donc seulement
question de savoir si Lessius est du sentiment de ces auteurs, aussi bien que
son confrère. Et c'est pourquoi vous ajoutez: Que Lessius ne rapporte cette
opinion que pour la réfuter; et qu'ainsi je lui attribue un sentiment qu'il
n'allègue que pour le combattre, qui est l'action du monde la plus lâche et la
plus honteuse à un écrivain. Or je soutiens, mes Pères, qu'il ne la rapporte que
pour la suivre. C'est une question de fait qu'il sera bien facile de décider.
Voyons donc comment vous prouvez ce que vous dites, et vous verrez ensuite
comment je prouve ce que je dis. Pour montrer que Lessius n'est pas de ce sentiment, vous dites qu'il en
condamne la pratique; et pour prouver cela, vous rapportez un de ses passages,
liv. 2, c. 9, n. 82, où il dit ces mots: J'en condamne la pratique. Je demeure
d'accord que, si on cherche ces paroles dans Lessius, au nombre 82, où vous les
citez, on les y trouvera. Mais que dira-t-on, mes Pères, quand on verra en même
temps qu'il traite en cet endroit d'une question toute différente de celle dont
nous parlons, et que l'opinion, dont il dit en ce lieu-là qu'il en condamne la
pratique, n'est en aucune sorte celle dont il s'agit ici, mais une autre toute
séparée? Cependant il ne faut, pour en être éclairci, qu'ouvrir le livre même où
vous renvoyez; car on y trouvera toute la suite de son discours en cette
manière. Il traite la question, savoir si on peut tuer pour un soufflet, au n. 79, et
il la finit au nombre 80, sans qu'il y ait en tout cela un seul mot de
condamnation. Cette question étant terminée, il en commence une nouvelle en
l'article 81, savoir si on peut tuer pour des médisances. Et c'est sur celle-là
qu'il dit, au n. 82, ces paroles que vous avez citées: J'en condamne la
pratique. N'est-ce donc pas une chose honteuse, mes Pères, que vous osiez produire ces
paroles, pour faire croire que Lessius condamne l'opinion qu'on peut tuer pour
un soufflet? Et que, n'en ayant rapporté en tout que cette seule preuve, vous
triomphiez là-dessus, en disant, comme vous faites: Plusieurs personnes
d'honneur dans Paris ont déjà reconnu cette insigne fausseté par la lecture de
Lessius, et ont appris par là quelle créance on doit avoir à ce calomniateur?
Quoi! mes Pères, est-ce ainsi que vous abusez de la créance que ces personnes
d'honneur ont en vous? Pour leur faire entendre que Lessius n'est pas d'un
sentiment, vous leur ouvrez son livre en un endroit où il en condamne un autre;
et comme ces personnes n'entrent pas en défiance de votre bonne foi, et ne
pensent pas à examiner s'il s'agit en ce lieu-là de la question contestée, vous
trompez ainsi leur crédulité. Je m'assure, mes Pères, que, pour vous garantir
d'un si honteux mensonge, vous avez eu recours à votre doctrine des équivoques,
et que, lisant ce passage tout haut, vous disiez tout bas qu'il s'y agissait
d'une autre matière. Mais je ne sais si cette raison, qui suffit bien pour
satisfaire votre conscience, suffira pour satisfaire la juste plainte que vous
feront ces gens d'honneur quand ils verront que vous les avez joués de cette
sorte. Empêchez-les donc bien, mes Pères, de voir mes lettres, puisque c'est le seul
moyen qui vous reste pour conserver encore quelque temps votre crédit. Je n'en
use pas ainsi des vôtres; j'en envoie à tous mes amis; je souhaite que tout le
monde les voie; et je crois que nous avons tous raison. Car enfin, après avoir
publié cette quatrième imposture avec tant d'éclat, vous voilà décriés, si on
vient à savoir que vous y avez supposé un passage pour un autre. On jugera
facilement que, si vous eussiez trouvé ce que vous demandiez au lieu même où
Lessius traite cette matière, vous ne l'eussiez pas été chercher ailleurs; et
que vous n'y avez eu recours que parce que vous n'y voyiez rien qui fût
favorable à votre dessein. Vous vouliez faire trouver dans Lessius ce que vous
dites dans votre imposture, p. 10, ligne 12, qu'il n'accorde pas que cette
opinion soit probable dans la spéculation; et Lessius dit expressément en sa
conclusion, n. 80: Cette opinion, qu'on peut tuer pour un soufflet reçu, est
probable dans la spéculation. N'est-ce pas là mot à mot le contraire de votre
discours? Et qui peut assez admirer avec quelle hardiesse vous produisez en
propres termes, le contraire d'une vérité de fait? de sorte qu'au lieu que vous
concluiez, de votre passage supposé, que Lessius n'était pas de ce sentiment, il
se conclut fort bien, de son véritable passage, qu'il est de ce même sentiment.
Vous vouliez encore faire dire à Lessius qu'il en condamne la pratique. Et
comme je l'ai déjà dit, il ne se trouve pas une seule parole de condamnation en
ce lieu-là; mais il parle ainsi: Il semble qu'on n'en doit pas FACILEMENT
permettre la pratique: in praxi non videtur FACILE PERMITTENDA. Est-ce là, mes
Pères, le langage d'un homme qui condamne une maxime? Diriez-vous qu'il. ne faut
pas permettre facilement, dans la pratique, les adultères ou les incestes? Ne
doit-on pas conclure au contraire que, puisque Lessius ne dit autre chose, sinon
que la pratique n'en doit pas être facilement permise, son sentiment est que
cette pratique peut être quelquefois permise, quoique rarement? Et comme s'il
eût voulu apprendre à tout le monde quand on la doit permettre, et ôter aux
personnes offensées les scrupules qui les pourraient troubler mal à propos, ne
sachant en quelles occasions il leur est permis de tuer dans la pratique, il a
eu soin de leur marquer ce qu'ils doivent éviter pour pratiquer cette doctrine
en conscience. Ecoutez-le, mes Pères. Il semble, dit-il, qu'on ne doit pas le
permettre facilement, A CAUSE du danger qu'il [y] a qu'on agisse en cela par
haine, ou par vengeance, ou avec excès, ou que cela ne causât trop de meurtres.
De sorte qu'il est clair que ce meurtre restera tout a fait permis dans la
pratique, selon Lessius, si on évite ces inconvénients, c'est-à-dire si l'on
peut agir sans haine, sans vengeance, et dans des circonstances qui [n']attirent
pas beaucoup de meurtres. En voulez-vous un exemple, mes Pères? En voici un
assez nouveau; c'est celui du soufflet de Compiègne. Car vous avouerez que celui
qui l'a reçu a témoigné, par la manière dont il s'est conduit, qu'il était assez
maître des mouvements de haine et de vengeance. Il ne lui restait donc qu'à
éviter un trop grand nombre de meurtres; et vous savez, mes Pères, qu'il est si
rare que des Jésuites donnent des soufflets aux officiers de la maison du roi,
qu'il n'y avait pas à craindre qu'un meurtre en cette occasion en eût tiré
beaucoup d'autres en conséquence. Et ainsi vous ne sauriez nier que ce Jésuite
ne fût tuable en sûreté de conscience, et que l'offensé ne pût en cette
rencontre pratiquer envers lui la doctrine de Lessius. Et peut-être, mes Pères,
qu'il l'eût fait, s'il eût été instruit dans votre école, et s'il eût appris
d'Escobar qu'un homme qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur jusqu'à ce
qu'il ait tué celui qui le lui a donné. Mais vous avez sujet de croire que les
instructions fort contraires qu'il a reçues d'un curé que vous n'aimez pas trop,
n'ont pas peu contribué en cette occasion à sauver la vie à un Jésuite.
Remarquez donc, mes Pères, que vos propres auteurs ruinent d'eux-mêmes cette
vaine distinction de spéculation et de pratique que l'Université avait traitée
de ridicule, et dont l'invention est un secret de votre politique qu'il est bon
de faire entendre. Car, outre que l'intelligence en est nécessaire pour les 15.
16. 17. et 18. impostures, il est toujours à propos de découvrir peu à peu les
principes de cette politique mystérieuse. Quand vous avez entrepris de décider les cas de conscience d'une manière
favorable et accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était
intéressée, comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l'amour de
Dieu, et toutes celles qui ne touchent que l'intérieur des consciences. Mais
vous en avez trouvé d'autres où l'Etat a intérêt aussi bien que la religion,
comme sont celles de l'usure, des banqueroutes, de l'homicide, et autres
semblables; et c'est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable amour
pour l'Eglise, de voir qu'en une infinité d'occasions où vous n'avez eu que la
religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve, sans
distinction et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si hardies
contre la pénitence et l'amour de Dieu, parce que vous saviez que ce n'est pas
ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice. Mais dans celles ou l'Etat
est intéressé aussi bien que la religion, l'appréhension que vous avez eue de la
justice des hommes vous a fait partager vos décisions, et former deux questions
sur ces matières: l'une que vous appelez de spéculation, dans laquelle, en
considérant ces crimes en eux-mêmes, sans regarder à l'intérêt de l'Etat, mais
seulement à la loi de Dieu qui les défend, vous les avez permis sans hésiter, en
renversant ainsi la loi de Dieu qui les condamne; l'autre, que vous appelez de
pratique, dans laquelle, en considérant le dommage que l'Etat en recevrait, et
la présence des magistrats qui maintiennent la sûreté publique, vous n'approuvez
pas toujours dans la pratique ces meurtres et ces crimes que vous trouvez permis
dans la spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges.
C'est ainsi, par exemple, que, sur cette question, s'il est permis de tuer pour
des médisances, vos auteurs, Filiutius, tr. 29, cap. 3, num. 52; Reginaldus, l.
21, cap. 5, num. 63, et les autres répondent: Cela est permis dans la
spéculation, ex probabili opinione licet; mais je n'en approuve pas la pratique,
à cause du grand nombre de meurtres qui en arriveraient et qui feraient tort à
l'Etat, si on tuait tous les médisants; et qu'aussi on serait puni en justice en
tuant pour ce sujet. Voilà de quelle sorte vos opinions commencent à paraître
sous cette distinction, par le moyen de laquelle vous ne ruinez que la religion,
sans blesser encore sensiblement l'Etat. Par là vous croyez être en assurance.
Car vous vous imaginez que le crédit que vous avez dans l'Eglise empêchera qu'on
ne punisse vos attentats contre la vérité; et que les précautions que vous
apportez pour ne mettre pas facilement ces permissions en pratique, vous
mettront à couvert de la part des magistrats, qui, n'étant pas juges des cas de
conscience, n'ont proprement intérêt qu'à la pratique extérieure. Ainsi une
opinion qui serait condamnée sous le nom de pratique se produit en sûreté sous
le nom de spéculation. Mais cette base étant affermie, il n'est pas difficile
d'y élever le reste de vos maximes. Il y avait une distance infinie entre la
défense que Dieu a faite de tuer, et la permission spéculative que vos auteurs
en ont donnée. Mais la distance est bien petite de cette permission à la
pratique. Il ne reste seulement qu'à montrer que ce qui est permis dans la
spéculative l'est bien aussi dans la pratique. Or, on ne manquera pas de raisons
pour cela. Vous en avez bien trouvé en des cas plus difficiles. Voulez-vous
voir, mes Pères, par où l'on y arrive? Suivez ce raisonnement d'Escobar, qui l'a
décidé nettement dans le premier des six tomes de sa grande Théologie Morale,
dont je vous ai parlé, où il est tout autrement éclairé que dans ce recueil
qu'il avait fait de vos 24 vieillards; car, au lieu qu'il avait pensé en ce
temps-là qu'il pouvait y avoir des opinions probables dans la spéculation qui ne
fussent pas sûres dans la pratique, il a connu le contraire depuis, et l'a fort
bien établi dans ce dernier ouvrage: tant la doctrine de la probabilité en
général reçoit d'accroissement par le temps, aussi bien que chaque opinion
probable en particulier. Ecoutez-le donc In proeloq. n. 15. Je ne vois pas,
dit-il, comment il se pourrait faire que ce qui parait permis dans la
spéculation ne le fût pas dans la pratique, puisque ce qu'on peut faire dans la
pratique dépend de ce qu'on trouve permis dans la spéculation, et que ces choses
ne diffèrent l'une de l'autre que comme l'effet de la cause. Car la spéculation
est ce qui détermine à l'action. D'où IL S'ENSUIT QU'ON PEUT EN SURETE DE
CONSCIENCE SUIVRE DANS LA PRATIQUE LES OPINIONS PROBABLES DANS LA SPECULATION,
et même avec plus de sûreté que celles qu'on n'a pas si bien examinées
spéculativement. En vérité, mes Pères, votre Escobar raisonne assez bien quelquefois. Et en
effet, il y a tant de liaison entre la spéculation et la pratique, que, quand
l'une a pris racine, vous ne faites plus difficulté de permettre [l'autre] sans
déguisement. C'est ce qu'on a vu dans la permission de tuer pour un soufflet,
qui de la simple spéculation, a été portée hardiment par Lessius à une pratique
qu'on ne doit pas facilement accorder, et de là par Escobar à une pratique
facile; d'où vos Pères de Caen l'ont conduite à une permission pleine, sans
distinction de théorie et de pratique, comme vous l'avez déjà vu. C'est ainsi que vous faites croître peu à peu vos opinions. Si elles
paraissaient tout à coup dans leur dernier excès, elles causeraient de
l'horreur; mais ce progrès lent et insensible y accoutume doucement les hommes,
et en ôte le scandale. Et par ce moyen la permission de tuer, si odieuse à
l'Etat et à l'Eglise, s'introduit premièrement dans I'Eglise, et ensuite de
l'Eglise dans l'Etat. On a vu un semblable succès de l'opinion de tuer pour des médisances. Car
elle est aujourd'hui arrivée à une permission pareille sans aucune distinction.
Je ne m'arrêterais pas à vous en rapporter les passages de vos Pères, si cela
n'était nécessaire pour confondre l'assurance que vous avez eue de dire deux
fois dans votre 15. imposture, p. 26 et 30, qu'il n'y a pas un Jésuite qui
permette de tuer pour des médisances. Quand vous dites cela, mes Pères, vous
devriez aussi empêcher que je ne le visse, puisqu'il m'est si facile d'y
répondre. Car, outre que vos Pères Reginaldus, Filiutius, etc., l'ont permis
dans la spéculation, comme je l'ai déjà dit, et que de là le principe d'Escobar
nous mène sûrement à la pratique, j'ai à vous dire de plus que vous avez
plusieurs auteurs qui l'ont permis en mots propres, et entre autres le P. Héreau
dans ses leçons publiques, ensuite desquelles le Roi le fit mettre en arrêt en
votre maison pour avoir enseigné, outre plusieurs erreurs, que quand celui qui
nous décrie devant des gens d'honneur continue après l'avoir averti de cesser,
il nous est permis de le tuer; non pas véritablement en public, de peur de
scandale, mais en cachette, SED CLAM.
Que voulez-vous donc dire, mes Pères? Comment entreprenez-vous de soutenir
après cela qu'aucun Jésuite n'est d'avis qu'on puisse tuer pour des médisances?
Et fallait-il autre chose pour vous en convaincre que les opinions mêmes de vos
Pères que vous rapportez, puisqu'ils ne défendent pas spéculativement de tuer,
mais seulement dans la pratique, à cause du mai qui en arriverait à l'Etat? Car
je vous demande sur cela, mes Pères, s'il s'agit dans nos disputes d'autre
chose, sinon d'examiner si vous avez renversé la loi de Dieu qui défend
l'homicide. Il n'est pas question de savoir si vous avez blessé l'Etat, mais la
religion. A quoi sert-il donc, dans ce genre de dispute, de montrer que vous
avez épargné l'Etat, quand vous faites voir en même temps que vous avez détruit
la religion, en disant, comme vous faites, p. 28, l. 3, que le sens de
Reginaldus sur la question de tuer pour des médisances, est qu'un particulier a
droit d'user de cette sorte de défense, la considérant simplement en elle-même?
Je n'en veux pas davantage que cet aveu pour vous confondre. Un particulier,
dites-vous, a droit d'user de cette défense, c'est-à-dire de tuer pour des
médisances, en considérant la chose en elle-même. Et par conséquent, mes Pères,
la loi de Dieu qui défend de tuer est ruinée par cette décision. Et il ne sert de rien de dire ensuite, comme vous faites, que cela est
illégitime et criminel, même selon la loi de Dieu, à raison des meurtres et des
désordres qui en arriveraient dans l'Etat, parce qu'on est obligé, selon Dieu,
d'avoir égard au bien de l'Etat. C'est sortir de la question. Car, mes Pères, il
y a deux lois à observer: l'une qui défend de tuer, l'autre qui défend de nuire
à l'Etat. Reginaldus n'a pas peut-être violé la loi qui défend de nuire à
l'Etat, mais il a violé certainement celle qui défend de tuer. Or, il ne s'agit
ici que de celle-là seule. Outre que vos autres Pères, qui ont permis ces
meurtres dans la pratique, ont ruiné l'une aussi bien que l'autre. Mais allons
plus avant, mes Pères. Nous voyons bien que vous défendez quelquefois de nuire à
l'Etat, et vous dites que votre dessein en cela est d'observer la loi de Dieu
qui oblige à le maintenir. Cela peut être véritable, quoiqu'il ne soit pas
certain; puisque vous pourriez faire la même chose par la seule crainte des
juges. Examinons donc, je vous prie, de quel principe part ce mouvement.
N'est-il pas vrai, mes Pères, que si vous regardiez véritablement Dieu, et
que l'observation de sa loi fût le premier et principal objet de votre pensée,
ce respect régnerait uniformément dans toutes vos décisions importantes, et vous
engagerait à prendre dans toutes ces occasions l'intérêt de la religion? Mais si
l'on voit au contraire que vous violez en tant de rencontres les ordres les plus
saints que Dieu ait imposés aux hommes, quand il n'y a que sa loi à combattre,
et que, dans les occasions mêmes dont il s'agit, vous anéantissez la loi de
Dieu, qui défend ces actions comme criminelles en elles-mêmes, et ne témoignez
craindre de les approuver dans la pratique que par la crainte des juges, ne nous
donnez-vous pas sujet de juger que ce n'est point Dieu que vous considérez dans
cette crainte, et que, si en apparence vous maintenez sa loi en ce qui regarde
l'obligation de ne pas nuire à l'Etat, ce n'est pas pour sa loi même, mais pour
arriver à vos fins, comme ont toujours fait les moins religieux politiques?
Quoi, mes Pères! vous nous direz qu'en ne regardant que la loi de Dieu qui
défend l'homicide, on a droit de tuer pour des médisances? Et après avoir ainsi
violé la loi éternelle de Dieu, vous croirez lever le scandale que vous avez
causé, et nous persuader de votre respect envers lui en ajoutant que vous en
défendez la pratique pour des considérations d'Etat, et par la crainte des
juges? N'est-ce pas au contraire exciter un scandale nouveau, non pas par le
respect que vous témoignez en cela pour les juges, car ce n'est pas cela que je
vous reproche, et vous vous jouez ridiculement là-dessus, page 29. Je ne vous
reproche pas de craindre les juges, mais de ne craindre que les juges. C'est
cela que je blâme, parce que c'est faire Dieu moins ennemi des crimes que les
hommes. Si vous disiez qu'on peut tuer un médisant selon les hommes, mais non
pas selon Dieu, cela serait moins insupportable; mais quand vous prétendez que
ce qui est trop criminel pour être souffert par les hommes soit innocent et
juste aux yeux de Dieu qui est la justice même, que faites-vous autre chose,
sinon montrer à tout le monde que, par cet horrible renversement si contraire à
l'esprit des saints, vous êtes hardis contre Dieu, et timides envers les hommes?
Si vous aviez voulu condamner sincèrement ces homicides, vous auriez laissé
subsister l'ordre de Dieu qui les défend; et si vous aviez osé permettre d'abord
ces homicides, vous les auriez permis ouvertement, malgré les lois de Dieu et
des hommes. Mais, comme vous avez voulu les permettre insensiblement, et
surprendre les magistrats qui veillent à la sûreté publique, vous avez agi
finement en séparant vos maximes, et proposant d'un côté qu'il est permis, dans
la spéculative, de tuer pour des médisances (car on vous laisse examiner les
choses dans la spéculation), et produisant d'un autre côté cette maxime
détachée, que ce qui est permis dans la spéculation l'est bien aussi dans la
pratique. Car quel intérêt l'Etat semble-t-il avoir dans cette proposition
générale et métaphysique? Et ainsi, ces deux principes peu suspects étant reçus
séparément, la vigilance des magistrats est trompée; puisqu'il ne faut plus que
rassembler ces maximes pour en tirer cette conclusion où vous tendez, qu'on peut
donc tuer dans la pratique pour de simples médisances.
Quel horrible langage qui, en disant que des auteurs tiennent une opinion
damnable, est en même temps une décision en faveur de cette opinion damnable, et
qui autorise en conscience tout ce qu'il ne fait que rapporter! On l'entend, mes
Pères, ce langage de votre école. Et c'est une chose étonnante que vous ayez le
front de le parler si haut, puisqu'il marque votre sentiment si à découvert, et
vous convainc de tenir pour sûre en conscience cette opinion, qu'on peut tuer
pour un soufflet, aussitôt que vous nous avez dit que plusieurs auteurs célèbres
la soutiennent. Vous ne pouvez vous en défendre, mes Pères, non plus que vous prévaloir des
passages de Vasquez et de Suarez que vous m'opposez, où ils condamnent ces
meurtres que leurs confrères approuvent. Ces témoignages, séparés du reste de
votre doctrine, pourraient éblouir ceux qui ne l'entendent pas assez. Mais il
faut joindre ensemble vos principes et vos maximes. Vous dites donc ici que
Vasquez ne souffre point les meurtres. Mais que dites-vous d'un autre côté, mes
Pères? Que la probabilité d'un sentiment n'empêche pas la probabilité du
sentiment contraire. Et en un autre lieu, qu'il est permis de suivre l'opinion
la moins probable et la moins sûre, en quittant l'opinion la plus probable et la
plus sûre. Que s'ensuit-il de tout cela ensemble, sinon que nous avons une
entière liberté de conscience pour suivre celui qui nous plaira de tous ces avis
opposés? Que devient donc, mes Pères, le fruit que vous espériez de toutes ces
citations? Il disparaît, puisqu'il ne faut, pour votre condamnation, que
rassembler ces maximes que vous séparez pour votre justification. Pourquoi
produisez-vous donc ces passages de vos auteurs que je n'ai point cités, pour
excuser ceux que j'ai cités, puisqu'ils n'ont rien de commun? Quel droit cela
vous donne-t-il de m'appeler imposteur? Ai-je dit que tous vos Pères sont dans
un même dérèglement? Et n'ai-je pas fait voir au contraire que votre principal
intérêt est d'en avoir de tous avis pour servir à tous vos besoins? A ceux qui
voudront tuer on présentera Lessius; à ceux qui ne voudront pas tuer, on
produira Vasquez, afin que personne ne sorte malcontent, et sans avoir pour soi
un auteur grave. Lessius parlera en païen de l'homicide, et peut-être en
chrétien de l'aumône: Vasquez parlera en païen de l'aumône, et en chrétien de
l'homicide. Mais par le moyen de la probabilité, que Vasquez et Lessius
tiennent, et qui rend toutes vos opinions communes, ils se prêteront leurs
sentiments les uns aux autres, et seront obligés d'absoudre ceux qui auront agi
selon les opinions que chacun d'eux condamne. C'est donc cette variété qui vous
confond davantage. L'uniformité serait plus supportable: et il n'y a rien de
plus contraire aux ordres exprès de saint Ignace et de vos premiers Généraux que
ce mélange confus de toutes sortes d'opinions. Je vous en parlerai peut-être
quelque jour, mes Pères, et on sera surpris de voir combien vous êtes déchus du
premier esprit de votre Institut, et que vos propres Généraux ont prévu que le
dérèglement de votre doctrine dans la morale pourrait être funeste non seulement
à votre Société, mais encore à l'Eglise universelle. Je vous dirai cependant que vous ne pouvez pas tirer aucun avantage de
l'opinion de Vasquez. Ce serait une chose étrange si, entre tant de Jésuites qui
ont écrit, il n'y en avait pas un ou deux qui eussent dit ce que tous les
Chrétiens confessent. Il n'y a point de gloire à soutenir qu'on ne peut pas tuer
pour un soufflet, selon l'Evangile; mais il y a une horrible honte à le nier. De
sorte que cela vous justifie si peu qu'il n'y a rien qui vous accable davantage;
puisque, ayant eu parmi vous des docteurs qui vous ont dit la vérité, vous
n'êtes pas demeurés dans la vérité, et que vous avez mieux aimé les ténèbres que
la lumière. Car vous avez appris de Vasquez que c'est une opinion païenne, et
non pas chrétienne, de dire qu'on puisse donner un coup de bâton à celui qui a
donné un soufflet; c'est ruiner le Décalogue et l'Evangile de dire qu'on puisse
tuer pour ce sujet, et que les plus scélérats d'entre les hommes le
reconnaissent. Et cependant vous avez souffert que, contre ces vérités connues,
Lessius, Escobar et les autres aient décidé que toutes les défenses que Dieu a
faites de l'homicide, n'empêchent point qu'on ne puisse tuer pour un soufflet. A
quoi sert-il donc maintenant de produire ce passage de Vasquez contre le
sentiment de Lessius, sinon pour montrer que Lessius est un païen et un
scélérat, selon Vasquez? Et c'est ce que je n'osais dire. Qu'en peut-on
conclure, si ce n'est que Lessius ruine le Décalogue et l'Evangile; qu'au
dernier jour Vasquez condamnera Lessius sur ce point, comme Lessius condamnera
Vasquez sur un autre, et que tous vos auteurs s'élèveront en jugement les uns
contre les autres pour se condamner réciproquement dans leurs effroyables excès
contre la loi de Jésus-Christ? Concluons donc, mes Pères, que puisque votre probabilité rend les bons
sentiments de quelques-uns de vos auteurs inutiles à l'Eglise, et utiles
seulement à votre politique, ils ne servent qu'à nous montrer, par leur
contrariété, la duplicité de votre coeur, que vous nous avez parfaitement
découverte, en nous déclarant d'une part que Vasquez et Suarez sont contraires à
l'homicide, et de l'autre, que plusieurs auteurs célèbres sont pour l'homicide,
afin d'offrir deux chemins aux hommes, en détruisant la simplicité de l'Esprit
de Dieu, qui maudit ceux qui sont doubles de coeur, et qui se préparent deux
voies: Va duplici corde, et ingredienti duabus viis! Du 23 octobre 1656. Mes Révérends Pères, Si je n'avais qu'à répondre aux trois impostures qui restent sur l'homicide,
je n'aurais pas besoin d'un long discours, et vous les verrez ici réfutées en
peu de mots: mais comme je trouve bien plus important de donner au monde de
l'horreur de vos opinions sur ce sujet que de justifier la fidélité de mes
citations, je serai obligé d'employer la plus grande partie de cette lettre à la
réfutation de vos maximes, pour vous représenter combien vous êtes éloignés des
sentiments de l'Eglise, et même de la nature. Les permissions de tuer, que vous
accordez en tant de rencontres, font paraître qu'en cette matière vous avez
tellement oublié la loi de Dieu, et tellement éteint les lumières naturelles,
que vous avez besoin qu'on vous remette dans les principes les plus simples de
la religion et du sens commun; car qu'y a-t-il de plus naturel que ce sentiment
qu'un particulier n'a pas droit sur la vie d'un autre? Nous en sommes tellement
instruits de nous-mêmes, dit saint Chrysostome, que, quand Dieu a établi le
précepte de ne point tuer, il n'a pas ajouté que c'est à cause que l'homicide
est un mal; parce, dit ce Père, que la loi suppose qu'on a déjà appris cette
vérité de la nature.
Cette défense générale ôte aux hommes tout pouvoir sur la vie des hommes; et
Dieu se l'est tellement réservé à lui seul, que selon la vérité chrétienne,
opposée en cela aux fausses maximes du paganisme, l'homme n'a pas même pouvoir
sur sa propre vie. Mais parce qu'il a plu à sa providence de conserver les
sociétés des hommes, et de punir les méchants qui les troublent, il a établi
lui-même des lois pour ôter la vie aux criminels; et ainsi ces meurtres, qui
seraient des attentats punissables sans son ordre, deviennent des punitions
louables par son ordre, hors duquel il n'y a rien que d'injuste. C'est ce que
saint Augustin a représenté admirablement au I. l. de la Cité de Dieu, ch. 21:
Dieu, dit-il, a fait lui-même quelques exceptions à cette défense générale de
tuer, soit par les lois qu'il a établies pour faire mourir les criminels, soit
par les ordres particuliers qu'il a donnés quelquefois pour faire mourir
quelques personnes. Et quand on tue en ces cas-là, ce n'est pas l'homme qui tue,
mais Dieu, dont l'homme n'est que l'instrument, comme une épée entre les mains
de celui qui s'en sert. Mais si on excepte ces cas, quiconque tue se rend
coupable d'homicide. Il est donc certain, mes Pères, que Dieu seul a le droit d'ôter la vie, et
que néanmoins, ayant établi des lois pour faire mourir les criminels, il a rendu
les Rois ou les Républiques dépositaires de ce pouvoir; et c'est ce que saint
Paul nous apprend, lorsque, parlant du droit que les souverains ont de faire
mourir les hommes, il le fait descendre du ciel en disant que ce n'est pas en
vain qu'ils portent l'épée, parce qu'ils sont ministres de Dieu pour exécuter
ses vengeances contre les coupables. Mais comme c'est Dieu qui leur a donné ce droit, il les oblige à l'exercer
ainsi qu'il le ferait lui-même, c'est-à-dire avec justice, selon cette parole de
saint Paul au même lieu: Les princes ne sont pas établis pour se rendre
terribles aux bons, mais aux méchants. Qui veut n'avoir point sujet de redouter
leur puissance n'a qu'à bien faire; car ils sont ministres de Dieu pour le bien.
Et cette restriction rabaisse si peu leur puissance qu'elle la relève au
contraire beaucoup davantage; parce que c'est la rendre semblable à celle de
Dieu, qui est impuissant pour faire le mal, et tout-puissant pour faire le bien;
et que c'est la distinguer de celle des démons, qui sont impuissants pour le
bien, et n'ont de puissance que pour le mal. Il y a seulement cette différence
entre Dieu et les souverains, que Dieu étant la justice et la sagesse même, il
peut faire mourir sur-le-champ qui il lui plaît, et en la manière qu'il lui
plaît; car, outre qu'il est le maître souverain de la vie des hommes, il est
sans doute qu'il ne la leur ôte jamais ni sans cause, ni sans connaissance,
puisqu'il est aussi incapable d'injustice que d'erreur. Mais les princes ne
peuvent pas agir de la sorte, parce qu'ils sont tellement ministres de Dieu
qu'ils sont hommes néanmoins, et non pas dieux. Les mauvaises impressions les
pourraient surprendre, les faux soupçons les pourraient la aigrir, passion les
pourrait emporter; et c'est ce qui les a engagés eux-mêmes à descendre dans les
moyens humains, et à établir dans leurs Etats des juges auxquels ils ont
communiqué ce pouvoir, afin que cette autorité que Dieu leur a donnée ne soit
employée que pour la fin pour laquelle ils l'ont reçue. Concevez donc, mes Pères, que, pour être exempts d'homicide, il faut agir
tout ensemble et par l'autorité de Dieu, et selon la justice de Dieu; et que, si
des deux conditions ne sont jointes, on pèche, soit en tuant avec son autorité,
mais sans justice; soit en tuant avec justice, mais sans son autorité. De la
nécessité de cette union il arrive, selon saint Augustin, que celui qui, sans
autorité tue un criminel, se rend criminel lui-même, par cette raison principale
qu'il usurpe une autorité que Dieu ne lui a pas donnée; et les juges au
contraire, qui ont cette autorité, sont néanmoins homicides, s'ils font mourir
un innocent contre les lois qu'ils doivent suivre. Voilà, mes Pères, les principes du repos et de la sûreté publique qui ont été
reçus dans tous les temps et dans tous les lieux, et sur lesquels tous les
législateurs du monde, saints et profanes, ont établi leurs lois, sans que
jamais les païens mêmes aient apporté d'exception à cette règle, sinon lorsqu'on
ne peut autrement éviter la perte de là pudicité ou de la vie; parce qu'ils ont
pensé qu'alors, comme dit Cicéron, les lois mêmes semblent offrir leurs armes à
ceux qui sont dans une telle nécessité. Mais que, hors cette occasion, dont je ne parle point ici, il y ait jamais eu
de loi qui ait permis aux particuliers de tuer, et qui l'ait souffert, comme
vous faites, pour se garantir d'un affront, et pour éviter la perte de l'honneur
ou du bien, quand on n'est point en même temps en péril de la vie; c'est, mes
Pères, ce que je soutiens que jamais les infidèles mêmes n'ont fait. Ils l'ont
au contraire défendu expressément; car la loi des 12 Tables de Rome portait:
qu'il n'est pas permis de tuer un voleur de jour qui ne se défend point avec des
armes. Ce qui avait déjà été défendu dans l'Exode, c. 22. Et la loi Furem, ad
Legem Corneliam, qui est prise d'Ulpien, défend de tuer même les voleurs de nuit
qui ne nous mettent pas en péril de mort. Voyez-le dans Cujas, In tit. dig. de
Justit. et Jure, ad l. 3. Dites-nous donc, mes Pères, par quelle autorité vous permettez ce que les
lois divines et humaines défendent; et par quel droit Lessius a pu dire, l. 2,
c. 9, n. 66 et 72: L'Exode défend de tuer les voleurs de jour, qui ne se
défendent pas avec des armes, et on punit en justice ceux qui tueraient de cette
sorte. Mais néanmoins on n'en serait pas coupable en conscience, lorsqu'on n'est
pas certain de pouvoir recouvrer ce qu'on nous dérobe, et qu'on est en doute,
comme dit Sotus; parce qu'on n'est pas obligé de s'exposer au péril de perdre
quelque chose pour sauver un voleur. Et tout cela est encore permis aux
ecclésiastiques mêmes. Quelle étrange hardiesse! La loi de Moïse punit ceux qui
tuent les voleurs, lorsqu'ils n'attaquent pas notre vie, et la loi de
l'Evangile, selon vous, les absoudra? Quoi! mes Pères, Jésus-Christ est-il venu
pour détruire la loi, et non pas pour l'accomplir? Les juges puniraient, dit
Lessius, ceux qui tueraient en cette occasion;. mais on n'en serait pas coupable
en conscience. Est-ce donc que la morale de Jésus-Christ est plus cruelle et
moins ennemie du meurtre que celle des païens, dont les juges ont pris ces lois
civiles qui les condamnent? Les Chrétiens font-ils plus d'état des biens de la
terre, ou font-ils moins d'état de la vie des hommes que n'en ont fait les
idolâtres et les infidèles? Sur quoi vous fondez-vous, mes Pères? Ce n'est sur
aucune loi expresse ni de Dieu, ni des hommes, mais seulement sur ce
raisonnement étrange: Les lois, dites-vous, permettent de se défendre contre les
voleurs et de repousser la force par la force. Or la défense étant permise, le
meurtre est aussi réputé permis, sans quoi la défense serait souvent impossible.
Qui vous a donc donné le pouvoir de dire, comme font Molina, Reginaldus,
Filiutius, Escobar, Lessius et les autres: Il est permis de tuer celui qui vient
pour nous frapper? Et ailleurs: Il est permis de tuer celui qui veut nous faire
un affront, selon l'avis de tous les casuistes, ex sententia omnium, comme dit
Lessius, n. 74? Par quelle autorité, vous qui n'êtes que des particuliers,
donnez-vous ce pouvoir de tuer aux particuliers et aux religieux mêmes? Et
comment osez-vous usurper ce droit de vie et de mort qui n'appartient
essentiellement qu'à Dieu, et qui est la plus glorieuse marque de la puissance
souveraine? C'est sur cela qu'il fallait répondre; et vous pensez y avoir
satisfait en disant simplement dans votre 13. imposture, que la valeur pour
laquelle Molina permet de tuer un voleur qui s'enfuit sans nous faire aucune
violence n'est pas aussi petite que j'ai dit, et qu'il faut qu'elle soit plus
grande que six ducats. Que cela est faible, mes Pères! Où voulez-vous la
déterminer? A quinze ou seize ducats? Je ne vous en ferai pas moins de
reproches. Au moins vous ne sauriez dire qu'elle passe la valeur d'un cheval;
car Lessius, l. 2, c. 9, n. 74, décide nettement qu'il est permis de tuer un
voleur qui s'enfuit avec notre cheval. Mais je vous dis de plus que, selon
Molina, cette valeur est déterminée à six ducats, comme je l'ai rapporté: et si
vous n'en voulez pas demeurer d'accord, prenons un arbitre que vous ne puissiez
refuser. Je choisis donc pour cela votre Père Reginaldus, qui, expliquant ce
même lieu de Molina, l. 21, n. 68, déclare que Molina y DETERMINE la valeur pour
laquelle il n'est pas permis de tuer, à trois, ou quatre, ou cinq ducats. Et
ainsi, mes Pères, je n'aurai pas seulement Molina, mais encore Reginaldus.
Il ne me sera pas moins facile de réfuter votre 14. imposture touchant la
permission de tuer un voleur qui nous veut ôter un écu, selon Molina. Cela est
si constant, qu'Escobar vous le témoignera, tr. I, ex. 7, n. 44, où il dit que
Molina détermine régulièrement la valeur pour laquelle on peut tuer, à un écu.
Aussi vous me reprochez seulement, dans la 14. imposture, que j'ai supprimé les
dernières paroles de ce passage: Que l'on doit garder en cela la modération
d'une juste défense. Que ne vous plaignez-vous donc aussi de ce qu'Escobar ne
les a point exprimées? Mais que vous êtes peu fins! Vous croyez qu'on n'entend
pas ce que c'est, selon vous, que se défendre. Ne savons-nous pas que c'est user
d'une défense meurtrière? Vous voudriez faire entendre que Molina a voulu dire
par là que, quand on se trouve en péril de la vie en gardant son écu, alors on
peut tuer, puisque c'est pour défendre sa vie. Si cela était vrai, mes Pères,
pourquoi Molina dirait-il, au même lieu, qu'il est contraire en cela à Carrerus
et Bald., qui permettent de tuer pour sauver sa vie? Je vous déclare donc qu'il
entend simplement que, si l'on peut sauver son écu sans tuer le voleur, on ne
doit pas le tuer; mais que, si l'on ne peut le sauver qu'en tuant, encore même
qu'on ne coure nul risque de la vie, comme si le voleur n'a point d'armes, qu'il
est permis d'en prendre et de le tuer pour sauver son écu; et qu'en cela on ne
sort point, selon lui, de la modération d'une juste défense. Et pour vous le
montrer, laissez-le s'expliquer lui-même; tom. 4, tr. 3, d. II, n. 5: On ne
laisse pas de demeurer dans la modération d'une juste défense, quoiqu'on prenne
des armes contre ceux qui n'en ont point, ou qu'on en prenne de plus
avantageuses qu'eux. Je sais qu'il y en a qui sont d'un sentiment contraire:
mais je n'approuve point leur opinion, même dans le tribunal extérieur.
Aussi, mes Pères, il est constant que vos auteurs permettent de tuer pour la
défense de son bien et de son honneur, sans qu'on soit en aucun péril de sa vie.
Et c'est par ce même principe qu'ils autorisent les duels, comme je l'ai fait
voir par tant de passages sur lesquels vous n'avez rien répondu. Vous n'attaquez
dans vos écrits qu'un seul passage de votre P. Layman, qui le permet, lorsque
autrement on serait en péril de perdre sa fortune ou son honneur: et vous dites
que j'ai supprimé ce qu'il ajoute, que ce cas-là est fort rare. Je vous admire,
mes Pères; voilà de plaisantes impostures que vous me reprochez! Il est bien
question de savoir si ce cas-là est rare! il s'agit de savoir si le duel y est
permis. Ce sont deux questions séparées. Layman, en qualité de casuiste, doit
juger si le duel y est permis, et il déclare que oui. Nous jugerons bien sans
lui si ce cas-là est rare, et nous lui déclarerons qu'il est fort ordinaire. Et
si vous aimez [mieux] en croire votre bon ami Diana, il vous dira qu'il est fort
commun, part. 5, tract. 14, misc. 2, resol. 99. Mais qu'il soit rare ou non, et
que Layman suive en cela Navarre, comme vous le faites tant valoir, n'est-ce pas
une chose abominable qu'il consente à cette opinion: Que, pour conserver un faux
honneur, il soit permis en conscience d'accepter un duel, contre les édits de
tous les Etats chrétiens, et contre tous les Canons de l'Eglise, sans que vous
ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni lois, ni
Canons, ni autorités de l'Ecriture ou des Pères, ni exemple d'aucun saint, mais
seulement ce raisonnement impie: L'honneur est plus cher que la vie; or, il est
permis de tuer pour défendre sa vie: donc il est permis de tuer pour défendre
son honneur? Quoi! mes Pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait
aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir, il
leur sera permis de tuer pour le conserver? C'est cela même qui est un mal
horrible, d'aimer cet honneur-là plus que la vie. Et cependant cette attache
vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes, si on les
rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles, parce
qu'on les rapporte à cette fin! Quel renversement, mes Pères! et qui ne voit à quels excès il peut conduire?
Car enfin il est visible qu'il portera jusqu'à tuer pour les moindres choses,
quand on mettra son honneur à les conserver; je dis même jusqu'à tuer pour une
pomme. Vous vous plaindriez de moi, mes Pères, et vous diriez que je tire de
votre doctrine des conséquences malicieuses, si je n'étais appuyé sur l'autorité
du grave Lessius, qui parle ainsi, n. 68: Il n'est pas permis de tuer pour
conserver une chose de petite valeur, comme pour un écu, ou POUR UNE POMME, AUT
PRO POMO, si ce n'est qu'il nous fût honteux de la perdre. Car alors on peut la
reprendre et même tuer, s'il est nécessaire, pour la ravoir, et si opus est,
occidere; parce que ce n'est pas tant défendre son bien que son honneur. Cela
est net, mes Pères. Et pour finir votre doctrine par une maxime qui comprend
toutes les autres, écoutez celle-ci de votre P. Héreau, qui l'avait prise de
Lessius: Le droit de se défendre s'étend à tout ce qui est nécessaire pour nous
garder de toute injure. Que d'étranges suites sont enfermées dans ce principe inhumain! et combien
tout le monde est-il obligé de s'y opposer, et surtout les personnes publiques!
Ce n'est pas seulement l'intérêt général qui les y engage, mais encore le leur
propre, puisque vos casuistes cités dans mes Lettres étendent leur permission de
tuer jusques à eux. Et ainsi les factieux qui craindront la punition de leurs
attentats, lesquels ne leur paraissent jamais injustes, se persuadant aisément
qu'on les opprime par violence, croiront en même temps que le droit de se
défendre s'étend à tout ce qui leur est nécessaire pour se garder de toute
injure. Ils n'auront plus à vaincre les remords de la conscience, qui arrêtent
la plupart des crimes dans leur naissance, et ils ne penseront plus qu'à
surmonter les obstacles du dehors. Je n'en parlerai point ici, mes Pères, non plus que des autres meurtres que
vous avez permis, qui sont encore plus abominables et plus importants aux Etats
que tous ceux-ci, dont Lessius traite si ouvertement dans les doutes 4. et 10.
aussi bien que tant d'autres de vos auteurs. Il serait à désirer que ces
horribles maximes ne fussent jamais sorties de l'enfer, et que le diable, qui en
est le premier auteur, n'eût jamais trouvé des hommes assez dévoués à ses ordres
pour les publier parmi les Chrétiens. Il est aisé de juger par tout ce que j'ai dit jusqu'ici combien le
relâchement de vos opinions est contraire à la sévérité des lois civiles, et
même païennes. Que sera-ce donc si on les compare avec les lois ecclésiastiques,
qui doivent être incomparablement plus saintes, puisqu'il n'y a que l'Eglise qui
connaisse et qui possède la véritable sainteté? Aussi cette chaste épouse du
fils de Dieu qui, à l'imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour
les autres, mais non pas répandre pour elle celui des autres, a pour le meurtre
une horreur toute particulière, et proportionnée aux lumières particulières que
Dieu lui a communiquées. Elle considère les hommes non seulement comme hommes,
mais comme images du Dieu qu'elle adore. Elle a pour chacun d'eux un saint
respect qui les lui rend tous vénérables, comme rachetés d'un prix infini, pour
être faits les temples du Dieu vivant. Et ainsi elle croit que la mort d'un
homme que l'on tue sans l'ordre de son Dieu n'est pas seulement un homicide,
mais un sacrilège qui la prive d'un de ses membres; puisque, soit qu'il soit
fidèle, soit qu'il ne le soit pas, elle le considère toujours, ou comme étant
l'un de ses enfants, ou comme étant capable de l'être. Ce sont, mes Pères, ces raisons toutes saintes qui, depuis que Dieu s'est
fait homme pour le salut des hommes, ont rendu leur condition si considérable à
l'Eglise, qu'elle a toujours puni l'homicide qui les détruit comme un des plus
grands attentats qu'on puisse commettre contre Dieu. Je vous en rapporterai
quelques exemples non pas dans la pensée que toutes ces sévérités doivent être
gardées, je sais que l'Eglise peut disposer diversement de cette discipline
extérieure, mais pour faire entendre quel est son esprit immuable sur ce sujet.
Car les pénitences qu'elle ordonne pour le meurtre peuvent être différentes
selon la diversité des temps; mais l'horreur qu'elle a pour le meurtre ne peut
jamais changer par le changement des temps.
N'ayez donc plus la hardiesse de dire que vos décisions sont conformes à
l'esprit et aux Canons de l'Eglise. On vous défie d'en montrer aucun qui
permette de tuer pour défendre son bien seulement: car je ne parle pas des
occasions où l'on aurait à défendre aussi sa vie, se suaque liberando: vos
propres auteurs confessent qu'il n'y en a point comme, entre autres, votre Père
Lamy, tom. 5, disp. 36, num. 136: Il n'y a, dit-il, aucun droit divin ni humain
qui permette expressément de tuer un voleur qui ne se défend pas. Et c'est
néanmoins ce que vous permettez expressément. On vous défie d'en montrer aucun
qui permette de tuer pour l'honneur, pour un soufflet, pour une injure et une
médisance. On vous défie d'en montrer aucun qui permette de tuer les témoins,
les juges et les magistrats, quelque injustice qu'on en appréhende. L'esprit de
l'Eglise est entièrement éloigné de ces maximes séditieuses qui ouvrent la porte
aux soulèvements auxquels les peuples sont si naturellement portés. Elle a
toujours enseigné à ses enfants qu'on ne doit point rendre le mal pour le mal;
qu'il faut céder à la colère; ne point résister à la violence; rendre à chacun
ce qu'on lui doit, honneur, tribut, soumission, obéir aux magistrats et aux
supérieurs, même injustes; parce qu'on doit toujours respecter en eux la
puissance de Dieu qui les a établis sur nous. Elle leur défend encore plus
fortement que les lois civiles de se faire justice à eux-mêmes; et c'est par son
esprit que les Rois chrétiens ne se la font pas dans les crimes mêmes de
lèse-majesté au premier chef, et qu'ils remettent les criminels entre les mains
des juges pour les faire punir selon les lois et dans les formes de la justice,
qui sont si contraires à votre conduite, que l'opposition qui s'y trouve vous
fera rougir. Car, puisque ce discours m'y porte, je vous prie de suivre cette
comparaison entre la manière dont on peut tuer ses ennemis, selon vous, et celle
dont les juges font mourir les criminels. Tout le monde sait, mes Pères, qu'il n'est jamais permis aux particuliers de
demander la mort de personne; et que, quand un homme nous aurait ruinés,
estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père, et qu'il se disposerait encore à
nous assassiner et à nous perdre d'honneur, on n'écouterait point en justice la
demande que nous ferions de sa mort; de sorte qu'il a fallu établir des
personnes publiques qui la demandent de la part du Roi, ou plutôt de la part de
Dieu. A votre avis, mes Pères, est-ce par grimace et par feinte que les juges
chrétiens ont établi ce règlement? Et ne l'ont-ils pas fait pour proportionner
les lois civiles à celles de l'Evangile, de peur que la pratique extérieure de
la justice ne fût contraire aux sentiments intérieurs que des Chrétiens doivent
avoir? On voit assez combien ce commencement des voies de la justice vous
confond; mais le reste vous accablera. Supposez donc, mes Pères, que ces personnes publiques demandent la mort de
celui qui a commis tous ces crimes, que fera-t-on là-dessus? Lui portera-t-on
incontinent le poignard dans le sein? Non, mes Pères; la vie des hommes est trop
importante, on y agit avec plus de respect: les lois ne l'ont pas soumise à
toutes sortes de personnes, mais seulement aux juges dont on a examiné la
probité et la suffisance. Et croyez-vous qu'un seul suffise pour condamner un
homme à mort? Il en faut sept pour le moins, mes Pères. Il faut que de ces sept
il n'y en ait aucun qui ait été offensé par le criminel, de peur que la passion
n'altère ou ne corrompe son jugement. Et vous savez, mes Pères, qu'afin que leur
esprit soit aussi plus pur, on observe encore de donner les heures du matin à
ces fonctions; tant on apporte de soin pour les préparer à une action si grande,
où ils tiennent la place de Dieu, dont ils sont les ministres, pour ne condamner
que ceux qu'il condamne lui-même. C'est pourquoi, afin d'y agir comme fidèles dispensateurs de cette puissance
divine, d'ôter la vie aux hommes, ils n'ont la liberté de juger que selon les
dépositions des témoins, et selon toutes les autres formes qui leur sont
prescrites; ensuite desquelles ils ne peuvent en conscience prononcer que selon
les lois, ni juger dignes de mort que ceux que les lois y condamnent. Et alors,
mes Pères, si l'ordre de Dieu les oblige d'abandonner au supplice le corps de
ces misérables, le même ordre de Dieu les oblige de prendre soin de leurs âmes
criminelles; et c'est même parce qu'elles sont criminelles qu'ils sont plus
obligés à en prendre soin; de sorte qu'on ne les envoie à la mort qu'après leur
avoir donné moyen de pourvoir à leur conscience. Tout cela est bien pur et bien
innocent; et néanmoins l'Eglise abhorre tellement le sang, qu'elle juge encore
incapables du ministère de ses autels ceux qui auraient assisté à un arrêt de
mort, quoique accompagné de toutes ces circonstances si religieuses: par où il
est aisé de concevoir quelle idée l'Eglise a de l'homicide.
Car enfin, mes Pères, pour qui voulez-vous qu'on vous prenne: pour des
enfants de l'Evangile, ou pour des ennemis de l'Evangile? On ne peut être que
d'un parti ou de l'autre, il n'y a point de milieu. Qui n'est point avec
Jésus-Christ est contre lui. Ces deux genres d'hommes partagent tous les hommes.
Il y a deux peuples et deux mondes répandus sur toute la terre, selon saint
Augustin: le monde des enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est
le Chef et le Roi; et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le
Roi. Et c'est pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde, parce
qu'il a partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est aussi appelé
dans l'Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle, parce qu'il a
partout des suppôts et des esclaves. Jésus-Christ a mis dans l'Eglise, qui est
son empire, les lois qu'il lui a plu, selon sa sagesse éternelle; et le diable a
mis dans le monde, qui est son royaume, les lois qu'il a voulu y établir.
Jésus-Christ a mis l'honneur à souffrir; le diable à ne point souffrir.
Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet, de tendre l'autre joue; et
le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui leur
voudront faire cette injure. Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à
son ignominie, et le diable déclare malheureux ceux qui sont dans l'ignominie.
Jésus-Christ dit: Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous! et le
diable dit: Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime! Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous
avez ouï le langage de la ville de paix, qui s'appelle la Jérusalem mystique, et
vous avez ouï le langage de la ville de trouble, que l'Ecriture appelle la
spirituelle Sodome: lequel de ces deux langages entendez-vous? lequel
parlez-vous? Ceux qui sont à Jésus-Christ ont les mêmes sentiments que
Jésus-Christ, selon saint Paul; et ceux qui sont enfants du diable, ex patre
diabolo, qui a été homicide dès le commencement du monde, suivent les maximes du
diable, selon la parole de Jésus-Christ. Ecoutons donc le langage de votre
Ecole, et demandons à vos auteurs: Quand on nous donne un soufflet, doit-on
l'endurer plutôt que de tuer celui qui le veut donner? ou bien est-il permis de
tuer pour éviter cet affront? Il est permis, disent Lessius, Molina, Escobar,
Reginaldus, Filiutius, Baldellus, et autres Jésuites, de tuer celui qui nous
veut donner un soufflet. Est-ce là le langage de Jésus-Christ? Répondez-nous
encore. Serait-on sans honneur en souffrant un soufflet, sans tuer celui qui l'a
donné? N'est-il pas véritable, dit Escobar, que, tandis qu'un homme laisse vivre
celui qui lui a donné un soufflet, il demeure sans honneur? Oui, mes Pères, sans
cet honneur que le diable a transmis de son esprit superbe en celui de ses
superbes enfants. C'est cet honneur qui a toujours été l'idole des hommes
possédés par l'esprit du monde. C'est pour se conserver cette gloire, dont le
démon est le véritable distributeur, qu'ils lui sacrifient leur vie par la
fureur des duels à laquelle ils s'abandonnent, leur honneur par l'ignominie des
supplices auxquels ils s'exposent, et leur salut par le péril de la damnation
auquel ils s'engagent, et qui les fait priver de la sépulture même par les
Canons ecclésiastiques. Mais on doit louer Dieu de ce qu'il a éclairé l'esprit
du Roi par des lumières plus pures que celles de votre théologie. Ses édits si
sévères sur ce sujet n'ont pas fait que le duel fût un crime; ils n'ont fait que
punir le crime qui est inséparable du duel. Il a arrêté, par la crainte de la
rigueur de sa justice, ceux qui n'étaient pas arrêtés par la crainte de la
justice de Dieu; et sa piété lui a fait connaître que l'honneur des Chrétiens
consiste dans l'observation des ordres de Dieu et des règles du Christianisme,
et non pas dans ce fantôme d'honneur que vous prétendez, tout vain qu'il soit,
être une excuse légitime pour les meurtres. Ainsi vos décisions meurtrières sont
maintenant en aversion à tout le monde, et vous seriez mieux conseillés de
changer de sentiments, si ce n'est par principe de religion, au moins par maxime
de politique. Prévenez, mes Pères, par une condamnation volontaire de ces
opinions inhumaines, les mauvais effets qui en pourraient naître, et dont vous
seriez responsables. Et pour recevoir plus d'horreur de l'homicide,
souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a été un homicide en la
personne du premier juste; que leur plus grand crime a été un homicide en la
personne du chef de tous les justes; et que l'homicide est le seul crime qui
détruit tout ensemble l'Etat, l'Eglise, la nature et la piété. Je viens de voir la réponse de votre Apologiste à ma treizième Lettre. Mais
s'il ne répond pas mieux à celle-ci, qui satisfait à la plupart de ses
difficultés, il ne méritera pas de réplique. Je le plains de le voir sortir à
toute heure hors du sujet pour s'étendre en des calomnies et des injures contre
les vivants et contre les morts. Mais, pour donner créance aux mémoires que vous
lui fournissez, vous ne deviez pas lui faire désavouer publiquement une chose
aussi publique qu'est le soufflet de Compiègne. Il est constant, mes Pères, par
l'aveu de l'offensé, qu'il a reçu sur sa joue un coup de la main d'un Jésuite;
et tout ce qu'ont pu faire vos amis a été de mettre en doute s'il l'a reçu de
l'avant-main ou de l'arrière-main, et d'agiter la question si un coup du revers
de la main sur la joue doit être appelé soufflet ou non. Je ne sais à qui il
appartient d'en décider, mais je crois cependant que c'est au moins un soufflet
probable. Cela me met en sûreté de conscience. Du 25 novembre 1656. Mes Révérends Pères, Puisque vos impostures croissent tous les jours, et que vous vous en servez
pour outrager si cruellement toutes les personnes de piété qui sont contraires à
vos erreurs, je me sens obligé, ont leur intérêt et pour celui de l'Eglise, de
découvrir un mystère de votre conduite, que j'ai promis il y a longtemps, afin
qu'on puisse reconnaître par vos propres maximes quelle foi l'on doit ajouter à
vos accusations et à vos injures.
Je ne ferai pas voir seulement que vos écrits sont remplis de calomnies, je
veux passer plus avant. On peut bien dire des choses fausses en les croyant
véritables, mais la qualité de menteur enferme l'intention de mentir, je ferai
donc voir, mes Pères, que votre intention est de mentir et de calomnier; et que
c'est avec connaissance et avec dessein que vous imposez à vos ennemis des
crimes dont vous savez qu'ils sont innocents, parce que vous croyez le pouvoir
faire sans déchoir de l'état de grâce. Et, quoique vous sachiez aussi bien que
moi ce point de votre morale, je ne laisserai pas de vous le dire, mes Pères,
afin que personne n'en puisse douter, en voyant que je m'adresse à vous pour
vous le soutenir à vous-mêmes, sans que vous puissiez avoir l'assurance de le
nier, qu'en confirmant par ce désaveu même le reproche que je vous en fais. Car
c'est une doctrine si commune dans vos écoles que vous l'avez soutenue non
seulement dans vos livres, mais encore dans vos thèses publiques, ce qui est la
dernière hardiesse; comme entre autres dans vos thèses de Louvain de l'année
1645, en ces termes: Ce n'est qu'un péché véniel de calomnier et d'imposer de
faux crimes pour ruiner de créance ceux qui parlent mai de nous. Quidni nonnis
si veniale sit, detrahentis autoritatem magnam, tibi noxiam, faiso crimine
elidere? Et cette doctrine est si constante parmi vous, que quiconque ose
l'attaquer, vous le traitez d'ignorant et de téméraire. C'est ce qu'a éprouvé depuis peu le P. Quiroga, Capucin allemand lorsqu'il
voulut s'y opposer. Car votre Père Dicastillus l'entreprit incontinent, et il
parle de cette dispute en ces termes, De Just., l. 2, tr. 2, disp. 12, n. 404:
Un certain religieux grave, pied nu et encapuchonné, cucullatus gymnopoda, que
je ne nomme point, eut la témérité de décrier cette opinion parmi des femmes et
des ignorants, et de dire qu'elle était pernicieuse et scandaleuse contre les
bonnes moeurs, contre la paix des Etats et des sociétés, et enfin contraire non
seulement à tous les docteurs catholiques, mais à tous ceux qui peuvent être
catholiques. Mais je lui ai soutenu, comme je soutiens encore, que la calomnie,
lorsqu'on en use contre un calomniateur, quoiqu'elle soit un mensonge, n'est
point néanmoins un péché mortel, ni contre la justice, ni contre la charité; et,
pour le prouver, je lui fourni en foule nos Pères et les Universités entières
qui en sont composées, que j'ai, tous consultés, et entre autres le R. Père Jean
Gans, confesseur de l'Empereur; le R. P. Daniel Bastèle, confesseur de
l'Archiduc Léopold; le P. Henri, qui a été précepteur de ces deux Princes; tous
les professeurs publics et ordinaires de l'Université de Vienne (toute composée
de Jésuites); tous les Professeurs de l'Université de Gratz (toute de Jésuites);
tous les professeurs de l'Université de Prague (dont les Jésuites sont les
maîtres): de tous lesquels j'ai en main les approbations de mon opinion, écrites
et signées de leur main; outre que j'ai encore pour moi le P. de Pennalossa,
Jésuite, Prédicateur de l'Empereur et du Roi d'Espagne, le P. Pilliceroli,
Jésuite, et bien d'autres qui avaient tous jugé cette opinion probable avant
notre dispute. Vous voyez bien, mes Pères, qu'il y a peu d'opinions que vous
ayez pris si à tâche d'établir, comme il y en avait peu dont vous eussiez tant
de besoin. Et c'est pourquoi vous l'avez tellement autorisée que les casuistes
s'en servent comme d'un principe indubitable. Il est constant, dit Caramuel, n.
1151, que c'est une opinion probable qu'il n'y a point de péché mortel à
calomnier faussement pour conserver son honneur. Car elle est soutenue par plus
de vingt docteurs graves, par Gaspard Hurtado et Dicastillus, Jésuites, etc., de
sorte que, si cette doctrine n'était probable, à peine y en aurait-il aucune qui
le fût en toute la théologie. O théologie abominable et si corrompue en tous ses chefs que si, selon ses
maximes, il n'était probable et sûr en conscience qu'on peut calomnier sans
crime pour conserver son honneur, à peine y aurait-il aucune de ses décisions
qui fût sûre? Qu'il est vraisemblable, mes Pères, que ceux qui tiennent ce
principe le mettent quelquefois en pratique! L'inclination corrompue des hommes
s'y porte d'elle-même avec tant d'impétuosité qu'il est incroyable qu'en levant
l'obstacle de la conscience, elle ne se répande avec toute sa véhémence
naturelle. En voulez-vous un exemple? Caramuel vous le donnera au même lieu:
Cette maxime, dit-il, du P. Dicastillus, Jésuite, touchant la calomnie, ayant
été enseignée par une Comtesse d'Allemagne aux filles de l'Impératrice, la
créance qu'elles eurent de ne pécher au plus que véniellement par des calomnies
en fit tant naître en peu de jours, et tant de médisances, et tant de faux
rapports, que cela mit toute la Cour en combustion et en alarme. Car il est aisé
de s'imaginer l'usage qu'elles en surent faire: de sorte que, pour apaiser ce
tumulte, on fut obligé d'appeler un bon P. Capucin d'une vie exemplaire, nommé
le P. Quiroga (et ce fut sur quoi le P. Dicastillus le querella tant), qui vint
leur déclarer que cette maxime était très pernicieuse, principalement parmi des
femmes; et il eut un soin particulier de faire que l'Impératrice en abolît tout
à fait l'usage. On ne doit pas être surpris des mauvais effets que causa cette
doctrine. Il faudrait admirer au contraire qu'elle ne produisît pas cette
licence. L'amour-propre nous persuade toujours assez que c'est avec injustice
qu'on nous attaque; et à vous principalement, mes Pères, que la vanité aveugle
de telle sorte que vous voulez faire croire en tous vos écrits que c'est blesser
l'honneur de l'Eglise que de blesser celui de votre Société. Et ainsi, mes
Pètes, il y aurait lieu de trouver étrange que vous ne missiez cette maxime en
pratique. Car il ne faut plus dire de vous comme font ceux qui ne vous
connaissent pas: Comment ces bons Pères voudraient-ils calomnier leurs ennemis,
puisqu'ils ne le pourraient faire que par la perte de leur salut? Mais il faut
dire au contraire: comment ces bons Pères voudraient-ils perdre l'avantage de
décrier leurs ennemis, puisqu'ils le peuvent faire sans hasarder leur salut?
Qu'on ne s'étonne donc plus de voir les Jésuites calomniateurs: ils le sont en
sûreté de conscience, et rien ne les en peut empêcher; puisque, par le crédit
qu'ils ont dans le monde, ils peuvent calomnier sans craindre la justice des
hommes, et que, par celui qu'ils se sont donné sur les cas de conscience, ils
ont établi des maximes pour le pouvoir faire sans craindre la justice de Dieu.
Voilà, mes Pères, la source d'où naissent tant de noires impostures. Voilà ce
qui en a fait répandre à votre P. Brisacier, jusqu'à s'attirer la censure de feu
M. l'Archevêque de Paris. Voilà ce qui a porté votre P. d'Anjou à décrier en
pleine chaire, dans l'église de Saint-Benoît, à Paris, le 8 mars 1655, les
personnes de qualité qui recevaient les aumônes peut les pauvres de Picardie et
de Champagne, auxquelles ils contribuaient tant eux-mêmes; et de dire, par un
mensonge horrible et capable de faire tarir ces charités, si on eût eu quelque
créance en vos impostures: Qu'il savait de science certaine que ces personnes
avaient détourné cet argent pour l'employer contre l'Eglise et contre I'Etat: ce
qui obligea le curé de cette paroisse, qui est un docteur de Sorbonne, de monter
le lendemain en chaire pour démentir ces calomnies. C'est par ce même principe
que votre P. Crasset a tant prêché d'impostures dans Orléans, qu'il a fallu que
M. l'évêque d'Orléans l'ait interdit comme un imposteur public, par son
mandement du 9 septembre dernier, où il déclare qu'il défend à Frère Jean
Crasset, prêtre de la Compagnie de Jésus, de prêcher dans son diocèse; et à tout
son peuple de l'ouïr, sous peine de se rendre coupable d'une désobéissance
mortelle, sur ce qu'il a appris que ledit Crasset avait fait un discours en
chaire rempli de faussetés et de calomnies contre les ecclésiastiques de cette
ville, leur imposant faussement et malicieusement qu'ils soutenaient ces
Propositions hérétiques et impies: Que les commandements de Dieu sont
impossibles; que jamais on ne résiste à la grâce intérieure; et que Jésus-Christ
n'est pas mort pour tous les hommes, et autres semblables, condamnées par
Innocent X. Car c'est là, mes Pères, votre imposture ordinaire, et la première
que vous reprochez à tous ceux qu'il vous est important de décrier. Et,
quoiqu'il vous soit aussi impossible de le prouver de qui que ce soit, qu'à
votre P. Crasset de ces ecclésiastiques d'Orléans, votre conscience néanmoins
demeure en repos: parce que vous croyez que cette manière de calomnier ceux qui
vous attaquent est si certainement permise, que vous ne craignez point de le
déclarer publiquement et à la vue de toute une ville.
Ce fut en présence de tout ce monde que M. Puys ne fit autre chose que
déclarer que ce qu'il avait écrit ne s'adressait point aux Pères Jésuites; qu'il
avait parlé en général contre ceux qui éloignent les fidèles des paroisses, sans
avoir pensée d'attaquer en cela la Société, et qu'au contraire il l'honorait
avec amour. Par ces seules paroles, il revint de son apostasie, de ses scandales
et de son excommunication, sans rétractation et sans absolution; et le P. Alby
lui dit ensuite ces propres paroles: Monsieur, la créance que j'ai eue que vous
attaquiez! la Compagnie, dont j'ai l'honneur d'être, N'a fait prendre la plume
pour y répondre; et j'ai cru que la manière dont j'ai usé M'ETAIT PERMISE. Mais,
connaissant mieux votre intention, je viens vous déclarer QU'IL N'Y A PLUS RIEN
qui me puisse empêcher de vous tenir pour un homme d'esprit très éclairé, de
doctrine profonde et ORTHODOXE, de moeurs IRREPREHENSIBLES, et en un mot pour
digne pasteur de votre église. C'est une déclaration que je fais avec joie, et
je prie ces Messieurs de s'en souvenir. Ils s'en sont souvenus, mes Pères; et on fut plus scandalisé de la
réconciliation que de la querelle. Car qui n'admirerait ce discours du P. Alby?
Il ne dit pas qu'il vient se rétracter, parce qu'il a appris le changement des
moeurs et de la doctrine de M. Puys; mais seulement parce que, connaissant que
son intention n'a pas été d'attaquer voire Compagnie, il n'y a plus rien qui
l'empêche de le tenir pour catholique. Il ne croyait donc pas qu'il fût
hérétique en effet? Et néanmoins, après l'en avoir accusé contre sa
connaissance, il ne déclare pas qu'il a failli, mais il ose dire, au contraire,
qu'il croit que la manière dont il en a usé lui était permise. A quoi songez-vous, mes Pères, de témoigner ainsi publiquement que vous ne
mesurez la foi et la vertu des hommes que par les sentiments qu'ils ont pour
votre Société? Comment n'avez-vous point appréhendé de vous faire passer
vous-mêmes, et par votre propre aveu, pour des imposteurs et des calomniateurs?
Quoi! mes Pères, un même homme, sans qu'il se passe aucun changement en lui,
selon que vous croyez qu'il honore ou qu'il attaque votre Compagnie, sera pieux
ou impie, irrépréhensible ou excommunié, digne pasteur de l'Eglise, ou digne
d'être mis au feu, et enfin catholique ou hérétique? C'est donc une même chose
dans votre langage d'attaquer votre Société et d'être hérétique? Voilà une
plaisante hérésie, mes Pères! Et ainsi, quand on voit dans vos écrits que tant
de personnes catholiques y sont appelées hérétiques, cela ne veut dire autre
chose, sinon que vous croyez qu'ils vous attaquent. Il est bon, mes Pères, qu'on
entende cet étrange langage, selon lequel il est sans doute que je suis un grand
hérétique. Aussi c'est en ce sens que vous me donnez si souvent ce nom. Vous ne
me retranchez de l'Eglise que parce que vous croyez que mes lettres vous font
tort; et ainsi il ne me reste, pour devenir catholique, ou que d'approuver les
excès de votre morale, ce que je ne pourrais faire sans renoncer à tout
sentiment de piété, ou de vous persuader que je ne recherche en cela que votre
véritable bien; et il faudrait que vous fussiez bien revenus de vos égarements
pour le reconnaître. De sorte que je me trouve étrangement engagé dans
l'hérésie, puisque la pureté de ma foi étant inutile pour me retirer de cette
sorte d'erreur, je n'en puis sortir, ou qu'en trahissant ma conscience, ou qu'en
réformant la vôtre. Jusque-là je serai toujours un méchant ou un imposteur, et
quelque fidèle que j'aie été à rapporter vos passages, vous irez crier partout:
qu'il faut être organe du démon pour vous imputer des choses dont il n'y a
marque ni vestige dans vos livres; et vous ne ferez rien en cela que de conforme
à votre maxime et à votre pratique ordinaire, tant le privilège que vous avez de
mentir a d'étendue. Souffrez que je vous en donne un exemple que je choisis à
dessein, parce que je répondrai en même temps à la neuvième de vos impostures;
aussi bien elles ne méritent d'être réfutées qu'en passant. Il y a dix ou douze ans qu'on vous reprocha cette maxime du P. Bauny: Qu'il
est permis de rechercher directement, primo et per se, une occasion prochaine de
pécher pour le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain, tr. 4.
q. 14, dont il apporte pour exemple: Qu'il est permis à chacun d'aller en des
lieux publics pour convertir des femmes perdues, encore qu'il soit vraisemblable
qu'on y péchera, pour avoir déjà expérimenté souvent qu'on est accoutumé de se
laisser aller au péché par les caresses de ces femmes. Que répondit à cela votre
P. Caussin en 1644, dans son Apologie pour la Compagnie de Jésus, p. 128? Qu'on
voie l'endroit du P. Bauny, qu'on lise la page, les marges, les avant-propos,
les suites, tout le reste, et même tout le livre, on n'y trouvera pas un seul
vestige de cette sentence, qui ne pourrait tomber que dans l'âme d'un homme
extrêmement perdu de conscience, et qui semble ne pouvoir être supposée que par
l'organe du démon. Et votre P. Pinthereau, en même style, I. part., p. 24: Il
faut être bien perdu de conscience pour enseigner une si détestable doctrine;
mais il faut être pire qu'un démon pour l'attribuer au P. Bauny. Lecteur, il n'y
en a ni marque ni vestige dans tout son livre. Qui ne croirait que des gens qui
parlent de ce ton-là eussent sujet de se plaindre, et qu'on aurait en effet
imposé au P. Bauny? Avez-vous rien assuré contre moi en de plus forts termes? Et
comment oserait-on s'imaginer qu'un passage fût en mots propres au lieu même où
l'on le cite, quand on dit qu'il n'y en a ni marque ni vestige dans tout le
livre? En vérité, mes Pères, voilà le moyen de vous faire croire jusqu'à ce qu'on
vous réponde; mais c'est aussi le moyen de faire qu'on ne vous croie jamais
plus, après qu'on vous aura répondu. Car il est si vrai que vous mentiez alors,
que vous ne faites aujourd'hui aucune difficulté de reconnaître dans vos
Réponses que cette maxime est dans le P. Bauny, au lieu même où on l'avait
citée; et, ce qui est admirable, c'est qu'au lieu qu'elle était détestable il y
a douze ans, elle est maintenant si innocente que, dans votre Neuvième Impost.,
p. 10, vous m'accusez d'ignorance et de malice, de quereller le P. Bauny sur une
opinion qui n'est point rejetée dans l'Ecole. Qu'il est avantageux, mes Pères,
d'avoir affaire à ces gens qui disent le pour et le contre! Je n'ai besoin que
de vous-mêmes pour vous confondre. Car je n'ai à montrer que deux choses: l'une,
que cette maxime ne vaut rien; l'autre, qu'elle est du P. Bauny. Et je prouverai
l'un et l'autre par votre propre confession. En 1644, vous avez reconnu qu'elle
est détestable, et en 1656 vous avouez qu'elle est du P. Bauny. Cette double
reconnaissance me justifie assez, mes Pères; mais elle fait plus, elle découvre
l'esprit de votre politique. Car dites-moi, je vous prie, quel est le but que
vous vous proposez dans vos écrits? Est-ce de parler avec sincérité? Non, mes
Pères, puisque vos réponses s'entre-détruisent. Est-ce de suivre la vérité de la
foi? Aussi peu, puisque vous autorisez une maxime qui est détestable selon
vous-mêmes. Mais considérons que, quand vous avez dit que cette maxime est
détestable, vous avez nié en même temps qu'elle fût du P. Bauny; et ainsi il
était innocent; et, quand vous avouez qu'elle est de lui, vous soutenez en même
temps qu'elle est bonne, et ainsi il est innocent encore. De sorte que,
l'innocence de ce Père étant la seule chose commune à vos deux réponses, il est
visible que c'est aussi la seule chose que vous y recherchez, et que vous n'avez
pour objet que la défense de vos Pères, en disant d'une même maxime qu'elle est
dans vos livres et qu'elle n'y est pas; qu'elle est bonne et qu'elle est
mauvaise, non pas selon la vérité, qui ne change jamais, mais selon votre
intérêt, qui change à toute heure. Que ne pourrais-je vous dire là-dessus, car
vous voyez bien que cela est convaincant? Cependant rien ne vous est plus
ordinaire; et, pour en omettre une infinité d'exemples, je crois que vous vous
contenterez que je vous en rapporte encore un.
Que vous semble-t-il, mes Pères, de ces expressions extravagantes et impies,
que, s'il fallait attendre qu'il y eût quelque espérance d'amendement dans les
pécheurs pour les absoudre, il faudrait attendre que Dieu le Père jurât par son
chef qu'ils ne tomberaient jamais plus? Quoi! mes Pères, n'y a-t-il point de
différence entre l'espérance et la certitude? Quelle injure est-ce faire à la
grâce de Jésus-Christ de dire qu'il est si peu possible que les Chrétiens
sortent jamais des crimes contre la loi de Dieu, de nature et de l'Eglise, qu'on
ne pourrait l'espérer sans que le Saint-Esprit eût menti: de sorte que, selon
vous, si on ne donnait l'absolution à ceux dont on n'espère aucun amendement, le
sang de Jésus-Christ demeurerait inutile, et on ne l'appliquerait jamais sur
personne! A quel état, mes Pères, vous réduit le désir immodéré de conserver la
gloire de vos auteurs, puisque vous ne trouvez que deux voies pour les
justifier, l'imposture ou l'impiété; et qu'ainsi la plus innocente manière de
vous défendre est de désavouer hardiment les choses les plus évidentes!
De là vient que vous en usez si souvent. Mais ce n'est pas encore là tout ce
que vous savez faire. Vous forgez des écrits pour rendre vos ennemis odieux,
comme la Lettre d'un ministre à M. Arnauld, que vous débitâtes dans tout Paris,
pour faire croire que le livre de la Fréquente Communion, approuvé par tant
d'évêques et tant de docteurs, mais qui, à la vérité, vous était un peu
contraire, avait été fait par une intelligence secrète avec les ministres de
Charenton. Vous attribuez d'autres fois à vos adversaires des écrits pleins
d'impiété, comme la Lettre circulaire des Jansénistes, dont le style impertinent
rend cette fourbe trop grossière, et découvre trop clairement la malice ridicule
de votre P. Meynier, qui ose s'en servir, p. 28, pour appuyer ses plus noires
impostures. Vous citez quelquefois des livres qui ne furent jamais au monde,
comme Les Constitutions du Saint-Sacrement, d'où vous rapportez des passages que
vous fabriquez à plaisir, et qui font dresser les cheveux à la tête des simples,
qui ne savent pas quelle est votre hardiesse à inventer et publier des
mensonges: car il n'y a sorte de calomnie que vous n'ayez mise en usage. Jamais
la maxime qui l'excuse ne pouvait être en meilleure main. Mais celles-là sont trop aisées à détruire; et c'est pourquoi vous en avez de
plus subtiles, où vous ne particularisez rien, afin d'ôter toute prise et tout
moyen d'y répondre; comme quand le P. Brisacier dit que ses ennemis commettent
des crimes abominables, mais qu'il ne les veut pas rapporter. Ne semble-t-il pas
qu'on ne peut convaincre d'imposture un reproche si indéterminé? Un habile homme
néanmoins en a trouvé le secret; et c'est encore un Capucin, mes Pères. Vous
êtes aujourd'hui malheureux en Capucins, et je prévois qu'une autre fois vous le
pourriez bien être en Bénédictins. Ce Capucin s'appelle le P. Valérien, de la
maison des Comtes de Magnis. Vous apprendrez par cette petite histoire comment
il répondit à vos calomnies. Il avait heureusement réussi à la conversion du
Landgrave de Darmstadt. Mais vos Pères, comme s'ils eussent eu quelque peine de
voir convertir un Prince souverain sans les y appeler, firent incontinent un
livre contre lui (car vous persécutez les gens de bien partout), où falsifiant
un de ses passages, ils lui imputent une doctrine hérétique. Ils firent aussi
courir une lettre contre lui, où ils lui disaient: Oh! que nous avons de choses
à découvrir, sans dire quoi, dont vous serez bien affligé! Car, si vous n'y
donnez ordre, nous serons obligés d'en avertir le Pape et les Cardinaux. Cela
n'est pas maladroit; et je ne doute point, mes Pères, que vous ne leur parliez
ainsi de moi: mais prenez garde de quelle sorte il y répond dans son livre
imprimé à Prague l'année dernière, pag. 112 et suiv. Que ferai-je, dit-il,
contre ces injures vagues et indéterminées? Comment convaincrai-je des reproches
qu'on n'explique point? En voici néanmoins le moyen: c'est que je déclare
hautement et publiquement à ceux qui me menacent que ce sont des imposteurs
insignes, et de très habiles et très impudents menteurs, s'ils ne découvrent ces
crimes à toute la terre. Paraissez donc, mes accusateurs et publiez ces choses
sur les toits au lieu que vous les avez dites à l'oreille, et que vous avez
menti en assurance en les disant à l'oreille. Il y en a qui s'imaginent que ces
disputes sont scandaleuses. Il est vrai que c'est exciter un scandale horrible
que m'imputer un crime tel que l'hérésie, et de me rendre suspect de plusieurs
autres. Mais je ne fais que remédier à ce scandale en soutenant mon innocence.
Voilà ce qu'il dit, mes Pères, et ainsi: Ces gens-là, dont on sait les
histoires par tout le monde, sont si évidemment injustes et si insolents dans
leur impunité, qu'il faudrait que j'eusse renoncé à Jésus-Christ et à son
Eglise, si je ne détestais leur conduite, et même publiquement, autant pour me
justifier que pour empêcher les simples d'en être séduits. Mes Révérends Pères, il n'y a plus moyen de reculer. Il faut passer pour des
calomniateurs convaincus, et recourir à votre maxime, que cette sorte de
calomnie n'est pas un crime. Ce Père a trouvé le secret de vous fermer la
bouche: c'est ainsi qu'il faut faire toutes les fois que vous accusez les gens
sans preuves. On n'a qu'à répondre à chacun de vous comme le Père Capucin,
mentiris impudentissime. Car que répondrait-on autre chose, quand votre Père
Brisacier dit, par exemple, que ceux contre qui il écrit sont des portes
d'enfer, des pontifes du diable, des gens déchus de la foi, de l'espérance et de
la charité, qui bâtissent le trésor de l'Antéchrist? Ce que je ne dis pas
(ajoute-t-il) par forme d'injure, mais par la force de la vérité. S'amuserait-on
à prouver qu'on n'est pas porte d'enfer, et qu'on ne bâtit pas le trésor de
l'Antéchrist? Que doit-on répondre de même à tous les discours vagues de cette sorte, qui
sont dans vos livres et dans vos avertissements sur mes lettres? par exemple:
Qu'on s'applique les restitutions, en réduisant les créanciers dans la pauvreté;
qu'on a offert des sacs d'argent à de savants religieux qui les ont refusés;
qu'on donne des bénéfices pour faire semer des hérésies contre la foi; qu'on a
des pensionnaires parmi les plus illustres ecclésiastiques et dans les Cours
souveraines; que je suis aussi pensionnaire de Port-Royal, et que je faisais des
romans avant mes Lettres, moi qui n'en ai jamais lu aucun, et qui ne sais pas
seulement le nom de ceux qu'a faits votre apologiste? Qu'y a-t-il à dire à tout
cela, mes Pères, sinon Mentiris impudentissime, si vous ne marquez toutes ces
personnes, leurs paroles, le temps, le lieu? Car il faut se taire, ou rapporter
et prouver toutes les circonstances, comme je fais quand je vous conte les
histoires du P. Alby et de Jean d'Alba. Autrement, vous ne ferez que vous nuire
à vous-mêmes. Toutes vos fables pouvaient peut-être vous servir avant qu'on sût
vos principes; mais à présent que tout est découvert, quand vous penserez dire à
l'oreille qu'un homme d'honneur, qui désire cacher son nom, vous a appris de
terribles choses de ces gens-là, on vous fera souvenir incontinent du mentiris
impudentissime du bon Père Capucin. Il n'y a que trop longtemps que vous trompez
le monde, et que vous abusez de la créance qu'on avait en vos impostures. Il est
temps de rendre la réputation à tant de personnes calomniées. Car quelle
innocence peut être si généralement reconnue, qu'elle ne souffre quelque
atteinte par les impostures si hardies d'une Compagnie répandue par toute la
terre, et qui sous des habits religieux, couvre des âmes si irréligieuses,
qu'ils commettent des crimes tels que la calomnie, non pas contre leurs maximes,
mais selon leurs propres maximes? Ainsi l'on ne me blâmera point d'avoir détruit
la créance qu'on pouvait avoir en vous; puisqu'il est bien plus juste de
conserver à tant de personnes que vous avez décriées la réputation de piété
qu'ils ne méritent pas de perdre, que de vous laisser la réputation de sincérité
que vous ne méritez pas d'avoir. Et comme l'un ne se pouvait faire sans l'autre,
combien était-il important de faire entendre qui vous êtes! C'est ce que j'ai
commencé de faire ici; mais il faut bien du temps pour achever. On le verra, mes
Pères, et toute votre politique ne vous en peut garantir, puisque les efforts
que vous pourriez faire pour l'empêcher ne serviraient qu'à faire connaître aux
moins clairvoyants que vous avez eu peur, et que votre conscience vous
reprochant ce que j'avais à vous dire, vous avez tout mis en usage pour le prévenir. Du 4 décembre 1656. Mes Révérends Pères, Voici la suite de vos calomnies, où je répondrai d'abord à celles qui restent
de vos Avertissements. Mais comme tous vos autres livres en sont également
remplis, ils me fourniront assez de matière pour vous entretenir sur. ce sujet
autant que je le jugerai nécessaire. Je vous dirai donc en un mot, sur cette
fable que vous avez semée dans tous vos écrits contre Mr d'Ypres, que vous
abusez malicieusement de quelques paroles ambiguës d'une de ses lettres, qui,
étant capables d'un bon sens, doivent être prises en bonne part, selon l'esprit
de l'Eglise, et ne peuvent être prises autrement que selon l'esprit de votre
Société. Car pourquoi voulez-vous qu'en disant à son ami: Ne vous mettez point
tant en peine de votre neveu, je lui fournirai ce qui est nécessaire de l'argent
qui est entre mes mains, il ait voulu dire par là qu'il prenait cet argent pour
ne le point rendre, et non pas qu'il l'avançait seulement pour le remplacer?
Mais ne faut-il pas que vous soyez bien imprudents d'avoir fourni vous-mêmes la
conviction de votre mensonge par les autres lettres de Mr d'Ypres, que vous avez
imprimées, qui marquent visiblement que ce n'était en effet que des avances,
qu'il devait remplacer? C'est ce qui paraît dans celle que vous rapportez, du 30
juillet 1619, en ces termes qui vous confondent: Ne vous souciez pas DES
AVANCES; il ne lui manquera rien tant qu'il sera ici. Et par celle du 6 janvier
1620, où il dit: Vous avez trop de hâte, et quand il serait question de rendre
compte, le peu de crédit que j'ai ici me ferait trouver de l'argent au besoin.
En voilà assez pour des faussetés si vaines. Ce ne sont là que des coups
d'essai de vos novices, et non pas les coups d'importance de vos grands profès.
J'y viens donc, mes Pères; je viens à cette calomnie, l'une des plus noires qui
soient sorties de votre esprit. Je parle de cette audace insupportable avec
laquelle vous avez osé imputer à de saintes religieuses et à leurs docteurs de
ne pas croire le mystère de la Transsubstantiation, ni la présence réelle de
Jésus-Christ dans l'Eucharistie. Voilà, mes Pères, une imposture digne de vous.
Voilà un crime que Dieu seul est capable de punir, comme vous seuls êtes
capables de le commettre. Il faut être aussi humble que ces humbles calomniées
pour le souffrir avec patience; et il faut être aussi méchant que de si méchants
calomniateurs pour le croire. Je n'entreprends donc pas de les en justifier;
elles n'en sont point suspectes. Si elles avaient besoin de défenseurs, elles en
auraient de meilleurs que moi. Ce que j'en dirai ici ne sera pas pour montrer
leur innocence, mais pour montrer votre malice. Je veux seulement vous en faire
horreur à vous-mêmes, et faire entendre à tout le monde qu'après cela il n'y a
rien dont vous ne soyez capables. Vous ne manquerez pas néanmoins de dire que je suis de Port-Royal; car c'est
la première chose que vous dites à quiconque combat vos excès: comme si on ne
trouvait qu'à Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre
vous la pureté de la morale chrétienne. Je sais, mes Pères, le mérite de ces
pieux solitaires qui s'y étaient retirés, et combien l'Eglise est redevable à
leurs ouvrages si édifiants et si solides. Je sais combien ils ont de piété et
de lumière, car, encore que je n'aie jamais eu d'établissement avec eux, comme
vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne] laisse
pas d'en connaître quelques-uns et d'honorer la vertu de tous. Mais Dieu n'a pas
renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu'il veut opposer à vos désordres.
J'espère avec son secours, mes Pères, de vous le faire sentir; et s'il me fait
la grâce de me soutenir dans le dessein qu'il me donne d'employer pour lui tout
ce que j'ai reçu de lui, je vous parlerai de telle sorte que je vous ferai
peut-être regretter de n'avoir pas affaire à un homme de Port-Royal. Et pour
vous le témoigner, mes Pères, c'est qu'au lieu que ceux que vous outragez par
cette insigne calomnie se contentent d'offrir à Dieu leurs gémissements pour
vous en obtenir le pardon, je me sens obligé, moi qui n'ai point de part à cette
injure, de vous en faire rougir à la face de toute l'Eglise, pour vous procurer
cette confusion salutaire dont parle l'Ecriture, qui est presque l'unique remède
d'un endurcissement tel que le vôtre: Imple facies eorum ignominia, el quoerent
nomen lotion, Domine. Il faut arrêter cette insolence, qui n'épargne point les lieux les plus
saints. Car qui pourra être en sûreté après une calomnie de cette nature? Quoi!
mes Pères, afficher vous-mêmes dans Paris un livre si scandaleux avec le nom de
votre Père Meynier à la tête, et sous cet infâme titre: Le Port-Royal et Genève
d'intelligence contre le très Saint-Sacrement de l'Autel, où vous accusez de
cette apostasie non seulement M. l'abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld, mais aussi
la Mère Agnès sa soeur, et toutes les religieuses de ce monastère, dont vous
dites, pag. 96, que leur foi est aussi suspecte touchant l'Eucharistie que celle
de M. Arnauld, lequel vous soutenez pag. 4 être effectivement calviniste. Je
demande là-dessus à tout le monde s'il y a dans l'Eglise des personnes sur qui
vous puissiez faire tomber un si abominable reproche avec moins de
vraisemblance. Car, dites-moi, mes Pères, si ces religieuses et leurs directeurs
étaient d'intelligence avec Genève contre le très Saint-Sacrement de l'Autel, ce
qui est horrible à penser, pourquoi auraient-elles pris pour le principal objet
de leur piété ce sacrement qu'elles auraient en abomination? Pourquoi
auraient-elles joint à leur règle l'institution du Saint-Sacrement? Pourquoi
auraient-elles pris l'habit du Saint-Sacrement, pris le nom de filles du
Saint-Sacrement, appelé leur église l'Eglise du Saint-Sacrement? Pourquoi
auraient-elles demandé et obtenu de Rome la confirmation de cette institution,
et le pouvoir de dire tous les jeudis l'office du Saint-Sacrement, où la foi de
l'Eglise est si parfaitement exprimée, si elles avaient conjuré avec Genève
d'abolir cette foi de l'Eglise? Pourquoi se seraient-elles obligées, par une
dévotion particulière, approuvée aussi par le Pape, d'avoir sans cesse, nuit et
jour, des religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par
leurs adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l'impiété de
l'hérésie qui l'a voulu anéantir? Dites-moi donc, mes Pères, si vous le pouvez,
pourquoi de tous les mystères de notre religion elles auraient laissé ceux
qu'elles croient pour choisir celui qu'elles ne croiraient pas? Et pourquoi
elles se seraient dévouées d'une manière si pleine et si entière à ce mystère de
notre foi, si elles le prenaient, comme les hérétiques, pour le mystère
d'iniquité? Que répondez-vous, mes Pères, à des témoignages si évidents, non pas
seulement de paroles, mais d'actions; et non pas de quelques actions
particulières, mais de toute la suite d'une vie entièrement consacrée à
l'adoration de Jésus-Christ résidant sur nos autels? Que répondez-vous de même
aux livres que vous appelez de Port-Royal, qui sont tout remplis de termes les
plus précis dont les Pères et les Conciles se soient servis pour marquer
l'essence de ce mystère? C'est une chose ridicule, mais horrible, de vous y voir
répondre dans tout votre libelle en cette sorte: M. Arnauld, dites-vous, parle
bien de transsubstantiation; mais il entend peut-être une transsubstantiation
significative. Il témoigne bien croire la présence réelle; mais qui nous a dit
qu'il ne l'entend pas d'une figure vraie et réelle? Où en sommes-nous, mes
Pères? et qui ne ferez-vous point passer pour Calviniste quand il vous plaira,
si on vous laisse la licence de corrompre les expressions les plus canoniques et
les plus saintes par les malicieuses subtilités de vos nouvelles équivoques? Car
qui s'est jamais servi d'autres termes que de ceux-là, et surtout dans de
simples discours de piété, où il ne s'agit point de controverses? Et cependant
l'amour et le respect qu'ils ont pour ce saint mystère leur en a tellement fait
remplir tous leurs écrits, que je vous défie, mes Pères, quelque artificieux que
vous soyez, d'y trouver ni la moindre apparence d'ambiguïté, ni la moindre
convenance avec les sentiments de Genève. Tout le monde sait, mes Pères, que l'hérésie de Genève consiste
essentiellement, comme vous le rapportez vous-mêmes, à croire que Jésus-Christ
n'est point enfermé dans ce Sacrement; qu'il est impossible qu'il soit en
plusieurs lieux; qu'il n'est vraiment que dans le Ciel, et que ce n'est que là
où on le doit adorer, et non pas sur l'autel; que la substance du pain demeure;
que le corps de Jésus-Christ n'entre point dans la bouche ni dans la poitrine;
qu'il n'est mangé que par la foi, et qu'ainsi les méchants ne le mangent point;
et que la Messe n'est point un sacrifice, mais une abomination. Ecoutez donc,
mes Pères, de quelle manière Port-Royal est d'intelligence avec Genève dans
leurs livres. On y lit, à votre confusion: que la chair et le sang de
Jésus-Christ sont contenus sous les espèces du pain et du vin, 2. lettre de M.
Arnauld, p. 259. Que le Saint des Saints est présent dans le Sanctuaire, et
qu'on l'y doit adorer, ibid., p. 243. Que Jésus-Christ habite dans les pécheurs
qui communient, par la présence réelle et véritable de son corps dans leur
poitrine, quoique non par la présence de son esprit dans leur coeur, Fréq. Com.,
3. part., chap. 16. Que les cendres mortes des corps des saints tirent leur
principale dignité de cette semence de vie qui leur reste de l'attouchement de
la chair immortelle et vivifiante de Jésus-Christ, I. part., ch. 40. Que ce
n'est par aucune puissance naturelle, mais par la toute-puissance de Dieu, à
laquelle rien n'est impossible, que le corps de Jésus-Christ est enfermé sous
l'Hostie et sous la moindre partie de chaque Hostie, Théolog. fam., leç. 15. Que
la vertu divine est présente pour produire l'effet que les paroles de la
consécration signifient, ibid. Que Jésus-Christ, qui est rabaissé et couché sur
l'autel, est en même temps élevé dans sa gloire; qu'il est, par lui-même et par
sa puissance ordinaire, en divers lieux en même temps, au milieu de l'Eglise
triomphante, et au milieu de l'Eglise militante et voyagère, De la suspension,
rais. 21. Que les espèces sacramentales demeurent suspendues, et subsistent
extraordinairement sans être appuyées d'aucun sujet; et que le corps de
Jésus-Christ est aussi suspendu sous les espèces; qu'il ne dépend point d'elles,
comme les substances dépendent des accidents, ibid., 23. Que la substance du
pain se change en laissant les accidents immuables, Heures dans la prose du S.
Sacrement. Que Jésus-Christ repose dans l'Eucharistie avec la même gloire qu'il
a dans le Ciel, Lettres de M. de Saint-Cyran, tom. I, let. 93. Que son humanité
glorieuse réside dans les tabernacles de l'Eglise, sous les espèces du pain qui
le couvrent visiblement; et que, sachant que nous sommes grossiers, il nous
conduit ainsi à l'adoration de sa divinité présente en tous lieux par celle de
son humanité présente en un lieu particulier, ibid.: Que nous recevons le corps
de Jésus-Christ sur la langue, et qu'il la sanctifie par son divin attouchement,
Lettre 32. Qu'il entre dans la bouche du prêtre, Lettre 72. Que, quoique
Jésus-Christ se soit rendu accessible dans le Saint-Sacrement par un effet de
son amour et de sa clémence, il ne laisse pas d'y conserver son inaccessibilité
comme une condition inséparable de sa nature divine; parce qu'encore que le seul
corps et le seul sang y soient par la vertu des paroles, vi verborum, comme
parle l'école, cela n'empêche pas que toute sa divinité, aussi bien que toute
son humanité, n'y soit par une conjonction nécessaire, Défense du Chapelet du S.
Sacrement, p. 217 .Et enfin, que l'Eucharistie est tout ensemble Sacrement et
Sacrifice, Théol. fam., leç. 15, et qu'encore que ce Sacrifice soit une
commémoration de celui de la Croix, toutefois il y a cette différence, que celui
de la Messe n'est offert que pour l'Eglise seule et pour les fidèles qui sont
dans sa communion, au lieu que celui de la Croix a été offert pour tout le
monde, comme l'Ecriture parle, ibid., p. 153. Cela suffit, mes Pères, pour faire
voir clairement qu'il n'y eut peut-être jamais une plus grande impudence que la
vôtre. Mais je veux encore vous faire prononcer cet arrêt à vous-mêmes contre
vous-mêmes. Car que demandez-vous, afin d'ôter toute apparence qu'un homme soit
d'intelligence avec Genève? Si M. Arnauld, dit votre Père Meynier, p. 83, eût
dit qu'en cet adorable mystère il n'y a aucune substance du pain sous les
espèces, mais seulement la chair et le sang de Jésus-Christ, j'eusse avoué qu'il
se serait déclaré entièrement contre Genève. Avouez-le donc, imposteurs, et
faites-lui une réparation publique. Combien de fois l'avez-vous vu dans les
passages que je viens de citer? Mais, de plus, la Théologie familière de M. de
Saint-Cyran étant approuvée par M. Arnauld, elle contient les sentiments de l'un
et de l'autre. Lisez donc toute la Leçon 15, et surtout l'article second, et
vous y trouverez les paroles que vous demandez encore plus formellement que
vous-mêmes ne les exprimez. Y a-t-il du pain dans l'Hostie, et du vin dans le
Calice? Non; car toute substance du pain et du vin sont ôtées pour faire place à
celle du corps et du sang de JESUS-CHRIST, laquelle y demeure seule, couverte
des qualités et des espèces du pain et du vin.
En vérité, mes Pères, vous ne pouviez plus mal choisir que d'accuser le
Port-Royal de ne pas croire l'Eucharistie; mais je veux faire voir ce qui vous y
a engagés. Vous savez que j'entends un peu votre politique. Vous l'avez bien
suivie en cette rencontre. Si M. l'abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld n'avaient
fait que dire ce qu'on doit croire touchant ce mystère, et non pas ce qu'on doit
faire pour s'y préparer, ils auraient été les meilleurs catholiques du monde, et
il ne se serait point trouvé d'équivoques dans leurs termes de présence réelle
et de transsubstantiation. Mais, parce qu'il faut que tous ceux qui combattent
vos relâchements soient hérétiques, et dans le point même où ils les combattent,
comment M. Arnauld ne le serait-il pas sur l'Eucharistie, après avoir fait un
livre exprès contre les profanations que vous faites de ce sacrement? Quoi, mes
Pères! il aurait dit impunément: Qu'on ne doit point donner le corps de
Jésus-Christ à ceux qui retombent toujours dans les mêmes crimes, et auxquels on
ne voit aucune espérance d'amendement; et qu'on doit les séparer quelque temps
de l'autel, pour se purifier par une pénitence sincère, afin de s'en approcher
ensuite avec fruit. Ne souffrez pas qu'on parle ainsi, mes Pères; vous n'auriez
pas tant de gens dans vos confessionnaux. Car votre P. Brisacier dit que si vous
suiviez cette méthode vous n'appliqueriez le sang de Jésus-Christ sur personne.
Il vaut bien mieux pour vous qu'on suive la pratique de votre Société, que votre
P. Mascarenhas rapporte dans un livre approuvé par vos docteurs, et même par
votre R. P. Général, qui est: Que toutes sortes de personnes, et même les
prêtres, peuvent recevoir le Corps de Jésus-Christ le jour même qu'ils se sont
souillés par des péchés abominables; que, bien loin qu'il y ait de l'irrévérence
en ces communions, on est louable au contraire d'en user de la sorte; que les
confesseurs ne les en doivent point détourner, et qu'ils doivent au contraire
conseiller à ceux qui viennent de commettre ces crimes de communier à l'heure
même, parce que encore que l'Eglise l'ait défendu, cette défense est abolie par
la pratique universelle de toute la terre. Mascar. tr. 4, disp. 5, n. 284.
Voilà ce que c'est, mes Pères, d'avoir des Jésuites par toute la terre. Voilà
la pratique universelle que vous y avez introduite et que vous y voulez
maintenir. Il n'importe que les tables de Jésus-Christ soient remplies
d'abominations, pourvu que vos églises soient pleines de monde. Rendez donc ceux
qui s'y opposent hérétiques sur le Saint-Sacrement: il le faut, à quelque prix
que ce soit. Mais comment le pourrez-vous faire après tant de témoignages
invincibles qu'ils ont donnés de leur foi? N'avez-vous point de peur que je
rapporte les quatre grandes preuves que vous donnez de leur hérésie? Vous le
devriez, mes Pères, et je ne dois point vous en épargner la honte. Examinons
donc la première. M. de Saint-Cyran, dit le P. Meynier, en consolant un de ses amis sur la mort
de sa mère, tom. I, Lettre 14, dit que le plus agréable sacrifice qu'on puisse
offrir à Dieu dans ces rencontres est celui de la patience: donc il est
Calviniste. Cela est bien subtil, mes Pères, et je ne sais si personne en voit
la raison. Apprenons-la donc de lui: Parce, dit ce grand controversiste, qu'il
ne croit donc pas le sacrifice de la Messe. Car c'est celui-là qui est le plus
agréable à Dieu de tous. Que l'on dise maintenant que les Jésuites ne savent pas
raisonner. Ils le savent de telle sorte, qu'ils rendront hérétique tout ce
qu'ils voudront, et même l'Ecriture sainte. Car ne serait-ce pas une hérésie de
dire, comme fait l'Ecclésiastique: Il n'y a rien de pire que d'aimer l'argent,
nihil est iniquius quam amare pecuniam; comme si les adultères, les homicides et
l'idolâtrie n'étaient pas de plus grands crimes? Et à qui n'arrive-t-il point de
dire à toute heure des choses semblables; et que, par exemple, le sacrifice d'un
coeur contrit et humilié est le plus agréable aux yeux de Dieu; parce qu'en ces
discours on ne pense qu'à comparer quelques vertus intérieures les unes aux
autres, et non pas au sacrifice de la Messe, qui est d'un ordre tout différent
et infiniment plus relevé? N'êtes-vous donc pas ridicules, mes Pères, et
faut-il, pour achever de vous confondre, que je vous représente les termes de
cette même Lettre où M. de Saint-Cyran parle du sacrifice de la Messe comme du
plus excellent de tous, en disant: Qu'on offre à Dieu tous les jours et en tous
lieux le sacrifice du corps de son Fils, qui n'a point trouvé DE PLUS EXCELLENT
MOYEN que celui-là pour honorer son Père? Et ensuite: Que Jésus-Christ nous a
obligés de prendre en mourant son corps sacrifié, pour rendre plus agréable à
Dieu le sacrifice du nôtre, et pour se joindre [à nous] lorsque nous mourons,
afin de nous fortifier en sanctifiant par sa présence le dernier sacrifice que
nous faisons à Dieu de notre vie et de notre corps. Dissimulez tout cela, mes
Pères, et ne laissez pas de dire qu'il détournait de communier à la mort, comme
vous faites, p. 33, et qu'il ne croyait pas le sacrifice de la Messe: car rien
n'est trop hardi pour des calomniateurs de profession. Votre seconde preuve en est un grand témoignage. Pour rendre Calviniste feu
M. de Saint-Cyran, à qui vous attribuez le livre de Petrus Aurelius, vous vous
servez d'un passage où Aurelius explique, pag. 89, de quelle manière l'Eglise se
conduit à l'égard des prêtres, et même des évêques qu'elle veut déposer ou
dégrader. L'Eglise, dit-il, ne pouvant pas leur ôter la puissance de l'Ordre,
parce que le caractère est ineffaçable, elle fait ce qui est en elle; elle ôte
de sa mémoire ce caractère qu'elle ne peut ôter de l'âme de ceux qui l'ont reçu:
elle les considère comme s'ils n'étaient plus prêtres ou évêques; de sorte que,
selon le langage ordinaire de l'Eglise, on peut dire qu'ils ne le sont plus,
quoiqu'ils le soient toujours quant au caractère: Ob indelebilitatem characteris.
Vous voyez mes Pères, que cet auteur, approuvé par trois Assemblées générales du
Clergé de France, dit clairement que le caractère de la Prêtrise est
ineffaçable, et cependant vous lui faites dire tout au contraire, en ce lieu
même, que le caractère de la Prêtrise n'est pas ineffaçable. Voilà une insigne
calomnie, c'est-à-dire, selon vous, un petit péché véniel. Car ce livre vous
avait fait tort, ayant réfuté les hérésies de vos confrères d'Angleterre
touchant l'autorité épiscopale. Mais voici une insigne extravagance: c'est
qu'ayant faussement supposé que M. de Saint-Cyran tient que ce caractère est
effaçable, vous en concluez qu'il ne croit donc pas la présence réelle de
Jésus-Christ dans l'Eucharistie.
Vous me faites pitié, mes Pères. Faut-il vous expliquer cela davantage?
Pourquoi confondez-vous cette nourriture divine avec la manière de la recevoir?
Il n'y a qu'une seule différence, comme je le viens de dire, dans cette
nourriture sur la terre et dans le ciel, qui est qu'elle est ici cachée sous des
voiles qui nous en ôtent la vue et le goût sensible: mais il y a plusieurs
différences dans la manière de la recevoir ici et là, dont la principale est
que, comme dit M. Arnauld, 3e part., ch. 16, il entre ici dans la bouche et dans
la poitrine et des bons et des méchants, ce qui n'est pas dans le Ciel.
Et si vous ignorez la raison de cette diversité, je vous dirai, mes Pères,
que la cause pour laquelle Dieu a établi ces différentes manières de recevoir
une même viande, est la différence qui se trouve entre l'état des Chrétiens en
cette vie et celui des bienheureux dans le Ciel. L'état des Chrétiens, comme dit
le cardinal Du Perron après les Pères, tient le milieu entre l'état des
bienheureux et l'état des Juifs. Les bienheureux possèdent Jésus-Christ
réellement sans figure et sans voile. Les Juifs n'ont possédé de Jésus-Christ
que les figures et les voiles, comme était la manne et l'agneau pascal. Et les
Chrétiens possèdent Jésus-Christ dans l'Eucharistie véritablement et réellement,
mais encore couvert de voiles. Dieu, dit saint Eucher, s'est fait trois
tabernacles: la synagogue, qui n'a eu que les ombres sans vérité; l'Eglise, qui
a la vérité et les ombres; et le Ciel où il n'y a point d'ombres, mais la seule
vérité. Nous sortirions de l'état où nous sommes, qui est l'état de foi, que
saint Paul oppose tant à la loi qu'à la claire vision, si nous ne possédions que
les figures sans Jésus-Christ, parce que c'est le propre de la loi de n'avoir
que l'ombre, et non la substance des choses. Et nous en sortirions encore, si
nous le possédions visiblement; parce que la foi, comme dit le même Apôtre,
n'est point des choses qui se voient. Et ainsi l'Eucharistie est parfaitement
proportionnée à notre état de foi, parce qu'elle enferme véritablement
Jésus-Christ, mais voilé. De sorte que cet état serait détruit, si Jésus-Christ
n'était pas réellement sous les espèces du pain et du vin, comme le prétendent
les hérétiques: et il serait détruit encore, si nous le recevions à découvert
comme dans le Ciel; puisque ce serait confondre notre état, ou avec l'état du
Judaïsme, ou avec celui de la gloire. Voilà, mes Pères, la raison mystérieuse et divine de ce mystère tout divin.
Voilà ce qui nous fait abhorrer les Calvinistes, comme nous réduisant à la
condition des Juifs; et ce qui nous fait aspirer à la gloire des bienheureux,
qui nous donnera la pleine et éternelle jouissance de Jésus-Christ. Par où vous
voyez qu'il y a plusieurs différences entre la manière dont il se communique aux
Chrétiens et aux bienheureux, et qu'entre autres on le reçoit ici de bouche et
non dans le Ciel; mais qu'elles dépendent toutes de la seule différence qui est
entre l'état de la foi où nous sommes et l'état de la claire vision où ils sont.
Et c'est, mes Pères, ce que M. Arnauld a dit si clairement en ces termes: qu'il
faut qu'il n'y ait point d'autre différence entre la pureté de ceux qui
reçoivent Jésus-Christ dans l'Eucharistie, et celle des bienheureux, qu'autant
qu'il y en a entre la foi et la claire vision de Dieu, de laquelle seule dépend
la différente manière dont on le mange dans la terre et dans le Ciel. Vous
devriez, mes Pères, avoir révéré dans ces paroles ces saintes vérités, au lieu
de les corrompre pour y trouver une hérésie qui n'y fut jamais, et qui n'y
saurait être, qui est qu'on ne mange Jésus-Christ que par la foi, et non par la
bouche, comme le disent malicieusement vos Pères Annat et Meynier, qui en font
le capital de leur accusation. Vous voilà donc bien mal en preuves, mes Pères; et c'est pourquoi vous avez
eu recours à un nouvel artifice, qui a été de falsifier le Concile de Trente,
afin de faire que M. Arnauld n'y fût pas conforme, tant vous avez de moyens de
rendre le monde hérétique. C'est ce que fait le P. Meynier en cinquante endroits
de son livre, et huit ou dix fois en la seule p. 54, où il prétend que, pour
s'exprimer en catholique, ce n'est pas assez de dire: je crois que Jésus-Christ
est présent réellement dans l'Eucharistie; mais qu'il faut dire: Je crois, AVEC
LE CONCILE, qu'il y est présent d'une vraie PRESENCE LOCALE, ou localement. Et
sur cela il cite le Concile, Sess. 13, can. 3, can. 4, can. 6. Qui ne croirait
en voyant le mot de présence locale cité de trois Canons d'un Concile Universel,
qu'il y serait effectivement? Cela vous a pu servir avant ma quinzième lettre;
mais à présent, mes Pères, on ne s'y prend plus. On va voir le Concile, et on
trouve que vous êtes des imposteurs; car ces termes de présence locale,
localement, localité, n'y furent jamais: et je vous déclare de plus, mes Pères,
qu'ils ne sont dans aucun autre lieu de ce Concile, ni dans aucun autre Concile
précédent, ni dans aucun Père de l'Eglise. Je vous prie donc sur cela, mes
Pères, de dire si vous prétendez rendre suspects de Calvinisme tous ceux qui
n'ont point usé de ce terme? Si cela est, le Concile de Trente en est suspect,
et tous les saints Pères sans exception. N'avez-vous, point d'autre voie pour
rendre M. Arnauld hérétique, sans offenser tant de gens qui ne vous ont point
fait de mal, et entre autres saint Thomas, qui est un des plus grands défenseurs
de l'Eucharistie, et qui s'est si peu servi de ce terme, qu'il l'a rejeté au
contraire, 3 p, q. 76, a 5, où il dit: Nullo modo corpus Christi est in hoc
sacramento localiter? Qui êtes-vous donc, mes Pères, pour imposer de votre
autorité de nouveaux termes, dont vous ordonnez de se servir pour bien exprimer
sa foi: comme si la profession de foi dressée par les Papes, selon l'ordre du
Concile, où ce terme ne se trouve point, était défectueuse, et laissait une
ambiguïté dans la créance des fidèles, que vous seuls eussiez découverte? Quelle
témérité de prescrire ces termes aux docteurs mêmes! Quelle fausseté de les
imposer à des Conciles généraux! Et quelle ignorance de ne savoir pas les
difficultés que les saints les plus éclairés ont fait de les recevoir!
Rougissez, mes Pères, de vos impostures ignorantes, comme dit l'Ecriture aux
imposteurs ignorants comme vous: De mendacio ineruditionis tuoe confundere.
N'entreprenez donc plus de faire les maîtres; vous n'avez ni le caractère ni
la suffisance pour cela. Mais, si vous voulez faire vos propositions plus
modestement, on pourra les écouter; car, encore que ce mot de présence locale
ait été rejeté par saint Thomas, comme vous avez vu, à cause que le corps de
Jésus-Christ n'est pas en l'Eucharistie dans l'étendue ordinaire des corps en
leur lieu, néanmoins ce terme a été reçu par quelques nouveaux auteurs de
controverse, parce qu'ils entendent seulement par là que le corps de
Jésus-Christ est vraiment sous les espèces, lesquelles étant en un lieu
particulier, le corps de Jésus-Christ y est aussi. Et en ce sens M. Arnauld ne
fera point de difficulté de l'admettre, puisque M. de Saint-Cyran et lui ont
déclaré tant de fois que Jésus-Christ, dans l'Eucharistie, est véritablement en
un lieu particulier, et miraculeusement en plusieurs lieux à la fois. Ainsi tous
vos raffinements tombent par terre, et vous n'avez pu donner la moindre
apparence à une accusation qu'il n'eût été permis d'avancer qu'avec des preuves
invincibles.
Je m'étonne donc, non pas de ce que vous leur imposez avec si peu de scrupule
des crimes si grands et si faux, mais de ce que vous leur imposez avec si peu de
prudence des crimes si peu vraisemblables: car vous disposez bien des péchés à
votre gré; mais pensez-vous disposer de même de la créance des hommes? En
vérité, mes Pères, s'il fallait que le soupçon de Calvinisme tombât sur eux ou
sur vous, je vous trouverais en mauvais termes. Leurs discours sont aussi
catholiques que les vôtres; mais leur conduite confirme leur foi, et la vôtre la
dément: car, si vous croyez aussi bien qu'eux que ce pain est réellement changé
au corps de Jésus-Christ, pourquoi ne demandez-vous pas comme eux que le coeur
de pierre et de glace de ceux à qui vous conseillez de s'en approcher soit
sincèrement changé en un coeur de chair et d'amour? Si vous croyez que
Jésus-Christ y est dans un état de mort, pour apprendre à ceux qui s'en
approchent à mourir au monde, au péché et à eux-mêmes, pourquoi portez-vous à en
approcher ceux en qui les vices et les passions criminelles sont encore toutes
vivantes? Et comment jugez-vous dignes de manger le pain du Ciel ceux qui ne le
seraient pas de manger celui de la terre? O grands vénérateurs de ce saint mystère, dont le zèle s'emploie à persécuter
ceux qui l'honorent par tant de communions saintes, et à flatter ceux qui le
déshonorent par tant de communions sacrilèges! Qu'il est digne de ces défenseurs
d'un si pur et si adorable sacrifice de faire environner la table de
Jésus-Christ de pécheurs envieillis tout sortant de leurs infamies, et de placer
au milieu d'eux un prêtre que son confesseur même envoie de ses impudicités à
l'autel, pour y offrir, en la place de Jésus-Christ, cette victime toute sainte
au Dieu de sainteté, et la porter de ses mains souillées en ces bouches toutes
souillées! Ne sied-il pas bien à ceux qui pratiquent cette conduite par toute la
terre, selon des maximes approuvées de leur propre Général, d'imputer à l'auteur
de la Fréquente Communion et aux Filles du Saint-Sacrement de ne pas croire le
Saint-Sacrement? Cependant cela ne leur suffit pas encore; il faut, pour satisfaire leur
passion, qu'ils les accusent enfin d'avoir renoncé à Jésus-Christ et à leur
baptême. Ce ne sont pas là, mes Pères, des contes en l'air comme les vôtres; ce
sont les funestes emportements par où vous avez comblé la mesure de vos
calomnies. Une si insigne fausseté n'eût pas été en des mains dignes de la
soutenir en demeurant en celles de votre bon ami Filleau, par qui vous l'avez
fait naître: votre Société se l'est attribuée ouvertement; et votre Père Meynier
vient de soutenir, comme une vérité certaine, que Port-Royal forme une cabale
secrète depuis trente-cinq ans, dont M. de Saint-Cyran et M. d'Ypres ont été les
chefs, pour ruiner le mystère de l'Incarnation, faire passer l'Evangile pour une
histoire apocryphe, exterminer la religion chrétienne, et élever le Déisme sur
les ruines du Christianisme. Est-ce là tout, mes Pères? Serez-vous satisfaits si
l'on croit tout cela de ceux que vous haïssez? Votre animosité serait-elle enfin
assouvie, si vous les aviez mis en horreur non seulement à tous ceux qui sont
dans l'Eglise, par l'intelligence avec Genève, dont vous les accusez, mais
encore à tous ceux qui croient en Jésus-Christ, quoique hors l'Eglise, par le
Déisme que vous leur imputez? Mais à qui prétendez-vous persuader, sur votre seule parole, sans la moindre
apparence de preuve, et avec toutes les contradictions imaginables, que des
prêtres qui ne prêchent que la grâce de Jésus-Christ, la pureté de l'Evangile et
les obligations du baptême, ont renoncé à leur baptême, à l'Evangile et à
Jésus-Christ? Qui le croira, mes Pères? Le croyez-vous vous-mêmes, misérables
que vous êtes? Et à quelle extrémité êtes-vous réduits, puisqu'il faut
nécessairement ou que vous prouviez qu'ils ne croient pas en Jésus-Christ, ou
que vous passiez pour les plus abandonnés calomniateurs qui furent jamais!
Prouvez-le donc, mes Pères. Nommez cet ecclésiastique de mérite, que vous dites
avoir assisté à cette Assemblée de Bourg-Fontaine en 1621, et avoir découvert à
votre Filleau le dessein qui y fut pris de détruire la religion chrétienne;
nommez ces six personnes que vous dites y avoir formé cette conspiration; nommez
celui qui est désigné par ces lettres A. A., que vous dites, p. 15, n'être pas
Antoine Arnauld, parce qu'il vous a convaincus qu'il n'avait alors que neuf ans,
mais un autre que vous dites être encore en vie, et trop bon ami de M. Arnauld
pour lui être inconnu. Vous le connaissez donc, mes Pères; et par conséquent, si
vous n'êtes vous-mêmes sans religion, vous êtes obligés de déférer cet impie au
Roi et au Parlement, pour le faire punir comme il le mériterait. Il faut parler,
mes Pères; il faut le nommer, ou souffrir la confusion de n'être plus regardés
que comme des menteurs indignes d'être jamais crus. C'est en cette manière que
le bon P. Valérien nous a appris qu'il fallait mettre à la gêne et pousser à
bout de tels imposteurs. Votre silence là-dessus sera une pleine et entière
conviction de cette calomnie diabolique. Les plus aveugles de vos amis seront
contraints d'avouer que ce ne sera point un effet de votre vertu, mais de votre
impuissance, et d'admirer que vous ayez été si méchants que de l'étendre
jusqu'aux religieuses de Port-Royal, et de dire, comme vous faites, p. 14, que
le Chapelet secret du Saint-Sacrement, composé par l'une d'elles, a été le
premier fruit de cette conspiration contre Jésus-Christ; et dans la page 95,
qu'on leur a inspiré toutes les détestables maximes de cet écrit, qui est, selon
vous, une instruction de Déisme. On a déjà ruiné invinciblement vos impostures
sur cet écrit, dans la défense de la Censure de feu M. l'archevêque de Paris
contre votre P. Brisacier. Vous n'avez rien à y repartir; et vous ne laissez pas
d'en abuser encore d'une manière plus honteuse que jamais, pour attribuer à des
filles d'une piété connue de tout le monde le comble de l'impiété. Cruels et
lâches persécuteurs, faut-il donc que les cloîtres les plus retirés ne soient
pas des asiles contre vos calomnies! Pendant que ces saintes Vierges adorent
nuit et jour Jésus-Christ au Saint Sacrement, selon leur institution, vous ne
cessez nuit et jour de publier qu'elles ne croient pas qu'il soit ni dans
l'Eucharistie, ni même à la droite de son Père; et vous les retranchez
publiquement de l'Eglise pendant qu'elles prient dans le secret pour vous et
pour toute l'Eglise. Vous calomniez celles qui n'ont point d'oreilles pour vous
ouïr, ni de bouche pour vous répondre. Mais Jésus-Christ, en qui elles sont
cachées pour ne paraître qu'un jour avec lui, vous écoute, et répond pour elles.
On l'entend aujourd'hui, cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et
qui console l'Eglise. Et je crains, mes Pères, que ceux qui endurcissent leurs
coeurs, et qui refusent avec opiniâtreté de l'ouïr quand il parle en Dieu, ne
soient forcés de l'ouïr avec effroi quand il leur parlera en Juge. Car enfin, mes Pères, quel compte lui pourrez-vous rendre de tant de
calomnies lorsqu'il les examinera non sur les fantaisies de vos Pères
Dicastillus, Gans et Pennalossa, qui les excusent, mais sur les règles de sa
vérité éternelle et sur les saintes ordonnances de son Eglise, qui, bien loin
d'excuser ce crime, l'abhorre tellement qu'elle l'a puni de même qu'un homicide
volontaire? Car elle a différé aux calomniateurs, aussi bien qu'aux meurtriers,
la communion jusques à la mort, par le I. et II. Concile d'Arles. Le Concile de
Latran a jugé indignes de l'état ecclésiastique ceux qui en ont été convaincus,
quoiqu'ils s'en fussent corrigés. Les Papes ont même menacé ceux qui auraient
calomnié des évêques, des prêtres ou des diacres, de ne leur point donner la
communion à la mort. Et les auteurs d'un écrit diffamatoire, qui ne peuvent
prouver ce qu'ils ont avancé, sont condamnés par le Pape Adrien à être fouettés,
mes Révérends Pères, flagellentur, tant l'Eglise a toujours été éloignée des
erreurs de votre Société si corrompue, qu'elle excuse d'aussi grands crimes que
la calomnie, pour les commettre elle-même avec plus de liberté.
Vous calomnieriez donc plus utilement pour vous, en faisant profession de
dire avec saint Paul que les simples médisants, maledici, sont indignes de voir
Dieu, puisque au moins vos médisances en seraient plutôt crues, quoique à la
vérité vous vous condamneriez vous-mêmes. Mais en disant, comme vous faites, que
la calomnie contre vos ennemis n'est pas un crime, vos médisances ne seront
point crues, et vous ne laisserez pas de vous damner: car il est certain, mes
Pères, et que vos auteurs graves n'anéantiront pas la justice de Dieu, et que
vous ne pouviez donner une preuve plus certaine que vous n'êtes pas dans la
vérité qu'en recourant au mensonge. Si la vérité était pour vous, elle
combattrait pour vous, elle vaincrait pour vous; et, quelques ennemis que vous
eussiez, la vérité vous en délivrerait, selon sa promesse. Vous n'avez recours
au mensonge que pour soutenir les erreurs dont vous flattez les pécheurs du
monde, et pour appuyer les calomnies dont vous opprimez les personnes de piété
qui s'y opposent. La vérité étant contraire à vos fins, il a fallu mettre votre
confiance au mensonge, comme dit un Prophète: Vous avez dit: Les malheurs qui
affligent les hommes ne viendront pas jusques à nous: car nous avons espéré au
mensonge, et le mensonge nous protégera. Mais que leur répond le Prophète?
D'autant, dit-il, que vous avez mis votre espérance en la calomnie et au
tumulte, sperastis in calumnia et in tumultu, cette iniquité vous sera imputée,
et votre ruine sera semblable à celle d'une haute muraille qui tombe d'une chute
imprévue, et à celle d'un vaisseau de terre qu'on brise et qu'on écrase en
toutes ses parties par un effort si puissant et si universel qu'il n'en restera
pas un test avec lequel on puisse puiser un peu d'eau ou porter un peu de feu:
parce que, comme dit un autre Prophète, vous avez affligé le coeur du juste, que
je n'ai point affligé moi-même; et vous avez flatté et fortifié la malice des
impies. Je retirerai donc mon peuple de vos mains, et je ferai connaître que je
suis leur Seigneur et le vôtre. Oui, mes Pères, il faut espérer que, si vous ne changez d'esprit, Dieu
retirera de vos mains ceux que vous trompez depuis si longtemps, soit en les
laissant dans leurs désordres par votre mauvaise conduite, soit en les
empoisonnant par vos médisances. Il fera concevoir aux uns que les fausses
règles de vos casuistes ne les mettront point à couvert de sa colère, et il
imprimera dans l'esprit des autres la juste crainte de se perdre en vous
écoutant et en ajoutant foi à vos impostures, comme vous vous perdez vous-mêmes
en les inventant et en les semant dans le monde. Car il ne s'y faut pas tromper:
on ne se moque point de Dieu, et on ne viole point impunément le commandement
qu'il nous a fait dans l'Evangile, de ne point condamner notre prochain sans
être bien assuré qu'il est coupable. Et ainsi, quelque profession de piété que
fassent ceux qui se rendent faciles à recevoir vos mensonges, et sous quelque
prétexte de dévotion qu'ils le fassent, ils doivent appréhender d'être exclus du
royaume de Dieu pour ce seul crime, d'avoir imputé d'aussi grands crimes que
l'hérésie et le schisme à des prêtres catholiques et à de saintes religieuses
sans autres preuves que des impostures aussi grossières que les vôtres. Le
démon, dit M. de Genève, est sur la langue de celui qui médit, et dans l'oreille
de celui qui l'écoute. Et la médisance, dit saint Bernard, Cant. 24, est un
poison qui éteint la charité en l'un et en l'autre. De sorte qu'une seule
calomnie peut être mortelle à une infinité d'âmes, puisqu'elle tue non seulement
ceux qui la publient, mais encore tous ceux qui ne la rejettent pas. Mes Révérends Pères, mes Lettres n'avaient pas accoutumé de se suivre de si
près, ni d'être si étendues. Le peu de temps que j'ai eu a été cause de l'un et
de l'autre. Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le
loisir de la faire plus courte. La raison qui m'a obligé de me hâter vous est
mieux connue qu'à moi. Vos réponses vous réussissaient mal. Vous avez bien fait
de changer de méthode; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le monde
ne dira pas que vous avez eu peur des Bénédictins. Je viens d'apprendre que celui que tout le monde faisait auteur de vos
Apologies les désavoue, et se fâche qu'on les lui attribue. Il a raison et j'ai
eu tort de l'en avoir soupçonné; car, quelque assurance qu'on m'en eût donnée,
je devais penser qu'il avait trop de jugement pour croire vos impostures, et
trop d'honneur pour les publier sans les croire. Il y a peu de gens du monde
capables de ces excès qui vous sont propres, et qui marquent trop votre
caractère, pour me rendre excusable de ne vous y avoir pas reconnus. Le bruit
commun m'avait emporté: mais cette excuse, qui serait trop bonne pour vous,
n'est pas suffisante pour moi, qui fais profession de ne rien dire sans preuve
certaine, et qui n'en ai dit aucune que celle-là. Je m'en repens, je la
désavoue, et je souhaite que vous profitiez de mon exemple. Du 23 janvier 1657. Mon Révérend Père, Votre procédé m'avait fait croire que vous désiriez que nous demeurassions en
repos de part et d'autre, et je m'y étais disposé. Mais vous avez depuis produit
tant d'écrits en peu de temps, qu'il paraît bien qu'une paix n'est guère assurée
quand elle dépend du silence des Jésuites. Je ne sais si cette rupture vous sera
fort avantageuse; mais pour moi, je ne suis pas fâché qu'elle me donne le moyen
de détruire ce reproche ordinaire d'hérésie dont vous remplissez tous vos livres. Vous savez bien, mon Père, que cette accusation est si importante, que c'est
une témérité insupportable de l'avancer, si on n'a pas de quoi la prouver. Je
vous demande quelles preuves vous en avez. Quand m'a-t-on vu à Charenton? Quand
ai-je manqué à la Messe et aux devoirs des Chrétiens à leur paroisse? Quand
ai-je fait quelque action d'union avec les hérétiques, ou de schisme avec
l'Eglise? Quel Concile ai-je contredit? Quelle Constitution de Pape ai-je
violée? Il faut répondre, mon Père, ou... vous m'entendez bien. Et que
répondez-vous? Je prie tout le monde de l'observer. Vous supposez premièrement
que celui qui écrit les Lettres est de Port-Royal. Vous dites ensuite que le
Port-Royal est déclaré hérétique; d'où vous concluez que celui qui écrit les
Lettres est déclaré hérétique. Ce n'est donc pas sur moi, mon Père, que tombe le
fort de cette accusation, mais sur le Port-Royal; et vous ne m'en chargez que
parce que vous supposez que j'en suis. Ainsi, je n'aurai pas grand peine à m'en
défendre, puisque je n'ai qu'à vous dire que je n'en suis pas, et à vous
renvoyer à mes Lettres, où j'ai dit que je suis seul, et en propres termes, que
je ne suis point de Port-Royal, comme j'ai fait dans la 16. qui a précédé votre
livre. Prouvez donc d'une autre manière que je suis hérétique, ou tout le monde
reconnaîtra votre impuissance. Prouvez par mes écrits que je ne reçois pas la
Constitution. Ils ne sont pas en si grand nombre; il n'y a que 16 Lettres à
examiner, où je vous défie, et vous, et toute la terre, d'en produire la moindre
marque. Mais je vous y ferai bien voir le contraire. Car, quand j'ai dit, par
exemple, dans la 14.: Qu'en tuant, selon vos maximes, ses frères en péché
mortel, on damne ceux pour qui Jésus-Christ est mort, n'ai-je pas visiblement
reconnu que Jésus-Christ est mort pour ces damnés, et qu'ainsi il est faux,
qu'il ne soit mort que pour les seuls prédestinés, ce qui est condamné dans la
cinquième proposition? Il est donc sûr, mon Père, que je n'ai rien dit pour
soutenir ces propositions impies, que je déteste de tout mon coeur. Et quand le
Port-Royal les tiendrait, je vous déclare que vous n'en pouvez rien conclure
contre moi, parce que, grâces à Dieu, je n'ai d'attaches sur la terre qu'à la
seule Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vivre et
mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle
je suis très persuadé qu'il n'y a point de salut. Que ferez-vous à une personne qui parle de cette sorte, et par où
m'attaquerez-vous, puisque ni mes discours ni mes écrits donnent aucun prétexte
à vos accusations d'hérésie, et que je trouve ma sûreté contre vos menaces dans
l'obscurité qui me couvre? Vous vous sentez frappés par une main invisible, qui
rend vos égarements visibles à toute la terre; et vous essayez en vain de
m'attaquer en la personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains
ni pour moi, ni pour aucun autre, n'étant attaché ni à quelque communauté, ni à
quelque particulier que ce soit. Tout le crédit que vous pouvez avoir est
inutile à mon égard. Je n'espère rien du monde, je n'en appréhende rien, je n'en
veux rien; je n'ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien, ni de l'autorité de
personne. Ainsi, mon Père, j'échappe à toutes vos prises. Vous ne me sauriez
prendre de quelque côté que vous le tentiez. Vous pouvez bien toucher le
Port-Royal, mais non pas moi. On a bien délogé des gens de Sorbonne mais cela ne
me déloge pas de chez moi. Vous pouvez bien préparer des violences contre des
prêtres et des docteurs, mais non pas contre moi, qui n'ai point ces qualités.
Et ainsi peut-être n'eûtes-vous jamais affaire à une personne qui fût si hors de
vos atteintes, et si propre à combattre vos erreurs, étant libre, sans
engagement, sans attachement, sans liaison; sans relations, sans affaires, assez
instruit de vos maximes, et bien résolu de les pousser autant que je croirai que
Dieu m'y engagera, sans qu'aucune considération humaine puisse arrêter ni
ralentir mes poursuites. A quoi vous sert-il donc, mon Père, lorsque vous ne pouvez rien contre moi,
de publier tant de calomnies contre des personnes qui ne sont point mêlées dans
nos différends, comme font tous vos Pères? Vous n'échapperez pas par ces fuites;
vous sentirez la force de la vérité que je vous oppose. Je vous dis que vous
anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l'amour de Dieu, dont vous
dispensez les hommes; et vous me parlez de la mort du père Mester, que je n'ai
vu de ma vie. Je vous dis que vos auteurs permettent de tuer pour une pomme,
quand il est honteux de la laisser perdre; et vous me dites qu'on a ouvert un
tronc à Saint-Merri. Que voulez-vous dire de même, de me prendre tous les jours
à partie sur le livre De la sainte Virginité, fait par un P. de l'Oratoire que
je ne vis jamais, non plus que son livre? Je vous admire, mon Père, de
considérer ainsi tous ceux qui vous sont contraires comme une seule personne.
Votre haine les embrasse tous ensemble, et en forme comme un corps de réprouvés,
dont vous voulez que chacun réponde pour tous les autres. Il y a bien de la différence entre les Jésuites et ceux qui les combattent.
Vous composez véritablement un corps uni sous un seul chef; et vos règles, comme
je l'ai fait voir, vous défendent de rien imprimer sans l'aveu de vos
supérieurs, qui sont rendus responsables des erreurs de tous les particuliers,
sans qu'ils puissent s'excuser en disant qu'ils n'ont pas remarqué les erreurs
qui y sont enseignées, parce qu'ils les doivent remarquer selon vos ordonnances,
et selon les lettres de vos Généraux Aquaviva, Vittelleschi, etc. C'est donc
avec raison qu'on vous reproche les égarements de vos confrères, qui se trouvent
dans leurs ouvrages approuvés par vos supérieurs et par les théologiens de votre
Compagnie. Mais quant à moi, mon Père, il en faut juger autrement. Je n'ai pas
souscrit le livre De la sainte Virginité. On ouvrirait tous les troncs de Paris
sans que j'en fusse moins catholique. Et enfin je vous déclare hautement et
nettement que personne ne répond de mes Lettres que moi, et que je ne réponds de
rien que de mes Lettres. Je pourrais en demeurer là, mon Père, sans parler de ces autres personnes que
vous traitez d'hérétiques pour me comprendre dans cette accusation. Mais, comme
j'en suis l'occasion, je me trouve engagé en quelque sorte à me servir de cette
même occasion pour en tirer trois avantages. Car c'en est un bien considérable
de faire paraître l'innocence de tant de personnes calomniées. C'en est un
autre, et bien propre à mon sujet, de montrer toujours les artifices de votre
politique dans cette accusation. Mais celui que j'estime le plus est que
j'apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scandaleux que vous
semez de tous côtés, que l'Eglise est divisée par une nouvelle hérésie. Et comme
vous abusez une infinité de personnes en leur faisant accroire que les points
sur lesquels vous essayez d'exciter un si grand orage sont essentiels à la foi,
je trouve d'une extrême importance de détruire ces fausses impressions, et
d'expliquer ici nettement en quoi ils consistent, pour montrer qu'en effet il
n'y a point d'hérétiques dans l'Eglise. Car n'est-il pas vrai que, si l'on demande en quoi consiste l'hérésie de ceux
que vous appelez Jansénistes, on répondra incontinent que c'est en ce que ces
gens-là disent que les commandements de Dieu sont impossibles; qu'on ne peut
résister à la grâce, et qu'on n'a pas la liberté de faire le bien et le mal; que
Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les
prédestinés et enfin, qu'ils soutiennent les cinq propositions condamnées par le
Pape? Ne faites-vous pas entendre que c'est pour ce sujet que vous persécutez
vos adversaires? N'est-ce pas ce que vous dites dans vos livres, dans vos
entretiens, dans vos catéchismes, comme vous fîtes encore aux fêtes de Noël à
Saint-Louis, en demandant à une de vos petites bergères: Pour qui est venu
Jésus-Christ, ma fille? Pour tous les hommes, mon Père. Eh quoi! ma fille, vous
n'êtes donc pas de ces nouveaux hérétiques qui disent qu'il n'est venu que pour
les prédestinés? Les enfants vous croient là-dessus, et plusieurs autres aussi;
car vous les entretenez de ces mêmes fables dans vos sermons, comme votre Père
Crasset à Orléans, qui en a été interdit. Et je vous avoue que je vous ai cru
aussi autrefois. Vous m'aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là.
De sorte que, lorsque vous les pressiez sur ces propositions, j'observais avec
attention quelle serait leur réponse; et j'étais fort disposé à ne les voir
jamais, s'ils n'eussent déclaré qu'ils y renonçaient comme à des impiétés
visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de Sainte-Beuve, professeur
du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publics ces cinq propositions
longtemps avant le Pape; et ces docteurs firent paraître plusieurs écrits, et
entre autres celui De la Grâce victorieuse, qu'ils produisirent en même temps,
où ils rejettent ces propositions et comme hérétiques et comme étrangères. Car
ils disent, dans la préface, que ce sont des propositions hérétiques et
Luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir, qui ne se trouvent ni dans
Jansénius ni dans ses défenseurs; ce sont leurs termes. Ils se plaignent de ce
qu'on les leur attribue, et vous adressent pour cela ces paroles de saint
Prosper, le premier disciple de saint Augustin, leur maître, à qui les
Semi-Pélagiens de France en imputèrent de pareilles pour le rendre odieux. Il y
a, dit ce saint, des personnes qui ont une passion si aveugle de nous décrier,
qu'ils en ont pris un moyen qui ruine leur propre réputation. Car ils ont
fabriqué à dessein de certaines propositions pleines d'impiétés et de
blasphèmes, qu'ils envoient de tous côtés pour faire croire que nous les
soutenons au même sens qu'ils ont exprimé par leur écrit. Mais on verra, par
cette réponse, et notre innocence et la malice de ceux qui nous ont imputé ces
impiétés, dont ils sont les uniques inventeurs. En vérité, mon Père, lorsque je les ouïs parler de la sorte avant la
Constitution; quand je vis qu'ils la reçurent ensuite avec tout ce qui se peut
de respect; qu'ils offrirent de la souscrire, et que M. Arnauld eut déclaré tout
cela, plus fortement que je ne le puis rapporter, dans toute sa seconde lettre,
j'eusse cru pécher de douter de leur foi. Et en effet, ceux qui avaient voulu
refuser l'absolution à leurs amis avant la lettre de M. Arnauld ont déclaré,
depuis, qu'après qu'il avait si nettement condamné ces erreurs qu'on lui
imputait, il n'y avait aucune raison de le retrancher, ni lui ni ses amis, de
l'Eglise. Mais vous n'en avez pas usé de même; et c'est sur quoi je commençai à
me défier que vous agissiez avec passion. Car, au lieu que vous les aviez menacés de leur faire signer cette
Constitution quand vous pensiez qu'ils y résisteraient, lorsque vous vîtes
qu'ils s'y portaient d'eux-mêmes, vous n'en parlâtes plus. Et, quoiqu'il semblât
que vous dussiez après cela être satisfait de leur conduite, vous ne laissâtes
pas de les traiter encore d'hérétiques; parce, disiez-vous, que leur coeur
démentait leur main, et qu'ils étaient catholiques extérieurement, et hérétiques
intérieurement, comme vous-même l'avez dit dans votre Rép. à quelques demandes,
p. 27 et 47.
Dès lors votre dispute commença à me devenir indifférente. Quand je croyais
que vous disputiez de la vérité ou de la fausseté des propositions, je vous
écoutais avec attention, car cela touchait la foi; mais, quand je vis que vous
ne disputiez plus que pour savoir si elles étaient mot à mot dans Jansénius ou
non, comme la religion n'y était plus intéressée, je ne m'y intéressai plus
aussi. Ce n'est pas qu'il n'y eût bien de l'apparence que vous disiez vrai: car
de dire que des paroles sont mot à mot dans un auteur, c'est à quoi l'on ne peut
se méprendre. Aussi je ne m'étonne pas que tant de personnes, et en France et à
Rome, aient cru, sur une expression si peu suspecte, que Jansénius les avait
enseignées en effet. Et c'est pourquoi je ne fus pas peu surpris d'apprendre que
ce même point de fait que vous aviez proposé comme si certain et si important
était faux, et qu'on vous défia de citer les pages de Jansénius où vous aviez
trouvé ces propositions mot à mot, sans que vous l'ayez jamais pu faire.
Je rapporte toute cette suite parce qu'il me semble que cela découvre assez
l'esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu'on admirera de voir que,
malgré tout ce que je viens de dire, vous n'ayez pas cessé de publier qu'ils
étaient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon
le temps. Car, à mesure qu'ils se justifiaient de l'une, vos Pères en
substituaient une autre, afin qu'ils n'en fussent jamais exempts. Ainsi, en
1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur
le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le coeur. Mais aujourd'hui on ne parle
plus de tout cela; et l'on veut qu'ils soient hérétiques, s'ils ne signent que
le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq
propositions. Voilà le sujet de votre dispute présente. Il ne vous suffit pas qu'ils
condamnent les cinq propositions, et encore tout ce qu'il y aurait dans
Jansénius qui pourrait y être conforme et contraire à saint Augustin; car ils
font tout cela. De sorte qu'il n'est pas question de savoir, par exemple, si
Jésus-Christ n'est mort que pour les prédestinés; ils condamnent cela aussi bien
que vous; mais si Jansénius est de ce sentiment-là, ou non. Et c'est sur quoi je
vous déclare plus que jamais que votre dispute me touche peu, comme elle touche
peu l'Eglise. Car, encore que je ne sois pas docteur non plus que vous, mon
Père, je vois bien néanmoins qu'il n'y va point de la foi, puisqu'il n'est
question que de savoir quel est le sens de Jansénius. S'ils croyaient que sa
doctrine fût conforme au sens propre et littéral de ces propositions, ils la
condamneraient; et ils ne refusent de le faire que parce qu'ils sont persuadés
qu'elle en est bien différente; ainsi, quand ils l'entendraient mal, ils ne
seraient pas hérétiques, puisqu'ils ne l'entendent qu'en un sens catholique.
Et, pour expliquer cela par un exemple, je prendrai la diversité de
sentiments qui fut entre saint Basile et saint Athanase touchant les écrits de
saint Denis d'Alexandrie, dans lesquels saint Basile, croyant trouver le sens
d'Arius contre l'égalité du Père et du Fils, il les condamna comme hérétiques:
mais saint Athanase, au contraire y croyant trouver le véritable sens de
l'Eglise, il les soutint comme catholiques. Pensez-vous donc, mon Père, que
saint Basile, qui tenait ces écrits pour ariens, eût droit de traiter saint
Athanase d'hérétique, parce qu'il les défendait? Et quel sujet en eût-il eu,
puisque ce n'était pas l'Arianisme qu'il défendait, mais la vérité de la foi
qu'il pensait y être? Si ces deux saints fussent convenus du véritable sens de
ces écrits, et qu'ils y eussent tous deux reconnu cette hérésie, sans doute
saint Athanase n'eût pu les approuver sans hérésie: mais, comme ils étaient en
différend touchant ce sens, saint Athanase était catholique en les soutenant,
quand même il les eût mal entendus; puisque ce n'eût été qu'une erreur de fait,
et qu'il ne défendait dans cette doctrine que la foi catholique qu'il y
supposait. Je vous en dis de même, mon Père. Si vous conveniez du sens de Jansénius, et
que vos adversaires fussent d'accord avec vous qu'il tient, par exemple, qu'on
ne peut résister à la grâce, ceux qui refuseraient de le condamner seraient
hérétiques. Mais lorsque vous disputez de son sens, et qu'ils croient que, selon
sa doctrine, on peut résister à la grâce, vous n'avez aucun sujet de les traiter
d'hérétiques, quelque hérésie que vous lui attribuiez vous-mêmes, puisqu'ils
condamnent le sens que vous y supposez, et que vous n'oseriez condamner le sens
qu'ils y supposent. Si vous voulez donc les convaincre, montrez que le sens
qu'ils attribuent à Jansénius est hérétique; car alors ils le seront eux-mêmes.
Mais comment le pourriez-vous faire, puisqu'il est constant, selon votre propre
aveu, que celui qu'ils lui donnent n'est point condamné? Pour vous le montrer clairement, je prendrai pour principe ce que vous
reconnaissez vous-mêmes, que la doctrine de la grâce efficace n'a point été
condamnée, et que le Pape n'y a point touché par sa Constitution. Et en effet,
quand il voulut juger des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut
mis à couvert de toute censure. C'est ce qui paraît parfaitement par les Avis
des Consulteurs auxquels le Pape les donna à examiner. J'ai ces Avis entre mes
mains, aussi bien que plusieurs personnes dans Paris, et entre autres M.
l'évêque de Montpellier, qui les apporta de Rome. On y voit que leurs opinions
furent partagées, et que les principaux d'entre eux, comme le Maître du sacré
Palais, le commissaire du saint Office, le Général des Augustins, et d'autres,
croyant que ces propositions pouvaient être prises au sens de la grâce efficace,
furent d'avis qu'elles ne devaient point être censurées; au lieu que les autres,
demeurant d'accord qu'elles n'eussent pas dû être condamnées si elles eussent eu
ce sens, estimèrent qu'elles le devaient être, parce que, selon ce qu'ils
déclarent, leur sens propre et naturel en était très éloigné. Et c'est pourquoi
le Pape les condamna, et tout le monde s'est rendu à son jugement. Il est donc sûr, mon Père, que la grâce efficace n'a point été condamnée.
Aussi est-elle si puissamment soutenue par saint Augustin, par saint Thomas et
toute son école, par tant de Papes et de Conciles, et par toute la tradition,
que ce serait une impiété de la taxer d'hérésie. Or tous ceux que vous traitez
d'hérétiques déclarent qu'ils ne trouvent autre chose dans Jansénius que cette
doctrine de la grâce efficace; et c'est la seule chose qu'ils ont soutenue dans
Rome. Vous-mêmes l'avez reconnu, Cavill., p. 35, où vous avez déclaré qu'en
parlant devant le Pape ils ne dirent aucun mot des propositions, ne verbum
quidem, et qu'ils employèrent tout le temps à parler de la grâce efficace. Et
ainsi, soit qu'ils se trompent ou non dans cette supposition, il est au moins
sans doute que le sens qu'ils supposent n'est point hérétique, et que par
conséquent ils ne le sont point. Car, pour dire la chose en deux mots, ou
Jansénius n'a enseigné que la grâce efficace, et en ce cas il n'a point
d'erreurs; ou il a enseigné autre chose, et en ce cas il n'a point de
défenseurs. Toute la question est donc de savoir si Jansénius a enseigné en
effet autre chose que la grâce efficace; et, si l'on trouve que oui, vous aurez
la gloire de l'avoir mieux entendu: mais ils n'auront point le malheur d'avoir
erré dans la foi. Il faut donc louer Dieu, mon Père, de ce qu'il n'y a point en effet d'hérésie
dans l'Eglise, puisqu'il ne s'agit en cela que d'un point de fait qui n'en peut
former; car l'Eglise décide les points de foi avec une autorité divine, et elle
retranche de son corps tous ceux qui refusent de les recevoir. Mais elle n'en
use pas de même pour les choses de fait; et la raison en est que notre salut est
attaché à la foi qui nous a été révélée, et qui se conserve dans l'Eglise par la
tradition, mais qu'il ne dépend point des autres faits particuliers qui n'ont
point été révélés de Dieu. Ainsi on est obligé de croire que les commandements
de Dieu ne sont pas impossibles; mais on n'est pas obligé de savoir ce que
Jansénius a enseigné sur ce sujet. C'est pourquoi Dieu conduit l'Eglise, dans la
détermination des points de la foi, par l'assistance de son esprit, qui ne peut
errer; au lieu que, dans les choses de fait, il la laisse agir par les sens et
par la raison, qui en sont naturellement les juges: car il n'y a que Dieu qui
ait pu instruire l'Eglise de la foi. Mais il n'y a qu'à lire Jansénius pour
savoir si des propositions sont dans son livre. Et de là vient que c'est une
hérésie de résister aux décisions de foi, parce que c'est opposer son esprit
propre à l'esprit de Dieu. Mais ce n'est pas une hérésie, quoique ce puisse être
une témérité, que de ne pas croire certains faits particuliers, parce que ce
n'est qu'opposer la raison, qui peut être claire, à une autorité qui est grande,
mais qui en cela n'est pas infaillible. C'est ce que tous les théologiens reconnaissent, comme il paraît par cette
maxime du Cardinal Bellarmin, de votre Société: Les Conciles généraux et
légitimes ne peuvent errer en définissant les dogmes de foi; mais ils peuvent
errer en des questions de fait, Et ailleurs: Le Pape, comme Pape, et même à la
tête d'un Concile universel, peut errer dans les controverses particulières de
fait, qui dépendent principalement de l'information et du témoignage des hommes.
Et le Cardinal Baronius de même: Il faut se soumettre entièrement aux décisions
des Conciles dans les points de foi; mais, pour ce qui concerne les personnes et
leurs écrits, les censures qui en ont été faites ne se trouvent pas avoir été
gardées avec tant de rigueur, parce qu'il n'y a personne à qui il ne puisse
arriver d'y être trompé. C'est aussi pour cette raison que M. l'Archevêque de
Toulouse a tiré cette règle des lettres de deux grands Papes, saint Léon et
Pélage II: Que le propre objet des Conciles est la foi, et tout ce qui s'y
résout hors de la foi peut être revu et examiné de nouveau; au lieu qu'on ne
doit plus examiner ce qui a été décidé en matière de foi, parce que, comme dit
Tertullien, la règle de la foi est seule immobile et irrétractable.
J'ai voulu, mon Père, vous accoutumer à ces contrariétés qui arrivent entre
les catholiques sur des questions de fait touchant l'intelligence du sens d'un
auteur, en vous montrant sur cela un Père de l'Eglise contre un autre, un Pape
contre un Pape, et un Concile contre un Concile, pour vous mener de là à
d'autres exemples d'une pareille opposition, mais plus disproportionnée; car
vous y verrez des Conciles et des Papes d'un côté, et des Jésuites de l'autre,
qui s'opposeront à leurs décisions touchant le sens d'un auteur, sans que vous
accusiez vos confrères, je ne dis pas d'hérésie, mais non pas même de témérité.
Vous savez bien, mon Père, que les écrits d'Origène furent condamnés par
plusieurs Conciles et par plusieurs Papes, et même par le V. Concile Général,
comme contenant des hérésies, et entre autres celle de la réconciliation des
démons au jour du jugement. Croyez-vous sur cela qu'il soit d'une nécessité
absolue, pour être catholique, de confesser qu'Origène a tenu en effet ces
erreurs, et qu'il ne suffise pas de les condamner sans les lui attribuer? Si
cela était, que deviendrait votre Père Halloix, qui a soutenu la pureté de la
foi d'Origène, aussi bien que plusieurs autres catholiques qui ont entrepris la
même chose, comme Pic de la Mirande et Genebrard, docteur de Sorbonne? Et
n'est-il pas certain encore que ce même V. Concile Général condamna les écrits
de Théodoret contre S. Cyrille, comme impies, contraires à la vraie foi, et
contenant l'hérésie Nestorienne? Et cependant le P. Sirmond, Jésuite, n'a pas
laissé de le défendre, et de dire, dans la vie de ce Père, que ces mêmes écrits
sont exempts de cette hérésie Nestorienne. Vous voyez donc, mon Père, que, quand l'Eglise condamne des écrits, elle y
suppose une erreur qu'elle y condamne; et alors il est de foi que cette erreur
est condamnée, mais qu'il n'est pas de foi que ces écrits contiennent en effet
l'erreur que l'Eglise y suppose. Je crois que cela est assez prouvé; et ainsi je
finirai ces exemples par celui du Pape Honorius, dont l'histoire est si connue.
On sait qu'au commencement du septième siècle, l'Eglise étant troublée par
l'hérésie des Monothélites, ce Pape, pour terminer le différend, fit un décret
qui semblait favoriser ces hérétiques, de sorte que plusieurs en furent
scandalisés. Cela se passa néanmoins avec peu de bruit sous son Pontificat:
mais, cinquante ans après, l'Eglise étant assemblée dans le sixième Concile
Général, où le Pape Agathon présidait par ses légats, ce décret y fut déféré; et
après avoir élu lu et examiné, il fut condamné comme contenant l'hérésie des
Monothélites, et brûlé en cette qualité en pleine assemblée, avec les autres
écrits de ces hérétiques. Et cette décision fut reçue avec tant de respect et
d'uniformité dans toute l'Eglise, qu'elle fut confirmée ensuite par deux autres
Conciles Généraux, et même par les Papes Léon Il et Adrien II, qui vivait deux
cents ans après, sans que personne ait troublé ce consentement si universel et
si paisible durant sept ou huit siècles. Cependant quelques auteurs de ces
derniers temps, et entre autres le Cardinal Bellarmin, n'ont pas cru se rendre
hérétiques pour avoir soutenu, contre tant de Papes et de Conciles, que les
écrits d'Honorius sont exempts de l'erreur qu'ils avaient déclaré y être: Parce,
dit-il, que, des Conciles Généraux pouvant errer dans les questions de fait, on
peut dire en toute assurance que le VI. Concile s'est trompé en ce fait-là, et
que, n'ayant pas bien entendu le sens des lettres d'Honorius, il a mis à tort ce
pape au nombre des hérétiques. Remarquez donc bien, mon Père, que ce n'est pas être hérétique de dire que le
pape Honorius ne l'était pas, encore que plusieurs Papes et plusieurs Conciles
l'eussent déclaré, et même après l'avoir examiné. Je viens donc maintenant à
notre question, et je vous permets de faire votre cause aussi bonne que vous le
pourrez. Que direz-vous, mon Père, pour rendre vos adversaires hérétiques? Que
le Pape Innocent X a déclaré que l'erreur des cinq propositions est dans
Jansénius? Je vous laisse dire tout cela. Qu'en concluez-vous: Que c'est être
hérétique de ne pas reconnaître que l'erreur des cinq propositions est dans
Jansénius? Que vous en semble-t-il, mon Père? N'est-ce donc pas ici une question
de fait de même nature que les précédentes? Le Pape a déclaré que l'erreur des
cinq propositions est dans Jansénius, de même que ses prédécesseurs avaient
déclaré que l'erreur des Nestoriens et des Monothélites était dans les écrits de
Théodoret et d'Honorius. Sur quoi vos Pères ont écrit qu'ils condamnent bien ces
hérésies, mais qu'ils ne demeurent pas d'accord que ces auteurs les aient
tenues; de même que vos adversaires disent aujourd'hui qu'ils condamnent bien
ces cinq propositions, mais qu'ils ne sont pas d'accord que Jansénius les ait
enseignées. En vérité, mon Père, ces cas-là sont bien semblables; et s'il s'y
trouve quelque différence, il est aisé de voir combien elle est à l'avantage de
la question présente, par la comparaison de plusieurs circonstances
particulières qui sont visibles d'elles-mêmes, et que je ne m'arrête pas à
rapporter. D'où vient donc, mon Père, que, dans une même cause, vos Pères sont
catholiques, et vos adversaires hérétiques? Et par quelle étrange exception les
privez-vous d'une liberté que vous donnez à tout le reste des fidèles?
Que direz-vous sur cela, mon Père? Que le Pape a confirmé sa Constitution par
un Bref? Je vous répondrai que deux Conciles généraux et deux Papes ont confirmé
la condamnation des lettres d'Honorius. Mais quelle force prétendez-vous faire
sur les paroles de ce Bref par lesquelles le Pape déclare qu'il a condamné la
doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions? Qu'est-ce que cela ajoute à la
Constitution, et que s'ensuit-il de là, sinon que, comme le VI. Concile condamna
la doctrine d'Honorius, parce qu'il croyait qu'elle était la même que celle des
Monothélites, de même le Pape a dit qu'il a condamné la doctrine de Jansénius
dans ces cinq propositions, parce qu'il a supposé qu'elle était la même que ces
cinq propositions? Et comment ne l'eût-il pas cru? Votre Société ne publie autre
chose; et vous-même, mon Père, qui avez dit qu'elles y sont mot à mot, vous
étiez à Rome au temps de la censure, car je vous rencontre partout. Se fût-il
défié de la sincérité ou de la suffisance de tant de religieux graves? Et
comment n'eût-il pas cru que la doctrine de Jansénius était la même que celle
des cinq propositions, dans l'assurance que vous lui aviez donnée qu'elles
étaient mot à mot de cet auteur? Il est donc visible, mon Père, que, s'il se
trouve que Jansénius ne les ait pas tenues, il ne faudra pas dire, comme vos
Pères ont fait dans leurs exemples, que le Pape s'est trompé en ce point de
fait, ce qu'il est toujours fâcheux de publier: mais il ne faudra que dire que
vous avez trompé le Pape; ce qui n'apporte plus de scandale, tant on vous
connaît maintenant.
La question demeure donc toujours dans ce point de fait, sans qu'on puisse en
aucune sorte l'en tirer pour la mettre dans le droit. Et ainsi on n'en peut
faire une matière d'hérésie; mais vous en pourriez bien faire un prétexte de
persécution, s'il n'y avait sujet d'espérer qu'il ne se trouvera point de
personnes qui entrent assez dans vos intérêts pour suivre un procédé si injuste,
et qui veuillent contraindre de signer, comme vous le souhaitez, que l'on
condamne ces propositions au sens de Jansénius, sans expliquer ce que c'est que
ce sens de Jansénius. Peu de gens sont disposés à signer une confession de foi
en blanc. Or, c'en serait signer une en blanc, qu'on remplirait ensuite de tout
ce qu'il vous plairait, puisqu'il vous serait libre d'interpréter à votre gré ce
que c'est que ce sens de Jansénius qu'on n'aurait pas expliqué. Qu'on l'explique
donc auparavant, autrement vous nous feriez encore ici un pouvoir prochain,
abstrahendo, ab omni sensu. Vous savez que cela ne réussit pas dans le monde. On
y hait l'ambiguïté, et surtout en matière de foi, où il est bien juste
d'entendre pour le moins ce que c'est que l'on condamne. Et comment se
pourrait-il faire que des docteurs, qui sont persuadés que Jansénius n'a point
d'autre sens que celui de la grâce efficace, consentissent à déclarer qu'ils
condamnent sa doctrine sans l'expliquer, puisque, dans la créance qu'ils en ont,
et dont on ne les retire point, ce ne serait autre chose que condamner la grâce
efficace, qu'on ne peut condamner sans crime? Ne serait-ce donc pas une étrange
tyrannie de les mettre dans cette malheureuse nécessité, ou de se rendre
coupables devant Dieu, s'ils signaient cette condamnation contre leur
conscience, ou d'être traités d'hérétiques, s'ils refusaient de le faire?
Mais tout cela se conduit avec mystère. Toutes vos démarches sont politiques.
Il faut que j'explique pourquoi vous n'expliquez pas ce sens de Jansénius. Je
n'écris que pour découvrir vos desseins, et pour les rendre inutiles en les
découvrant. Je dois donc apprendre à ceux qui l'ignorent que votre principal
intérêt dans cette dispute étant de relever la grâce suffisante de votre Molina,
vous ne le pouvez faire sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée.
Mais comme vous voyez celle-ci aujourd'hui autorisée à Rome, et parmi tous les
savants de l'Eglise, ne la pouvant combattre en elle-même, vous vous êtes avisés
de l'attaquer sans qu'on s'en aperçoive, sous le nom de la doctrine de
Jansénius. [Ainsi il a fallu que vous ayez recherché de faire condamner
Jansénius] sans l'expliquer, et que, pour y réussir, vous ayez fait entendre que
sa doctrine n'est point celle de la grâce efficace, afin qu'on croie pouvoir
condamner l'une sans l'autre. De là vient que vous essayez aujourd'hui de le
persuader à ceux qui n'ont aucune connaissance de cet auteur. Et c'est ce que
vous faites encore vous-même, mon Père, dans vos Cavilli, p. 23, par ce fin
raisonnement: Le Pape a condamné la doctrine de Jansénius; or, le Pape n'a pas
condamné la doctrine de la grâce efficace: donc la doctrine de la grâce efficace
est différente de celle de Jansénius. Si cette preuve était concluante, on
montrerait de même qu'Honorius et tous ceux qui le soutiennent sont hérétiques
en cette sorte: le VI. Concile a condamné la doctrine d'Honorius; or, le Concile
n'a pas condamné la doctrine de l'Eglise; donc la doctrine d'Honorius est
différente de celle de l'Eglise; donc tous ceux qui le défendent sont
hérétiques. Il est visible que cela ne conclut rien, puisque le Pape n'a
condamné que la doctrine des cinq propositions, qu'on lui a fait entendre être celle de Jansénius. Voilà pourquoi vous proposez de signer cette condamnation d'une doctrine sans
l'expliquer. Voilà l'avantage que vous prétendez tirer de ces souscriptions.
Mais si vos adversaires y résistent, vous tendez un autre piège à leur refus.
Car, ayant joint adroitement la question de foi à celle de fait, sans vouloir
permettre qu'ils l'en séparent, ni qu'ils signent l'une sans l'autre, comme ils
ne pourront souscrire les deux ensemble, vous irez publier partout qu'ils ont
refusé les deux ensemble. Et ainsi, quoiqu'ils ne refusent en effet que de
reconnaître que Jansénius ait tenu ces propositions qu'ils condamnent, ce qui ne
peut faire d'hérésie, vous direz hardiment qu'ils ont refusé de condamner les
propositions en elles-mêmes, et que c'est là leur hérésie. Voilà le fruit que vous tireriez de leur refus, qui ne vous serait pas moins
utile que celui que vous tireriez de leur consentement. De sorte que, si on
exige ces signatures, ils tomberont toujours dans vos embûches, soit qu'ils
signent, ou qu'ils ne signent pas; et vous aurez votre compte de part ou
d'autre: tant vous avez eu d'adresse à mettre les choses en état de vous être
toujours avantageuses, quelque pente qu'elles puissent prendre. Que je vous connais bien, mon Père; et que j'ai de douleur de voir que Dieu
vous abandonne, jusqu'à vous faire réussir si heureusement dans une conduite si
malheureuse! Votre bonheur est digne de compassion, et ne peut être envié que
par ceux qui ignorent quel est le véritable bonheur. C'est être charitable que
de traverser celui que vous recherchez en toute cette conduite; puisque vous ne
l'appuyez que sur le mensonge, et que vous ne tendez qu'à faire croire l'une de
ces deux faussetés: ou que l'Eglise a condamné la grâce efficace, ou que ceux
qui la défendent soutiennent les cinq erreurs condamnées. Il faut donc apprendre à tout le monde, et que la grâce efficace n'est pas
condamnée par votre propre aveu, et que personne ne soutient ces erreurs; afin
qu'on sache que ceux qui refuseraient de signer ce que vous voudriez qu'on
exigeât d'eux ne le refusent qu'à cause de la question de fait; et qu'étant
prêts à signer celle de foi, ils ne sauraient être hérétiques par ce refus;
puisqu'enfin il est bien de foi que ces propositions sont hérétiques, mais qu'il
ne sera jamais de foi qu'elles soient de Jansénius. Ils sont sans erreur, cela
suffit. Peut-être interprètent-ils Jansénius trop favorablement; mais peut-être
ne l'interprétez-vous pas assez favorablement. Je n'entre pas là-dedans. Je sais
au moins que, selon vos maximes, vous croyez pouvoir sans crime publier qu'il
est hérétique contre votre propre connaissance; au lieu que, selon les leurs,
ils ne pourraient sans crime dire qu'il est catholique, s'ils n'en étaient
persuadés. Ils sont donc plus sincères que vous, mon Père; ils ont plus examiné
Jansénius que vous; ils ne sont pas moins intelligents que vous; ils ne sont
donc pas moins croyables que vous. Mais quoi qu'il en soit de ce point de fait,
ils sont certainement catholiques, puisqu'il n'est pas nécessaire, pour l'être,
de dire qu'un autre ne l'est pas, et que, sans charger personne d'erreur, c'est assez de s'en décharger soi-même. Le 24 mars 1657. Mon Révérend Père, Il y a longtemps que vous travaillez à trouver quelque erreur dans vos
adversaires; mais je m'assure que vous avouerez à la fin qu'il n'y a peut-être
rien de si difficile que de rendre hérétiques ceux qui ne le sont pas, et qui ne
fuient rien tant que de l'être. J'ai fait voir, dans ma dernière Lettre, combien
vous leur aviez imputé d'hérésies l'une après l'autre, manque d'en trouver une
que vous ayez pu longtemps maintenir; de sorte qu'il ne vous était plus resté
que de les en accuser, sur ce qu'ils refusaient de condamner le sens de
Jansénius, que vous vouliez qu'ils condamnassent sans qu'on l'expliquât. C'était
bien manquer d'hérésies à leur reprocher que d'en être réduit là. Car qui a
jamais ouï parler d'une hérésie que l'on ne puisse exprimer? Aussi on vous a
facilement répondu, en vous représentant que, si Jansénius n'a point d'erreurs,
il n'est pas juste de le condamner; et que, s'il en a, vous deviez les déclarer,
afin que l'on sût au moins ce que c'est que l'on condamne. Vous ne l'aviez
néanmoins jamais voulu faire; mais vous aviez essayé de fortifier votre
prétention par des décrets qui ne faisaient rien pour vous, puisqu'on n'y
explique en aucune sorte le sens de Jansénius, qu'on dit avoir été condamné dans
ces cinq propositions. Or ce n'était pas là le moyen de terminer vos disputes.
Si vous conveniez de part et d'autre du véritable sens de Jansénius, et que vous
ne fussiez plus en différend que de savoir si ce sens est hérétique ou non,
alors les jugements qui déclareraient que ce sens est hérétique toucheraient ce
qui serait véritablement en question. Mais la grande dispute étant de savoir
quel est ce sens de Jansénius, les uns disant qu'ils n'y voient que le sens de
saint Augustin et de saint Thomas; et les autres, qu'ils y en voient un qui est
hérétique, et qu'ils n'expriment point; il est clair qu'une Constitution qui ne
dit pas un mot touchant ce différend, et qui ne fait que condamner en général le
sens de Jansénius sans l'expliquer, ne décide rien de ce qui est en dispute. img border="0" src="pascal-billet.JPG" width="669" height="366" align="left">
C'est pourquoi l'on vous a dit cent fois que votre différend n'étant que sur
ce fait, vous ne le finiriez jamais qu'en déclarant ce que vous entendez par le
sens de Jansénius. Mais comme vous vous étiez toujours opiniâtrés à le refuser,
je vous ai enfin poussé dans la dernière Lettre, où j'ai fait entendre que ce
n'est pas sans mystère que vous aviez entrepris de faire condamner ce sens sans
l'expliquer, et que votre dessein était de faire retomber un jour cette
condamnation indéterminée sur la doctrine de la grâce efficace, en montrant que
ce n'est autre chose que celle de Jansénius, ce qui ne vous serait pas
difficile. Cela vous a mis dans la nécessité de répondre; car, si vous vous
fussiez encore obstinés après cela à ne point expliquer ce sens, il eût paru aux
moins éclairés que vous n'en vouliez en effet qu'à la grâce efficace; ce qui eût
été la dernière confusion pour vous, dans la vénération qu'a l'Eglise pour une
doctrine si sainte. Vous avez donc été obligé de vous déclarer; et c'est ce que vous venez de
faire en répondant à ma Lettre, où je vous avais représenté que si Jansénius
avait, sur ces cinq propositions, quelque autre sens que celui de la grâce
efficace, il n'avait point de défenseurs; mais que, s'il n'avait point d'autre
sens que celui de la grâce efficace, il n'avait point d'erreurs. Vous n'avez pu
désavouer cela, mon Père; mais vous y faites une distinction en cette sorte,
page 21: Il ne suffi pas, dites-vous, pour justifier Jansénius, de dire qu'il ne
tient que la grâce efficace, parce qu'on la peut tenir en deux manières: l'une
hérétique, selon Calvin, qui consiste à dire que la volonté mue par la grâce n'a
pas le pouvoir d'y résister; l'autre, orthodoxe, selon les Thomistes et les
Sorbonnistes, qui est fondée sur des principes établis par les Conciles, qui est
que la grâce efficace par elle-même gouverne la volonté de telle sorte, qu'on a
toujours le pouvoir d'y résister. On vous accorde tout cela, mon Père, et vous finissez en disant que Jansénius
serait catholique, s'il défendait la grâce efficace selon les Thomistes: mais
qu'il est hérétique, parce qu'il est contraire aux Thomistes et conforme à
Calvin, qui nie le pouvoir de résister à la grâce. Je n'examine pas ici, mon
Père, ce point de fait; savoir, si Jansénius est en effet conforme à Calvin. Il
me suffit que vous le prétendiez, et que vous nous fassiez savoir aujourd'hui
que, par le sens de Jansénius, vous n'avez entendu autre chose que celui de
Calvin. N'était-ce donc que cela, mon Père, que vous vouliez dire? N'était-ce
que l'erreur de Calvin que vous vouliez faire condamner sous le nom du sens de
Jansénius? Que ne le déclariez-vous plus tôt? Vous vous fussiez bien épargné de
la peine; car, sans Bulles ni Brefs, tout le monde eût condamné cette erreur
avec vous. Que cet éclaircissement était nécessaire, et qu'il lève de
difficultés! Nous ne savions, mon Père, quelle erreur les Papes et les évêques
avaient voulu condamner sous le nom du sens de Jansénius. Toute l'Eglise en
était dans une peine extrême, et personne ne nous le voulait expliquer. Vous le
faites maintenant mon Père, vous que tout votre parti considère comme le chef et
le premier moteur de tous ses conseils, et qui savez le secret de toute cette
conduite. Vous nous l'avez donc dit, que ce sens de Jansénius n'est autre chose
que le sens de Calvin condamné par le Concile. Voilà bien des doutes résolus.
Nous savons maintenant que l'erreur qu'ils ont eu dessein de condamner sous ces
termes du sens de Jansénius n'est autre chose que le sens de Calvin, et qu'ainsi
nous demeurons dans l'obéissance à leurs décrets en condamnant avec eux ce sens
de Calvin qu'ils ont voulu condamner. Nous ne sommes plus étonnés de voir que
les Papes et quelques évêques aient été si zélés contre le sens de Jansénius.
Comment ne l'auraient-ils pas été, mon Père, ayant créance en ceux qui disent
publiquement que ce sens est le même que celui de Calvin? C'est ainsi que Dieu dispose de la volonté libre de l'homme sans lui imposer
de nécessité; et que le libre arbitre, qui peut toujours résister à la grâce,
mais qui ne le veut pas toujours, se porte aussi librement qu'infailliblement à
Dieu, lorsqu'il veut l'attirer par la douceur de ses inspirations efficaces.
Ce sont là, mon Père, les divins principes de saint Augustin et de saint
Thomas, selon lesquels il est véritable que nous pouvons résister à la grâce,
contre l'opinion de Calvin; et que néanmoins, comme dit le pape Clément VIII,
dans son écrit adressé à la Congrégation De auxiliis: Dieu forme en nous le
mouvement de notre volonté, et dispose efficacement de notre coeur, par l'empire
que sa majesté suprême a sur les volontés des hommes, aussi bien que sur le
reste des créatures qui sont sous le ciel, selon saint Augustin. C'est encore selon ces principes que nous agissons de nous-mêmes; ce qui fait
que nous avons des mérites qui sont véritablement nôtres, contre l'erreur de
Calvin, et que néanmoins, Dieu étant le premier principe de nos actions et
faisant en nous ce qui lui est agréable, comme dit saint Paul, nos mérites sont
des dons de Dieu, comme dit le Concile de Trente. C'est par là qu'est détruite cette impiété de Luther, condamnée par le même
Concile, que nous ne coopérons en aucune sorte à notre salut, non plus que des
choses inanimées; et c'est par là qu'est encore détruite l'impiété de l'école de
Molina, qui ne veut pas reconnaître que c'est la force de la grâce même qui fait
que nous coopérons avec elle dans l'oeuvre de notre salut: par où il ruine ce
principe de foi établi par saint Paul, que c'est Dieu qui forme en nous et la
volonté et l'action.
L'unique moyen d'accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos
bonnes actions tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que, comme dit
saint Augustin , nos actions sont nôtres, à cause du libre arbitre qui les
produit; et qu'elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre
[libre] arbitre les produit. Et que, comme il dit ailleurs, Dieu nous fait faire
ce qu'il lui plaît, en nous faisant vouloir ce que nous pourrions ne vouloir
pas: A Deo factum est ut vellent quod nolle potuissent. Ainsi, mon Père, vos adversaires sont parfaitement d'accord avec les nouveaux
Thomistes mêmes, puisque les Thomistes tiennent comme eux, et le pouvoir de
résister à la grâce, et l'infaillibilité de l'effet de la grâce, qu'ils font
profession de soutenir si hautement, selon cette maxime capitale de leur
doctrine, qu'Alvarez, l'un des plus considérables d'entre eux, répète si souvent
dans son livre, et qu'il exprime, Disp. 72, n. 4, en ces termes: Quand la grâce
efficace meut le libre arbitre, il consent infailliblement, parce que l'effet de
la grâce est de faire qu'encore qu'il puisse ne pas consentir, il consente
néanmoins en effet. Dont il donne pour raison celle-ci de saint Thomas, son
Maître; Que la volonté de Dieu ne peut manquer d'être accomplie; et qu'ainsi,
quand il veut qu'un homme consente à la grâce, il consent infailliblement, et
même nécessairement, non pas d'une nécessité absolue, mais d'une nécessité
d'infaillibilité. En quoi la grâce ne blesse pas le pouvoir qu'on a de résister
si on le veut; puisqu'elle fait seulement qu'on ne veut pas y résister, comme
votre Père Pétau le reconnaît en ces termes, to. I, p. 602: La grâce de
Jésus-Christ fait qu'on persévère infailliblement dans la piété, quoique non par
nécessité: car on peut n'y pas consentir si on le veut, comme dit le Concile;
mais cette même grâce fait que l'on ne le veut pas. C'est là, mon Père, la doctrine constante de saint Augustin de saint Prosper,
des Pères qui les ont suivis, des Conciles, de saint Thomas, de tous les
Thomistes en général. C'est aussi celle de vos adversaires, quoique vous ne
l'ayez pas pensé; et c'est enfin celle que vous venez d'approuver vous-même en
ces termes: La doctrine de la grâce efficace, qui reconnaît qu'on a le pouvoir
d'y résister, est orthodoxe, appuyée sur les Conciles, et soutenue par les
Thomistes et les Sorbonnistes. Dites la vérité, mon Père: si vous eussiez su que
vos adversaires tiennent effectivement cette doctrine, peut-être que l'intérêt
de votre Compagnie vous eût empêché d'y donner cette approbation publique: mais,
vous étant imaginé qu'ils y étaient opposés, ce même intérêt de votre Compagnie
vous a porté à autoriser des sentiments que vous croyiez contraires aux leurs;
et par cette méprise, voulant ruiner leurs principes, vous les avez vous-même
parfaitement établis. De sorte qu'on voit aujourd'hui, par une espèce de
prodige, les défenseurs de la grâce efficace justifiés par les défenseurs de
Molina: tant la conduite de Dieu est admirable pour faire concourir toutes
choses à la gloire de sa vérité. Que tout le monde apprenne donc, par votre propre déclaration, que cette
vérité de la grâce efficace, nécessaire à toutes les actions de piété, qui est
si chère à l'Eglise, et qui est le prix du sang de son Sauveur, est si
constamment catholique, qu'il n'y a pas un catholique, jusques aux Jésuites
mêmes, qui ne la reconnaisse pour orthodoxe. Et l'on saura en même temps, par
votre propre confession, qu'il n'y a pas le moindre soupçon d'erreur dans ceux
que vous en avez tant accusés, car, quand vous leur en imputiez de cachées sans
les vouloir découvrir, il leur était aussi difficile de s'en défendre qu'il vous
était facile de les en accuser de cette sorte; mais maintenant que vous venez de
déclarer que cette erreur qui vous oblige à les combattre est celle de Calvin,
que vous pensiez qu'ils soutinssent, il n'y a personne qui ne voie clairement
qu'ils sont exempts de toute erreur, puisqu'ils sont si contraires à la seule
que vous leur imposez, et qu'ils protestent, par leurs discours, par leurs
livres, et par tout ce qu'ils peuvent produire pour témoigner leurs sentiments,
qu'ils condamnent cette hérésie de tout leur coeur, et de la même manière que
font les Thomistes, que vous reconnaissez sans difficulté pour catholiques, et
qui n'ont jamais été suspects de ne le pas être. Que direz-vous donc maintenant contre eux, mon Père? Qu'encore qu'ils ne
suivent pas le sens de Calvin, ils sont néanmoins hérétiques, parce qu'ils ne
veulent pas reconnaître que le sens de Jansénius est le même que celui de
Calvin? Oseriez-vous dire que ce soit là une matière d'hérésie? Et n'est-ce pas
une pure question de fait qui n'en peut former? C'en serait bien une de dire
qu'on n'a pas le pouvoir de résister à la grâce efficace; mais en est-ce une de
douter si Jansénius le soutient? Est-ce une vérité révélée? Est-ce un article de
foi qu'il faille croire sur peine de damnation? Et n'est-ce pas malgré vous un
point de fait pour lequel il serait ridicule de prétendre qu'il y eût des
hérétiques dans l'Eglise?
Ne leur donnez donc plus ce nom, mon Père, mais quelque autre qui soit
proportionné à la nature de votre différend. Dites que ce sont des ignorants et
des stupides, et qu'ils entendent mal Jansénius; ce seront des reproches
assortis à votre dispute; mais de les appeler hérétiques, cela n'y a nul
rapport. Et comme c'est la seule injure dont je les veux défendre, je ne me
mettrai pas beaucoup en peine de montrer qu'ils entendent bien Jansénius. Tout
ce que je vous en dirai est qu'il me semble, mon Père, qu'en le jugeant par vos
propres règles, il est difficile qu'il ne passe pour catholique, car voici ce
que vous établissez pour l'examiner.
Voilà comme il parle sur tous ces chefs, et c'est sur quoi je m'imagine qu'il
croit le pouvoir de résister à la grâce; qu'il est contraire à Calvin, et
conforme aux Thomistes, parce qu'il le dit, et qu'ainsi il est catholique selon
vous. Que si vous avez quelque voie pour connaître le sens d'un auteur autrement
que par ses expressions, et que, sans rapporter aucun de ses passages, vous
vouliez soutenir, contre toutes ses paroles, qu'il nie le pouvoir de résister,
et qu'il est pour Calvin contre les Thomistes, n'ayez pas peur, mon Père, que je
vous accuse d'hérésie pour cela: je dirai seulement qu'il semble que vous
entendez mal Jansénius; mais nous n'en serons pas moins enfants de la même
Eglise. D'où vient donc, mon Père, que vous agissez dans ce différend d'une manière
si passionnée, et que vous traitez comme vos plus cruels ennemis, et comme les
plus dangereux hérétiques, ceux que vous ne pouvez accuser d'aucune erreur, ni
d'autre chose, sinon qu'ils n'entendent pas Jansénius comme vous? Car de quoi
disputez-vous, sinon du sens de cet auteur? Vous voulez qu'ils le condamnent,
mais il vous demandent ce que vous entendez par là. Vous dites que vous entendez
l'erreur de Calvin; ils répondent qu'ils la condamnent: et ainsi, si vous n'en
voulez pas aux syllabes, mais à la chose qu'elles signifient, vous devez être
satisfait. S'ils refusent de dire qu'ils condamnent le sens de Jansénius, c'est
parce qu'ils croient que c'est celui de saint Thomas. Et ainsi, ce mot est bien
équivoque entre vous. Dans votre bouche il signifie le sens de Calvin; dans la
leur, c'est le sens de saint Thomas; de sorte que ces différentes idées que vous
avez d'un même terme, causant toutes vos divisions, si j'étais maître de vos
disputes, je vous interdirais le mot de Jansénius de part et d'autre. Et ainsi,
en n'exprimant que ce que vous entendez par là, on verrait que vous ne demandez
autre chose que la condamnation du sens de Calvin, à quoi ils consentent; et
qu'ils ne demandent autre chose que la défense du sens de saint Augustin et de
saint Thomas, en quoi vous êtes tous d'accord. Je vous déclare donc, mon Père, que, pour moi, je les tiendrai toujours pour
catholiques, soit qu'ils condamnent Jansénius, s'ils y trouvent des erreurs,
soit qu'ils ne le condamnent point, quand ils n'y trouvent que ce que vous-même
déclarez être catholique; et que je leur parlerai comme saint Jérôme à Jean,
évêque de Jérusalem, accusé de tenir huit propositions d'Origène. Ou condamnez
Origène, disait ce saint, si vous reconnaissez qu'il a tenu ces erreurs, ou bien
niez qu'il les ait tenues: Aut nega hoc dixisse eum qui arguitur; aut, si
locutus est talia, eum damna qui dixerit. Voilà, mon Père, comment agissent ceux qui n'en veulent qu'aux erreurs, et
non pas aux personnes, au lieu que vous, qui en voulez aux personnes plus qu'aux
erreurs, vous trouvez que ce n'est rien de condamner les erreurs, si on ne
condamne les personnes à qui vous les voulez imputer. Que votre procédé est violent, mon Père, mais qu'il est peu capable de
réussir! Je vous l'ai dit ailleurs, et je vous le redis encore, la violence et
la vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre. Jamais vos accusations ne furent
plus outrageuses, et jamais l'innocence de vos adversaires ne fut plus connue:
jamais la grâce efficace ne fut plus artificieusement attaquée, et jamais nous
ne l'avons vue si affermie. Vous employez les derniers efforts pour faire croire
que vos disputes sont sur des points de foi, et jamais on ne connut mieux que
toute votre dispute n'est que sur un point de fait. Enfin vous remuez toutes
choses pour faire croire que ce point de fait est véritable, et jamais on ne fut
plus disposé à en douter. Et la raison en est facile: c'est, mon Père, que vous
ne prenez pas les voies naturelles pour faire croire un point de fait, qui sont
de convaincre les sens, et de montrer dans un livre les mots que l'on dit y
être. Mais vous allez chercher des moyens si éloignés de cette simplicité, que
cela frappe nécessairement les plus stupides. Que ne preniez-vous la même voie
que j'ai tenue dans mes lettres pour découvrir tant de mauvaises maximes de vos
auteurs, qui est de citer fidèlement les lieux d'où elles sont tirées? C'est
ainsi qu'ont fait les Curés de Paris; et cela ne manque jamais de persuader le
monde. Mais qu'auriez-vous dit, et qu'aurait-on pensé, lorsqu'ils vous
reprochèrent, par exemple, cette proposition du P. Lamy: Qu'un religieux peut
tuer celui qui menace de publier des calomnies contre lui ou contre sa
communauté, quand il ne s'en peut défendre autrement, s'ils n'avaient point cité
le lieu où elle est en propres termes; que, quelque demande qu'on leur en eût
faite, ils se fussent toujours obstinés à le refuser; et qu'au lieu de cela, ils
eussent été à Rome obtenir une Bulle qui ordonnât à tout le monde de le
reconnaître? N'aurait-on pas jugé sans doute qu'ils auraient surpris le Pape, et
qu'ils n'auraient eu recours à ce moyen extraordinaire que manque des moyens
naturels que les vérités de fait mettent en main à tous ceux qui les
soutiennent? Aussi ils n'ont fait que marquer que le Père Lamy enseigne cette
doctrine au to. 5, disp. 36, n. 118, p. 544 de l'édition de Douai; et ainsi tous
ceux qui l'ont voulu voir l'ont trouvée, et personne n'en a pu douter. Voilà une
manière bien facile et bien prompte de vider les questions de fait où l'on a
raison. D'où vient donc, mon Père, que vous n'en usez pas de la sorte? Vous avez dit,
dans vos Cavilli, que les cinq propositions sont dans Jansénius mot à mot,
toutes, en propres termes, iisdem verbis. On vous a dit que non. Qu'y avait-il à
faire là-dessus, sinon ou de citer la page, si vous les aviez vues en effet, ou
de confesser que vous vous étiez trompé? Mais vous ne faites ni l'un ni l'autre,
et, au lieu de cela, voyant bien que tous les endroits de Jansénius, que vous
alléguez quelquefois pour éblouir le monde, ne sont point les propositions
condamnées, individuelles et singulières que vous vous étiez engagé de faire
voir dans son livre, vous nous présentez des Constitutions qui déclarent
qu'elles en sont extraites, sans marquer le lieu. Je sais, mon Père, le respect que les Chrétiens doivent au Saint-Siège, et
vos adversaires témoignent assez d'être très résolus à ne s'en départir jamais.
Mais ne vous imaginez pas que ce fût en manquer que de représenter au Pape, avec
toute la soumission que des enfants doivent à leur père, et les membres à leur
chef, qu'on peut l'avoir surpris en ce point de fait; qu'il ne l'a point fait
examiner depuis son pontificat, et que son prédécesseur Innocent X avait fait
seulement examiner si les propositions étaient hérétiques, mais non pas si elles
étaient de Jansénius. Ce qui a fait dire au Commissaire du Saint-Office, l'un
des principaux examinateurs, qu'elles ne pouvaient être censurées au sens
d'aucun auteur: non sunt qualificabiles in sensu proferentis; parce qu'elles
leur avaient été présentées pour être examinées en elles-mêmes, et sans
considérer de quel auteur elles pouvaient être: in abstracto, et ut praescindunt
ab omni proferente, comme il se voit dans leurs suffrages nouvellement imprimés:
que plus de soixante docteurs, et un grand nombre d'autres personnes habiles et
pieuses ont lu ce livre exactement sans les y avoir jamais vues, et qu'ils y en
ont trouvé de contraires; que ceux qui ont donné cette impression au Pape
pourraient bien avoir abusé de la créance qu'il a en eux, étant intéressés,
comme ils le sont, à décrier cet auteur, qui a convaincu Molina de plus de
cinquante erreurs; que ce qui rend la chose plus croyable, est qu'ils ont cette
maxime, l'une des plus autorisées de leur théologie, qu'ils peuvent calomnier
sans crime ceux dont ils se croient injustement attaqués; et qu'ainsi leur
témoignage étant si suspect, et le témoignage des autres étant si considérable,
on a quelque sujet de supplier sa Sainteté, avec toute l'humilité possible, de
faire examiner ce fait en présence des docteurs de l'un et de l'autre parti,
afin d'en pouvoir former une décision solennelle et régulière. Qu'on assemble
des juges habiles, disait saint Basile sur un semblable sujet, Ep. 75; que
chacun y soit libre; qu'on examine mes écrits, qu'on voie s'il y a des erreurs
contre la foi; qu'on lise les objections et les réponses, afin que ce soit un
jugement rendu avec connaissance de cause et dans les formes, et non pas une
diffamation sans examen. Ne prétendez pas, mon Père, de faire passer pour peu soumis au Saint-Siège
ceux qui en useraient de la sorte. Les Papes sont bien éloignés de traiter les
Chrétiens avec cet empire que l'on voudrait exercer sous leur nom. L'Eglise, dit
le pape saint Grégoire, In Job., lib. 8, c. I, qui a été formée dans l'école
d'humilité, ne commande pas avec autorité, mais persuade par raison ce qu'elle
enseigne à ses enfants qu'elle croit engagés dans quelque erreur: recta quoe
errantibus dicit, non quasi ex auccoritate proecipit, sed ex ratione persuadet.
Et bien loin de tenir à déshonneur de réformer un jugement où on les aurait
surpris, ils en font gloire au contraire, comme le témoigne saint Bernard, Ep.
180. Le Siège Apostolique, dit-il, a cela de recommandable, qu'il ne se pique
pas d'honneur, et se porte volontiers à révoquer ce qu'on en a tiré par
surprise; aussi est-il bien juste que personne ne profite de l'injustice, et
principalement devant le Saint Siège.
Je m'imagine, mon Père, que cela commence à vous persuader que les Papes sont
exposés à être surpris. Mais, pour vous le montrer parfaitement, je vous ferai
seulement ressouvenir des exemples que vous-même rapportez dans votre livre, de
Papes et d'Empereurs, que des hérétiques ont surpris effectivement. Car vous
dites qu'Apollinaire surprit le pape Damase, de même que Célestius surprit
Zozime. Vous dites encore qu'un nommé Athanase trompa l'empereur Héraclius, et
le porta à persécuter les Catholiques; et qu'enfin Sergius obtint d'Honorius ce
décret qui fut brûlé au Concile, en faisant, dites-vous, le bon valet auprès de
ce Pape. Il est donc constant par vous-même que ceux, mon Père, qui en usent ainsi
auprès des Rois et des Papes, les engagent quelquefois artificieusement à
persécuter ceux qui défendent la vérité de la foi en pensant persécuter des
hérésies. Et de là vient que les Papes, qui n'ont rien tant en horreur que ces
surprises, ont fait d'une Lettre d'Alexandre III une loi ecclésiastique, insérée
dans le droit canonique, pour permettre de suspendre l'exécution de leurs Bulles
et de leurs Décrets quand on croit qu'ils ont été trompés. Si quelquefois, dit
ce Pape à l'archevêque de Ravenne, nous envoyons à votre fraternité des décrets
qui choquent vos sentiments, ne vous en inquiétez pas. Car ou vous les
exécuterez avec révérence, ou vous nous manderez, la raison que vous croyez
avoir de ne le pas faire, Parce que nous trouverons bon que vous n'exécutiez pas
un décret qu'on aurait tiré de nous par surprise et par artifice. C'est ainsi
qu'agissent les Papes qui ne cherchent qu'à éclaircir les différends des
Chrétiens, et non pas à suivre la passion de ceux qui veulent y jeter le
trouble. Ils n'usent pas de domination, comme disent saint Pierre et saint Paul
après Jésus-Christ; mais l'esprit qui paraît en toute leur conduite est celui de
paix et de vérité. Ce qui fait qu'ils mettent ordinairement dans leurs lettres
cette clause, qui est sous-entendue en toutes: Si ita est; si preces veritate
nitantur: Si la chose est comme on nous la fait entendre, si les faits sont
véritables. D'où il se voit que, puisque les Papes ne donnent de force à leurs
Bulles qu'à mesure qu'elles sont appuyées sur des faits véritables, ce ne sont
pas les Bulles seules qui prouvent la vérité des faits; mais qu'au contraire,
selon les Canonistes mêmes, c'est la vérité des faits qui rend les Bulles
recevables. D'où apprendrons-nous donc la vérité des faits? Ce sera des yeux, mon Père,
qui en sont les légitimes juges, comme la raison l'est des choses naturelles et
intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous
m'y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus
grands Docteurs de l'Eglise, saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes
de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets
séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir
de l'entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s'en
faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire
détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens.
C'est pourquoi saint Thomas remarque expressément que Dieu a voulu que les
accidents sensibles subsistassent dans l'Eucharistie, afin que les sens, qui ne
jugent que de ces accidents, ne fussent pas trompés: Ut sensus a deceptione
reddantur immunes. Concluons donc de là que, quelque proposition qu'on nous présente à examiner,
il en faut d'abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois
principes nous devons nous en rapporter. S'il s'agit d'une chose surnaturelle,
nous n'en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l'Ecriture et par
les décisions de l'Eglise. S'il s'agit d'une proposition non révélée et
proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s'il
s'agit enfin d'un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il
appartient naturellement d'en connaître.
C'est ce qu'il explique par l'exemple du passage de la Genèse, où il est
écrit que Dieu créa deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les
étoiles; par où l'Ecriture semble dire que la lune est plus grande que toutes
les étoiles: mais parce qu'il est constant, par des démonstrations indubitables,
que cela est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s'opiniâtrer à défendre ce sens
littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait;
comme en disant: Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de la
lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en
lui-même. Que si on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l'Ecriture
vénérable, mais ce serait au contraire l'exposer au mépris des infidèles; parce,
comme dit saint Augustin, que, quand ils auraient connu que nous croyons dans
l'Ecriture des choses qu'ils savent certainement a être fausses, ils se riraient
de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la
résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce
serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l'entrée.
Et ce serait aussi, mon Père, le moyen d'en fermer l'entrée aux hérétiques,
et de leur rendre l'autorité du Pape méprisable, que de refuser de tenir pour
catholiques ceux qui ne croiraient pas que des paroles sont dans un livre où
elles ne se trouvent point, parce qu'un Pape l'aurait déclaré par surprise. Car
ce n'est que l'examen d'un livre qui peut faire savoir que des paroles y sont.
Les choses de fait ne se prouvent que par les sens. Si ce que vous soutenez est
véritable, montrez-le; sinon ne sollicitez personne pour le faire croire; ce
serait inutilement. Toutes les puissances du monde ne peuvent par autorité
persuader un point de fait, non plus que le changer; car il n'y a rien qui
puisse faire que ce qui est ne soit pas. C'est en vain, par exemple, que des religieux de Ratisbonne obtinrent du pape
saint Léon IX un décret solennel, par lequel il déclara que le corps de saint
Denis, premier évêque de Paris, qu'on tient communément être l'Aréopagite, avait
été enlevé de France, et porté dans l'église de leur monastère. Cela n'empêche
pas que le corps de ce saint n'ait toujours été et ne soit encore dans la
célèbre abbaye qui porte son nom, dans laquelle vous auriez peine à faire
recevoir cette Bulle, quoique ce Pape y témoigne avoir examiné la chose avec
toute la diligence possible, diligentissime, et avec le conseil de plusieurs
évêques et prélats; de sorte qu'il oblige étroitement tous les Français,
districte proecipientes, de reconnaître et de confesser qu'ils n'ont plus ces
saintes reliques. Et néanmoins les Français, qui savaient la fausseté de ce fait
par leurs propres veux, et qui, ayant ouvert la châsse, y trouvèrent toutes ces
reliques entières, comme le témoignent les historiens de ce temps-là, crurent
alors, comme on l'a toujours cru depuis, le contraire de ce que ce saint Pape
leur avait enjoint de croire, sachant bien que même les saints et les prophètes
sont sujets à être surpris. Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui
condamnait son opinion touchant le mouvement de la Terre. Ce ne sera pas cela
qui prouvera qu'elle demeure en repos; et si l'on avait des observations
constantes qui prouvassent que c'est elle qui tourne, tous les hommes ensemble
ne l'empêcheraient pas de tourner, et ne s'empêcheraient pas de tourner aussi
avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie pour
l'excommunication de saint Virgile, sur ce qu'il tenait qu'il y avait des
antipodes, aient anéanti ce nouveau monde; et qu'encore qu'il eût déclaré que
cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d'Espagne ne se soit pas
bien trouvé d'en avoir plutôt cru Christophe Colomb qui en venait, que le
jugement de ce Pape qui n'y avait pas été; et que l'Eglise n'en ait pas reçu un
grand avantage, puisque cela a procuré la connaissance de l'Evangile à tant de
peuples qui fussent péris dans leur infidélité. Qui ne s'étonnera donc, mon Père, en voyant d'un côté une justification si
pleine, de voir de l'autre des accusations si violentes? Qui penserait qu'il
n'est question entre vous que d'un fait de nulle importance, qu'on veut faire
croire sans le montrer? Et qui oserait s'imaginer qu'on fît par toute l'Eglise
tant de bruit pour rien, pro nihilo, mon Père, comme le dit saint Bernard?. Mais
c'est cela même qui est le principal artifice de votre conduite, de faire croire
qu'il y va de tout en une affaire qui n'est de rien; et de donner à entendre aux
personnes puissantes qui vous écoutent qu'il s'agit dans vos disputes des
erreurs les plus pernicieuses de Calvin, et des principes les plus importants de
la foi, afin que, dans cette persuasion, ils emploient tout leur zèle et toute
leur autorité contre ceux que vous combattez, comme si le salut de la religion
catholique en dépendait: au lieu que, s'ils venaient à connaître qu'il n'est
question que de ce petit point de fait, ils n'en seraient nullement touchés, et
ils auraient au contraire bien du regret d'avoir fait tant d'efforts pour suivre
vos passions particulières en une affaire qui n'est d'aucune conséquence pour
l'Eglise. Car enfin, pour prendre les choses au pis, quand même il serait véritable que
Jansénius aurait tenu ces propositions, quel malheur arriverait-il de ce que
quelques personnes en douteraient, pourvu qu'ils les détestent, comme ils le
font publiquement?. N'est-ce pas assez qu'elles soient condamnées par tout le
monde sans exception, au sens même où vous avez expliqué que vous voulez qu'on
les condamne? En seraient-elles plus censurées, quand on dirait que Jansénius
les a tenues? A quoi servirait donc d'exiger cette reconnaissance, sinon à
décrier un docteur et un évêque qui est mort dans la communion de l'Eglise? Je
ne vois pas que ce soit là un si grand bien, qu'il faille l'acheter par tant de
troubles. Quel intérêt y a l'Etat, le Pape, les évêques, les docteurs et toute
l'Eglise? Cela ne les touche en aucune sorte, mon Père, et il n'y a que votre
seule Société qui recevrait véritablement quelque plaisir de cette diffamation
d'un auteur qui vous a fait quelque tort. Cependant tout se remue, parce que
vous faites entendre que tout est menacé. C'est la cause secrète qui donne le
branle à tous ces grands mouvements, qui cesseraient aussitôt qu'on aurait su le
véritable état de vos disputes. Et c'est pourquoi, comme le repos de l'Eglise
dépend de cet éclaircissement, il était d'une extrême importance de le donner,
afin que, tous vos déguisements étant découverts, il paraisse à tout le monde
que vos accusations sont sans fondement, vos adversaires sans erreur, et
l'Eglise sans hérésie. Voilà, mon Père, le bien que j'ai eu pour objet de procurer, qui me semble si
considérable pour toute la religion, que j'ai de la peine à comprendre comment
ceux à qui vous donnez tant de sujet de parler, peuvent demeurer dans le
silence. Quand les injures que vous leur faites ne les toucheraient pas, celles
que l'Eglise souffre devraient, ce me semble, les porter à s'en plaindre: outre
que je doute que des ecclésiastiques puissent abandonner leur réputation à la
calomnie, surtout en matière de foi. Cependant ils vous laissent dire tout ce
qui vous plaît; de sorte que, sans l'occasion que vous m'en avez donnée par
hasard, peut-être que rien ne se serait opposé aux impressions scandaleuses que
vous semez de tous côtés. Ainsi leur patience m'étonne, et d'autant plus qu'elle
ne peut m'être suspecte ni de timidité, ni d'impuissance, sachant bien qu'ils ne
manquent ni de raison pour leur justification, ni de zèle pour la vérité. Je les
vois néanmoins si religieux à se taire que je crains qu'il n'y ait en cela de
l'excès. Pour moi, mon Père, je ne crois pas le pouvoir faire. Laissez l'Eglise
en paix, et je vous y laisserai de bon coeur. Mais pendant que vous ne
travaillerez qu'à y entretenir le trouble, ne doutez pas qu'il ne se trouve des
enfants de la paix qui se croiront obligés d'employer tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité.Ce
sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès
de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous
regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces
déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils
désirent et dont ils voient que vous disposez.
Il n'y avait point d'homme habile dans
les mathématiques qui ne lui cédât: témoin l'histoire de la roulette fameuse,
qui était alors l'entretien de tous les savants. On sait qu'il semblait animer
le cuivre et donner de l'esprit à l'airain. Il faisait que de petites roues sans
raison, où étaient sur chacune les dix premiers chiffres rendaient raison aux
personnes les plus raisonnables, et il faisait en quelque sorte parler les
machines muettes, pour résoudre en jouant les difficultés des nombres qui
arrêtaient les plus savants: ce qui lui coûta tant d'application et d'effort
d'esprit que, pour monter cette machine au point où tout le monde l'admirait, et
que j'ai vue de mes yeux, il en eut lui même la tête démontée pendant plus de
trois ans. Cet homme admirable, enfin étant touché de Dieu, soumit cet esprit si
élevé au doux joug de Jésus-Christ, et ce cœur si noble et si grand embrassa
avec humilité la pénitence. Il vint à Paris se jeter entre les bras de M.
Singlin, résolu de faire tout ce qu'il lui ordonnerait.
"Voilà,
Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit
qui a si bien connu les devoirs de l'homme. J'ose dire qu'il mériterait d'être
adoré, s'il avait aussi bien connu son impuissance puisqu'il fallait être Dieu
pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre,
après avoir si bien compris ce qu'on doit, voici comment il se perd dans la
présomption de ce qu'on peut. Il dit que Dieu a donné à l'homme les moyens de
s'acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance;
qu'il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir,
puisque Dieu nous les a données à cette fin; qu'il faut voir ce qu'il y a en
nous de libre; que les biens, la vie, l'estime ne sont pas en notre puissance,
et ne mènent donc pas à Dieu, mais que l'esprit ne peut être forcé de croire ce
qu'il sait être faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle sait qui la rend
malheureuse; que ces deux puissances sont donc libres, et que c'est par elles
que nous pouvons nous rendre parfaits; que l'homme peut par ces puissances
parfaitement connaître Dieu, l'aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous
ses vices acquérir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de
Dieu. Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs,
comme: que l'âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la
mort ne sont pas des maux; qu'on peut se tuer quand on est si persécuté qu'on
doit croire que Dieu appelle; et d'autres.
"C'est
dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu'elle est, qu'il
combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son temps, sur ce qu'ils
s'assuraient de connaître seuls le véritable sens de l'Écriture et c'est de là
encore qu'il foudroie plus vigoureusement l'impiété horrible de ceux qui osent
assurer que Dieu n'est point. Il les entreprend particulièrement dans l'Apologie
de Raymond de Sebonde; et les trouvant dépouillés volontairement de toute
révélation, et abandonnés à leurs lumières naturelles, toute foi mise à part, il
les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet Être
souverain qui est infini par sa propre définition, eux qui ne connaissent
véritablement aucunes choses de la nature! 11 leur demande sur quels principes
ils s'appuient; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu'ils
peuvent produire et y pénètre si avant, par le talent où il excelle, qu'il
montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus
fermes. Il demande si l'âme connaît quelque chose; si elle se connaît elle-même;
si elle est substance ou accident, corps ou esprit, ce que c'est que chacune de
ces choses, et s'il n'y a rien qui ne soit de l'un de ces ordres, si elle
connaît son propre corps; ce que c'est que matière; si elle peut discerner entre
l'innombrable variété des corps, quand on en a produit; comment elle peut
raisonner, si elle est matérielle; et comment peut-elle être unie à un corps
particulier et en ressentir les passions, si elle est spirituelle; quand
a-t-elle commencé d'être; avec le corps ou devant; si elle finit avec lui ou
non; si elle ne se trompe jamais; si elle sait quand elle erre, vu que l'essence
de la méprise consiste à ne le pas con naître; si dans ces obscurcissements elle
ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu'elle sait ensuite que
c'est cinq; si les animaux raisonnent, pensent, parlent; et qui peut décider ce
que c'est que le temps, ce que c'est que l'espace ou étendue, ce que c'est que
le mouvement, ce que c'est que l'unité, qui sont toutes choses qui nous
environnent et entièrement inexplicables; ce que c'est que la santé, maladie,
mort, bien, mal, justice, péché dont nous parlons à toute heure; si nous avons
en nous des principes du vrai et si ceux que nous croyons, et qu'on appelle
axiomes ou notions communes, parce qu'elles sont communes dans tous les hommes,
sont conformes à la vérité essentielle, et puisque nous ne savons que par la
seule foi qu'un Être tout bon nous les a donnés véritables, en nous créant pour
connaître la vérité qui saura sans cette lumière si, étant formés à l'aventure,
ils ne sont pas incertains, ou si, étant formés par un être faux et méchant, il
ne nous les a pas donnés faux afin de nous séduire, montrant par là que Dieu et
le vrai sont inséparables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est incertain
ou certain l'autre est nécessairement de même. Qui sait donc si le sens commun,
que nous prenons pour juge du vrai, en a l'être de celui qui l'a créé? De plus,
qui sait ce que c'est que vérité, et comment peut-on s'assurer de l'avoir sans
la connaître? Qui sait même ce que c'est qu'être qu'il est impossible de
définir, puisqu'il n'y a rien de plus général, et qu'il faudrait, pour
l'expliquer, se servir d'abord de ce mot-là même, en disant: C'est, être...? Et
puisque nous ne savons ce que c'est qu'âme, corps, temps, espace, mouvement,
vérité bien ni même être, ni expliquer l'idée que nous nous en formons comment
nous assurons-nous qu'elle est la même dans tous les hommes, vu que nous n'en
avons d'autre marque que l'uniformité des conséquences, qui n'est pas toujours
un signe de celle des principes? car ils peuvent bien être différents et
conduire néanmoins aux mêmes conclusions chacun sachant que le vrai se conclut
souvent du faux.
M. de Saci se croyant
vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle
langue, il se disait en lui-même les paroles de saint Augustin: "Ô Dieu de
vérité! ceux qui savent ces subtilités de raisonnement vous sont-ils pour cela
plus agréables?" Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de
toutes parts des épine qu'il se formait, comme saint Augustin dit de lui-même
quand il était en cet état. Après donc une assez longue patience, il dit à M.
Pascal:
"Il suit donc les mœurs de
son pays parce que la coutume l'emporte: il monte
sur son cheval, comme un qui ne serait pas philosophe, parce qu'il le souffre
mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n'a pas au
contraire celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour
éviter certains vices; et même il garde la fidélité au mariage, à cause de la
peine qui suit les désordres; mais si celle qu'il prendrait surpasse celle qu'il
évite, il y demeure en repos, la règle de son action étant en tout la commodité
et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint
avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé et
en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne
silence, et seul sur la pointe d'un rocher: fantôme, à ce qu'il dit, capable
d'effrayer les enfants, et qui ne fait là autre chose, avec un travail
continuel, que de chercher le repos, où elle n'arrive jamais. La sienne est
naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire folâtre; elle suit ce
qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée
mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille d'où elle montre aux hommes qui
cherchent la félicité avec tant de peine, que c'est là seulement où elle repose,
et que l'ignorance et l'in curiosité sont deux doux oreillers pour une tête bien
faite, comme il dit lui-même.
"Je vous demande pardon,
Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, de m'emporter
ainsi devant vous dans la théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui
était seule mon sujet; mais il m'y a conduit insensiblement; et il est difficile
de n'y pas entrer, quelque verité qu'on traite, parce qu'elle est le centre de
toutes les vérités; ce qui paraît ici parfaitement, puisqu'elle enferme si
visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois
pas comment aucun d'eux pourrait refuser de la suivre. Car s'ils sont pleins de
la pensée de la grandeur de l'homme qu'ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses
de l'Évangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un Dieu?
Et s'ils se plaisaient à voir l'infirmité de la nature leurs idées n'égalent
plus celles de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été le
remède. Ainsi tous y trouvent plus qu'ils n'ont désiré et ce qui est admirable,
ils s'y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s'allier dans un degré infiniment
inférieur."
Elle ne peut plus goûter
avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un
scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne
lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle
s'abandonnait avec une pleine effusion de son cœur.
Elle voit que dans
l'amour qu'elle a eu pour le monde elle trouvait en lui
cette seconde qualité dans son aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de
plus aimable; mais comme elle n'y voit pas la première, elle connaît que ce
n'est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par
une lumière toute pure qu'il n'est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant
elle (rien donc en elle, rien à ses côtés), elle commence de le chercher au-dessus d'elle.
Je ne
parle point du premier : je traite particulièrement du second, et il
enferme le troisième. Car, si l’on sait la méthode de prouver la vérité, on aura
en même temps celle de la discerner, puisqu’en examinant si la preuve qu’on en
donne est conforme aux règles qu’on connaît, on saura si elle est exactement
démontrée.
Section I : De la méthode des démonstrations
géométriques, c'est-à-dire méthodiques et parfaites
On
ne reconnaît en géométrie que les seules définitions que les logiciens
appellent définitions de nom, c’est-à-dire que les seules impositions de nom aux
choses qu’on a clairement désignées en termes parfaitement connus ; et je ne
parle que de celles-là seulement.
Mais il ne s’ensuit pas de là
qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en
ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il
ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ;
mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière
naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le
soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes,
consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir
ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les
choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les
autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de
prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui
entreprennent de tout définir et de tout prouver et ceux qui négligent de le
faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes.
Aussi ce
n’est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est
simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’à cette
expression, temps, tous portent la pensée vers le même objet ce qui suffit pour
faire que ce terme n’ait pas besoin d’être défini, quoique ensuite, en examinant
ce que c’est que le temps, on vienne à différer de sentiment après s’être mis à
y penser ; car les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que
l’on nomme, et non pas, pour en montrer la nature.
On n’y tombera
jamais en suivant l’ordre de la géométrie. Cette judicieuse
science est bien éloignée de définir ces mots primitifs, espace, temps,
mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde
entend de soi-même. Mais, hors ceux-là, le reste des termes qu’elle emploie y
sont tellement éclaircis et définis, qu’on n’a pas besoin de dictionnaire pour
en entendre aucun ; de sorte qu’en un mot tous ces termes sont parfaitement
intelligibles, ou par la lumière naturelle ou par les définitions qu’elle en
donne.
De même,
quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus
grand, et encore un qui surpasse le dernier ; et ainsi à l’infini, sans jamais
arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit
que soit un nombre, comme la centième ou la dix-millième partie, on peut encore
en concevoir un moindre, et toujours à l’infini, sans arriver au zéro ou néant.
C’est une maladie
naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité
directement ; et de là vient qu’il est toujours disposé à nier tout ce qui lui
est incompréhensible ; au lieu qu’en effet il ne connaît naturellement que le
mensonge, et qu’il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le
contraire lui paraît faux. Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition
est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette
marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux,
on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est.
Appliquons cette règle à notre sujet.
Mais
qu’à ces difficultés chimériques, et qui n’ont de proportion qu’à notre
faiblesse, ils opposent ces clartés naturelles et ces vérités solides : s’il
était véritable que l’espace fût composé d’un certain nombre fini
d’indivisibles, il s’ensuivrait que deux espaces, dont chacun serait carré,
c’est-à-dire égal et pareil de tous côtés, étant doubles l’un de l’autre, l’un
contiendrait un nombre de ces indivisibles double du nombre des indivisibles de
l’autre. Qu’ils retiennent bien cette conséquence, et qu’ils s’exercent ensuite
à ranger des points en carrés jusqu’à ce qu’ils en aient rencontré deux dont
l’un ait le double des points de l’autre, et alors je leur ferai céder tout ce
qu’il y a de géomètres au monde. Mais si la chose est naturellement impossible,
c’est-à-dire s’il y a impossibilité invincible à ranger des carrés de points,
dont l’un en ait le double de l’autre, comme je le démontrerais en ce lieu-là
même si la chose méritait qu’on s’y arrêtât, qu’ils en tirent la conséquence.
Car il est
clair que pour faciliter les discours on a donné le nom d’armée à vingt mille
hommes, celui de ville, plusieurs maisons, celui de dizaines à dix unités ; et
que de cette liberté naissent les noms d’unité, binaire, quaternaire, dizaine,
centaine, différents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de
même genre par leur nature invariable, et qu’elles soient toutes proportionnées
entre elles et ne diffèrent que du plus ou du moins, et quoique, en suite de ces
noms, le binaire ne soit pas quaternaire ni une maison une ville, non plus
qu’une ville n’est pas une maison.
Un indivisible
est ce qui n’a aucune partie, et l’étendue est ce qui a
diverses parties séparées.
Et
dans l’espace le même rapport se voit entre ces deux infinis contraires ;
c’est-à-dire que, de ce qu’un espace peut être infiniment prolongé, il s’ensuit
qu’il peut être infiniment diminué, comme il paraît en cet exemple : Si on
regarde au travers d’un verre un vaisseau qui s’éloigne toujours directement, il
est clair que le lieu du diaphane où l’on remarque un point tel qu’on voudra du
navire haussera toujours par un flux continuel, à mesure que le vaisseau fuit.
Donc, si la course du vaisseau est toujours allongée et jusqu’à l’infini, ce
point haussera continuellement ; et cependant il n’arrivera jamais à celui où
tombera le rayon horizontal mené de l’oeil au verre, de sorte qu’il en
approchera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l’espace qui
restera sous ce point horizontal, sans y arriver jamais. D’où l’on voit la
conséquence nécessaire qui se tire de l’infinité de l’étendue du cours du
vaisseau, à la division infinie et infiniment petite de ce petit espace restant
au-dessous de ce point horizontal.
Section II : De l’art de persuader
En quoi
il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à
l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont
néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient
faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui
nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités
de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. « Dites-nous des choses
agréables et nous vous écouterons », disaient les Juifs à Moïse ; comme si
l’agrément devait régler la créance ! Et c’est pour punir ce désordre par un
ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits
qu’après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste
qui le charme et qui l’entraîne.
Mais
celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées,
et avec les désirs du cœur, sont si sûres de leur effet, qu’il n’y a rien qui le
soit davantage dans la nature. Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni à nos
créances ni à nos plaisirs, nous est importun, faux et absolument étranger.
Or, il y a un art,
et c’est celui que je donne, pour faire voir la liaison
des vérités avec leurs principes soit devrai, soit de plaisir, pourvu que les
principes qu’on a une fois avoués demeurent fermes et sans être jamais démentis.
Pour les définitions :
Ne définir aucun des termes qui sont parfaitement
connus.
Ceux qui ont l’esprit de discernement
savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les
accompagnent. Croira-t-on, en vérité, que deux personnes qui ont lu et appris
par cœur le même livre le sachent également, si l’un le comprend en sorte qu’il
en sache tous les principes, la force des conséquences, les réponses aux
objections qu’on y peut faire, et toute l’économie de l’ouvrage ; au lieu qu’en
l’autre ce soient des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles à
celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurées sèches et
infructueuses dans l’esprit stérile qui les a reçues en vain ?
Et sur cela je fais le même
jugement de ceux qui disent que les géomètres ne
leur donnent rien de nouveau par ces règles, parce qu’ils les avaient en effet,
mais confondues parmi une multitude d’autres inutiles ou fausses dont ils ne
pouvaient pas les discerner, que de ceux qui cherchent un diamant de grand prix
parmi un grand nombre de faux, mais qu’ils n’en sauraient pas distinguer, se
vanteraient, en les tenant tous ensemble, de posséder le véritable aussi bien
que celui qui, sans s’arrêter à ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie
que l’on recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste.
ou les Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites
Première lettre écrite à un provincial par un de ses amis,
sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne
On examine deux questions: l'une de fait, l'autre de droit.
Il s'agit d'examiner
ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre: Que la
grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre, dans sa chute.
Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu'il était question d'examiner les plus
grands principes de la grâce; comme si elle n'est pas donnée à tous les hommes,
ou bien si elle est efficace; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu
grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir des marques.
Ce mot me fut nouveau et inconnu.
Jusque-là j'avais entendu les affaires;
mais ce terme me jeta dans l'obscurité, et je crois qu'il n'a été inventé que
pour brouiller. Je lui en demandai donc l'explication; mais il m'en fit un
mystère et me renvoya, sans autre satisfaction, pour demander aux Jansénistes
s'ils admettaient ce pouvoir prochain. Je chargeai ma mémoire de ce terme, car
mon intelligence n'y avait aucune part. Et, de peur d'oublier, je fus
promptement retrouver mon Janséniste, à qui je dis incontinent, après les
premières civilités: Dites-moi, je vous prie, si vous admettez le pouvoir
prochain? Il se mit à rire et me dit froidement: Dites-moi vous-même en quel
sens vous l'entendez, et alors je vous dirai ce que j'en crois. Comme ma
connaissance n'allait pas jusque-là, je me vis en terme de [ne] lui pouvoir
répondre; et néanmoins pour ne pas rendre ma visite inutile, je lui dis au
hasard: Je l'entends au sens des Molinistes. A quoi mon homme, sans s'émouvoir:
Auxquels des Molinistes, me dit-il, me renvoyez-vous? Je les lui offris tous
ensemble, comme ne faisant qu'un même corps et n'agissant que par un même
esprit.
Pour ne point perdre de temps,
j'allai aux Jacobins et demandai ceux que je
savais être des nouveaux Thomistes. Je les priai de me dire ce que c'est que
pouvoir prochain. N'est-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne manque rien pour
agir? Non, me dirent-ils. Mais, quoi! mon Père, s'il manque quelque chose à ce
pouvoir, l'appelez-vous prochain? et direz-vous, par exemple, qu'un homme ait,
la nuit, et sans aucune lumière, le pouvoir prochain de voir? Oui-da, il
l'aurait, selon nous, s'il n'est pas aveugle. Je le veux bien, leur dis-je; mais
M. Le Moyne l'entend d'une manière contraire. Il est vrai, me dirent-ils; mais
nous l'entendons ainsi. J'y consens, leur dis-je; car je ne dispute jamais du
nom, pourvu qu'on m'avertisse du sens qu'on lui donne. Mais je vois par là que,
quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir prochain pour prier
Dieu, vous entendez qu'ils ont besoin d'un autre secours pour prier, sans quoi
ils ne prieront jamais. Voilà qui va bien, me répondirent mes Pères en
m'embrassant, voilà qui va bien: car il leur faut de plus une grâce efficace qui
n'est pas donnée à tous, et qui détermine leur volonté à prier; et c'est une
hérésie de nier la nécessité de cette grâce efficace pour prier.
C'est-à-dire,
leur dis-je en les quittant, qu'il faut prononcer ce mot des
lèvres, de peur d'être hérétique de nom. Car est-ce que ce mot est de
l'Ecriture? Non, me dirent-ils. Est-il donc des Pères, ou des Conciles, ou des
Papes? Non. Est-il donc de saint Thomas? Non. Quelle nécessité y a-t-il donc de
le dire, puisqu'il n'a ni autorité, ni aucun sens de lui-même? Vous êtes
opiniâtre, me dirent-ils: vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld
aussi, car nous sommes le plus grand nombre; et, s'il est besoin, nous ferons
venir tant de Cordeliers que nous l'emporterons.
Seconde lettre écrite à un provincial par un de ses amis
Il me satisfit sur l'heure,
et me dit qu'il y en avait deux principaux: le
premier, touchant le pouvoir prochain; le second touchant la grâce suffisante.
Je vous ai éclairci du premier par la précédente; je vous parlerai du second
dans celle-ci.
Mon ami Janséniste
prenait ce discours à bon présage, et me croyait déjà
gagné. Il ne me dit rien néanmoins; mais en s'adressant à ce Père: dites-moi, je
vous prie, mon Père, en quoi vous êtes conformes aux Jésuites. C'est, dit-il, en
ce que les Jésuites et nous reconnaissons les grâces suffisantes données à tous.
Mais, lui dit-il, il y a deux choses dans ce mot de grâce suffisante: il y a le
son, qui n'est que du vent; et la chose qu'il signifie, qui est réelle et
effective. Et ainsi, quand vous êtes d'accord avec les Jésuites touchant le mot
de suffisante, et que vous leur êtes contraires dans le sens, il est visible que
vous êtes contraires touchant la substance de ce terme, et que vous n'êtes
d'accord que du son. Est-ce là agir sincèrement et cordialement? Mais quoi! dit
le bon homme, de quoi vous plaignez-vous, puisque nous ne trahissons personne
par cette manière de parler? car dans nos écoles, nous disons ouvertement que
nous l'entendons d'une manière contraire aux Jésuites. Je me plains, lui dit mon
ami, de ce que vous ne publiez pas de toutes parts que vous entendez par grâce
suffisante la grâce qui n'est pas suffisante. Vous êtes obligés en conscience,
en changeant ainsi le sens des termes ordinaires de la religion, de dire que,
quand vous admettez une grâce suffisante dans tous les hommes, vous entendez
qu'ils n'ont pas des grâces suffisantes en effet. Tout ce qu'il y a de personnes
au monde entendent le mot de suffisant en un même sens; les seuls nouveaux
Thomistes l'entendent en un autre. Toutes les femmes, qui font la moitié du
monde, tous les gens de la Cour, tous les gens de guerre, tous les magistrats,
tous les gens de Palais, les marchands, les artisans, tout le peuple, enfin
toutes sortes d'hommes, excepté les Dominicains, entendent par le mot de
suffisant ce qui enferme tout le nécessaire. Presque personne n'est averti de
cette singularité. On dit seulement par toute la terre que les Jacobins tiennent
que tous les hommes ont des grâces suffisantes. Que peut-on conclure de là,
sinon qu'ils tiennent que tous les hommes ont toutes les grâces qui sont
nécessaires pour agir, et principalement en les voyant joints d'intérêt et
d'intrigue avec les Jésuites, qui l'entendent de cette sorte? L'uniformité de
vos expressions, jointe à cette union de parti, n'est-elle pas une
interprétation manifeste et une confirmation de l'uniformité de vos sentiments?
Mais,
lui dis-je, pourquoi votre communauté s'est-elle engagée à admettre
cette grâce? C'est un autre discours, me dit-il. Tout ce que je vous puis dire
en un mot, est que notre ordre a soutenu autant qu'il a pu la doctrine de saint
Thomas, touchant la grâce efficace. Combien s'est-il opposé ardemment à la
naissance de la doctrine de Molina! Combien a-t-il travaillé pour
l'établissement de la nécessité de la grâce efficace de Jésus-Christ!
Ignorez-vous ce qui se fit sous Clément VIII et Paul V, et que, la mort
prévenant l'un, et quelques affaires d'Italie empêchant l'autre de publier sa
bulle, nos armes sont demeurées au Vatican? Mais les Jésuites, qui, dès le
commencement de l'hérésie de Luther et de Calvin, s'étaient prévalus du peu de
lumières qu'a le peuple pour discerner l'erreur de cette hérésie d'avec la
vérité de la doctrine de saint Thomas, avaient en peu de temps répandu partout
leur doctrine avec un tel progrès, qu'on les vit bientôt maîtres de la créance
des peuples, et nous en état d'être décriés comme des Calvinistes et traités
comme les Jansénistes le sont aujourd'hui, si nous ne tempérions la vérité de la
grâce efficace par l'aveu, au moins apparent, d'une suffisante. Dans cette
extrémité, que pouvions-nous mieux faire, pour sauver la vérité sans perdre
notre crédit, sinon d'admettre le nom de grâce suffisante, en niant néanmoins
qu'elle soit telle en effet? Voilà comment la chose est arrivée.
Réponse du provincial aux deux premières lettres de son ami
Vos deux
lettres n'ont pas été pour moi seul. Tout le monde les voit, tout le
monde les entend, tout le monde les croit. Elles ne sont pas seulement estimées
par les théologiens; elles sont encore agréables aux gens du monde, et
intelligibles aux femmes mêmes.
Troisième lettre pour servir de réponse à la précédente
Je vous avoue,
Monsieur, qu'elle m'a extrêmement surpris. J'y pensais voir
condamner les plus horribles hérésies du monde; mais vous admirerez, comme moi,
que tant d'éclatantes préparations se soient anéanties sur le point de produire
un si grand effet.
Voilà de
quelle sorte ils s'emportent; mais ce sont des gens trop pénétrants.
Pour nous, qui n'approfondissons pas tant les choses, tenons-nous en repos sur
le tout. Voulons-nous être plus savants que nos maîtres? N'entreprenons pas plus
qu'eux. Nous nous égarerions dans cette recherche. Il ne faudrait rien pour
rendre cette censure hérétique. Il n'y a qu'un point imperceptible entre cette
proposition et la foi. La distance en est si insensible, que j'ai eu peur, en ne
la voyant pas, de me rendre contraire aux docteurs de l'Eglise, pour me rendre
trop conforme aux docteurs de Sorbonne; et, dans cette crainte, j'ai jugé
nécessaire de consulter un de ceux qui, par politique, furent neutres dans la
première question, pour apprendre de lui la chose véritablement. J'en ai donc vu
un fort habile que je priai de me vouloir marquer les circonstances de cette
différence, parce que je lui confessai franchement que je n'y en voyais aucune.
Ce n'est pas
qu'ils n'aient bien vu que ce manquement de liberté, qui avait
porté un si grand nombre de docteurs à se retirer des assemblées, ne ferait pas
de bien à leur censure; et que l'acte de protestation de nullité qu'en avait
fait M. Arnauld, dès avant qu'elle fût conclue, serait un mauvais préambule pour
la faire recevoir favorablement. Ils croient assez que ceux qui ne sont pas
préoccupés considèrent pour le moins autant le jugement de soixante-dix
docteurs, qui n'avaient rien à gagner en défendant M. Arnauld, que celui d'une
centaine d'autres, qui n'avaient rien à perdre en le condamnant.
Quatrième lettre
Etonné
d'un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux
qu'on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés,
puisqu'avant que de les commettre on n'a ni la connaissance du mal qui y est, ni
la pensée de l'éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à
sa façon, qu'il n'en croyait rien. Mais, comme il ne répondait point, je dis à
ce Père: je voudrais, mon Père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que
vous en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous? me dit-il aussitôt; je m'en
vais vous en fournir, et des meilleures: laissez-moi faire. Sur cela, il alla
chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami: Y en a-t-il quelque autre
qui parle comme celui-ci? Cela vous est-il si nouveau? me répondit-il. Faites
état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l'Ecriture, ni aucun
livre de piété, même dans ces derniers temps, n'ont parlé de cette sorte: mais
que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un
beau nombre. Mais quoi! lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s'ils sont
contraires à la tradition. Vous avez raison, me dit-il. Et à ces mots, le bon
Père arriva chargé de livres; et m'offrant le premier qu'il tenait: Lisez, me
dit-il, la Somme des péchés du Père Bauny, que voici, et de la cinquième édition
encore, pour vous montrer que c'est un bon livre. C'est dommage, me dit tout bas
mon Janséniste, que ce livre-là ait été condamné à Rome, et par les évêques de
France. Voyez, me dit le Père, la page 9o6. Je lus donc, et je trouvai ces
paroles: Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la
chose qu'on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien
juger que Dieu ne prend plaisir à l'action à laquelle on s'occupe, qu'il la
défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer outre.
Le bon Père,
qui voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec
son principe, s'en échappa adroitement; et, sans se fâcher, ou par douceur, ou
par prudence, il me dit seulement: Afin que vous entendiez comment nous sauvons
ces inconvénients, sachez que nous disons bien que ces impies dont vous parlez
seraient sans péché s'ils n'avaient jamais eu de pensées de se convertir, ni de
désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu'ils en ont tous, et que Dieu
n'a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu'il
va faire, et le désir, ou d'éviter le péché, ou au moins d'implorer son
assistance pour le pouvoir éviter: et il n'y a que les Jansénistes qui disent le
contraire.
Combien
est-il ordinaire de voir les plus zélés s'emporter dans la dispute à
des mouvements d'aigreur pour leur propre intérêt, sans que leur conscience leur
rende sur l'heure d'autre témoignage, sinon qu'ils agissent de la sorte pour le
seul intérêt de la vérité, et sans qu'ils s'en aperçoivent quelquefois que
longtemps après!
Hé bien!
me dit le Père, êtes-vous content? Il semble, repartis-je,
qu'Aristote est de l'avis du P. Bauny; mais cela ne laisse pas de me surprendre.
Quoi, mon Père! il ne suffit pas, pour agir volontairement, qu'on sache ce que
l'on fait, et qu'on ne le fasse que parce qu'on le veut faire; mais il faut de
plus que l'on voie, que l'on sache et que l'on pénètre ce qu'il y a de bien et
de mal dans cette action? Si cela est, il n'y a guère d'actions volontaires dans
la vie, car on ne pense guère à tout cela. Que de jurements dans le jeu, que
d'excès dans les débauches, que d'emportements dans le carneval qui ne sont
point volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n'être point
accompagnés de ces réflexions d'esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de
ce que l'on fait! Mais est-il possible, mon Père, qu'Aristote ait eu cette
pensée? car j'avais ouï dire que c'était un habile homme? Je m'en vas vous en
éclaircir, me dit mon Janséniste. Et ayant demandé au Père la Morale d'Aristote,
il l'ouvrit au commencement du troisième livre, d'où le P. Bauny a pris les
paroles qu'il en rapporte, et dit à ce bon Père: Je vous pardonne d'avoir cru,
sur la foi du P. Bauny, qu'Aristote ait été de ce sentiment. Vous auriez changé
d'avis, si vous l'aviez lu vous-même. Il est bien vrai qu'il enseigne qu'afin
qu'une action soit volontaire il faut connaître les particularités de cette
action, singula in quibus est actio. Mais qu'entend-il par là, sinon les
circonstances particulières de l'action, ainsi que les exemples qu'il en donne
le justifient clairement, n'en rapportant point d'autres que de ceux où l'on
ignore quelqu'une de ces circonstances, comme d'une personne qui, voulant
montrer une machine, en décoche un dard qui blesse quelqu'un; et de Mérope, qui
tua son fils en pensant tuer son ennemi, et autres semblables?
Cinquième lettre
Ce sont des esprits
d'aigles; c'est une troupe de phénix, un auteur ayant
montré depuis peu qu'il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la
Chrétienté. Il le faut croire puisqu'ils le disent. Et vous l'allez bien voir
dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes.
Allez donc,
je vous prie, voir ces bons Pères, et je m'assure que vous
remarquerez aisément, dans le relâchement de leur morale, la cause de leur
doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et
si dépourvues de la charité, qui en est l'âme et la vie; vous y verrez tant de
crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus
étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour
vivre dans la piété de la manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est
toute païenne, la nature suffit pour l'observer. Quand nous soutenons la
nécessité de la grâce efficace, nous lui donnons d'autres vertus pour objet. Ce
n'est pas simplement pour guérir les vices par d'autres vices; ce n'est pas
seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion;
c'est pour une vertu plus haute que celle des Pharisiens et des plus sages du
Paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets.
Mais, pour dégager l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de ce qu'elle a de
plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l'attacher
uniquement et invariablement à Dieu, ce n'est l'ouvrage que d'une main
toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l'on a
toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus, destituées
d'amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus
chrétiennes, ne sont pas en notre puissance.
Vraiment,
lui dis-je, il me semble que je rêve, quand j'entends des religieux
parler de cette sorte! Eh quoi, mon Père, dites-moi, en conscience, êtes-vous
dans ce sentiment-là? Non, vraiment, me dit le Père. Vous parlez donc,
continuai-je, contre votre conscience? Point du tout, dit-il: je ne parlais pas
en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du P. Bauny, et vous
pourriez les suivre en sûreté car ce sont d'habiles gens. Quoi! mon Père, parce
qu'ils ont mis ces trois lignes dans leurs livres, sera-t-il devenu permis de
rechercher les occasions de pécher? Je croyais ne devoir prendre pour règle que
l'Ecriture et la tradition de l'Eglise, mais non pas vos casuistes. O bon Dieu,
s'écria le Père, vous me faites souvenir de ces Jansénistes! Est-ce que le P.
Bauny et Bazile Ponce ne peuvent pas rendre leur opinion probable? Je ne me
contente pas du probable, lui dis-je, je cherche le sûr. Je vois bien, me dit le
bon Père, que vous ne savez pas ce que c'est que la doctrine des opinions
probables, vous parleriez autrement si vous la saviez. Ah! vraiment, il faut que
je vous en instruise. Vous n'aurez pas perdu votre temps d'être venu ici, sans
cela vous ne pouviez rien entendre. C'est le fondement et l'A B C de toute notre
morale. Je fus ravi de le voir tombé dans ce que je souhaitais; et, le lui ayant
témoigné, je le priai de m'expliquer ce que c'était qu'une opinion probable. Nos
auteurs vous y répondront mieux que moi, dit-il. Voici comme ils en parlent tous
généralement, et entre autres, nos vingt-quatre, in princ. ex. 3, n. 8: Une
opinion est appelée probable, lorsqu'elle est fondée sur des raisons de quelque
considération. D'où il arrive quelquefois qu'un seul docteur fort grave peut
rendre une opinion probable. Et en voici la raison: car un homme adonné
particulièrement à l'étude ne s'attacherait pas à une opinion, s'il n'y était
attiré par une raison bonne et suffisante. Et ainsi, lui dis-je, un seul docteur
peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et toujours en
sûreté. Il n'en faut pas rire, me dit-il, ni penser combattre cette doctrine.
Quand les jansénistes l'ont voulu faire, ils ont perdu leur temps. Elle est trop
bien établie. Ecoutez Sanchez, qui est un des plus célèbres de nos Pères, Som.
Liv. I, chap. IX, n. 7: Vous douterez peut-être si l'autorité d'un seul docteur
bon et savant rend une opinion probable: à quoi je réponds qu'oui; et c'est ce
qu'assurent Angelus, Sylv., Navarre , Emmanuel Sa, etc. Et voici comme on le
prouve. Une opinion probable est celle qui a un fondement considérable: or
l'autorité d'un homme savant et pieux n'est pas de petite considération, mais
plutôt de grande considération; car, écoutez bien cette raison: Si le témoignage
d'un tel homme est de grand poids pour nous assurer qu'une chose se soit passée,
par exemple, à Rome, pourquoi ne le sera-t-il pas de même dans un doute de
morale?
Tout de bon,
mon Père, votre doctrine est bien commode. Quoi! avoir à
répondre oui et non à son choix? On ne peut assez priser un tel avantage. Et je
vois bien maintenant à quoi vous servent les opinions contraires que vos
docteurs ont sur chaque matière, car l'une vous sert toujours, et l'autre ne
vous nuit jamais. Si vous ne trouvez votre compte d'un côté, vous vous jetez de
l'autre, et toujours en sûreté. Cela est vrai, dit-il; et ainsi nous pouvons
toujours dire avec Diana, qui trouva le P. Bauny pour lui lorsque le P. Lugo lui
était contraire: Soepe,.premente deo, fert deus aller opem. Si quelque Dieu nous
presse, un autre nous délivre. J'entends bien, lui dis-je; mais il me vient une
difficulté dans l'esprit: c'est qu'après avoir consulté un de vos docteurs et
pris de lui une opinion un peu large, on sera peut-être attrapé si on rencontre
un confesseur qui n'en soit pas, et qui refuse l'absolution si on ne change de
sentiment. N'y avez-vous point donné ordre, mon Père? En doutez-vous? me
répondit-il. On les a obligés à absoudre leurs pénitents qui ont des opinions
probables, sur peine de péché mortel, afin qu'ils n'y manquent pas. C'est ce
qu'ont bien montré nos Pères, et entre autres le P. Bauny, Tr. 4, de Poenit. q.
13, p. 93. Quand le pénitent, dit-il, suit une opinion probable, le confesseur
le doit absoudre, quoique son opinion soit contraire à celle du pénitent. Mais
il ne dit pas que ce soit un péché mortel de ne le pas absoudre. Que vous êtes
prompt! me dit-il; écoutez la suite; il en fait une conclusion expresse: Refuser
l'absolution à un pénitent qui agit selon une opinion probable est un péché qui,
de sa nature, est mortel. Et il cite, pour confirmer ce sentiment, trois des
plus fameux de nos Pères, Suarez to. 4. d. 32. sect. 5., Vasquez disp. 62. c.
7., et Sanchez n. 29.
Sixième lettre
Ce bon Père
me parla de cette sorte: Une des manières dont nous accordons ces
contradictions apparentes est par l'interprétation de quelque terme. Par
exemple, le pape Grégoire XIV a déclaré que les assassins sont indignes de jouir
de l'asile des églises, et qu'on les en doit arracher. Cependant nos
vingt-quatre vieillards disent, Tr. 6, ex. 4, n. 27: Que tous ceux qui tuent en
trahison ne doivent pas encourir la peine de cette bulle. Cela vous paraît être
contraire; mais on l'accorde, en interprétant le mot d'assassin, comme ils font
par ces paroles: Les assassins ne sont-ils pas indignes de jouir du privilège
des églises? Oui, par la bulle de Grégoire XIV. Mais nous entendons par le mot
d'assassins ceux qui ont reçu de l'argent pour tuer quelqu'un en trahison. D'où
il arrive que ceux qui tuent sans en recevoir aucun prix, mais seulement pour
obliger leurs amis, ne sont pas appelés assassins. De même; il est dit dans
l'Evangile: Donnez l'aumône de votre superflu. Cependant plusieurs casuistes ont
trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de l'obligation de
donner l'aumône. Cela vous paraît encore contraire; mais on en fait voir
facilement l'accord, en interprétant le mot de superflu, en sorte qu'il n'arrive
presque jamais que personne en ait; et c'est ce qu'a fait le docte Vasquez en
cette sorte, dans son traité de l'aumône, c. 4:
D'abord
le docteur grave qui l'a inventée l'expose au monde, et la jette
comme une semence pour prendre racine. Elle est encore faible en cet état; mais
il faut que le temps la mûrisse peu à peu; et c'est pourquoi Diana, qui en a
introduit plusieurs, dit en un endroit: J'avance cette opinion; mais parce
qu'elle est nouvelle, je la laisse mûrir au temps, relinquo tempori maturandam.
Ainsi, en peu d'années, on la voit insensiblement s'affermir; et, après un temps
considérable, elle se trouve autorisée par la tacite approbation de l'Eglise,
selon cette grande maxime du Père Bauny: Qu'une opinion étant avancée par
quelques casuistes, et l'Eglise ne s'y étant point opposée, c'est un témoignage
qu'elle l'approuve. Et c'est en effet par ce principe qu'il autorise un de ses
sentiments dans son traité VI, p. 312. Eh quoi, lui dis-je, mon Père, l'Eglise,
à ce compte-là, approuverait donc tous les abus qu'elle souffre, et toutes les
erreurs des livres qu'elle ne censure point? Disputez, me dit-il, contre le P.
Bauny. Je vous fais un récit, et vous contestez contre moi. Il ne faut jamais
disputer sur un fait. Je vous disais donc que, quand le temps a ainsi mûri une
opinion, alors elle est tout à fait probable et sûre. Et de là vient que le
docte Caramuel, dans la lettre où il adresse à Diana sa Théologie fondamentale,
dit que ce grand Diana a rendu plusieurs opinions probables qui ne l'étaient pas
auparavant, quoe antea non erant: et qu'ainsi on ne pèche plus en les suivant,
au lieu qu'on péchait auparavant: jam non peccant, licet ante peccaverint.
Il
dit en un endroit, c'est dans le traité X, p. 474: On ne peut pas faire
une loi qui obligeât les curés à dire la messe tous les jours, parce qu'une
telle loi les exposerait indubitablement, haud dubie, au péril de la dire
quelquefois en péché mortel. Et néanmoins dans le même Traité X, p. 441, il dit
que les prêtres qui ont reçu de l'argent pour dire la messe tous les jours la
doivent dire tous les jours et qu'ils ne peuvent pas s'excuser sur ce qu'ils ne
sont pas toujours assez bien préparés pour la dire, parce qu'on peut toujours
faire l'acte de contrition; et que s'ils y manquent, c'est leur faute et non pas
celle de celui qui leur fait dire la messe. Et pour lever les plus grandes
difficultés qui pourraient les en empêcher, il résout ainsi cette question dans
le même traité, q. 32, page 457: Un prêtre peut-il dire la messe le même jour
qu'il a commis un péché mortel, et des plus criminels, en se confessant
auparavant? Non, dit Villabos, à cause de son impureté. Mais Sanctius dit que
oui, et sans aucun péché, et je tiens son opinion sûre, et qu'elle doit être
suivie dans la pratique: et tuta et sequenda in praxi.
Voyez-vous
combien cela est judicieux? Je n'attendais rien moins, lui dis-je,
d'un livre tiré de vingt-quatre Jésuites. Mais, ajouta le Père, notre P. Bauny a
encore bien appris aux valets à rendre tous ces devoirs-là innocemment à leurs
maîtres, en faisant qu'ils portent leur intention non pas aux péchés dont ils
sont les entremetteurs, mais seulement au gain qui leur en revient. C'est ce
qu'il a bien expliqué dans sa Somme des péchés, en la page 710 de la première
impression: Que les confesseurs, dit-il, remarquent bien qu'on ne peut absoudre
les valets qui font des messages déshonnêtes, s'ils consentent aux péchés de
leurs maîtres; mais il faut dire le contraire, s'ils le font pour leur commodité
temporelle. Et cela est bien facile à faire, car pourquoi s'obstineraient-ils à
consentir à des péchés dont ils n'ont que la peine?
Septième lettre
Vous savez,
me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette
condition est ce point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences
qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne; de sorte qu'il faudrait
les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos Pères n'eussent un peu
relâché de la sévérité de la religion pour. s'accommoder à la faiblesse des
hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l'Evangile par leur devoir
envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu
besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les
choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par les
moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa
conscience; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en
apparence que la piété et l'honneur. Mais autant que ce dessein était utile,
autant l'exécution en était pénible; car je crois que vous voyez assez la
grandeur et la difficulté de cette entreprise. Elle m'étonne, lui dis-je assez
froidement. Elle vous étonne? me dit-il: je le crois, elle en étonnerait bien
d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Evangile ordonne de ne point
rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à Dieu? et que, de
l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures, sans en tirer
raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis? Avez-vous jamais rien vu
qui paraisse plus contraire? Et cependant, quand je vous dis que nos Pères ont
accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. Je ne
m'expliquais pas assez, mon Père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce
que j'ai vu de vos Pères, je ne savais qu'ils peuvent faire facilement ce qui
est impossible aux autres hommes. C'est ce qui me fait croire qu'ils en ont bien
trouvé quelque moyen, que j'admire sans le connaître, et que je vous prie de me
déclarer.
Vous
ne m'avez pas tenu parole, mon Père. Ce n'est pas là proprement
permettre le duel; au contraire, il le croit tellement défendu, que, pour le
rendre permis, il évite de dire que c'en soit un. Ho! ho! dit le Père, vous
commencez à pénétrer; j'en suis ravi. Je pourrais dire néanmoins qu'il permet en
cela tout ce que demandent ceux qui se battent en duel. Mais, puisqu'il faut
vous répondre juste, notre Père Layman le fera pour moi, en permettant le duel
en mots propres, pourvu qu'on dirige son intention à l'accepter seulement pour
conserver son honneur ou sa fortune. C'est au I. 3, p. 3, c. 3, n. 2 et 3: Si un
soldat à l'armée, ou un gentilhomme à la Cour, se trouve en état de perdre son
honneur ou sa fortune, s'il n'accepte un duel, je ne vois pas que l'on puisse
condamner celui qui le reçoit pour se défendre. Petrus Hurtado dit la même
chose, au rapport de notre célèbre Escobar, au tr. I, ex. 7, n. 96, et, au n.
98, il ajoute ces paroles de Hurtado: Qu'on peut se battre en duel pour défendre
même son bien, s'il n'y a que ce moyen de le conserver; parce que chacun a le
droit de défendre son bien, et même par la mort de ses ennemis. J'admirai sur
ces passages de voir que la piété du roi emploie sa puissance à défendre et à
abolir le duel dans ses états, et que la piété des Jésuites occupe leur
subtilité à le permettre et à l'autoriser dans l'Eglise. Mais le bon Père était
si en train, qu'on lui eût fait tort de l'arrêter, de sorte qu'il poursuivit
ainsi: Enfin, dit-il, Sanchez (voyez un peu quels gens je vous cite!) passe
outre; car il permet non seulement de recevoir, mais encore d'offrir le duel en
dirigeant bien son intention. Et notre Escobar le suit en cela au même lieu, n.
97. Mon Père, lui dis-je, je le quitte, si cela est; mais je ne croirai jamais
qu'il l'ait écrit, si je ne le vois. Lisez-le donc vous-même, me dit-il; et je
lus en effet ces mots dans la Théologie morale de Sanchez, l. 2, c. 29, n. 7. Il
est bien raisonnable de dire qu'un homme peut se battre en duel pour sauver sa
vie, son honneur, ou son bien en une quantité considérable, lorsqu'il est
constant qu'on les lui veut ravir injustement par des procès et des chicaneries,
et qu'il n'y a que ce seul moyen de leuoique pieux, il
demeure toujours guet-apens, puisqu'il est permis de tuer son ennemi en
trahison. Vous ai-je dit, répliqua le Père, qu'on peut tuer en trahison? Dieu
m'en garde! Je vous dis qu'on peut tuer en cachette, et de là vous concluez
qu'on peut tuer en trahison, comme si c'était la même chose. Apprenez d'Escobar,
tr. 6, ex. 4, n. 26, ce que c'est que tuer en trahison, et, puis vous parlerez.
On appelle tuer en trahison, quand on tue celui qui ne s'en défie en aucune
manière. Et c'est pourquoi celui qui tue son ennemi n'est pas dit le tuer en
trahison, quoique ce soit par derrière ou dans une embûche: licet per insidias,
aut a tergo percutiat. Et au même traité, n. 56: Celui qui tue son ennemi avec
lequel il s'était réconcilié, sous promesse de ne plus attenter à sa vie, n'est
pas absolument dit le tuer en trahison, à moins qu'il n'y eût entre eux une
amitié bien étroite: arctior amicitia.
Voilà
des arguments en forme. Ce n'est pas là discourir, c'est prouver. Et
enfin, ce grand Lessius montre au même endroit n. 78, qu'on peut tuer même pour
un simple geste, ou un signe de mépris. On peut dit-il, attaquer et ôter
l'honneur en plusieurs manières, dans lesquelles la défense paraît bien juste;
comme si on veut donner un coup de bâton, ou un soufflet, ou si on veut nous
faire affront par des paroles ou par des signes, sive per signa.
O mon Père!
d'où Molina a-t-il pu être éclairé pour déterminer une chose de
cette importance sans aucun secours de l'Ecriture, des Conciles, ni des Pères?
Je vois bien qu'il a eu des lumières bien particulières et bien éloignées de
saint Augustin sur l'homicide, aussi bien que sur la grâce. Me voici bien savant
sur ce chapitre; et je connais parfaitement qu'il n'y a plus que les gens
d'Eglise qui s'abstiendront de tuer ceux qui leur feront tort en leur honneur ou
en leur bien. Que voulez-vous dire? répliqua le Père. Cela serait-il
raisonnable, à votre avis, que ceux qu'on doit le plus respecter dans le monde
fussent seuls exposés à l'insolence des méchants? Nos Pères ont, prévenu ce
désordre, car Tannerus, [tr.] 2, d. 4, q. 8, d. 4, n. 76, dit: Qu'il est permis
aux ecclésiastiques et aux religieux même de tuer, pour défendre non seulement
leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur communauté. Molina, qu'Escobar
rapporte, n. 43; Bécan, in 2. 2, t. 2, q. 7, De Hom., concl. 2, n. 5; Reginaldus,
I. 21, c. 5, n. 68; Layman, l. 3, tr. 3, p. 3, c. 3, n. 4; Lessius, l. 2, c. 9,
d. II, n. 72; et les autres se servent tous des mêmes paroles.
Huitième lettre
Dès le
commencement de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous
expliquer les maximes de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez
déjà vu celles qui touchent les bénéficiers, les prêtres, les religieux, les
domestiques et les gentilshommes: parcourons maintenant les autres, et
commençons par les juges.
Voilà de subtiles
méthodes; mais une des meilleures, à mon sens, car nous en
avons à choisir, c'est celle du contrat Mohatra. Le contrat Mohatra, mon Père?
Je vois bien, dit-il, que vous ne savez ce que c'est. Il n'y a que le nom
d'étrange. Escobar vous l'expliquera au tr. 3, ex. 3, n. 36: Le contrat Mohatra
est celui par lequel on achète des étoffes chèrement et à crédit, pour les
revendre au même instant à la même personne argent comptant et à bon marché.
Voilà ce que c'est que le contrat Mohatra: par où vous voyez qu'on reçoit une
certaine somme comptant, en demeurant obligé pour davantage. Mais, mon Père, je
crois qu'il n'y a jamais eu qu'Escobar qui se soit servi de ce mot-là: y a-t-il
d'autres livres qui en parlent? Que vous savez peu les choses! me dit le Père.
Le dernier livre de théologie morale qui a été imprimé cette année même à Paris
parle du Mohatra, et doctement; il est intitulé Epilogus Summarum. C'est un
abrégé de toutes les Sommes de Théologie, pris de nos Pères Suarez, Sanchez,
Lessius, Fagundez, Hurtado, et d'autres casuistes célèbres, comme le titre le
dit. Vous y verrez donc en la page 54: Le Mohatra est quand un homme, qui a
affaire de vingt pistoles, achète d'un marchand des étoffes pour trente
pistoles, payables dans un an, et les lui revend à l'heure même pour vingt
pistoles comptant. Vous voyez bien par là que le Mohatra n'est pas un mot inouï.
Eh bien! mon Père, ce contrat-là est-il permis? Escobar, répondit le Père, dit
au même lieu, qu'il y a des lois qui le défendent sous des peines très
rigoureuses. Il est donc inutile, mon Père? Point du tout, dit-il: car Escobar,
en ce même endroit, donne des expédients pour le rendre permis: encore même,
dit-il, que celui qui vend et achète ait pour intention principale le dessein de
profiler, pourvu seulement qu'en vendant il n'excède pas le plus haut prix des
étoffes de cette sorte, et qu'en rachetant il n'en passe pas le moindre, et
qu'on n'en convienne pas auparavant en termes exprès ni autrement. Mais Lessius,
De Just. L. 2, ch. 21, d. 16, dit qu'encore même qu'on eût vendu dans
l'intention de racheter à moindre prix, on n'est jamais obligé à rendre ce
profit, si ce n'est peut-être par charité, au cas que celui de qui on l'exige
fût dans l'indigence, et encore pourvu qu'on le pût rendre sans s'incommoder; si
commode potest. Voilà tout ce qui se peut dire. En effet, mon Père, je crois
qu'une plus grande indulgence serait vicieuse. Nos Pères, dit-il, savent si bien
s'arrêter où il faut! Vous voyez assez par là l'utilité du Mohatra.
Vous
n'avez pas assez de compassion pour ceux qui sont mal à leur aise; nos
Pères ont eu plus de charité que cela. Ils rendent justice aux pauvres aussi
bien qu'aux riches. Je dis bien davantage, ils la rendent même aux pécheurs. Car
encore qu'ils soient fort opposés à ceux qui commettent des crimes, néanmoins
ils ne laissent pas d'enseigner que les biens gagnés par des crimes peuvent être
légitimement retenus. C'est ce que Lessius enseigne généralement, l. 2, c. 14,
d. 8. On n'est point, dit-il, obligé, ni par la loi de nature, ni par les lois
positives, c'est-à-dire par aucune loi de rendre ce qu'on a reçu pour avoir
commis une action criminelle, comme pour un adultère, encore même que cette
action soit contraire à la justice. Car, comme dit encore Escobar en citant
Lessius, tr. I, ex. 8, n. 59: Les biens qu'une femme acquiert par l'adultère
sont véritablement gagnés par une voie illégitime, mais néanmoins la possession
en est légitime; Quamvis mulier illicite acquirat, licite tamen retinet
acquisita. Et c'est pourquoi les plus célèbres de nos Pères décident
formellement que ce qu'un juge prend d'une des parties qui a mauvais droit pour
rendre en sa faveur un arrêt injuste, et ce qu'un soldat reçoit pour avoir tué
un homme, et ce qu'on gagne par les crimes infâmes, peut être légitimement
retenu. C'est ce qu'Escobar ramasse de nos auteurs, et qu'il assemble au tr. 3,
ex. I, num. 23, où il fait cette règle générale: Les biens acquis par des voies
honteuses, comme par un meurtre, une sentence injuste, une action déshonnête,
etc., sont légitimement possédés, et on n'est point obligé à les restituer. Et
encore au tr. 5, ex. 5, n. 53: On peut disposer de ce qu'on reçoit pour des
homicides, des sentences injustes, des péchés infâmes, etc., parce que la
possession en est juste, et qu'on acquiert le domaine et la propriété des choses
que l'on y gagne. O mon Père! Lui dis-je, je n'avais jamais ouï parler de cette
voie d'acquérir, et je doute que la justice l'autorise et qu'elle prenne pour un
juste titre l'assassinat, l'injustice et l'adultère. Je ne sais, dit le Père ce
que les livres du droit en disent; mais je sais bien que les nôtres, qui sont
les véritables règles des consciences, en parlent comme moi. Il est vrai qu'ils
en exceptent un cas auquel ils obligent à restituer. C'est quand on a reçu de
l'argent de ceux qui n'ont pas le pouvoir de disposer de leur bien, tels que
sont les enfants de famille et les religieux. Car notre grand Molina les en
excepte au t. I, De Just. tr. 2, disp. 94, nisi mulier accepisset ab eo qui
alienare non potest, ut a religioso et filiofamilias. Car alors il faut leur
rendre leur argent. Escobar cite ce passage au tr. I, ex. 8, n. 59, et il
confirme la même chose au tr. 3, ex. I, n. 23.
Je fus
tout interdit par cette fantasque décision; et, pendant que j'en
considérais les pernicieuses conséquences, le Père me préparait une autre
question, et me dit: Répondez donc une autre fois avec plus de circonspection.
Je vous demande maintenant: Un homme qui se mêle de deviner est-il obligé de
rendre l'argent qu'il a gagné par cet exercice? Ce qu'il vous plaira, mon
Révérend Père, lui dis-je. Comment, ce qu'il me plaira! Vraiment vous êtes
admirable! Il semble, de la façon que vous parlez, que la vérité dépende de
notre volonté. Je vois bien que vous ne trouveriez jamais celle-ci de vous-même.
Voyez donc résoudre cette difficulté-là à Sanchez; mais aussi c'est Sanchez.
Premièrement il distingue en sa Som., l. 2, c. 38, n. 94, 95 et 96: Si ce devin
ne s'est servi que de l'astrologie et des autres moyens naturels, ou s'il a
employé l'art diabolique: car il dit qu'il est obligé de restituer en un cas, et
non pas en l'autre. Diriez-vous bien maintenant auquel? Il n'y a pas là de
difficulté, lui dis-je. Je vois bien, répliqua-t-il, ce que vous voulez dire.
Vous croyez qu'il doit restituer au cas qu'il se soit servi de l'entremise des
démons? Mais vous n'y entendez rien; c'est tout au contraire. Voici la
résolution de Sanchez, au même lieu: Si ce devin n'a pris la peine et le soin de
savoir, par le moyen du diable, ce qui ne se pouvait savoir autrement, si nullam
operam apposuit ut arte diaboli id sciret, il faut qu'il restitue; mais s'il en
a pris la peine, il n'y est point obligé. Et d'où vient cela, mon Père, Ne
l'entendez-vous pas? me dit-il. C'est parce qu'on peut bien deviner par l'art du
diable, au lieu que l'astrologie est un moyen faux. Mais, mon Père, si le diable
ne répond pas à la vérité car il n'est guère plus véritable que l'astrologie, il
faudra donc que le devin restitue par la même raison? Non pas toujours, me
dit-il. Distinguo, dit Sanchez sur cela. Car si le devin est ignorant en l'art
diabolique, si sit artis diabolicae ignarus, il est obligé à restituer; mais
s'il est habile sorcier, et qu'il ait fait ce qui est en lui pour savoir la
vérité, il n'y est point obligé; car alors la diligence d'un tel sorcier peut
être estimée pour de l'argent: diligentia a mago apposita est pretio
aestimabilis. Cela est de bon sens, mon Père, lui dis-je: car voilà le moyen
d'engager les sorciers à se rendre savants et experts en leur art, par
l'espérance de gagner du bien légitimement, selon vos maximes, en servant
fidèlement le public, je crois que vous raillez, dit le Père; cela n'est pas
bien: car si vous parliez ainsi en des lieux où vous ne fussiez pas connu, il
pourrait se trouver des gens qui prendraient mal vos discours, et qui vous
reprocheraient de tourner les choses de la religion en raillerie. Je me
défendrais facilement de ce reproche, mon Père; car je crois que, si on prend la
peine d'examiner le véritable sens de mes paroles, on n'en trouvera aucune qui
ne marque parfaitement le contraire, et peut-être s'offrira-t-il un jour, dans
nos entretiens, l'occasion de le faire amplement paraître. Ho! Ho! dit le Père,
vous ne riez plus. Je vous confesse, lui dis-je, que ce soupçon que je me
voulusse railler des choses saintes me serait bien sensible, comme il serait
bien injuste. Je ne le disais pas tout de bon, repartit le Père; mais parlons
plus sérieusement. J'y suis tout disposé, si vous le voulez, mon Père; cela
dépend de vous. Mais je vous avoue que j'ai été surpris de voir que vos Pères
ont tellement étendu leurs soins à toutes sortes de conditions, qu'ils ont voulu
même régler le gain légitime des sorciers. On ne saurait, dit le Père, écrire
pour trop de monde, ni particulariser trop les cas, ni répéter trop souvent les
mêmes choses en différents livres. Vous le verrez bien par ce passage d'un des
plus graves de nos Pères. Vous le pouvez juger, puisqu'il est aujourd'hui notre
Père Provincial: c'est le R. P. Cellot, en son l. 8 de la Hiérarch., ch. 16, §
2. Nous savons, dit-il, qu'une personne qui portait une grande somme d'argent
pour la restituer par ordre de son confesseur, s'étant arrêtée en chemin chez un
libraire, et lui ayant demandé s'il n'y avait rien de nouveau, num quid novi? il
lui montra un nouveau livre de théologie morale, et que, le feuilletant avec
négligence et sans penser à rien, il tomba sur son cas et y apprit qu'il n'était
point obligé à restituer: de sorte que, s'étant déchargé du fardeau de son
scrupule, et demeurant toujours chargé du poids de son argent, il s'en retourna
bien plus léger en sa maison: objecta. scrupuli sarcina, retento auri pondere,
levior domum, repetiit.
Neuvième lettre
Le Paradis
ouvert à Philagie, par cent dévotions à la Mère de Dieu, aisées à
pratiquer. Eh quoi! mon Père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir
le ciel? Oui, dit-il; voyez-le encore dans la suite des paroles que vous avez
ouïes: Tout autant de dévotions à la Mère de Dieu que vous trouverez en ce livre
sont autant de clefs du ciel qui vous ouvriront le Paradis tout entier, pourvu
que vous les pratiquiez: et c'est pourquoi il dit dans la conclusion, qu'il est
content si on en pratique une seule.
Mon Révérend Père,
je vous assure que si vous ne m'aviez dit que le P. Le
Moyne est l'auteur de cette peinture, j'aurais dit que c'eût été quelque impie
qui l'aurait faite à dessein de tourner les saints en ridicule. Car, si ce n'est
là l'image d'un homme tout à fait détaché des sentiments auxquels l'Evangile
oblige de renoncer, je confesse que je n'y entends rien. Voyez donc, dit-il,
combien vous vous y connaissez peu; car ce sont là des traits d'un esprit faible
et sauvage, qui n'a pas les affections honnêtes et naturelles qu'il devrait
avoir, comme le P. Le Moyne le dit dans la fin de cette description. C'est par
ce moyen qu'il enseigne la vertu et la philosophie chrétiennes, selon le dessein
qu'il en avait dans cet ouvrage, comme il le déclare dans l'avertissement. Et,
en effet, on ne peut nier que cette méthode de traiter de la dévotion n'agrée
tout autrement au monde que celle dont on se servait avant nous. Il n'y a point
de comparaison, lui dis-je, et je commence à espérer que vous me tiendrez
parole. Vous le verrez bien mieux, dans la suite, dit-il; je ne vous ai encore
parlé de la piété qu'en général. Mais, pour vous faire voir en détail combien
nos Pères en ont ôté de peines, n'est-ce pas une chose pleine de consolation
pour les ambitieux, d'apprendre qu'ils peuvent conserver une véritable dévotion
avec un amour désordonné pour les grandeurs? Eh quoi! mon Père, avec quelque
excès qu'ils les recherchent? Oui, dit-il; car ce ne serait toujours que péché
véniel, à moins qu'on désirât les grandeurs pour offenser Dieu ou l'Etat plus
commodément. Or les péchés véniels n'empêchent pas d'être dévot, puisque les
plus grands saints n'en sont pas exempts. Ecoutez donc Escobar, tr. 2, ex. 2, n.
17: L'ambition, qui est un appétit désordonné des charges et des grandeurs, est
de soi-même un péché véniel; mais, quand on désire ces grandeurs pour nuire à
l'Etat, ou pour avoir plus de commodité d'offenser Dieu, ces circonstances
extérieures le rendent mortel.
Comment! mon Père,
et n'est-ce pas là un mensonge, et même un parjure? Non,
dit le Père: Sanchez le prouve au même lieu, et notre P. Filiutius aussi, tr.
25, c. II, n. 331; parce, dit-il, que c'est l'intention qui règle la qualité de
l'action. Et il y donne encore, n. 328, un autre moyen plus sûr d'éviter le
mensonge: c'est qu'après avoir dit tout haut: Je jure que je n'ai point fait
cela, on ajoute tout bas, aujourd'hui; ou qu'après avoir dit tout haut: Je jure,
on dise tout bas, que je dis, et que l'on continue ensuite tout haut, que je
n'ai point fait cela. Vous voyez bien que c'est dire la vérité. Je l'avoue, lui
dis-je; mais nous trouverions peut-être que c'est dire la vérité tout bas, et un
mensonge tout haut: outre que je craindrais que bien des gens n'eussent pas
assez de présence d'esprit pour se servir de ces méthodes. Nos Pères, dit-il,
ont enseigné au même lieu, en faveur de ceux qui ne sauraient pas user de ces
restrictions, qu'il leur suffit, pour ne point mentir, de dire simplement qu'ils
n'ont point fait ce qu'ils ont fait, pourvu qu'ils aient en général l'intention
de donner à leurs discours le sens qu'un habile homme y donnerait.
En vérité,
mon Père, cela est bien achevé. Il y a bien d'autres choses
néanmoins, dit le Père; mais il faut les laisser pour parler des maximes plus
importantes, qui facilitent l'usage des choses saintes comme, par exemple, la
manière d'assister à la Messe. Nos grands théologiens, Gaspard Hurtado, De Sacr.,
to. 2, d. 5, dist. 2, et Coninck, q. 83, a. 6, n. 197, ont enseigné sur ce
sujet, qu'il suffit d'être présent à la Messe de corps, quoiqu'on soit absent
d'esprit, pourvu qu'on demeure dans une contenance respectueuse extérieurement.
Et Vasquez passe plus avant, car il dit qu'on satisfait au précepte d'ouïr la
Messe, encore même qu'on ait l'intention de n'en rien faire. Tout cela est aussi
dans Escobar, tr. I, ex. II, n. 74 et 107; et encore au tr. I, ex. I, n. 116, où
il l'explique par l'exemple de ceux qu'on mène à la Messe par force, et qui ont
l'intention expresse de ne la point entendre. Vraiment, lui dis-je, je ne le
croirais jamais, si un autre me le disait. En effet, dit-il, cela a quelque
besoin de l'autorité de ces grands hommes; aussi bien que ce que dit Escobar, au
tr I, ex. II, n. 31: Qu'une méchante intention, comme de regarder des femmes
avec un désir impur, jointe à celle d'ouïr la Messe comme il faut, n'empêche pas
qu'on s'y satisfasse: Nec obest alia prava intentio, ut aspiciendi libidinose
feminas.
Dixième lettre
Vous avez vu,
me dit-il, par tout ce que je vous ai dit jusques ici, avec
quel succès nos Pères ont travaillé à découvrir, par leur lumière qu'il y a un
grand nombre de choses permises qui passaient autrefois pour défendues; mais,
parce qu'il reste encore des péchés qu'on n'a pu excuser, et que l'unique remède
en est la Confession, il a été bien nécessaire d'en adoucir les difficultés par
les voies que j'ai maintenant à vous dire. Et ainsi, après vous avoir montré,
dans toutes nos conversations précédentes, comment on a soulagé les scrupules
qui troublaient les consciences, en faisant voir que ce qu'on croyait mauvais ne
l'est pas, il reste à vous montrer en celle-ci la manière d'expier facilement ce
qui est véritablement péché, en rendant la Confession aussi aisée qu'elle était
difficile autrefois. Et par quel moyen, mon Père? C'est, dit-il, par ces
subtilités admirables qui sont propres à notre Compagnie, et que nos Pères de
Flandre appellent, dans l'Image de notre premier siècle, l. 3, or. I, p. 401, et
l. I, c. 2, de pieuses et saintes finesses, et un saint artifice de dévotion:
piam et religiosam calliditatem, et pietatis solertiam. Au l. 3, c. 8, c'est par
le moyen de ces inventions que les crimes s'expient aujourd'hui alacrius, avec
plus d'allégresse et d'ardeur qu'ils ne se commettaient autrefois; en sorte que
plusieurs personnes effacent leurs taches aussi promptement qu'ils les
contractent: plurimi vix citius maculas contrahunt quam eluunt, comme il est dit
au même lieu. Apprenez-moi donc, je vous prie, mon Père, ces finesses si
salutaires. Il y en a plusieurs, me dit-il; car, comme il se trouve beaucoup de
choses pénibles dans la Confession, on a apporté des adoucissements à chacune;
et parce que les principales peines qui s'y rencontrent sont la honte de
confesser de certains péchés, le soin d'en exprimer les circonstances, la
pénitence qu'il en faut faire, la résolution de n'y plus tomber, la fuite des
occasions prochaines qui y engagent, et le regret de les avoir commis; j'espère
vous montrer aujourd'hui qu'il ne reste presque rien de fâcheux en tout cela,
tant on a eu soin d'ôter toute l'amertume et toute l'aigreur d'un remède si
nécessaire.
Mais, mon Père,
lui dis-je, je trouve que vous imposez une grande charge aux
confesseurs, en les obligeant de croire le contraire de ce qu'ils voient. Vous
n'entendez pas cela, dit-il; on veut dire par là qu'ils sont obligés d'agir et
d'absoudre, comme s'ils croyaient que cette résolution fût ferme et constante,
encore qu'ils ne le croient pas en effet. Et c'est ce que nos PP. Suarez et
Filiutius expliquent ensuite des passages de tantôt. Car après avoir dit que le
prêtre est obligé de croire son pénitent sur sa parole, ils ajoutent qu'il n'est
pas nécessaire que le confesseur se persuade que la résolution de son pénitent
s'exécutera, ni qu'il le juge même probablement; mais il suffit qu'il pense
qu'il en a à l'heure même le dessein en général, quoiqu'il doive retomber en
bien peu de temps. Et c'est ce qu'enseignent tous nos auteurs, ita docent omnes
autores. Douterez-vous d'une chose que tous nos auteurs enseignent? Mais, mon
Père, que deviendra donc ce que le P. Pétau a été obligé de reconnaître lui-même
dans la préface de la Pén. Publ., p. 4: Que les saints Pères, les Docteurs et
les Conciles sont d'accord, comme d'une vérité certaine, que la pénitence qui
prépare à l'eucharistie doit être véritable, constante, courageuse, et non pas
lâche et endormie, ni sujette aux rechutes et aux reprises? Ne voyez-vous pas,
dit-il, que le P. Pétau parle de l'ancienne Eglise? Mais cela est maintenant si
peu de saison, pour user des termes de nos Pères, que, selon le P. Bauny, le
contraire est seul véritable; c'est au tr. 4. q. 15, p. 95. Il y a des auteurs
qui disent qu'on doit refuser l'absolution à ceux qui retombent souvent dans les
mêmes péchés, et principalement lorsque, après les avoir plusieurs fois absous,
il n'en paraît aucun amendement: et d'autres disent que non. Mais la seule
véritable opinion est qu'il ne faut point leur refuser l'absolution: et encore
qu'ils ne profitent point de tous les avis qu'on leur a souvent donnés, qu'ils
n'aient pas gardé les promesses qu'ils ont faites de changer de vie, qu'ils
n'aient pas travaillé à se purifier, il n'importe: et quoi qu'en disent les
autres, la véritable opinion, et laquelle on doit suivre, est que, même en tous
ces cas, on les doit absoudre. Et, tr. 4, q. 22, p. 100: Qu'on ne doit ni
refuser ni différer l'absolution à ceux qui sont dans des péchés d'habitude
contre la loi de Dieu, de nature et de l'Eglise, quoiqu'on n'y voie aucune
espérance d'amendement: Etsi emendationis futuroe nulla spes appareat.
Aussi Diana,
notre ami intime, a cru nous faire plaisir de marquer par quels
degrés on y est arrivé. C'est ce qu'il fait p. 5, tr. 13, où il dit:
Qu'autrefois les anciens scolastiques soutenaient que la contrition était
nécessaire aussitôt qu'on avait fait un péché mortel; mais que depuis on a cru
qu'on n'y était obligé que les jours de fêtes, et ensuite que quand quelque
grande calamité menaçait tout le peuple; que, selon d'autres, on était obligé à
ne la pas différer longtemps quand on approche de la mort. Mais que nos Pères
Hurtado et Vasquez ont réfuté excellemment toutes ces opinions-là, et établi
qu'on n'y était obligé que quand on ne pouvait être absous par une autre voie,
ou à l'article de la mort. Mais, pour continuer le merveilleux progrès de cette
doctrine, j'ajouterai que nos Pères Fagundez, praec. 2, t. 2, c. 4, n. 13;
Granados, in 3 part. contr. 7, d. 3, sec. 4, n. 17; et Escobar, tr. 7, ex. 4, n.
88, dans la pratique selon notre Société, ont décidé: Que la contrition n'est
pas nécessaire même à la mort, parce, disent-ils, que si l'attrition avec le
sacrement ne suffisante pas à la mort, il s'ensuivrait que l'attrition ne serait
pas suffisante avec le sacrement. Et notre savant Hurtado, de sacr. d. 6, cité
par Diana, part. 4, tr. 4, Miscell. r. 193, et par Escobar, tr. 7, ex. 4, n. 91,
va encore plus loin; écoutez-le: Le regret d'avoir péché, qu'on ne conçoit qu'à
cause du seul mal temporel qui en arrive, comme d'avoir perdu la santé ou son
argent, est-il suffisant? Il faut distinguer. Si on ne pense pas que ce mal soit
envoyé de la main de Dieu, ce regret ne suffit pas; mais si on croit que ce mal
est envoyé de Dieu, comme en effet tout mal, dit Diana, excepté le péché, vient
de lui, ce regret est suffisant. C'est ce que dit Escobar en la Pratique de
notre Société. Notre P. François Lamy soutient aussi la même chose, T. 8, disp.
3, n. 13.
C'est ainsi que
nos Pères ont déchargé les hommes de l'obligation pénible
d'aimer Dieu actuellement; et cette doctrine est si avantageuse, que nos Pères
Annat, Pinthereau, Le Moyne et A. Sirmond même l'ont défendue vigoureusement,
quand on a voulu la combattre. Vous n'avez qu'à le voir dans leurs réponses à la
Théologie Morale: et celle du P. Pinthereau en la 2 p. de l'Abbé de Boisic, p.
53, vous fera juger de la valeur de cette dispense par le prix qu'il dit qu'elle
a coûté, qui est le sang de Jésus-Christ. C'est le couronnement de cette
doctrine. Vous y verrez donc que cette dispense de l'obligation fâcheuse d'aimer
Dieu est le privilège de la loi évangélique par-dessus la judaïque. Il a été
raisonnable, dit-il, que dans la loi de grâce du Nouveau Testament, Dieu levât
l'obligation fâcheuse et difficile, qui était en la loi de rigueur, d'exercer un
acte de parfaite contrition pour être justifié, et qu'il instituât des
sacrements pour suppléer à son défaut, à l'aide d'une disposition plus facile.
Autrement, certes, les chrétiens, qui sont les enfants, n'auraient pas
maintenant plus de facilité à se remettre aux bonnes grâces de leur père que les
Juifs, qui étaient les esclaves, pour obtenir miséricorde de leur Seigneur.
Onzième lettre
Ce reproche,
mes Pères, est bien surprenant et bien injuste; car en quel lieu
trouvez-vous que je tourne les choses saintes en raillerie? Vous marquez en
particulier le contrat Mohatra, et l'histoire de Jean d'Alba. Mais est-ce cela
que vous appelez des choses saintes? Vous semble-t-il que le Mohatra soit une
chose si vénérable, que ce soit un blasphème de n'en pas parler avec respect? Et
les leçons du P. Bauny pour le larcin, qui portèrent Jean d'Alba à le pratiquer
contre vous-mêmes, sont-elles si sacrées, que vous ayez droit de traiter
d'impies ceux qui s'en moquent?
Je n'ai donc pas
cru faillir en les suivant. Et, comme je pense l'avoir assez
montré, je ne dirai plus sur ce sujet que ces excellentes paroles de Tertullien,
qui rendent raison de tout mon procédé. Ce que j'ai fait n'est qu'un jeu avant
un véritable combat. J'ai plutôt montré les blessures qu'on vous peut faire que
je ne vous en ai fait. Que s'il se trouve des endroits où l'on soit excité à
rire, c'est parce que les sujets mêmes y portaient. Il y a beaucoup de choses
qui méritent d'être moquées et jouées de la sorte, de peur de leur donner du
poids en les combattant sérieusement. Rien n'est plus dû à la vanité que la
risée; et c'est proprement à la vérité à qui il appartient de rire, parce
qu'elle est gaie, et de se jouer de ses ennemis, parce qu'elle est assurée de la
victoire. Il est vrai qu'il faut prendre garde que les railleries ne soient pas
basses et indignes de la vérité. Mais, à cela près, quand on pourra s'en servir
avec adresse, c'est un devoir que d'en user. Ne trouvez-vous pas, mes Pères, que
ce passage est bien juste à notre sujet? Les lettres que j'ai faites jusqu'ici
ne sont qu'un jeu avant un véritable combat. Je n'ai fait encore que me jouer,
et vous montrer plutôt les blessures qu'on vous peut faire que je ne vous en ai
fait. J'ai exposé simplement vos passages sans y faire presque de réflexion. Que
si on y a été excité à rire, c'est parce que les sujets y portaient d'eux-mêmes.
Car, qu'y a-t-il de plus propre à exciter à rire que de voir une chose aussi
grave que la morale chrétienne remplie d'imaginations aussi grotesques que les
vôtres? On conçoit une si haute attente de ces maximes, qu'on dit que
Jésus-Christ a lui-même révélées à des Pères de la Société, que quand on y
trouve qu'un prêtre qui a reçu de l'argent pour dire une Messe peut, outre cela,
en prendre d'autres personnes, en leur cédant toute la part qu'il a au
sacrifice; qu'un religieux n'est pas excommunié pour quitter son habit lorsque
c'est pour danser, pour filouter, ou pour aller incognito en des lieux de
débauche; et qu'on satisfait au précepte d'unir la messe en entendant quatre
quarts de messe à la fois de différents prêtres, lors, dis-je, qu'on entend ces
décisions et autres semblables, il est impossible que cette surprise ne fasse
rire, parce que rien n'y porte davantage qu'une disproportion surprenante entre
ce qu'on attend et ce qu'on voit. Et comment aurait-on pu traiter autrement la
plupart de ces matières, puisque ce serait les autoriser que de les traiter
sérieusement, selon Tertullien?
Qu'ils considèrent
donc devant Dieu combien la morale que vos casuistes
répandent de toutes parts est honteuse et pernicieuse à l'Eglise; combien la
licence qu'ils introduisent dans les moeurs est scandaleuse et démesurée;
combien la hardiesse avec laquelle vous les soutenez est opiniâtre et violente.
Et s'ils ne jugent qu'il est temps de s'élever contre de tels désordres, leur
aveuglement sera aussi à plaindre que le vôtre, mes Pères, puisque et vous et
eux avez un pareil sujet de craindre cette parole de saint Augustin sur celle de
Jésus-Christ dans l'Evangile: Malheur aux aveugles qui conduisent! malheur aux
aveugles qui sont conduits! voe coecis ducentibus! voe coecis sequentibus!
Enfin,
mes Pères, pour abréger ces règles, je ne vous dirai plus que
celle-ci, qui est le principe et la fin de toutes les autres: c'est que l'esprit
de charité porte à avoir dans le coeur le désir du salut de ceux contre qui on
parle, et à adresser ses prières à Dieu en même temps qu'on adresse ses
reproches aux hommes. On doit toujours, dit saint Augustin, conserver la charité
dans le coeur, lors même qu'on est obligé de faire au-dehors des choses qui
paraissent rudes aux hommes, et de les frapper avec une âpreté dure, mais
bienfaisante, leur utilité devant être préférée à leur satisfaction. Je crois,
mes Pères, qu'il n'y a rien dans mes lettres qui témoigne que je n'aie pas eu ce
désir pour vous; et ainsi la charité vous oblige à croire que je l'ai eu en
effet, lorsque vous n'y voyez rien de contraire. Il paraît donc par là que vous
ne pouvez montrer que j'aie péché contre cette règle, ni contre aucune de celles
que la charité oblige de suivre; et c'est pourquoi vous n'avez aucun droit de
dire que je l'aie blessée en ce que j'ai fait.
Composés de tête et de plume,
Que Dieu de son esprit allume,
Et qu'il éclaire de ses yeux;
Ces illustres faces volantes
Sont toujours rouges et brûlantes,
Soit du feu de Dieu, soit du leur,
Et dans leurs flammes mutuelles
Font du mouvement de leurs ailes
Un éventail à leur chaleur.
Mais la rougeur éclate en toi,
Delphine, avec plus d'avantage,
Quand l'honneur est sur ton visage
Vêtu de pourpre comme un roi, etc. Mais on dira peut-être que
vous ne péchez pas au moins contre la dernière
règle, qui oblige d'avoir le désir du salut de ceux qu'on décrie, et qu'on ne
saurait vous en accuser sans violer le secret de votre coeur, qui n'est connu
que de Dieu seul. C'est une chose étrange, mes Pères, qu'on ait néanmoins de
quoi vous en convaincre; que, votre haine contre vos adversaires ayant été
jusqu'à souhaiter leur perte éternelle, votre aveuglement ait été jusqu'à
découvrir un souhait si abominable; que, bien loin de former en secret des
désirs de leur salut, vous ayez fait en public des voeux pour leur damnation; et
qu'après avoir produit ce malheureux souhait dans la ville de Caen avec le
scandale de toute l'Eglise, vous ayez osé depuis soutenir encore à Paris, dans
vos livres imprimés, une action si diabolique. Il ne se peut rien ajouter à ces
excès contre la piété: railler et parler indignement des choses les plus
sacrées; calomnier les vierges et les prêtres faussement et scandaleusement; et
enfin former des désirs et des voeux pour leur damnation. Je ne sais, mes Pères,
si vous n'êtes point confus, et comment vous avez pu avoir la pensée de
m'accuser d'avoir manqué de charité, moi qui n'ai parlé qu'avec tant de vérité
et de retenue, sans faire de réflexion sur les horribles violements de la
charité, que vous faites vous-mêmes par de si déplorables emportements.
Douzième lettre aux révérends pères jésuites
La première de
vos impostures est sur l'opinion de Vasquez touchant l'aumône.
Souffrez donc que je l'explique nettement, pour ôter toute obscurité de nos
disputes. C'est une chose assez connue, mes Pères, que, selon l'esprit de
l'Eglise, il y a deux préceptes touchant l'aumône: l'un, de donner de son
superflu dans les nécessités ordinaires des pauvres; l'autre, de donner même de
ce qui est nécessaire, selon sa condition, dans les nécessités extrêmes. C'est
ce que dit Cajetan, après saint Thomas: de sorte que, pour faire voir l'esprit
de Vasquez touchant l'aumône, il faut montrer comment il a réglé, tant celle
qu'on doit faire du superflu, que celle qu'on doit faire du nécessaire.
Vous ne m'objectez
rien davantage; de sorte qu'il ne me reste qu'à faire voir
combien est faux ce que vous prétendez, que Vasquez est plus sévère que Cajetan;
et cela sera bien facile, puisque ce cardinal enseigne qu'on est obligé par
justice de donner l'aumône de son superflu, même dans les communes nécessités
des pauvres: parce que, selon les saints Pères, les riches sont seulement
dispensateurs de leur superflu, pour le donner à qui ils veulent d'entre ceux
qui en ont besoin. Et ainsi, au lieu que Diana dit des maximes de Vasquez
qu'elles seront bien commodes et bien agréables aux riches et à leurs
confesseurs, ce Cardinal, qui n'a pas une pareille consolation à leur donner,
déclare, De Eleem., c. 6, qu'il n'a rien à dire aux riches que ces paroles de
Jésus-Christ: Qu'il est plus facile qu'un chameau passe par le trou d'une
aiguille, que non pas qu'un riche entre dans le ciel; et à leurs confesseurs que
cette parole du même Sauveur: si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont
tous deux dans le précipice; tant il a trouvé cette obligation indispensable!
Aussi c'est ce que les Pères et tous les saints ont établi comme une vérité
constante. Il y a deux cas, dit saint Thomas, 2, 2, q. 118, art. 4, où l'on est
obligé de donner l'aumône par un devoir de justice, ex debito legali: l'un quand
les pauvres sont en danger, l'autre quand nous possédons des biens superflus. Et
q. 87, a. I,: Les troisièmes décimes que les Juifs devaient manger avec les
pauvres ont été augmentées dans la loi nouvelle, parce que Jésus-Christ veut que
nous donnions aux pauvres, non seulement la dixième partie, mais tout notre
superflu. Et cependant il ne plaît pas à Vasquez qu'on soit obligé d'en donner
une partie seulement, tant il a de complaisance pour les riches, de dureté pour
les pauvres, d'opposition à ces sentiments de charité qui font trouver douce la
vérité de ces paroles de saint Grégoire, laquelle parait si rude aux riches du
monde: Quand nous donnons aux pauvres ce qui leur est nécessaire, nous ne leur
donnons pas tant ce qui est à nous que nous leur rendons ce qui est à eux: et
c'est un devoir de justice plutôt qu'une oeuvre de miséricorde.
Je vous demande donc,
sans parler de droit positif, ni de présomption de
tribunal extérieur, si un bénéficier sera simoniaque, selon vos auteurs, en
donnant un bénéfice de quatre mille livres de rente, et recevant dix mille
francs argent comptant, non pas comme prix du bénéfice, mais comme un motif qui
le porte à le donner. Répondez-moi nettement, mes Pères; que faut-il conclure
sur ce cas, selon vos auteurs? Tannerus ne dira-t-il pas formellement que ce
n'est pas simonie en conscience, puisque le temporel n'est point le prix du
bénéfice, mais seulement le motif qui le fait donner? Valentia, vos thèses de
Caen, Sanchez et Escobar, ne décideront-ils pas de même, que ce n'est pas
simonie par la même raison? [En] faut-il davantage pour excuser ce bénéficier de
simonie? Et oseriez-vous le traiter de simoniaque dans vos confessionnaux,
quelque sentiment que vous en ayez par vous-mêmes, puisqu'il aurait droit de
vous fermer la bouche, ayant agi selon l'avis de tant de docteurs graves?
Confessez donc qu'un tel bénéficier est excusé de simonie, selon vous, et
défendez maintenant cette doctrine, si vous le pouvez.
Pour celle-ci,
mes Pères, il n'y a rien de plus grossier. Vous me traitez
d'imposteur sur le sujet d'un sentiment de Lessius, que je n'ai point cité de
moi-même, mais qui se trouve allégué par Escobar, dans un passage que j'en
rapporte; et ainsi, quand il serait vrai que Lessius ne serait pas de l'avis
qu'Escobar lui attribue, qu'y a-t-il de plus injuste que de s'en prendre à moi?
Quand je cite Lessius et vos autres auteurs de moi-même, je consens d'en
répondre. Mais comme Escobar a ramassé les opinions des 24 de vos Pères, je vous
demande si je dois être garant d'autre chose que de ce que je cite de lui; et
s'il faut, outre cela, que je réponde des citations qu'il fait lui-même dans les
passages que j'en ai pris. Cela ne serait pas raisonnable. Or, c'est de quoi il
s'agit en cet endroit. J'ai rapporté dans ma Lettre ce passage d'Escobar,
traduit fort fidèlement, et sur lequel aussi vous ne dites rien: Celui qui fait
banqueroute peut-il en sûreté de conscience retenir de ses biens autant qu'il
est nécessaire pour vivre avec honneur, ne indecore vivat? JE REPONDS QUE OUI
AVEC LESSIUS, CUM LESSIO ASSERO POSSE etc. Sur cela vous me dites que Lessius
n'est pas de ce sentiment. Mais pensez un peu où vous vous engagez. Car, s'il
est vrai qu'il en est, on vous appellera imposteurs, d'avoir assuré le
contraire; et s'il n'en est pas, Escobar sera l'imposteur: de sorte qu'il faut
maintenant, par nécessité, que quelqu'un de la Société soit convaincu
d'imposture. Voyez un peu quel scandale! Aussi vous ne savez prévoir la suite
des choses. Il vous semble qu'il n'y a qu'à dire des injures aux personnes, sans
penser sur qui elles retombent. Que ne faisiez-vous savoir votre difficulté à
Escobar, avant que de la publier? Il vous eût satisfait. Il n'est pas si malaisé
d'avoir des nouvelles de Valladolid, où il est en parfaite santé, et où il
achève sa grande Théologie morale en six volumes, sur les premiers desquels je
vous pourrai dire un jour quelque chose. On lui a envoyé les dix premières
Lettres, vous pouviez aussi lui envoyer votre objection, et je m'assure qu'il y
eût bien répondu: car il a vu sans doute dans Lessius ce passage, d'où il a pris
le ne indecore vivat. Lisez-le bien, mes Pères, et vous l'y trouverez comme moi,
lib. 2, c. 16, n. 45: Idem colligitur aperte ex juribus citatis, maxime quoad ea
bona quoe post cessionem acquirit, de quibus is qui debilor est etiam ex
delicto, potest retinere quantum necessarium est, ut pro sua conditione NON
INDECORE VIVAT. Petes an leges id permittant de bonis quoe tempore insiantis
cessionis habebat? Ita vidécur colligi ex DD.
Treizième lettre aux révérends pères jésuites
Je justifierai donc,
dans cette lettre, la vérité de mes citations contre les
faussetés que vous m'imposez. Mais parce que vous avez osé avancer dans vos
écrits, que les sentiments de vos auteurs sur le meurtre sont conformes aux
décisions des Papes et des lois ecclésiastiques, vous m'obligerez à détruire,
dans ma lettre suivante, une proposition si téméraire et si injurieuse à
l'Eglise. Il importe de faire voir qu'elle est exempte de vos corruptions, afin
que les hérétiques ne puissent pas se prévaloir de vos égarements pour en tirer
des conséquences qui la déshonorent. Et ainsi, en voyant d'une part vos
pernicieuses maximes, et de l'autre les Canons de l'Eglise qui les ont toujours
condamnées, on trouvera tout ensemble, et ce qu'on doit éviter, et ce qu'on doit
suivre.
Ne nous parlez
donc plus de ces inconvénients qu'on peut éviter en tant de
rencontres, et hors lesquels le meurtre est permis, selon Lessius, dans la
pratique même. C'est ce qu'ont bien reconnu vos auteurs, cités par Escobar dans
la pratique de l'homicide selon votre Société: Est-il permis, dit-il, de tuer
celui qui a donné un soufflet? Lessius dit que cela est permis dans la
spéculation, mais qu'on ne le doit pas conseiller dans la pratique, non
consulendum in praxi, à cause du danger de la haine ou des meurtres nuisibles à
l'Etat qui en pourraient arriver. MAIS LES AUTRES ONT JUGE QU'EN EVITANT CES
INCONVENIENTS CELA EST PERMIS ET SUR DANS LA PRATIQUE: in praxi probabilem et
tutam judicarunt Henriquez, etc. Voilà comment les opinions s'élèvent peu à peu
jusqu'au comble de la probabilité. Car vous y avez porté celle-ci, en la
permettant enfin sans aucune distinction de spéculation ni de pratique, en ces
termes: Il est permis, lorsqu'on a reçu un soufflet, de donner incontinent un
coup d'épée, non pas pour se venger, mais pour conserver son honneur. C'est ce
qu'ont enseigné vos Pères à Caen, en 1644, dans leurs écrits publics, que
l'Université produisit au Parlement lorsqu'elle y présenta sa troisième requête
contre votre doctrine de l'homicide, comme il se voit en la p. 339 du livre
qu'elle en fit alors imprimer.
Je vous ai déjà
parlé du P. Lamy, et vous n'ignorez pas que sa doctrine sur
ce sujet a été censurée en 1649 par l'Université de Louvain. Et néanmoins il n'y
a pas encore deux mois que votre Père Des Bois a soutenu à Rouen cette doctrine
censurée du P. Lamy, et a enseigné qu'il est permis à un religieux de défendre
l'honneur qu'il a acquis par sa vertu, MEME EN TUANT celui qui attaque sa
réputation, ETIAM CUM MORTE INVASORIS. Ce qui a causé un tel scandale en cette
ville-là, que tous les Curés se sont unis pour lui faire imposer silence, et
[l']obliger à rétracter sa doctrine, par les voies canoniques. L'affaire en est
à l'Officialité.
Car c'est encore ici,
mes Pères, une des plus subtiles adresses de votre
politique, de séparer dans vos écrits les maximes que vous assemblez dans vos
avis. C'est ainsi que vous avez établi à part votre doctrine de la probabilité,
que j'ai souvent expliquée. Et ce principe général étant affermi, vous avancez
séparément des choses qui, pouvant être innocentes d'elles-mêmes, deviennent
horribles étant jointes à ce pernicieux principe. J'en donnerai pour exemple ce
que vous avez dit, page II, dans vos impostures, et à quoi il faut que je
réponde: Que plusieurs théologiens célèbres sont d'avis qu'on peut tuer pour un
soufflet reçu. Il est certain, mes Pères, que, si une personne qui ne tient
point la probabilité avait dit cela, il n'y aurait rien à reprendre, puisqu'on
ne ferait alors qu'un simple récit qui n'aurait aucune conséquence. Mais vous,
mes Pères, et tous ceux qui tenez cette dangereuse doctrine, que tout ce
qu'approuvent des auteurs célèbres est probable et sûr en conscience, quand vous
ajoutez à cela, que plusieurs auteurs célèbres sont d'avis qu'on peut tuer pour
un soufflet, qu'est-ce faire autre chose, sinon de mettre à tous les Chrétiens
le poignard à la main pour tuer ceux qui les auront offensés, en leur déclarant
qu'ils le peuvent faire en sûreté de conscience, parce qu'ils suivront en cela
l'avis de tant d'auteurs graves?
Quatorzième lettre aux révérends pères jésuites
Aussi ce commandement
a été imposé aux hommes dans tous les temps. L'Evangile
a confirmé celui de la loi, et le Décalogue n'a fait que renouveler celui que
les hommes avaient reçu de Dieu avant la loi, en la personne de Noé, dont tous
les hommes devaient naître; car dans ce renouvellement du monde, Dieu dit à ce
patriarche: Je demanderai compte aux hommes [de la vie des hommes,] et au frère
de la vie de son frère. Quiconque versera le sang humain, son sang sera répandu;
parce que l'homme est créé à l'image de Dieu.
Cela est faux, mes Pères,
que la défense étant permise, le meurtre soit aussi
permis. C'est cette cruelle manière de se défendre qui est la source de toutes
vos erreurs, et qui est appelée, par la Faculté de Louvain, UNE DEFENSE
MEURTRIERE, defensio occisiva, dans leur censure de la doctrine de votre P. Lamy
sur l'homicide. Je vous soutiens donc qu'il y a tant de différence, selon les
lois, entre tuer et se défendre, que, dans les mêmes occasions où la défense est
permise, le meurtre est défendu quand on n'est point en péril de mort.
Ecoutez-le, mes Pères, dans Cujas, au même lieu: Il est permis de repousser
celui qui vient pour s'emparer de notre possession, MAIS IL N'EST PAS PERMIS DE
LE TUER. Et encore: Si quelqu'un vient pour nous frapper, et non pas pour nous
tuer, il est bien permis de le repousser, MAIS IL N'EST PAS PERMIS DE LE TUER.
L'Eglise
a été longtemps à ne réconcilier qu'à la mort ceux qui étaient
coupables d'un homicide volontaire, tels que sont ceux que vous permettez. Le
célèbre Concile d'Ancyre les soumet à la pénitence durant toute leur vie; et
l'Eglise a cru depuis être assez indulgente envers eux en réduisant ce temps à
un très grand nombre d'années. Mais, pour détourner encore davantage les
Chrétiens des homicides volontaires, elle a puni très sévèrement ceux mêmes qui
étaient arrivés par imprudence, comme on peut voir dans saint Basile, dans saint
Grégoire de Nysse, dans les décrets du pape Zacharie et d'Alexandre II. Les
canons rapportés par Isaac, évêque de Langres, t. 2, ch. 13, ordonnent sept ans
de pénitence pour avoir tué en se défendant. Et on voit que saint Hildebert,
évêque du Mans, répondit à Yves de Chartres: Qu'il a eu raison d'interdire un
prêtre pour toute sa vie, qui, pour se défendre, avait tué un voleur d'un coup
de pierre.
Voilà, mes Pères,
de quelle sorte, dans l'ordre de la justice, on dispose de
la vie des hommes. Voyons maintenant comment vous en disposez. Dans vos
nouvelles lois, il n'y a qu'un juge, et ce juge est celui-là même qui est
offensé. Il est tout ensemble le juge, la partie et le bourreau. Il se demande à
lui-même la mort de son ennemi, il l'ordonne, il l'exécute sur-le-champ; et sans
respect ni du corps, ni de l'âme de son frère, il tue et damne celui pour qui
Jésus-Christ est mort; et tout cela pour éviter un soufflet ou une médisance, ou
une parole outrageuse, ou d'autres offenses semblables pour lesquelles un juge,
qui a l'autorité légitime, serait criminel d'avoir condamné à la mort ceux qui
les auraient commises, parce que les lois sont très éloignées de les y
condamner. Et enfin, pour comble de ces excès, on ne contracte ni pêché, ni
irrégularité, en tuant de cette sorte sans autorité et contre les lois,
quoiqu'on soit religieux et même prêtre. Où en sommes-nous, mes Pères? Sont-ce
des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte? sont-ce des Chrétiens?
sont-ce des Turcs? sont-ce des hommes? sont-ce des démons? et sont-ce là des
mystères révélés par l'Agneau à ceux de sa Société, ou des abominations
suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti?
Quinzième lettre aux révérends pères jésuites
Je sais que
ceux qui ne vous connaissent pas assez ont peine à se déterminer
sur ce sujet, parce qu'ils se trouvent dans la nécessité, ou de croire les
crimes incroyables dont vous accusez vos ennemis, ou de vous tenir pour des
imposteurs, ce qui leur paraît aussi incroyable. Quoi! disent-ils, si ces
choses-là n'étaient, des religieux les publieraient-ils, et voudraient-ils
renoncer à leur conscience, et se damner par ces calomnies? Voilà la manière
dont ils raisonnent; et ainsi, les preuves visibles par lesquelles on ruine vos
faussetés rencontrant l'opinion qu'ils ont de votre sincérité, leur esprit
demeure en suspens entre l'évidence de la vérité, qu'ils ne peuvent démentir, et
le devoir de la charité qu'ils appréhendent de blesser. De sorte que, comme la
seule chose qui les empêche de rejeter vos médisances est l'estime qu'ils ont de
vous, si on leur fait entendre que vous n'avez pas de la calomnie l'idée qu'ils
s'imaginent que vous en avez, et que vous croyez pouvoir faire votre salut en
calomniant vos ennemis, il est sans doute que le poids de la vérité les
déterminera incontinent à ne plus croire vos impostures. Ce sera donc, mes
Pères, le sujet de cette lettre.
En voici
un insigne témoignage dans le démêlé que vous eûtes avec M. Puys,
curé de S. Nisier, à Lyon; et comme cette histoire marque parfaitement votre
esprit, j'en rapporterai les principales circonstances. Vous savez, mes Pères,
qu'en 1649, M. Puys traduisit en français un excellent livre d'un autre P.
Capucin, touchant le devoir des Chrétiens à leur paroisse contre ceux qui les en
détournent, sans user d'aucune invective, et sans désigner aucun religieux, ni
aucun ordre en particulier. Vos Pères néanmoins prirent cela pour eux; et, sans
avoir aucun respect pour un ancien pasteur, juge en la Primatie de France, et
honoré de toute la ville, votre P. Alby fit un livre sanglant contre lui, que
vous vendîtes vous-mêmes dans votre propre église, le jour de l'Assomption; où
il l'accusait de plusieurs choses, et entre autres de s'être rendu scandaleux
par ses galanteries, et d'être suspect d'impiété, d'être hérétique, excommunié,
et enfin digne du feu. A cela M. Puys répondit et le P. Alby soutint, par un
second livre, ses premières accusations. N'est-il donc pas vrai, mes Pères, ou
que vous étiez des calomniateurs, ou que vous croyiez tout cela de ce bon
prêtre; et qu'ainsi il fallait que vous le vissiez hors de ses erreurs pour le
juger digne de votre amitié? Ecoutez donc ce qui se passa dans l'accommodement
qui fut fait en présence d'un grand nombre des premières personnes de la ville,
dont les noms sont au bas de cette page, comme ils sont marqués dans l'acte qui
en fut dressé le 25 sept. 1650.
On vous
a reproché en divers temps une autre proposition du même P. Bauny, tr. 4, q. 22, p. 100: On ne doit dénier
ni différer l'absolution à ceux qui sont dans les habitudes de crimes contre la loi de Dieu, de nature et de l'Eglise,
encore qu'on n'y voie aucune espérance d'amendement: et si émendationis futuroe
spes nulla appareat. Je vous prie sur cela, mes Pères, de me dire lequel y a le
mieux répondu, selon votre goût, ou de votre P. Pinthereau, ou de votre P.
Brisacier, qui défendent le P. Bauny en vos deux manières: l'un en condamnant
cette proposition, mais en désavouant aussi qu'elle soit du P. Bauny; l'autre en
avouant qu'elle est du P. Bauny, mais en la justifiant en même temps.
Ecoutez-les donc discourir. Voici le P. Pinthereau, p. 18: Qu'appelle-t-on
franchir les bornes de toute pudeur, et passer au delà de toute impudence, sinon
d'imposer au P. Bauny, comme une chose avérée, une si damnable doctrine? Jugez,
lecteur, de l'indignité de cette calomnie, et voyez à qui les Jésuites ont
affaire, et si l'auteur d'une si noire supposition ne doit pas passer désormais
pour le truchement du père des mensonges. Et voici maintenant votre P. Brisacier,
4. p., page 21: En effet, le P. Bauny dit ce que vous rapportez. (C'est démentir
le P. Pinthereau bien nettement): Mais, ajoute-t-il pour justifier le P. Bauny,
vous qui reprenez cela, attendez, quand un pénitent sera à vos pieds, que son
ange gardien hypothèque tous les droits qu'il a au ciel pour être sa caution.
Attendez que Dieu le Père jure par son chef que David a menti quand il a dit,
par le Saint-Esprit, que tout homme est menteur, trompeur et fragile; et que ce
pénitent ne soit plus menteur, fragile, changeant, ni pécheur comme les autres,
et vous n'appliquerez le sang de Jésus-Christ sur personne.
En vérité,
mes Pères, vous voilà malmenés, et jamais homme n'a été mieux
justifié. Car il a fallu que les moindres apparences de crime vous aient manqué
contre lui, puisque vous n'avez point répondu à un tel défi. Vous avez
quelquefois de fâcheuses rencontres à essuyer, mais cela ne vous rend pas plus
sages. Car quelque temps après vous l'attaquâtes encore de la même sorte sur un
autre sujet, et il se défendit aussi de même, p. 151, en ces termes: Ce genre
d'hommes qui se rend insupportable à toute la chrétienté aspire, sous le
prétexte des bonnes oeuvres, aux grandeurs et à la domination, en détournant à
leurs fins presque toutes les lois divines, humaines, positives et naturelles.
Ils attirent, ou par leur doctrine, ou par crainte, ou par espérance, tous les
grands de la terre, de l'autorité desquels ils abusent pour faire réussir leurs
détestables intrigues. Mais leurs attentats, quoique si criminels, ne sont ni
punis, ni arrêtés: ils sont récompensés au contraire, et ils les commettent avec
la même hardiesse que s'ils rendaient un service à Dieu. Tout le monde le
reconnaît, tout le monde en parle avec exécration; mais il y en a peu qui soient
capables de s'opposer à une si puissante tyrannie. C'est ce que j'ai fait
néanmoins. J'ai arrêté leur impudence, et je l'arrêterai encore par le même
moyen. Je déclare donc qu'ils ont menti très impudemment, MENTIRIS
IMPUDENTISSIME. Si les choses qu'ils m'ont reprochées sont véritables, qu'ils
les prouvent, ou qu'ils passent pour convaincus d'un mensonge plein d'impudence.
Leur procédé sur cela découvrira qui a raison. Je prie tout le monde de
l'observer, et de remarquer cependant que ce genre d'hommes qui ne souffrent pas
la moindre des injures qu'ils peuvent repousser, font semblant de souffrir très
patiemment celles dont ils ne peuvent se défendre, et couvrent d'une fausse
vertu leur véritable impuissance. C'est pourquoi j'ai voulu irriter plus
vivement leur pudeur, afin que les plus grossiers reconnaissent que, s'ils se
taisent, leur patience ne sera pas un effet de leur douceur, mais du trouble de
leur conscience.
Seizième lettre aux révérends pères jésuites
Vous êtes donc
des imposteurs, mes Pères, aussi bien sur ce sujet que sur
votre conte ridicule du tronc de S. Merry. Car quel avantage pouvez-vous tirer
de l'accusation qu'un de vos bons amis suscita à cet ecclésiastique que vous
voulez déchirer? Doit-on conclure qu'un homme est coupable parce qu'il est
accusé? Non, mes Pères. Des gens de piété comme lui pourront toujours être
accusés tant qu'il y aura au monde des calomniateurs comme vous. Ce n'est donc
pas par l'accusation, mais par l'arrêt qu'il en faut juger. Or, l'arrêt qui en
fut rendu le 23 février 1656 le justifie pleinement; outre que celui qui s'était
engagé témérairement dans cette injuste procédure fut désavoué par ses
collègues, et forcé lui-même à la rétracter. Et quant à ce que vous dites au
même lieu de ce fameux directeur qui se fit riche en un moment de neuf cent
mille livres, il suffit de vous renvoyer à MM. les Curés de S. Roch et de S.
Paul, qui rendront témoignage à tout Paris de son parfait désintéressement dans
cette affaire, et de votre malice inexcusable dans cette imposture.
Eh bien, mes Pères!
direz-vous encore que le Port-Royal n'enseigne rien que
Genève ne reçoive, et que M. Arnauld n'a rien dit, dans sa seconde Lettre, qui
ne pût être dit par un ministre de Charenton? Faites donc parler Mestrezat comme
parle M. Arnauld dans cette lettre, pag. 237 et suiv. Faites-lui dire Que c'est
un mensonge infâme de l'accuser de nier la transsubstantiation; qu'il prend pour
fondement de ses livres la vérité de la présence réelle du Fils de Dieu, opposée
à l'hérésie des Calvinistes; qu'il se tient heureux d'être en un lieu où l'on
adore continuellement le Saint des Saints dans le Sanctuaire, ce qui est
beaucoup plus contraire à la créance des Calvinistes que la présence réelle
même; puisque comme dit le cardinal de Richelieu, dans ses Controverses, p. 536:
Les nouveaux Ministres de France s'étant unis avec les Luthériens qui croient la
présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, ils ont déclaré qu'ils ne
demeurent séparés de l'Eglise, touchant ce mystère, qu'à cause de l'adoration
que les Catholiques rendent à l'Eucharistie. Faites signer à Genève tous les
passages que je vous ai rapportés des livres de Port-Royal, et non pas seulement
les passages, mais les traités entiers touchants ce mystère, comme le livre de
la Fréquente Communion, l'Explication des Cérémonies de la messe, l'Exercice
durant la messe, les Raisons de la suspension du S. Sacrement, la traduction des
Hymnes dans les Heures de Port-Royal, etc. Et enfin faites établir à Charenton
cette institution sainte d'adorer sans cesse Jésus-Christ enfermé dans
l'Eucharistie, comme on fait à Port-Royal, et ce sera le plus signalé service
que vous puissiez rendre à l'Eglise, puisque alors le Port-Royal ne sera pas
d'intelligence avec Genève, mais Genève d'intelligence avec le Port-Royal et
toute l'Eglise.
N'attendez
pas que je vous réponde là-dessus, mes Pères. Si vous n'avez point
de sens commun, je ne puis pas vous en donner. Tous ceux qui en ont se moqueront
assez de vous aussi bien que de votre troisième preuve, qui est fondée sur ces
paroles de la Fréq. Comm., 3. p., ch. II: que Dieu nous donne dans l'Eucharistie
LA MEME VIANDE qu'aux saints dans le Ciel, sans qu'il y ait d'autre différence,
sinon qu'ici il nous en ôte la vue et le goût sensible, réservant l'un et
l'autre pour le ciel. En vérité, mes Pères ces paroles expriment si naïvement le
sens de l'Eglise, que j'oublie à toute heure par où vous vous y prenez pour en
abuser. Car je n'y vois autre chose, sinon ce que le Concile de Trente enseigne,
Sess. 13, c. 8, qu'il n'y a point d'autre différence entre Jésus-Christ dans
l'Eucharistie et Jésus-Christ dans le ciel, sinon qu'il est ici voilé, et non
pas là. M. Arnauld ne dit pas qu'il n'y a point d'autre différence en la manière
de recevoir Jésus-Christ, mais seulement qu'il n'y en a point d'autre en
Jésus-Christ que l'on reçoit. Et cependant vous voulez, contre toute raison, lui
faire dire par ce passage qu'on ne mange non plus ici Jésus-Christ de bouche que
dans le ciel: d'où vous concluez son hérésie.
Mais à quoi sert,
mes Pères, d'opposer leur innocence à vos calomnies? Vous
ne leur attribuez pas ces erreurs dans la croyance qu'ils les soutiennent, mais
dans la croyance qu'ils vous nuisent. C'en est assez, selon votre théologie,
pour les calomnier sans crime; et vous pouvez, sans confession ni pénitence,
dire la messe en même temps que vous imputez à des prêtres qui la disent tous
les jours de croire que c'est une pure idolâtrie: ce qui serait un si horrible
sacrilège, que vous-mêmes avez fait pendre en effigie votre propre Père Jarrige,
sur ce qu'il avait dit la messe au temps où il était d'intelligence avec Genève.
Certainement,
mes Pères, vous seriez capables de produire par là beaucoup de
maux, si Dieu n'avait permis que vous ayez fourni vous-mêmes les moyens de les
empêcher et de rendre toutes vos impostures sans effet; car il ne faut que
publier cette étrange maxime qui les exempte de crime, pour vous ôter toute
créance. La calomnie est inutile, si elle n'est jointe à une grande réputation
de sincérité. Un médisant ne peut réussir, s'il n'est en estime d'abhorrer la
médisance comme un crime dont il est incapable. Et ainsi, mes Pères, votre
propre principe vous trahit. Vous l'avez établi pour assurer votre conscience;
car vous vouliez médire sans être damnés, et être de ces saints et pieux
calomniateurs dont parle saint Athanase. Vous avez donc embrassé, pour vous
sauver de l'Enfer, cette maxime, qui vous en sauve sur la foi de vos docteurs:
mais cette maxime même, qui vous garantit, selon eux, des maux que vous craignez
en l'autre vie, vous ôte en celle-ci l'utilité que vous en espériez: de sorte
qu'en pensant éviter le vice de la médisance vous en avez perdu le fruit: tant
le mal est contraire à soi-même, et tant il s'embarrasse et se détruit par sa
propre malice.
Dix-septième lettre au révérend père Annat, jésuite
Il est temps que j'arrête une fois pour toutes cette hardiesse que vous
prenez de me traiter d'hérétique, qui s'augmente tous les jours. Vous le faites
dans ce livre que vous venez de publier d'une manière qui ne se peut plus
souffrir, et qui me rendrait enfin suspect, si je ne vous y répondais comme le
mérite un reproche de cette nature. J'avais méprisé cette injure dans les écrits
de vos confrères, aussi bien qu'une infinité d'autres qu'ils y mêlent
indifféremment. Ma 15. lettre y avait assez répondu; mais vous en parlez
maintenant d'un autre air, vous en faites sérieusement le capital de votre
défense; c'est presque la seule chose que vous y employez. Car vous dites que,
pour toute réponse à mes 15 Lettres, il suffit de dire 15 fois que je suis
hérétique, et qu'étant déclaré tel, je ne mérite aucune créance. Enfin vous ne
mettez pas mon apostasie en question, et vous la supposez comme un principe
ferme, sur lequel vous bâtissez hardiment. C'est donc tout de bon, mon Père, que
vous me traitez d'hérétique, et c'est aussi tout de bon que je vous y vas
répondre.
Que ce procédé
me parut étrange, mon Père! Car de qui n'en peut-on pas dire
autant? Et quel trouble n'exciterait-on point par ce prétexte? Si l'on refuse,
dit saint Grégoire, Pape, de croire la confession de foi de ceux qui la donnent
conforme aux sentiments de l'Eglise, on remet en doute la foi de toutes les
personnes catholiques. Je craignis donc, mon Père, que votre dessein ne fût de
rendre ces personnes hérétiques sans qu'ils le fussent, comme parle le même Pape
sur une dispute pareille de son temps; parce, dit-il, que ce n'est pas s'opposer
aux hérésies, mais c'est faire une hérésie que de refuser de croire ceux qui par
leur confession témoignent d'être dans la véritable foi: Hoc non est hoeresim
purgare, sed facere. Mais je connus en vérité qu'il n'y avait point en effet
d'hérétiques dans l'Eglise, quand je vis qu'ils s'étaient si bien justifiés de
toutes ces hérésies, que vous ne pûtes plus les accuser d'aucune erreur contre
la foi, et que vous fûtes réduits à les entreprendre seulement sur des questions
de fait touchant Jansénius, qui ne pouvaient être matière d'hérésie. Car vous
les voulûtes obliger à reconnaître que ces propositions étaient dans Jansénius,
mot à mot, toutes, et en propres termes, comme vous l'écrivîtes encore
vous-mêmes: Singulares, individuoe, totidem verbis apud Jansenium contentoe,
dans vos Cavilli, p. 39.
De là vient
qu'au lieu qu'on n'a jamais vu les Conciles généraux et légitimes
contraires les uns aux autres dans les points de foi, parce que, comme dit M. de
Toulouse, il n'est pas seulement permis d'examiner de nouveau ce qui a été déjà
décidé en matière de foi, on a vu quelquefois ces mêmes Conciles opposés sur des
points de fait où il s'agissait de l'intelligence du sens d'un auteur, parce
que, comme dit encore M. de Toulouse, après les Papes qu'il cite, tout ce qui se
résout dans les Conciles hors la foi peut être revu et examiné de nouveau. C'est
ainsi que le IV. et le V. Concile paraissent contraires l'un à l'autre, en
l'interprétation des mêmes auteurs; et la même chose arriva entre deux Papes,
sur une proposition de certains moines de Scythie; car, après que le Pape
Hormisdas l'eut condamnée en l'entendant en un mauvais sens, le Pape Jean II,
son successeur, l'examinant de nouveau, et l'entendant en un bon sens,
l'approuva et la déclara catholique. Diriez-vous, pour cela, qu'un de ces Papes
fut hérétique? Et ne faut-il donc pas avouer que, pourvu que l'on condamne le
sens hérétique qu'un Pape aurait supposé dans un écrit, on n'est pas hérétique
pour ne pas condamner cet écrit, en le prenant en un sens qu'il est certain que
le Pape n'a pas condamné, puisque autrement l'un de ces deux Papes serait tombé
dans l'erreur?
Ainsi, mon Père,
toute cette matière est bien éloignée de pouvoir former une
hérésie. Mais comme vous voulez en faire une à quelque prix que ce soit, vous
avez essayé de détourner la question du point de fait pour la mettre en un point
de foi; et c'est ce que vous faites en cette sorte: Le Pape, dites-vous, déclare
qu'il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions: donc il
est de foi que la doctrine de Jansénius touchant ces cinq propositions est
hérétique, telle qu'elle soit. Voilà, mon Père, un point de foi bien étrange,
qu'une doctrine est hérétique telle qu'elle puisse être. Et quoi! si, selon
Jansénius, on peut résister à la grâce intérieure, et s'il est faux selon lui,
que Jésus-Christ ne soit mort que pour les seuls prédestinés, cela sera-t-il
aussi condamné, parce que c'est sa doctrine? Sera-t-il vrai, dans la
Constitution du Pape, que l'on a la liberté de faire le bien et le mal, et cela
sera-t-il faux dans Jansénius? Et par quelle fatalité sera-t-il si malheureux,
que la vérité devienne hérésie dans son livre? Ne faut-il donc pas confesser
qu'il n'est hérétique qu'au cas qu'il soit conforme à ces erreurs condamnées;
puisque la Constitution du Pape est la règle à laquelle on doit appliquer
Jansénius pour juger de ce qu'il est selon le rapport qu'il y aura, et qu'ainsi
on résoudra cette question, savoir si sa doctrine est hérétique, par cette autre
question de fait, savoir si elle est conforme au sens naturel de ces
propositions, étant impossible qu'elle ne soit hérétique, si elle y est
conforme, et qu'elle ne soit catholique, si elle y est contraire? Car enfin,
puisque selon le Pape et les évêques, les propositions sont condamnées en leur
sens propre et naturel, il est impossible qu'elles soient condamnées au sens de
Jansénius, sinon au cas que le sens de Jansénius soit le même que le sens propre
et naturel de ces propositions, ce qui est un point de fait.
Mais il n'importe; car vous ne voulez pas vous servir longtemps de ce raisonnement.
Il durera assez, tout faible qu'il est, pour le besoin que vous en
avez. Il ne vous est nécessaire que pour faire que ceux qui ne veulent pas
condamner la grâce efficace condamnent Jansénius sans scrupule. Quand cela sera
fait, on oubliera bientôt votre argument, et les signatures demeurant en
témoignage éternel de la condamnation de Jansénius, vous prendrez l'occasion
d'attaquer directement la grâce efficace, par cet autre raisonnement bien plus
solide, que vous formerez, en son temps: La doctrine de Jansénius, direz-vous, a
été condamnée par les souscriptions universelles de toute l'Eglise: Or, cette
doctrine est manifestement celle de la grâce efficace; et vous prouverez cela
bien facilement. Donc la doctrine de la grâce efficace est condamnée par l'aveu
même de ses défenseurs.
Dix-huitième lettre au révérend père Annat, jésuite
Je vous déclare donc, mon Père, que vous n'avez plus rien à reprendre en vos
adversaires, parce qu'ils détestent assurément ce que vous détestez. Je suis
seulement étonné de voir que vous l'ignoriez, et que vous ayez si peu de
connaissance de leurs sentiments sur ce sujet, qu'ils ont tant de fois déclarés
dans leurs ouvrages. Je m'assure que, si vous en étiez mieux informé, vous
auriez du regret de ne vous être pas instruit avec un esprit de paix d'une
doctrine si pure et si chrétienne, que la passion vous fait combattre sans la
connaître. Vous verriez, mon Père, que non seulement ils tiennent qu'on résiste
effectivement à ces grâces faibles, qu'on appelle excitantes ou inefficaces, en
n'exécutant pas le bien qu'elles nous inspirent, mais qu'ils sont encore aussi
fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir que la volonté a de résister même à
la grâce efficace et victorieuse qu'à défendre contre Molina le pouvoir de cette
grâce sur la volonté, aussi jaloux de l'une de ces vérités que de l'autre. Ils
ne savent que trop que l'homme, par sa propre nature, a toujours le pouvoir de
pécher et de résister à la grâce, et que, depuis sa corruption, il porte un
fonds malheureux de concupiscence, qui lui augmente infiniment ce pouvoir; mais
que néanmoins, quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde, il lui
fait faire ce qu'il veut et en la manière qu'il le veut, sans que cette
infaillibilité de l'opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté
naturelle de l'homme, par les secrètes et admirables manières dont Dieu opère ce
changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et qui dissipent
toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la grâce efficace se
figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur le libre arbitre et la
puissance qu'a le libre arbitre de résister à la grâce; car, selon ce grand
saint, que les Papes de l'Eglise ont donné pour règle en cette matière, Dieu
change le coeur de l'homme par une douceur céleste qu'il y répand, qui,
surmontant la délectation de la chair, fait que l'homme sentant d'un côté sa
mortalité et son néant, et découvrant de l'autre la grandeur et l'éternité de
Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché, qui le séparent du bien
incorruptible. Trouvant sa plus grande joie dans le Dieu qui le charme, il s'y
porte infailliblement de lui-même, par un mouvement tout libre, tout volontaire,
tout amoureux; de sorte que ce lui serait une peine et un supplice de s'en
séparer. Ce n'est pas qu'il ne puisse toujours s'en éloigner, et qu'il ne s'en
éloignât effectivement, s'il le voulait. Mais comment le voudrait-il, puisque la
volonté ne se porte jamais qu'à ce qu'il lui plaît le plus, et que rien ne lui
plaît tant alors que ce bien unique, qui comprend en soi tous les autres biens?
Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est, comme dit
saint Augustin.
Et c'est enfin
par ce moyen que s'accordent tous ces passages de l'Ecriture, qui semblent les plus opposés: Convertissez-vous à Dieu: Seigneur,
convertissez-nous à vous. Rejetez vos iniquités hors de vous: c'est Dieu qui ôte
les iniquités de son peuple. Faites des oeuvres dignes de pénitence: Seigneur,
vous avez fait en nous toutes nos oeuvres. Faites-vous un coeur nouveau et un
esprit nouveau: Je vous donnerai un esprit nouveau, et je créerai en vous un
coeur nouveau, etc.
Pour savoir, dites-vous, si Jansénius est à couvert,
il faut savoir s'il défend la grâce efficace à la manière de Calvin, qui nie qu'on ait le pouvoir
d'y résister; car alors il serait hérétique: ou à la manière des Thomistes, qui
l'admettent, car alors il serait Catholique. Voyez donc, mon Père, s'il tient
qu'on a le pouvoir de résister, quand il dit, dans des traités entiers, et entre
autres, au t. 3, l. 8, c. 20, qu'on a toujours le pouvoir de résister à la
grâce, selon le Concile: Que le libre arbitre peut toujours agir et n'agir pas,
vouloir et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien et le
mal, que l'homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous appelez [de
contrariété et]de contradiction. Voyez de même s'il n'est pas contraire à
l'erreur de Calvin, telle que vous même la représentez, lui qui montre, dans
tout le chap. 21, que l'Eglise a condamné cet hérétique, qui soutient que la
grâce n'agit pas sur le libre arbitre en la manière qu'on l'a cru si longtemps
dans l'Eglise, en sorte qu'il soit ensuite au pouvoir du libre arbitre de
consentir ou de ne consentir pas, au lieu que, selon saint Augustin et le
Concile, on a toujours le pouvoir de ne consentir pas, si on le Peul, et que,
selon saint Prosper, Dieu donne à ses élus mêmes la volonté de persévérer, en
sorte qu'il ne leur ôte pas la puissance de vouloir le contraire. Et enfin jugez
s'il n'est pas d'accord avec les Thomistes, lorsqu'il déclare, c. 4, que tout ce
que les Thomistes ont écrit pour accorder l'efficacité de la grâce avec le
pouvoir d'y résister est si conforme à son sens, qu'on n'a qu'à voir leurs
livres pour y apprendre ses sentiments: Quod ipsi dixerunt, dictum puta.
Voilà, mon Père,
les vrais sentiments qu'il faut inspirer aux Papes, puisque tous les théologiens demeurent d'accord qu'ils peuvent être surpris,
et que cette qualité suprême est si éloignée de les en garantir, qu'elle les y expose
au contraire davantage, à cause du grand nombre des soins qui les partagent.
C'est ce que dit le même saint Grégoire à des personnes qui s'étonnaient de ce
qu'un autre Pape s'était laissé tromper. Pourquoi admirez-vous, dit-il l. I,
Dial., que nous soyons trompés, nous qui sommes des hommes? N'avez-vous pas vu
que David, ce roi qui avait l'esprit de prophétie, ayant donné créance aux
impostures de Siba, rendit un jugement injuste contre le fils de Jonathas? Qui
trouvera donc étrange que des imposteurs nous surprennent quelquefois, nous qui
ne sommes point Prophètes? La foule des affaires nous accable; et notre esprit,
qui, étant partagé en tant de choses, s'applique moins à chacune en particulier,
en est plus aisément trompé en une. En vérité, mon Père, je crois que les Papes
savent mieux que vous s'ils peuvent être surpris ou non. Ils nous déclarent
eux-mêmes que les Papes et que les plus grands Rois sont plus exposés à être
trompés que les personnes qui ont moins d'occupations importantes. Il les en
faut croire, et il est bien aisé de s'imaginer par quelle voie on arrive à les
surprendre. Saint Bernard en fait la description dans la lettre qu'il écrivit à
Innocent II, en cette sorte: Ce n'est pas une chose étonnante, ni nouvelle, que
l'esprit de l'homme puisse tromper et être trompé. Des religieux sont venus à
nous dans un esprit de mensonge et d'illusion. Ils vous ont parlé contre un
évêque qu'ils haïssent, et dont la vie a été exemplaire. Ces personnes mordent
comme des chiens, et veulent faire passer le bien pour le mal. Cependant,
très-saint Père, vous vous mettez en colère contre votre fils. Pourquoi
avez-vous donné un sujet de joie à ses adversaires? Ne croyez pas à tout esprit,
mais éprouvez si les esprits sont de Dieu. J'espère que, quand vous aurez connu
la vérité, tout ce qui a été fondé sur un faux rapport sera dissipé. Je prie
l'esprit de vérité de vous donner la grâce de séparer la lumière des ténèbres,
et de réprouver le mal pour favoriser le bien. Vous voyez donc, mon Père, que le
degré éminent où sont les Papes ne les exempte pas de surprise, et qu'il ne fait
autre chose que rendre leurs surprises plus dangereuses et plus importantes.
C'est ce que saint Bernard représente au Pape Eugène, De Consid., l. 2, c. ult.:
Il y a un autre défaut si général, que je n'ai vu personne des grands du monde
qui l'évite. C'est, saint Père, la trop grande crédulité d'où naissent tant de
désordres; car c'est de là que viennent les persécutions violentes contre les
innocents, les préjugés injustes contre les absents, et les colères terribles
pour des choses de néant, pro nihilo. Voilà, saint Père, un mal universel,
duquel, si vous êtes exempt, je dirai que vous êtes le seul qui ayez cet
avantage entre tous vos confrères.
Cette règle est si générale que,
selon saint Augustin et saint Thomas, quand l'Ecriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se
trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il
ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre
à l'autorité de ce sens apparent de l'Ecriture; mais il faut interpréter
l'Ecriture, et y chercher un autre sens qui s'accorde avec cette vérité
sensible; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et
le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant certain
aussi, il faut que ces deux vérités s'accordent; et comme l'Ecriture se peut
interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique,
on doit, en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l'Ecriture
celle qui convient au rapport fidèle des sens. Il faut, dit saint Thomas, I p.,
q. 68, a. I, observer deux choses, selon saint Augustin: l'une, que l'Ecriture a
toujours un sens véritable; l'autre que, comme elle peut recevoir plusieurs
sens, quand on en trouve un que la raison convainc certainement de fausseté, il
ne faut pas s'obstiner à dire que c'en soit le sens naturel, mais en chercher un
autre qui s'y accorde.
Vous voyez donc,
mon Père, quelle est la nature des choses de fait, et par
quels principes on en doit juger; d'où il est aisé de conclure, sur notre sujet,
que, si les cinq propositions ne sont point de Jansénius, il est impossible
qu'elles en aient été extraites, et que le seul moyen d'en bien juger et d'en
persuader le monde, est d'examiner ce livre en une conférence réglée, comme on
vous le demande depuis si longtemps. Jusque-là vous n'avez aucun droit d'appeler
vos adversaires opiniâtres: car ils seront sans blâme sur ce point de fait,
comme ils sont sans erreurs sur les points de foi; catholiques sur le droit, raisonnables sur le fait, et innocents en l'un et en l'autre.
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets.
AVERTISSEMENT.
I. Contre l'Indifférence des Athées.
II. Marques de la véritable Religion
III. Véritable Religion prouvée par les contrariétés qui sont dans l'homme, & par le péché originel.
IV. Il n'est pas incroyable que Dieu s'unisse à nous
V. Soumission, & usage de la raison.
VI. Foi sans raisonnement.
VII. Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu'enseigne la Religion Chrétienne.
VIII. Image d'un homme qui s'est lassé de chercher Dieu par le seul raisonnement, & qui commence à lire l'Écriture.
IX. Injustice, & corruption de l'homme.
X. Juifs.
XI. Moïse.
XII. Figures.
XIII. Que la Loi était figurative.
XIV. Jésus-Christ.
XV. Preuves de Jésus-Christ par les prophéties.
XVI. Diverses preuves de Jésus-Christ.
XVII. Contre Mahomet.
XVIII. Dessein de Dieu de se cacher aux uns, & de se découvrir aux autres.
XIX Que les vrais Chrétiens & les vrais Juifs n'ont qu'une même Religion.
XX. On ne connaît Dieu utilement que par Jésus-Christ.
XXI. Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme à l'égard de la vérité, du bonheur, & de plusieurs autres choses.
XXII. Connaissance générale de l'homme.
XXIII. Grandeur de l'homme.
XXIV. Vanité de l'homme.
XXV. Faiblesse de l'homme.
XXVI. Misère de l'homme.
XXVII. Pensées sur les Miracles.
XXVIII. Pensées Chrétiennes.
XXIX. Pensées Morales.
XXX. Pensées sur la mort, qui ont été extraites d'une Lettre écrite par M. Pascal, sur le sujet de la mort de M. son Père.
XXXI. Pensées diverses.
XXXII. Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies.
AVERTISSEMENT
Les Pensées qui sont contenues dans ce Livre ayant été écrites et composées par Monsieur Pascal en la manière qu'on l'a rapporté dans la Préface, c'est-à-dire à mesure qu'elles lui venaient dans l'esprit, et sans aucune suite ; il ne faut pas s'attendre d'en trouver beaucoup dans les chapitres de ce Recueil, qui sont la plupart composés de quantité de pensées toutes détachées les unes des autres, et qui n'ont été mises ensemble sous les mêmes matières. Mais quoiqu'il soit assez facile, en lisant chaque article, de juger s'il est une suite de ce qui le précède, ou s'il contient une nouvelle pensée ; néanmoins on a crû que pour les distinguer davantage il était bon d'y faire quelque marque | particulière. Ainsi lorsque l'on verra au commencement de quelque article cette marque ([§]) cela veut dire qu'il y a dans cet article une nouvelle pensées qui n'est point une suite de la précédente, et qui en est entièrement séparée. Et l'on connaîtra par même moyen que les articles qui n'auront point cette marque ne composent qu'un seul discours, et qu'ils ont été trouvés dans cet ordre et cette suite dans les originaux de Monsieur Pascal.
L'on a aussi jugé à propos d'ajouter à la fin de ces pensées un Prière que Monsieur Pascal composa étant encore jeune, dans une maladie qu'il eut, et qui a déjà été imprimée deux ou trois fois sur des copies assez peu correctes, parce que ces impressions ont été faites sans la participation de ceux qui donnent à présent ce Recueil au public.
pendent opera interrupta.
PUBLICATIONS DES PENSEES DE PASCAL
1670: Le 2 janvier, les Pensées de Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, sont publiées par sa soeur Gilberte avec une préface d'Etienne Perier. C'est la fameuse édition appelée de Port Royal ou première copie.
1678: La
deuxième édition des Pensées augmentée d'une quarantaine de pièces, est à nouveau publiée. Elle sera lue pendant près d'un siècle. C'est la deuxième
copie. 1684: Gilberte Perier avait écrit une vie de Pascal qui est publiée à son insu à Amsterdam
chez le libraire Abraham Wolfgang. 1740: Le
Mémorial est publié pour la première fois dans le Recueil de plusieurs pièces
pour servir à l'histoire de Port Royal dit Recueil d'Utrecht.
1776: Condorcet publie une nouvelle édition des Pensées de Pascal.
1778: Condorcet publie une seconde édition des Pensées annotées de Voltaire.
1779: L'abbé Bossut publie une nouvelle édition répartie en fragments profanes et en fragments
religieux. Cette édition s'impose jusqu'à celle de Brunschvicg.
1844: Sur la demande de Victor Cousin, Faugère publie une édition des Pensées de
Pascal en recherchant le texte exact et en rompant avec les améliorations de
Port Royal.
1897: Les éditions Brunschvicg répartissent les fragments des Pensées en 14
sections. Cette édition s'impose jusque 1977.
1962: Jean Mesnard publie 14 Pensées inédites dans ses oeuvres complètes de
Pascal. 1977: La collection la Pléiade publie les Pensées de Pascal conforme à la
première copie et améliorant l'édition Lafuma de 1951.
1991: L'Edition Sellier publie une seconde édition, la première date de 1976, en
intégrant à la deuxième copie, les apports décisifs de Pol Ernst auteur de Géologie et stratigraphie
des Pensées. C'est l'édition qui s'impose aujourd'hui.
LE JANSENISME AU XVIIe SIECLE
Le jansénisme doit son nom à l'évêque d'Ypres Cornelius Jansen (1585- 1638) dit Jansenius, auteur de son texte fondateur l'Augustinus, publié à titre posthume en 1640.
Le jansénisme prend son essor sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV et demeure un courant important sous ceux de ses successeurs. C'est d'abord une réflexion théologique centrée sur le problème de la grâce divine, avant de devenir une force politique qui veut réorganiser l'Eglise catholique et fixer la place du clergé et des chrétiens dans la société.
En France, le jansénisme est représenté par Jean-Ambroise Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran correspondant de Jansenius qu'il a rencontré à Louvain. Il sera protégé par la puissante famille de noblesse de robe, la famille Arnaud qu'il a convertie.
Mettant en pratique sa vision augustinienne du Salut, il devient le directeur spirituel de l'abbaye de Port Royal et de son abbesse, Angélique Arnauld. L'abbaye de Port Royal située à Paris est disparue mais il reste l'abbaye de Port Royal des Champs située dans la vallée de Chevreuse.
Le jansénisme est au XVIIIe siècle, la doctrine de la révolte des parlements contre le pouvoir royal.
Les Pensées de Pascal est le livre le plus lu des membres du parlements. Sous la révolution, les jansénistes se rallieront tout de suite au tiers état et imposeront avec l'abbé Grégoire, leur vision gallicane de l'Eglise par la constitution civile du clergé.
LA GRACE DIVINE ET LE SALUT
L'essentiel des débats ayant abouti au jansénisme porte sur les relations entre la grâce divine que Dieu accorde aux hommes et la liberté humaine dans le processus du Salut.
Les jansénistes pensent que l''homme est prédestiné et n'est
sauvé que par la "grâce de Dieu". Peu importe ses choix
et son libre arbitre limité par la faute originelle d'Adam.
Les jésuites pensent que l'homme conserve son "libre arbitre" puisque le baptême lave de tout péché originel. L'homme a la liberté de choisir entre le bien et la voie de Dieu ou le mal et l'enfert.
Voici les sources de cette discussion philosophique et théologique:
SAINT AUGUSTIN (354-430) originaire de l'actuelle Algérie, après une jeunesse tumultueuse, il se convertit au catholicisme est devient évêque d'Hyppone et docteur de l'Eglise.
Il déclare que Dieu est le seul à décider à qui il accorde ou non sa grâce. Les bonnes ou mauvaises actions de l'Homme par conséquent sa volonté et sa vertu, n'entrent pas en ligne de compte, puisque le libre arbitre de l'Homme est réduit à néant par la faute originelle d'Adam. Dieu agit sur l'Homme par l'intermédiaire de la grâce efficace, donnée de telle manière qu'elle atteint infailliblement son but, sans pour autant détruire la liberté humaine. L'Homme a donc un attrait irrésistible et dominant pour le bien, qui lui est insufflé par l'action de la grâce efficace.
PELAGE (350-420) originaire de Bretagne Romaine, il se rend à Rome assiste au pillage de Rome par les Wisigoth en 410, se rend en Afrique du Nord pour rencontrer Saint Augustin qu'il rencontre non pas à Hyppone mais à Cartage. Il a une autre vision que lui sur la grâce:
Il prétend que l'homme peut, par son seul libre arbitre, s'abstenir du péché et pratiquer la vertu. Il nie la nécessité de la grâce. Chacun est libre de choisir, Dieu accueille tous les êtres humains pourvu qu'ils choisissent le bien !
SAINT THOMAS D'AQUIN (1225-1274) est le théologien des dominicains, docteur de l'église célèbre pour la somme théologique.
Il pense que chaque être humain à une part divine en lui. Par conséquent, la grâce divine était proposée à tout homme mais que chaque individu peut l'accepter ou la refuser. Chaque être humain garde son libre arbitre. Il choisit en toute liberté, soit la voie du bien soit la voie du mal. Il écrit dans la somme théologique: "L’homme possède le libre arbitre, ou alors les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains."
LES PROTESTANTS Martin Luther (1483-1546) considère que l'homme est corrompu par le péché originel et que seule la Foi donnée librement ou pas par Dieu permet d'être réceptif à la grâce divine. Dieu le père accueille l’homme pécheur qui s’abandonne à lui. Le seul lien possible entre Dieu et les hommes est la Foi. Les actes ne peuvent donc rien à eux seuls : il ne sert à rien d’être charitable, généreux, pieux… si l’on n’a pas la Foi. Il faut d’abord s’abandonner à Dieu pour ressentir la Foi ; les actes viendront ensuite d’eux-mêmes, ainsi que le Salut.
Par conséquent,
l’homme n’a qu’un seul guide infaillible pour trouver le bon chemin, c’est la Parole de Dieu. L' homme
est rendu capable par la puissance de l’Évangile d’abandonner son péché pour
trouver sa liberté en Christ. Dieu, le seul être entièrement libre puisque
l'homme est souillé par le péché originel donne à chaque homme la possibilité
d’accepter où de refuser la Parole et la Foi.
Calvin (1509-1564) lie la grâce et le salut. Celui qui n'a pas reçu la grâce ne peut être sauvé. Le libre-arbitre de l'Homme est donc totalement nié. Les calvinistes mettent en avant la prédestination de l'Homme, et ne lient pas explicitement grâce et libre-arbitre. La grâce est ce qui permet à l'Homme d'être sauvé ou non, mais l'Homme ne peut de toutes façons y résister puisque Dieu décide à qui il la donne et que sa volonté est toute puissance et agissante. Pour savoir si Dieu a choisi un homme ou une femme. Il suffit de regarder pour savoir s'il connaît ou non le bonheur et s'il "réussit ou non sa vie".
LE CONCILE DE TRENTE (1542-1463) Le concile appelé en 1542 par le pape Paul III pour lutter contre les thèses protestantes, ne débutent qu'en 1545 et après de multiples coupures et transport en d'autres lieux se termine en 1463. Le concile marque la coupure entre la pensée médiévale de Saint Thomas d'Aquin et l'âge classique de l'Eglise.
Le dogme du péché originel est défini lors de la Ve session du 17 juin 1546. S'il touche tous les hommes, il est effacé par le baptême : « en ceux qui sont nés de nouveau, rien n'est l'objet de la haine de Dieu. » Par ce décret, le concile s'oppose résolument aux thèses protestantes d'une nature humaine irrémédiablement corrompue : l'homme n'est plus intrinsèquement pécheur, mais entraîné au péché par la concupiscence, auquel il se doit de résister.
Le concile aborde ensuite, dans sa VIe session du 13 janvier 1547, le problème de la « justification », c'est-à-dire des modalités du salut. Dans un très long texte de 16 chapitres et 33 canons, le concile explique que la foi est à l'origine du salut de l'homme. Cependant, « personne ne peut savoir, d'une certitude absolue de foi excluant toute erreur, qu'il a obtenu la grâce de Dieu » : L'homme doit donc lutter sans cesse, et progresser dans la foi par ses œuvres et une administration régulière des sacrements. Le sacrement de pénitence permet ainsi au chrétien d'être de nouveau justifié s'il s'est laissé aller à la concupiscence.
LES JANSENISTES Il reprennent les positions de Calvin. Ils seront appelés, une secte protestante à l'intérieur de l'Eglise:
Celui qui n'a pas reçu la grâce divine ne peut être sauvé. Le libre-arbitre de l'Homme est donc totalement nié. Les calvinistes mettent en avant la prédestination de l'Homme, et ne lient pas explicitement grâce et libre-arbitre. La grâce "suffisante" est ce qui permet à l'Homme d'être sauvé ou non, mais l'Homme ne peut de toutes façons y résister puisque Dieu décide à qui il la donne et que sa volonté est toute puissance et agissante. Toutefois, l'élu choisi par Dieu doit suivre les préceptes d'une vie chrétienne et mener une vie austère. Sinon Dieu peut le rejeter car la grâce efficace n'est accordée qu'après une vie en Dieu !
Il y a donc ceux qui n'ont pas la grâce suffisante, ils ne peuvent pas être sauvés même après une vie austère, en Dieu.
Il y a ceux qui ont la grâce et qui ne mènent pas une vie en Dieu, ils ne recevront pas la grâce "efficace" et ne seront pas sauvés.
Enfin, il y a ceux qui ont la grâce et qui mènent une vie austère en Dieu, ils recevront la grâce "efficace" et seront sauvés. Le pari de Pascal est donc de mener une vie en Dieu pour avoir une chance d'être sauvé. Les libertins répondront qu'il vaut mieux profiter du monde tout de suite puisque Dieu n'est pas certain.
LES JESUITES Les jésuites craignent que le principe de la prédétermination décourage les chrétiens qui ne se sentiraient pas élus de Dieu.
Ils reprennent la position de Saint Thomas d'Aquin qu'ils font nommer docteur de l'Eglise en 1567.
Ils pensent que chaque être humain à une part divine en lui. Par conséquent, la grâce divine était proposée à tout homme mais que chaque individu peut l'accepter ou la refuser. Chaque être humain garde son libre arbitre. Il choisit en toute liberté, soit la voie du bien soit la voie du mal.
Les jésuites combattent le jansénisme sur un autre point. Le jansénisme devient une église de France sur le modèle l'église anglicane en Angleterre et non pas une église en France soumise au pape.
Il écrit dans les Pensées:
«Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant choix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.»
Voici sa théorie:
Vous croyez en Dieu: si Dieu existe vous allez au paradis vous gagnez tout, si Dieu n'existe pas vous retournez au néant.
Vous ne croyez pas en Dieu: Si Dieu existe, vous allez en Enfer vous perdez tout, si Dieu n'existe pas vous retournez au néant.
Autant croire en Dieu, s'il existe vous gagnez tout, s'il n'existe pas vous ne perdez rien.
La critique des libertins est qu'ils préfèrent non pas suivre des préceptes divins mais de prendre le plaisir là où il est dans la vie plutôt que de faire un pari incertain. Au moins ils profitent de la vie alors que le Pari de Pascal empêche de vivre comme il plait.
UN CLIN D'ŒIL DANS LA LITTERATURE DU XXème SIECLE
La canadienne Antonine Maillet publie chez Grasset en 1979 Pélagie la Charrette qui nous conte les pérégrinations de Pélagie Blanc qui lors du grand dérangement des acadiens en 1755, a du fuir avec plusieurs de ses concitoyens de son village, l'autorité anglaise. Dans leurs pérégrinations sur le continent nord américain, ils assistent à la guerre d'indépendance et tentent de trouver un nouvel endroit pour vivre sans rien obtenir. Elle et sa communauté sont persécutés et sont obligés de fuir continuellement sans pouvoir trouver racine sur une terre. Si à bord de sa charrette, elle peut choisir sa route et son destin comme le propose Pélage, elle ne retrouve un sens à sa vie qu'en 1779 quand elle rentre en Arcadie. Elle était prédestinée à vivre uniquement sur la terre des ses ancêtres. Pélagie la Charrette qui a reçu le prix Goncourt est en ce sens, une œuvre pascalienne !
LE MUSEE DE PORT ROYAL DES CHAMPS: https://www.port-royal-des-champs.eu/
LES AMIS DE PORT ROYAL: https://www.amisdeportroyal.org/
DES LYCEES PORTENT LE NOM BLAISE PASCAL POUR LUI RENDRE HOMMAGE
LE LYCEE BLAISE PASCAL DE CHATEAUROUX : https://legt-pascal-chateauroux.tice.ac-orleans-tours.fr/
LE LYCEE BLAISE PASCAL DE SEGRE : https://lyc-pascal-49.ac-nantes.fr/
LE LYCEE BLAISE PASCAL DE SAINT JEAN D'ANGELY : https://lp-blaisepascal.net/
LE LYCEE BLAISE PASCAL DE DANANG AU VIET NAM : https://www.blaisepascaldanang.fr/spip/
LE LYCEE BLAISE PASCAL DE LIBREVILLE AU GABON : https://www.lyceelbv.org/
Site créé et édité par Frederic Fabre frederic@fredlit.com
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