BIOGRAPHIE GRATUITE DE MARIVAUX
Marivaux (1688-1763) a donné son nom à un jeu amoureux: Le Marivaudage;
Frédéric Fabre
le 4 février 1688: Naissance à Paris de Pierre Carlet. Son père, Nicolas Carlet, fonctionnaire de la marine, est alors détaché et trésorier des vivres en Allemagne pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Sa mère, Marie- Anne Bulet est la sœur du grand architecte du roi.
1698: Son père est nommé contrôleur puis
directeur de la Monnaie à Riom. Il passe alors son adolescence en
Auvergne et devient élève au collège des Oratoriens de la ville de
Riom. Il y acquiert une solide culture classique. Les
revenus de la charge de son père permettront aux Carlet d’acheter les terres de Chamblain
et de Marivaux.
1707: A partir ce cette année, son oncle maternel, le célèbre architecte Pierre Bullet (1639-1716) dont l’influence sur le jeune Pierre Carlet est très grande, le reçoit chez lui pour des séjours plus ou moins longs à Paris.
1710: Marivaux monte à Paris pour suivre des études de droit dans le but de reprendre la charge de son père. Il se montre peu assidu. Introduit par Fontenelle, il préfère fréquenter le salon littéraire de Madame de Lambert.
1712:
Il abandonne ses
études de droit.
Il publie
"Le Père prudent et équitable ou Crispin
l'heureux fourbe" sa première
comédie en vers jouée dans un cercle d'amateurs. 1713:
Il publie
"Les Aventures de *** ou les effets
surprenants de la sympathie" et "Le Bilboquet"
Il écrit
"Pharsamon ou les Folies romanesques" qui ne sera publié qu'en 1737. Ses
romans sont résolument
1714: Marivaux compose "Le Télémaque travesti". Il prend parti pour les Modernes au côté de Houdard de la Motte (1672-1731) contre la traduction d'Homère de Madame Dacier, dans le dernier épisode de la querelle qui les oppose aux anciens.
Il publie
"La Voiture embourbée" où
l'ironie le dispute au réalisme sentimental. Ce roman parodique est construit à
la façon des épopées burlesques du XVIIe siècle.
1716: Publication de "l'Iliade travestie" poème burlesque contre Madame Dacier. Ses contributions journalistiques au Nouveau Mercure offrent à Marivaux une position reconnue dans les milieux littéraires de Paris.
1717:
Publication de
"Lettres sur les habitants de Paris"
qui rassemblent et complètent ses articles publiés au Mercure.
Il épouse Colombe Bollogne, fille d'un riche avocat
1719: Naissance de sa fille unique, Colombe-Prospère. Mort de son père
1720: Il fait jouer par les Comédiens Français une tragédie en 5 actes et en vers : "Annibal". C'est un échec. Ce sera son unique tragédie.
Marivaux spécule et comme tous, il est ruiné par la
banqueroute de Law qui a englouti la fortune de sa jeune femme. Marivaux, qui
cherche encore son destin, pense terminer ses études de droit, prêt à sacrifier
sa carrière littéraire que la vie en province l’aurait, évidemment obligé à
interrompre. Mais, faute d'argent, sa demande de succéder à son père dans sa
charge à la Direction de la monnaie de Riom n’abouti pas. Il reprend alors vite
son activité d’écrivain - journaliste dans le Nouveau Mercure.
Il a beaucoup plus de réussite avec les le théâtre des
Comédiens Italiens successeurs de la commedia dell’arte à qui il fait jouer:
Arlequin poli par l'amour comédie en un acte et en prose : premier succès et douze représentations.
l’Amour et la Vérité : une seule
représentation.
Devenu l'intime des Comédiens italiens où brillent Silvia, Flaminia, Lélio
et Thomassin, il leur écrit sur mesure, entre 1722 et 1740, dans le langage «de
la conversation», des comédies d'un ton nouveau, dont la dramaturgie se fonde
sur les « mouvements » de la sensibilité. Le jeu
vif et allègre des Comédiens italiens lui plaît infiniment mieux que le jeu lent
et apprêté des Comédiens Français, à qui pourtant, – car la reconnaissance
officielle passe par là – il confie neuf comédies dont trois seulement
remportent un véritable succès : la Seconde surprise de
l'amour en 1727, le Legs en 1736 et le
Marivaux redonne vie au théâtre sous la Régence, proposant à
une société avide de divertissement des comédies libérées des contraintes
classiques. Écrivain individualiste, il se prononce contre l'imitation,
notamment celle de Molière et préfère «être humblement assis sur le dernier
banc dans la petite troupe des auteurs originaux, qu'orgueilleusement placé à la
première ligne dans le nombreux bétail des singes littéraires» Marivaux renouvelle la comédie par la problématique de l'amour qui remplace
dans ses oeuvres la satire sociale chère à Molière. L'amour est le ressort
principal de l'action : «Dans mes pièces, c'est tantôt un amour ignoré des deux
amants, tantôt un amour qu'ils sentent et qu'ils veulent se cacher l'un à
l'autre, tantôt un amour timide, qui n'ose se déclarer; tantôt enfin un amour
incertain et comme indécis, un amour à demi né, pour ainsi dire, dont ils se
doutent sans être bien sûrs, et qu'ils épient au-dedans d'eux-mêmes avant de lui
laisser prendre l'essor.» La naissance, l'identification et l'aveu du sentiment
amoureux commandent une organisation dramatique qui se fonde sur un
chassé-croisé entre la vérité et le jeu.Préjugé vaincu en 1746.
L’expressivité du jeu des Italiens est mieux approprié à son théâtre. Il permet
d’aborder le langage des regards et des corps, de célébrer la spontanéité des
sentiments, de mêler le naturel et la fantaisie, la farce et la féerie,
l’intelligence et la gaieté.
1721: Il est licencié en droit puis reçu avocat au Parlement de Paris, mais il n'exercera jamais réellement.
Il fonde un journal sur le modèle du Spectator anglais (1711-1714) fondé par Addison et Steele et qui connut un immense succès en Grande-Bretagne, le Spectateur françois, un journal qu'il souhaiterait hebdomadaire. Marivaux, unique rédacteur, est à la fois conteur, moraliste, et philosophe. Il l'éditera jusqu'en 1724 et produira 25 numéros.
1722: Il fait jouer par les Comédiens Italiens,
"La Surprise de l'Amour"
(16 représentations) et à nouveau
"Arlequin poli par l’amour". Ces deux succès
confirment le choix de Marivaux d'épouser définitivement une
carrière littéraire et de théâtre.
L’œuvre théâtrale de Marivaux est marquée par une
éblouissante maîtrise des dialogues, pleins de subtilité et de légèreté, de jeux
de mots, de jeux sur le double sens et sur l’équivoque des termes, au point
qu’elle représenta, au dire de certains, «une préciosité nouvelle» cherchant à
«peser des œufs de mouche dans des toiles d’araignée», selon l’expression de
Voltaire. Mais ce raffinement du langage ne doit pas faire oublier la gravité
sous-jacente du propos d’un moraliste.
La plupart des quarante comédies que l’on doit à Marivaux, exploitent le thème du masque et du déguisement: grande dame déguisée en suivante, prince travesti amoureux d’une servante qui n’en est pas une. Par l’emploi éminemment théâtral qu’il fait des thèmes du déguisement et du masque, Marivaux se place dans le droit fil de la tradition italienne de la commedia dell’arte dont la devise est castigate ridendo mores: corriger les moeurs par le rire et de la tradition espagnole du romanesque baroque, à ceci près que le masque joue dans son théâtre le rôle de révélateur et qu’il est préoccupé, à travers le jeu même, par la recherche de la vérité. Maîtres ou valets, les personnages de Marivaux, par-delà masques et déguisements, sont doués d’une liberté qui leur permet de jouer leur jeu. Ces variations sur les mêmes motifs constituent, par touches successives, la comédie humaine des jeux de l’amour et de la société dans la première moitié du XVIII e siècle.
Les intrigues multiplient les effets de miroir,
les symétries et les renversements entre le monde des maîtres et le monde des
serviteurs. Marivaux est le maître français du masque
et du mensonge. Principal outil du mensonge, le langage est également le masque
derrière lequel se cachent les personnages. Les ruses du langage, de l’amour et
de l’amour-propre, les subtiles dissertations sentimentales des personnages de
Marivaux sont la matière même de l’intrigue. Ceux-ci sont souvent de jeunes gens,
terrorisés à l'idée d'entrer dans la vie et de dévoiler leurs sentiments. Leurs
aventures psychologiques à la fois complexes et naïves se déroulent sous le
regard des plus vieux, les parents et les spectateurs qui se moquent dans un
mélange d'indulgence et de méchanceté. La cruauté le plus souvent ordinaire et
inhérente aux règles sociales n’est en effet pas absente de cet univers de
comédie.
Malgré le caractère attendu du dénouement matrimonial
— le théâtre marivaudien a pu être appelé une «machine matrimoniale» —
l’essentiel de la dramaturgie tourne autour d’une interrogation sur les jeux de
l’être et du paraître, les pièges de la sincérité et ceux du mensonge : c’est à
proprement parler l’essence du marivaudage que de jouer ainsi sur les
faux-semblants. S'il semble broder toujours sur le même canevas, celui des
amours débutantes, Marivaux en varie les motifs pour, à chaque fois, nous
surprendre.
D'ailleurs, malgré ses dénouements heureux, le théâtre de Marivaux laisse
toujours planer quelque ombre menaçante : l'amour peut-il durer ? Le mariage
peut-il sauvegarder la passion des premiers jours ? Qu’est-ce qu’aimer vraiment ? Le sentiment vrai peut-il passer par
le calcul de la séduction ? Est-on libre d’être fidèle ? Les questions
restent posées. Elles confèrent au
marivaudage toute sa profondeur. Marivaux nous amuserait moins s'il ne
possédait pas l'art d'inquiéter.
1723: Son épouse meurt. Il ne se remarie pas et poursuit
une vie discrète sans relations tapageuses jusqu'au jour de sa mort.
Il fait jouer
1724: Il fait jouer par les comédiens italiens
"la Fausse Suivante ou le Fourbe puni"
(13 représentations)
et
"Le Prince travesti"
(16 représentations) comédie dans laquelle
Il fait jouer par les Comédiens Français,
la princesse, amoureuse de Lélio, charge Hortense de
plaider la cause de son amour, alors qu’Hortense elle-même aime Lélio. C'est
deux succès.
1725: Il fait jouer "L'héritier de village" (9 représentations) et "L'île des esclaves" (21 représentations) où les maîtres et les esclaves changent de rôle.
1727: Il fonde L'Indigent Philosophe, nouveau journal dans lequel il se fait philosophe. Il fait jouer "La seconde surprise de l'amour" et "L'Île de la raison ou les Petits Hommes" par les Comédiens Français. La première est un succès, la seconde un échec.
1728: "Le triomphe de Plutus" est joué par les comédiens italiens; nouveau succès.
1729: Il fait jouer "La Nouvelle Colonie ou la ligue des femmes". Elle met en scène la lutte des sexes et l’opposition des classes sociales. C'est un échec avec une seule représentations.
1730: "Le Jeu de l'amour et du hasard" (14 représentations) est une comédie d'intrigue en 3 actes et en prose. Hésitants devant le mariage, Silvia et Dorante décident tous deux de changer leurs habits. Silvia prend ceux de Lisette, sa femme de chambre tout en mettant Orgon, son père dans la confidence. Dorante prendra, lui, ceux de son valet Arlequin. Le rire repose sur le quiproquos entre les faux maîtres et les valets d'un jour. La pièce se termine dans la joie, d'autant plus que le hasard fait triompher l'amour tout en respectant l'ordre social.
1731: Il fait jouer par les Comédiens Français
"La réunion des Amours".
C'est un échec. Il commence l'écriture d'un grand roman :
"La Vie de
Marianne". 1732: Il fait jouer par les Comédiens Italiens
"Le Triomphe de l'Amour"
et
"L'école des mères". C'est deux succès. Il fait jouer par les Comédiens
Français
"Les Serments indiscrets". C'est un échec.
Il se présente à l'Académie, sans avoir fait de visites, en
1732. Il est par conséquent battu 1733:
Il fait jouer avec succès par les comédiens italiens
"L'Heureux Stratagème" (18
représentations) et
"La surprise de l'amour".
Il fonde un nouveau journal,
Le cabinet philosophe
dans
lequel se succèdent des réflexions morales, de brefs récits romanesques, des
observations sur la vie sociale, sur les femmes et l’amour ou sur des questions
de métaphysique. A la mort de Madame de Lambert, il fréquente le salon de Madame de Tencin. 1734: Il fait jouer
"La Méprise" par les Comédiens
Italiens. C'est un succès avec 17 représentations. Il fait jouer par les Comédiens Français
"Le Petit
Maître corrigé". C'est un échec
avec une seule représentation.
1735: Il fait jouer
"La Mère Confidente"
par les Comédiens Italiens; nouveau succès avec 17 représentations.
Il publie
"Le Télémaque travesti" écrit en 1717.
1736: Il fait jouer "Le Legs" par les Comédiens Français. C'est une réussite avec sept représentations. Il fait reprendre "L'île aux esclaves" par les Comédiens Italiens. La célèbre Mademoiselle Clairon y fait ses débuts dans le rôle de Cléanthis.
Il se représente à l'Académie Française en faisant campagne mais il n'est pas très apprécié par les académiciens. Il est encore battu. « Il n'aura de sa vie mon suffrage, à moins qu'il n'abjure son diabolique style. » écrira d'Olivet.
1737:
"Les fausses Confidences" est une comédie en trois actes
et en prose. Dorante, fils d'avocat sans fortune, réussit à se faire engager
comme intendant chez Araminte, une jeune et riche veuve dont il est secrètement
amoureux. Grâce à la complicité de son ancien valet Dubois et avec le soutien de
M. Rémy, son oncle, il parviendra à faire triompher son amour.
Il publie "Pharsamon ou les Folies romanesques" écrit en 1713.
1738: Il fait jouer avec succès par les comédiens italiens "La Joie imprévue".
1739: Il fait jouer avec succès par les comédiens italiens "Les Sincères".
1740: Il fait jouer avec succès par les comédiens italiens "L'Epreuve". C'est un succès avec 17 représentations.
1741: "La Commère" tirée du Paysan Parvenu est refusée par les deux troupes, les italiens et les français. Elle est publiée mais non représentée.
Il publie
"La
Vie de Marianne ou les aventures de Madame la comtesse de ***" qui
s’apparente au roman sentimental: l’héroïne, orpheline noble réduite à une
condition inférieure à celle qui aurait dû être la sienne, connaît de multiples
épreuves. La légèreté et la spontanéité du ton, comparables à celles des œuvres
dramatiques, mettent à distance le pathétique propre au romanesque sentimental du XVIIIe siècle: l’actualité de ce
récit de Marivaux réside précisément dans sa virtuosité verbale.
En choisissant le genre de l’autobiographie fictive, Marivaux se donne les moyens de jouer sur la dualité du personnage narrateur. Le naturel du personnage sans expérience tranche avec l’hypocrisie du monde dans lequel se jouent son éducation sentimentale et son ascension sociale. La lucidité du narrateur permet l’observation ironique de la comédie sociale. Elle révèle aussi la relative duplicité de Marianne. En pratiquant l’analyse rétrospective, Marianne avoue sans culpabilité ses propres artifices, sa coquetterie et les ambiguïtés de son comportement. Lorsque la jeune orpheline obtient la protection de l’aristocratie, elle le doit à une noblesse de cœur qui révèle très probablement une noblesse de sang. Ce roman publié par tranches depuis 1734 jusque 1741 reste inachevé.
1742: Il parvient à se faire élire à L'Académie Française, le 24 décembre en remplacement de l'abbé Houtteville, par l'influence de Madame de Tencin, mais surtout parce qu'il avait Voltaire pour concurrent et que l'Académie en voulait encore moins.
Il aide Jean Jacques Rousseau à "retoucher" sa comédie "Narcisse".
1743: Marivaux est
reçu le 4 février par Languet de Gergy dont le discours contenait des critiques
qui blessent Marivaux au point qu'il veut en demander publiquement satisfaction
à l'Académie. Une autre fois, faisant une lecture
de
ses
Réflexions sur Thucydide
devant la Compagnie, il
s'aperçoit qu'on ne l'écoute pas. D'Alembert raconte qu'« il termina brusquement
sa lecture, avec un mécontentement qu'on lui pardonna ». Les rapports entre
Marivaux et l'Académie sont, avant comme après son élection, empreints d'une
certaine froideur. Il y prononcera cependant plusieurs autres discours:
Réflexions sur le progrès de l'Esprit humain (1744),
Réflexions sur Corneille et
Racine (1749), sur les Romains et les anciens Perses (1751) avec une
certaine distance
à l’égard de la nouvelle génération des « philosophes ».
1744: "La Dispute" est jouée par les Comédiens Français. C'est un échec avec une seule représentation.
1745: Sa fille unique, faute de dot, entre au couvent. Pourtant, protégé de Mme de Pompadour, il est pensionné par Helvétius.
1746: Il fait jouer "Le Préjugé vaincu" par les Comédiens Français. C'est un succès avec sept représentations.
1750: Il écrit et publie dans le Mercure "La Colonie" qui ne sera jouée qu'en 1781. C'est une version abrégée et remaniée de "La Nouvelle Colonie".
1754: "L'Education d'un prince" est publié. C'est un dialogue.
1755: Il publie une comédie "La femme fidèle" jouée dans un théâtre privé.
1757: Il publie une comédie dans le Mercure "Félicie" qu'il lit à l'Académie Française avec une autre comédie "L'amante Frivole". Cette comédie non publiée est aujourd'hui perdue. "Les Acteurs de bonne foi" autre comédie est publiée dans le journal Le Conservateur.
1758: Il tombe gravement malade et rédige son testament définitif.
1761: Le Mercure publie "La Provinciale"qu'il fait jouer. C'est un échec avec une seule représentation. Les subtilités du marivaudage ne conviennent plus à un siècle qui se tourne vers le sentimentalisme du drame bourgeois, le scepticisme du roman libertin, le retour à la nature et le militantisme politique.
le 12 février 1763: Marivaux meurt à Paris à l’âge de soixante-quinze ans, laissant inachevé la pièce "Mahomet second".
1781: La veuve Duchesne publie "Les Oeuvres Complètes de Marivaux" établies par l'abbé La Porte
LE MARIVAUDAGE
Son nom a donné naissance au verbe marivauder qui signifie échanger
des propos galants et d'une grande finesse. C'est un synonyme de badiner.
Par extension a été créé le mot marivaudage longtemps considéré comme une
préciosité pédante ou futile. Jean-François de la Harpe définit le marivaudage comme « le mélange le plus
bizarre de métaphysique subtile et de locutions triviales, de sentiments
alambiqués et de dictions populaires». Le « marivaudage », désigne en réalité une parole
entièrement vouée à la « métaphysique du coeur ». Dans ses comédies, l'écrivain
fait du discours amoureux un art véritable : le dialogue rapide et brillant sert
de débat permanent à travers lequel les personnages explorent leurs sentiments
et posent les jalons de leur histoire d'amour.
LETTRES ET ÉCRITS DIVERS
Lettre sur la paresse, écrite l'an 1740.
Oui, mon cher ami, je suis paresseux, et je jouis de ce bien-là, en dépit de la fortune qui n'a pu me l'enlever et qui m'a réduit à très peu de chose sur tout le reste: et ce qui est fort plaisant, ce qui prouve combien la paresse est raisonnable, combien elle est innocente de tous les blâmes dont on la charge, c'est que je n'aurais rien perdu des autres biens si des gens qu'on appelait sages, à force de me gronder, ne m'avaient pas fait cesser un instant d'être paresseux. Je n'avais qu'à rester comme j'étais, m'en tenir à ce que j'avais, et ce que j'avais m'appartiendrait encore: mais ils voulaient, disaient-ils, doubler, tripler, quadrupler mon patrimoine à cause de la commodité du temps, et moitié honte de paraître un sot en ne faisant rien, moitié bêtise d'adolescence et adhérence de petit garçon au conseil de ces gens sensés, dont l'autorité était regardée comme respectable, je les laissai disposer, vendre pour acheter, et ils me menaient comme ils voulaient. Un abbé Maingui surtout, devant Dieu soit son âme, fit taire mon peu d'avidité naturelle, et cet honnête homme, vraiment homme d'honneur, à force de bonté, de soins et d'intérêt pour ce blanc-bec, qu'il appelait le petit garçon de la société, dénatura tant de bribes de mon aveu qu'il ne leur est pas resté miette de nature. Ah! sainte paresse! salutaire indolence! si vous étiez restées mes gouvernantes, je n'aurais pas vraisemblablement écrit tant de néants plus ou moins spirituels, mais j'aurais eu plus de jours heureux que je n'ai eu d'instants supportables. Mon ami, le repos ne vous rend pas plus riche que vous ne l'êtes; mais il ne vous rend pas plus pauvre: avec lui vous conservez ce que vous n'augmentez pas, encore ne sais-je pas si l'augmentation ne vient pas quelquefois récompenser la vertueuse insensibilité pour la fortune.
M. le marquis de ... est arrivé avec Madame. Il est venu ici, je n'y étais pas. Madame a envoyé une carte chez moi pour m'inviter à dîner. J'ai été chez eux, je n'ai pu vous mettre sur le tapis; j'ai promis d'y retourner mardi, vous ferez un article de mon colloque. Le mari part jeudi pour Compiègne; le prince de ... doit le prendre pour voyager avec lui. Je ne lui envie pas sa course, qu'il me céderait pour rien s'il pouvait, à ce que je pense; mais il a l'honneur d'appartenir à un prince, il faut qu'il marche; et moi j'ai la douceur de n'appartenir qu'à moi, et je ne marcherai point.
Rendez mille grâces pour moi à Madame la comtesse de ... de l'obligeante mention qu'elle fait quelquefois de moi. Vous êtes bien mieux chez elle qu'on ne sera à l'armée, et le culte que vous rendez à son bon coeur et à sa belle âme, aux grâces de son caractère et à sa raison, est bien plus noble, bien plus libre, plus consolant que ne l'est le service du plus grand des princes. Dites-lui que je me mets à genoux devant son idée, comme devant une image, l'hommage de mon âme n'a jamais appartenu qu'à ce qui lui ressemble, ni mon estime qu'à ceux qui pensent et sentent comme vous. Bonjour, mon ami, je vous embrasse mille fois; Mlle de ... vous embrasse une.
Lettre sur les ingrats, écrite l'an 1740.
N'en doutez pas, mon cher ami, Dieu récompense toujours les bons coeurs; à la vérité ce n'est pas toujours par ceux que les bons coeurs ont obligé. Il y a des ingrats de qui vous ne tirez rien, mais en revanche il y a des belles âmes qui vous paient pour eux, et qui regardent comme un service tout rendu, la seule envie que vous auriez de leur en rendre; ainsi vous ne perdez rien, ainsi les ingrats sont punis, parce qu'ils vous perdent pendant qu'il vous reste sur eux l'avantage de les connaître et de les laisser honteux du tort qu'ils ont avec vous: car ils ont beau faire, mon ami, leur conscience ne saurait être ingrate, tout s'y retrouve. Elle a des replis, où les reproches que nous méritons se conservent, où nos devoirs se plaignent de n'avoir pas été satisfaits; oui, mon ami, des replis où se sauve la dignité de notre être, et où elle se venge contre nous de lui avoir manqué. Ainsi, mon cher enfant, si vous avez souffert des injustices, tant pis pour les injustes, et tant mieux pour vous que la Providence en dédommage par le caractère de Madame la comtesse de .... Je lai toujours, sur sa physionomie, soupçonnée d'être une de ces âmes dont la noblesse et la vertu servent d'équilibre à la mesure du mal qui se trouve sur la terre, et je ne suis point du tout surpris de tous les motifs que vous avez de vous louer d'elle. Sa physionomie, dont je vous parlais tout à l'heure, m'a dit les qualités de son coeur. Je connais le vôtre, il est digne d'en trouver de bons, et ce sera toujours lui qui paiera ses dettes, et non pas une autre. Remerciez cette dame pour moi, mon cher ami, du ressouvenir dont elle m'honore, et assurez-la de mon respect. Je n'envie pas votre place, mais je voudrais y être et la partager avec vous. J'ai passé quelques jours à la campagne, et je vous réponds dès que j'arrive. Adieu.
Lettre à la comtesse de Vertillac
Je vous reconnais, Madame, à l'intérêt que vous voulez bien prendre pour moi dans cette occurrence-ci, et je me sens à mon tour pénétré d'une véritable reconnaissance; il est bien doux et bien consolant de se voir en quelque chose l'objet du ressouvenir d'un aussi honnête et d'un aussi bon coeur que le vôtre, madame. Je n'en connais point de plus estimable, je l'ai toujours dit, je le dirai toujours, et en vérité il me tarde de le répéter à vous-même. Mme de Tencin n'est plus. La longue habitude de la voir qui m'avait lié à elle n'a pu se rompre sans beaucoup de sensibilité de ma part; il ne me reste plus qu'à faire des voeux pour la durée de la vie des personnes qui vous ressemblent qui sont extrêmement rares, et qui avec autant d'esprit que Mme de Tencin ont une âme digne de l'éternel attachement des plus honnêtes gens. J'ai l'honneur d'être avec respect,
Madame,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
DE MARIVAUX.
A Paris, ce 14e décembre 1749.
P.-S. - Permettez-moi de faire ici mille très humbles compliments à M. le comte de Verteillac, et à M. de Verteillac le fils.
Compliment à M. Le Chancelier
Monseigneur, il y a des respects réservés pour les dignités éminentes, des respects accompagnés d'éclat et de cérémonie, mais qui ne sont souvent qu'extérieurs, qui n'ont pas besoin d'être sentis pour être rendus, et qui par là ne sauraient flatter qu'une âme vaine.
Il y en a de libres, d'indépendants et d'intérieurs qui ne se joignent pas toujours aux premiers, et que nulle loi, nulle police d'Etat ne peut exiger pour aucune dignité, pour aucun rang du monde, qui se refusent à la force même, et que l'estime publique n'a jamais gardé que pour la vertu.
Qu'il est doux, monseigneur, de pouvoir, dans un même instant, les rendre et les unir ensemble! Que l'union de ces deux sortes de respects fait un spectacle touchant! Et voilà l'instant où nous sommes; tel est le spectacle que l'Académie française vous présente, et dont elle jouit actuellement elle-même.
Non seulement c'est au chef de la justice, au premier magistrat du royaume, revêtu de la première dignité de l'Etat, c'est aussi au magistrat éclairé, issu d'un sang illustre qu'il ennoblit encore, c'est à l'ami éprouvé de la justice, c'est à l'homme choisi par son roi pour la protéger, c'est à l'objet de la vénération publique que nous adressons notre hommage.
Compliment à M. Le Garde des Sceaux
Monseigneur, voici le moment de nous livrer à tout l'empressement de nos respects, et à tous les motifs qui nous les inspirent: cependant nous n'en jouirons qu'avec la modération qui vous convient. L'Académie française a résolu de vous plaire, et ce ne serait pas le moyen d'y parvenir, que de céder à l'extrême envie qu'elle a de vous louer. On doit même ce respect à vos pareils de ne jamais les confronter, pour ainsi dire, avec les vérités qui les louent; ils y voient toujours je ne sais quelle image de flatterie qui les rebute, et qui répugne à la noble, à la modeste et fière simplicité de leur âme.
D'ailleurs, quel éloge pourrions-nous faire de vous, qui ne soit déjà fait dans tous les esprits, et que le roi lui-même n'ait confirmé par l'éminente dignité dont il vous honore?
Il ne faut pas le dissimuler, monseigneur; vous êtes aujourd'hui l'objet intéressant des attentions du public; vous éprouverez le sort de ces ministres que l'admiration et l'envie ont loués à leur manière; de ces ministres que leurs lumières supérieures, que leur fermeté pour les intérêts de l'Etat, que leur invariable amour pour l'ordre, et leur zèle ardent pour la grandeur de leur maître, et que leur illustre naissance ont consacrés à l'Histoire.
Il nous sied bien de vous le dire, à nous que regarde principalement le soin de transmettre à la postérité, et la gloire du roi, et les grandes qualités des ministres qui auront illustré son règne, et par conséquent les vôtres.
Voilà, monseigneur, le seul mot d'éloge qui nous échappe, et que vous voudrez bien nous pardonner.
Ceci est mon testament.
Je lègue soixante livres aux pauvres de ma paroisse.
Je désire être enterré avec le moins de dépense et le plus simplement qu'il sera possible.
Je veux et demande qu'on fasse dire cinquante messes basses le jour de mon enterrement.
Je fais et j'institue ma légataire universelle Mademoiselle Angélique Gabrielle Anquetin de la Chapelle Saint-Jean et la nomme mon exécutrice testamentaire.
Je révoque tout testament et codicille que j'ai pu faire avant ce présent testament.
A Paris ce vingt janvier mil sept cent cinquante-huit. Pierre Carlet de Marivaux de l'Académie française.
La vie de Marianne ou Les aventures de madame la comtesse de ***
Première partie
Avertissement
Comme on pourrait soupçonner cette histoire-ci d'avoir été faite exprès pour amuser le public, je crois devoir avertir que je la tiens moi-même d'un ami qui l'a réellement trouvée, comme il le dit ci-après, et que je n'y ai point d'autre part que d'en avoir retouché quelques endroits trop confus et trop négligés. Ce qui est de vrai, c'est que si c'était une histoire simplement imaginée, il y a toute apparence qu'elle n'aurait pas la forme qu'elle a. Marianne n'y ferait ni de si longues ni de si fréquentes réflexions: il y aurait plus de faits, et moins de morale; en un mot, on se serait conformé au goût général d'à présent, qui, dans un livre de ce genre, n'est pas favorable aux choses un peu réfléchies et raisonnées. On ne veut dans des aventures que les aventures mêmes, et Marianne, en écrivant les siennes, n'a point eu égard à cela. Elle ne s'est refusée aucune des réflexions qui lui sont venues sur les accidents de sa vie; ses réflexions sont quelquefois courtes, quelquefois longues, suivant le goût qu'elle y a pris. Elle écrivait à une amie, qui, apparemment, aimait à penser: et d'ailleurs Marianne était retirée du monde, situation qui rend l'esprit sérieux et philosophe. Enfin, voilà son ouvrage tel qu'il est, à quelque correction de mots près. On en donne la première partie au public, pour voir ce qu'on en dira. Si elle plaît, le reste paraîtra successivement; il est tout prêt.
Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l'ai trouvée.
Il y a six mois que j'achetai une maison de campagne à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J'ai voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et dans une armoire pratiquée dans l'enfoncement d'un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l'histoire qu'on va lire, et le tout d'une écriture de femme. On me l'apporta; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui depuis ce jour-là n'ont cessé de me dire qu'il fallait le faire imprimer: je le veux bien, d'autant plus que cette histoire n'intéresse personne. Nous voyons par la date que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu'il y a quarante ans qu'il est écrit; nous avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d'elles est pourtant très indifférent; mais n'importe: il est toujours mieux de supprimer leurs noms.
Voilà tout ce que j'avais à dire: ce petit préambule m'a paru nécessaire, et je l'ai fait du mieux que j'ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n'imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci.
Passons maintenant à l'histoire. C'est une femme qui raconte sa vie; nous ne savons qui elle était. C'est la Vie de Marianne; c'est ainsi qu'elle se nomme elle-même au commencement de son histoire; elle prend ensuite le titre de comtesse; elle parle à une de ses amies dont le nom est en blanc, et puis c'est tout.
Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m'attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, et d'en faire un livre à imprimer. Il est vrai que l'histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l'écris; car où voulez-vous que je prenne un style?
Il est vrai que dans le monde on m'a trouvé de l'esprit; mais, ma chère, je crois que cet esprit-là n'est bon qu'à être dit, et qu'il ne vaudra rien à être lu.
Nous autres jolies femmes, car j'ai été de ce nombre, personne n'a plus d'esprit que nous, quand nous en avons un peu: les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que nous disons; en nous écoutant parler, ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce qu'ils voient.
J'ai vu une jolie femme dont la conversation passait pour un enchantement, personne au monde ne s'exprimait comme elle; c'était la vivacité, c'était la finesse même qui parlait: les connaisseurs n'y pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole lui vint, elle en resta extrêmement marquée: quand la pauvre femme reparut, ce n'était plus qu'une babillarde incommode. Voyez combien auparavant elle avait emprunté d'esprit de son visage! Il se pourrait bien faire que le mien m'en eût prêté aussi dans le temps qu'on m'en trouvait beaucoup. Je me souviens de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu'ils avaient plus d'esprit que moi.
Combien de fois me suis-je surprise à dire des choses qui auraient eu bien de la peine à passer toutes seules! Sans le jeu d'une physionomie friponne qui les accompagnait, on ne m'aurait pas applaudie comme on faisait, et si une petite vérole était venue réduire cela à ce que cela valait, franchement, je pense que j'y aurais perdu beaucoup.
Il n'y a pas plus d'un mois, par exemple, que vous me parliez encore d'un certain jour (et il y a douze ans que ce jour est passé) où, dans un repas, on se récria tant sur ma vivacité; eh bien! en conscience, je n'étais qu'une étourdie. Croiriez-vous que je l'ai été souvent exprès, pour voir jusqu'où va la duperie des hommes avec nous? Tout me réussissait, et je vous assure que dans la bouche d'une laide, mes folies auraient paru dignes des Petites-Maisons: et peut-être que j'avais besoin d'être aimable dans tout ce que je disais de mieux. Car à cette heure que mes agréments sont passés, je vois qu'on me trouve un esprit assez ordinaire, et cependant je suis plus contente de moi que je ne l'ai jamais été. Mais enfin, puisque vous voulez que j'écrive mon histoire, et que c'est une chose que vous demandez à mon amitié, soyez satisfaite: j'aime encore mieux vous ennuyer que de vous refuser.
Au reste, je parlais tout à l'heure de style, je ne sais pas seulement ce que c'est. Comment fait-on pour en avoir un? Celui que je vois dans les livres, est-ce le bon? Pourquoi donc est-ce qu'il me déplaît tant le plus souvent? Celui de mes lettres vous paraît-il passable? J'écrirai ceci de même.
N'oubliez pas que vous m'avez promis de ne jamais dire qui je suis; je ne veux être connue que de vous.
Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d'où je sortais était noble ou non, si j'étais bâtarde ou légitime. Ce début paraît annoncer un roman: ce n'en est pourtant pas un que je raconte; je dis la vérité comme je l'ai apprise de ceux qui m'ont élevée.
Un carrosse de voiture qui allait à Bordeaux fut, dans la route, attaqué par des voleurs; deux hommes qui étaient dedans voulurent faire résistance, et blessèrent d'abord un de ces voleurs; mais ils furent tués avec trois autres personnes. Il en coûta aussi la vie au cocher et au postillon, et il ne restait plus dans la voiture qu'un chanoine de Sens et moi, qui paraissais n'avoir tout au plus que deux ou trois ans. Le chanoine s'enfuit, pendant que, tombée dans la portière, je faisais des cris épouvantables, à demi étouffée sous le corps d'une femme qui avait été blessée, et qui, malgré cela, voulant se sauver, était retombée dans la portière, où elle mourut sur moi, et m'écrasait.
Les chevaux ne faisaient aucun mouvement, et je restai dans cet état un bon quart d'heure, toujours criant, et sans pouvoir me débarrasser.
Remarquez qu'entre les personnes qui avaient été tuées, il y avait deux femmes: l'une belle et d'environ vingt ans, et l'autre d'environ quarante; la première fort bien mise, et l'autre habillée comme le serait une femme de chambre.
Si l'une des deux était ma mère, il y avait plus d'apparence que c'était la jeune et la mieux mise, parce qu'on prétend que je lui ressemblais un peu, du moins à ce que disaient ceux qui la virent morte, et qui me virent aussi, et que j'étais vêtue d'une manière trop distinguée pour n'être que la fille d'une femme de chambre.
J'oubliais à vous dire qu'un laquais, qui était à un des cavaliers de la voiture, s'enfuit blessé à travers les champs, et alla tomber de faiblesse à l'entrée d'un village voisin, où il mourut sans dire à qui il appartenait: tout ce qu'on put tirer de lui, un moment avant qu'il expirât, c'est que son maître et sa maîtresse venaient d'être tués; mais cela n'apprenait rien.
Pendant que je criais sous le corps de cette femme morte qui était la plus jeune, cinq ou six officiers qui couraient la poste passèrent, et voyant quelques personnes étendues mortes auprès du carrosse qui ne bougeait, entendant un enfant qui criait dedans, s'arrêtèrent à ce terrible spectacle, ou par la curiosité qu'on a souvent pour des choses qui ont une certaine horreur, ou pour voir ce que c'était que cet enfant qui criait, et pour lui donner du secours. Ils regardent dans le carrosse, y voient encore un homme tué, et cette femme morte tombée dans la portière, où ils jugeaient bien par mes cris que j'étais aussi.
Quelqu'un d'entre eux, à ce qu'ils ont dit depuis, voulait qu'ils se retirassent; mais un autre, ému de compassion pour moi, les arrêta, et mettant le premier pied à terre, alla ouvrir la portière où j'étais, et les autres le suivirent. Nouvelle horreur qui les frappe, un côté du visage de cette dame morte était sur le mien, et elle m'avait baignée de son sang. Ils repoussèrent cette dame, et toute sanglante me retirèrent de dessous elle.
Après cela, il s'agissait de savoir ce que l'on ferait de moi, et où l'on me mettrait: ils voient de loin un petit village, où ils concluent qu'il faut me porter, et me donnent à un domestique qui me tenait enveloppée dans un manteau.
Leur dessein était de me remettre entre les mains du curé de ce village, afin qu'il me cherchât quelqu'un qui voulût bien prendre soin de moi; mais ce curé, chez qui tous les habitants les conduisirent, était allé voir un de ses confrères; il n'y avait chez lui que sa soeur, fille très pieuse, à qui je fis tant de pitié, qu'elle voulut bien me garder, en attendant l'aveu de son frère; il y eut même un procès-verbal de fait sur tout ce que je vous ai dit, et qui fut écrit par une espèce de procureur fiscal du lieu.
Chacun de mes conducteurs ensuite donna généreusement pour moi quelque argent, qu'on mit dans une bourse dont on chargea la soeur du curé; après quoi tout le monde s'en alla.
C'est de la soeur de ce curé de qui je tiens tout ce que je viens de vous raconter.
Je suis sûre que vous en frémissez; on ne peut, en entrant dans la vie, éprouver d'infortune plus grande et plus bizarre. Heureusement je n'y étais pas quand elle m'arriva; car ce n'est pas y être que de l'éprouver à l'âge de deux ans.
Je ne vous dirai point ce que devint le carrosse, ni ce qu'on fit des voyageurs tués; cela ne me regarde point.
Quelques-uns des voleurs furent pris trois ou quatre jours après, et, pour comble de malheur, on ne trouva, dans les habits des personnes qu'ils avaient assassinées, rien qui pût apprendre à qui j'appartenais. On eut beau recourir au registre qui est toujours chargé du nom des voyageurs, cela ne servit de rien; on sut bien par là qui ils étaient tous, à l'exception de deux personnes, d'une dame et d'un cavalier, dont le nom assez étranger n'instruisit de rien, et peut-être qu'ils n'avaient pas dit le véritable. On vit seulement qu'ils avaient pris cinq places, trois pour eux et pour une petite fille, et deux autres pour un laquais et une femme de chambre qui avaient été tués aussi.
Par tout cela ma naissance devint impénétrable, et je n'appartins plus qu'à la charité de tout le monde.
L'excès de mon malheur m'attira d'assez grands secours chez le curé où j'étais, et qui consentit, aussi bien que sa soeur, à me garder.
On venait pour me voir de tous les cantons voisins: on voulait savoir quelle physionomie j'avais, elle était devenue un objet de curiosité; on s'imaginait remarquer dans mes traits quelque chose qui sentait mon aventure, on se prenait pour moi d'un goût romanesque. J'étais jolie, j'avais l'air fin; vous ne sauriez croire combien tout cela me servait, combien cela rendait noble et délicat l'attendrissement qu'on sentait pour moi. On n'aurait pas caressé une petite princesse infortunée d'une façon plus digne; c'était presque du respect que la compassion que j'inspirais.
Les dames surtout s'intéressaient pour moi au-delà de ce que je puis vous dire; c'était à qui d'entre elles me ferait le présent le plus joli, me donnerait l'habit le plus galant.
Le curé, qui, quoique curé de village, avait beaucoup d'esprit, et était un homme de très bonne famille, disait souvent depuis que, dans tout ce que ces dames avaient alors fait pour moi, il ne leur avait jamais entendu prononcer le mot de charité; c'est que c'était un mot trop dur, et qui blessait la mignardise des sentiments qu'elles avaient.
Aussi, quand elles parlaient de moi, elles ne disaient point cette petite fille; c'était toujours cette aimable enfant. Etait-il question de mes parents, c'était des étrangers, et sans difficulté de la première condition de leur pays; il n'était pas possible que cela fût autrement, on le savait comme si on l'avait vu: il courait là-dessus un petit raisonnement que chacune d'elles avait grossi de sa pensée et qu'ensuite elles croyaient comme si elles ne l'avaient pas fait elles-mêmes.
Mais tout s'use, et les beaux sentiments comme autre chose. Quand mon aventure ne fut plus si fraîche, elle frappa moins l'imagination. L'habitude de me voir dissipa les fantaisies qui me faisaient tant de bien, elle épuisa le plaisir qu'on avait à m'aimer; ce n'avait été qu'un plaisir de passage, et au bout de six mois, cette aimable enfant ne fut plus qu'une pauvre orpheline, à qui on n'épargna pas alors le mot de charité: on disait que j'en méritais beaucoup. Tous les curés me recommandèrent chez eux, parce que celui chez qui j'étais n'était pas riche. Mais la religion de ces dames ne me fut pas si favorable que me l'avait été leur folie; je n'en tirai pas si bon parti, et j'aurais été fort à plaindre, sans la tendresse que le curé et sa soeur prirent pour moi.
Cette soeur m'éleva comme si j'avais été son enfant. Je vous ai déjà dit que son frère et elle étaient de très bonne famille: on disait qu'ils avaient perdu leur bien par un procès, et que lui, il était venu se réfugier dans cette cure, où elle l'avait suivi, car ils s'aimaient beaucoup.
Ordinairement, qui dit nièce ou soeur de curé de village dit quelque chose de bien grossier et d'approchant d'une paysanne.
Mais cette fille-ci n'était pas de même: c'était une personne pleine de raison et de politesse, qui joignait à cela beaucoup de vertu.
Je me souviens que souvent, en me regardant, les larmes lui coulaient des yeux au ressouvenir de mon aventure, et il est vrai qu'à mon tour je l'aimais comme ma mère. Je vous avouerai aussi que j'avais des grâces et de petites façons qui n'étaient point d'un enfant ordinaire; j'avais de la douceur et de la gaieté, le geste fin, l'esprit vif, avec un visage qui promettait une belle physionomie; et ce qu'il promettait, il l'a tenu.
Je passe tout le temps de mon éducation dans mon bas âge, pendant lequel j'appris à faire je ne sais combien de petites nippes de femme, industrie qui m'a bien servi dans la suite.
J'avais quinze ans, plus ou moins, car on pouvait s'y tromper, quand un parent du curé, qui n'avait que sa soeur et lui pour héritiers, leur fit écrire de Paris qu'il était dangereusement malade, et cet homme, qui leur avait souvent donné de ses nouvelles, les priait de se hâter de venir l'un ou l'autre, s'ils voulaient le voir avant qu'il mourût. Le curé aimait trop son devoir de pasteur pour quitter sa cure, et fit partir sa soeur.
Elle n'avait pas d'abord envie de me mener avec elle; mais, deux jours avant son départ, voyant que je m'attristais beaucoup et que je soupirais: Marianne, me dit-elle, puisque vous craignez tant mon absence, consolez-vous, je veux bien que vous ne me quittiez point, et j'espère que mon frère le voudra bien aussi. Il me vient même actuellement des vues pour vous: j'ai dessein de vous faire entrer chez quelque marchande, car il est temps de songer à devenir quelque chose; nous vous aiderons toujours pendant que nous vivrons, mon frère et moi, sans compter ce que nous pourrons vous laisser après notre mort: mais cela ne suffit pas, nous ne saurions vous laisser beaucoup; le parent que je vais trouver et dont nous sommes héritiers, je ne le crois pas fort riche, et il vous faut choisir un état qui puisse contribuer à vous établir. Je vous dis cela, parce que vous commencez à être raisonnable, ma chère Marianne, et je souhaiterais bien, avant que de mourir, avoir la consolation de vous voir mariée à quelque honnête homme, ou du moins en situation de l'être avantageusement pour vous: il est bien juste que j'aie ce plaisir-là.
Je me jetai entre ses bras après ce discours, je pleurai et elle pleura, car c'était la meilleure personne que j'aie jamais connue; et de mon côté j'avais le coeur bon, comme je l'ai encore.
Le curé entra là-dessus. Qu'est-ce? dit-il à sa soeur, je crois que Marianne pleure. Elle lui dit alors ce dont nous parlions, et le dessein qu'elle avait de me mener à Paris avec elle. Je le veux bien, dit-il; mais si elle y reste, nous ne la verrons donc plus, et cela me fait de la peine, car je l'aime, la pauvre enfant. Nous l'avons élevée, je suis bien vieux, et ce sera peut-être pour toujours que je lui dirai adieu.
Il n'y avait rien de si touchant que cet entretien, comme vous le voyez. Je ne répondis point au curé, mais en revanche, je me mis à sangloter de toute ma force. Cela les attendrit encore davantage, et le bonhomme alors s'approchant de moi: Marianne, me dit-il, vous partirez avec ma soeur, puisque c'est pour votre bien, et que je dois le préférer à tout. Nous vous avons tenu lieu de vos parents que Dieu n'a pas permis que vous connussiez, non plus que personne de votre famille; ainsi, ne faites jamais rien sans nous consulter pendant que nous vivrons; et si ma soeur vous laisse bien placée à Paris, sans quoi il faut que vous reveniez, écrivez-nous dans toutes les occasions où vous aurez besoin de nos conseils; pour nous, nous ne vous manquerons jamais.
Je ne vous rapporterai point tout ce qu'il me dit encore avant que nous partissions: j'abrège, car je m'imagine que toutes ces minuties de mon bas âge vous ennuient: cela n'est pas fort intéressant, et il me tarde d'en venir à d'autres choses; j'en ai beaucoup à dire, et il faut que je vous aime bien pour m'être mise en train de vous faire une histoire qui sera très longue: je vais barbouiller bien du papier; mais je ne veux pas songer à cela, il ne faut pas seulement que ma paresse le sache: avançons toujours.
Nous partîmes donc, la soeur du curé et moi, et nous voilà à Paris; il fallait presque le traverser tout entier pour arriver chez le parent dont j'ai parlé.
Je ne saurais vous dire ce que je sentis en voyant cette grande ville, et son fracas, et son peuple, et ses rues. C'était pour moi l'empire de la lune: je n'étais plus à moi, je ne me ressouvenais plus de rien; j'allais, j'ouvrais les yeux, j'étais étonnée, et voilà tout.
Je me retrouvai pourtant dans la longueur du chemin, et alors je jouis de toute ma surprise: je sentis mes mouvements, je fus charmée de me trouver là, je respirai un air qui réjouit mes esprits. Il y avait une douce sympathie entre mon imagination et les objets que je voyais, et je devinais qu'on pouvait tirer de cette multitude de choses différentes je ne sais combien d'agréments que je ne connaissais pas encore; enfin il me semblait que les plaisirs habitaient au milieu de tout cela. Voyez si ce n'était pas là un vrai instinct de femme, et même un pronostic de toutes les aventures qui devaient m'arriver.
Le destin ne tarda pas à me les annoncer; car dans la vie d'une femme comme moi, il faut bien parler du destin. Le parent que nous allions trouver était mort quand nous arrivâmes: il y avait, dit-on, vingt-quatre heures qu'il était expiré.
Ce n'est pas là tout, c'est qu'on avait mis le scellé chez lui; cet homme avait été dans les affaires, et on prétendait qu'il devait plus qu'il n'avait vaillant.
Je ne vous dirai pas comment on justifiait cela, c'est un détail qui me passe; tout ce que je sais, c'est que nous ne pûmes loger chez lui, que tout était saisi, et qu'après bien des discussions, qui durèrent trois ou quatre mois, on nous fit voir qu'il n'y avait pas le sou à espérer de la succession, et que c'était dommage qu'elle ne fût pas plus grande, parce qu'elle en aurait mieux payé ses dettes.
N'était-ce pas là un beau voyage que nous étions venu faire? Aussi la soeur du curé en prit-elle un si grand chagrin, qu'elle en tomba malade dans l'auberge où nous étions.
Hélas! ce fut à cause de moi qu'elle s'affligea tant: elle avait espéré que cette succession la mettrait en état de me faire du bien; et d'ailleurs ce voyage inutile l'avait épuisé d'argent, ce qu'elle en avait apporté diminuait beaucoup: et son frère, qui n'avait que sa cure, aurait bien de la peine à lui en envoyer encore. Pour comble d'embarras, elle était malade. Quelle pitié!
Je l'entendais soupirer: jamais cette chère fille ne m'aima tant, parce qu'elle me voyait plus à plaindre que jamais; et moi, je la consolais, je lui faisais mille caresses, et elles étaient bien vraies, car j'étais remplie de sentiment: j'avais le coeur plus fin et plus avancé que l'esprit, quoique ce dernier ne le fût déjà pas mal.
Vous jugez bien qu'elle avait informé le curé de toute notre histoire; et comme il y a des temps où les malheurs fondent sur les gens avec furie (car on ne saurait le penser autrement), cet honnête homme, en allant voir ses confrères, avait fait une chute six semaines après notre départ, accident dangereux pour un homme âgé; il n'avait pu se lever depuis, et il ne faisait que languir; et les fâcheuses nouvelles qu'il reçut de sa soeur venant là-dessus, il tomba dans des infirmités qui l'obligèrent de se nommer un successeur, et dont son esprit se ressentit autant que son corps. Il eut cependant le temps de nous envoyer encore quelque argent; après quoi il ne fut plus question de le compter même parmi les vivants.
Je frissonne encore en me ressouvenant de ces choses-là: il faut que la terre soit un séjour bien étranger pour la vertu, car elle ne fait qu'y souffrir.
La guérison de la soeur était presque désespérée, quand nous apprîmes l'état du frère. A la lecture de la lettre qui nous en informait, elle fit un cri, et s'évanouit.
De mon côté, toute en pleurs, j'appelai à son secours, elle revint à elle, et ne versa pas une larme. Je ne lui vis plus, dès ce moment, qu'une résignation courageuse; son coeur devint plus ferme: ce ne fut plus cette amitié toujours inquiète qu'elle avait eue pour moi, ce fut une tendresse vertueuse qui me remit avec confiance entre les mains de celui qui dispose de tout.
Quand son évanouissement fut passé et que nous fûmes seules, elle me dit d'approcher, parce qu'elle avait à me parler. Laissez-moi, ma chère amie, vous dire une partie de son discours: le ressouvenir m'en est encore cher, et ce sont les dernières paroles que j'ai entendues d'elle:
"Marianne, me dit-elle, je n'ai plus de frère; quoiqu'il ne soit pas encore mort, c'est comme s'il ne vivait plus et pour vous et pour moi. Je sens aussi que vous me perdrez bientôt; mais Dieu le veut, cela me console de l'état où je vous laisse, tout triste qu'il est: il a ses vues pour vous qui valent mieux que les miennes. Peut-être languirai-je encore quelque temps, peut-être mourrai-je dans la première faiblesse qui me prendra (elle ne disait que trop vrai). Je n'oserais vous donner l'argent qui me reste; vous êtes trop jeune, et l'on pourrait vous tromper: je veux le remettre entre les mains du religieux qui me vient voir; je le prierai d'en disposer sagement pour vous: il est notre voisin; s'il ne vient pas aujourd'hui, vous irez le chercher demain, afin que je lui parle. Après cette unique précaution qui me reste à prendre pour vous, je n'ai plus qu'une chose à vous dire: c'est d'être toujours sage. Je vous ai élevée dans l'amour de la vertu; si vous gardez votre éducation, tenez, Marianne, vous serez héritière du plus grand trésor qu'on puisse vous laisser: car avec lui, ce sera vous, ce sera votre âme qui sera riche. Il est vrai, mon enfant, que cela n'empêchera pas que vous ne soyez pauvre du côté de la fortune, et que vous n'ayez encore de la peine à vivre; peut-être aussi Dieu récompensera-t-il votre sagesse dès ce monde. Les gens vertueux sont rares, mais ceux qui estiment la vertu ne le sont pas; d'autant plus qu'il y a mille occasions dans la vie où l'on a absolument besoin des personnes qui en ont. Par exemple, on ne veut se marier qu'à une honnête fille: est-elle pauvre? on n'est point déshonoré en l'épousant; n'a-t-elle que des richesses sans vertu? on se déshonore; et les hommes seront toujours dans cet esprit-là, cela est plus fort qu'eux, ma fille; ainsi vous trouverez quelque jour votre place; et d'ailleurs, la vertu est si douce, si consolante dans le coeur de ceux qui en ont! Fussent-ils toujours pauvres, leur indigence dure si peu, la vie est si courte! Les hommes qui se moquent le plus de ce qu'on appelle sagesse traitent pourtant si cavalièrement une femme qui se laisse séduire, ils acquièrent des droits si insolents avec elle, ils la punissent tant de son désordre, ils la sentent si dépourvue contre eux, si désarmée, si dégradée, à cause qu'elle a perdu cette vertu dont ils se moquaient, qu'en vérité, ma fille, ce n'est que faute d'un peu de réflexion qu'on se dérange. Car, en y songeant, qui est-ce qui voudrait cesser d'être pauvre, à condition d'être infâme?" Quelqu'un de la maison, qui entra alors, l'empêcha d'en dire davantage; peut-être êtes-vous curieuse de savoir, ce que je lui répondis. Rien, car je n'en eus pas la force. Son discours et les idées de sa mort m'avaient bouleversé l'esprit: je lui tenais son bras que je baisai mille fois, voilà tout. Mais je ne perdis rien de tout ce qu'elle me dit, et en vérité je vous le rapporte presque mot pour mot, tant j'en fus frappée; aussi avais-je alors quinze ans et demi pour le moins, avec toute l'intelligence qu'il fallait pour entendre cela.
Venons maintenant à l'usage que j'en ai fait. Que de folies je vais bientôt vous dire! Faut-il qu'on ne soit sage que quand il n'y a point de mérite à l'être! Que veut-on dire en parlant de quelqu'un, quand on dit qu'il est en âge de raison? C'est mal parler: cet âge de raison est bien plutôt l'âge de la folie. Quand cette raison nous est venue, nous l'avons comme un bijou d'une grande beauté, que nous regardons souvent, que nous estimons beaucoup, mais que nous ne mettons jamais en oeuvre. Souffrez mes petites réflexions; j'en ferai toujours quelqu'une en passant: mes faiblesses m'ont bien acquis le droit d'en faire. Poursuivons. J'ai été jusqu'ici à la charge d'autrui, et je vais bientôt être à la mienne.
La soeur du curé m'avait dit qu'elle craignait de mourir dans la première faiblesse qui lui prendrait, et elle prophétisait. Je ne voulus point me coucher cette nuit-là; je la veillai. Elle reposa assez tranquillement jusqu'à deux heures après minuit; mais alors je l'entendis se plaindre; je courus à elle, je lui parlai, elle n'était plus en état de me répondre. Elle ne fit que me serrer la main très légèrement, et elle avait le visage d'une personne expirante.
La frayeur alors s'empara de moi, et ce fut une frayeur qui me vint de la certitude de la perdre: je tombai dans l'égarement; je n'ai de ma vie rien senti de si terrible; il me sembla que tout l'univers était un désert où j'allais rester seule. Je connus combien je l'aimais, combien elle m'avait aimée; tout cela se peignit dans mon coeur d'une manière si vive que cette image-là me désolait.
Mon Dieu! combien de douleur peut entrer dans notre âme, jusqu'à quel degré peut-on être sensible! Je vous avouerai que l'épreuve que j'ai fait de cette douleur dont nous sommes capables est une des choses qui m'a le plus épouvantée dans ma vie, quand j'y ai songé; je lui dois même le goût de retraite où je suis à présent.
Je ne sais point philosopher, et je ne m'en soucie guère, car je crois que cela n'apprend rien qu'à discourir; les gens que j'ai entendu raisonner là-dessus ont bien de l'esprit assurément; mais je crois que sur certaine matière ils ressemblent à ces nouvellistes qui font des nouvelles quand ils n'en ont points, ou qui corrigent celles qu'ils reçoivent quand elles ne leur plaisent pas. Je pense, pour moi, qu'il n'y a que le sentiment qui nous puisse donner des nouvelles un peu sûres de nous, et qu'il ne faut pas trop se fier à celles que notre esprit veut faire à sa guise, car je le crois un grand visionnaire.
Mais reprenons vite mon récit; je suis toute honteuse du raisonnement que je viens de faire, et j'étais toute glorieuse en le faisant: vous verrez que j'y prendrai goût; car dans tout il n'y a, dit-on, que le premier pas qui coûte. Eh! pourquoi n'y reviendrais-je pas? Est-ce à cause que je ne suis qu'une femme, et que je ne sais rien? Le bon sens est de tout sexe; je ne veux instruire personne; j'ai cinquante ans passés; et un honnête homme très savant me disait l'autre jour que, quoique je ne susse rien, je n'étais pas plus ignorante que ceux qui en savaient plus que moi. Oui, c'est un savant du premier ordre qui a parlé comme cela; car ces hommes, tout fiers qu'ils sont de leur science, ils ont quelquefois des moments où la vérité leur échappe d'abondance de coeur, et où ils se sentent si las de leur présomption, qu'ils la quittent pour respirer en francs ignorants comme ils sont: cela les soulage, et moi, de mon côté, j'avais besoin de dire un peu ce que je pensais d'eux.
Je fus donc frappée d'une douleur mortelle en voyant que cette vertueuse fille; à qui je devais tant, se mourait; elle avait eu beau me parler de sa mort, je n'avais point imaginé que sa maladie la conduisît jusque-là.
Mes gémissements firent retentir la maison, ils réveillèrent tout le monde; l'hôte et l'hôtesse, se doutant de la vérité, se levèrent et vinrent frapper à la porte de notre chambre; je l'ouvris sans savoir que je l'ouvrais: ils me parlèrent, et je faisais des cris pour toute réponse; ils furent bientôt instruits de la cause de ma désolation, et voulurent secourir cette fille expirante, et peut-être déjà expirée, car elle n'avait plus de mouvement; mais une demi-heure après, on vit qu'elle était morte. Les domestiques arrivèrent, il se fit un fracas pendant lequel je perdis connaissance, et on me porta dans une chambre voisine sans que je le sentisse. De l'état où je fus ensuite, je n'en parlerai point, vous le devinez bien; et moi-même ce récit-là m'attriste encore.
Enfin me voilà seule, et sans autre guide qu'une expérience de quinze ans et demi, plus ou moins. Comme la défunte m'avait fait passer pour sa nièce, et que j'avais l'air raisonnable, on me rendit compte de tout ce qu'on disait lui avoir trouvé, et qui ne valait pas la peine qu'on y fît plus de cérémonie; quand même on m'aurait remis tout ce qu'il y avait. Mais une partie du linge fut volé avec d'autres bagatelles; et de près de quatre cents livres que je savais qui lui restaient, on en prit bien la moitié, je pense; je m'en plaignis, mais si faiblement que je n'insistai point. Dans l'affliction où j'étais, je n'avais plus rien à coeur. Comme je ne voyais plus personne qui prît part à moi ni à ma vie, je n'y en prenais plus moi-même; et cette manière de penser me mettait dans un état qui ressemblait à de la tranquillité: mais qu'on est à plaindre avec cette tranquillité-là! on est plus digne de pitié que dans le désespoir le plus emporté.
Tout le monde de la maison paraissait s'intéresser beaucoup à moi, surtout l'hôte et sa femme, qui venaient tendrement me consoler d'un malheur dont ils avaient fait leur profit; et tout est plein de pareilles gens dans la vie: en général, personne ne marque tant de zèle pour adoucir vos peines, que les fourbes qui les ont causées et qui y gagnent. Je laissai vendre des habits dont on me donna ce qu'on voulut, et il y avait déjà quinze jours que ma chère tante, comme on l'appelait, et je dirais volontiers ma chère mère, ou plutôt mon unique amie, car il n'y a point de qualité qui ne le cède à celle-là, ni de coeur plus tendre, plus infaillible que le coeur inspiré par la véritable amitié; il y avait donc déjà quinze jours que cette amie était morte, et je les avais passés dans cette auberge sans savoir ce que je deviendrais, ni sans m'en mettre en peine, quand ce religieux, dont j'ai déjà parlé, qui venait souvent voir la défunte, et qui avait été malade aussi, vint encore pour savoir de ses nouvelles. Il apprit sa mort avec chagrin; et comme il était le seul qui sût le secret de ma naissance, que la défunte avait trouvé à propos de l'en instruire, et que je savais qu'il en était instruit, je le vis arriver avec plaisir.
Il fut extrêmement sensible à mon malheur, et au peu de souci que j'avais de moi dans ma consternation; il me parla là-dessus d'une manière très touchante, me fit envisager les dangers que je courais en restant dans cette maison seule et sans être réclamée de qui que ce soit au monde: et effectivement c'était une situation qui m'exposait d'autant plus que j'étais d'une figure très aimable, et à cet âge où les grâces sont si charmantes, parce qu'elles sont ingénues et toutes fraîches écloses.
Son discours fit son effet: j'ouvris les yeux sur mon état, et je pris de l'inquiétude de ce que je deviendrais; cette inquiétude me jeta encore mille fantômes dans l'esprit. Où irai-je, lui disais-je en fondant en larmes; je n'ai personne sur la terre qui me connaisse; je ne suis la fille ni la parente de qui que ce soit! A qui demanderai-je du secours? Qui est-ce qui est obligé de m'en donner? Que ferai-je en sortant d'ici? L'argent que j'ai ne me durera pas longtemps, on peut me le prendre, et voilà la première fois que j'en ai et que j'en dépense.
Ce bon religieux ne savait que me répondre; je crus même voir à la fin que je lui étais à charge, parce que je le conjurais de me conduire; et, ces bonnes gens, quand ils vous ont parlé, qu'ils vous ont exhorté, ils ont fait pour vous tout ce qu'ils peuvent faire.
De retourner à mon village, c'était une folie, je n'y avais plus d'asile; je n'y retrouverais qu'un vieillard tombé dans l'imbécillité, qui avait tout vendu pour nous envoyer le dernier argent que nous avions reçu, et qui achevait de mourir sous la tutelle d'un successeur que je ne connaissais pas, à qui j'étais inconnue, ou pour le moins indifférente. Il n'y avait donc nulle ressource de ce côté-là, et en vérité la tête m'en tournait de frayeur.
Enfin, ce religieux, à force de chercher et d'imaginer, pensa à un homme de considération, charitable et pieux, qui s'était, disait-il, dévoué aux bonnes oeuvres, et à qui il promit de me recommander dès le lendemain. Mais je n'entendais plus raison, il n'y avait point de lendemain à me promettre, je ne pouvais supporter d'attendre jusque-là; je pleurais, je me désolais: il voulait sortir, je le retenais, je me jetais à ses genoux. Point de lendemain, lui disais-je, tirez-moi d'ici tout à l'heure, ou bien vous allez me jeter au désespoir. Que voulez-vous que je fasse ici? On m'y a déjà pris une partie de ce que j'avais; peut-être cette nuit me prendra-t-on le reste: on peut m'enlever, je crains pour ma vie, je crains pour tout, et assurément, je n'y resterai point, je mourrai plutôt, je fuirai, et vous en serez fâché.
Ce religieux alors, qui était dans un embarras cruel, et qui ne pouvait se débarrasser de moi, s'arrêta, se mit à rêver un moment, ensuite prit une plume et du papier, et écrivit un billet à la personne dont il m'avait parlé. Il me le lut; le billet était pressant; il la conjurait, par toute sa religion, de venir où nous étions. Dieu vous y réserve, lui disait-il, l'action de charité la plus précieuse à ses yeux, et la plus méritoire que vous ayez jamais faite; et pour l'exciter encore davantage, il lui marquait mon sexe, mon âge et ma figure, et tout ce qui pouvait en arriver, ou par ma faiblesse, ou par la corruption des autres.
Le billet écrit, je le fis porter à son adresse, et en attendant la réponse, je gardais ce religieux à vue, car j'avais résolu de ne point coucher cette nuit-là dans la maison. Je ne saurais pourtant vous dire précisément quel était l'objet de ma peur, et voilà pourquoi elle était si vive: tout ce que je sais, c'est que je me représentais la physionomie de mon hôte, que je n'avais jamais trop remarquée jusque-là; et dans cette physionomie alors, j'y trouvais des choses terribles; celle de sa femme me paraissait sombre, ténébreuse; les domestiques avaient la mine de ne valoir rien. Enfin tous ces visages-là me faisaient frémir, je n'y pouvais tenir; je voyais des épées, des poignards, des assassinats, des vols, des insultes; mon sang se glaçait aux périls que je me figurais: car quand une fois l'imagination est en train, malheur à l'esprit qu'elle gouverne.
J'entretenais le religieux de mes idées noires, quand celui qui avait fait notre message nous vint dire que le carrosse de l'honnête homme en question nous attendait en bas, et qu'il n'avait pu ni écrire ni venir lui-même, parce qu'il était en affaire quand il avait reçu le billet. Sur-le-champ je fis mon paquet; on aurait dit qu'on me rachetait la vie; je fis appeler cet hôte et cette hôtesse si effrayants; et il est vrai qu'ils n'avaient pas trop bonne mine, et que l'imagination n'avait pas grand ouvrage à faire pour les rendre désagréables. Ce qui est de sûr, c'est que j'ai toujours retenu leurs visages; je les vois encore, je les peindrais, et dans le cours de ma vie, j'ai connu quelques honnêtes gens que je ne pouvais souffrir, à cause que leur physionomie avait quelque air de ces visages-là.
Je montai donc dans le carrosse avec ce religieux, et nous arrivons chez la personne en question. C'était un homme de cinquante à soixante ans, encore assez bien fait, fort riche, d'un visage doux et sérieux, où l'on voyait un air de mortification qui empêchait qu'on ne remarquât tout son embonpoint.
Il nous reçut bonnement et sans façon, et sans autre compliment que d'embrasser d'abord le religieux; il jeta un coup d'oeil sur moi et puis nous fit asseoir.
Le coeur me battait, j'était honteuse, embarrassée; je n'osais lever les yeux; mon petit amour-propre était étonné, et ne savait où il en était. Voyons, de quoi s'agit-il? dit alors notre homme pour entamer la conversation, et en prenant la main du religieux, qu'il serra avec componction dans la sienne. Là-dessus le religieux lui conta mon histoire. Voilà, répondit-il, une aventure bien particulière et une situation bien triste! Vous pensiez juste, mon père, quand vous m'avez écrit qu'on ne pouvait faire une meilleure action que de rendre service à mademoiselle. Je le crois de même, elle a plus besoin de secours qu'un autre par mille raisons, et je vous suis obligé de vous être adressé à moi pour cela; je bénis le moment où vous avez été inspiré de m'avertir, car je suis pénétré de ce que je viens d'entendre; allons, examinons un peu de quelle façon nous nous y prendrons. Quel âge avez-vous, ma chère enfant? ajouta-t-il en me parlant avec une charité cordiale. A cette question je me mis à soupirer sans pouvoir répondre. Ne vous affligez pas, me dit-il, prenez courage, je ne demande qu'à vous être utile; et d'ailleurs Dieu est le maître, il faut le louer de tout ce qu'il fait: dites-moi donc, quel âge avez-vous à peu près? Quinze ans et demi, repris-je, et peut-être plus. Effectivement, dit-il en se retournant du côté du père, à la voir on lui en donnerait davantage; mais, sur sa physionomie, j'augure bien de son coeur et du caractère de son esprit: on est même porté à croire qu'elle a de la naissance; en vérité, son malheur est bien grand! Que les desseins de Dieu sont impénétrables!
Mais revenons au plus pressé, ajouta-t-il après s'être ainsi prosterné en esprit devant les desseins de Dieu: comme vous n'avez nulle fortune dans ce monde, il faut voir à quoi vous vous destinez: la demoiselle qui est morte n'avait-elle rien résolu pour vous? Elle avait, lui dis-je, intention de me mettre chez une marchande. Fort bien, reprit-il, j'approuve ses vues; sont-elles de votre goût? Parlez franchement, il y a plusieurs choses qui peuvent vous convenir; j'ai, par exemple, une belle-soeur qui est une personne très raisonnable, fort à son aise, et qui vient de perdre une demoiselle qui était à son service, qu'elle aimait beaucoup, et à qui elle aurait fait du bien dans la suite; si vous vouliez tenir sa place, je suis persuadé qu'elle vous prendrait avec plaisir.
Cette proposition me fit rougir. Hélas! monsieur, lui dis-je, quoique je n'aie rien, et que je ne sache à qui je suis, il me semble que j'aimerais mieux mourir que d'être chez quelqu'un en qualité de domestique; et si j'avais mon père et ma mère, il y a toute apparence que j'en aurais moi-même, au lieu d'en servir à personne.
Je lui répondis cela d'une manière fort triste; après quoi, versant quelques larmes: Puisque je suis obligée de travailler pour vivre, ajoutai-je en sanglotant, je préfère le plus petit métier qu'il y ait, et le plus pénible, pourvu que je sois libre, à l'état dont vous me parlez, quand j'y devrais faire ma fortune. Eh! mon enfant, me dit-il, tranquillisez-vous; je vous loue de penser comme cela, c'est une marque que vous avez du coeur, et cette fierté-là est permise. Il ne faut pas la pousser trop loin, elle ne serait plus raisonnable: quelque conjecture avantageuse qu'on puisse faire de votre naissance, cela ne vous donne aucun état, et vous devez vous régler là-dessus: mais enfin nous suivrons les vues de cette amie que vous avez perdue; il en coûtera davantage, c'est une pension qu'il faudra payer; mais n'importe, dès aujourd'hui vous serez placée: je vais vous mener chez ma marchande de linge, et vous y serez la bienvenue; êtes-vous contente? Oui monsieur, lui dis-je, et jamais je n'oublierai vos bontés. Profitez-en, mademoiselle, dit alors le religieux qui nous avait jusque-là laissé faire tout notre dialogue, et comportez-vous: d'une manière qui récompense monsieur des soins où sa piété l'engage pour vous. Je crains bien, reprit alors notre homme d'un ton dévot et scrupuleux, je crains bien de n'avoir point de mérite à la secourir, car je suis trop sensible à son infortune.
Alors il se leva et dit: Ne perdons point de temps, il se fait tard, allons chez la marchande dont je vous ai parlé, mademoiselle; pour vous, mon père, vous pouvez à présent vous retirer, je vous rendrai bon compte du dépôt que vous me confiez. Là-dessus, le religieux nous quitta, je le remerciai de ses peines en bégayant, car j'étais toute troublée, et nous voilà en chemin dans le carrosse de mon bienfaiteur.
Je voudrais bien pouvoir vous dire tout ce qui se passait dans mon esprit, et comment je sortis de cette conversation que je venais d'essuyer, et dont je ne vous ai dit que la moindre partie, car il y eut bien d'autres discours très mortifiants pour moi. Et il est bon de vous dire que, toute jeune que j'étais, j'avais l'âme un peu fière; on m'avait élevée avec douceur, et même avec des égards, et j'étais bien étourdie d'un entretien de cette espèce. Les bienfaits des hommes sont accompagnés d'une maladresse si humiliante pour les personnes qui les reçoivent! Imaginez-vous qu'on avait épluché ma misère pendant une heure, qu'il n'avait été question que de la compassion que j'inspirais, du grand mérite qu'il y aurait à me faire du bien et puis c'était la religion qui voulait qu'on prit soin de moi ensuite venait un faste de réflexions charitables, une enflure de sentiments dévots. Jamais la charité n'étala ses tristes devoirs avec tant d'appareil; j'avais le coeur noyé dans la honte; et puisque j'y suis, je vous dirai que c'est quelque chose de bien cruel que d'être abandonné au secours de certaines gens: car qu'est-ce qu'une charité qui n'a point de pudeur avec le misérable, et qui, avant que de le soulager, commence par écraser son amour-propre? La belle chose qu'une vertu qui fait le désespoir de celui sur qui elle tombe! Est-ce qu'on est charitable à cause qu'on fait des oeuvres de charité? Il s'en faut bien; quand vous venez vous appesantir sur le détail de mes maux, dirais-je à ces gens-là, quand vous venez me confronter avec toute ma misère, et que le cérémonial de vos questions, ou plutôt de l'interrogatoire dont vous m'accablez, marche devant les secours que vous me donnez, voilà ce que vous appelez faire une oeuvre de charité; et moi je dis que c'est une oeuvre brutale et haïssable, oeuvre de métier et non de sentiment.
J'ai fini; que ceux qui ont besoin de leçons là-dessus profitent de celle que je leur donne; elle vient de bonne part, car je leur parle d'après mon expérience.
Je me suis laissée dans le carrosse avec mon homme pour aller chez la marchande: je me souviens qu'il me questionnait beaucoup dans le chemin, et que je lui répondais d'un ton bas et douloureux; je n'osais me remuer, je ne tenais presque point de place, et j'avais le coeur mort.
Cependant, malgré l'anéantissement où je me sentais, j'étais étonnée des choses dont il m'entretenait; je trouvais sa conversation singulière; il me semblait que mon homme se mitigeait, qu'il était plus flatteur que zélé, plus généreux que charitable; il me paraissait tout changé.
Je vous trouve bien gênée avec moi, me disait-il; je ne veux point vous voir dans cette contrainte-là, ma chère fille: vous me haïriez bientôt, quoique je ne vous veuille que du bien. Notre conversation avec ce religieux vous a rendue triste: le zèle de ces gens-là n'est pas consolant; il est dur, et il faut faire comme eux. Mais moi, j'ai naturellement le coeur bon; ainsi, vous pouvez me regarder comme votre ami, comme un homme qui s'intéresse à vous de tout son coeur, et qui veut avoir votre confiance, entendez-vous? Je me retiens le privilège de vous donner quelques conseils, mais je ne prétends pas qu'ils vous effarouchent. Je vous dirai, par exemple, que vous êtes jeune et jolie, et que ces deux belles qualités vont vous exposer aux poursuites du premier étourdi qui vous verra, et que vous feriez mal de l'écouter, parce que cela ne vous mènerait à rien et ne mérite pas votre attention; c'est à votre fortune à qui il faut que vous la donniez, et à tout ce qui pourra l'avancer. Je sais bien qu'à votre âge on est charmée de plaire, et vous plairez même sans y tâcher, j'en suis sûr; mais du moins ne vous souciez point trop de plaire à tout le monde, surtout à mille petits soupirants que vous ne devez pas regarder dans la situation où vous êtes. Ce que je vous dis là n'est point d'une sévérité outrée, continua-t-il d'un air aisé en me prenant la main, que j'avais belle. Non, monsieur, lui dis-je. Et puis, voyant que j'étais sans gants: Je veux vous en acheter, me dit-il; cela conserve les mains, et quand on les a belles, il faut y prendre garde.
Là-dessus il fait arrêter le carrosse, et m'en prit plusieurs paires que j'essayai toutes avec le secours qu'il me prêtait, car il voulut m'aider; et moi, je le laissais faire en rougissant de mon obéissance; et je rougissais sans savoir pourquoi, seulement par un instinct qui me mettait en peine de ce que cela pouvait signifier.
Toutes ces petites particularités, au reste, je vous les dis parce qu'elles ne sont pas si bagatelles qu'elles le paraissent.
Nous arrivâmes enfin chez la marchande, qui me parut une femme assez bien faite, et qui me reçut aux conditions dont ils convinrent pour ma pension. Il me semble qu'il lui parla longtemps à part; mais je n'imaginai rien là-dessus, et il s'en alla en disant qu'il nous reviendrait voir dans quelques jours, et en me recommandant extrêmement à la marchande, qui, après qu'il fut parti, me fit voir une petite chambre où je mis mes hardes, et où je devais coucher avec une compagne.
Cette marchande, il faut que je vous la nomme pour la facilité de l'histoire. Elle s'appelait Mme Dutour; c'était une veuve qui, je pense, n'avait pas plus de trente ans; une grosse réjouie qui, à vue d'oeil, paraissait la meilleure femme du monde; aussi l'était-elle. Son domestique était composé d'un petit garçon de six ou sept ans qui était son fils, d'une servante, et d'une nommée Mlle Toinon, sa fille de boutique
Quand je serais tombée des nues, je n'aurais pas été plus étourdie que je l'étais; les personnes qui ont du sentiment sont bien plus abattues que d'autres dans de certaines occasions, parce que tout ce qui leur arrive les pénètre; il y a une tristesse stupide qui les prend, et qui me prit: Mme Dutour fit de son mieux pour me tirer de cet état-là.
Allons, mademoiselle Marianne, me disait-elle (car elle avait demandé mon nom), vous êtes avec de bonnes gens, ne vous chagrinez point, j'aime qu'on soit gaie; qu'avez-vous qui vous fâche? Est-ce que vous vous déplaisez ici? Moi, dès que je vous ai vue, j'ai pris de l'amitié pour vous; tenez, voilà Toinon qui est une bonne enfant, faites connaissance ensemble. Et c'était en soupant qu'elle me tenait ce discours, à quoi je ne répondais que par une inclination de tête et avec une physionomie dont la douceur remerciait sans que je parlasse. Quelquefois, je m'encourageais jusqu'à dire: Vous avez bien de la bonté; mais, en vérité, j'étais déplacée, et je n'étais pas faite pour être là.
je sentais, dans la franchise de cette femme-là, quelque chose de grossier qui me rebutait.
Je n'avais pourtant encore vécu qu'avec mon curé et sa soeur, et ce n'était pas des gens du monde, il s'en fallait bien; mais je ne leur avais vu que des manières simples et non pas grossières: leurs discours étaient unis et sensés; d'honnêtes gens vivants médiocrement pouvaient parler comme ils parlaient, et je n'aurais rien imaginé de mieux, si je n'avais jamais vu autre chose: au lieu qu'avec ces gens-ci, je n'étais pas contente, je leur trouvais un jargon, un ton brusque qui blessait ma délicatesse. Je me disais déjà que dans le monde, il fallait qu'il y eût quelque chose qui valait mieux que cela; je soupirais après, j'étais triste d'être privée de ce mieux que je ne connaissais pas. Dites-moi d'où cela venait? Où est-ce que j'avais pris mes délicatesses? Etaient-elles dans mon sang? cela se pourrait bien; venaient-elles du séjour que j'avais fait à Paris? cela se pourrait encore: il y a des âmes perçantes à qui il n'en faut pas beaucoup montrer pour les instruire, et qui, sur le peu qu'elles voient, soupçonnent tout d'un coup tout ce qu'elles pourraient voir.
La mienne avait le sentiment bien subtil, je vous assure, surtout dans les choses de sa vocation, comme était le monde. Je ne connaissais personne à Paris, je n'en avais vu que les rues, mais dans ces rues il y avait des personnes de toutes espèces, il y avait des carrosses, et dans ces carrosses un monde qui m'était très nouveau, mais point étranger. Et sans doute, il y avait en moi un goût naturel qui n'attendait que ces objets-là pour s'y prendre, de sorte que, quand je les voyais, c'était comme si j'avais rencontré ce que je cherchais.
Vous jugez bien qu'avec ces dispositions, Mme Dutour ne me convenait point, non plus que Mlle Toinon, qui était une grande fille qui se redressait toujours, et qui maniait sa toile avec tout le jugement et toute la décence possible; elle y était toute entière, et son esprit ne passait pas son aune.
Pour moi, j'étais si gauche à ce métier-là, que je l'impatientais à tout moment. Il fallait voir de quel air elle me reprenait, avec quelle fierté de savoir elle corrigeait ma maladresse: et ce qui est plaisant, c'est que l'effet ordinaire de ces corrections, c'était de me rendre encore plus maladroite, parce que j'en devenais plus dégoûtée.
Nous couchions dans la même chambre, comme je vous l'ai déjà dit, et là elle me donnait des leçons pour parvenir, disait-elle; ensuite, elle me contait l'état de ses parents, leurs facultés, leur caractère, ce qu'ils lui avaient donné pour ses dernières étrennes. Après venait un amant qu'elle avait, qui était un beau garçon fait au tour; et puis nous irions nous promener ensemble; et moi, sans en avoir d'envie, je lui répondais que je le voulais bien. Les inclinations de Mme Dutour n'étaient pas oubliées: son amant l'aurait déjà épousée; mais il n'était pas assez riche, et en attendant, il la voyait toujours, venait souvent manger chez elle, et elle lui faisait un peu trop bonne chère. C'est pour vous divertir que je vous conte cela; passez-le, si cela vous ennuie.
M. de Climal (c'était ainsi que s'appelait celui qui m'avait mis chez Mme Dutour) revint trois ou quatre jours après m'avoir laissée là. J'étais alors dans notre chambre avec Mlle Toinon, qui me montrait ses belles hardes, et qui sortit, par savoir-vivre, dès qu'il fut entré.
Eh bien! mademoiselle, comment vous trouvez-vous ici? me dit-il. Mais, monsieur, répondis-je, j'espère que je m'y ferai. J'aurais, répondit-il, grande envie que vous fussiez contente, car je vous aime de tout mon coeur, vous m'avez plu tout d'un coup, et je vous en donnerai toutes les preuves que je pourrai. Pauvre enfant! que j'aurai de plaisir à vous rendre service! Mais je veux que vous ayez de l'amitié pour moi. Il faudrait que je fusse bien ingrate pour en manquer, lui répondis-je. Non, non, reprit-il, ce ne sera point par ingratitude que vous ne m'aimerez point; c'est que vous n'aurez pas avec moi une certaine liberté que je veux que vous ayez. Je sais trop le respect que je vous dois, lui dis-je. Il n'est pas sûr que vous m'en deviez, dit-il, puisque nous ne savons pas qui vous êtes; mais, Marianne, ajouta-t-il, en me prenant la main qu'il serrait imperceptiblement, ne seriez-vous pas un peu plus familière avec un ami qui vous voudrait autant de bien que je vous en veux? Voilà ce que je demande: vous lui diriez vos sentiments, vos goûts; vous aimeriez à le voir. Pourquoi ne feriez-vous pas de même avec moi? Oh! que j'y veux mettre ordre absolument, ou nous aurons querelle ensemble. A propos, j'oubliais à vous donner de l'argent. Et en disant cela, il me mit quelques louis d'or dans la main. Je les refusai d'abord, et lui dis qu'il me restait quelque argent de la défunte; mais, malgré cela, il me força de les prendre. Je les pris donc avec honte, car cela m'humiliait; mais je n'avais pas de fierté à écouter là-dessus avec un homme qui s'était chargé de moi, pauvre orpheline, et qui paraissait vouloir me tenir lieu de père.
Je fis une révérence assez sérieuse en recevant ce qu'il me donnait. Eh! me dit-il, ma chère Marianne, laissons là les révérences, et montrez-moi que vous êtes contente. Combien m'allez-vous saluer de fois pour un habit que je vais vous acheter? voyons. Je ne fis pas, ce me semble, une grande attention à l'habit qu'il me promettait, mais il dit cela d'un air si bon et si badin, qu'il me gagna le coeur, je vous l'avoue. Mes répugnances me quittèrent, un vif sentiment de reconnaissance en prit la place; et je me jetai sur son bras que j'embrassai de fort bonne grâce et presque en pleurant de. sensibilité.
Il fut charmé de mon mouvement, et me prit la main, qu'il baisa d'une manière fort tendre; façon de faire qui, au milieu de mon petit transport, me parut encore singulière, mais toujours de cette singularité qui m'étonnait sans rien m'apprendre, et que je penchais à regarder comme des expressions un peu extraordinaires de son bon coeur.
Quoi qu'il en soit, la conversation, de ma part, devint dès ce moment-là plus aisée, mon aisance me donna des grâces qu'il ne me connaissait pas encore; il s'arrêtait de temps en temps à me considérer avec une tendresse dont je remarquais toujours l'excès, sans y entendre plus de finesse.
Il n'y avait pas moyen; non plus, qu'alors j'en pénétrasse davantage; mon imagination avait fait son plan sur cet homme-là, et quoique je le visse enchanté de moi, rien n'empêchait que ma jeunesse, ma situation, mon esprit et mes grâces ne lui eussent donné pour moi une affection très innocente. On peut se prendre d'une tendre amitié pour les personnes de mon âge dont on veut avoir soin; on se plaît à leur voir du mérite, parce que nos bienfaits nous en feront plus d'honneur; enfin on aime ordinairement à voir l'objet de sa générosité; et tous les motifs de simple tendresse qu'un bienfaiteur peut avoir dans ce cas-là, une fille de plus de quinze ans et demi, quoiqu'elle n'ait rien vu, les sent et les devine confusément; elle n'en est non plus surprise que de voir l'amour de son père et de sa mère pour elle; et voilà comment j'étais: je l'aurais plutôt pris pour un original dans ses façons que pour ce qu'il était. Il avait beau reprendre ma main, l'approcher de sa bouche en badinant, je n'admirais là-dedans que la rapidité de son inclination pour moi, et cela me touchait plus que tous ses bienfaits; car, à l'âge où j'étais, quand on n'a point encore souffert, on ne sait point trop l'avantage qu'il y a d'être dépourvue de tout.
Peut-être devrais-je passer tout ce que je vous dis là; mais je vais comme je puis, je n'ai garde de songer que je vous fais un livre, cela me jetterait dans un travail d'esprit dont je ne sortirais pas; je m'imagine que je vous parle, et tout passe dans la conversation. Continuons-la donc.
Dans ce temps, on se coiffait en cheveux, et jamais créature ne les a eus plus beaux que moi; cinquante ans que j'ai n'en ont fait que diminuer la quantité, sans en avoir changé la couleur, qui est encore du plus clair châtain.
M. de Climal les regardait, les touchait avec passion; mais cette passion, je la regardais comme un pur badinage. Marianne, me disait-il quelquefois, vous n'êtes point si à plaindre: de si beaux cheveux et ce visage-là ne vous laisseront manquer de rien. Ils ne me rendront ni mon père ni ma mère, lui répondis-je. Ils vous feront aimer de tout le monde, me dit-il; et pour moi, je ne leur refuserai jamais rien. Oh! pour cela, monsieur, lui dis-je, je compte sur vous et sur votre bon coeur. Sur mon bon coeur? reprit-il en riant; eh! vous parlez donc de coeur, chère enfant, et le vôtre, si je vous le demandais, me le donneriez-vous? Hélas! vous le méritez bien, lui dis-je naïvement.
A peine lui eus-je répondu cela, que je vis dans ses yeux quelque chose de si ardent, que ce fut un coup de lumière pour moi; sur-le-champ je me dis en moi-même: Il se pourrait bien faire que cet homme-là m'aimât comme un amant aime une maîtresse; car enfin, j'en avais vu, des amants, dans mon village, j'avais entendu parler d'amour, j'avais même déjà lu quelques romans à la dérobée; et tout cela, joint aux leçons que la nature nous donne, m'avait du moins fait sentir qu'un amant était bien différent d'un ami; et sur cette différence, que j'avais comprise à ma manière, tout d'un coup les regards de M. de Climal me parurent d'une espèce suspecte.
Cependant, je ne regardai pas l'idée qui m'en vint sur-le-champ comme une chose encore bien sûre; mais je devais bientôt en avoir le coeur net; et je commençai toujours, en attendant, par être un peu plus forte et plus à mon aise avec lui. Mes soupçons me défirent presque tout à fait de cette timidité qu'il m'avait tant reprochée; je crus que, s'il était vrai qu'il m'aimât, il n'y avait plus tant de façons à faire avec lui, et que c'était lui qui était dans l'embarras, et non pas moi. Ce raisonnement coula de source, au reste il parait fin, et ne l'est pas; il n'y a rien de si simple, on ne s'aperçoit pas seulement qu'on le fait.
Il est vrai que ceux contre qui on raisonne comme cela n'ont pas grand retour à espérer de vous; cela suppose qu'en fait d'amour, on ne se soucie guère d'eux: aussi de ce côté-là M. de Climal m'était-il parfaitement indifférent, et même de cette indifférence qui va devenir haine si on la tourmente; peut-être eût-il été ma première inclination, si nous avions commencé autrement ensemble; mais je ne l'avais connu que sur le pied d'un homme pieux, qui entreprenait d'avoir soin de moi par charité; et je ne sache point de manière de connaître les gens qui éloigne tant de les aimer de ce qu'on appelle amour: il n'y a plus de sentiment tendre à demander à une personne qui n'a fait connaissance avec vous que dans ce goût-là. L'humiliation qu'elle a soufferte vous a fermé son coeur de ce côté-là. Ce coeur en garde une rancune que lui-même il ne sait pas qu'il a, tant que vous ne lui demandez que des sentiments qui vous sont justement dus; mais lui demandez-vous d'une certaine tendresse, oh! c'est une autre affaire: son amour-propre vous reconnaît alors; vous vous êtes brouillé avec lui sans retour là-dessus, il ne vous pardonnera jamais. Et c'est ainsi que j'étais avec M. de Climal.
Il est vrai que, si les hommes savaient obliger, je crois qu'ils feraient tout ce qu'ils voudraient de ceux qui leur auraient obligation: car est-il rien de si doux que le sentiment de reconnaissance, quand notre amour-propre n'y répugne point? On en tirerait des trésors de tendresse; au lieu qu'avec les hommes on a besoin de deux vertus, l'une pour empêcher d'être indignée du bien qu'ils vous font, l'autre pour vous en imposer la reconnaissance.
M. de Climal m'avait parlé d'un habit qu'il voulait me donner, et nous sortîmes pour l'acheter à mon goût. Je crois que je l'aurais refusé, si j'avais été bien convaincue qu'il avait de l'amour pour moi; car j'aurais eu un dégoût, ce me semble, invincible à profiter de sa faiblesse, surtout ne la partageant pas; car, quand on la partage, on ajuste cela; on s'imagine qu'il y a beaucoup de délicatesse à n'être point délicat là-dessus; mais je doutais encore de ce qu'il avait dans l'âme, et supposé qu'il n'eût que de l'amitié, c'était donc une amitié extrême, qui méritait assurément le sacrifice de toute ma fierté. Ainsi j'acceptai l'offre de l'habit à tout hasard.
L'habit fut acheté: je l'avais choisi; il était noble et modeste, et tel qu'il aurait pu convenir à une fille de condition qui n'aurait pas eu de bien. Après cela, M. de Climal parla de linge, et effectivement j'en avais besoin. Encore autre achat que nous allâmes faire; Mme Dutour aurait pu lui fournir ce linge, mais il avait ses raisons pour n'en point prendre chez elle: c'est qu'il le voulait trop beau. Mme Dutour aurait trouvé la charité outrée; et quoique ce fût une bonne femme qui ne s'en serait pas souciée, et qui aurait cru que ce n'était pas là son affaire, il était mieux de ne pas profiter de la commodité de son caractère, et d'aller ailleurs.
Oh! pour le coup, ce fut ce beau linge qu'il voulut que je prisse qui me mit au fait de ses sentiments; je m'étonnai même que l'habit, qui était très propre, m'eût encore laissé quelque doute, car la charité n'est pas galante dans ses présents; l'amitié même, si secourable, donne du bon et ne songe point au magnifique; les vertus des hommes ne remplissent que bien précisément leur devoir, elles seraient plus volontiers mesquines que prodigues dans ce qu'elles font de bien: il n'y a que les vices qui n'ont point de ménage. Je lui dis tout bas que je ne voulais point de linge si distingué, je lui parlai sur ce ton-là sérieusement; il se moqua de moi, et me dit: Vous êtes un enfant, taisez-vous, allez vous regarder dans le miroir, et voyez si ce linge est trop beau pour votre visage. Et puis, sans vouloir m'écouter, il alla son train.
Je vous avoue que je me trouvais bien embarrassée, car je voyais qu'il était sûr qu'il m'aimait, qu'il ne me donnait qu'à cause de cela, qu'il espérait me gagner par là, et qu'en prenant ce qu'il me donnait, moi je rendais ses espérances assez bien fondées.
Je consultais donc en moi-même ce que j'avais à faire et à présent que j'y pense, je crois que je ne consultais que pour perdre du temps: j'assemblais je ne sais combien de réflexions dans mon esprit; je me taillais de la besogne, afin que, dans la confusion de mes pensées, j'eusse plus de peine à prendre mon parti, et que mon indétermination en fût plus excusable. Par là je reculais une rupture avec M. de Climal, et je gardais ce qu'il me donnait.
Cependant, j'étais bien honteuse de ses vues; ma chère amie, la soeur du curé, me revenait dans l'esprit. Quelle différence affreuse, me disais-je, des secours qu'elle me donnait à ceux que je reçois! Quelle serait la douleur de cette amie, si elle vivait, et qu'elle vît l'état où je suis! Il me semblait que mon aventure violait d'une manière cruelle le respect que je devais à sa tendre amitié; il me semblait que son coeur en soupirait dans le mien; et tout ce que je vous dis là, je ne l'aurais point exprimé, mais je le sentais.
D'un autre côté, je n'avais plus de retraite, et M. de Climal m'en donnait une; je manquais de hardes, et il m'en achetait, et c'étaient de belles hardes que j'avais déjà essayées dans mon imagination, et j'avais trouvé qu'elles m'allaient à merveille. Mais je n'avais garde de m'arrêter à cet article qui se mêlait dans mes considérations, car j'aurais rougi du plaisir qu'il me faisait, et j'étais bien aise apparemment que ce plaisir fît son effet sans qu'il y eût de ma faute: souplesse admirable pour être innocent d'une sottise qu'on a envie de faire. Après cela, me dis-je, M. de Climal ne m'a point encore parlé de son amour, peut-être même n'osera-t-il m'en parler de longtemps, et ce n'est point à moi à deviner le motif de ses soins. On m'a menée à lui comme à un homme charitable et pieux, il me fait du bien: tant pis pour lui si ce n'est point dans de bonnes vues, je ne suis point obligée de lire dans sa conscience, et je ne serai complice de rien, tant qu'il ne s'expliquera pas; ainsi j'attendrai qu'il me parle sans équivoque.
Ce petit cas de conscience ainsi décidé, mes scrupules se dissipèrent et le linge et l'habit me parurent de bonne prise.
Je les emportai chez Mme Dutour; il est vrai qu'en nous en retournant, M. de Climal rendit, par-ci par-là, sa passion encore plus aisée à deviner que de coutume: il se démasquait petit à petit, l'homme amoureux se montrait, je lui voyais déjà la moitié du visage, mais j'avais conclu qu'il fallait que je le visse tout entier pour le reconnaître, sinon il était arrêté que je ne verrais rien. Les hardes n'étaient pas encore en lieu de sûreté, et si je m'étais scandalisée trop tôt, j'aurais peut-être tout perdu. Les passions de l'espèce de celle de M. de Climal sont naturellement lâches; quand on les désespère, elles ne se piquent pas de faire une retraite bien honorable, et c'est un vilain amant qu'un homme qui vous désire plus qu'il ne vous aime: non pas que l'amant le plus délicat ne désire à sa manière, mais du moins c'est que chez lui les sentiments du coeur se mêlent avec les sens; tout cela se fond ensemble, ce qui fait un amour tendre, et non pas vicieux, quoique à la vérité est capable du vice; car tous les jours, en fait d'amour, on fait très délicatement des choses fort grossières. Mais il ne s'agit point de cela.
Je feignis donc de ne rien comprendre aux petits discours que me tenait M. de Climal pendant que nous retournions chez Mme Dutour. J'ai peur de vous aimer trop, Marianne, me disait-il; et si cela était que feriez-vous? Je ne pourrais en être que plus reconnaissante, s'il était possible, lui répondais-je. Cependant, Marianne, je me défie de votre coeur, quand il connaîtra toute la tendresse du mien, ajouta-t-il, car vous ne la savez pas. Comment, lui dis-je, vous croyez que je ne vois pas votre amitié? Eh! ne changez point mes termes, reprit-il, je ne dis pas mon amitié, je parle de ma tendresse. Quoi! dis-je, n'est-ce pas la même chose? Non, Marianne, me répondit-il, en me regardant d'une manière à m'en prouver la différence; non, chère fille, ce n'est pas la même chose, et je voudrais bien que l'une vous parût plus douce que l'autre. Là-dessus je ne pus m'empêcher de baisser les yeux, quoique j'y résistasse; mais mon embarras fut plus fort que moi. Vous ne me dites mot; est-ce que vous m'entendez? me dit-il en me serrant la main. C'est, lui dis-je, que je suis honteuse de ne savoir que répondre à tant de bonté.
Heureusement pour moi, la conversation finit là, car nous étions arrivés; tout ce qu'il put faire, ce fut de me dire à l'oreille: Allez, friponne, allez rendre votre coeur plus traitable et moins sourd, je vous laisse le mien pour vous y aider.
Ce discours était assez net, et il était difficile de parler plus français: je fis semblant d'être distraite pour me dispenser d'y répondre; mais un baiser qu'il m'appuyait sur l'oreille en me parlant s'attirait mon attention malgré que j'en eusse, et il n'y avait pas moyen d'être sourde à cela; aussi ne le fus-je pas. Monsieur, ne vous ai-je pas fait mal? m'écriai-je d'un air naturel, en feignant de prendre le baiser qu'il m'avait donné pour le choc de sa tête avec la mienne. Dans le temps que je disais cela, je descendais de carrosse, et je crois qu'il fut la dupe de ma petite finesse, car il me répondit très naturellement que non.
J'emportai le ballot de hardes, que j'allai serrer dans notre chambre, pendant que M. de Climal était dans la boutique de Mme Dutour. Je redescendis sur-le-champ: Marianne, me dit-il d'un ton froid, faites travailler à votre habit dès aujourd'hui: je vous reverrai dans trois ou quatre jours, et je veux que vous l'ayez. Et puis, parlant à Mme Dutour: J'ai tâché, dit-il, de l'assortir avec de très beau linge qu'elle m'a montré, et que lui a laissé la demoiselle qui est morte.
Et là-dessus vous remarquerez, ma chère amie que M. de Climal m'avait avertie qu'il parlerait comme cela à Mme Dutour; et je pense vous en avoir dit la raison, qu'il ne me dit pourtant pas, mais que je devinai. D'ailleurs, ajouta-t-il, je suis bien aise que mademoiselle soit proprement mise, parce que j'ai des vues pour elle qui pourront réussir. Et tout cela du ton d'un homme vrai et respectable; car M. de Climal, tête à tête avec moi, ne ressemblait point du tout au M. de Climal parlant aux autres: à la lettre, c'était deux hommes différents; et quand je lui voyais son visage dévot, je ne pouvais pas comprendre comment ce visage-là ferait pour devenir profane, et tel qu'il était avec moi. Mon Dieu, que les hommes ont de talents pour ne rien valoir!
Il se retira après un demi-quart d'heure de conversation avec Mme Dutour. Il ne fut pas plus tôt parti, que celle-ci, à qui il avait conté mon histoire, se liait à louer sa piété et la bonté de son coeur. Marianne, me dit-elle, vous avez fait là une bonne rencontre quand vous l'avez connu; voyez ce que c'est, il a autant de soin de vous que si vous étiez son enfant; cet homme-là n'a peut-être pas son pareil dans le monde pour être bon et charitable.
Le mot de charité ne fut pas fort de mon goût: il était un peu cru pour un amour-propre aussi douillet que le mien; mais Mme Dutour n'en savait pas davantage, ses expressions allaient comme son esprit, qui allait comme il plaisait à son peu de malice et de finesse. Je fis pourtant la grimace, mais je ne dis rien, car nous n'avions pour témoin que la grave Mlle Toinon, bien plus capable de m'envier les hardes qu'on me donnait que de me croire humiliée de les recevoir. Oh! pour cela, mademoiselle Marianne, me dit-elle à son tour d'un air un peu jaloux, il faut que vous soyez née coiffée. Au contraire, lui répondis-je, je suis née très malheureuse; car je devrais sans comparaison être mieux que je ne suis. A propos, reprit-elle, est-il vrai que vous n'avez ni père ni mère, et que vous n'êtes l'enfant à personne? cela est plaisant. Effectivement, lui dis-je d'un ton piqué, cela est fort réjouissant; et si vous m'en croyez, vous m'en ferez vos compliments. Taisez-vous, idiote, lui dit Mme Dutour, qui vit que j'étais fâchée; elle a raison de se moquer de vous; remerciez Dieu de vous avoir conservé vos parents. Qui est-ce qui a jamais dit aux gens qu'ils sont des enfants trouvés? J'aimerais autant qu'on me dit que je suis bâtarde.
N'était-ce pas là prendre mon parti d'une manière bien consolante? Aussi le zèle de cette bonne femme me choqua-t-il autant que l'insulte de l'autre, et les larmes m'en vinrent aux yeux. Mme Dutour en fut touchée, sans se douter de sa maladresse qui les faisait couler: son attendrissement me fit trembler, je craignis encore quelque nouvelle réprimande à Toinon, et je me hâtai de la prier de ne dire mot.
Toinon, de son côté, me voyant pleurer, se déconcerta de bonne foi; car elle n'était pas méchante, et son coeur ne voulait fâcher personne, sinon qu'elle était vaine, parce qu'elle s'imaginait que cela était décent. Mais comme elle n'avait pas un habit neuf aussi bien que moi, peut-être qu'elle avait cru qu'en place de cela il fallait dire quelque chose, et redresser un peu son esprit, comme elle redressait sa figure.
Voilà d'où me vint la belle apostrophe qu'elle me fit, dont elle me demanda très sincèrement excuse; et comme je vis que ces bonnes gens n'entendaient rien à ma fierté, ni à ces délicatesses, et qu'ils ne savaient pas le quart du mal qu'ils me faisaient, je me rendis de bonne grâce à leurs caresses; et il ne fut plus question que de mon habit, qu'on voulut voir avec une curiosité ingénue, qui me fit venir aussi la curiosité d'éprouver ce qu'elles en diraient.
J'allai donc le chercher sans rancune, et avec la joie de penser que je le porterais bientôt. Je prends le paquet tel que je l'avais mis dans la chambre, et je l'apporte. La première chose qu'on vit en le défaisant, ce fut ce beau linge dont on avait pris tant de peine à sauver l'achat, qui avait coûté la façon d'un mensonge à M. de Climal, et à moi un consentement à ce mensonge; voilà ce que c'est que l'étourderie des jeunes gens! J'oubliai que ce maudit linge était dans le paquet avec l'habit. Oh! oh! dit Mme Dutour, en voici bien d'une autre! M. de Climal nous disait que c'était la demoiselle défunte qui vous avait laissé cela; c'est pourtant lui qui vous l'a acheté, Marianne, et c'est fort mal fait à vous de ne l'avoir pas pris chez moi. Vous n'êtes pas plus délicate que des duchesses qui en prennent bien; et votre M. de Climal est encore plaisant! Mais je vois bien ce que c'est, ajouta-t-elle en tirant l'étoffe de l'habit qui était dessous, pour la voir, car sa colère n'interrompit point sa curiosité, qui est un mouvement chez les femmes qui va avec tout ce qu'elles ont dans l'esprit; je vois bien ce que c'est; je devine pourquoi on a voulu m'en faire accroire sur ce linge-là, mais je ne suis pas si bête qu'on le croit, je n'en dis pas davantage; remportez, remportez; pardi, le tour est joli! On a la bonté de mettre mademoiselle en pension chez moi, et ce qu'il lui faut, on l'achète ailleurs; j'en ai l'embarras, et les autres le profit; je vous le conseille!
Pendant ce temps-là, Toinon soulevait mon étoffe du bout des doigts, comme si elle avait craint de se les salir, et disait: Diantre! il n'y a rien de tel que d'être orpheline! Et la pauvre fille, ce n'était presque que pour figurer dans l'aventure qu'elle disait cela; et toute sage qu'elle était, quiconque lui en eût donné autant l'aurait rendue stupide de reconnaissance. Laissez cela, Toinon, lui dit Mme Dutour; je voudrais bien voir que cela vous fît envie!
Jusque-là je n'avais rien dit; je sentais tant de mouvements, tant de confusion, tant de dépit, que je ne savais par où commencer pour parler: c'était d'ailleurs une situation bien neuve pour moi que la mêlée où je me trouvais. Je n'en avais jamais tant vu. A la fin, quand mes mouvements furent un peu éclaircis, la colère se déclara la plus forte; mais ce fut une colère si franche et si étourdie, qu'il n'y avait qu'une fille innocente de ce dont on l'accusait qui pût l'avoir.
Il était pourtant vrai que M. de Climal était amoureux de moi; mais je savais bien aussi que je ne voulais rien faire de son amour; et si, malgré cet amour que je connaissais, j'avais reçu ses présents, c'était par un petit raisonnement que mes besoins et ma vanité m'avaient dicté, et qui n'avait rien pris sur la pureté de mes intentions. Mon raisonnement était sans doute une erreur, mais non pas un crime: ainsi je ne méritais pas les outrages dont me chargeait Mme Dutour, et je fis un vacarme épouvantable. Je débutai par jeter l'habit et le linge par terre sans savoir pourquoi, seulement par fureur; ensuite je parlai, ou plutôt je criai, et je ne me souviens plus de tous mes discours, sinon que j'avouai en pleurant que M. de Climal avait acheté le linge, et qu'il m'avait défendu de le dire, sans m'instruire des raisons qu'il avait pour cela; qu'au reste j'étais bien malheureuse de me trouver avec des gens qui m'accusaient à si bon marché; que je voulais sortir sur-le-champ; que j'allais envoyer chercher un carrosse pour emporter mes hardes; que j'irais où je pourrais; qu'il valait mieux qu'une fille comme moi mourût d'indigence que de vivre aussi déplacée que je l'étais; que je leur laissais les présents de M. de Climal, que je m'en souciais aussi peu que de son amour, s'il était vrai qu'il en eût pour moi. Enfin j'étais comme un petit lion, ma tête s'était démontée, outre que tout ce qui pouvait m'affliger se présentait à moi: la mort de ma bonne amie, la privation de sa tendresse, la perte terrible de mes parents, les humiliations que j'avais souffertes, l'effroi d'être étrangère à tous les hommes, de ne voir la source de mon sang nulle part, la vue d'une misère qui ne pouvait peut-être finir que par une autre; car je n'avais que ma beauté qui pût me faire des amis. Et voyez quelle ressource que le vice des hommes! N'était-ce pas là de quoi renverser une cervelle aussi jeune que la mienne?
Mme Dutour fut effrayée du transport qui m'agitait; elle ne s'y était pas attendue, et n'avait compté que de me voir honteuse. Mon Dieu! Marianne, me disait-elle quand elle pouvait placer un mot, on peut se tromper; apaisez-vous, je suis fâchée de ce que j'ai dit (car mon emportement ne manqua pas de me justifier: j'étais trop outrée pour être coupable); allons, ma fille. Mais j'allais toujours mon train, et à toute force je voulais sortir.
Enfin elle me poussa dans une petite salle, où elle s'enferma avec moi; et là j'en dis encore tant, que j'épuisai mes forces; il ne me resta plus que des pleurs, jamais on n'en a tant versé; et la bonne femme, voyant cela, se mit à pleurer aussi du meilleur de son coeur.
Là-dessus, Toinon entra pour nous dire que le dîner était prêt; et Toinon, qui était de l'avis de tout le monde, pleura, parce que nous pleurions, et moi, après tant de larmes, attendrie par les douceurs qu'elles me dirent toutes deux, je m'apaisai, je me consolai, j'oubliai tout.
La forte pension que M. de Climal payait pour moi contribua peut-être un peu au tendre repentir que Mme Dutour eut de m'avoir fâchée; de même que le chagrin de n'avoir pas vendu le linge l'avait, sans comparaison, bien plus indisposée contre moi que toute autre chose; car pendant le repas, prenant un autre ton, elle me dit elle-même que, si M. de Climal m'aimait, comme il y avait apparence, il fallait en profiter. (Je n'ai jamais oublié les discours qu'elle me tint.) Tenez, Marianne, me disait-elle, à votre place, je sais bien comment je ferais; car, puisque vous ne possédez rien, et que vous êtes une pauvre fille qui n'avez pas seulement la consolation d'avoir des parents, je prendrais d'abord tout ce que M. de Climal me donnerait, j'en tirerais tout ce que je pourrais: je ne l'aimerais pas, moi, je m'en garderais bien; l'honneur doit marcher le premier, et je ne suis pas femme à dire autrement, vous l'avez bien vu; en un mot comme en mille, tournez tant qu'il vous plaira, il n'y a rien de tel que d'être sage, et je mourrai dans cet avis. Mais ce n'est pas à dire qu'il faille jeter ce qui nous vient trouver; il y a moyen d'accommoder tout dans la vie. Par exemple, voilà vous et M. de Climal; eh bien! faut-il lui dire: Allez-vous-en? Non, assurément: il vous aime, ce n'est pas votre faute, tous ces bigots n'en font point d'autres. Laissez-le aimer, et que chacun réponde pour soi. Il vous achète des nippes, prenez toujours, puisqu'elles sont payées; s'il vous donne de l'argent, ne faites pas la sotte, et tendez la main bien honnêtement, ce n'est pas à vous à faire la glorieuse. S'il vous demande de l'amour, allons doucement ici, jouez d'adresse, et dites-lui que cela viendra; promettre et tenir mène les gens bien loin. Premièrement, il faut du temps pour que vous l'aimiez; et puis, quand vous ferez semblant de commencer à l'aimer, il faudra du temps pour que cela augmente; et puis, quand il croira que votre coeur est à point, n'avez-vous pas l'excuse de votre sagesse? Est-ce qu'une fille ne doit pas se défendre? N'a-t-elle pas mille bonnes raisons à dire aux gens? Ne les prêche-t-elle pas sur le mal qu'il y aurait? Pendant quoi le temps se passe, et les présents viennent sans qu'on les aille chercher; et si un homme à la fin fait le mutin, qu'il s'accommode, on sait se fâcher aussi bien que lui, et puis on le laisse là; et ce qu'il a donné est donné; pardi! il n'y a rien de si beau que le don; et si les gens ne donnaient rien, ils garderaient donc tout! Oh! s'il me venait un dévot qui m'en contât, il me ferait des présents jusqu'à la fin du monde avant que je lui dise: Arrêtez-vous!
La naïveté et l'affection avec laquelle Mme Dutour débitait ce que je vous dis là valaient encore mieux que ses leçons, qui sont assez douces assurément, mais qui pourraient faire d'étranges filles d'honneur des écolières qui les suivraient. La doctrine en est un peu périlleuse: je crois qu'elle mène sur le chemin du libertinage, et je ne pense pas qu'il soit aisé de garder sa vertu sur ce chemin-là.
Toute jeune que j'étais, je n'approuvai point intérieurement ce qu'elle me disait; et effectivement, quand une fille, en pareil cas, serait sûre d'être toujours sage, la pratique de ces lâches maximes la déshonorerait toujours. Dans le fond, ce n'est plus avoir de l'honneur que de laisser espérer aux gens qu'on en manquera. L'art d'entretenir un homme dans cette espérance-là, je l'estime encore plus honteux qu'une chute totale dans le vice; car dans les marchés, même infâmes, le plus infâme de tous est celui où l'on est fourbe et de mauvaise foi par avarice. N'êtes-vous pas de mon sentiment?
Pour moi, j'avais le caractère trop vrai pour me conduire de cette manière-là; je ne voulais ni faire le mal, ni sembler le promettre: je haïssais la fourberie de quelque espèce qu'elle fût, surtout celle-ci, dont le motif était d'une bassesse qui me faisait horreur.
Ainsi je secouai la tête à tous les discours de Mme Dutour, qui voulait me convertir là-dessus pour son avantage et pour le mien. De son côté, elle aurait été bien aise que ma pension eût duré longtemps, et que nous eussions fait quelques petits cadeaux ensemble de l'argent de M. de Climal: c'était ainsi qu'elle s'en expliquait en riant; car la bonne femme était gourmande et intéressée, et moi je n'étais ni l'un ni l'autre.
Quand nous eûmes dîné, mon habit et mon linge furent donnés aux ouvrières, et la Dutour leur recommanda beaucoup de diligence. Elle espérait sans doute qu'en me voyant brave (c'était son terme), je serais tentée de laisser durer plus longtemps mon aventure avec M. de Climal; et il est vrai que, du côté de la vanité, je menaçais déjà d'être furieusement femme. Un ruban de bon goût, ou un habit galant, quand j'en rencontrais, m'arrêtait tout court, je n'étais plus de sang-froid; je m'en ressentais pour une heure, et je ne manquais pas de m'ajuster de tout cela en idée (comme je vous l'ai déjà dit de mon habit); enfin là-dessus je faisais toujours des châteaux en Espagne, en attendant mieux.
Mais malgré cela, depuis que j'étais sûre que M. de Climal m'aimait, j'avais absolument résolu, s'il m'en parlait, de lui dire qu'il était inutile qu'il m'aimât. Après quoi, je prendrais sans scrupule tout ce qu'il voudrait me donner; c'était là mon petit arrangement.
Au bout de quatre jours on m'apporta mon habit et du linge; c'était un jour de fête, et je venais de me lever quand cela vint. A cet aspect, Toinon et moi nous perdîmes d'abord toutes deux la parole, moi d'émotion de joie, elle de la triste comparaison qu'elle fit de ce que j'allais être à ce qu'elle serait: elle aurait bien troqué son père et sa mère contre le plaisir d'être orpheline au même prix que moi; elle ouvrait sur mon petit attirail de grands yeux stupéfaits et jaloux, et d'une jalousie si humiliée, que cela me fit pitié dans ma joie: mais il n'y avait point de remède à sa peine, et j'essayai mon habit le plus modestement qu'il me fut possible, devant un petit miroir ingrat qui ne me rendait que la moitié de ma figure; et ce que j'en voyais me paraissait bien piquant.
Je me mis donc vite à me coiffer et à m'habiller pour jouir de ma parure; il me prenait des palpitations en songeant combien j'allais être jolie: la main m'en tremblait à chaque épingle que j'attachais; je me hâtais d'achever sans rien précipiter pourtant: je ne voulais rien laisser d'imparfait. Mais j'eus bientôt fini, car la perfection que je connaissais était bien bornée; je commençais avec des dispositions admirables, et c'était tout...
Vraiment, quand j'ai connu le monde, j'y faisais bien d'autres façons. Les hommes parlent de science et de philosophie; voilà quelque chose de beau, en comparaison de la science de bien placer un ruban, ou de décider de quelle couleur on le mettra!
Si on savait ce qui se passe dans la tête d'une coquette en pareil cas, combien son âme est déliée et pénétrante; si on voyait la finesse des jugements qu'elle fait sur les goûts qu'elle essaye, et puis qu'elle rebute, et puis qu'elle hésite de choisir, et qu'elle choisit enfin par pure lassitude; car souvent elle n'est pas contente, et son idée va toujours plus loin que son exécution; si on savait tout ce que je dis là, cela ferait peur, cela humilierait les plus forts esprits, et Aristote ne paraîtrait plus qu'un petit garçon. C'est moi qui le dis, qui le sais à merveille; et qu'en fait de parure, quand on a trouvé ce qui est bien, ce n'est pas grand chose, et qu'il faut trouver le mieux pour aller de là au mieux du mieux; et que, pour attraper ce dernier mieux, il faut lire dans l'âme des hommes, et savoir préférer ce qui la gagne le plus à ce qui ne fait que la gagner beaucoup: et cela est immense!
Je badine un peu sur notre science, et je n'en fais point de façon avec vous, car nous ne l'exerçons plus ni l'une ni l'autre; et à mon égard, si quelqu'un riait de m'avoir vu coquette, il n'a qu'à me venir trouver, je lui en dirai bien d'autres, et nous verrons qui de nous deux rira le plus fort.
J'ai eu un petit minois qui ne m'a pas mal coûté de folies, quoiqu'il ne paraisse guère les avoir méritées à la mine qu'il fait aujourd'hui: aussi il me fait pitié quand je le regarde, et je ne le regarde que par hasard; je ne lui fais presque plus cet honneur-là exprès. Mais ma vanité, en revanche, s'en est bien donné autrefois: je me jouais de toutes les façons de plaire, je savais être plusieurs femmes en une. Quand je voulais avoir un air fripon, j'avais un maintien et une parure qui faisaient mon affaire; le lendemain on me retrouvait avec des grâces tendres; ensuite j'étais une beauté modeste, sérieuse, nonchalante. Je fixais l'homme le plus volage; je dupais son inconstance, parce que tous les jours je lui renouvelais sa maîtresse, et c'était comme s'il en avait changé.
Mais je m'écarte toujours; je vous en demande pardon, cela me réjouit ou me délasse; et encore une fois, je vous entretiens.
je fus donc bientôt habillée; et en vérité, dans cet état, j'effaçais si fort la pauvre Toinon que j'en avais honte. La Dutour me trouvait charmante, Toinon contrôlait mon habit; et moi, j'approuvais ce qu'elle disait par charité pour elle: car si j'avais paru aussi contente que je l'étais, elle en aurait été plus humiliée; ainsi je cachais ma joie. Toute ma vie j'ai eu le coeur plein de ces petits égards-là pour le coeur des autres.
Il me tardait de me montrer et d'aller à l'église pour voir combien on me regarderait. Toinon, qui tous les jours de fête était escortée de son amant, sortit avant moi, de crainte que je ne la suivisse, et que cet amant, à cause de mon habit neuf, ne me regardât plus qu'elle, si nous allions ensemble; car chez de certaines gens, un habit neuf, c'est presque un beau visage.
Je sortis donc toute seule, un peu embarrassée de ma contenance, parce que je m'imaginais qu'il y en avait une à tenir, et qu'étant jolie et parée, il fallait prendre garde à moi de plus près qu'à l'ordinaire. Je me redressais, car c'est par où commence une vanité novice; et autant que je puis m'en ressouvenir, je ressemblais assez à une aimable petite fille, toute fraîche sortie d'une éducation de village, et qui se tient mal, mais dont les grâces encore captives ne demandent qu'à se montrer.
Je ne faisais pas valoir non plus tous les agréments de mon visage: je laissais aller le mien sur sa bonne foi, comme vous le disiez plaisamment l'autre jour d'une certaine dame. Malgré cela, nombre de passants me regardèrent beaucoup, et j'en étais plus réjouie que surprise, car je sentais fort bien que je le méritais; et sérieusement il y avait peu de figures comme la mienne, je plaisais au coeur autant qu'aux yeux, et mon moindre avantage était d'être belle.
J'approche ici d'un événement qui a été l'origine de toutes mes autres aventures, et je vais commencer par là la seconde partie de ma vie; aussi bien vous ennuieriez-vous de la lire tout d'une haleine, et cela nous reposera toutes deux.
Seconde partie
Avertissement
La première partie de la Vie de Marianne a paru faire plaisir à bien des gens; ils en ont surtout aimé les réflexions qui y sont semées. D'autres lecteurs ont dit qu'il y en avait trop; et c'est à ces derniers à qui ce petit Avertissement s'adresse.
Si on leur donnait un livre intitulé Réflexions sur l'Homme, ne le liraient-ils pas volontiers, si les réflexions en étaient bonnes? Nous en avons même beaucoup, de ces livres, et dont quelques-uns sont fort estimés; pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu'elles n'aient contre elles que d'être des réflexions?
C'est, diront-ils, que dans des aventures comme celles-ci, elles ne sont pas à leur place: il est question de nous y amuser, et non pas de nous y faire penser.
A cela voici ce qu'on leur répond. Si vous regardez la Vie de Marianne comme un roman, vous avez raison, votre critique est juste; il y a trop de réflexions, et ce n'est pas là la forme ordinaire des romans, ou des histoires faites simplement pour divertir. Mais Marianne n'a point songé à faire un roman non plus. Son amie lui demande l'histoire de sa vie, et elle l'écrit à sa manière. Marianne n'a aucune forme d'ouvrage présente à l'esprit. Ce n'est point un auteur, c'est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu; enfin dont la vie est un tissu d'événements qui lui ont donné une certaine connaissance du coeur et du caractère des hommes, et qui, en contant ses aventures, s'imagine être avec son amie, lui parler, l'entretenir, lui répondre; et dans cet esprit-là, mêle indistinctement les faits qu'elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits: voilà sur quel ton le prend Marianne. Ce n'est, si vous voulez, ni celui du roman, ni celui de l'histoire, mais c'est le sien: ne lui en demandez pas d'autre. Figurez-vous qu'elle n'écrit point, mais qu'elle parle; peut-être qu'en vous mettant à ce point de vue-là, sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable.
Il est pourtant vrai que, dans la suite, elle réfléchit moins et conte davantage, mais pourtant réfléchit toujours; et comme elle va changer d'état, ses récits vont devenir aussi plus curieux, et ses réflexions plus applicables à ce qui se passe dans le grand monde.
Au reste, bien des lecteurs pourront ne pas aimer la querelle du cocher avec madame Dutour. Il y a des gens qui croient au-dessous d'eux de jeter un regard sur ce que l'opinion a traité d'ignoble; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, qui sont un peu moins dupes des distinctions que l'orgueil a mis dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c'est que l'homme dans un cocher, et ce que c'est que la femme dans une petite marchande.
Seconde partie
Dites-moi, ma chère amie, ne serait-ce point un peu par compliment que vous paraissez si curieuse de voir la suite de mon histoire? Je pourrais le soupçonner; car jusqu'ici tout ce que je vous ai rapporté n'est qu'un tissu d'aventures bien simples, bien communes, d'aventures dont le caractère paraîtrait bas et trivial à beaucoup de lecteurs, si je les faisais imprimer. Je ne suis encore qu'une petite lingère, et cela les dégoûterait.
Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu'ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l'histoire du coeur humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important; mais ne leur parlez pas des états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait une grande figure. Il n'y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes: qu'ils vivent, mais qu'il n'en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître, et que les bourgeois la déshonorent.
Oh! jugez, madame, du dédain que de pareils lecteurs auraient eu pour moi.
Au reste, ne confondons point; le portrait que je fais de ces gens-là ne vous regarde pas, ce n'est pas vous qui serez la dupe de mon état. Mais peut-être que j'écris mal. Le commencement de ma vie contient peu d'événements, et tout cela aurait bien pu vous ennuyer. Vous me dites que non, vous me pressez de continuer, je vous en rends grâces, et je continue: laissez-moi faire, je ne serai pas toujours chez Mme Dutour.
Je vous ai dit que j'allai à l'église, à l'entrée de laquelle je trouvai de la foule; mais je n'y restai pas. Mon habit neuf et ma figure y auraient trop perdu; et je tâchai, en me glissant tout doucement, de gagner le haut de l'église, où j'apercevais de beau monde qui était à son aise.
C'étaient des femmes extrêmement parées: les unes assez laides, et qui s'en doutaient, car elles tâchaient d'avoir si bon air qu'on ne s'en aperçût pas; d'autres qui ne s'en doutaient point du tout, et qui, de la meilleure foi du monde, prenaient leur coquetterie pour un joli visage.
J'en vis une fort aimable, et celle-là ne se donnait pas la peine d'être coquette; elle était au-dessus de cela pour plaire; elle s'en fiait négligemment à ses grâces, et c'était ce qui la distinguait des autres, de qui elle semblait dire:
Je suis naturellement tout ce que ces femmes-là voudraient être.
Il y avait aussi nombre de jeunes cavaliers bien faits, gens de robe et d'épée, dont la contenance témoignait qu'ils étaient bien contents d'eux, et qui prenaient sur le dos de leurs chaises de ces postures aisées et galantes qui marquent qu'on est au fait des bons airs du monde. Je les voyais tantôt se baisser, s'appuyer, se redresser; puis sourire, puis saluer à droite et à gauche, moins par politesse ou par devoir que pour varier les airs de bonne mine et d'importance, et se montrer sous différents aspects.
Et moi, je devinais la pensée de toutes ces personnes-là sans aucun effort; mon instinct ne voyait rien là qui ne fût de sa connaissance, et n'en était pas plus délié pour cela; car il ne faut pas s'y méprendre, ni estimer ma pénétration plus qu'elle ne vaut.
Nous avons deux sortes d'esprits, nous autres femmes: Nous avons d'abord le nôtre, qui est celui que nous recevons de la nature, celui qui nous sert à raisonner, suivant le degré qu'il a, qui devient ce qu'il peut, et qui ne sait rien qu'avec le temps.
Et puis nous en avons encore un autre, qui est à part du nôtre, et qui peut se trouver dans les femmes les plus sottes. C'est l'esprit que la vanité de plaire nous donne, et qu'on appelle, autrement dit, la coquetterie.
Oh! celui-là, pour être instruit, n'attend pas le nombre des années: il est fin dès qu'il est venu; dans les choses de son ressort, il a toujours la théorie de ce qu'il voit mettre en pratique. C'est un enfant de l'orgueil qui naît tout élevé, qui manque d'abord d'audace, mais qui n'en pense pas moins. Je crois qu'on peut lui enseigner des grâces et de l'aisance; mais il n'apprend que la forme, et jamais le fond. Voilà mon avis.
Et c'est avec cet esprit-là que j'expliquais si bien les façons de ces femmes; c'est encore lui qui me faisait entendre les hommes: car, avec une extrême envie d'être de leur goût, on a la clef de tout ce qu'ils font pour être du nôtre, et il n'y aura jamais d'autre mérite à tout cela que d'être vaine et coquette; et je pouvais me passer de cette petite parenthèse-là pour vous le prouver, car vous le savez aussi bien que moi; mais je me suis avisée trop tard de penser que vous le savez. Je ne vois mes fautes que lorsque je les ai faites; c'est le moyen de les voir sûrement; mais non pas à votre profit, et au mien: n'est-il pas vrai? Retournons à l'église.
La place que j'avais prise me mettait au milieu du monde dont je vous parle. Quelle fête! C'était la première fois que j'allais jouir un peu du mérite de ma petite figure. J'étais toute émue de plaisir de penser à ce qui allait en arriver, j'en perdais presque haleine; car j'étais sûre du succès, et ma vanité voyait venir d'avance les regards qu'on allait jeter sur moi.
Ils ne se firent pas longtemps attendre. A peine étais-je placée, que je fixai les yeux de tous les hommes. je m'emparai de toute leur attention; mais ce n'était encore là que la moitié de mes honneurs, et les femmes me firent le reste.
Elles s'aperçurent qu'il n'était plus question d'elles, qu'on ne les regardait plus, que je ne leur laissais pas un curieux, et que la désertion était générale.
On ne saurait s'imaginer ce que c'est que cette aventure-là pour des femmes, ni combien leur amour-propre en est déconcerté; car il n'y a pas moyen qu'il s'y trompe, ni qu'il chicane sur l'évidence d'un pareil affront: ce sont de ces cas désespérés qui le poussent à bout, et qui résistent à toutes ses tournures.
Avant que j'arrivasse, en un mot, ces femmes faisaient quelque figure; elles voulaient plaire, et ne perdaient pas leur peine. Enfin chacune d'elles avait ses partisans, du moins la fortune était-elle assez égale; et encore la vanité vit-elle quand les choses se passent ainsi. Mais j'arrive, on me voit, et tous ces visages ne sont plus rien, il n'en reste pas la mémoire d'un seul.
Eh! d'où leur vient cette catastrophe? de la présence d'une petite fille, qu'on avait à peine aperçue, qu'on avait pourtant vu se placer; qu'on aurait même risqué de trouver très jolie, si on ne s'en était pas défendu; enfin qui aurait bien pu se passer de venir là, et que, dans le fond, on avait un peu craint, mais le plus imperceptiblement qu'on l'avait pu.
C'est encore leurs pensées que j'explique, et je soutiens que je les rends comme elles étaient. J'en eus pour garant certain coup d'oeil que je leur avais vu jeter sur moi quand je m'avançai, et je compris fort bien tout ce qu'il y avait dans ce coup d'oeil-là: on avait voulu le rendre distrait, mais c'était d'une distraction faite exprès; car il y était resté, malgré qu'on en eût, un air d'inquiétude et de dédain, qui était un aveu bien franc de ce que je valais.
Cela me parut comme une vérité qui échappe, et qu'on veut corriger par un mensonge.
Quoi qu'il en soit, cette petite figure dont on avait refusé de tenir compte, et devant qui toutes les autres n'étaient plus rien, il fallut en venir à voir ce que c'était pourtant, et retourner sur ses pas pour l'examiner, puisqu'il plaisait au caprice des hommes de la distinguer, et d'en faire quelque chose.
Voilà donc mes coquettes qui me regardent à leur tour, et ma physionomie n'était pas faite pour les rassurer: il n'y avait rien de si ingrat que l'espérance d'en pouvoir médire; et je n'avais, en vérité, que des grâces au service de leur colère. Oh! vous m'avouerez que ce n'était pas là l'article de ma gloire le moins intéressant.
Vous me direz que, dans leur dépit, il était difficile qu'elles me trouvassent aussi jolie que je l'étais. Soit; mais je suis persuadée que le fond du coeur fut pour moi, sans compter que le dépit même donne de bons yeux.
Fiez-vous aux personnes jalouses du soin de vous connaître, vous ne perdrez rien avec elles: la nécessité de bien voir est attachée à leur misérable passion, et elles vous trouvent toutes les qualités que vous avez, en vous cherchant tous les défauts que vous n'avez pas: voilà ce qu'elles essuient.
Mes rivales ne me regardèrent pas longtemps, leur examen fut court; il n'était pas amusant pour elles, et l'on finit vite avec ce qui humilie.
A l'égard des hommes, ils me demeurèrent constamment attachés; et j'en eus une reconnaissance qui ne resta pas oisive.
De temps en temps, pour les tenir en haleine, je les régalais d'une petite découverte sur mes charmes; je leur en apprenais quelque chose de nouveau, sans me mettre pourtant en grande dépense. Par exemple, il y avait dans cette église des tableaux qui étaient à une certaine hauteur: eh bien! j'y portais ma vue, sous prétexte de les regarder, parce que cette industrie-là me faisait le plus bel oeil du monde.
Ensuite, c'était ma coiffe à qui j'avais recours; elle allait à merveille, mais je voulais bien qu'elle allât mal, en faveur d'une main nue qui se montrait en y retouchant, et qui amenait nécessairement avec elle un bras rond, qu'on voyait pour le moins à demi, dans l'attitude où je le tenais alors.
Les petites choses que je vous dis là, au reste, ne sont petites que dans le récit; car, à les rapporter, ce n'est rien: mais demandez-en la valeur aux hommes. Ce qui est de vrai, c'est que souvent dans de pareilles occasions, avec la plus jolie physionomie du monde, vous n'êtes encore qu'aimable, vous ne faites que plaire; ajoutez-y seulement une main de plus, comme je viens de le dire, on ne vous résiste plus, vous êtes charmante.
Combien ai-je vu de coeurs hésitants de se rendre à de beaux yeux, et qui seraient restés à moitié chemin sans le secours dont je parle!
Qu'une femme soit un peu laide, il n'y a pas grand malheur, si elle a la main belle: il y a une infinité d'hommes plus touchés de cette beauté-là que d'un visage aimable; et la raison de cela, vous la dirai-je? Je crois l'avoir sentie.
C'est que ce n'est point une nudité qu'un visage, quelque aimable qu'il soit; nos yeux ne l'entendent pas ainsi: mais une belle main commence à en devenir une; et pour fixer de certaines gens, il est bien aussi sûr de les tenter que de leur plaire. Le goût de ces gens-là, comme vous le voyez, n'est pas le plus honnête; c'est pourtant, en général, le goût le mieux servi de la part des femmes, celui à qui leur coquetterie fait le plus d'avances.
Mais m'écarterai-je toujours? Je crois qu'oui; je ne saurais m'en empêcher: les idées me gagnent, je suis femme, et je conte mon histoire; pesez ce que je vous dis là, et vous verrez qu'en vérité je n'use presque pas des privilèges que cela me donne.
Où en étais-je? A ma coiffe, que je raccommodais quelquefois dans l'intention que j'ai dite.
Parmi les jeunes gens dont j'attirais les regards, il y en eut un que je distinguai moi-même, et sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres.
J'aimais à le voir, sans me douter du plaisir que j'y trouvais; j'étais coquette pour les autres, et je ne l'étais pas pour lui; j'oubliais à lui plaire, et ne songeais qu'à le regarder.
Apparemment que l'amour, la première fois qu'on en prend, commence avec cette bonne foi-là, et peut-être que la douceur d'aimer interrompt le soin d'être aimable.
Ce jeune homme, à son tour, m'examinait d'une façon toute différente de celle des autres; elle était plus modeste, et pourtant plus attentive: il y avait quelque chose de plus sérieux qui se passait entre lui et moi. Les autres applaudissaient ouvertement à mes charmes, il me semblait que celui-ci les sentait; du moins, je le soupçonnais quelquefois, mais si confusément, que je n'aurais pu dire ce que je pensais de lui, non plus que ce que je pensais de moi.
Tout ce que je sais, c'est que ses regards m'embrassaient, que j'hésitais de les lui rendre, et que je les lui rendais toujours; que je ne voulais pas qu'il me vît y répondre, et que je n'étais pas fâchée qu'il l'eût vu.
Enfin on sortit de l'église, et je me souviens que j'en sortis lentement, que je retardais mes pas; que je regrettais la place que je quittais; et que je m'en allais avec un coeur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c'était. je dis qu'il ne le savait pas; c'est peut-être trop dire, car, en m'en allant, je retournais souvent la tête pour revoir encore le jeune homme que je laissais derrière moi; mais je ne croyais pas me retourner pour lui.
De son côté, il parlait à des personnes qui l'arrêtaient, et mes yeux rencontraient toujours les siens.
La foule à la fin m'enveloppa et m'entraîna avec elle; je me trouvai dans la rue, et je pris tristement le chemin de la maison.
Je ne pensais plus à mon ajustement en m'en retournant; je négligeais ma figure, et ne me souciais plus de la faire valoir.
J'étais si rêveuse, que je n'entendis pas le bruit d'un carrosse qui venait derrière moi, et qui allait me renverser, et dont le cocher s'enrouait à me crier: Gare!
Son dernier cri me tira de ma rêverie; mais le danger où je me vis m'étourdit si fort que je tombai en voulant fuir, et me blessai le pied en tombant.
Les chevaux n'avaient plus qu'un pas à faire pour marcher sur moi: cela alarma tout le monde, on se mit à crier; mais celui qui cria le plus fut le maître de cet équipage, qui en sortit aussitôt, et qui vint à moi: j'étais encore à terre, d'où malgré mes efforts je n'avais pu me relever.
On me releva pourtant, ou plutôt on m'enleva, car on vit bien qu'il m'était impossible de me soutenir. Mais jugez de mon étonnement, quand, parmi ceux qui s'empressaient à me secourir, je reconnus le jeune homme que j'avais laissé à l'église. C'était à lui à qui appartenait le carrosse, sa maison n'était qu'à deux pas plus loin, et ce fut où il voulut qu'on me transportât.
je ne vous dis point avec quel air d'inquiétude il s'y prit, ni combien il parut touché de mon accident. A travers le chagrin qu'il en marqua, je démêlai pourtant que le sort ne l'avait pas tant désobligé en m'arrêtant. Prenez bien garde à mademoiselle, disait-il à ceux qui me tenaient; portez-la doucement, ne vous pressez point; car dans ce moment ce ne fut point à moi à qui il parla. Il me sembla qu'il s'en abstenait à cause de mon état et des circonstances, et qu'il ne se permettait d'être tendre que dans ses soins.
De mon côte, je parlai aux autres, et ne lui dis rien non plus; je n'osais même le regarder, ce qui faisait que j'en mourais d'envie: aussi le regardais-je, toujours en n'osant, et je ne sais ce que mes yeux lui dirent; mais les siens me firent une réponse si tendre qu'il fallait que les miens l'eussent méritée. Cela me fit rougir, et me remua le coeur à un point qu'à peine m'aperçus-je de ce que je devenais.
Je n'ai de ma vie été si agitée. je ne saurais vous définir ce que je sentais.
C'était un mélange de trouble, de plaisir et de peur; oui, de peur, car une fille qui en est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène: ce sont des mouvements inconnus qui l'enveloppent, qui disposent d'elle, qu'elle ne possède point, qui la possèdent; et la nouveauté de cet état l'alarme. Il est vrai qu'elle y trouve du plaisir, mais c'est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée; il y a là quelque chose qui la menace, qui l'étourdit, et qui prend déjà sur elle.
On se demanderait volontiers dans ces instants-là que vais-je devenir? Car, en vérité, l'amour ne nous trompe point: dès qu'il se montre, il nous dit ce qu'il est, et de quoi il sera question; l'âme, avec lui, sent la présence d'un maître qui la flatte, mais avec une autorité déclarée qui ne la consulte pas, et qui lui laisse hardiment les soupçons de son esclavage futur.
Voilà ce qui m'a semblé de l'état où j'étais, et je pense aussi que c'est l'histoire de toutes les jeunes personnes de mon âge en pareil cas.
Enfin on me porta chez Valville, c'était le nom du jeune homme en question, qui fit ouvrir une salle où l'on me mit sur un lit de repos.
J'avais besoin de secours, je sentais beaucoup de douleur à mon pied, et Valville envoya sur-le-champ chercher un chirurgien, qui ne tarda pas à venir. je passe quelques petites excuses que je lui fis dans l'intervalle sur l'embarras que je lui causais; excuses communes que tout le monde sait faire, et auxquelles il répondit à la manière ordinaire.
Ce qu'il y eut pourtant de particulier entre nous deux, c'est que je lui parlai de l'air d'une personne qui sent qu'il y a bien autre chose sur le tapis que des excuses, et qu'il me répondit d'un ton qui me préparait à voir entamer la matière.
Nos regards même l'entamaient déjà; il n'en jetait pas un sur moi qui ne signifiât: je vous aime; et moi, je ne savais que faire des miens, parce qu'ils lui en auraient dit autant.
Nous en étions, lui et moi, à ce muet entretien de nos coeurs, quand nous vîmes entrer le chirurgien, qui, sur le récit que lui fit Valville de mon accident, débuta par dire qu'il fallait voir mon pied.
A cette proposition, je rougis d'abord par un sentiment de pudeur; et puis, en rougissant pourtant, je songeai que j'avais le plus joli petit pied du monde; que Valville allait le voir; que ce ne serait point ma faute, puisque la nécessité voulait que je le montrasse devant lui. Ce qui était une bonne fortune pour moi, bonne fortune honnête et faite à souhait, car on croyait qu'elle me faisait de la peine: on tâchait de m'y résoudre, et j'allais en avoir le profit immodeste, en conservant tout le mérite de la modestie, puisqu'il me venait d'une aventure dont j'étais innocente. C'était ma chute qui avait tort.
Combien dans le monde y a-t-il d'honnêtes gens qui me ressemblent, et qui, pour pouvoir garder une chose qu'ils aiment, ne fondent pas mieux leur droit d'en jouir que je faisais le mien dans cette occasion-là!
On croit souvent avoir la conscience délicate, non pas à cause des sacrifices qu'on lui fait, mais à cause de la peine qu'on prend avec elle pour s'exempter de lui en faire.
Ce que je dis là peint surtout beaucoup de dévots, qui voudraient bien gagner le ciel sans rien perdre à la terre, et qui croient avoir de la piété, moyennant les cérémonies pieuses qu'ils font toujours avec eux-mêmes, et dont ils bercent leur conscience. Mais n'admirez-vous pas, au reste, cette morale que mon pied amène?
Je fis quelque difficulté de le montrer, et je ne voulais ôter que le soulier; mais ce n'était pas assez. Il faut absolument que je voie le mal, disait le chirurgien, qui y allait tout uniment; je ne saurais rien dire sans cela; et là-dessus une femme de charge, que Valville avait chez lui, fut sur-le-champ appelée pour me déchausser; ce qu'elle fit pendant que Valville et le chirurgien se retirèrent un peu à quartier.
Quand mon pied fut en état, voilà le chirurgien qui l'examine et qui le tâte. Le bon homme, pour mieux juger du mal, se baissait beaucoup, parce qu'il était vieux, et Valville en conformité de geste, prenait insensiblement la même attitude, et se baissait beaucoup aussi, parce qu'il était jeune; car il ne connaissait rien à mon mal, mais il se connaissait à mon pied, et m'en paraissait aussi content que je l'avais espéré.
Pour moi, je ne disais mot, et ne donnais aucun signe des observations clandestines que je faisais sur lui; il n'aurait pas été modeste de paraître soupçonner l'attrait qui l'attirait, et d'ailleurs j'aurais tout gâté si je lui avais laissé apercevoir que je comprenais ses petites façons: cela m'aurait obligé moi-même d'en faire davantage, et peut-être aurait-il rougi des siennes; car le coeur est bizarre, il y a des moments où il est confus et choqué d'être pris sur le fait quand il se cache; cela l'humilie. Et ce que je dis là, je le sentais par instinct.
J'agissais donc en conséquence; de sorte qu'on pouvait bien croire que la présence de Valville m'embarrassait un peu, mais simplement à cause qu'il me voyait, et non pas à cause qu'il aimait à me voir.
Dans quel endroit sentez-vous du mal? me disait le chirurgien en me tâtant. Est-ce là? Oui, lui répondis-je, en cet endroit même. Aussi est-il un peu enflé, ajoutait Valville en y mettant le doigt d'un air de bonne foi. Allons, ce n'est rien que cela, dit le chirurgien, il n'y a qu'à ne pas marcher aujourd'hui; un linge trempé dans de l'eau-de-vie et un peu de repos vous guériront. Aussitôt le linge fut apporté avec le reste, la compresse fut mise, on me chaussa, le chirurgien sortit, et je restai seule avec Valville, à l'exception de quelques domestiques qui allaient et venaient.
je me doutais bien que je serais là quelque temps, et qu'il voudrait me retenir à dîner; mais je ne devais pas paraître m'en douter.
Après toutes les obligations que je vous ai, lui dis-je, oserais-je encore vous prier, monsieur, de m'envoyer chercher une chaise, ou quelque autre voiture qui me mène chez moi? Non, mademoiselle, me répondit-il, vous n'irez pas sitôt chez vous, on ne vous y reconduira que dans quelques heures; votre chute est toute récente, on vous a recommandé de vous tenir en repos, et vous dînerez ici. Tout ce qu'il faut faire, c'est d'envoyer dire où vous êtes, afin qu'on ne soit point en peine de vous.
Et il le fallait effectivement, car mon absence allait alarmer Mme Dutour: et d'ailleurs, qu'est-ce que Valville aurait pensé de moi, si j'avais été ma maîtresse au point de n'avoir à rendre compte à personne de ce que j'étais devenue? Tant d'indépendance n'aurait pas eu bonne grâce: il n'était pas convenable d'être hors de toute tutelle à mon âge, surtout avec la figure que j'avais; car il n'y a pas trop loin d'être si aimable à n'être plus digne d'être aimée. Voilà l'inconvénient qu'il y a d'avoir un joli visage; c'est qu'il nous donne l'air d'avoir tort quand nous sommes un peu soupçonnées, et qu'en mille occasions il conclut contre nous.
Il conclura pourtant ce qu'il voudra, cela ne nous dégoûtera pas d'en avoir un; en un mot, on plaît avec un joli visage, on inspire ou de l'amour ou des désirs. Est-ce de l'amour? fût-on de l'humeur la plus austère, il est le bienvenu: le plaisir d'être aimée trouve toujours sa place ou dans notre coeur ou dans notre vanité. Ne fait-on que nous désirer? il n'y a encore rien de perdu: il est vrai que la vertu s'en scandalise; mais la vertueuse n'est pas fâchée du scandale.
Revenons. Vous êtes accoutumée à mes écarts.
je vous disais donc que mon indépendance ne m'aurait pas été avantageuse; et Valville assurément ne m'envisageait pas sous cette idée-là: ses égards ou plutôt ses respects en faisaient foi.
Il y a des attentions tendres et même timides, de certains honneurs qui ne sont dus qu'à l'innocence et qu'à la pudeur; et Valville, qui me les prodiguait tous, aurait pu craindre de s'être mépris, et d'avoir été la dupe de mes grâces: je lui aurais, du moins ôté la douceur de m'estimer en pleine sûreté de confiance; et quelle chute n'était-ce pas faire là dans son esprit?
Le croiriez-vous pourtant? malgré tout ce que je risquais là-dessus en ne donnant de mes nouvelles à personne, j'hésitai sur le parti que je prendrais. Et savez-vous pourquoi? C'est que je n'avais que l'adresse d'une lingère à donner. je ne pouvais envoyer que chez Mme Dutour, et Mme Dutour choquait mon amour-propre; je rougissais d'elle et de sa boutique.
je trouvais que cette boutique figurait si mal avec une aventure comme la mienne; que c'était quelque chose de si décourageant pour un homme de condition comme Valville, que je voyais entouré de valets; quelque chose de si mal assorti aux grâces qu'il mettait dans ses façons; j'avais moi-même l'air si mignon, si distingué; il y avait si loin de ma physionomie à mon petit état; comment avoir le courage de dire: Allez-vous-en à telle enseigne, chez Mme Dutour, où je loge! Ah! l'humiliant discours!
Passe pour n'être pas née de parents riches, pour n'avoir que de la naissance sans fortune; l'orgueil, tout nu qu'il est par là, se sauve encore; cela ne lui ôte que son faste et ses commodités, et non pas le droit qu'il a aux honneurs de ce monde; mais un si grand étalage de politesse et d'égards n'était pas dû à une petite fille de boutique: elle était bien hardie de l'avoir souffert, de n'y avoir pas mis ordre par sa confusion.
Et c'était là le retour de réflexion que je craignais dans Valville. Quoi! ce n'est que cela? me semblait-il lui entendre dire à lui-même; et l'ironie de ce petit soliloque-là me révoltait tant de sa part, que, tout bien pesé, j'aimais mieux lui paraître équivoque que ridicule, et le laisser douter de mes moeurs que de le faire rire de tous ses respects. Ainsi je conclus que je n'enverrais chez personne, et que je dirais que cela n'était pas nécessaire.
C'était bien mal conclure, j'en conviens, et je le sentais mais ne savez-vous pas que notre âme est encore plus superbe que vertueuse, plus glorieuse qu'honnête, et par conséquent plus délicate sur les intérêts de sa vanité que sur ceux de son véritable honneur?
Attendez pourtant, ne vous alarmez pas. Ce parti que j'avais pris, je ne le suivis point; car dans l'agitation qu'il me causait à moi-même, il me vint subitement une autre pensée.
je trouvai un expédient dont ma misérable vanité fut contente, parce qu'il ne prenait rien sur elle, et qu'il n'affligeait que mon coeur; mais qu'importe que notre coeur souffre, pourvu que notre vanité soit servie? Ne se passe-t-on pas de tout, et de repos, et de plaisirs, et d'honneur même, et quelquefois de la vie, pour avoir la paix avec elle?
Or cet expédient dont je vous parle, ce fut de vouloir absolument m'en retourner.
Quoi! quitter sitôt Valville? me direz-vous. Oui, j'eus le courage de m'y résoudre, de m'arracher à une situation que je voyais remplie de mille instants délicieux si je la prolongeais.
Valville m'aimait, il ne me l'avait pas encore dit, et il aurait eu le temps de me le dire. je l'aimais, il l'ignorait, du moins je le croyais, et je n'aurais pas manqué de le lui apprendre.
Il aurait donc eu le plaisir de me voir sensible, moi celui de montrer que je l'étais, et tous deux celui de l'être ensemble.
Que de douceurs contenues dans ce que je vous dis là, madame! l'amour peut en avoir de plus folles; peut-être n'en a-t-il point de plus touchantes, ni qui aillent si droit et si nettement au coeur, ni dont ce coeur jouisse avec moins de distraction, avec tant de connaissance et de lumières, ni qu'il partage moins avec le trouble des sens; il les voit, il les compte, il en démêle distinctement tout le charme, et cependant je les sacrifiais.
Au reste, tout ce qui me vint alors dans l'esprit là-dessus, quoique long à dire, n'est qu'un instant à être pensé.
Ne vous inquiétez point, mademoiselle, me dit Valville; donnez votre adresse, on partira sur-le-champ.
Et c'était en me prenant la main qu'il me parlait ainsi, d'un air tendre et pressant.
je ne comprends pas comment j'y résistai. Faites-y attention, ajouta-t-il en insistant. Vous n'êtes point en état de vous en aller sitôt; il est tard: dînez ici, vous partirez ensuite. Pourquoi hésiter? Vous n'avez rien à vous reprocher en restant; on ne saurait y trouver à redire; votre accident vous y force. Allons, qu'on nous serve.
Non, monsieur, lui dis-je; permettez que je me retire; on ne peut être plus sensible à vos honnêtetés que je le suis, mais je ne veux pas en abuser: je ne demeure pas loin d'ici; je me sens beaucoup mieux, et je vous demande en grâce que je m'en aille.
Mais, me dit Valville, quel est le motif de votre répugnance là-dessus, dans une conjoncture aussi naturelle, aussi innocente que l'est celle-ci? De répugnance, je vous assure que je n'en ai point, répondis-je, et j'aurais grand tort; mais il sera plus séant d'être chez moi, puisque je puis m'y rendre avec une voiture. Quoi! partir si tôt? me dit-il en jetant sur moi le plus doux de tous les regards. Il le faut bien, repris-je en baissant les yeux d'un air triste (ce qui valait bien le regarder moi-même); et comme les coeurs s'entendent, apparemment qu'il sentit ce qui se passait dans le mien; car il reprit ma main qu'il baisa avec une naïveté de passion si vive et si rapide, qu'en me disant mille fois: je vous aime, il me l'aurait dit moins intelligiblement qu'il ne fit alors.
Il n'y avait plus moyen de s'y méprendre: voilà qui était fini. C'était un amant que je voyais; il se montrait à visage découvert, et je ne pouvais, avec mes petites dissimulations, parer l'évidence de son amour. Il ne restait plus qu'à savoir ce que j'en pensais, et je crois qu'il dut être content de moi: je demeurai étourdie, muette et confuse; ce qui était signe que j'étais charmée. Car avec un homme qui nous est indifférent, ou qui nous déplaît, on en est quitte à meilleur marché, il ne nous met pas dans ce désordre-là: on voit mieux ce qu'on fait avec lui; et c'est ordinairement parce qu'on aime qu'on est troublée en pareil cas.
je l'étais tant, que la main me tremblait dans celle de Valville; que je ne faisais aucun effort pour la retirer, et que je la lui laissais par je ne sais quel attrait qui me donnait une inaction tendre et timide. A la fin pourtant, je prononçai quelques mots qui ne mettaient ordre à rien, de ces mots qui diminuent la confusion qu'on a de se taire, qui tiennent la place de quelque chose qu'on ne dit pas et qu'on devrait dire. Eh bien! monsieur, eh bien! qu'est-ce que cela signifie? Voilà tout ce que je pus tirer de moi; encore y mêlai-je un soupir, qui en ôtait le peu de force que j'y avais peut-être mis.
je me retrouvai pourtant; la présence d'esprit me revint, et la vapeur de ces mouvements qui me tenaient comme enchantée se dissipa. je sentis qu'il n'était pas décent de mettre tant de faiblesse dans cette situation-là, ni d'avoir l'âme si entreprise, et je tâchai de corriger cela par une action de courage.
Vous n'y songez pas! Finissez donc, monsieur, dis-je à Valville en retirant ma main avec assez de force, et d'un ton qui marquait encore que je revenais de loin, supposé qu'il fût lui-même en état d'y voir si clair; car il avait eu des mouvements, aussi bien que moi. Mais je crois qu'il vit tout; il n'était pas si neuf en amour que je l'étais, et dans ces moments-là, jamais la tête ne tourne à ceux qui ont un peu d'expérience par devers eux; vous les remuez, mais vous ne les étourdissez point; ils conservent toujours le jugement, il n'y a que les novices qui le perdent. Et puis, dans quel danger n'est-on pas quand on tombe en de certaines mains, quand on n'a pour tout guide qu'un amant qui vous aime trop mal pour vous mener bien!
Pour moi, je ne courais alors aucun risque avec Valville: j'avoue que je fus troublée, mais à un degré qui étonna ma raison, et qui ne me l'ôta pas; et cela dura si peu, qu'on n'aurait pu en abuser, du moins je me l'imagine; car au fond, tous ces étonnements de raison ne valent rien non plus, on n'y est point en sûreté; il s'y passe toujours un intervalle de temps où l'on a besoin d'être traitée doucement; le respect de celui avec qui vous êtes vous fait grand bien.
Quant à Valville, je n'eus rien à lui reprocher là-dessus; aussi lui avais-je inspiré des sentiments. Il n'était pas amoureux, il était tendre, façon d'être épris qui, au commencement d'une passion, rend le coeur honnête, qui lui donne des moeurs, et l'attache au plaisir délicat d'aimer et de respecter timidement ce qu'il aime.
Voilà de quoi d'abord s'occupe un coeur tendre: à parer l'objet de son amour de toute la dignité imaginable, et il n'est pas dupe. Il y a plus de charme à cela qu'on ne pense, il y perdrait à ne s'y pas tenir; et vous, madame, vous y gagneriez si je n'étais pas si babillarde.
Finissez donc, me diriez-vous volontiers; et c'est ce que je disais à Valville avec un sérieux encore altéré d'émotion. En vérité, monsieur, vous me surprenez, ajoutai-je; vous voyez bien vous-même que j'ai raison de vouloir m'en aller, et qu'il faut que je parte.
Oui, mademoiselle, vous allez partir, me répondit-il tristement; et je vais donner mes ordres pour cela, puisque vous ne pouvez vous souffrir ici, et qu'apparemment je vous y déplais moi-même, à cause du mouvement qui vient de m'échapper; car il est vrai que je vous aime, et que j'emploierais à vous le dire tous les moments que nous passerions ensemble, et tout le temps de ma vie, si je ne vous quittais pas.
Et quand ce discours qu'il me tenait aurait duré tout le temps de la mienne, il me semble qu'il ne m'aurait pas ennuyé non plus, tant la joie dont il me pénétrait était douce, flatteuse, et pourtant embarrassante; car je sentais qu'elle me gagnait. je ne voulais pas que Valville la vît, et je ne savais quel air prendre pour la mettre à couvert de ses yeux.
D'ailleurs, ce qu'il m'avait dit demandait une réponse; ce n'était pas à ma joie à la faire, et je n'avais que ma joie dans l'esprit; de sorte que je me taisais, les yeux baissés.
Vous ne répondez rien, me dit Valville; partirez-vous sans me dire un mot? Mon action m'a-t-elle rendu si désagréable? Vous a-t-elle offensée sans retour?
Et remarquez que, pendant ce discours, il avançait sa main pour ravoir la mienne, que je lui laissais prendre, et qu'il baisait encore en me demandant pardon de l'avoir baisée; et ce qui est de plaisant, c'est que je trouvais, la réparation fort bonne, et que je la recevais de la meilleure foi du monde, sans m'apercevoir qu'elle n'était qu'une répétition de la faute; je crois même que nous ne nous en aperçûmes ni l'un ni l'autre, et entre deux personnes qui s'aiment, ce sont là de ces simplicités de sentiment que peut-être l'esprit remarquerait bien un peu s'il voulait, mais qu'il laisse bonnement passer au profit du coeur.
Ne me direz-vous rien? me disait donc Valville. Aurai-je le chagrin de croire que vous me haïssez?
Un petit soupir naïf précéda ma réponse, ou plutôt la commença. Non, monsieur, je ne vous hais pas, lui dis-je; vous ne m'avez pas donné lieu de vous haïr, il s'en faut bien. Eh! que pensez-vous donc de moi? reprit-il avec feu. je vous ai dit que je vous aime; comment regardez-vous mon amour? êtes-vous fâchée que je vous en parle?
Que voulez-vous que je réponde à cette question? lui dis-je. je ne sais pas ce que c'est que l'amour, monsieur; je pense seulement que vous êtes un fort honnête homme, que je vous ai beaucoup d'obligation, et que je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi dans cette occasion-ci.
Vous ne l'oublierez jamais! s'écria-t-il. Eh! comment saurai-je que vous voudrez bien vous ressouvenir de moi, si j'ai le malheur de ne vous plus voir, mademoiselle? Ne m'exposez point à vous perdre pour toujours; et s'il est vrai que vous n'ayez point d'aversion pour moi, ne m'ôtez pas les moyens de vous parler quelquefois, et d'essayer si ma tendresse ne pourra vous toucher un jour. je ne vous ai vue aujourd'hui que par un coup de hasard; où vous retrouverai-je, si vous me laissez ignorer qui vous êtes? je vous chercherais inutilement. J'en conviens, lui dis-je avec une franchise qui alla plus vite que ma pensée, et qui semblait nous plaindre tous deux. Eh bien! mademoiselle, ajouta-t-il en approchant encore sa bouche de ma main (car nous ne prenions plus garde à cette minutie-là, elle nous était devenue familière; et voilà comme tout passe en amour); eh bien, nommez-moi, de grâce, les personnes à qui vous appartenez; instruisez-moi de ce qu'il faut faire pour être connu d'elles; donnez-moi cette consolation avant que de partir.
A peine achevait-il de parler qu'un laquais entra: Qu'on mette les chevaux au carrosse pour reconduire mademoiselle, lui dit Valville, en se retournant de son côté.
Cet ordre, que je n'avais point prévu, me fit frémir: il rompait toutes mes mesures, et rejetait ma vanité dans toutes ses angoisses.
Ce n'était point le carrosse de Valville qu'il me fallait. La petite lingère n'échappait point par là à l'affront d'être connue. J'avais compris qu'on m'enverrait chercher une voiture; je comptais m'y mettre toute seule, en être quitte pour dire: Menez-moi dans telle rue; et, à l'abri de toute confusion, regagner ainsi cette fâcheuse boutique qui m'avait coûté tant de peine d'esprit, et dont je ne pouvais plus faire un secret, si je m'en retournais dans l'équipage de Valville: car il n'aurait pas oublié de demander à ses gens: Où l'avez-vous menée? Et ils n'auraient pas manqué de lui dire: A une boutique.
Encore n'eût-ce été là que demi-mal, puisque je n'aurais pas été présente au rapport, et que je n'en aurais rougi que de loin. Mais vous allez voir que la politesse de Valville me destinait à une honte bien plus complète.
J'imagine une chose, mademoiselle, me dit-il tout de suite quand le laquais fut sorti; c'est de vous reconduire moi-même avec la femme que vous avez vu paraître. Qu'en dites-vous, mademoiselle? il me semble que c'est une attention nécessaire de ma part, après ce qui vous est arrivé; je crois même qu'il y aurait de l'impolitesse à m'en dispenser: c'est une réflexion que je fais, et qui me vient fort à propos. Et moi, je la trouvais tuante.
Ah! monsieur, m'écriai-je, que me proposez-vous là? Moi, m'en retourner dans votre carrosse au logis, et y arriver avec vous, avec un homme de votre âge! Non, monsieur, je n'aurai pas cette imprudence-là; le ciel m'en préserve! Vous ne songez pas à ce qu'on en dirait; tout est plein de médisants; et si on ne va pas me chercher une voiture, j'aime encore mieux m'en aller à pied chez moi, et m'y traîner comme je pourrai, que d'accepter vos offres.
Ce discours ne souffrait point de réplique; aussi m'en parut-il outré.
Allons, mademoiselle, s'écria-t-il à son tour avec douleur en se levant d'auprès de moi: je vous entends. Vous ne voulez plus que je vous revoie, ni que je sache où vous reprendre; car, de m'alléguer la crainte que vous avez, dites-vous, de ce qu'on pourrait dire, il n'y a pas d'apparence qu'elle soit le motif de vos refus. Vous vous blessez en tombant, vous êtes à ma porte, je m'y trouve, vous avez besoin de secours, mille gens sont témoins de votre accident, vous ne sauriez vous soutenir, je vous fais porter chez moi; de là je vous ramène chez vous; il n'y a rien de si simple, vous le sentez bien; mais rien en même temps qui me mit plus naturellement à portée d'être connu de vos parents, et je vois bien que c'est à quoi vous ne voulez pas que je parvienne. Vous avez vos raisons, sans doute; ou vous déplais, ou vous êtes prévenue.
Et là-dessus, sans me donner le temps de lui répondre, outré du silence morne que j'avais gardé jusque-là, et, dans l'amertume de son chagrin, ayant l'air content d'être privé de ce qu'il était au désespoir de perdre, il part, s'avance à la porte de la salle et appelle impétueusement un laquais, qui accourt: Qu'on aille chercher une chaise; lui dit-il; et si on n'en trouve pas, qu'on amène un carrosse. Mademoiselle ne veut pas du mien.
Et puis, revenant à moi: Soyez en repos, ajouta-t-il, vous allez avoir ce que vous souhaitez, mademoiselle: il n'y a plus rien à craindre; et vous et vos parents me serez éternellement inconnus, à moins que vous ne me disiez votre nom, et je ne pense pas que vous en ayez envie.
A cela nulle réponse encore de ma part; je n'étais plus en état de parler. En revanche, devinez ce que je faisais, madame: excédée de peines, de soupirs, de réflexions. je pleurais, la tête baissée. Vous pleuriez? Oui, j'avais les yeux remplis de larmes. Vous en êtes surprise? Mais mettez-vous bien au fait de ma situation, et vous verrez dans quel épuisement de courage je devais tomber.
Que n'avais-je pas souffert depuis une demi-heure? Comptons mes détresses: une vanité inexorable qui ne voulait point de Mme Dutour, ni par conséquent que je fusse lingère; une pudeur gémissante de la figure d'aventurière que j'allais faire, si je ne m'en tenais pas à être fille de boutique; un amour désespéré, à quoi que je me déterminasse là-dessus: car une fille de mon état, me disais-je, ne pouvait pas conserver la tendresse de Valville, ni une fille suspecte mériter qu'il l'aimât.
A quoi donc me résoudre? A m'en aller sur-le-champ? Autre affliction pour mon coeur, qui se trouvait si bien de l'entretien de Valville.
Et voyez que de différentes mortifications il avait fallu sentir, peser, essayer sur mon âme, pour en comparer les douleurs, et savoir à laquelle je donnerais la préférence! Ajoutez à cela qu'il n'y a rien de consolant dans de pareilles peines, parce que c'est la vanité qui nous les cause, et que de soi-même on est incapable d'une détermination. En effet, à quoi m'avait-il servi d'opter et de m'être enfin fixée à la douleur de quitter Valville? M'en était-il moins difficile de lui rester inconnue, comme c'était mon dessein? Non vraiment, car il m'offrait son carrosse, il voulait me reconduire; ensuite, il se retranchait à savoir mon nom, qu'il n'était pas naturel de lui cacher, mais que je ne pouvais pas lui dire, puisque je ne le savais pas moi-même, à moins que je ne prisse celui de marianne; et prendre ce nom-là, c'était presque déclarer Mme Dutour et sa boutique, ou faire soupçonner quelque chose d'approchant.
A quoi donc en étais-je réduite? A quitter brusquement Valville sans aucun ménagement de politesse et de reconnaissance; à me séparer de lui comme d'un homme avec qui je voulais rompre, lui qui m'aimait, lui que je regrettais, lui qui m'apprenait que j'avais un coeur; car on ne le sent que du jour où l'on aime (et jugez combien ce coeur est remué de la première leçon d'amour qu'il reçoit!), enfin, lui que je sacrifiais à une vanité haïssable, que je condamnais intérieurement moi-même, qui me paraissait ridicule, et qui, malgré tout le tourment qu'elle me causait, ne me laissait pas seulement la consoltation de me trouver à plaindre.
En vérité, madame, avec une tête de quinze ou seize ans, avais-je tort de succomber, de perdre tout courage, et d'être abattue jusqu'aux larmes?
Je pleurai donc, et il n'y avait peut-être pas de meilleur expédient pour me tirer d'affaire, que de pleurer et de laisser tout là. Notre âme sait bien ce qu'elle fait, ou du moins son instinct le sait bien pour elle.
Vous croyez que mon découragement est mal entendu, qu'il ne peut tourner qu'à ma confusion; et c'est le contraire. Il va remédier à tout; car premièrement, il me soulagea, il me mit à mon aise, il affaiblit ma vanité, il me défit de cet orgueilleux effroi que j'avais d'être connue de Valville. Voilà déjà bien du repos pour moi: voici d'autres avantages.
C'est que cet abattement et ces pleurs me donnèrent, aux yeux de ce jeune homme, je ne sais quel air de dignité romanesque qui lui en imposa; qui corrigea d'avance la médiocrité de mon état, qui disposa Valville à l'apprendre sans en être scandalisé; car vous sentez bien que tout ceci ne saurait demeurer sans quelque petit éclaircissement. Mais n'en soyez point en peine, et laissez faire aux pleurs que je répands; ils viennent d'ennoblir Marianne dans l'imagination de son amant; ils font foi d'une fierté de coeur qui empêchera bien qu'il ne la dédaigne.
Et dans le fond, observons une chose. Etre jeune et belle, ignorer sa naissance, et ne l'ignorer que par un coup de malheur, rougir et soupirer en illustre infortunée de l'humiliation où cela vous laisse; si j'avais affaire à l'amour, lui qui est tendre et galant, qui se plaît à honorer ce qu'il aime: voilà, pour lui paraître charmante et respectable, dans quelle situation et avec quel amas de circonstances je voudrais m'offrir à lui.
Il y a de certaines infortunes qui embellissent la beauté même, qui lui prêtent de la majesté. Vous avez alors, avec vos grâces, celles que votre histoire, faite comme un roman, vous donne encore. Et ne vous embarrassez pas d'ignorer ce que vous êtes née; laissez travailler les chimères de l'amour là-dessus; elles sauront bien vous faire un rang distingué, et tirer bon parti des ténèbres qui cacheront votre naissance. Si une femme pouvait être prise pour une divinité, ce serait en pareil cas que son amant l'en croirait une.
A la vérité, il ne faut pas s'attendre que cela dure; ce sont là de ces grâces et de ces dignités d'emprunt qui s'en retournent avec les amoureuses folies qui vous en parent.
Et moi, je retourne toujours aux réflexions, et je vous avertis que je ne me les reprocherai plus. Vous voyez bien que je n'y gagne rien et que je suis incorrigible; ainsi tâchons toutes deux de n'y plus prendre garde.
J'ai laissé Valville désespéré de ce que je voulais partir sans me faire connaître; mais les pleurs qu'il me vit répandre le calmèrent tout d'un coup. je n'ai jamais rien vu ni de si doux, ni de si tendre que ce qui se peignit alors sur sa physionomie: et en effet, mes pleurs ne concluaient rien de fâcheux pour lui; ils n'annoncent ni haine, ni indifférence, ils ne pouvaient signifier que de l'embarras.
Hé quoi! mademoiselle, vous pleurez? me dit-il en venant se jeter à mes genoux avec un amour où l'on démêlait déjà je ne sais quel transport d'espérance; vous pleurez? Eh! quel est donc le motif de vos larmes? Vous ai-je dit quelque chose qui vous chagrine? Parlez, je vous en conjure. D'où vient que je vous vois dans cet état-là? ajouta-t-il en me prenant une main qu'il accablait de caresses, et que je ne retirais pas, mais que, dans ma consternation, je semblais lui abandonner avec décence, et comme à un homme dont le bon coeur, et non pas l'amour, obtenait de moi cette nonchalance-là.
Répondez-moi, s'écriait-il; avez-vous d'autres sujets de tristesse? Et pourriez-vous hésiter d'ouvrir votre coeur à qui vous a donné tout le sien, à qui vous jure qu'il sera toujours à vous, à qui vous aime plus que sa vie, à qui vous aime autant que vous méritez d'être aimée? Est-ce qu'on peut voir vos larmes sans souhaiter de vous secourir?
Et vous est-il permis de m'en pénétrer sans vouloir rien faire de l'attendrissement où elles me jettent? Parlez. Quel service faut-il vous rendre? Je compte que vous ne vous en irez pas si tôt.
Il faudrait donc envoyer chez Mme Dutour, lui dis-je naïvement alors, comme entraînée moi-même par le torrent de sa tendresse et de la mienne.
Et la voilà enfin déclarée, cette Mme Dutour si terrible, et sa boutique et son enseigne (car tout cela était compris dans son nom); et la voilà déclarée sans que j'y hésitasse: je ne m'aperçus pas que j'en parlais.
Chez Mme Dutour une marchande de linge? Hé! je la connais, dit Valville; c'est donc elle qui aura soin d'aller chez vous avertir où vous êtes? Mais de la part de qui lui dira-t-on qu'on vient?
A cette question ma naïveté m'abandonna; je me retrouvai glorieuse et confuse, et je retombai dans tous mes embarras.
Et en effet, y avait-il rien de si piquant que ce qui m'arrivait! je viens de nommer Mme Dutour, je crois par là avoir tout dit, et que Valville est à peu près au fait. Point du tout; il se trouve qu'il faut recommencer, que je n'en suis pas quitte, que je ne lui ai rien appris, et qu'au lieu de comprendre que je n'envoie chez elle que parce que j'y demeure, il entend seulement que mon dessein est de la charger d'aller dire à mes parents où je suis, c'est-à-dire qu'il la prend pour ma commissionnaire; c'est là toute la relation qu'il imagine entre elle et moi.
Et d'où vient cela? C'est que j'ai si peu l'air d'une Marianne, c'est que mes grâces et ma physionomie le préoccupent tant en ma faveur, c'est qu'il est si éloigné de penser que je puisse appartenir, de près ou de loin, à une Mme Dutour, qu'apparemment il ne saura que je loge chez elle et que je suis sa fille de boutique, que quand je le lui aurai dit, peut-être répété dans les termes les plus simples, les plus naturels et les plus clairs.
Oh! voyez combien il sera surpris; et si moi, qui prévois sa surprise, je ne dois pas frémir plus que jamais de la lui donner!
je ne répondais donc rien; mais il se mêlait à mon silence un air de confusion si marqué, qu'à la fin Valville entrevit ce que je n'avais pas le courage de lui dire.
Quoi! mademoiselle; est-ce que vous logez chez Mme Dutour? Oui, monsieur, lui répondis-je d'un ton vraiment humilié: je ne suis pourtant pas faite pour être chez elle, mais les plus grands malheurs du monde m'y réduisent. Voilà donc ce que signifiaient vos pleurs? me répondit-il en me serrant la main avec un attendrissement qui. avait quelque chose de si honnête pour moi et de si respectueux, que c'était comme une réparation des injures que me faisait le sort: voyez si mes pleurs m'avaient bien servie.
L'article sur lequel nous en étions allait sans doute donner matière à une longue conversation entre nous, quand on ouvrit avec grand bruit la porte de la salle, et que nous vîmes entrer une dame menée, devinez par qui? par M. de Climal, qui, pour premier objet, aperçut Marianne en face, à demi couchée sur un lit de repos, les yeux mouillés de larmes, et tête à tête avec un jeune homme, dont la posture tendre et soumise menait à croire que son entretien roulait sur l'amour, et qu'il me disait: je vous adore; car vous savez qu'il était à mes genoux; et qui plus est, c'est que, dans ce moment, il avait la tête baissée sur une de mes mains, ce qui concluait aussi qu'il la baisait. N'était-ce pas là un tableau bien amusant pour M. de Climal?
Je voudrais pouvoir vous exprimer ce qu'il devint. Vous dire qu'il rougit, qu'il perdit toute contenance, ce n'est vous rendre que les gros traits de l'état où je le vis.
Figurez-vous un homme dont les yeux regardaient tout sans rien voir, dont les bras se remuaient toujours sans avoir de geste, qui ne savait quelle attitude donner à son corps qu'il avait de trop, ni que faire de son visage qu'il ne savait sous quel air présenter, pour empêcher qu'on n'y vit son désordre qui allait s'y peindre.
M. de Climal était amoureux de moi; comprenez donc combien il fut jaloux. Amoureux et jaloux! voilà déjà, de quoi être bien agité; et puis M. de Climal était un faux dévot, qui ne pouvait avec honneur laisser transpirer ni jalousie, ni amour. Ils transpiraient pourtant malgré qu'il en eût: il le sentait bien, il en était honteux, il avait peur qu'on n'aperçût sa honte; et tout cela ensemble lui donnait je ne sais quelle incertitude de mouvements, sotte, ridicule, qu'on voit mieux qu'on ne l'explique. Et ce n'est pas là tout: son trouble avait encore un grand motif que j'ignorais; le voici: c'est que Valville, en se levant, s'écria à demi-bas: Eh! c'est mon oncle!
Nouvelle augmentation de singularité dans ce coup de hasard. je n'avais fait que rougir en le voyant, cet oncle; mais sa parenté, que j'apprenais, me déconcerta encore davantage; et la manière dont je le regardai, s'il y fit attention, m'accusait bien nettement d'avoir pris plaisir aux discours de Valville. J'avais tout à fait l'air d'être sa complice; celà n'était pas douteux à ma contenance.
De sorte que nous étions trois figures très interdites. A l'égard de la dame que menait M. de Climal, elle ne me parut pas s'apercevoir de notre embarras, et ne remarqua, je pense, que mes grâces, ma jeunesse, et la tendre posture de Valville.
Ce fut elle qui ouvrit la conversation. je ne vous plains point, monsieur, vous êtes en bonne compagnie, un peu dangereuse à la vérité; je n'y crois pas votre coeur fort en sûreté, dit-elle à Valville en nous saluant. A quoi d'abord il ne répondit que par un sourire, faute de savoir que dire. M. de Climal souriait aussi, mais de mauvaise grâce, et en homme indéterminé sur le parti qu'il avait à prendre, inquiet de celui que je prendrais; car fallait-il qu'il me connût ou non, et moi-même allais-je en agir avec lui comme avec un homme que je connaissais?
D'un autre côté, ne sachant aussi quel accueil je devais lui faire, j'observais le sien pour m'y conformer; et comme son air souriant ne réglait rien là-dessus, la manière dont je saluai ne fut pas plus décisive, et se sentit de l'équivoque où il me laissait.
En un mot, j'en fis trop et pas assez. Dans la moitié de mon salut, il semblait que je le connaissais; dans l'autre moitié, je ne le connaissais plus; c'était oui, c'était non, et tous les deux manqués.
Valville remarqua cette façon d'agir abscure, car il me l'a dit depuis. Il en fut frappé.
Il faut savoir que, depuis quelque temps, il soupçonnait son oncle de n'être pas tout ce qu'il voulait paraître; il avait appris, par de certains faits, à se défier de sa religion et de ses moeurs. Il voyait que j'étais aimable, que je demeurais chez Mme Dutour, que j'avais beaucoup pleuré avant que de l'avouer. Que pouvait, après cela, signifier cet accueil à double sens que je faisais à M. de Climal, qui n'avait pas à son tour un maintien moins composé, ni plus clair? Il y avait là matière à de fâcheuses conjectures.
J'oublie de vous dire que je feignis de vouloir me lever, pour saluer plus décemment: Non, mademoiselle, non, demeurez, me dit Valville, ne vous levez point; madame vous en empêchera elle-même quand elle saura que vous êtes blessée au pied. Pour monsieur, ajouta-t-il en adressant la parole à son oncle, je crois qu'il vous en dispense, d'autant plus qu'il me paraît que vous vous connaissez.
Je ne pense pas avoir cet honneur-là, répondit sur-le-champ M. de Climal, avec une rougeur qui vengeait la vérité de son effronterie. Est-ce que mademoiselle m'aurait vu quelque part? ajouta-t-il en me regardant d'un oeil qui me demandait le secret.
Je ne sais, repartis-je d'un ton moins hardi que mes paroles; mais il me semblait que la physionomie de monsieur ne m'était pas inconnue. Cela se peut, dit-il; mais qu'est-il donc arrivé à mademoiselle? est-ce qu'elle est tombée?
Et cette question-là, il la faisait à son neveu qui ne lui répondait rien. Il ne l'avait pas seulement entendu; son inquiétude l'occupait bien d'autres choses.
Oui, monsieur, dis-je alors pour lui, toute confuse que j'étais d'aider à soutenir un mensonge dans lequel je voyais bien que Valville m'accusait d'être de moitié avec son oncle; oui, monsieur, c'est une chute que j'ai faite près d'ici, presque au sortir de la messe, et on m'a portée dans cette salle, parce que je ne pouvais marcher.
Mais, dit la dame, il faudrait du secours. Si c'était une entorse, cela est considérable. Etes-vous seule, mademoiselle? N'avez-vous personne avec vous? pas un laquais? pas une femme? Non, madame, répondis-je, fâchée de l'honneur qu'elle me faisait, et que je reprochais à ma figure qui en était cause: je ne demeure pas loin d'ici. Eh! bien, dit-elle, nous allons dîner, M. de Climal et moi; dans ce quartier; nous vous ramènerons.
Encore! dis-je en moi-même: quelle persécution! Tout le monde a donc la fureur de me ramener! Car sur cet article-là je n'avais pas l'esprit bien fait; et ce qui me frappa d'abord, ce fut, comme avec Valville, l'affront d'être reconduite à cette malheureuse boutique.
Cette dame qui parlait de femme, de laquais, dont elle s'imaginait que je devais être suivie, après cette opinion fastueuse de mon état, qu'aurait-elle trouvé? Marianne. Le beau dénoûment! Et quelle Marianne encore? Une petite friponne en liaison avec M. de Climal, c'est-à-dire avec un franc hypocrite.
Car quel autre nom eût pu espérer cet homme de bien? Je vous le demande. Que serait devenue la bonne odeur de sa vie, lui qui avait nié de me connaître, et moi-même qui m'étais prêtée à son imposture? N'aurais-je pas été une jolie mignonne avec mes grâces, si Mme Dutour et Toinon s'étaient trouvées sur le pas de leur porte, comme elles en avaient volontiers la coutume, et nous eussent dit: Ah! c'est donc vous, monsieur? Eh! d'où venez-vous, Marianne? comme assurément elles n'y auraient pas manqué.
Oh! voilà ce qui devait me faire trembler, et non pas ma boutique; c'était là le véritable opprobre qui méritait mon attention. je ne l'aperçus pourtant que le dernier: et cela est dans l'ordre. On va d'abord au plus pressé; et le plus pressé pour nous, c'est nous-même, c'est-à-dire, notre orgueil; car notre orgueil et nous, ce n'est qu'un, au lieu que nous et notre vertu, c'est deux. N'est-ce pas, madame?
Cette vertu, il faut qu'on nous la donne; c'est en partie une affaire d'acquisition. Cet orgueil, on ne nous le donne pas, nous l'apportons en naissant; nous l'avons tant, qu'on ne saurait nous l'ôter; et comme il est le premier en date, il est, dans l'occasion, le premier servi. C'est la nature qui a le pas sur l'éducation. Comme il y a longtemps que je n'ai fait de pause, vous aurez la bonté de vouloir bien que j'observe encore une chose que vous n'avez peut-être pas assez remarqué: c'est que, dans la vie, nous sommes plus jaloux de la considération des autres que de leur estime, et par conséquent de notre innocence, parce que c'est précisément nous que leur considération distingue, et que ce n'est qu'à nos moeurs que leur estime s'adresse.
Oh! nous nous aimons encore plus que nos moeurs. Estimez mes qualités tant qu'il vous plaira, vous diraient tous les hommes, vous me ferez grand plaisir, pourvu que vous m'honoriez, moi qui les ai, et qui ne suis pas elles; car si vous me laissez là, si vous négligez ma personne, je ne suis pas content, vous prenez à gauche; c'est comme si vous me donniez le superflu et que vous me refusassiez le nécessaire; faites-moi vivre d'abord, et me divertissez après; sinon, j'y pourvoirai. Et qu'est-ce que cela veut dire? C'est que pour parvenir à être honoré, je saurai bien cesser d'être honorable; et en effet, c'est assez là le chemin des honneurs: qui les mérite n'y arrive guère. J'ai fini.
Ma réflexion n'est pas mal placée, je l'ai faite seulement un peu plus longue que je ne croyais. En revanche, j'en ferai quelque autre ailleurs qui sera trop courte.
je ne sais pas comment nous nous serions échappés, M. de Climal et moi, du péril où nous jetait cette dame en offrant de me reconduire.
Aurait-il pu s'exempter de prêter son carosse? Aurais-je pu refuser de le prendre? Tout cela était difficile. Il pâlissait et je ne répondais rien; ses yeux me disaient: Tirez-moi d'affaire; les miens lui disaient: Tirez-m'en vous-même; et notre silence commençait à devenir sensible, quand il entra un laquais qui dit à Valville que le carrosse qu'il avait envoyé chercher pour moi était à la porte.
Cela nous sauva, et mon tartufe en fut si rassuré qu'il osa même abuser de la sécurité où il se trouvait pour lors, et porter l'audace jusqu'à dire: Mais il n'y a qu'à renvoyer ce carrosse; il est inutile, puisque voilà le mien; et cela du ton d'un homme qui avait compté me mener, et qui n'avait négligé de répondre à la proposition que parce qu'elle ne faisait pas la moindre difficulté.
je songe pourtant que je devrais rayer l'épithète de tartufe que je viens de lui, donner; car je lui ai obligation, à ce tartufe-là. Sa mémoire me doit être chère; il devint un homme de bien pour moi. Ceci soit dit pour l'acquit de ma reconnaissance, et en réparation du tort que la vérité historique pourra lui faire encore. Cette vérité a ses droits, qu'il faut bien que M. de Climal essuie.
je compris bien qu'il s'en fiait à moi pour l'impunité de sa hardiesse, et qu'il ne craignait pas que j'eusse la malice ou la simplicité de l'en faire repentir.
Non, monsieur, lui répondis-je; il n'est pas nécessaire que je vous dérange, puisque j'ai une voiture pour m'en retourner; et si monsieur, dis-je tout de suite en parlant à Valville, veut bien appeler quelqu'un pour m'aider à me lever d'ici, je partirai tout à l'heure.
je pense que ces messieurs vous aideront bien eux-mêmes, dit galamment la dame, et en voici un (c'était Valville qu'elle montrait) qui ne sera pas fâché d'avoir cette peine-là; n'est-il pas vrai? (discours qui venait sans doute de ce qu'elle l'avait vu à mes genoux). Au reste, ajouta-t-elle, comme nous nous en allons aussi, il faut vous dire ce qui nous amenait: avez-vous des nouvelles de Mme de Valville (c'était la mère du jeune homme)? Arrive-t-elle de sa campagne? La reverrons-nous bientôt? je l'attends cette semaine, dit Valville d'un air distrait et nonchalant, qui prouvait mal cet empressement que la dame lui avait supposé pour moi, et qui m'aurait peut-être piquée moi-même, si je n'avais pas eu aussi mes petites affaires dans l'esprit; mais j'étais trop dans mon tort pour y trouver à redire. Il y avait d'ailleurs dans sa nonchalance je ne sais quel fond de tristesse qui me rendait honteuse, parce que j'en apercevais le motif.
je sentais que c'était un coeur consterné de ne savoir plus si je méritais sa tendresse, et qui avait peur d'être obligé d'y renoncer. Y avait-il rien de plus obligeant pour moi que cette peur-là, madame, rien de plus flatteur, de plus aimable, rien de plus digne de jeter mon coeur dans un humble et tendre embarras devant le sien? Car c'était là précisément tout ce que j'éprouvais. Un mélange de plaisir et de confusion, voilà mon état. Ce sont de ces choses dont on ne peut dire que la moitié de ce qu'elles sont.
Malgré cet air de froideur dont je vous ai parlé, Valville, après avoir satisfait à la question de la dame, vint à moi pour m'aider à me lever, et me prit par-dessous les bras mais, comme il vit que M. de Climal s'avançait aussi: Non, monsieur, dit-il, ne vous en mêlez pas: vous ne seriez pas assez fort pour soutenir mademoiselle, et je doute qu'elle puisse poser le pied à terre; il vaut mieux appeler quelqu'un. M. de Climal se retira (on a si peu d'assurance quand on n'a pas la conscience bien nette). Et là-dessus il sonne. Deux de ses gens arrivent: Approchez, leur dit-il, et tâchez de porter mademoiselle jusqu'à son carrosse. je crois que je n'avais pas besoin de cette cérémonie-là, et qu'avec le secours de deux bras, je me serais aisément soutenue; mais j'étais si étourdie, si déconcertée, que je me laissai mener comme on voulait, et comme je ne voulais pas.
M. de Climal et la dame, qui s'en retournaient ensemble, me suivirent, et Valville marchait le dernier en nous suivant aussi.
Quand nous traversâmes la cour, je le vis du coin de l'oeil qui parlait à l'oreille d'un laquais.
Et puis me voilà arrivée à mon carrosse, où la dame, avant que de monter dans le sien, voulut obligeamment m'arranger elle-même. je l'en remerciai: mon compliment fut un peu confus. Ce que je dis à Valville le fut encore davantage; je crois qu'il n'y répondit que par une révérence qu'il accompagna d'un coup d'oeil où il y avait bien des choses que j'entendis toutes, mais que je ne saurais rendre, et dont la principale signifiait: Que faut-il que je pense?
Ensuite je partis interdite, sans savoir ce que je pensais moi-même, sans avoir ni joie, ni tristesse, ni peine, ni plaisir. On me menait, et j'allais. Qu'est-ce que tout cela deviendra? Que vient-il de se passer? Voilà tout ce que je me disais dans un étonnement qui ne me laissait nul exercice d'esprit, et pendant lequel je jetai pourtant un grand soupir qui échappa plus à mon instinct qu'à ma pensée.
Ce fut dans cet état que j'arrivai chez Mme Dutour. Elle était assise à l'entrée de sa boutique, qui s'impatientait à m'attendre, parce que son dîner était prêt.
je l'aperçus de loin qui me regardait dans le carrosse où j'étais, et qui m'y voyait, non comme Marianne, mais comme une personne qui lui ressemblait tant, qu'elle en était surprise; et mon carrosse était déjà arrêté à la porte; qu'elle ne s'avisait pas encore de croire que ce fût moi (c'est qu'à son compte je ne devais arriver qu'à pied).
A la fin pourtant il fallut bien me reconnaître. Ah! Ah! Marianne, eh! c'est vous, s'écria-t-elle. Eh! pourquoi. donc en fiacre? Est-ce que vous venez de si loin? Non, madame, lui dis-je; mais je me suis blessée en tombant, et il m'était impossible de marcher; je vous conterai mon accident quand je serai rentrée. Ayez à présent la bonté de m'aider avec le cocher à descendre.
Le cocher ouvrait la portière pendant que je parlais. Allez, allez, me dit-il, arrivez; ne vous embarrassez pas, mademoiselle; pardi! je vous descendrai bien tout seul. Un bel enfant comme vous, qu'est-ce que cela pèse? C'est le plaisir. Venez, venez, jetez-vous hardiment: je vous porterais encore plus loin que vous n'iriez sur vos jambes.
En effet, il me prit entre ses bras, et me transporta comme une plume jusqu'à la boutique, où je m'assis tout d'un coup.
Il est bon de vous dire que dans l'intervalle du transport je jetai les yeux dans la rue du côté d'où je venais, et que je vis à trente ou quarante pas de là un des gens de Valville qui était arrêté, et qui avait tout l'air d'avoir couru pour me suivre: et c'était apparemment là le résultat de ce qu'il avait dit à ce laquais, quand je l'avais vu lui parler à l'oreille.
La vue de ce domestique aposté réveilla toute ma sensibilité sur mon aventure, et me fit encore rougir; c'était un témoin de plus de la petitesse de mon état; et ce garçon, quoiqu'il n'eût fait que me voir chez Valville, ne se serait pas, j'en suis sûre, imaginé que je dusse entrer chez moi par une boutique; c'est une réflexion que je fis: n'en était-ce pas assez pour être fâchée de le trouver là? Il est vrai que ce n'était qu'un laquais; mais quand on est glorieuse, on n'aime à perdre dans l'esprit de personne; il n'y a point de petit mal pour l'orgueil, point de minutie, rien ne lui est indifférent; et enfin ce valet me mortifia; d'ailleurs, il n'était là que par l'ordre de Valville, il n'y avait pas à en douter. C'était bien la peine que mon maître fit tant de façon avec cette petite fille-là! pouvait-il dire en lui-même d'après ce qu'il voyait. Car ces gens-là sont plus moqueurs que d'autres; c'est le régal de leur bassesse, que de mépriser ce qu'ils ont respecté par méprise, et je craignais que cet homme-ci, dans son rapport à Valville, ne glissât sur mon compte quelque tournure insultante; qu'il ne se régalât un peu aux dépens de mon domicile, et n'achevât de rebuter la délicatesse de son maître. je n'avais déjà que trop baissé de prix à ses yeux. Il n'osait déjà plus faire tant de cas de l'honneur qu'il y aurait à me plaire; et adieu le plaisir d'avoir de l'amour, quand la vanité d'en inspirer nous quitte; et Valville était presque dans ce cas-là. Voyez le tort que m'eût fait alors le moindre trait railleur jeté sur moi; car on ne saurait croire la force de certaines bagatelles sur nous, quand elles sont placées; et la vérité est que les dégoûts de Valville, provenus de là, m'auraient plus fâchée que la certitude de ne le plus voir.
A peine fus-je assise, que je tirai de l'argent pour payer le cocher; mais Mme Dutour, en femme d'expérience, crut devoir me conduire là-dessus, et me trouva trop jeune pour m'abandonner ce petit détail. Laissez-moi faire, me dit-elle, je vais le payer; où vous a-t-il pris? Auprès de la paroisse, lui dis-je. Eh! c'est tout près d'ici, répliqua-t-elle en comptant quelque monnaie. Tenez, mon enfant, voilà ce qu'il vous faut.
Ce qu'il me faut! cela! dit le cocher, qui lui rendit sa monnaie avec un dédain brutal; oh! que nenni; cela ne se mesure pas à l'aune. Mais que veut-il dire avec son aune, cet homme? répliqua gravement Mme Dutour: vous devez être content; on sait peut-être bien ce que c'est qu'un carrosse, ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on en paye.
Eh! quand ce serait de demain, dit le cocher, qu'est-ce que cela avance? Donnez-moi mon affaire, et ne crions pas tant. Voyez de quoi elle se mêle! Est-ce vous que j'ai menée? Est-ce qu'on vous demande quelque chose? Quelle diable de femme avec ses douze sols! Elle marchande cela comme une botte d'herbes.
mme Dutour était fière, parée, et qui plus est assez jolie, ce qui lui donnait encore une autre espèce de gloire.
Les femmes d'un certain état s'imaginent en avoir plus de dignité, quand elles ont un joli visage; elles regardent cet avantage-là comme un rang. La vanité s'aide de tout, et remplace ce qui lui manque avec ce qu'elle peut. mme Dutour donc se sentit offensée de l'apostrophe ignoble du cocher (je vous raconte cela pour vous divertir), la botte d'herbes sonna mal à ses oreilles. Comment ce jargon-là pouvait-il venir à la bouche de quelqu'un qui la voyait? Y avait-il rien dans son air qui fît penser à pareille chose? En vérité, mon ami, il faut avouer que vous êtes bien impertinent, et il me convient bien d'écouter vos sottises! dit-elle. Allons, retirez-vous. Voilà votre argent; prenez ou laissez. Qu'est-ce que cela signifie? Si j'appelle un voisin, on vous apprendra à parler aux bourgeois plus honnêtement que vous ne faites.
Hé bien! qu'est-ce que me vient conter cette chiffonnière? répliqua l'autre en vrai fiacre. Gare! prenez garde à elle; elle a son fichu des dimanches. Ne semble-t-il pas qu'il faille tant de cérémonies pour parler à madame? On parle bien à Perrette. Eh! Palsambleu! payez-moi. Quand vous seriez encore quatre fois plus bourgeoise que vous n'êtes, qu'est-ce que cela me fait? Faut-il pas que mes chevaux vivent? Avec quoi dîneriez-vous, vous qui parlez, si on ne vous payait pas votre toile? Auriez-vous la face si large? Fi! que cela est vilain d'être crasseuse!
Le mauvais exemple débauche. Mme Dutour, qui s'était maintenue jusque-là dans les bornes d'une assez digne fierté, ne put résister à cette dernière brutalité du cocher: elle laissa là le rôle de femme respectable qu'elle jouait, et qui ne lui rapportait rien, se mit à sa commodité, en revint à la manière de quereller qui était à son usage, c'est-à-dire aux discours d'une commère de comptoir subalterne; elle ne s'y épargna pas.
Quand l'amour-propre, chez les personnes comme elle, n'est qu'à demi fâché, il peut encore avoir soin de sa gloire, se posséder, ne faire que l'important, et garder quelque décence; mais dès qu'il est poussé à bout, il ne s'amuse plus à ces fadeurs-là, il n'est plus assez glorieux pour prendre garde à lui; il n'y a plus que le plaisir d'être bien grossier et de se déshonorer tout à son aise qui, le satisfasse.
De ce plaisir-là, Mme Dutour s'en donna sans discrétion. Attends! attends! ivrogne, avec ton fichu des dimanches: tu vas voir la Perrette qu'il te faut; je vais te la montrer, moi, s'écria-t-elle en courant se saisir de son aune qui était à côté du comptoir.
Et quand elle fut armée: Allons, sors d'ici; s'écria-t-elle, ou je te mesure avec cela, ni plus ni moins qu'une pièce de toile, puisque toile il y a. jarnibleu! ne me frappez pas, lui dit le cocher qui lui retenait le bras; ne soyez pas si osée! je me donne au diable, ne badinons point! Voyez-vous! je suis un gaillard qui n'aime pas les coups, ou la peste m'étouffe! je ne vous demande que mon dû, entendez-vous? il n'y a point de mal à ça.
Le bruit qu'ils faisaient attirait du monde; on s'arrêtait devant la boutique. Me laisseras-tu? lui disait mme Dutour, qui disputait toujours son aune contre le cocher. Levez-vous donc, Marianne; appelez, M. Ricard. Monsieur Ricard! criait-elle tout de suite elle-même; et c'était notre hôte qui logeait au second, et qui n'y était pas. Elle s'en douta. Messieurs, dit-elle, en apostrophant la foule qui s'était arrêtée devant la porte, je vous prends tous à témoin; vous voyez ce qui en est, il m'a battue (cela n'était pas vrai); je suis maltraitée. Une femme d'honneur comme moi! Eh vite! eh vite!, allez chez le commissaire; il me connaît bien, c'est moi qui le fournis; on n'a qu'à lui dire que c'est chez Mme Dutour. Courez-y, madame Cathos, courez-y, ma mie, criait-elle à une servante du voisinage; le tout avec une cornette que les secousses que le cocher donnait à ses bras avaient rangée de travers.
Elle avait beau crier, personne ne bougeait, ni messieurs, ni Cathos.
Le peuple, à Paris, n'est pas comme ailleurs en d'autres endroits, vous le verrez quelquefois commencer par être méchant, et puis finit par être humain. Se querelle-t-on, il excite, il anime; veut-on se battre, il sépare. En d'autres pays, il laisse faire, parce qu'il continue d'être méchant.
Celui de Paris n'est pas de même; il est moins canaille, et plus peuple que les autres peuples.
Quand il accourt en pareils cas, ce n'est pas pour s'amuser de ce qui se passe, ni comme qui dirait pour s'en réjouir; non, il n'a pas cette maligne espièglerie-là: il ne va pas rire, car il pleurera peut-être, et ce sera tant mieux pour lui. Il va voir, il va ouvrir des yeux stupidement avides, il va jouir bien sérieusement de ce qu'il verra. En un mot, alors, il n'est ni polisson, ni méchant, et c'est en quoi j'ai dit qu'il était moins canaille; il est seulement curieux, d'une curiosité sotte et brutale, qui ne veut ni bien ni mal à personne, qui n'entend point d'autre finesse que de venir se repaître de ce qui arrivera. Ce sont des émotions d'âme que ce peuple demande; les plus fortes sont les meilleures: il cherche à vous plaindre si on vous outrage, à s'attendrir pour vous si on vous blesse, à frémit pour votre vie si on la menace; voilà ses délices; et si votre ennemi n'avait pas assez de place pour vous battre, il lui en ferait lui-même, sans en être plus malintentionné, et lui dirait volontiers: Tenez, faites à votre aise, et ne nous retranchez rien du plaisir que nous avons à frémir pour ce malheureux. Ce n'est pourtant pas les choses cruelles qu'il aime, il en a peur, au contraire; mais il aime l'effroi qu'elles lui donnent: cela remue son âme qui ne sait jamais rien, qui n'a jamais rien vu, qui est toujours toute neuve.
Tel est le peuple de Paris, à ce que j'ai remarqué dans l'occasion. Vous ne vous seriez peut-être pas trop souciée de le connaître; mais une définition de plus ou de moins, quand elle vient à propos, ne gâte rien dans une histoire. Ainsi laissons celle-là, puisqu'elle y est.
Vous jugez bien, suivant le portrait que j'ai fait de ce peuple, que Mme Dutour n'avait point de secours à en espérer.
Le moyen qu'aucun des assistants eût voulu renoncer à voir le progrès d'une querelle qui promettait tant! A tout moment on touchait à la catastrophe. Mme Dutour n'avait qu'à pouvoir parvenir à frapper le cocher de l'aune qu'elle tenait, voyez ce qu'il en serait arrivé avec un fiacre!
De mon côté, j'étais désolée; je ne cessais de crier à Mme Dutour: Arrêtez-vous! Le cocher s'enrouait à prouver qu'on ne lui donnait pas son compte, qu'on voulait avoir sa course pour rien, témoin les douze sols qui n'allaient jamais sans avoir leur épithète: et des épithètes d'un cocher, on en soupçonne l'incivile élégance.
Le seul intérêt des bonnes moeurs devait engager Mme Dutour à composer avec ce misérable; il n'était pas honnête à elle de soutenir l'énergie de ses expressions; mais elle en dévorait le scandale en faveur de la rage qu'elle avait d'y répondre; elle était trop fâchée pour avoir les oreilles délicates.
Oui, malotru! oui, douze sols, tu n'en auras pas davantage, disait-elle. Et moi je ne les prendrai pas, douze diablesses! répondait le cocher. Encore ne les vaux-tu pas, continuait-elle; n'es-tu pas honteux, fripon? Quoi! pour venir d'auprès de la paroisse ici? Quand ce serait pour un carrosse d'ambassadeur, tiens, jarni de ma vie! un denier avec, tu ne l'aurais pas! J'aimerais mieux te voir mort, il n'y aurait pas grand perte; et souviens-toi seulement que c'est aujourd'hui la Saint-Matthieu: bon jour, bonne oeuvre, ne l'oublie pas! Et laisse venir demain, tu verras comme il sera fait. C'est moi qui te le dis, qui ne suis pas une chiffonnière, mais bel et bien Mme Dutour, madame pour toi, madame pour les autres, et madame tant que je serai au monde, entends-tu?
Tout ceci ne se disait pas sans tâcher d'arracher le bâton des mains du cocher qui le tenait, et qui, à la grimace et au geste que je lui vis faire, me parut prêt à traiter Mme Dutour comme un homme.
je crois que c'était fait de la pauvre femme: un gros poing de mauvaise volonté, levé sur elle, allait lui apprendre à badiner avec la modération d'un fiacre, si je ne m'étais pas hâtée de tirer environ vingt sols, et de les lui donner.
Il les prit sur-le-champ, secoua l'aune entre les mains de Mme Dutour assez violemment pour l'en arracher, la jeta dans son arrière-boutique, enfonça son chapeau en me disant: grand merci, mignonne; sortit de là, et traversa la foule qui s'ouvrit alors, tant pour le laisser sortir que pour livrer passage à Mme Dutour, qui voulait courir après lui, que j'en empêchai, et qui me disait que, jour de Dieu! je n'étais qu'une petite sotte. Vous voyez bien ces vingt sols-là, Marianne, je ne vous les pardonnerai jamais, ni à la vie, ni à la mort: ne m'arrêtez pas, car je vous battrais. Vous êtes encore bien plaisante, avec vos vingt sols, pendant que c'est votre argent que j'épargne! Et mes douze sols, s'il vous plaît, qui est-ce qui me les rendra? (Car l'intérêt chez Mme Dutour ne s'étourdissait de rien). Les emporte-t-il aussi, mademoiselle? Il fallait donc lui donner toute la boutique.
Eh! madame, lui dis-je, votre monnaie est à terre, et je vous la rendrai, si on ne la trouve pas; ce que je disais en fermant la porte d'une main, pendant que je tenais Mme Dutour de l'autre.
Le beau carillon! dit-elle, quand elle vit la porte fermée. Ne nous voilà pas mal! Ah ça! voyons donc cette monnaie qui est à terre, ajouta-t-elle en la ramassant avec autant de sang-froid que s'il ne s'était rien passé. Le coquin est bien heureux que Toinon n'ait pas été ici; elle vous aurait bien empêché de jeter l'argent par les fenêtres: mais il faut justement que cette bégueule-là ait été dîner chez sa mère. Malepeste! elle est un peu meilleure ménagère! Aussi n'a-t-elle que ce qu'elle gagne, et les autres ce qu'on leur donne; au lieu que vous, Dieu merci, vous êtes si riche, vous avez un si bon trésorier! pourvu qu'il dure!
Eh! madame, lui dis-je avec quelque impatience, ne plaisantons point là-dessus, je vous prie; je sais bien que je suis pauvre: mais il n'est pas nécessaire de m'en railler, non plus que des secours qu'on a bien voulu me donner, et j'aime encore mieux y renoncer, n'avoir rien et sortir de chez vous, que d'y demeurer exposée à des discours aussi désobligeantes Tenez, dit-elle, où va-t-elle chercher que je la raille, à cause que je lui dis qu'on lui donne? Eh! pardi! oui, on vous donne, et vous prenez comme de raison: à bien donné, bien pris. Ce qui est donné n'est pas fait pour rester là, peut-être; et quand on voudra, je prendrai; voilà tout le mal que j'y sache et je prie Dieu qu'il m'arrive. On ne me donne rien, je ne prends rien, et c'est tant pis. Voyez de quoi elle se fâche! Allons, allons, dînons; cela devrait être fait. Il faut aller à vêpres. Et tout de suite, elle alla se mettre à table. je me levai pour en faire autant, en me soutenant sur cette aune que Mme Dutour avait remis sur le comptoir, et je n'en avais pas trop besoin.
Il me faudrait un chapitre exprès, si je voulais rapporter l'entretien que nous eûmes en mangeant.
je ne disais mot et je boudais; Mme Dutour, comme je crois l'avoir déjà dit, était une bonne femme dans le fond, se fâchant souvent au-delà de ce qu'elle était fâchée; c'est-à-dire que de toute la colère qu'elle montrait dans l'occasion, il y en avait bien la moitié dont elle aurait pu se passer, et qui n'était là que pour représenter. C'est qu'elle s'imaginait que plus on se fâchait, plus on faisait figure; et d'ailleurs elle s'animait elle-même du bruit de sa voix: son ton, quand il était brusque, engageait son esprit à l'être aussi. Et c'était de tout cela ensemble que me vint cette enfilade de duretés que j'essuyai de sa part; et ce que je dis là d'elle n'annonce pas des mouvements de mauvaise humeur bien opiniâtres ni bien sérieux: ce sont des bêtises ou des enfances dont il n'y a que de bonnes gens qui soient capables; de bonnes gens de peu d'esprit, à la vérité, qui n'ont que de la faiblesse pour tout caractère; ce qui leur donne une bonté habituelle, avec de petits défauts, de petites venus, qui ne sont que des copies de ce qu'ils ont vu faire aux autres.
Et telle était Mme Dutour, que je vous peins par hasard en passant. Ce fut donc par cette bonté habituelle qu'elle fut touchée de mon silence.
Peut-être aussi s'en inquiéta-t-elle à cause de la menace que je lui avais faite de sortir de chez elle, si elle me chagrinait davantage: ma pension était bonne à conserver.
A qui en avez-vous donc? me dit-elle. Comme vous voilà muette et pensive! Est-ce que vous avez du chagrin? Oui, Madame! vous m'avez mortifiée, lui répondis-je sans la regarder.
Quoi! vous songez encore à cela? reprit-elle; eh! mon Dieu, Marianne, que vous êtes enfant! Qu'est-ce donc que je vous ai dit? je ne m'en souviens plus: est-ce que vous croyez, quand on est en colère, qu'on va éplucher ses paroles? Eh! pardi! ce n'est pas pour s'épiloguer qu'on vit ensemble. Eh bien! j'ai parlé un petit brin de M. de Climal. Est-ce cela qui vous fâche, à cause que c'est lui qui prend soin de vous, et qui fait votre dépense? Est-ce là tout? Gageons, parce que vous n'avez ni père ni mère, que vous avez cru encore que je pensais à cela? car vous êtes d'un naturel soupçonneux, Marianne; vous avez toujours l'esprit au guet, Toinon me l'a bien dit; et sous prétexte que vous ne connaissez point vos parents, vous allez toujours vous imaginant qu'on n'a que cela dans la tête. Par hasard, hier, avec notre voisine, nous parlions d'un enfant trouvé qu'on avait pris dans une allée; vous étiez dans la salle, vous nous entendîtes; n'allâtes-vous pas croire que c'était vous que nous disions? je le vis bien à la mine que vous fîtes en venant; et voilà que vous recommencez encore aujourd'hui? Eh! Je prie Dieu que ce soit là mon dernier morceau, si j'ai non plus pensé à père et mère que s'il n'y en avait jamais eu pour personne! Au surplus, les enfants trouvés, les enfants qui ne le sont point, tout cela se ressemble; et si on mettait là tous ceux qui sont comme vous, sans qu'on le sache; s'il fallait que le commissaire les emportât, où diantre les mettrait-il? Dans le monde, on est ce qu'on peut, et non pas ce qu'on veut. Vous voilà grande et bien faite, et puis Dieu est le père de ceux qui n'en ont point. Charité n'est pas morte. Par exemple, n'est-ce pas une providence que ce M. de Climal? Il est vrai qu'il ne va pas droit dans ce qu'il fait pour vous; mais qu'importe? Dieu mène tout à bien; si l'homme n'en vaut rien, l'argent en est bon, et encore meilleur que d'un bon chrétien, qui ne donnerait pas la moitié tant. Demeurez en repos, mon enfant: je ne vous recommande que le ménage. On ne vous dit point d'être avaricieuse. Voilà que ma fête arrive; quand ce viendra la vôtre, celle de Toinon, dépensez alors, qu'on se régale, à la bonne heure, chacun en profite; mais hors cela, et dans les jours de carnaval, où tout le monde se réjouit, gardez-moi votre petit fait.
Elle en était là de ses leçons, dont elle ne se lassait pas, et dont une partie me scandalisait plus que ses brusqueries, quand on frappa à la porte. Nous verrons qui c'était dans la suite; c'est ici que mes aventures vont devenir nombreuses et intéressantes: je n'ai pas encore deux jours à demeurer chez Mme Dutour, et je vous promets aussi moins de réflexions, si elles vous fâchent. Vous m'en direz votre sentiment.
Troisième partie
Oui, madame, vous avez raison, il y a trop longtemps que vous attendez la suite de mon histoire; je vous en demande pardon; je ne m'excuserai point, j'ai tort et je commence.
Je vous ai dit qu'on frappa à la porte pendant que Mme Dutour me prêchait une économie dont elle approuvait pourtant que je me dispensasse à son profit, c'est-à-dire à sa fête, à celle de Toinon, à la mienne, et à de certains jours de réjouissance où ce serait fort bien fait de dépenser mon argent pour la régaler elle et sa maison.
C'était donc là à peu près ce qu'elle me disait, quand le bruit qu'on fit à la porte l'interrompit. Qui est là? cria-t-elle tout de suite, et sans se lever; qui est-ce qui frappe? Je venais d'entendre arrêter un carrosse; et comme on répondit au qui est là de Mme Dutour, il me sembla reconnaître la voix de la personne qui répondait. Je pense que c'est M. de Climal, lui dis-je. Croyez-vous? me dit-elle en courant vite. Et je ne me trompais point, c'était lui-même.
Eh! mon Dieu, monsieur, je vous fais bien excuse; vraiment, je me serais bien plus pressée, si j'avais cru que c'était vous, lui dit-elle. Tenez, Marianne et moi nous étions encore à table, il n'y a que nous deux ici. Jeannot (c'était son fils) est avec sa tante, qui doit le mener tantôt à la foire; car il faut toujours que cet enfant soit fourré chez elle, surtout les fêtes. Madelon (c'était sa servante) est à la noce d'un cousin qu'elle a, et je lui ai dit: Va-t'en, cela n'arrive pas tous les jours, et en voilà pour longtemps. D'un autre côté, Toinon est allée voir sa mère, qui ne la voit pas souvent, la pauvre femme; elle demeure si loin! c'est au faubourg Saint-Marceau; imaginez-vous s'il y a à trotter! et tant mieux, j'en suis bien aise, moi: cela fait que la fille ne sort guère. De sorte que je suis restée seule en attendant Marianne, qui, par-dessus le marché, s'est avisée de tomber en venant de l'église, et qui s'est fait mal à un pied; ce qui est cause qu'elle n'a pu marcher, et qu'il a fallu la porter près de là dans une maison pour accommoder son pied, pour avoir un chirurgien qui ne se trouve pas là à point nommé; il faut qu'il vienne, qu'il voie ce que c'est, qu'on déchausse une fille, qu'on la rechausse, qu'elle se repose; ensuite un fiacre dont elle a eu besoin, et qui me l'a ramenée ici toute éclopée, pour ma peine de l'avoir attendue jusqu'à une heure et demie; et puis est-ce là tout? Vous croyez qu'on va dîner, n'est-ce pas? Bon! n'y avait-il pas encore ce maudit fiacre que j'ai voulu payer moi-même pour épargner l'argent de Marianne, qui ne se connaît pas à cela, et qui, malgré moi, a été lui donner plus qu'il ne fallait! J'étais dans une colère! Aussi je l'aurais battu, si j'avais été assez forte.
Il y a eu donc bien du bruit? dit M. de Climal. Oh! du bruit, si vous voulez, reprit-elle; je me suis un peu emportée contre lui; mais au surplus il n'y a eu que quelques voisins qui se sont assemblés à notre porte, quelques passants par-ci par-là
Tant pis, lui dit-il assez froidement: ce sont là de ces scènes qu'il faut éviter le plus qu'on peut; et Marianne, qui l'a payé, a pris le bon parti. Comment va votre pied? ajouta-t-il en s'adressant à moi. Assez bien, lui dis-je, je n'y sens presque plus que de la faiblesse, et j'espère que demain il n'y aura rien.
Avez-vous achevé de dîner? nous dit-il. Oh! sans doute, reprit Mme Dutour; nous causions de choses et d'autres. Ne vous asseyez-vous pas, monsieur? avez-vous quelque chose à dire à Marianne? Oui, dit-il j'ai à lui parler.
Eh bien! reprit-elle, ayez donc la bonté de passer dans la salle, vous ne seriez pas bien ici; c'est notre taudis. Venez, Marianne, appuyez-vous sur moi; je vous mènerai jusque-là; attendez, attendez, je m'en vais chercher mon aune, avec quoi vous vous soutiendrez. Non, non, dit M. de Climal, je l'aiderai; prenez mon bras, mademoiselle. Et là-dessus je me lève; nous rentrâmes dans la boutique pour passer dans cette petite salle, où je crois que j'aurais fort bien été toute seule, en me soutenant d'une canne.
Ah çà! dit Mme Dutour pendant que je m'assoyais dans un fauteuil, puisque vous avez à, entretenir Marianne, moi je vais prendre ma coiffe, et sortir pour aller entendre un petit bout de vêpres; elles seront bien avancées: mais je ne perdrai pas tout, et j'en aurai toujours peu ou prou. Adieu, monsieur; excusez si je m'en vais, je vous laisse le gardien de la maison. Marianne, si quelqu'un vient me demander, dites que je ne serai pas longtemps, entendez-vous, ma fille? Monsieur, je suis votre servante.
Elle nous quitta alors, sortit un moment après, et ne fit que tirer la porte de la rue sans la fermer, parce qu'il ne pouvait entrer qui que ce soit dans la boutique sans que nous le vissions de la salle.
Jusque-là M. de Climal avait eu l'air sombre et rêveur, ne m'avait pas dit quatre paroles, et semblait attendre qu'elle fût partie pour entamer la conversation; de mon côté, à l'air intrigué que je lui voyais, je me doutais de ce qu'il allait me dire et j'en étais dégoûtée d'avance. Apparemment qu'il va être question de son amour, pensais-je en moi-même.
Car, avant mon aventure avec Valville, vous vous ressouvenez bien que j'avais déjà conclu que M. de Climal m'aimait, et j'en étais encore plus sûre depuis ce qui s'était passé chez son neveu. Un dévot qui avait rougi de m'y rencontrer, qui avait feint de ne m'y pas connaître, ne pouvait y avoir été si confus et si dissimulé que parce que le fond de sa conscience sur mon chapitre ne lui faisait pas honneur. On appelle cela rougir devant son péché, et vous ne sauriez croire combien alors ce vieux pêcheur me paraissait laid, combien sa présence m'était à charge.
Trois jours auparavant, en découvrant qu'il m'aimait, je m'étais contentée de penser que c'était un hypocrite, que je n'avais qu'à laisser être ce qu'il voudrait, et qui n'y gagnerait rien; mais à présent je n'en restais pas là; je ne me contenais plus pour lui dans cette tranquille indifférence. Ses sentiments me scandalisaient, m'indignaient; le coeur m'en soulevait. En un mot, ce n'était plus le même homme à mes yeux: les tendresses du neveu, jeune, aimable et galant, m'avaient appris à voir l'oncle tel qu'il était, et tel qu'il méritait d'être vu; elles l'avaient flétri, et m'éclairaient sur son âge, sur ses rides, et sur toute la laideur de son caractère.
Quelle folle et ridicule figure n'a-t-il pas été obligé de faire chez Valville? Que va-t-il me dire avec son vilain amour qui offense Dieu? Va-t-il m'exhorter à ne valoir pas mieux que lui sous prétexte des services qu'il me rendra? me disais-je. Ah! qu'il est haïssable! Comment un homme, à cet âge-là, ne se trouve-t-il pas lui-même horrible? Etre aussi vieux qu'il est, avoir l'air dévot, passer pour un si bon chrétien, et ensuite venir dire en secret à une jeune fille: Ne prenez pas garde à cela; je ne suis qu'un fourbe, je trompe tout le monde, et je vous aime en débauché honteux qui voudrait bien aussi vous rendre libertine! Ne voilà-t-il pas un amant bien ragoûtant!
C'était là à peu près les petites idées dont je m'occupais pendant qu'il gardait le silence en attendant que la Dutour fût partie.
Enfin, nous restâmes seuls dans la maison. Que cette femme est babillarde! me dit-il en levant les épaules; j'ai cru que nous ne pourrions nous en défaire. Oui, lui répondis-je, elle aime assez à parler; d'ailleurs, elle ne s'imagine pas que vous ayez rien de si secret à me dire.
Que pensez-vous de notre rencontre chez mon neveu? reprit-il en souriant. Rien, dis-je, sinon que c'est un coup de hasard. Vous avez très sagement fait de ne me pas connaître, me dit-il. C'est qu'il m'a paru que vous le souhaitiez ainsi, répondis-je; et à propos de cela, monsieur, d'où vient est-ce que vous êtes bien aise que je ne vous aie point nommé, et que vous avez fait semblant de ne m'avoir jamais vue?
C'est, me répondit-il d'un air insinuant et doux, qu'il vaut mieux, et pour vous et pour moi, qu'on ignore les liaisons que nous avons ensemble, qui dureront plus d'un jour, et sur lesquelles il n'est pas nécessaire qu'on glose, ma chère fille; vous êtes si aimable, qu'on ne manquerait pas de croire que je vous aime.
Oh! il n'y a rien à appréhender, repris-je d'un ton ingénu; on sait que vous êtes un si honnête homme! Oui, oui, dit-il comme en badinant, on le sait, et on a raison de le croire; mais, Marianne, on n'en est pas moins honnête homme pour aimer une jolie fille.
Quand je dis honnête homme, répondis-je, j'entends un homme de bien, pieux, et plein de religion; ce qui, je crois, empêche qu'on ait de l'amour, à moins que ce ne soit pour sa femme.
Mais, ma chère enfant, me dit-il, vous me prenez donc pour un saint? Ne me regardez point sur ce pied-là: vraiment, vous me faites trop d'honneur, je ne le suis point; et un saint même aurait bien de la peine à l'être auprès de vous; oui, bien de la peine: jugez des autres. Et puis, je ne suis pas marié, je n'ai plus de femme à qui je doive mon coeur, moi; il ne m'est point défendu d'aimer, je suis libre. Mais nous parlerons de cela; revenons à votre accident
Vous êtes tombée; il a fallu vous porter chez mon neveu, qui est un étourdi, et qui aura débuté par vous dire des galanteries, n'est-il pas vrai? Il vous en contait, du moins, quand nous sommes entrés, cette dame et moi; et il n'y a rien là d'étonnant: il vous a trouvée ce que vous êtes, c'est-à-dire belle, aimable, charmante; en un mot, ce que tout le monde vous trouvera; mais comme je suis assurément le meilleur ami que vous ayez dans le monde (et c'est de quoi j'espère bien vous donner des preuves), dites-moi, ma belle enfant, n'auriez-vous pas quelque penchant à l'écouter? Il m'a semblé vous voir un air assez satisfait auprès de lui; me suis-je trompé?
Moi, monsieur, répondis-je, je l'écoutais, parce que j'étais chez lui; je ne pouvais pas faire autrement; mais il ne me disait rien que de fort poli et de fort honnête.
De fort honnête! dit-il en répétant ce mot; prenez garde, Marianne, ceci pourrait déjà bien venir d'un peu de prévention. Hélas! que je vous plaindrais, dans la situation où vous êtes, si vous étiez tentée de prêter l'oreille à de pareilles cajoleries! Ah! mon Dieu, que ce serait dommage! et que deviendriez-vous? Mais, dites-moi, vous a-t-il demandé où vous demeuriez?
Je crois qu'oui, monsieur, répondis-je en rougissant. Et vous, qui n'en saviez pas les conséquences, vous le lui avez sans doute appris? ajouta-t-il. Je n'en ai point fait difficulté, repris-je; aussi bien l'aurait-il su quand je serais montée dans le fiacre, puisqu'avant que de partir, il faut bien dire où l'on va.
Vous me faites trembler pour vous, s'écria-t-il d'un air sérieux et compatissant: oui, trembler. Voilà un événement bien fâcheux, et qui aura les plus malheureuses suites du monde, si vous ne les prévenez pas; il vous perdra, ma fille. Je n'exagère rien, et je ne saurais me lasser de le dire. Hélas! quel dommage qu'avec les grâces et la beauté que vous avez, vous devinssiez la proie d'un jeune homme qui ne vous aimera point; car ces jeunes fous-là savent-ils aimer? ont-ils un coeur, ont-ils des sentiments, de l'honneur, un caractère? Ils n'ont que des vices, surtout avec une fille de votre état, que mon neveu croira fort au-dessous de lui, qu'il regardera comme une jolie grisette, dont il va tâcher de faire une bonne fortune, et à qui il se promet bien de tourner la tête; ne vous attendez pas à autre chose. De petites galanteries, de petits présents qui vous amuseront; les protestations les plus tendres, que vous croirez; un étalage de sa fausse passion, qui vous séduira; un éloge éternel de vos charmes; enfin, de petits rendez-vous que vous refuserez d'abord, que vous accorderez après, et qui cesseront tout d'un coup par l'inconstance et par les dégoûts du jeune homme: voilà tout ce qui en arrivera. Voyez, cela vous convient-il? je vous le demande, est-ce là ce qu'il vous faut? Vous avez de l'esprit et de la raison, et il n'est pas possible que vous ne considériez quelquefois le cas où vous êtes, que vous n'en soyez inquiète, effrayée. On a beau être jeune, distraite, imprudente, tout ce qui vous plaira; on ne saurait pourtant oublier son état, quand il est aussi triste, aussi déplorable que le vôtre; et je ne dis rien de trop, vous le savez, Marianne: vous êtes une orpheline, et une orpheline inconnue à tout le monde, qui ne tient à qui que ce soit sur la terre, dont qui que ce soit ne s'inquiète et ne se soucie, ignorée pour jamais de votre famille, que vous ignorez de même, sans parents, sans bien, sans amis, moi seul excepté, que vous n'avez connu que par hasard, qui suis le seul qui s'intéresse à vous, et qui, à la vérité, vous suis tendrement attaché,, comme vous le voyez bien par la manière dont je vous parle, et comme il ne tiendra qu'à vous de le voir infiniment plus dans la suite: car je suis riche, soit dit en passant, et je puis vous être d'un grand secours, pourvu que vous entendiez vos véritables intérêts, et que j'aie lieu de me louer de votre conduite. Quand je dis de votre conduite, c'est de la prudence que j'entends, et non pas une certaine austérité de moeurs; il n'est pas question ici d'une vie rigide et sévère qu'il vous serait difficile, et peut-être impossible de mener; vous n'êtes pas même en situation de regarder de trop près à vous là-dessus. Dans le fond, je vous parle ici en homme du monde, entendez-vous? en homme qui, après tout, songe qu'il faut vivre, et que la nécessité est une chose terrible. Ainsi, quelque ennemi que je vous paraisse de ce qu'on appelle amour, ce n'est pas contre toutes sortes d'engagements que je me déclare; je ne vous dis pas de les fuir tous: il y en a d'utiles et de raisonnables, de même qu'il y en a de ruineux et d'insensés, comme le serait celui que vous prendriez avec mon neveu, dont l'amour n'aboutirait à rien qu'à vous ravir tout le fruit du seul avantage que je vous connaisse, qui est d'être aimable. Vous ne voudriez pas perdre votre temps à être la maîtresse d'un jeune étourdi que vous aimeriez tendrement et de bonne foi; à la vérité, ce qui serait un plaisir, mais un plaisir bien malheureux, puisque le petit libertin ne vous aimerait pas de même, et qu'au premier jour il vous laisserait dans une indigence, dans une misère dont vous auriez plus de peine à sortir que jamais: je dis une misère, parce qu'il s'agit de vous éclairer, et non pas d'adoucir les termes; et c'est à tout cela que j'ai songé depuis que je vous ai quitté. Voilà ce qui m'a fait sortir de si bonne heure de la maison où j'ai dîné. Car j'ai bien des choses à vous dire, Marianne; je suis dans de bons sentiments pour vous; vous vous en êtes sans doute aperçue?
Oui, monsieur, lui répondis-je les larmes aux yeux, confuse et même aigrie de la triste peinture qu'il venait de faire de mon état, et scandalisée du vilain intérêt qu'il avait à m'effrayer tant: oui, parlez, je me fais un devoir de suivre en tout les conseils d'un homme aussi pieux que vous.
Laissons là ma piété, vous dis-je, reprit-il en s'approchant d'un air badin pour me prendre la main. Je vous ai déjà dit dans quel esprit je vous parle. Encore une fois, je mets ici la religion à part; je ne vous prêche point, ma fille, je vous parle raison; je ne fais ici auprès de vous que le personnage d'un homme de bon sens, qui voit que vous n'avez rien, et qu'il faut pourvoir aux besoins de la vie, à moins que vous ne vous déterminiez à servir; ce dont vous m'avez paru fort éloignée, et ce qui effectivement ne vous convient pas.
Non, monsieur, lui dis-je en rougissant de colère, j'espère que je ne serai pas obligée d'en venir là.
Ce serait une triste ressource, me dit-il, je ne saurais moi-même y penser sans douleur; car je vous aime, ma chère enfant, et je vous aime beaucoup.
j'en suis persuadée, lui dis-je; je compte sur votre amitié, monsieur, et sur la vertu dont vous faites profession, ajoutai-je pour lui ôter la hardiesse de s'expliquer plus clairement.
Mais je n'y gagnai rien. Eh! Marianne, me répondit-il, je ne fais profession de rien que d'être faible, et plus faible qu'un autre; et vous savez fort bien ce que je veux dire par le mot d'amitié; mais vous êtes une petite malicieuse, qui vous divertissez, et qui feignez de ne pas m'entendre: oui, je vous aime, vous le savez; vous y avez pris garde, et je ne vous apprends rien de nouveau. Je vous aime comme une belle et charmante fille que vous êtes. Ce n'est pas de l'amitié que j'ai pour vous, mademoiselle; j'ai cru d'abord que ce n'était que cela; mais je me trompais, c'est de l'amour, et du plus tendre; m'entendez-vous à présent, de l'amour et vous ne perdrez rien au change; votre fortune n'en ira pas plus mal: il n'y a point d'ami qui vaille un amant comme moi.
Vous, mon amant! m'écriai-je en baissant les yeux; vous, monsieur, je ne m'y attendais pas!
Hélas! ni moi non plus, reprit-il; ceci est une affaire de surprise, ma fille. Vous êtes dans une grande infortune; je n'ai rien vu de si à plaindre que vous, de si digne d'être secouru; je suis né avec un coeur sensible aux malheurs d'autrui, et, je m'imaginais n'être que généreux en vous secourant, que compatissant, que pieux même, puisque vous me regardez aussi comme tel; et il est vrai que je suis dans l'habitude de faire tout le bien qu'il m'est possible. J'ai cru d'abord que c'était de même avec vous; j'en ai agi imprudemment dans cette confiance, et il en est arrivé ce que je méritais: c'est que ma confiance a été confondue. Car je ne prétends pas m'excuser, j'ai tort: il aurait été mieux de ne vous pas aimer, j'en serais plus louable, assurément; il fallait vous craindre, vous fuir, vous laisser là: mais d'un autre côté, si j'avais été si prudent, où en seriez-vous, Marianne? dans quelles affreuses extrémités alliez-vous vous trouver? Voyez combien ma petite faiblesse, ou mon amour (comme il vous plaira l'appeler) vient à propos pour vous. Ne semble-t-il pas que c'est la Providence qui permet que je vous aime, et qui vous tire d'embarras à mes dépens? Si j'avais pris garde à moi, vous n'aviez point d'asile, et c'est cette réflexion-là qui me console quelquefois des sentiments que j'ai pour vous; je me les reproche moins parce qu'ils m'étaient nécessaires, et que d'ailleurs ils m'humilient. C'est un petit mal qui fait un grand bien, un bien infini: vous n'imaginez pas jusqu'où il va. Je ne vous ai parlé que de cette indigence où vous resteriez au premier jour, si vous écoutiez mon neveu, lui ou tout autre, et ne vous ai rien dit de l'opprobre qui la suivrait, et que voici: c'est que la plupart des hommes, et surtout des jeunes gens, ne ménagent pas une fille comme vous quand ils la quittent; c'est qu'ils se vantent d'avoir réussi auprès d'elle; c'est qu'ils sont indiscrets, impudents et moqueurs sur son compte; c'est qu'ils l'indiquent, qu'ils la montrent, qu'ils disent aux autres: la voilà. Oh! jugez quelle aventure ce serait là pour vous, qui êtes la plus aimable personne de votre sexe, et qui par conséquent seriez aussi la plus déshonorée. Car, dans un pareil cas, c'est ce qu'il y a de plus beau qui est le plus méprisé, parce que c'est ce qu'on est le plus fâché de trouver méprisable. Non pas qu'on exige qu'une belle fille n'ait point d'amants; au contraire, n'en eût-elle point, on lui en soupçonne, et il lui sied mieux d'en avoir qu'à une autre, pourvu que rien n'éclate, et qu'on puisse toujours penser, en la voyant, que c'est un grand bonheur que d'être bien venu d'elle. Or, ce n'en est plus un quand elle est décriée, et vous ne risquez rien de tout cela avec moi. Vous sentez bien, du caractère dont je suis, que votre réputation ne court aucun hasard: je ne serai pas curieux qu'on sache que je vous aime, ni que vous y répondez. C'est dans le secret que je prétends réparer vos malheurs, et vous assurer sourdement une petite fortune qui vous mette pour jamais en état de vous passer du secours des gens qui ne me ressembleraient pas, qui seraient plus ou moins riches, mais tous avares, tous amoureux sans tendresses, qui ne vous donneraient qu'une aisance médiocre et passagère, et dont vous seriez pourtant obligée de souffrir l'amour, même en restant chez Mme Dutour.
A ce discours, je me sentis saisie d'une douleur si vive, je me fis tant de pitié à moi-même de me voir exposée à l'insolence d'un pareil détail, que je m'écriai en fondant en larmes: Eh ! mon Dieu, à quoi en suis-je réduite!
Et comme il crut que mon exclamation venait de l'épouvante qu'il me donnait: Doucement, me dit-il d'un air consolant et en me serrant la main; doucement, mon aimable et chère fille, rassurez-vous: puisque nous nous sommes rencontrés, vous voilà hors du péril dont je parle; il est vrai que vous ne l'éviteriez pas sans moi; car il ne faut pas vous flatter, vous n'êtes point née pour être une lingère; ce n'est point une ressource pour vous que ce métier-là; vous n'y feriez aucun progrès, vous le sentez bien, j'en suis sûr; et quand vous vous y rendriez habile, il faut de l'argent pour devenir maîtresse, et vous n'en avez pas; vous seriez donc toujours fille de boutique. Oh! je vous prie, gagneriez-vous dans cet état de quoi subvenir à tous vos besoins? et belle comme vous êtes, manquant de mille choses nécessaires, comment ferez-vous, si vous ne consentez pas que les gens en question vous aident? Et si vous y consentez, quelle horrible situation!
Eh! monsieur, lui dis-je, en sanglotant, ne m'en entretenez plus, ayez cette considération pour moi et pour ma jeunesse. Vous savez que je sors d'entre les mains d'une fille vertueuse qui ne m'a pas élevée pour entendre de pareils discours; et je ne sais pas comment un homme comme vous est capable de me les tenir, sous prétexte que je suis pauvre.
Non, ma fille, me répondit-il en me serrant les bras; non, vous ne l'êtes point, vous avez du bien, puisque j'en ai; c'est à moi désormais à vous tenir lieu de vos parents que vous n'avez plus. Tranquillisez-vous; je n'ai voulu, dans ce que je vous ai dit, que vous inspirer un peu de frayeur utile; que vous montrer de quelle conséquence il était pour vous, non seulement que nous nous connussions, mais encore que je prisse, sans m'en apercevoir, cette tendre inclination qui m'attache à vous, qui m'humilie pourtant, mais dont je subis humblement la petite humiliation, parce qu'en effet cet événement-ci a quelque chose d'admirable; oui, la fin de vos malheurs en dépendait: il est certain que, sans ce penchant imprévu, je ne vous aurais pas assez secourue: je n'aurais été qu'un homme de bien envers vous, qu'un bon coeur, comme on l'est à l'ordinaire; et cela ne vous aurait pas suffi. Vous aviez besoin que je fusse quelque chose de plus. Il fallait que je vous aimasse, que je sentisse de l'amour pour vous, je dis un amour d'inclination; il fallait que je ne pusse le vaincre, et que, forcé d'y céder, je me fisse du moins un devoir de racheter ma faiblesse, et de l'expier en vous sauvant de tous les inconvénients de votre état; c'est aussi ce que j'ai résolu, ma fille, et j'espère que vous ne vous y opposerez pas; je compte même que vous ne serez pas ingrate. Il y a beaucoup de différence de votre âge au mien, je l'avoue; mais prenez garde: dans le fond, je ne suis vieux que par comparaison, et parce que vous êtes bien jeune; car, avec toute autre qu'avec vous, je serais d'un âge fort supportable, ajouta-t-il du ton d'un homme qui se sent encore assez bonne mine. Ainsi, voyons, convenons de nos mesures avant que la Dutour arrive. Je crois que vous ne songez plus à être lingère. D'un autre côté, voici Valville qui est une tête folle, à qui vous avez dit où vous demeuriez, et qui infailliblement cherchera à vous revoir; il s'agit donc d'échapper à sa poursuite, et de lui dérober nos liaisons, qu'il n'ignorerait pas longtemps si vous restiez chez cette femme-ci; de sorte que l'unique parti qu'il y a à prendre, c'est de disparaître dès demain de ce quartier, de vous loger ailleurs; ce qui ne sera pas difficile. Je connais un honnête homme que je charge quelquefois du soin de mes affaires, qui est ce qu'on appelle un solliciteur de procès, dont la femme est très raisonnable, et qui a une petite maison fort jolie, où il y a un appartement que vient de quitter un homme de province à qui il le louait; et cet appartement, j'irai dès ce soir le retenir, pour vous: vous serez là on ne peut pas mieux, surtout venant de ma part. Ce sont de bonnes gens qui seront charmés de vous avoir, qui s'en tiendront honorés, d'autant plus que vous y paraîtrez d'une manière convenable, et qui vous y fera respecter: vous y arriverez sous le titre d'une de mes parentes, qui n'a plus ni père ni mère, que j'ai retirée de la campagne, et dont je veux prendre soin ce qui, joint à la forte pension que vous y payerez (car vous mangerez avec eux), à la parure qu'ils vous verront, à l'ameublement que vous aurez dans deux jours, aux maîtres que je vous donnerai (maîtres de danse, de musique, de clavecin, comme il vous plaira); ce qui, joint, dis-je, à la façon dont j'en agirai avec vous quand j'irai vous voir, achèvera de vous rendre totalement la maîtresse chez eux. N'est-il pas vrai? Il n'y a point à hésiter, ne perdons point de temps, Marianne; et pour préparer la Dutour à votre sortie, dites-lui ce soir que vous ne vous sentez pas propre à son négoce, et que vous allez dans un couvent où, demain matin, on doit vous mener sur les dix heures; en conformité de quoi je vous enverrai la femme de l'homme en question, qui viendra en effet vous prendre avec un carrosse, et qui vous conduira chez elle, où vous me trouverez. N'en êtes-vous pas d'accord, dites? et ne voulez-vous pas bien aussi que, pour vous encourager, pour vous prouver la sincérité de mes intentions (car je ne veux pas que vous ayez le scrupule de m'en croire totalement sur ma parole), ne voulez-vous pas bien; dis-je, qu'en attendant mieux, je vous apporte demain un petit contrat de cinq cents livres de rente? Parlez, ma belle enfant, serez-vous prête demain? viendra-t-on? oui, n'est-ce pas?
D'abord, je ne répondis rien; une indignité si déclarée me confondait, me coupait la parole, et je restais immobile, les yeux baissés et mouillés de larmes.
A quoi rêvez-vous donc, ma chère Marianne? me dit-il: le temps nous presse, la Dutour va rentrer; en est-ce fait? parlerai-je ce soir à mon homme?
A ces mots, revenant à moi: Ah! monsieur, m'écriai-je, on ne vous connaît donc pas? Ce religieux qui m'a menée à vous m'avait dit que vous étiez un si honnête homme!
Mes pleurs et mes soupirs m'empêchèrent d'en dire davantage. Eh! ma chère enfant, me répondit-il, quelle fausse idée vous faites-vous des choses! Hélas! lui-même, s'il savait mon amour, n'en serait point si surpris que vous vous le figurez, et n'en estimerait pas moins mon caractère; il vous dirait que ce sont là de ces mouvements involontaires qui peuvent arriver aux plus honnêtes gens, aux plus raisonnables, aux plus pieux; il vous dirait que, tout religieux qu'il est, il n'oserait pas jurer de s'en garantit; qu'il n'y a point de faute aussi pardonnable qu'une sensibilité comme la mienne. Ne vous en faites donc point un monstre, Marianne, ajouta-t-il en pliant imperceptiblement un genou devant moi; ne m'en croyez pas le coeur moins vrai, moins digne de votre confiance, parce que je l'ai tendre. Ceci ne touche point à la probité, je vous l'ai déjà dit: c'est une faiblesse et non pas un crime, et une faiblesse à laquelle les meilleurs coeurs sont les plus sujets; votre expérience vous l'apprendra. Ce religieux, dites-vous, a prétendu vous adresser à un homme vertueux; aussi l'ai-je été jusqu'ici; aussi le suis-je encore, et si je l'étais moins, je ne vous aimerais peut-être pas. Ce sont vos malheurs et mes vertus naturelles qui ont contribué au penchant que j'ai pour vous; c'est pour avoir été généreux, pour vous avoir trop plaint que je vous aime, et vous me le reprochez! vous que d'autres aimeront, qui ne me vaudront pas! vous qui le voudrez bien sans que votre fortune y gagne! et vous me rebutez, moi par qui vous allez être quitte de toutes les langueurs, de tous les opprobres qui menacent vos jours! moi dont la tendresse (et je vous le dis sans en être plus fier) est un présent que le hasard vous fait; moi dont le ciel, qui se sert de tout; va se servir aujourd'hui pour changer votre sort!
Il en était là de son discours, quand le ciel, qu'il osait pour ainsi dire faire son complice, le punit subitement par l'arrivée de Valville, qui, comme je l'ai déjà marqué, connaissait Mme Dutour, et qui, de la boutique où il entra, passa dans la salle où nous étions, et trouva mon homme dans la même posture où, deux ou trois heures auparavant, l'avait surpris M. de Climal; je veux dire à genoux devant moi, tenant ma main qu'il baisait, et que je m'efforçais de retirer; en un mot, la revanche était complète.
Je fus la première à apercevoir Valville; et à un geste d'étonnement que je fis, M. de Climal retourna la tête, et le vit à son tour.
Jugez de ce qu'il devint à cette vision; elle le pétrifia, la bouche ouverte; elle le fixa dans son attitude. Il était à genoux, il y resta; plus d'action, plus de présence d'esprit, plus de paroles; jamais hypocrite confondu ne fit moins de mystère de sa honte, ne la laissa contempler plus à l'aise, ne plia de meilleure grâce sous le poids de son iniquité, et n'avoua plus franchement qu'il était un misérable. J'ai beau appuyer là-dessus, je ne peindrai pas ce qui en était.
Pour moi, qui n'avais rien à me reprocher, il me semble que je fus plus fâchée qu'interdite de cet événement, et j'allais dire quelque chose, quand Valville, qui avait d'abord jeté un regard assez dédaigneux sur moi, et qui ensuite s'était mis froidement à contempler la confusion de son oncle, me dit d'un air tranquille et méprisant: Voilà qui est fort joli, mademoiselle! Adieu, monsieur, je vous demande pardon de mon indiscrétion; et là-dessus il partit en me lançant encore un regard aussi cavalier que le premier, et au moment que M. de Climal se relevait.
Que voulez-vous dire avec ce voilà qui est joli: lui criai-je en me levant aussi avec précipitation: arrêtez, monsieur, arrêtez; vous vous trompez, vous me faites tort, vous ne me rendez pas justice.
J'eus beau crier, il ne revint point. Courez donc après, monsieur, dis-je alors à l'oncle, qui, tout palpitant encore et d'une main tremblante, ramenait son manteau sur ses épaules (car il en avait un); courez donc, monsieur: voulez-vous que je sois la victime de ceci? Que va-t-il penser de moi? pour qui me prendra-t-il? Mon Dieu! que je suis malheureuse!
Ce que je disais la larme à l'oeil, et si outrée, que j'allais moi-même rappeler le neveu qui était déjà dans la rue.
Mais l'oncle, m'empêchant de passer: Qu'allez-vous faire? me dit-il. Restez, mademoiselle; ne vous inquiétez pas; je sais la tournure qu'il faut donner à ce qui vient d'arriver. Est-il question d'ailleurs de ce que pense un petit sot que vous ne verrez plus, si vous voulez?
Comment! s'il en est question! repris-je avec emportement, lui qui connaît Mme Dutour, à qui il dira ce qu'il en pense! lui avec qui j'ai eu un entretien de plus d'une heure, et qui par conséquent me reconnaîtra! Monsieur, ne peut-il pas me rencontrer tous les jours? peut-être demain? ne me méprisera-t-il pas? ne me regardera-t-il pas comme une indigne à cause de vous, moi qui suis sage, qui aimerais mieux mourir que de ne pas l'être, qui ne possède rien que ma sagesse, qu'on s'imaginera que j'aurai perdue? Non, monsieur, je suis désolée, je suis au désespoir de vous connaître: c'est le plus grand malheur qui pouvait m'arriver. Laissez-moi passer, je veux absolument parler à votre neveu, et lui dire, à quelque prix que ce soit, mon innocence. Il n'est pas juste que vous vous ménagiez à mes dépens. Pourquoi contrefaire le dévot, si vous ne l'êtes pas? J'ai bien affaire de toutes ces hypocrisies-là, moi!
Petite ingrate que vous êtes, me répondit-il en pâlissant, est-ce là comme vous payez mes bienfaits? A propos de quoi parlez-vous de votre innocence? Où avez-vous pris qu'on songe à l'attaquer? Vous ai-je dit autre chose, sinon que j'avais quelque inclination pour vous, à la vérité, mais qu'en même temps je crie la reprochais, que j'en étais fâché, que je m'en sentais humilié, que je la regardais comme une faute dont je m'accusais, et que je voulais l'effacer en la tournant à votre profit, sans rien exiger de vous qu'un peu de reconnaissance? Ne sont-ce pas là mes termes? et y a-t-il rien à tout cela qui n'ait dû vous rendre mon procédé respectable?
Eh bien! monsieur, lui dis-je, puisque ce sont là vos desseins, et que vous avez tant de religion, ne souffrez donc pas que cet incident-ci me fasse tort; menez-moi à votre neveu, allons tout à l'heure lui dire ce qui en est, pour empêcher qu'il ne juge mal aussi bien de vous que de moi. Vous teniez ma main quand il est entré; je crois même que vous la baisiez malgré moi; vous étiez à genoux; comment voulez-vous qu'il prenne cela pour de la piété, et qu'il ne s'imagine pas que vous êtes mon amant, et que je suis votre maîtresse, à moins que vous ne vous donniez la peine de le détromper? Il faut donc absolument que vous lui parliez, quand ce ne serait qu'à cause de moi; vous y êtes obligé pour ma réputation, et même pour ôter le scandale, autrement ce serait offenser Dieu; et puis vous verrez que j'ai le meilleur coeur du monde, qu'il n'y aura personne qui vous chérira, qui vous respectera tant que moi, ni qui soit née si reconnaissante. Vous me ferez aussi tout le bien qu'il vous plaira. J'irai où vous voudrez, je vous obéirai en tout: je serai trop heureuse que vous preniez soin de moi, que vous ayez la charité de ne me point abandonner, pourvu qu'à présent vous ne fassiez plus mystère de cette charité à laquelle je me soumets, et que, sans tarder davantage, vous veniez dire à M. de Valville: Mon neveu, vous ne devez point avoir mauvaise opinion de cette fille; c'est une pauvre orpheline que j'ai la bonté de secourir en bon chrétien que je suis; et si tantôt j'ai fait semblant de ne la pas connaître chez vous, c'est que je ne voulais pas qu'on sût mon action pieuse. Voilà tout ce que je vous demande, monsieur, en vous priant de me pardonner les mots que j'ai dit sans attention, qui vous ont déplu, et que je réparerai par toute la soumission possible. Ainsi, dès que Mme Dutour sera rentrée; nous n'avons qu'à partir; aussi bien, quand vous n'iriez pas, je vous avertis que j'irai moi-même.
Allez, petite fille, allez, me répondit-il, en homme sans pudeur, qui ne se souciait plus de mon estime, et qui voulait bien que je le méprisasse autant qu'il méritait; je ne vous crains point, vous n'êtes pas capable de me nuire: et vous qui me menacez, craignez à votre tour que je ne me fâche, entendez-vous? Je ne vous en dis pas davantage; mais on se repent quelquefois d'avoir trop parlé. Adieu, ne comptez plus sur moi, je retire mes charités; il y a d'autres gens dans la peine qui ont le coeur meilleur que vous, et à qui il est juste de donner la préférence. Il vous restera encore de quoi vous ressouvenir de moi; vous avez des habits, du linge et de l'argent, que je vous laisse.
Non, lui dis-je, ou plutôt lui criai-je, il ne me restera rien, car je prétends vous rendre tout, et je commence par votre argent, que j'ai heureusement sur moi: le voici, ajoutai-je en le jetant sur une table avec une action vive et rapide, qui exprimait bien les mouvements d'un jeune petit coeur fier, vertueux et insulté; il n'y a plus que l'habit et le linge dont je vais tout à l'heure faire un paquet que vous emporterez dans votre carrosse, monsieur; et comme j'ai sur moi quelques-unes de ces hardes-là, dont j'ai autant d'horreur que de vous, je ne veux que le temps d'aller me déshabiller dans ma chambre, et je suis à vous dans l'instant: attendez-moi, sinon je vous promets de jeter le tout par la fenêtre.
Et pendant que je lui tenais ce discours, vous remarquerez que je détachais mes épingles, et que je me décoiffais, parce que la cornette que je portais venait de lui, de façon qu'en un moment elle fut ôtée, et que je restai nu-tête avec ces beaux cheveux dont je vous ai parlé, et qui me descendaient jusqu'à la ceinture.
Ce spectacle le démonta; j'étais dans un transport étourdi qui ne ménageait rien; j'élevais ma voix, j'étais échevelée, et le tout ensemble jetait dans cette scène un fracas, une indécence qui l'alarmait, et qui aurait pu dégénérer en avanie pour lui.
Je voulais le quitter pour aller faire ce paquet dans ma chambre; il me retenait à cause de mon impétuosité, et balbutiait, avec des lèvres pâles, quelques mots que je n'écoutais point: Mais rêvez-vous?... à quoi bon ce bruit-là?... Quelle folie!... mais laissez donc... prenez garde... Mme Dutour arriva là-dessus.
Oh! oh! me dit-elle en me voyant dans le désordre où j'étais, eh! qu'est-ce que c'est que tout cela? qu'est-ce donc? Sainte Vierge! comme elle est faite! à qui en a-t-elle, monsieur? où a-t-elle mis sa cornette? je crois qu'elle est à terre, Dieu me pardonne. Eh! mon Dieu! est-ce qu'on l'a battue?
Ce qu'elle demandait avec plus de bruit que nous n'en avions fait.
Non, non, dit M. de Climal, qui se hâta, de répondre de peur que je n'en vinsse à une explication. Je vous dirai de quoi il est question: ce n'est qu'un malentendu de sa part qui m'a fâché, et qui ne me permet plus de rien faire pour elle. Je vous payerai pour le peu de temps qu'elle a passé ici; mais de celui qu'elle y passera à présent, je n'en réponds plus.
Quoi! lui dit Mme Dutour d'un air inquiet, vous ne continuez pas la pension de cette pauvre fille! Eh! comment voulez-vous donc que je la garde?
Eh! madame, n'en soyez point en peine, je ne serai point à votre charge; et Dieu me préserve d'être à la sienne! dis-je à mon tour, d'un fauteuil où je m'étais assise sans savoir ce que je faisais, et où je pleurais sans les regarder ni l'un ni l'autre. Quant à lui, il s'esquivait pendant que je parlais ainsi, et je restai seule tête à tête avec la Dutour, qui, toute déconfortée, croisait les mains d'étonnement, et disait: Quel charivari! Et puis s'asseyant: N'est-ce pas là de la belle besogne que vous avez fait, Marianne? Plus d'argent, plus de pension, plus d'entretien! accommode-toi; te voilà sur le pavé, n'est-ce pas? Le beau coup d'Etat! la belle équipée! Oui, pleurez à cette heure, pleurez vous voilà bien avancée! Quelle tête à l'envers!
Eh! laissez-moi, madame, laissez-moi, lui dis-je, vous parlez sans savoir de quoi il s'agit. Oui, je t'en réponds, sans savoir! ne sais-je pas que vous n'avez rien? n'est-ce pas en savoir assez? Qu'est-ce qu'elle veut dire avec sa science? Demandez-moi où elle ira à présent; c'est là ce qui me chagrine, moi; je parle par amitié, et puis c'est tout; car si j'avais le moyen de vous nourrir, pardi! on s'embarrasserait beaucoup de M. de Climal. Eh! merci de ma vie, je vous dirais: Ma fille, tu n'as rien; eh bien! moi, j'ai plus qu'il ne faut: va, laisse-le aller, et ne t'inquiète pas; qui en a pour quatre, en a pour cinq. Mais oui-da, on a beau avoir un bon coeur, on va bien loin avec cela, n'est-ce pas? Le temps est mauvais, on ne vend rien, les loyers sont chers, et c'est tout ce qu'on peut faire que de vivre et d'attraper le jour de l'an; encore faut-il bien tirer pour y aller.
Soyez tranquille, lui répondis-je en jetant un soupir je vous assure que j'en sortirai demain, à quelque prix que ce soit; je ne suis pas sans argent; et je vous donnerai ce que vous voudrez pour la dépense que je ferai encore chez vous.
Quelle pitié! me répondit-elle. Eh! mais, Marianne, d'où est-elle donc venue, cette misérable querelle? Je vous avais tant prêché, tant recommandé de ménager cet homme! Ne m'en parlez plus, lui dis-je, c'est un indigne; il voulait que je vous quittasse, et que j'allasse loger loin d'ici chez un homme de sa connaissance, qui apparemment ne vaut pas mieux que lui, et dont la femme devait me venir prendre demain matin. Ainsi, quand je n'aurais pas rompu avec lui, quand j'aurais fait semblant de consentir à ses sentiments, comme vous le dites, je n'en aurais pas demeuré plus longtemps chez vous, Madame Dutour.
Ah! ah! s'écria-t-elle, c'était donc là son intention? Vous retirer de chez moi pour vous mettre en chambre avec quelque canaille; ah! pardi, celle-là est bonne! Voyez-vous ce vieux fou, ce vieux pénard avec sa mine d'apôtre! A le voir, on le mettrait volontiers dans une niche; et pourtant il me fourbait aussi. Mais à propos de quoi vous aller planter ailleurs? Est-ce qu'il ne pouvait pas vous voir ici? qui est-ce qui l'en empêchait? il était le maître; il m'avait dit qu'il prenait soin de vous, que c'était une bonne oeuvre qu'il faisait. Eh! tant mieux, je l'avais pris au mot, moi: est-ce qu'on trouble une bonne oeuvre? au contraire, on est bien aise d'y avoir part. Va-t-on éplucher si elle est mauvaise? Il n'y a que Dieu qui sache la conscience des gens, et il veut qu'on pense bien de son prochain. De quoi avait-il peur? Il n'avait qu'à venir, et aller son train; dès qu'il dit qu'il est homme de bien, lui aurais-je dit: Tu en as menti? N'avez-vous pas votre chambre? Y aurais-je été voir ce qu'il vous disait? Que lui fallait-il donc? je ne comprends pas la fantaisie qu'il a eue. Pourquoi vous changer de lieu, dites-moi?
C'est, repris-je négligemment, qu'il ne voulait pas que M. de Valville, chez qui on m'a portée, et à qui j'ai dit où je demeurais, vînt me voir ici. Ah! nous y voilà, dit-elle; oui, j'entends. Vraiment, je ne m'étonne pas; c'est que l'autre est son neveu, qui n'aurait pas pris la bonne oeuvre pour argent comptant, et qui lui aurait dit: Qu'est-ce que vous faites de cette fille? Mais est-ce qu'il est venu, ce neveu? Il n'y a qu'un moment qu'il vient de sortir, lui dis-je, sans entrer dans un plus grand détail; et c'est après qu'il a été parti que M. de Climal s'est fâché de ce que je refusais de me retirer demain où il me disait, et qu'il m'a reproché ce que j'ai reçu de lui; ce qui a fait que j'ai voulu lui rendre le tout, même jusqu'à la cornette que j'avais, et que j'ai ôtée.
Quel train que tout cela! s'écria-t-elle. Allez, vous avez eu bien du guignon de vous laisser choir justement auprès de la maison de ce M. de Valville. Eh! mon Dieu! comment est-ce que le pied vous a glissé? ne faut-il pas prendre garde où l'on marche, Marianne! Voyez ce que c'est que d'être étourdie! Et puis en second lieu, pourquoi aller dire à ce neveu où vous demeurez? Est-ce qu'une fille donne son adresse à un homme? Et ne saurait-on avoir le pied foulé sans dire où on loge? Car il n'y a que cela qui vous nuit aujourd'hui.
Je ne faisais pas grande attention à ce qu'elle me disait, et ne lui répondais même que par complaisance.
Enfin, ma fille, continua-t-elle, de remède, je n'y en vois point. Voyez, avisez-vous; car après ce qui est arrivé, il faut bien prendre votre parti, et le plus tôt sera le mieux. Je ne veux point d'esclandre dans ma maison, ni moi ni Toinon n'en avons que faire. Je sais bien que ce n'est pas votre faute; mais il n'importe, on prend tout à rebours dans ce monde, chacun juge et ne sait ce qu'il dit; les caquets viennent: eh! qui est-il, et qui est-elle? et où est-ce que c'est, où est-ce que ce n'est pas? Cela n'est pas agréable; sans compter que nous ne vous sommes de rien, ni vous de rien à nous; pour une parente, pour la moindre petite cousine, encore passe: mais vous ne l'êtes ni de près ni de loin, ni à nous ni à personne.
Vous m'affligez, madame, lui repartis-je vivement: ne vous ai-je pas dit que je m'en irais demain? Est-ce que vous voulez que je m'en aille aujourd'hui? ce sera comme il vous plaira.
Non, ma fille, non, me répondit-elle; j'entends raison, je ne suis pas une femme si étrange: et si vous saviez la pitié que vous me faites, assurément vous ne vous plaindriez pas de moi. Non, vous coucherez ici, vous y souperez; ce qu'il y aura, nous le mangerons; de votre argent, je n'en veux point; et si par hasard il y a occasion de vous rendre quelque service par le moyen de mes connaissances, ne m'épargnez pas. Au surplus, je vous conseille une chose; c'est de vous défaire de cette robe que M. de Climal vous a donnée. Vous ne pourriez plus honnêtement la porter à cette heure que vous allez être pauvre et sans ressource; elle serait trop belle pour vous, aussi bien que ce linge si fin, qui ne servirait qu'à faire demander où vous l'avez pris. Croyez-moi, quand on est gentille, et à votre âge, pauvreté et bravoure n'ont pas bon air ensemble: on ne sait qu'en dire. Ainsi point d'ajustement, c'est mon avis; ne gardez que les hardes que vous aviez quand vous êtes entrée ici, et vendez le reste. Je vous l'achèterai même si vous voulez; non pas que je m'en soucie beaucoup, mais j'avais dessein de m'habiller; et pour vous faire plaisir, tenez, je m'accommoderai de votre robe. Je suis un peu plus grasse que vous, mais vous êtes un peu plus grande; et comme elle est ample, j'ajusterai cela, je tâcherai qu'elle me serve; à l'égard du linge, ou je vous le payerai, ou je vous en donnerai d'autre.
Non, madame, lui dis-je froidement: je ne vendrai rien, parce que j'ai résolu, et même promis, de remettre tout à M. de Climal.
A lui! reprit-elle, vous êtes donc folle? Je le lui remettrais comme je danse, pas plus à lui qu'à Jean de Vert; il n'en verrait pas seulement une rognure, ni petite ni grosse. Vous vous moquez; n'est-ce pas, une aumône qu'il vous a faite? Et ce qu'on a remis, savez-vous bien qu'on ne l'a plus, ma fille?
Elle n'en serait pas restée là sans doute, et se serait efforcée, quoique inutilement, de me convertir là-dessus, sans une vieille femme qui arriva, et qui avait affaire à elle; et dès qu'elle m'eut quittée, je montai dans notre chambre. Je dis la nôtre, parce que je la partageais avec Toinon.
De mes sentiments à l'égard de M. de Climal, je ne vous en parlerai plus; je n'aurais pu tenir à lui que par de la reconnaissance; il n'en méritait plus de ma part: je le détestais, je le regardais comme un monstre, et ce monstre m'était indifférent; je n'avais point de regret que c'en fût un. Il était bien arrêté que je lui rendrais ses présents, que je ne le reverrais jamais; cela me suffisait, et je ne songeai presque plus à lui. Voyons ce que je fis dans ma chambre.
L'objet qui m'occupa d'abord, vous allez croire que ce fut la malheureuse situation ou je restais; non, cette situation ne regardait que ma vie, et ce qui m'occupa me regardait, moi.
Vous direz que je rêve de distinguer cela. Point du tout: notre vie, pour ainsi dire, nous est moins chère que nous, que nos passions. A voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct là-dessus, on dirait que, pour être, il n'est pas nécessaire de vivre; que ce n'est que par accident que nous vivons, mais que c'est naturellement que nous sommes. On dirait que, lorsqu'un homme se tue, par exemple, il ne quitte la vie que pour se sauver, que pour se débarrasser d'une chose incommode; ce n'est pas de lui dont il ne veut plus, mais bien du fardeau qu'il porte
Je n'allonge mon récit de cette réflexion que pour justifier ce que je vous disais, qui est que je pensai à un article qui m'intéressait plus que mon état, et cet article, c'était Valville, autrement dit, les affaires de mon coeur.
Vous vous ressouvenez que ce neveu, en me surprenant avec M. de Climal, m'avait dit: Voilà qui est joli, mademoiselle! Et ce neveu, vous savez que je l'aimais; jugez combien ce petit discours devait m'être sensible.
Premièrement, j'avais de la vertu; Valville ne m'en croyait plus, et Valville était mon amant. Un amant, madame, ah! qu'on le, hait en pareil cas! mais qu'il est douloureux de le haïr! Et puis, sans doute qu'il ne m'aimerait plus. Ah, l'indigne! Oui; mais avait-il tant de tort? Ce Climal est un homme âgé, un homme riche; il le voit à genoux devant moi; je lui ai caché que je le connaissais, et je suis pauvre; à quoi cela ressemble-t-il? quelle opinion peut-il avoir de moi après cela? Qu'ai-je à lui reprocher? S'il m'aime, il est naturel qu'il me croie coupable, il a dû me dire ce qu'il m'a dit; et il est bien fâcheux pour lui d'avoir eu tant d'estime et de penchant pour une fille qu'il est obligé de mépriser. Oui; mais enfin il me méprise donc actuellement, il m'accuse de tout ce qu'il y a de plus affreux, il n'a pas hésité un instant à me condamner, pas seulement attendu qu'il m'eût parlé. Et je pourrais excuser cet homme-là! J'aurais encore le courage de le voir! il faudrait que je fusse bien lâche, que j'eusse bien peu de coeur. Qu'il eût des soupçons, qu'il fût en colère, qu'il fût outré, à la bonne heure; mais du mépris, du dédain, des outrages, mais s'en aller, voir que je le rappelle, et ne pas revenir, lui qui m'aimait, et qui ne m'aime plus apparemment! Ah! j'ai bien autre chose à faire qu'à songer à un homme qui se trompe si indignement, qui me connaît si me laissai tristement aller sur un siège, pour y dire: Que je suis malheureuse! Eh! mon Dieu! pourquoi m'avez-vous ôté mon père et ma mère?
Peut-être n'était-ce pas là ce que je voulais dire, et ne parlais-je de mes parents que pour rendre le sujet de mon affliction plus honnête; car quelquefois on est glorieux avec soi-même, on fait des lâchetés qu'on ne veut pas savoir, et qu'on se déguise sous d'autres noms; ainsi peut-être ne pleurais-je qu'à cause de mes hardes. Quoi qu'il en soit, après ce court monologue qui, malgré que j'en eusse, aurait fini par me déshabiller, j'allai par hasard jeter les yeux sur ma cornette, qui était à, côté de moi.
Bon! dis-je alors; je croyais avoir tout mis dans le paquet, et la voilà encore; je ne songe pas seulement à en tirer une de ma cassette pour me recoiffer, et je suis nu-tête: quelle peine que tout cela! Et puis, passant insensiblement d'une idée à une autre, mon religieux me revint dans l'esprit. Hélas! le pauvre homme, me dis-je, il sera bien étonné quand il saura tout ceci.
Et tout de suite, je pensai que je devais l'aller voir; qu'il n'y avait point de temps à perdre; que c'était le plus pressé à cause de ma situation; que je renverrais bien le paquet le lendemain. Pardi! je suis bien sotte de m'inquiéter tant aujourd'hui de ces vilaines hardes (je disais vilaines pour me faire accroire que je ne les aimais pas): il vaut encore mieux les envoyer demain matin; Valville sera chez lui alors, il n'y a point d'apparence qu'il y soit à présent; laissons là le paquet, je l'achèverai tantôt, quand je serai revenue de chez ce religieux: mon pied ne me fait presque plus de mal; j'irai bien tout doucement jusqu'à son couvent, que vous remarquerez qu'il m'avait enseigné la dernière fois qu'il était venu me voir.
Oui; mais, quelle cornette mettrai-je? Quelle cornette, eh! celle que j'avais ôtée, et qui était à côté de moi. C'était bien la peine d'aller fouiller dans ma cassette pour en tirer une autre, puisque j'avais celle-ci toute prête!
Et d'ailleurs, comme elle valait beaucoup plus que la mienne, il était même à propos que je m'en servisse, afin de la montrer à ce religieux, qui jugerait, en la voyant, que celui qui me l'avait donnée y avait entendu finesse, et que ce ne pouvait pas être par charité qu'on en achetât de si belles; car j'avais dessein de conter toute mon aventure à ce bon moine, qui m'avait paru un vrai homme de bien: or cette cornette serait une preuve sensible de ce que je lui dirais.
Et la robe que j'avais sur moi, eh! vraiment, il ne fallait pas l'ôter non plus: il est nécessaire qu'il la voie, elle sera une preuve encore plus forte.
Je la gardai donc, et sans scrupule, j'y étais autorisée par la raison même: l'art imperceptible de mes petits raisonnements m'avait conduit jusque-là, et je repris courage jusqu'à nouvel ordre.
Allons, recoiffons-nous: ce qui fut bientôt fait, et je descendis pour sortir.
Mme Dutour était en bas avec sa voisine. Où allez-vous, Marianne? me dit-elle. A l'église, lui répondis-je; et je ne mentais presque pas: une église et un couvent sont à peu près la même chose, Tant mieux, ma fille, reprit-elle, tant mieux; recommandez-vous à la sainte volonté de Dieu. Nous parlions de vous, ma voisine et moi: je lui disais que je ferai dire demain une messe à votre intention.
Et pendant qu'elle me tenait ce discours, cette voisine, qui m'avait déjà vue deux ou trois fois, et qui jusque-là ne m'avait pas trop regardée, ouvrait alors les yeux sur moi, me considérait avec une curiosité populaire, dont de temps en temps le résultat était de lever les épaules, et de dire: La pauvre enfant! cela fait compassion: à la voir il n'y a personne qui ne croie que c'est une fille de famille. Façon de s'attendrir qui n'était ni de bon goût, ni intéressante; aussi n'en remerciai-je pas, et je quittai bien vite mes deux commères.
Depuis le départ de M. de Climal jusqu'à ce moment où je sortis, je n'avais, à vrai dire, pensé à rien de raisonnable. Je ne m'étais amusée qu'à mépriser Climal, qu'à me plaindre de Valville, qu'à l'aimer, qu'à méditer des projets de tendresse et de fierté contre lui, et qu'à regretter mes hardes; et de mon état, pas un mot: il n'en avait pas été question, je n'y avais pas pris garde.
Mais le fracas des rues écarta toutes ces idées frivoles, et me fit rentrer en moi-même.
Plus je voyais de monde et de mouvement dans cette prodigieuse ville de Paris, plus j'y trouvais de silence et de solitude pour moi: une forêt m'aurait paru moins déserte, je m'y serais sentie moins seule, moins égarée. De cette forêt, j'aurais pu m'en tirer; mais comment sortir du désert où je me trouvais? Tout l'univers en était un pour moi, puisque je n'y tenais par aucun lien à personne.
La foule de ces hommes qui m'entouraient, qui se parlaient, le bruit qu'ils faisaient, celui des équipages, la vue même de tant de maisons habitées, tout cela ne servait qu'à me consterner davantage.
Rien de tout ce que je vois ici ne me concerne, me disais-je; et un moment après: Que ces gens-là sont heureux! disais-je; chacun d'eux a sa place et son asile. La nuit viendra, et ils ne seront plus ici, ils seront retirés chez eux; et moi, je ne sais où aller, on ne m'attend nulle part, personne ne s'apercevra que je lui manque; je n'ai du moins plus de retraite que pour aujourd'hui, et je n'en aurai plus demain.
C'était pourtant trop dire, puisqu'il me restait encore quelque argent, et qu'en attendant que le ciel me secourût, je pouvais me mettre dans une chambre; mais qui n'a de retraite que pour quelques jours peut bien dire qu'il n'en a point.
Je vous rapporte à peu près tout ce qui me passait dans l'esprit en marchant.
Je ne pleurais pourtant point alors, et je n'en étais pas mieux. Je recueillais de quoi pleurer; mon âme s'instruisait de tout ce qui pouvait l'affliger, elle se mettait au fait de ses malheurs; et ce n'est pas là l'heure des larmes: on n'en verse qu'après que la tristesse est prise, et presque jamais pendant qu'on la prend; aussi pleurerai-je bientôt. Suivez-moi chez mon religieux; j'ai le coeur serré; je suis aussi parée que je l'étais ce matin, mais je n'y songe pas, ou, si j'y songe, je n'y prends plus de plaisir. Nombre de personnes me regardent en passant, je le remarque sans m'en applaudir: j'entends quelquefois dire à d'autres: Voilà une belle fille; et ce discours m'oblige sans me réjouir: je n'ai pas la force de me prêter à la douceur que j'y sens.
Quelquefois aussi je pense à Valville, mais c'est pour me dire qu'il serait ridicule d'y penser davantage; et en effet ma situation décourage le penchant que j'ai pour lui.
C'est bien à moi d'avoir de l'amour; il aurait bonne grâce, il serait bien placé dans une aussi malheureuse créature que moi, qui erre inconnue sur la terre, où j'ai la honte de vivre pour y être l'objet, ou du rebut, ou de la compassion des autres.
J'arrive enfin dans un abattement que je ne saurais exprimer; je demande le religieux, et on me mène dans une salle en dehors où l'on me dit qu'il est avec une autre personne; et cette personne, madame, admirez ce coup de hasard, c'est M. de Climal, qui rougit et pâlit tour à tour en me voyant, et sur lequel je ne jetai non plus les yeux que si je ne l'avais jamais vu.
Ah! c'est vous, mademoiselle, me dit le religieux; approchez, je suis bien aise que vous arriviez dans ce moment; c'est de vous dont nous nous entretenons; mettez-vous là.
Non, mon père, reprit aussitôt M. de Climal en prenant congé du religieux; souffrez que je vous quitte. Après ce qui est arrivé, il serait indécent que je restasse: ce n'est pas assurément que je sois fâché contre mademoiselle; le ciel m'en préserve; je lui pardonne de tout mon coeur et, bien loin de me ressentir de ce qu'elle a pensé de moi, je vous jure, mon père, que je lui veux plus de bien que jamais, et que je rends grâces à Dieu de la mortification que j'ai essuyée dans l'exercice de ma charité pour elle: mais je crois que la prudence et la religion même ne me permettent plus de la voir.
Et cela dit, mon homme salua le père, et, qui pis est, me salua moi-même les yeux modestement baissés, pendant que de mon côté je baissais la tête. Et il allait se retirer quand le religieux, l'arrêtant par le bras: Non, mon cher monsieur, non, lui dit-il, ne vous en allez pas, je vous conjure, écoutez-moi. Oui, vos dispositions sont très louables, très édifiantes; vous lui pardonnez, vous lui souhaitez du bien, voilà qui est à merveille; mais remarquez que vous ne vous proposez plus de lui en faire, que vous l'abandonnez malgré le besoin qu'elle a de votre secours, malgré son offense qui rendrait ce secours si méritoire, malgré cette charité que vous croyez encore sentir pour elle, et que vous vous dispensez pourtant d'exercer: prenez-y garde, craignez qu'elle ne soit éteinte. Vous remerciez Dieu, dites-vous, de la petite mortification qu'il vous a envoyée; eh bien! voulez-vous la mériter, cette mortification qui est en effet une faveur? voulez-vous en être vraiment digne? redoublez vos soins pour cette pauvre enfant orpheline qui reconnaîtra sa faute, qui d'ailleurs est jeune, sans expérience, à qui on aura peut-être dit qu'elle avait quelques agréments, et qui, par vanité, par timidité, par vertu même, aura pu se tromper à votre égard. N'est-il pas vrai, ma fille? Ne sentez-vous pas le tort que vous avez eu avec monsieur, à qui vous devez tant, et qui, bien loin de vous regarder autrement que selon Dieu, n'a voulu, par les saintes affections qu'il vous a témoignées, par ses douces et pieuses invitations, que vous engager vous-même à fuir ce qui pouvait vous égarer? Dieu soit béni mille fois de vous avoir aujourd'hui conduite ici! C'est à vous à qui il la ramène, mon cher monsieur, vous le voyez bien. Allons, ma fille, avouez votre faute; repentez-vous-en dans l'abondance de votre coeur, et promettez de la réparer à force de respect, de confiance et de reconnaissance; avancez, ajouta-t-il, parce que je me tenais éloignée de M. de Climal.
Eh! monsieur, m'écriai-je alors en adressant la parole à ce faux dévot, est-ce que c'est moi qui ai tort? comment pouvez-vous me l'entendre dire? hélas! Dieu sait tout; qu'il nous rende justice. Je n'ai pu m'y tromper, vous le savez bien aussi. Et je fondis en larmes en finissant ce discours.
M. de Climal, tout intrépide tartufe qu'il était, ne put le soutenir. Je vis l'embarras se peindre sur son visage; il ne put pas même le dissimuler; et dans la crainte que le religieux ne le remarquât et n'en conçût quelque soupçon contre lui, il prit son parti en habile homme: ce fut de paraître naïvement embarrassé, et d'avouer qu'il l'était.
Ceci me déconcerte, dit-il avec un air de confusion pudique, je ne sais que répondre; quelle avanie! Ah! mon père, aidez-moi à supporter cette épreuve; cela va se répandre, cette pauvre enfant le dira partout; elle ne m'épargnera pas. Hélas! ma fille, vous serez pourtant bien injuste; mais Dieu le veut. Adieu, mon père; parlez-lui, tâchez de lui ôter cette idée-là, s'il est possible; il est vrai que je lui ai marqué de la tendresse, elle ne l'a pas comprise: c'était son âme que j'aimais, que j'aime encore, et qui mérite d'être aimée. Oui, mon père, mademoiselle a de la vertu, je lui ai découvert mille qualités; et je vous la recommande, puisqu'il n'y a pas moyen de me mêler de ce qui la regarde.
Après ces mots, il se retira, et ne salua cette fois-ci que le religieux, qui, en lui rendant son salut, avait l'air incertain de ce qu'il devait faire, qui le conduisit des yeux jusqu'à sa sortie de la salle, et qui, se retournant ensuite de mon côté, me dit presque la larme à l'oeil: Ma fille, vous me fâchez, je ne suis point content de vous; vous n'avez ni docilité ni reconnaissance; vous n'en croyez que votre petite tête, et voilà ce qui en arrive. Ah! l'honnête homme! quelle perte vous faites! Que me demandez-vous à présent? Il est inutile de vous adresser à moi davantage, très inutile: quel service voulez-vous que je vous rende? J'ai fait ce que j'ai pu; si vous n'en avez pas profité, ce n'est pas ma faute, ni celle de cet homme de bien que je vous avais trouvé, et qui vous a traitée comme si vous aviez été sa propre fille; car il m'a tout dit: habits, linge, argent, il vous a fourni de tout, vous payait une pension, allait vous la payer encore, et avait même dessein de vous établir, à ce qu'il m'a assuré; et parce qu'il n'approuve pas que vous voyiez son neveu, qui est un jeune homme étourdi et débauché, parce qu'il veut vous mettre à l'abri d'une connaissance qui vous est très dangereuse, et que vous avez envie d'entretenir, vous vous imaginez par dépit qu'un homme si pieux et si vertueux vous aime, et qu'il est jaloux; cela n'est-il pas bien étrange, bien épouvantable? Lui jaloux! lui vous aimer! Dieu vous punira de cette pensée-là, ma fille; vous ne l'avez prise que dans la malice de votre coeur, et Dieu vous en punira, vous dis-je.
Je pleurais pendant qu'il parlait. Ecoutez-moi, mon père, lui répondis-je en sanglotant; de grâce, écoutez-moi.
Eh bien! que me direz-vous? répondit-il; qu'aviez-vous affaire de ce jeune homme? pourquoi vous obstiner à le voir? Quelle conduite! Passe encore pour cette folie-là, pourtant; mais porter la mauvaise humeur et la rancune jusqu'à être ingrate et méchante envers un homme si respectable, et à qui vous devez tant: que deviendrez-vous avec de pareils défauts? Quel malheur qu'un esprit comme le vôtre! oh! en vérité, votre procédé me scandalise. Voyez, vous voilà d'une propreté admirable; qui est-ce qui dirait que vous n'avez point de parents? et quand vous en auriez, et qu'ils seraient riches, seriez-vous mieux accommodée que vous l'êtes? peut-être pas si bien, et tout cela vient de lui apparemment. Seigneur! que je vous plains! il ne vous a rien épargné... Eh! mon père, vous avez raison, m'écriai-je encore une fois; mais ne me condamnez pas sans m'entendre. Je ne connais point son neveu, je ne l'ai vu qu'une fois par hasard, et ne me soucie point de le revoir, je n'y songe pas; quelle liaison aurais-je avec lui? Je ne suis point folle, et M. de Climal vous abuse; ce n'est point à cause de cela que je romps avec lui, ne vous prévenez point. Vous parlez de mes hardes, elles ne sont que trop belles; j'en ai été étonnée, et elles vous surprennent vous-même; tenez, mon père, approchez, considérez la finesse de ce linge; je ne le voulais pas si fin au moins; j'avais de la peine à le prendre, surtout à cause des manières qu'il avait eues avec moi auparavant; mais j'ai eu beau lui dire: je n'en veux point, il s'est moqué de moi, et m'a toujours répondu: Allez vous regarder dans un miroir, et voyez après si ce linge est trop beau pour vous. Oh! à ma place, qu'auriez-vous pensé de ce discours-là, mon père? dites la vérité: si M. de Climal est si dévot, si vertueux, qu'a-t-il besoin de prendre garde à mon visage? que je l'aie beau ou laid, de quoi s'embarrasse-t-il? D'où vient aussi qu'en badinant il m'a appelée friponne dans son carrosse, en m'ajoutant à l'oreille d'avoir le coeur plus facile, et qu'il me laissait le sien pour m'y encourager? Qu'est-ce que cela signifie? Quand on n'est que pieux, parle-t-on du coeur d'une fille, et lui laisse-t-on le sien? lui donne-t-on des baisers comme il a encore tâché de m'en donner un dans ce carrosse?
Un baiser, ma fille, reprit le religieux, un baiser! vous n'y songez pas! comment donc! savez-vous bien qu'il ne faut jamais dire cela, parce que cela n'est point? Qui est-ce qui vous croira? Allez, ma fille, vous vous trompez, il n'en est rien, il n'est pas possible; un baiser! quelle vision! ce pauvre homme! C'est qu'on est cahoté dans un carrosse, et que quelque mouvement lui aura fait pencher sa tête sur la vôtre; voilà tout ce que ce peut être, et ce que, dans votre chagrin contre lui, vous aurez pris pour un baiser: quand on hait les gens, on voit tout de travers à leur égard.
Eh! mon père, en vertu de quoi l'aurais-je haï alors? répondis-je. Je n'avais point encore vu son neveu, qui est, dit-il, la cause que je suis fâchée contre lui, je ne l'avais point vu: et puis, si je m'étais trompée sur ce baiser que vous ne croyez point, M. de Climal, dans la suite, ne m'aurait pas confirmée dans ma pensée; il n'aurait pas recommencé chez Mme Dutour, ni tant manié, tant loué mes cheveux dans ma chambre, où il était toujours à me tenir la main qu'il approchait à chaque instant de sa bouche; en me faisant des compliments dont j'étais toute honteuse.
Mais... mais que me venez-vous conter, mademoiselle? Doucement donc, doucement, me dit-il d'un air plus surpris qu'incrédule: des cheveux qu'il touchait, qu'il louait? M. de, Climal, lui! je n'y comprends rien; à quoi rêvait-il donc? Il est vrai qu'il aurait pu se passer de ces façons-là; ce sont de ces distractions qui ne sont pas convenables, je l'avoue; on ne touche point aux cheveux d'une fille: il ne savait pas ce qu'il faisait; mais n'importe: c'est un geste qui ne vaut rien. Et ma main qu'il portait à sa bouche, répondis-je, mon père, est-ce encore une distraction?
Oh! votre main, reprit-il, votre main, je ne sais pas ce que c'est: il y a mille gens qui vous prennent par la main quand ils vous parlent, et c'est peut-être une habitude qu'il a aussi; je suis sûr qu'à moi-même, il m'est arrivé mille fois d'en faire autant.
A la bonne heure, mon père, repris-je; mais quand vous prenez la main d'une fille, vous ne la baisez pas je ne sais combien de fois; vous ne lui dites pas qu'elle l'a belle, vous ne vous mettez pas à genoux devant elle, en lui. parlant d'amour.
Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, ah! mon Dieu! petite langue de serpent que vous êtes, taisez-vous. Ce que vous dites est horrible, c'est le démon qui vous inspire, oui, le démon; retirez-vous, allez-vous-en, je ne vous écoute plus; je ne crois plus rien, ni les cheveux, ni la main, ni les discours: faussetés que tout cela! laissez-moi. Ah! la dangereuse petite créature! elle me fait frayeur, voyez ce que c'est! Dire que M. de Climal, qui mène une vie toute pénitente, qui est un homme tout en Dieu, s'est mis à genoux devant elle pour lui tenir des propos d'amour! Ah! Seigneur, où en sommes-nous!
Ce qu'il disait joignant les mains, en homme épouvanté de mon discours, et qui éloignait tant qu'il pouvait une pareille idée, dans la crainte d'être tenté d'examiner la chose.
En vérité, mon père, lui répondis-je toute en larmes, et excédée de sa prévention, vous me traitez bien mal, et il est bien affligeant pour moi de ne trouver que des injures où je venais chercher de la consolation et du secours. Vous avez connu la personne qui m'a menée à Paris, et qui m'a élevée; vous m'avez dit vous-même que vous l'estimiez beaucoup, que sa vertu vous avait édifié. C'est à vous qu'elle s'est confessée à sa mort; elle ne vous aura pas parlé contre sa conscience, et vous savez ce qu'elle vous a dit de moi; vous pouvez vous en ressouvenir; il n'y a pas si longtemps que Dieu me l'a ôtée, et je ne crois pas, depuis qu'elle est morte, que j'aie rien fait qui puisse vous avoir donné une aussi mauvaise opinion de moi que vous l'avez: au contraire, mon innocence et mon peu d'expérience vous ont fait compassion, aussi bien que l'épouvante où vous m'avez vue; et cependant vous voulez que tout d'un coup je sois devenue une misérable, une scélérate, et la plus indigne, la plus épouvantable fille du monde! Vous voulez que, dans la douleur et dans les extrémités où je suis, un homme avec qui je n'ai été qu'une heure par accident, et que je ne verrai jamais, m'ait rendue si amoureuse de lui et si passionnée, que j'en aie perdu tout bon sens et toute conscience, et que j'aie le courage et même l'esprit d'inventer des choses qui font frémir, et de forger des impostures affreuses pour lui, contre un autre homme qui m'aiderait à vivre, qui pourrait me faire tant de bien, et que je serais si intéressée à conserver, si ce n'était pas un libertin qui fait semblant d'être dévot, et qui ne me donne rien que dans l'intention de me rendre en secret une malhonnête fille!
Ah! juste ciel, comme elle s'emporte! Que dit-elle là? Qui a jamais rien ouï de pareil? cria-t-il en baissant la tête, mais sans m'interrompre. Et je continuai.
Oui, mon père, il ne tâche qu'à cela: voilà pourquoi il m'habille si bien. Qu'il vous conte ce qu'il lui plaira, notre querelle ne roule que là-dessus. Si j'avais consenti à sortir de l'endroit où je suis, et à me laisser mener dans une maison qu'il devait meubler magnifiquement, et où il prétendait me mettre en pension chez un homme à lui, qui est, dit-il, un solliciteur de procès, et à qui il aurait fait accroire que j'étais sa parente arrivée de la campagne voyez ce que c'est, et la belle dévotion!...
Hem! comment? reprit alors le religieux en m'arrêtant, un solliciteur de procès, dites-vous? Est-il marié?
Oui, mon père, il l'est, répondis-je; un solliciteur de procès qui n'est pas riche, chez qui j'aurais appris à danser, à chanter, à jouer sur le clavecin; chez qui j'aurais été comme la maîtresse par le respect qu'on m'aurait fait rendre, et dont la femme me serait venue prendre demain où je demeure; et si j'avais voulu la suivre, et que je n'eusse point refusé de recevoir, pas plus tard que demain aussi, je ne sais combien de rentes, cinq ou six cents francs, je pense, par un contrat, seulement pour commencer; si je ne lui avais pas témoigné que toutes ses propositions étaient horribles, il ne m'aurait pas reproché, comme il a fait, et les louis d'or qu'il m'a donnés, que je lui rendrai, et ces hardes que je suis honteuse d'avoir sur moi, et dont je ne veux pas profiter, Dieu m'en préserve! Il ne vous dira pas non plus que je l'ai menacé de venir vous apprendre son amour malhonnête et ses desseins; à quoi il a eu le front de me répondre que, quand même vous les sauriez, vous regarderiez cela comme rien, comme une bagatelle qui arrivait à tout le monde, qui vous arriverait peut-être à vous-même au premier jour; et que vous n'oseriez assurer que non, parce qu'il n'y avait pas d'homme de bien qui ne fût sujet à être amoureux, ni qui pût s'en empêcher. Voyez si j'ai inventé ce que je vous dis là, mon père.
Mon bon Sauveur! dit-il alors tout ému; ah! Seigneur! voilà un furieux récit! Que faut-il que j'en pense? et qu'est-ce que nous, bonté divine? Vous me tentez, ma fille: ce solliciteur de procès m'embarrasse, il m'étonne, je ne saurais le nier: car je le connais, je l'ai vu avec lui (dit-il comme à part), et cette jeune enfant n'aura pas été deviner que M. de Climal se servait de lui, et qu'il est marié. C'est un homme de mauvaise mine, n'est-ce pas? ajouta-t-il.
Eh! mon père, je n'en sais rien, lui dis-je. M. de Climal n'a fait que m'en parler, et je ne l'ai vu ni lui ni sa femme. Tant mieux, reprit-il, tant mieux. Oui, j'entends bien; vous deviez seulement aller chez eux. Le mari est un homme qui ne m'a jamais plu. Mais, ma fille, voilà qui est étrange; si vous dites vrai, à qui se fiera-t-on?
Si je dis vrai, mon père! eh! pourquoi mentirais-je? serait-ce à cause de ce neveu? Eh! qu'on me mette dans un couvent, afin que je ne le voie ni ne le rencontre jamais.
Fort bien, dit-il alors, fort bien: cela est bon, on ne saurait mieux parler. Et puis, mon père, ajoutai-je, demandez à la marchande chez qui M. de Climal m'a mise ce qu'elle pense de lui, et si elle ne le regarde pas comme un fourbe et comme un hypocrite; demandez à son neveu s'il ne l'a pas surpris à genoux devant moi, tenant ma main qu'il baisait, et que je ne pouvais pas retirer d'entre les siennes; ce qui a si fort scandalisé ce jeune homme, qu'il me regarde à cette heure comme une fille perdue; et enfin, mon père, considérez la confusion où M. de Climal a été quand je suis entrée ici. Est-ce que vous n'avez pas pris garde à sa mine?
Oui, me dit-il, oui, il a rougi: vous avez raison, et je n'y comprends rien; serait-il possible? J'en reviens toujours à ce solliciteur de procès, c'est un terrible article; et son embarras, je ne l'aime point non plus. Qu'est-ce que c'est aussi que ce contrat? Il est bien pressé! Qu'est-ce que c'est que ces meubles, et que ces maîtres pour des fariboles? Avec qui veut-il que vous dansiez? Plaisante charité, qui apprend aux gens à aller au bal! Un homme comme M. de Climal! Que Dieu nous soit en aide. Mais on ne sait qu'en dire: hélas! la pauvre humanité, à quoi est-elle sujette? Quelle misère que l'homme! quelle misère! Ne songez plus à tout cela, ma fille; je crois que vous ne me trompez pas: non, vous n'êtes pas capable de tant de fausseté; mais n'en parlons plus. Soyez discrète, la charité vous l'ordonne, entendez-vous? Ne révélez jamais cette étrange aventure à personne; gardons-nous de réjouir le monde par ce scandale, il en triompherait, et en prendrait droit de se moquer des vrais serviteurs de Dieu. Tâchez même de croire que vous avez mal vu, mal entendu; ce sera une disposition d'esprit, une innocence de pensée qui sera agréable à Dieu, qui vous attirera sa bénédiction. Allez, ma chère enfant, retournez-vous-en, et ne vous affligez pas (ce qu'il me disait à cause des pleurs que je répandrais de meilleur courage que je n'avais fait encore, parce qu'il me plaignait). Continuez d'être sage, et la Providence aura soin de vous; j'ai affaire, il faut que je vous quitte. Mais dites-moi l'adresse de cette marchande où vous logez.
Hélas! mon père, lui répondis-je après la lui avoir dite, je n'ai plus que le reste de cette journée-ci à y demeurer; la pension qu'on lui payait pour moi finit demain, ainsi je suis obligée de sortir de chez elle; elle s'y attend; je ne saurai plus après où me réfugier si vous m'abandonnez, mon père: je n'ai que vous, vous êtes ma seule ressource.
Moi! chère enfant! hélas! Seigneur, quelle pitié! un Pauvre religieux comme moi, je ne puis rien; mais Dieu peut tout: nous verrons, ma fille nous verrons; j'y penserai. Dieu sait ma bonne volonté; il m'inspirera peut-être, tout dépend de lui; je le prierai de mon côté, priez-le du vôtre, mademoiselle. Dites-lui: Mon Dieu, je n'espère qu'en vous. N'y manquez pas; et moi je serai demain sans faute à neuf heures du matin chez vous; ne sortez pas avant ce temps-là. Ah çà! il est tard, j'ai affaire; adieu, soyez tranquille; il y a loin d'ici chez vous: que le ciel vous conduise. A demain.
Je le saluai sans pouvoir prononcer un seul mot, et je partis pour le moins aussi triste que je l'avais été en arrivant chez lui: les saintes et pieuses consolations qu'il venait de me donner me rendaient mon état encore plus effrayant qu'il ne me l'avait paru; c'est que je n'étais pas assez dévote, et qu'une âme de dix-huit ans croit tout perdu, tout désespéré, quand on lui dit en pareil cas qu'il n'y a plus que Dieu qui lui reste: c'est une idée grave et sérieuse qui effarouche sa petite confiance. A cet âge on ne se fie guère qu'à ce qu'on voit, on ne connaît guère que les choses de la terre.
J'étais donc profondément consternée en m'en retournant; jamais mon accablement n'avait été si grand.
Quelques embarras dans la rue m'arrêtèrent à la porte, d'un couvent de filles; j'en vis celle de l'église ouverte et, moitié par un sentiment de religion qui me vint en ce moment, moitié dans la pensée d'aller soupirer à mon aise, et de cacher mes larmes qui fixaient sur moi l'attention des passants, j'entrai dans cette église, où il n'y avait personne, et où je me mis à genou, dans un confessionnal.
Là, je m'abandonnai à mon affliction, et je ne gênai ni mes gémissements ni mes sanglots; je dis me gémissements, parce que je me plaignais, parce que je prononçais des mots, et que je disais: Pourquoi suis-je venue au monde, malheureuse que je suis? Que fais-je sur la terre? Mon Dieu, vous m'y avez mise, secourez-moi. Et autres choses semblables.
J'étais dans le plus fort de mes soupirs et de mes exclamations, du moins je le crois, quand une dame, que je ne vis point arriver, et que je n'aperçus que lorsqu'elle se retira, entra dans l'église.
Je sus après qu'elle arrivait de la campagne; qu'elle avait fait arrêter son carrosse à la porte du couvent, où elle était fort connue, et où quelques personnes de ses amies l'avaient priée de rendre, en passant, une lettre à la prieure de venir à son parloir, elle était entrée dans l'église dont elle avait, comme moi, trouvé la porte ouverte.
A peine y fut-elle, que mes tons gémissants la frappèrent; elle y entendit tout ce que je disais, et m'y vit dans la posture de la personne du monde la plus désolée.
J'étais alors assise, la tête penchée, laissant aller mes bras qui retombaient sur moi, et si absorbée dans mes pensées, que j'en oubliais en quel lieu je me trouvais.
Vous savez que j'étais bien mise; et quoiqu'elle ne me vît pas au visage, il y a je ne sais quoi d'agile et de léger qui est répandu dans une jeune et jolie figure, et qui lui fit aisément deviner mon âge. Mon affliction, qui lui parut extrême, la toucha; ma jeunesse, ma bonne façon, peut-être aussi ma parure, l'attendrirent pour moi; quand je parle de parure, c'est que cela n'y nuit pas.
Il est bon en pareille occasion de plaire un peu aux yeux, ils vous recommandent au coeur. Etes-vous malheureux et mal vêtu? Ou vous échappez aux meilleurs coeurs du monde, ou ils ne prennent pour vous qu'un intérêt fort tiède; vous n'avez pas l'attrait qui gagne leur vanité, et rien ne nous aide tant à être généreux envers les gens, rien ne nous fait tant goûter l'honneur et le plaisir de l'être, que de leur voir un air distingué.
La dame en question m'examina beaucoup, et aurait même attendu pour me voir que j'eusse retourné la tête, si on n'était pas venu l'avertir que la prieure l'attendait à son parloir.
Au bruit qu'elle fit en se retirant, je revins à moi; et comme j'entendais marcher, je voulus voir qui c'était; elle s'y attendait, et nos yeux se rencontrèrent.
Je rougis, en la voyant, d'avoir été surprise dans mes lamentations; et malgré la petite confusion que j'en avais, je remarquai pourtant qu'elle était contente de la physionomie que je lui montrais, et que mon affliction la touchait. Tout cela était dans ses regards; ce qui fit que les miens (s'ils lui dirent ce que je sentais) durent lui paraître aussi reconnaissants que timides; car les âmes se répondent.
C'était en marchant qu'elle me regardait; je baissai insensiblement les yeux, et elle sortit.
Je restai bien encore un demi-quart d'heure dans l'église, tant à essuyer mes larmes qu'à rêver à ce que je ferais le lendemain, si les soins de mon religieux ne réussissaient pas. Que j'envie le sort de ces saintes filles qui sont dans ce couvent! me dis-je; qu'elles sont heureuses!
Cette pensée m'occupait, quand une tourière me vint dire honnêtement: Mademoiselle, on va fermer l'église. Tout à l'heure je vais sortir, madame, lui répondis-je, n'osant la regarder que de côté, de peur qu'elle ne s'aperçût que j'avais pleuré; mais j'oubliai de prendre garde au ton dont je lui répondais, et ce ton me trahit. Elle le sentit si plaintif et si triste, me vit d'ailleurs si jeune, si joliment accommodée, si jolie moi-même, à ce qu'elle me raconta ensuite, qu'elle ne put s'empêcher de me dire: Hélas! ma chère demoiselle, qu'avez-vous donc? mon bon Dieu! quelle pitié! auriez-vous du chagrin? c'est bien dommage peut-être venez-vous parler à quelqu'une de nos dames à laquelle est-ce, mademoiselle?
Je ne repartis rien à ce discours, mais mes yeux recommencèrent à se mouiller. Nous autres filles, ou nous autres femmes, nous pleurons volontiers dès qu'on nous dit: Vous venez de pleurer; c'est une enfance et comme une mignardise que nous avons et dont nous ne pouvons presque pas nous défendre.
Eh! mais, mademoiselle, dites-moi ce que c'est; dites, ajouta la tourière en insistant, irai-je avertir quelqu'une de nos religieuses? Or, je réfléchissais à ce qu'elle me répétait là-dessus; c'est peut-être Dieu qui permet qu'elle me fasse songer à cela, me dis-je toute attendrie de la douceur avec laquelle elle me pressait, et tout de suite,: Oui, madame, lui répondis-je, je souhaiterais bien parler à Mme la prieure, si elle en a le temps.
Eh bien! ma belle demoiselle, venez, reprit-elle, suivez-moi; je vais vous mener à son parloir, et elle s'y rendra un moment après. Allons.
Je la suivis donc; nous montâmes un petit escalier, elle ouvrit une porte, et le premier objet qui me frappe, c'est cette dame dont je vous ai parlé, que je n'avais vue que lorsqu'elle sortit de l'église, et qui, en sortant, m'avait regardée d'une manière si obligeante.
Elle me parut encore charmée de me revoir, et se leva d'un air caressant pour me faire place.
Elle était avec la prieure du couvent, et je vous ai instruite de ce qui était cause de sa visite.
Madame, dit la tourière à la religieuse, j'allais vous avertir; c'est mademoiselle qui vous demande.
Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais, et reposé. Il n'y a point de ces mines-là dans le monde; c'est un embonpoint tout différent de celui des autres, un embonpoint qui s'est formé plus à l'aise et plus méthodiquement, c'est-à-dire où il entre plus d'art, plus de façon, plus d'amour de soi-même que dans le nôtre.
D'ordinaire, c'est, ou le tempérament, ou la quantité de nourriture, ou l'inaction et la mollesse qui nous acquièrent le nôtre, et cela est tout simple; mais pour celui dont je parle, on sent qu'il faut, pour l'avoir acquis, s'en être saintement fait une tâche: il ne peut être que l'ouvrage d'une délicate, d'une amoureuse et d'une dévote complaisance qu'on a pour le bien et pour l'aise de son corps; il est non seulement un témoignage qu'on aime la vie et la vie saine, mais qu'on l'aime douce, oisive et friande: et qu'en jouissant du plaisir de se porter bien, on s'accorde encore autant de douceurs et de privilèges que si on était toujours convalescente.
Aussi cet embonpoint religieux n'a-t-il pas la forme du nôtre, qui a l'air plus profane; aussi grossit-il moins un visage qu'il ne le rend grave et décent; aussi donne-t-il à la physionomie non pas un air joyeux, mais tranquille et content.
Avoir ces bonnes filles, au reste, vous leur trouvez un extérieur affable, et pourtant un intérieur indifférent. Ce n'est que leur mine, et non pas leur âme qui s'attendrit pour vous: ce sont de belles images qui paraissent sensibles, et qui n'ont que des superficies de sentiment et de bonté. Mais laissons cela, je ne parle ici que des apparences, et ne décide point du reste. Revenons à la prieure; j'en ferai peut-être le portrait quelque part.
Mademoiselle, je suis votre servante, me dit-elle en se baissant pour me saluer: puis-je savoir à qui j'ai l'honneur de parler? C'est moi qui en ai tout l'honneur, répondis-je encore plus honteuse que modeste, et quand je vous dirais qui je suis, je n'en serais pas plus connue de vous, madame.
C'est, si je ne me trompe, mademoiselle que j'ai vue dans l'église où je suis entrée un instant, dit alors la dame en question avec un souris tendre; j'ai cru même la voir pleurer, et cela m'a fait de la peine. Je vous rends mille grâces de votre bonté, madame, repris-je d'une voix faible et timide et puis je me tus. Je ne savais comment entrer en matière: l'accueil de la prieure, tout avenant qu'il était, m'avait découragée. Je n'espérais plus rien d'elle, sans que je pusse dire pourquoi: c'était ainsi que son abord m'avait frappée, et cela revient à ces superficies dont je parlais, et que je ne démêlais pas alors. Elle va me plaindre, et ne me secourra pas, me disais-je; il n'y a rien à faire.
Cependant ces dames, qui s'étaient levées, restaient debout, et j'en rougissais, parce que mon habit les trompait, et que j'étais bien au-dessous de tant de façons. Souhaitez-vous que nous soyons seules? me dit la prieure.
Comme il vous plaira, madame, répondis-je; mais je serais fâchée d'être cause que madame s'en allât, et de vous déranger; si vous voulez, je reviendrai.
Ce que je disais dans l'intention d'échapper à l'embarras où je m'étais mise, et de ne plus revenir.
Non, mademoiselle, non, me dit la dame, en me prenant par la main pour me faire avancer; vous resterez, s'il vous plaît; ma visite est finie, et je partais. Ainsi je vais vous laisser libre: vous avez du chagrin, je m'en suis aperçue; vous méritez qu'on s'y intéresse; et si vous vous en retourniez, je ne me le pardonnerais pas.
Oui, madame, lui dis-je, pénétrée de ce discours et toute en pleurs, il est vrai que j'ai du chagrin: j'en ai beaucoup, il n'y a personne qui ait autant sujet d'en avoir que moi, personne de si à plaindre ni de si digne de compassion que je le suis; et vous me témoignez un coeur si généreux, que je ne ferai point difficulté de parler devant vous, madame. Il ne faut pas vous retirer, vous ne me gênerez point; au contraire, c'est un bonheur pour moi que vous soyez ici: vous m'aiderez à obtenir de madame la grâce que je viens lui demander à genoux (je m'y jetai en effet), et qui est de vouloir bien me recevoir chez elle.
Eh! ma belle enfant, que vous me touchez! me répondit la prieure en me tendant les bras de l'endroit où elle était, pendant que la dame me relevait affectueusement, Que je me félicite du choix que vous avez fait de ma maison! En vérité, quand je vous ai vue, j'ai eu comme un pressentiment de ce qui vous amène: votre modestie m'a frappée. Ne serait-ce pas une prédestinée qui me vient? ai-je pensé en moi-même. Car il est certain que votre vocation est écrite sur votre visage: n'est-il pas vrai, madame? Ne trouvez-vous pas comme moi ce que je vous dis là? Qu'elle est belle! qu'elle a l'air sage! Ah! ma fille, que je suis ravie! que vous me donnez de joie! Venez, mon ange, venez; je gagerais qu'elle est fille unique, et qu'on la veut marier malgré elle. Mais, dites-moi, mon coeur, est-ce tout à l'heure que vous voulez entrer? Il faudra pourtant informer vos parents, n'est-ce pas? Chez qui enverrai-je?
Hélas! ma mère répondis-je, je ne puis vous indiquer personne. Ma confusion et mes sanglots m'arrêtèrent là. Eh bien! me dit-elle, de quoi s'agit-il? Non, personne, continuai-je, rien de ce que vous croyez, ma mère; je n'ai pas la consolation d'avoir des parents; du moins ceux que j'ai, je ne les ai jamais connus.
Jésus, mademoiselle! reprit-elle avec un refroidissement imperceptible et grave; voilà qui est bien fâcheux, point de parents! eh! comment cela se peut-il? qui est-ce donc qui a soin de vous? car apparemment que vous n'avez point de bien non plus? Que sont devenus votre père et votre mère?
Je n'avais que deux ans, lui dis-je, quand ils ont été assassinés par des voleurs qui arrêtèrent un carrosse de voiture où ils étaient avec moi; leurs domestiques y périrent aussi; il n'y eut que moi à qui on laissa la vie, et je fus portée chez un curé de village, qui ne vit plus, et dont la soeur, qui était une sainte personne, m'a élevée avec une bonté infinie; mais malheureusement elle est morte ces jours passés à Paris, où elle était venue, tant pour la succession d'un parent qu'elle n'a pas recueillie à cause des dettes du défunt, que pour voir s'il y aurait moyen de me mettre dans quelque état qui me convînt. J'ai tout perdu par sa mort; il n'y avait qu'elle qui m'aimait dans le monde, et je n'ai plus de tendresse à espérer de personne: il ne me reste plus que la charité des autres; aussi n'est-ce qu'elle et son bon coeur que je regrette, et non pas les secours que j'en recevais; je rachèterais sa vie de la mienne. Elle est morte dans une auberge où nous étions logées; j'y suis restée seule, et l'on m'y a pris une partie du peu d'argent qu'elle me laissait. Un religieux, son confesseur, m'a tirée de là, et m'a remise, il y a quelques jours, entre les mains d'un homme que je ne veux pas nommer, qu'il croyait homme de bien et charitable, et qui nous a trompés tous deux, qui n'était rien de tout cela. Il a pourtant commencé d'abord par me mettre chez Mme Dutour, une marchande lingère; mais à peine y ai-je été, qu'il a découvert ses mauvais desseins par de l'argent qu'il m'a forcée de prendre, et par des présents que je me suis bien doutée qui n'étaient pas honnêtes, non plus que certaines manières qu'il avait et qui ne signifiaient rien de bon, puisqu'à la fin il n'a pas eu honte à son âge de me déclarer, en me prenant par les mains, qu'il était mon amant, qu'il entendait que je fusse sa maîtresse, et qu'il avait résolu de me mettre dans une maison d'un quartier éloigné, où il serait plus libre d'être amoureux de moi sans qu'on le sût, et où il me promettait des rentes, avec toutes sortes de maîtres et de magnificence; à quoi j'ai répondu qu'il me faisait horreur d'être si hypocrite et si fourbe. Eh! monsieur, lui ai-je dit, est-ce que vous n'avez pas de religion? Quelle abominable pensée! Mais j'ai eu beau dire; ce méchant homme, au lieu de se repentir et de revenir à lui, s'est emporté contre moi, m'a traitée d'ingrate, de petite créature qu'il punirait si je parlais, et m'a reproché son argent, du linge qu'il m'avait acheté, et cette robe que je porte, et que je mettrai ce soir dans le paquet que j'ai déjà fait du reste, pour lui renvoyer le tout, dès que je serai rentrée chez Mme Dutour, qui de son côté m'a donné mon congé pour demain matin, parce qu'elle n'est payée que pour aujourd'hui; de sorte que je ne sais plus de quel côté tourner, si le père Saint-Vincent, de chez qui je viens en ce moment pour lui conter tout, et qui m'avait bonnement menée à cet horrible homme, ne trouve pas demain à me placer en quelque endroit; comme il m'a promis d'y tâcher.
Au sortir de chez lui, j'ai passé par ici, et je suis entrée dans votre église à cause que je pleurais le long du chemin, et qu'on me regardait; et puis Dieu m'a inspiré la pensée de me jeter à vos pieds, ma mère, et d'implorer votre aide.
Là finit mon petit discours ou ma petite harangue, dans laquelle je ne mis point d'autre art que ma douleur, et qui fit son effet sur la dame en question. Je la vis qui s'essuyait les yeux; cependant elle ne dit mot alors, et laissa répondre la prieure, qui avait honoré mon récit de quelques gestes de main, de quelques mouvements de visage, qu'elle n'aurait pu me refuser avec décence; mais il ne me parut pas que son coeur eût donné aucun signe de vie.
Certes, votre situation est fort triste, mademoiselle (car il n'y eut plus ni de ma belle enfant, ni de mon ange; toutes ces douceurs furent supprimées); mais tout n'est pas désespéré; il faut voir ce que ce religieux, que vous appelez le père Saint-Vincent, fera pour vous, reprit-elle d'un air de compassion posée. Ne dites-vous pas qu'il s'est chargé de vous trouver une place? il lui est bien plus aisé de vous rendre service qu'à moi qui ne sors point, et qui ne saurais agir. Nous ne voyons, nous ne connaissons presque personne; et, à l'exception de madame et de quelques autres dames qui ont la bonté de nous aimer un peu, nous sommes des semaines entières sans recevoir une visite. D'ailleurs notre maison n'est pas riche; nous ne subsistons que par nos pensionnaires, dont le nombre est fort diminué depuis quelque temps. Aussi sommes-nous endettées, et si mal à notre aise, que j'eus l'autre jour le chagrin de refuser une jeune fille, un fort bon sujet, qui se présentait pour être converse, parce que nous n'en recevons plus, quelque besoin que nous en ayons, et que, nous apportant peu, elles nous seraient à charge. Ainsi de tous côtés vous voyez notre impuissance, dont je suis vraiment mortifiée; car vous m'affligez, ma pauvre enfant (ma pauvre! quelle différence de style! Auparavant elle m'avait dit: ma belle), vous m'affligez, mais que ne vous êtes-vous adressée au curé de votre paroisse? Notre communauté ne peut vous aider que de ses prières, elle n'est pas en état de vous recevoir: et tout ce que je puis faire, c'est de vous recommander à la charité de nos dames pensionnaires; je quêterai pour vous, et je vous remettrai demain ce que j'aurai ramassé. (Quêter pour un ange, la belle chose à lui proposer!)
Non, ma mère, non, répondis-je d'un ton sec et ferme, je n'ai encore rien dépensé de la petite somme d'argent que m'a laissée mon amie, et je ne venais pas demander l'aumône. Je crois que, lorsqu'on a du coeur, il n'en faut venir à cela que pour s'empêcher de mourir, et j'attendrai jusqu'à cette extrémité; je vous remercie.
Et moi, je ne souffrirai point qu'une fille aussi bien née y soit jamais réduite, dit en ce moment la dame qui avait gardé le silence. Reprenez courage, mademoiselle; vous pouvez encore prétendre à une amie dans le monde: je veux vous consoler de la perte de celle que vous regrettez, et il ne tiendra pas à moi que je ne vous sois aussi chère qu'elle vous l'a été. Ma mère, ajouta-t-elle en adressant la parole à la religieuse, je payerai la pension de mademoiselle; vous pouvez la faire entrer chez vous. Cependant, comme elle vous est absolument inconnue, et qu'il est juste que vous sachiez quelles sont les personnes que vous recevez, nous n'avons, pour vous ôter tout scrupule là-dessus, et pour empêcher même qu'on ne trouve à redire à l'inclination que je me sens pour mademoiselle, nous n'avons, dis-je, qu'à envoyer tout à l'heure votre tourière chez cette madame Dutour qui est marchande, et dont sans doute le bon témoignage justifiera ma conduite et la vôtre.
Je compris d'abord à ce discours qu'elle était bien aise elle-même de connaître un peu mieux son sujet, et de savoir à qui elle avait affaire; mais observez, je vous prie, le tour honnête qu'elle prenait pour cela, et avec quel ménagement pour moi, avec quelle industrie elle me cachait l'incertitude qui pouvait lui rester sur ce que je disais, et qui était fort raisonnable.
On ne saurait payer ces traits de bonté-là. De toutes les obligations qu'on peut avoir à une belle âme, ces tendres attentions, ces secrètes politesses de sentiment sont les plus touchantes. Je les appelle secrètes, parce que le coeur qui les a pour vous ne vous les compte point, ne veut point en charger votre reconnaissance; il croit qu'il n'y a que lui qui les sait; il vous les soustrait, il en enterre le mérite et cela est adorable.
Pour moi, je fus au fait; les gens qui ont eux-mêmes un peu de noblesse de coeur se connaissent en égards de cette espèce, et remarquent bien ce qu'on fait pour eux.
Je me jetai avec transport, quoique avec respect, sur la main de cette dame, que je baisai longtemps, et que je mouillai des plus tendres et des plus délicieuses larmes que j'aie versé de ma vie. C'est que notre âme est haute, et que tout ce qui a un air de respect pour sa dignité la pénètre et l'enchante; aussi notre orgueil ne fut-il jamais ingrat.
Madame, lui dis-je, consentez-vous que j'écrive deux mots à Mme Dutour par la tourière? vous verrez mon billet; et je songe que, dans les circonstances où je suis, et qu'elle n'ignore pas, elle pourrait craindre de la surprise, et ne pas s'expliquer librement. Oui-da, mademoiselle, me répondit-elle, vous avez raison, écrivez. Ma mère, voulez-vous bien nous donner une plume et de l'encre? Avec plaisir, dit la prieure toute radoucie, et qui nous passa ce qu'il fallait pour le billet. Il fut court, et voici à peu près:
" La personne qui vous rendra cette lettre, madame, ne va chez vous que pour s'informer de moi; vous aurez la bonté de lui dire naïvement et dans la pure vérité ce que vous en savez, tant pour ce qui concerne mes moeurs et mon caractère, que pour ce qui a rapport à mon histoire, et à la manière dont on m'a mise chez vous. Je ne vous saurais aucun gré de tromper les gens en ma faveur: ainsi ne faites point difficulté de parler suivant votre conscience, sans vous soucier de ce qui me sera avantageux ou non. Je suis, madame..."
Et Marianne au bas pour toute signature.
Ensuite je présentai ce papier à ma future bienfaitrice qui, après l'avoir lu en riant, et d'un air qui semblait dire je n'ai que faire de cela, le donna à travers la griffe à la prieure, et lui dit: Tenez, ma mère, je crois que vous serez de mon avis, c'est que quiconque écrit de ce ton-là ne craint rien.
A merveille, reprit la religieuse quand elle en eut fait la lecture, à merveille, on ne peut rien de mieux; et sur-le-champ, pendant que je mettais le dessus de la lettre, elle sonna pour faire venir la tourière.
Celle-ci arriva, salua fort respectueusement la dame, qui lui dit: A propos, j'ai vu votre soeur à la campagne; on est fort contente d'elle où je l'ai mise, et j'ai quelque chose à vous en dire, ajouta-t-elle en la tirant un moment à quartier pour lui parler. Je présumai encore que j'étais cette soeur dont elle l'entretenait, et qu'il s'agissait de quelques ordres qui me regardaient; et deux ou trois mots, comme: oui, madame, laissez-moi faire, prononcés tout haut par la tourière, qui me regardait beaucoup, me le prouvèrent.
Quoi qu'il en soit, cette fille prit le billet, partit et revint une petite demi-heure après. Ce qui fut dit entre la dame, la prieure et moi pendant cet intervalle de temps, je le passe. Voici la tourière de retour; j'oublie pourtant une circonstance, c'est qu'avant qu'elle rentrât dans le parloir, une autre fille de la maison vint avertir la dame qu'on souhaitait lui dire un mot dans le parloir voisin. Elle y alla, et n'y resta que cinq ou six minutes. A peine était-elle revenue, que nous vîmes paraître la tourière, qui apparemment venait de la quitter, et qui, avec une gaieté de bon augure, et débutant par un enthousiasme d'amitié pour moi, m'adressa d'abord la parole.
Ah! sainte mère de Dieu, que je viens d'entendre dire du bien de vous, mademoiselle! allez, je l'aurais deviné, vous avez bien la mine de ce que vous êtes. Madame, vous ne sauriez croire tout ce qu'on m'en vient de conter; c'est qu'elle est sage, vertueuse, remplie d'esprit, de bon coeur, civile, honnête, enfin la meilleure fille du monde; c'est un trésor, hors qu'on dit qu'elle est si malheureuse que nous en venons de pleurer, la bonne Mme Dutour et moi. Il n'y a ni père ni mère, on ne sait qui elle est: voilà tout son défaut; et sans la crainte de Dieu, elle n'en serait pas plus mal, la pauvre petite! témoin un gros richard queue a congédié pour de bonnes raisons, le vilain qu'il est! Je vous conterai cela une autre fois, je vous dis seulement le principal. Au reste, madame, j'ai fait comme vous me l'avez commandé: je n'ai pas dit votre nom à la marchande; elle ne sait pas qui est-ce qui s'enquête.
La dame rougit à cette indiscrétion de la tourière, qui me révélait que c'était de moi dont elles avaient parlé à part; et cette rougeur fut une nouvelle bonté dont je lui tins compte.
Voilà qui est bien, ma bonne; en voilà assez, lui dit-elle. Et vous, mademoiselle, n'entrerez-vous pas aujourd'hui? Avez-vous quelques hardes à prendre chez la marchande, et faut-il que vous y alliez? Oui, madame, répondis-je, et je serai de retour dans une demi-heure, si vous me permettez de sortir.
Faites, mademoiselle; allez, reprit-elle, je vous attends. Je partis donc; le couvent n'était pas éloigné de chez Mme Dutour, et j'y arrivai en très peu de temps, malgré un reste de douleur que je sentais encore à mon pied.
La lingère causait à sa porte avec une de ses voisines j'entrai, je la remerciai, je l'embrassai de tout mon coeur; elle le méritait.
Eh bien, Marianne! Dieu merci, vous avez donc trouvé fortune? eh bien! par-ci, eh bien! par là, qui est cette dame qui a envoyé chez moi? J'abrégeai. Je suis extrêmement pressée, lui dis-je; je vais me déshabiller, et mettre cet habit dans un paquet que j'ai commencé là-haut, qu'il faut que j'achève, et que vous aurez la bonté de faire porter aujourd'hui chez le neveu de M. de Climal. Oui, oui, reprit-elle, chez M. de Valville; je le connais, c'est moi qui le fournis. Chez lui-même, lui dis-je, vous me remettez son nom; et en lui répondant, je montais déjà l'escalier qui menait à la chambre.
Dès que j'y fus, et vite, et vite, j'ôte la robe que j'avais; je reprends mon ancienne, je mets l'autre dans le paquet, et le voilà fait. Il y avait une petite écritoire et quelques feuilles de papier sur la table; j'en prends une, et voici ce que j'y mets pour Valville.
"Monsieur, il n'y a que cinq ou six jours que je connais M. de Climal, votre oncle, et je ne sais pas où il loge, ni où lui adresser les hardes qui lui appartiennent, et que je vous prie de lui remettre. Il m'avait dit qu'il me les donnait par charité, car je suis pauvre; et je ne les avais prises que sur ce pied-là. Mais comme il ne m'a pas dit vrai, et qu'il ma trompée, elles ne sont plus à moi, et je les rends, aussi bien que quelque argent qu'il a voulu à toute force que je prisse. Je n'aurais pas recours à vous dans cette occasion, si j'avais le temps d'envoyer. chez, un récollet, nommé le père Saint-Vincent, qui a cru me rendre service en me faisant connaître votre oncle, et qui vous apprendra, quand vous le voudrez, à vous reprocher l'insulte que vous avez fait à une fille affligée, vertueuse, et peut-être votre égale."
Que dites vous de ma lettre? J'en fus assez contente, et la trouvai mieux que je n'aurais moi-même espéré de la faire, vu ma jeunesse et mon peu d'usage; mais on serait bien stupide si, avec des sentiments d'honneur, d'amour et de fierté, on ne s'exprimait pas un peu plus vivement qu'à son ordinaire.
Aussitôt ce billet écrit, je pris le paquet, et je descendis en bas.
Je supprime ici un détail que vous devinerez aisément c'est ma petite cassette pleine de mes hardes, que je ne pouvais pas porter moi-même, et que j'envoyai prendre en haut par un homme qui s'était dévoué au service de tout le quartier, et qui se tenait d'ordinaire à deux pas du logis; ce sont mes adieux à Mme Dotent, qui me promit que le ballot et le billet pour Valville seraient remis à leur adresse en moins d'une heure; ce sont mille assurances que nous nous fîmes, cette bonne femme et moi; ce sont presque des pleurs de sa part, car elle ne pleura pas tout à fait, mais je croyais toujours qu'elle allait pleurer. Pour moi, je versai quelques larmes par tristesse: il me semblait, en me séparant de la Dutour et en sortant de sa maison, que je quittais une espèce de parente, et même une espèce de patrie; et que j'allais, à la garde de Dieu, dans un pays étranger, sans avoir le temps de me reconnaître. J'étais comme enlevée, il y avait quelque chose de trop fort pour moi dans la rapidité des événements qui me déplaçaient, qui me transportaient: je ne savais où, ni entre les mains de qui j'allais tomber.
Et ce quartier dont je m'éloignais, le comptez-vous pour rien? Il me mettait dans le voisinage de Valville, de ce Valville que j'avais dit que je ne verrais plus, il est vrai; mais il était bien rigoureux de se trouver pris au mot: je m'étais promis de ne le plus voir, et non pas de ne le pouvoir plus, ce qui est bien autrement sérieux; et le coeur ne se mène pas avec cette rudesse-là. Ce qui l'aide à être ferme, dans un cas comme le mien, c'est la liberté d'être faible; et cette liberté, je la perdais par mon changement d'état, et j'en soupirais; mon courage en était abattu.
Cependant, il faut partir; allons, me voilà en chemin: j'ai dit à la Dutour que c'était à un couvent que je me rendais. Comment s'appelle-t-il, je l'ignore aussi bien que le nom de la rue; mais je sais mon chemin, le crocheteur me suit; à son retour il l'instruira, et si par hasard elle voit Valville, elle pourra l'instruire aussi: ce n'est pas que je le souhaite, c'est seulement une réflexion que je fais en marchant et qui m'amuse. Eh bien! oui, il saura le lieu de ma retraite; que m'importe? qu'en peut-il arriver? rien, à ce qu'il me semble. Est-ce qu'il tentera de me voir ou de m'écrire? Oh! que non, me disais-je. Oh! que si, devais-je dire, si je m'étais répondu sincèrement, et suivant la consolante apparence que j'y trouvais.
Mais nous approchons du couvent, et nous y sommes. J'y revenais bien moins parée que je n'en étais partie: ma bienfaitrice m'en demanda la raison.
C'est, lui dis-je, que j'ai repris mes hardes, et que j'ai laissé chez Mme Dutour toutes celles que vous m'avez vues, madame, afin qu'elle les fasse rendre à l'homme dont je vous ai parlé, et de qui je les tenais. Ma chère fille, vous n'y perdrez rien, me répondit-elle en m'embrassant. Après quoi j'entrai; je revins la remercier à travers les grilles du parloir; elle partit, et me voilà pensionnaire.
J'aurai bien des choses à vous dire de mon couvent; j'y connus bien des personnes; j'y fus aimée de quelques-unes, et dédaignée de quelques autres; et je vous promets l'histoire du séjour que j'y fis: vous l'aurez dans la quatrième partie. Finissons celle-ci par un événement qui a été la cause de mon entrée dans le monde.
Deux ou trois jours après que je fus chez ces religieuses, ma bienfaitrice m'y fit habiller comme si j'avais été sa fille, et m'y pourvut, sur ce pied-là, de toutes les hardes qui m'étaient nécessaires. Jugez des sentiments que je pris pour elle: je ne la voyais jamais qu'avec des transports de joie et de tendresse.
On remarqua que j'avais de la voix, elle voulut que j'apprisse la musique. La prieure avait une nièce à qui on donna un maître de clavecin; ce maître fut le mien aussi. Il y a des talents, me dit cette aimable dame, qui servent toujours, quelque parti qu'on prenne; si vous êtes religieuse ils vous distingueront dans votre maison, si vous êtes du monde, ce sont des grâces de plus, et des grâces innocentes.
Elle me venait voir tous les deux ou trois jours, et il y avait déjà trois semaines que je vivais là dans une situation d'esprit très difficile à dire; car je tâchais plus d'être tranquille que je ne l'étais, et ne voulais point prendre garde à ce qui m'empêchait de l'être, et qui n'était qu'une folie secrète qui me suivant partout.
Valville savait sans doute où je demeurais; je n'entendais pourtant point parler de lui, et mon coeur n'y comprenait rien. Quand Valville aurait trouvé le moyen de me donner de ses nouvelles, il n'y aurait rien gagné: j'avais renoncé à lui; mais je n'entendais pas qu'il renonçât à moi. Quelle bizarrerie de sentiment!
Un jour que je rêvais à cela, malgré que j'en eusse (et c'était l'après-midi), on vint me dire qu'un laquais demandait à me parler; je crus qu'il venait de la part de ma bienfaitrice, et je passai au parloir. A peine considérai-je ce prétendu domestique, qui ne se montrait que de côté, et qui d'une main tremblante me présenta une lettre. De quelle part? lui dis-je. Voyez, mademoiselle, me répondit-il d'un ton de voix ému, et que mon coeur reconnut avant moi, puisque j'en fus émue moi-même.
Je le regardai alors en prenant sa lettre, je lui trouvai les yeux sur moi; quels yeux, madame! les miens se fixèrent sur lui; nous restâmes quelque temps sans nous rien dire; et il n'y avait encore que nos coeurs qui se parlaient, quand une tourière arriva, qui me dit que ma bienfaitrice allait monter, et que son carrosse venait d'entrer dans la cour. Remarquez qu'elle ne la nomma pas; c'est votre bonne maman, me dit-elle, et puis elle se retira.
Ah! monsieur, retirez-vous, criai-je toute troublée à Valville (car vous voyez bien que c'était lui), qui ne me répondit que par un soupir en sortant.
Je cachai ma lettre en attendant ma bienfaitrice, qui parut un instant après, et qui amenait avec elle une dame que j'ai bien aimée, que vous aimerez aussi sur le portrait que je vous en ferai dans ma quatrième partie, et que je joindrai à celui de cette chère dame qu'on appelait ma mère.
Quatrième partie
Je ris en vous envoyant ce paquet, madame. Les différentes parties de l'histoire de Marianne se suivent ordinairement de fort loin. J'ai coutume de vous les faire attendre très longtemps; il n'y a que deux mois que vous avez reçu la troisième, et il me semble que je vous entends dire: Encore une troisième partie! a-t-elle oublié qu'elle me l'a envoyée?
Non, madame, non: c'est que c'est la quatrième; rien que cela, la quatrième. Vous voilà bien étonnée, n'est-ce pas? Voyez si je ne gagne pas à avoir été paresseuse? peut-être qu'en ce moment vous me savez bon gré de ma diligence, et vous ne la remarqueriez pas si j'avais coutume d'en avoir.
A quelque chose nos défauts sont bons. On voudrait bien que nous ne les eussions pas, mais on les supporte, et on nous trouve plus aimables de nous en corriger quelquefois, que nous ne le paraîtrions avec les qualités contraires.
Vous souvenez-vous de M. de...? C'était un grondeur éternel, et d'une physionomie à l'avenant. Avait-il un quart d'heure de bonne humeur, on l'aimait plus dans ce quart d'heure qu'on ne l'eût aimé pendant toute une année, s'il avait toujours été agréable; de mémoire d'homme on n'avait vu tant de grâces à personne.
Mais commençons cette quatrième partie; peut-être avez-vous besoin de la lire pour la croire; et avant que de continuer mon récit, venons au portrait de ma bienfaitrice, que je vous ai promis, avec celui de la dame qu'elle a amenée, et à qui dans les suites j'ai eu des obligations dignes d'une reconnaissance éternelle.
Quand je dis que je vais vous faire le portrait de ces deux dames, j'entends que je vous en donnerai quelques traits. On ne saurait rendre en entier ce que sont les personnes; du moins cela ne me serait pas possible; je connais bien mieux les gens avec qui je vis que je ne les définirais; il y a des choses en eux que je ne saisis point assez pour les dire, et que je n'aperçois que pour moi, et non pas pour les autres; ou si je les disais, je les dirais mal. Ce sont des objets de sentiment si compliqués si d'une netteté si délicate qu'ils se brouillent dès que ma réflexion s'en mêle; je ne sais plus par où les prendre pour les exprimer de sorte qu'ils sont en moi, et non pas à moi.
N'êtes-vous pas de même? il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu'elle n'en peut dire, et qu'elle a un esprit à part, qui est bien supérieur à l'esprit que j'ai d'ordinaire. Je crois aussi que les hommes sont bien au-dessus de tous les livres qu'ils font. Mais cette pensée me mènerait trop loin: revenons à nos dames et à leur portrait. En voici un qui sera un peu étendu, du moins j'en ai peur; et je vous en avertis; afin que vous choisissiez, ou de le passer, ou de le lire.
Ma bienfaitrice, que je ne vous ai pas encore nommée, s'appelait Mme de Miran, elle pouvait avoir cinquante ans. Quoiqu'elle eût été belle femme, elle avait quelque chose de si bon et de si raisonnable dans la physionomie, que cela avait pu nuire à ses charmes, et les empêcher d'être aussi piquants qu'ils auraient dû l'être. Quand on a l'air si bon, on en paraît moins belle; un air de franchise et de bonté si dominant est tout à fait contraire à la coquetterie; il ne fait songer qu'au bon caractère d'une femme, et non pas à ses grâces; il rend la belle personne plus estimable, mais son visage plus indifférent de sorte qu'on est plus content d'être avec elle que curieux de la regarder.
Et voilà, je pense, comme on avait été avec Mme de Miran; on ne prenait pas garde qu'elle était belle femme, mais seulement la meilleure femme du monde. Aussi, m'a-t-on dit, n'avait-elle guère fait d'amants, mais beaucoup d'amis, et même d'amies; ce que je n'ai pas de peine à croire, vu cette innocence d'intention qu'on voyait en elle, vu cette mine simple, consolante et paisible, qui devait rassurer l'amour-propre de ses compagnes, et la faisait plus ressembler à une confidente qu'à une rivale.
Les femmes ont le jugement sûr là-dessus. Leur propre envie de plaire leur apprend tout ce que vaut un visage de femme, quel qu'il soit; beau ou laid, il n'importe: ce qu'il a de mérite, fût-il imperceptible, elles l'y découvrent, et ne s'y fient pas. Mais il y a des beautés entre elles qu'elles ne craignent point, elles sentent fort bien que ce sont des beautés sans conséquence; et apparemment que c'était ainsi qu'elles avaient jugé de Mme de Miran.
Or, à cette physionomie plus louable que séduisante, à ces yeux qui demandaient plus d'amitié que d'amour, cette chère dame joignait une taille bien faite, et qui aurait été galante, si Mme de Miran l'avait voulu, mais qui, faute de cela, n'avait jamais que des mouvements naturels et nécessaires, et tels qu'ils pouvaient partir de l'âme du monde de la meilleure foi.
Quant à l'esprit, je crois qu'on n'avait jamais songé à dire qu'elle en eût, mais qu'on n'avait jamais dit aussi qu'elle en manquât. C'était de ces esprits qui satisfont à tout sans se faire remarquer en rien; qui ne sont ni forts ni faibles, mais doux et sensés; qu'on ne critique ni qu'on ne loue, mais qu'on écoute.
Fût-il question des choses les plus indifférentes, Mme de Miran ne pensait rien, ne disait rien qui ne se sentît de cette abondance de bonté qui faisait le fond de son caractère.
Et n'allez pas croire que ce fût une bonté sotte, aveugle, de ces bontés d'une âme faible et pusillanime, et qui paraissent risibles même aux gens qui en profitent.
Non, la sienne était une vertu; c'était le sentiment d'un coeur excellent; c'était cette bonté proprement dite qui tiendrait lieu de lumière, même aux personnes qui n'auraient pas d'esprit, et qui, parce qu'elle est vraie bonté, veut avec scrupule être juste et raisonnable, et n'a plus envie de faire un bien dès qu'il en arriverait un mal.
Je ne vous dirai pas même que Mme de Miran eût ce qu'on appelle de la noblesse d'âme, ce serait aussi confondre les idées: la bonne qualité que je lui donne était quelque chose de plus simple, de plus aimable, et de moins brillant. Souvent ces gens qui ont l'âme si noble, ne sont pas les meilleurs coeurs du monde; ils s'entêtent trop de la gloire et du plaisir d'être généreux, et négligent par là bien des petits devoirs. Ils aiment à être loués, et Mme de Miran ne songeait pas seulement à être louable; jamais elle ne fut généreuse à cause qu'il était beau de l'être, mais à cause que vous aviez besoin qu'elle le fût; son but était de vous mettre en repos, afin d'y être aussi sur votre compte.
Lui marquiez-vous beaucoup de reconnaissance, ce qui l'en flattait le plus, c'est que c'était signe que vous étiez content. Quand on remercie tant d'un service, apparemment qu'on se trouve bien de l'avoir reçu, et voilà ce qu'elle aimait à penser de vous: de tout ce que vous lui disiez, il n'y avait que votre joie qui la récompensait.
J'oubliais une chose assez singulière, c'est que, quoiqu'elle ne se vantât jamais des belles actions qu'elle faisait, vous pouviez vous vanter des vôtres avec elle en toute sûreté, et sans craindre qu'elle y prît garde; le plaisir de vous entendre dire que vous étiez bon, ou que vous l'aviez été, lui fermait les yeux sur votre vanité, ou lui persuadait qu'elle était fort légitime; aussi contribuait-elle à l'augmenter tant qu'elle pouvait: oui, vous aviez raison de vous estimer, il n'y avait rien de plus juste; et à peine pouviez-vous vous trouver autant de mérite qu'elle vous en trouvait elle-même.
A l'égard de ceux qui s'estiment à propos de rien, qui sont glorieux de leur rang ou de leurs richesses, gens insupportables et qui fâchent tout le monde, ils ne fâchaient point Mme de Miran: elle ne les aimait pas, voilà tout, ou bien elle avait pour eux une antipathie froide, tranquille et polie.
Les médisants par babil, je veux dire ces gens à bons mots contre les autres, à qui pourtant ils n'en veulent point, la fatiguaient un peu davantage, parce que leur défaut choquait sa bonté naturelle, au lieu que les glorieux ne choquaient que sa raison et la simplicité de son caractère.
Elle pardonnait aux grands parleurs, et riait bonnement en elle-même de l'ennui qu'ils lui donnaient, et dont ils ne se doutaient pas.
Trouvait-elle des esprits bizarres, entêtés, qui n'entendaient pas raison? elle prenait patience, et n'en était pas moins leur amie; eh bien! c'étaient d'honnêtes gens qui avaient leurs petits défauts, chacun n'avait-il pas les siens? et voilà qui était fini. Tout ce qui n'était que faute de jugement, que petitesse d'esprit, bagatelle que cela avec elle; son bon coeur ne l'abandonnait pour personne, ni pour les menteurs qui lui faisaient pitié, ni pour les fripons qui la scandalisaient sans la rebuter, pas même pour les ingrats qu'elle ne comprenait pas. Elle ne se refroidissait que pour les âmes malignes; elle aurait pourtant servi les personnes de cette espèce, mais à contre-coeur et sans goût: c'était là ses vrais méchants, les seuls qui étaient brouillés avec elle, et contre qui elle avait une rancune secrète et naturelle qui l'éloignait d'eux sans retour.
Une coquette qui voulait plaire à tous les hommes était plus mal dans son esprit qu'une femme qui en aurait aimé quelques-uns plus qu'il ne fallait; c'est qu'à son gré il y avait moins de mal à s'égarer qu'à vouloir égarer les autres; et elle aimait mieux qu'on manquât de sagesse que de caractère; qu'on eût le coeur faible, que l'esprit impertinent et corrompu.
Mme de Miran avait plus de vertus morales que de chrétiennes, respectait plus les exercices de sa religion qu'elle n'y satisfaisait, honorait fort les vrais dévots sans songer à devenir dévote, aimait plus Dieu qu'elle ne le craignait, et concevait sa justice et sa bonté un peu à sa manière, et le tout avec plus de simplicité que de philosophie. C'était son coeur, et non pas son esprit qui philosophait là-dessus. Telle était Mme de Miran, sur qui j'aurais encore bien des choses à dire; mais à la fin, je serais trop longue; et si par hasard vous trouvez déjà que je l'aie été trop, songez que c'est ma bienfaitrice, et que je suis bien excusable de m'être un peu oubliée dans le plaisir que j'ai eu de parler d'elle.
Il vous revient encore un portrait, celui de la dame avec qui elle était; mais ne craignez rien, je vous en fais grâce pour à présent, et en vérité je me l'épargne à moi-même; car je soupçonne qu'il ne sera pas court non plus, qu'il ne sera pas même aisé, et il est bon que nous reprenions toutes deux haleine. Je vous le dois pourtant, et vous l'aurez pour l'acquit de mon exactitude. Je vois d'ici où je le placerai dans cette quatrième partie, mais je vous assure que ce ne sera que dans les dernières pages, et peut-être ne serez-vous pas fâchée de l'y trouver. Vous pouvez du moins vous attendre à du singulier. Vous venez de voir un excellent coeur; celui que j'ai encore à vous peindre le vaudra bien, et sera pourtant différent. A l'égard de l'esprit, ce sera toute la force de celui des hommes, mêlée avec toute la délicatesse de celui des femmes.
Continuons mon récit. Bonjour, ma fille, me dit Mme de Miran en entrant dans le parloir; voici une dame qui a voulu vous voir, parce que je lui ai dit du bien de vous; et je serai ravie aussi qu'elle vous connaisse, afin qu'elle vous aime. Eh bien! madame, ajouta-t-elle en s'adressant à son amie, la voilà: comment la trouvez-vous? n'est-il pas vrai que ma fille est gentille?
Non, madame, reprit cette amie d'un air caressant, non, elle n'est pas gentille, ce n'est pas là ce qu'il faut dire, s'il vous plaît: vous en parlez avec la modestie d'une mère. Pour moi, qui suis une étrangère, il m'est permis de dire franchement ce que j'en pense, et ce qui en est; c'est qu'elle est charmante, et qu'en vérité je ne sache point de figure plus aimable, ni d'un air plus noble.
Je baissai les yeux à un discours si flatteur, et je ne sus y répondre qu'en rougissant. On s'assit, la conversation s'engagea. Y a-t-il rien dans la physionomie de mademoiselle qui pronostique les infortunes qu'elle a essuyées? dit Mme Dorsin (c'était le nom de la dame en question). Mais il faut tôt au tard que chacun ait ses malheurs dans ce monde; et voilà les siens passés, j'en suis sûre.
Je le crois aussi, madame, répondis-je modestement. Puisque j'ai rencontré madame, et qu'elle a la bonté de s'intéresser à moi, c'est un grand signe que mon bonheur commence. C'était de Mme de Miran dont je parlais, comme vous le voyez, et qui, avançant sa main à la grille pour me prendre la mienne, dont je ne pus lui passer que trois ou quatre doigts, me dit: Oui, Marianne, je vous aime, et vous le méritez bien; soyez désormais sans inquiétude; ce que j'ai fait pour vous n'est encore rien, n'en parlons point. Je vous ai appelée ma fille; imaginez-vous que vous l'êtes, et que je vous aimerai autant que si vous l'étiez.
Cette réponse m'attendrit, mes yeux se mouillèrent: je tâchai de lui baiser la main, dont elle ne put à son tour m'abandonner que quelques doigts.
L'aimable enfant! s'écria là-dessus Mme Dorsin; savez-vous que je suis un peu jalouse de vous, madame, et qu'elle vous aime de si bonne grâce que je prétends en être aimée aussi, moi? Faites comme il vous plaira, vous êtes sa mère; et je veux du moins être son amie: n'y consentez-vous pas, mademoiselle?
Moi, madame, repartis-je, le respect m'empêche de dire qu'oui, je n'ose prendre cette liberté-là; mais si ce que vous me dites m'arrivait, ce serait encore aujourd'hui un des plus heureux jours de ma vie. Vous avez raison, ma fille, me dit Mme de Miran; et le plus grand service qu'on puisse vous rendre, c'est de prier madame de vous tenir parole, et de vous accorder son amitié. Vous la lui promettez, madame? ajouta-t-elle en parlant à Mme Dorsin, qui, de l'air du monde le plus prévenant, dit sur-le-champ: Je la lui donne, mais à condition qu'après-vous, il n'y aura personne qu'elle aimera tant que moi.
Non, non, dit Mme de Miran, vous ne vous rendez pas justice; et moi je lui défends bien de mettre entre nous là-dessus la moindre différence, et j'ose vous répondre qu'elle m'obéira de reste. Je baissai encore les yeux, en disant très sincèrement que j'étais confuse et charmée.
Mme de Miran regarda tout de suite à sa montre. Il est plus tard que je ne croyais, dit-elle, et il faut que je m'en aille bientôt. Je ne vous vois aujourd'hui qu'en passant, Marianne; j'ai beaucoup de visites à faire: d'ailleurs je me sens abattue, et veux rentrer de bonne heure chez moi. Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit, j'ai eu mille choses dans l'esprit qui m'en ont empêché.
Mais en effet, madame, repris-je, j'ai cru vous voir un peu triste (et cela était vrai), et j'en ai été inquiète; est-ce que vous auriez du chagrin?
Oui, reprit-elle, j'ai un fils qui est fort honnête homme, dont j'ai toujours été très contente, et dont je ne la suis pas aujourd'hui. On veut le marier, il se présente un parti très avantageux pour lui. Il est question d'une fille riche, aimable, fille de condition, dont les parents paraissent souhaiter que le mariage se fasse; mon fils lui-même, il y a plus d'un mois, a consenti que des amis communs s'en mêlassent. On l'a mené chez la jeune personne, il l'a vue plus d'une fois, et depuis quelques semaines il néglige de conclure. Il semble qu'il ne s'en soucie plus; et sa conduite me désole, d'autant plus que c'est une espèce d'engagement que j'ai pris avec une famille considérable, à qui je ne sais que dire pour excuser la tiédeur choquante qu'il montre aujourd'hui.
Elle ne durera pas, je ne saurais le croire, reprit Mme Dorsin, et je vous le répète encore, votre fils n'est point un étourdi; c'est un jeune homme qui a de l'esprit, de la raison, de l'honneur. Vous savez sa tendresse, ses égards et son respect pour vous, et je suis persuadée qu'il n'y a rien à craindre. Il viendra demain dîner chez moi; il m'écoute; laissez-moi faire, je lui parlerai: car de dire que cette petite fille dont on vous a parlé, et qu'il a rencontrée en revenant de la messe, l'ait dégoûté du mariage en question, je vous l'ai déjà dit, c'est ce qui ne m'entrera jamais dans l'esprit.
En revenant de la messe, madame? dis-je alors un peu étonnée à cause de la conformité que cette aventure avait avec la mienne (vous vous souvenez que c'était au retour de l'église que j'avais rencontré Valville), sans compter que le mot de petite fille était assez dans le vrai.
Oui, en revenant de la messe, me répondit Mme Dorsin, ils en sortaient tous deux; et il n'y a pas d'apparence qu'ils se soient vus depuis.
Eh! que sait-on? On la fait si jolie que cela m'alarme, repartit Mme de Miran; et puis vous savez, quand elle fut partie, les mesures qu'il prit pour la connaître.
Des mesures! autre motif pour moi d'écouter.
Eh! mon Dieu, madame, à quoi vous arrêtez-vous là? s'écria Mme Dorsin. Elle est jolie, à la bonne heure; mais y a-t-il moyen de penser qu'une grisette lui ait tourné la tête? Car il n'est question que d'une grisette, ou tout au plus de la fille de quelque petit bourgeois, qui s'était mise dans ses beaux atours à cause du jour de fête.
Un jour de fête! Ah! Seigneur, quelle date! est-ce que ce serait moi? dis-je encore en moi-même toute tremblante, et n'osant plus faire de questions.
Oh! je vous demande, ajouta Mme Dorsin, si une fille de quelque distinction va seule dans les rues, sans laquais, sans quelqu'un avec elle, comme on a trouvé celle-ci, à ce qu'on vous a dit; et qui plus est, c'est qu'elle se jugea elle-même, et qu'elle vit bien que votre fils ne lui convenait pas, puisqu'elle ne voulut, ni qu'on la ramenât, ni dire qui elle était, ni où elle demeurait. Ainsi, quand on le supposerait si amoureux d'elle, où la retrouvera-t-il? Il a pris des mesures, dites-vous: ses gens rapportent qu'il fit courir un laquais après le fiacre qui l'emmenait. (Ah! que le coeur me battit ici!) Mais est-ce qu'on peut suivre un fiacre? Et d'ailleurs, ce même laquais, que vous avez interrogé, vous a dit qu'il avait eu beau courir après, et qu'il l'avait perdu de vue.
Bon! tant mieux, pensais-je ici, ce n'est plus moi; le laquais qui me suivit me vit descendre à ma porte.
Ce garçon vous trompe, continua Mme Dorsin; il est dans la confidence de son maître, dites-vous.
Ahi! ahi! cela se pourrait bien; c'est moi qui me le disais.
Eh bien! soit; je veux qu'il ait vu arrêter le fiacre (c'est la dame qui parle), et que votre fils ait su où demeure la petite fille: qu'en concluez-vous? qu'il s'est pris de belle passion pour elle, qu'il va lui sacrifier sa fortune et sa naissance, qu'il va oublier ce qu'il est, ce qu'il vous doit, ce qu'il se doit à lui-même, et qu'il ne veut plus ni aimer, ni épouser qu'elle? En vérité, est-ce là votre fils? Le reconnaissez-vous à de pareilles extravagances? Eh! c'est à peine ce qu'on pourrait craindre d'un imbécile ou d'un écervelé reconnu pour tel. Je veux croire que la fille lui a plu, mais de la façon dont lui devait plaire une fille de cette sorte-là, à qui on ne s'attache point, et qu'un homme de son âge et de sa condition tâche de connaître par goût de fantaisie, et pour voir jusqu'où cela le mènera; c'est tout ce qu'il en peut être. Ainsi, soyez tranquille, je vous garantis que nous le marierons, si nous n'avons que les charmes de la petite aventurière à combattre. Voilà quelque chose de bien redoutable!
Petite aventurière! le terme était encore de mauvais augure. Je ne m'en tirerai jamais, me disais-je: cependant, si ces dames en étaient demeurées là, je n'aurais su affirmativement ni qu'espérer, ni que craindre; mais Mme de Miran va éclaircir la chose.
Je serais assez de votre avis, répondit-elle d'un air inquiet, si on ne disait pas que mon fils n'est triste et de méchante humeur que depuis le jour de cette malheureuse aventure, et il est constant que je l'ai trouvé tout changé. Mon fils est naturellement gai, vous le savez, et je ne le vois plus que sombre, que distrait, que rêveur; ses amis même s'en aperçoivent. Le chevalier, qu'il ne quittait point, et avec qui il est si lié, le fatigue et l'importune: il lui fit dire hier qu'il n'y était pas. Ajoutez à cela les courses de ce même laquais dont je vous ai parlé, que mon fils dépêche quatre fois par jour, et avec qui, quand il revient, il a toujours de fort longs entretiens. Ce n'est pas là tout; j'oubliais de vous dire une chose: c'est que j'ai été ce matin parler au chirurgien qu'on alla chercher pour visiter le pied de la petite personne.
Oh! pour le coup, me voici comme dans mon cadre. A l'article du pied, figurez-vous la pauvre petite orpheline anéantie; je ne sais pas comment je pus respirer avec l'effroyable battement de coeur qui me prit.
Ah! c'est donc moi! me dis-je. Il me sembla que je sortais de l'église, que je me voyais encore dans cette rue où je tombai avec ces maudits habits que Climal m'avait donnés, avec toutes ces parures qui me valaient le titre de grisette en ses beaux atours des jours de fête.
Quelle situation pour moi, madame! et ce que j'y sentais de plus humiliant et de plus fâcheux, c'est que cet air si noble et si distingué, que Mme Dorsin en entrant avait dit que j'avais, et que Mme de Miran me trouvait aussi, ne tenait à rien dès qu'on me connaîtrait; m'appartenait-il de venir rompre un mariage tel que celui dont il était question?
Oui, Marianne avait l'air d'une fille de condition, pourvu qu'elle n'eût point d'autre tort que d'être infortunée, et que ses grâces n'eussent causé aucun désordre; mais Marianne aimée de Valville, Marianne coupable du chagrin qu'il donnait à sa mère, pouvait fort bien redevenir grisette, aventurière et petite fille, dont on ne se soucierait plus, qui indignerait, et qui était bien hardie d'oser toucher le coeur d'un honnête homme.
Mais achevons d'écouter Mme de Miran, qui continue, à qui, dans la suite de son discours, il échappera quelques traits qui me ranimeront, et qui en est au chirurgien à qui elle alla parler.
Et qui m'a dit de bonne foi, continua-t-elle, que la jeune enfant était fort aimable, qu'elle avait l'air d'une fille de très bonne famille, et que mon fils, dans toutes ses façons, avait marqué un vrai respect pour elle; et c'est ce respect qui m'inquiète: j'ai peine, quoi que vous disiez, à le concilier avec l'idée que j'ai d'une grisette. S'il l'aime et qu'il la respecte, il l'aime donc beaucoup, il l'aime donc d'une manière qui sera dangereuse, et qui peut le mener très loin. Vous concevez bien d'ailleurs que tout cela n'annonce pas une fille sans éducation et sans mérite; et si mon fils a de certains sentiments pour elle, je le connais, je n'en espère plus rien. Ce sera justement parce qu'il a des moeurs, de la raison, et le caractère d'un honnête homme, qu'il n'y aura presque point de remède à ce misérable penchant qui l'aura surpris pour elle, s'il la croit digne de sa tendresse et de son estime.
Or, mettez-vous à la place de l'orpheline, et voyez, je vous prie, que de tristes considérations à la fois: doucement pourtant, il s'y en joignait une qui était bien agréable.
Avez-vous pris garde à cette mélancolie où, disait-on, Valville était tombé depuis le jour de notre connaissance? Avez-vous remarqué ce respect que le chirurgien disait qu'il avait eu pour moi? Vraiment, mon coeur, tout troublé, tout effrayé qu'il avait été d'abord, avait bien recueilli ces petits traits-là; et ce que Mme de Miran avait conclu de ce respect ne lui était pas échappé non plus.
S'il la respecte, il l'aime donc beaucoup, avait-elle dit, et j'étais tout à fait de son avis; la conséquence me paraissait fort sensée et fort satisfaisante: de sorte qu'en ce moment j'avais de la honte, de l'inquiétude et du plaisir; mais ce plaisir était si doux, cette idée d'être véritablement aimée de Valville eut tant de charmes, m'inspira des sentiments si désintéressés et si raisonnables, me fit penser si noblement; enfin, le coeur est de si bonne composition quand il est content en pareil cas, que vous allez être édifiée du parti que je pris: oui, vous allez voir une action qui prouva que Valville avait eu raison de me respecter.
Je n'étais rien, je n'avais rien qui pût me faire considérer; mais à ceux qui n'ont ni rang, ni richesses qui en imposent, il leur reste une âme, et c'est beaucoup; c'est quelquefois plus que le rang et la richesse, elle peut faire face à tout. Voyons comment la mienne me tira d'affaire.
Mme Dorsin répliqua encore quelque chose à Mme de Miran sur ce qu'elle venait de dire.
Cette dernière se leva pour s'en aller, et dit: Puisqu'il dîne demain chez vous, tâchez donc de le disposer à ce mariage. Pour moi, qui ne puis me rassurer sur l'aventure en question, j'ai envie, à tout hasard, de mettre quelqu'un après mon fils ou après son laquais, quelqu'un qui les suive l'un ou l'autre, et qui me découvre où ils vont: peut-être saurai-je par là quelle est la petite fille, supposé qu'il s'agisse d'elle, et il ne sera pas inutile de la connaître. Adieu, Marianne; je vous reverrai dans deux ou trois jours.
Non, lui dis-je en laissant tomber quelques larmes; non, madame, voilà qui est fini. Il ne faut plus me voir, il faut m'abandonner à mon malheur; il me suit partout, et Dieu ne veut pas que j'aie jamais de repos.
Quoi! que voulez-vous dire? me répondit-elle; qu'avez-vous, ma fille? D'où vient que je vous abandonnerais?
Ici mes pleurs coulèrent avec tant d'abondance que je restai quelque temps sans pouvoir prononcer un mot.
Tu m'inquiètes, ma chère enfant, pourquoi donc pleures-tu? ajouta-t-elle en me présentant sa main comme elle avait déjà fait quelques moments auparavant. Mais je n'osais plus lui donner la mienne. Je me reculais honteuse, et avec des paroles entrecoupées de sanglots: Hélas! madame, arrêtez, lui dis-je; vous ne savez pas à qui vous parlez, ni à qui vous témoignez tant de bontés. Je crois que c'est moi qui suis votre ennemie, que c'est moi qui vous cause le chagrin que vous avez.
Comment! Marianne, reprit-elle étonnée, vous êtes celle que Valville a rencontrée, et qu'on porta au logis? Oui, madame, c'est moi-même, lui dis-je, je ne suis pas assez ingrate pour vous le cacher; ce serait une trahison affreuse, après tous les soins que vous avez pris de moi, et que vous voyez bien que je ne mérite pas, puisque c'est un malheur pour vous que je sois au monde; et voilà pourquoi je vous dis de m'abandonner. Il n'est pas naturel que vous teniez lieu de mère à une fille orpheline que vous ne connaissez pas, pendant qu'elle vous afflige, et que c'est pour l'avoir vue que votre fils refuse de vous obéir. Je me trouve bien confuse de voir que vous m'ayez tant aimée, vous qui devez me vouloir tant de mal. Hélas! vous vous y êtes bien trompée, et je vous en demande pardon.
Mes pleurs continuaient; ma bienfaitrice ne me répondait point, mais elle me regardait d'un air attendri, et presque la larme à l'oeil elle-même.
Madame, lui dit son amie en s'essuyant les yeux, en vérité, cette enfant me touche; ce qu'elle vient de vous dire est admirable: voilà une belle âme, un beau caractère!
Mme de Miran se taisait encore, et me regardait toujours.
Vous dirais-je à quoi je pense? reprit tout de suite Mme Dorsin: vous êtes le meilleur coeur du monde, et le plus généreux; mais je me mets à votre place, et après cet événement-ci il se pourrait fort bien que vous eussiez quelque répugnance à la voir davantage; il faudra peut-être que vous preniez sur vous pour lui continuer vos soins. Voulez-vous me la laisser? Je me charge d'elle en attendant que tout ceci se passe. Je ne prétends pas vous l'ôter, elle y perdrait trop; et je vous la rendrai dès que le mariage de votre fils sera conclu, et que vous me la redemanderez.
A ce discours, je levai les yeux sur elle d'un air humble et reconnaissant, à quoi je joignis une très humble et très légère inclination de tête; je dis légère, parce que je compris dans mon coeur que je devais la remercier avec discrétion, et qu'il fallait bien paraître sensible à ses bontés, mais non pas faire penser qu'elles me consolassent, comme en effet elles ne me consolaient pas. J'accompagnai le tout d'un soupir; après quoi Mme Dorsin, reprenant la parole, dit à ma bienfaitrice: Voyez, consultez-vous.
De grâce, un moment, répondit Mme de Miran; tout à l'heure je vais vous répondre. Laissez-moi auparavant m'informer d'une chose.
Marianne, me dit-elle, n'avez-vous point eu de nouvelles de mon fils depuis que vous êtes ici?
Hélas! madame, répondis-je, ne m'interrogez point là-dessus; je suis si malheureuse que je n'aurai encore que des sujets de douleur à vous donner, et vous n'en serez que plus en colère contre moi. Il est juste que vous m'ôtiez votre amitié, et que vous laissiez là une fille qui vous est si contraire; mais il ne vous servira de rien de la haïr davantage, et je voudrais pouvoir m'exempter de cela: ce n'est pas que je refuse de vous dire la vérité; je sais bien que je suis obligée de vous la dire, c'est la moindre chose que je vous doive; mais ce qui me retient, c'est la peine qu'elle vous fera, c'est la rancune que vous en prendrez contre moi, et toute l'affliction que j'en aurai moi-même;
Non, ma fille, non, reprit Mme de Miran; parlez hardiment, et ne craignez rien de ma part: Valville sait-il où vous êtes? est-il venu ici?
Ce discours redoubla mes larmes; je tirai ensuite de ma poche la lettre que j'avais reçue de Valville, et que je n'avais pas décachetée; et la lui présentant d'une main tremblante:
Je ne sais, lui dis-je à travers mes sanglots, comment il a découvert que je suis ici, mais voilà ce qu'il vient de me donner lui-même.
Mme de Miran la prit en soupirant, l'ouvrit, la parcourut, et jeta les yeux sur son amie, qui fixa aussi les siens sur elle; elles furent toutes deux assez longtemps à se regarder sans se rien dire; il me sembla même que je les vis pleurer un peu: et puis Mme Dorsin, en secouant la tête: Ah! madame, dit-elle, je vous demandais Marianne; mais je ne l'aurai pas, je vois bien que vous la garderez pour vous.
Oui, c'est ma fille plus que jamais, répondit ma bienfaitrice avec un attendrissement qui ne lui permit de dire que ce peu de mots; et sur-le-champ elle me tendit une troisième fois la main, que je pris alors du mieux que je pus, et que je baisai mille fois à genoux, si attendrie moi-même, que j'en étais comme suffoquée. Il se passa en même temps un moment de silence qui fut si touchant, que je ne saurais encore y penser sans me sentir remuée jusqu'au fond de l'âme.
Ce fut Mme Dorsin qui le rompit la première. Est-ce qu'il n'y a pas moyen que je l'embrasse? s'écria-t-elle. Je n'ai de ma vie été si émue que je le suis; je ne sais plus qui des deux j'aime le plus, ou de la mère, ou de la fille.
Ah çà! Marianne, me dit Mme de Miran quand tous nos mouvements furent calmés, qu'il ne vous arrive donc plus, tant que je vivrai, de dire que vous êtes orpheline, entendez-vous? Venons à mon fils. C'est sans doute Mme Dutour, cette marchande chez qui vous demeuriez, qui lui aura dit où vous êtes.
Apparemment, répondis-je; je ne le lui ai pourtant pas dit à elle-même, et je n'avais garde, puisque j'ignorais le nom du couvent quand j'y suis entrée; mais l'homme dont j'ai été obligée de me servir pour faire porter mes hardes ici est de son quartier; ce sera lui qui le lui aura appris, et puis M. de Valville, qui me fit suivre par un laquais, lorsque je sortis de chez lui en fiacre, et qui a su que j'étais descendue chez Mme Dutour, a sans doute interrogé cette bonne dame, qui n'aura pas manqué de lui apprendre tout ce qu'elle en savait. C'est ce que j'en puis juger, car pour moi il n'y a point de ma faute: je n'ai contribué en rien à tout ce qui est arrivé; et une marque de cela, c'est que depuis ce temps-là je n'ai entendu parler de M. de Valville que d'aujourd'hui; il ne m'a donné sa lettre que cet après-midi, encore ne me l'a-t-il rendue que par finesse.
Je n'eus pas plutôt lâché ce dernier mot que j'en sentis toute la conséquence: c'était engager Mme de Miran à m'en demander l'explication, et le déguisement de Valville était un article que j'aurais peut-être pu soustraire à sa connaissance, sans blesser la sincérité dont je me piquais avec elle; et j'étais indiscrète, à force de candeur.
Mais enfin le mot était dit, et Mme de Miran n'avait plus besoin que je l'expliquasse, elle savait déjà ce qu'il signifiait. Par finesse! me répondit-elle; je suis donc au fait, et voici comment.
C'est qu'en sortant de carrosse dans la cour du couvent, j'ai vu par hasard un jeune homme en livrée qui descendait de ce parloir-ci, et j'ai trouvé qu'il ressemblait tant à mon fils, que j'en ai été frappée; j'ai même pensé vous le dire, madame. A la fin, pourtant, j'ai regardé cela comme une chose singulière à laquelle je n'ai plus fait d'attention: mais à présent, Marianne, que je sais que mon fils vous aime, je ne doute pas qu'au lieu d'un homme qui lui ressemblait, ce ne soit lui-même que j'ai vu tantôt; n'est-il pas vrai?
Hélas! madame, lui dis-je après avoir hésité un instant, à peine arrivait-il, quand vous êtes venue. J'ai pris sa lettre sans le regarder, et je ne l'ai reconnu qu'à un regard qu'il m'a jeté en partant; je me suis écriée de surprise, on vous a annoncée, et il s'est retiré.
Du caractère dont il est, dit alors Mme de Miran en parlant à son amie, il faut que Marianne ait fait une prodigieuse impression sur son coeur; voyez à quoi il a pu se résoudre, et quelle démarche prendre une livrée!
Oui, reprit Mme Dorsin cette action-là conclut qu'il l'aime beaucoup assurément, et voilà une physionomie qui le conclut encore mieux.
Mais ce mariage qui est presque arrêté, madame, dit ma bienfaitrice, cet engagement que j'ai pris de son propre aveu, comment s'en tirer? Jamais Valville ne terminera; je vous dirai plus, c'est que je serais fâchée qu'il épousât cette fille, prévenu d'une aussi forte passion que celle-ci me le paraît. Oh! comment le guérir de cette passion?
L'en guérir, nous aurions de la peine, repartit Mme Dorsin: mais je crois qu'il suffira de rendre cette passion raisonnable, et nous le pourrons avec le secours de mademoiselle. C'est un bonheur que nous ayons affaire à elle: nous venons de voir un trait du caractère de son coeur qui prouve de quoi sa tendresse et sa reconnaissance la rendront capable pour une mère comme vous; or, pour déterminer votre fils à remplir vos engagements et les siens, il ne s'agit, de la part de votre fille, que d'un procédé qui sera bien digne d'elle; c'est qu'il est seulement question qu'elle lui parle elle-même: il n'y a qu'elle qui puisse lui faire entendre raison. Il vous obéirait pourtant si vous l'exigiez, j'en suis persuadée, il vous respecte trop pour se révolter contre vous; mais comme vous dites fort bien, vous ne voulez pas le forcer, et vous pensez juste; vous n'en feriez qu'un homme malheureux qui le deviendrait par complaisance pour vous, qui ne se consolerait pas de l'être devenu, parce qu'il dirait toujours: je pouvais ne pas l'être; au lieu que Marianne, par mille raisons sans réplique qu'elle saura lui dire avec douceur, cruelle peut même paraître lui dire avec regret, en fera un homme bien convaincu qu'il l'aimerait en vain, qu'elle n'est pas en état de l'aimer, et par là lui calmera le coeur et le consolera de la nécessité où il s'est mis d'épouser la jeune personne qu'on lui destine; de sorte qu'alors ce sera lui qui se mariera, et non pas vous qui le marierez. Voilà ce qui m'en semble.
C'est fort bien dit, reprit Mme de Miran, et votre idée est très bonne: j'y ajouterai seulement une chose.
Ne serait-il pas à propos, pour achever de lui ôter toute espérance, que ma fille feignît de vouloir être religieuse, et ajoutât même qu'à cause de sa situation elle n'a point d'autre parti à prendre? Ce que je dis là ne signifie rien au moins, Marianne, me dit-elle en s'interrompant. Ne croyez pas que ce soit pour vous insinuer de quitter le monde: j'en suis si éloignée, qu'il faudrait que je vous visse la vocation la plus marquée et la plus invincible pour y consentir; tant j'aurais peur que ce ne fût simplement que votre peu de fortune, ou l'inquiétude de l'avenir, ou la crainte de m'être à charge, qui vous y engageât; entendez-vous, ma fille? Ainsi, ne vous y trompez pas. Je n'envisage ici que mon fils: je ne prétends que vous indiquer le moyen de l'amener à mes fins, et de l'aider à surmonter un amour que vous ne méritez que trop qu'il ait pour vous, qu'il serait trop heureux d'avoir pris, et dont je serais charmée moi-même, sans les usages et les maximes du monde, qui, dans l'infortune où vous êtes, ne me permettent pas d'y acquiescer. Hélas! cependant que vous manque-t-il? Ce n'est ni la beauté, ni les grâces, ni la vertu, ni le bel esprit, ni l'excellent coeur; et voilà pourtant tout ce qu'il y a de plus rare, de plus précieux; voilà les vraies richesses d'une femme dans le mariage, et vous les avez à profusion: mais vous n'avez pas vingt mille livres de rentes, on ne ferait aucune alliance en vous épousant; on ne connaît point vos parents, qui nous feraient peut-être beaucoup d'honneur; et les hommes, qui sont sots, qui pensent mal, et à qui pourtant je dois compte de mes actions là-dessus, ne pardonnent point aux disgrâces dont vous souffrez, et qu'ils appellent des défauts.
La raison vous choisirait, la folie des usages vous rejette.
Tout ce détail, je vous. le fais par amitié, et afin que vous ne regardiez pas les secours que je vous demande contre l'amour de Valville comme un sujet d'humiliation pour vous.
Eh! mon Dieu, madame, ma chère mère (puisque vous m'accordez la permission de vous appeler ainsi), que vous êtes bonne et généreuse! m'écriai-je en me jetant à ses genoux, d'avoir tant d'attention, tant de ménagement pour une pauvre fille qui n'est rien, et qu'une autre personne que vous ne pourrait plus souffrir! Eh! mon Dieu, où serais-je sans la charité que vous avez pour moi? songez-vous que sans ma mère j'aurais actuellement la confusion de demander ma vie à tout le monde? et malgré cela, vous avez peur de m'humilier! Y a-t-il encore sur la terre un coeur comme le vôtre?
Eh! ma fille, s'écria-t-elle à son tour, qui est-ce qui n'aurait pas le coeur bon avec toi, chère enfant? tu m'enchantes. Oh! elle vous enchante, à la bonne heure, dit alors Mme Dorsin. Mais finissez toutes deux, car je n'y saurais tenir, vous m'attendrissez trop.
Revenons donc à ce que nous disions, reprit ma bienfaitrice. Puisque nous décidons qu'elle parlera à Valville, attendra-t-elle qu'il revienne la voir, ou pour aller plus vite, ne vaut-il pas mieux qu'elle lui écrive de venir?
Sans difficulté, dit Mme Dorsin, qu'elle écrive; mais je suis d'avis auparavant que nous sachions ce qu'il lui dit dans la lettre que vous tenez, et que vous avez lue tout bas; c'est ce qui réglera ce que nous devons faire. Oui, dis-je aussi d'un air simple et naïf, il faut voir ce qu'il pense, d'autant plus que j'ai oublié de vous dire que je lui écrivis, le jour que je vins ici, une heure avant que d'y entrer. Eh! pourquoi, Marianne? me dit Mme de Miran.
Hélas! par nécessité, madame, répondis-je, c'est que je lui envoyais un paquet, où il y avait une robe que je n'ai mise qu'une fois, du linge et quelque argent; et comme je ne voulais point garder ces vilains présents, que je ne savais point la demeure de cet homme riche qui me les avait donnés, de cet homme de considération dont je vous ai parlé, qui avait fait semblant de me mettre par pitié chez Mme Dutour, et qui avait pourtant des intentions si malhonnêtes, j'écrivis à M. de Valville, qui savait où il demeurait, pour le prier d'avoir la bonté de lui faire tenir le paquet de ma part.
Eh! par quel hasard, dit Mme de Miran, mon fils savait-il donc la demeure de cet homme-là?
Eh! madame, vous allez encore être étonnée, répondis-je; il la sait, parce que c'est son oncle. Quoi! reprit-elle, M. de Climal! C'est lui-même, repris-je. C'était à lui que ce bon religieux dont je vous ai parlé m'avait menée, et ce fut chez vous que j'appris qu'il était l'oncle de M. de Valville, parce qu'il y vint une demi-heure après qu'on m'y eut portée le jour de ma chute; et ce fut lui aussi que M. de Valville surprit l'après-midi à mes genoux, chez la marchande de linge, dans l'instant qu'il m'entretenait de son amour pour la première fois, et qu'il voulait, disait-il, me loger dès le lendemain bien loin de là, afin de me voir plus en secret, et de m'éloigner du voisinage de M. de Valville.
Juste ciel! que m'apprenez-vous? s'écria-t-elle; quelle faiblesse dans mon frère! Madame, ajouta-t-elle à ami amie, au nom de Dieu, ne dites mot de ce que vous venez d'entendre. Si jamais une aventure comme celle-là venait à être sue, jugez du tort qu'elle ferait à M. de Climal, qui passe pour un homme plein de vertu, et qui en effet en a beaucoup, mais qui s'est oublié dans cette occasion-ci. Le pauvre homme, à quoi songeait-il? Allons, laissons cela, ce n'est pas de quoi il est question. Voyons la lettre de mon fils.
Elle la rouvrit. Mais, dit-elle tout de suite en s'arrêtant, il me vient un scrupule; faisons-nous bien de la lire devant Marianne? Peut-être aime-t-elle Valville; il y a dans ce billet-ci beaucoup de tendresse; elle en sera touchée, et n'en aura que plus de peine à nous rendre le service que nous lui demandons. Dis-nous, ma chère enfant, n'y a-t-il point de risque? Qu'en devons-nous croire? Aimes-tu mon fils?
Il n'importe, madame, répondis-je; cela n'empêchera pas que je ne lui parle comme je le dois.
Il n'importe, dis-tu; tu l'aimes donc, ma fille? reprit-elle en souriant, Oui, madame, lui dis-je, c'est la vérité; j'ai pris d'abord de l'inclination pour lui, tout d'abord sans savoir que c'était de l'amour, je n'y songeais pas; j'avais seulement du plaisir à le voir, je le trouvais aimable; et vous savez que je n'avais point tort, car il l'est beaucoup; c'est un jeune homme si doux, si bien fait, qui vous ressemble tant! Et je vous ai aimée aussi, dès que je vous ai vue: c'est la même chose. Mme Dorsin et elle se mirent à rire là-dessus. Je ne me lasse point de l'entendre, dit la première, et je ne pourrai plus me passer de la voir; elle est unique.
Oui, j'en conviens, repartit ma bienfaitrice; mais je vais pourtant la quereller d'avoir dit à mon fils qu'elle l'aimait, à cause que c'est un discours indiscret.
Ah! mon Dieu! madame, jamais, m'écriai-je; il n'en sait rien, je n'en ai pas ouvert la bouche. Est-ce qu'une fille ose dire à un homme qu'elle l'aime? à une daine, encore, passe, il n'y a pas de mal: mais M. de Valville n'en a pas le moindre soupçon, à moins qu'il ne l'ait deviné; et quand il s'en douterait, cela ne lui servira de rien, madame, vous le verrez. Je vous le promets, ne vous embarrassez point. Eh bien! oui, il est aimable, il faudrait être aveugle pour ne le pas voir; mais qu'est-ce que cela fait? c'est tout comme s'il ne l'était pas plus qu'un autre, je vous assure, je n'y prendrai pas garde, et je serais bien ingrate d'en agir autrement.
Ah! ma chère fille, me dit Mme de Miran, il te sera bien difficile de résoudre ce coeur-là à renoncer à toi: plus je te vois, plus je désespère que tu le puisses. Essayons pourtant, et voyons ce qu'il t'écrit.
La lettre était courte, et la voici, autant que je puis m'en ressouvenir:
ll y a trois semaines que je vous cherche, mademoiselle, et que je meurs de douleurs je n'ai pas dessein de vous parler de mon amour, il ne mérite plus que vous l'écoutiez. Je ne veux que me jeter à vos pieds, que vous montrer l'affliction où je suis de vous avoir offensée; je ne veux que vous demander pardon, non pas dans l'espérance de l'obtenir, mais afin que vous vous vengiez en me le refusant. Vous ne savez pas combien vous pouvez me punir; il faut que vous le sachiez, je ne demande que la consolation de vous l'apprendre.
C'était là à peu près ce que contenait la lettre; elle me pénétra, et j'avoue que mon coeur en secret n'en perdit pas un mot; je crois même que Mme de Miran s'en aperçut, car elle me dit en me regardant: Ma fille, ce billet vous touche, n'est-ce pas? je ne dirai point que non, ma mère, je ne sais point mentir, répondis-je: ne craignez rien pourtant, je n'en ferai pas mon devoir avec moins de courage, au contraire.
Mais, repartit-elle, de quelle offense parle-t-il donc? De la mauvaise opinion qu'il témoigna avoir de moi quand il trouva M. de Climal à mes genoux, repartis-je; et depuis qu'il a reçu ma lettre, où je le priais de remettre le paquet de hardes à son oncle, il a bien vu qu'il s'était trompé sur mon compte, et que j'étais innocente; et voilà pourquoi il a mis qu'il m'a offensée.
Sur ce pied-là, dit Mme Dorsin, ce qu'il lui écrit marque bien autant de probité que d'amour. J'aime à le voir rendre justice à la vertu de Marianne, c'est le procédé d'un honnête homme; et plus il estime votre fille, moins elle aura de peine à l'amener à ce que la raison et la conjoncture présente exigent qu'il fasse. Comptez là-dessus.
Vous me persuadez, répondit ma bienfaitrice; mais il est temps de nous retirer, finissons. Nous convenons donc que Marianne écrira à Valville. Il ne s'agit que d'un mot, lui dis-je; et je puis tout à l'heure l'écrire devant vous, madame. Voici de l'encre et du papier dans ce parloir.
Eh bien! Soit, ma fille, écris; tu as raison, une ligne suffira; et sur-le-champ je fis ce billet-ci:
Je n'ai pu vous parler tantôt, monsieur; et j'aurais pourtant quelque chose à vous dire.
Mais, ma mère, quand le prierai-je de venir? dis-je alors à Mme de Miran en m'interrompant.
Demain à onze heures du matin, me répondit-elle.
Et je vous serais obligée, ajoutai-je en continuant d'écrire, de venir ici demain à onze heures du matin; je vous attendrai. Je suis... Et toujours Marianne au bas.
Je mis dessus le billet l'adresse telle que ma bienfaitrice me la dicta; elle se chargea de le cacheter, de le faire porter par quelque domestique du couvent, à qui elle parlerait en s'en retournant, et je lui donnai.
Je t'avertis que je me trouverai aussi au rendez-vous, ma fille, me dit-elle lorsqu'elle me quitta; j'y arriverai seulement quelques instants après lui, pour te laisser le temps de lui dire que je t'ai rencontrée dans ce couvent, que c'est moi qui t'y ai mise en pension, et que dans nos entretiens le hasard t'a appris que j'étais sa mère; que je t'ai dit qu'il me chagrinait; que depuis qu'il avait vu une jeune personne qu'on avait portée chez moi, et dont tu ajouteras que je t'ai conté l'histoire, il refusait de terminer un mariage qui était arrêté. Je me montrerai là-dessus, comme si j'arrivais pour te voir, et puis ce sera à toi, ma fille, à achever le reste: adieu, Marianne, jusqu'à demain. Adieu, ma chère enfant, me dit aussi Mme Dorsin; je suis votre bonne aime au moins, ne l'oubliez pas; jusqu'au revoir, et ce sera bientôt. Je veux qu'au premier jour elle vienne dîner avec vous chez moi, madame; si vous ne me l'amenez pas, je viendrai la chercher, je vous en avertis. Je serai de la partie la première fois, dit Mme de Miran, après quoi je vous la laisserai tant qu'il vous plaira.
Je ne répondis à tout cela que par un souris et par une profonde révérence; elles s'en allèrent, et je restai dans une situation d'esprit assez paisible.
Qui m'aurait vue, m'aurait cru triste; et dans le fond je ne l'étais pas, je n'avais que l'air de l'être, et, à me bien définir, je n'étais qu'attendrie.
Je soupirais pourtant comme une personne qui aurait eu du chagrin; peut-être même croyais-je en avoir, à cause de la disposition des choses: car enfin, j'aimais un homme auquel il ne fallait plus penser; et c'était là un sujet de douleur; mais, d'un autre côté, j'en étais tendrement aimée, de cet homme, et c'est une grande douceur. Avec cela on est du moins tranquille sur ce qu'on vaut; on a les honneurs essentiels d'une aventure, et on prend patience sur le reste.
D'ailleurs, je venais de m'engager à quelque chose de si généreux, je venais de montrer tant de raison, tant de franchise, tant de reconnaissance, de donner une si grande idée de mon coeur, que ces deux dames en avaient pleuré d'admiration pour moi. Oh! voyez avec quelle complaisance je devais regarder ma belle âme, et combien de petites vanités intérieures devaient m'amuser et me distraire du souci que j'aurais pu prendre!
Mais venons aux suites de cet événement, et passons au lendemain.
Sans doute que ma lettre fut exactement rendue à Valville. C'était à onze heures du matin que je l'attendais au couvent, et il ne manqua pas d'y arriver à l'heure précise.
La première fois qu'il m'y avait vue, à ce qu'il m'a dit depuis, il avait cru nécessaire à de se travestir, par deux raisons: l'une était qu'après l'insulte qu'il m'avait faite, je refuserais de lui parler, s'il me demandait sous son nom; l'autre, que l'abbesse voudrait peut-être savoir ce qui l'amenait, et qui il était, avant que de me permettre de le voir; au lieu que toutes ces difficultés n'y seraient plus, dès qu'il paraîtrait sous la figure d'un domestique, qui venait même de la part de Mme de Miran: car c'était une précaution qu'il avait prise.
Mais cette fois-ci, il comprit bien par la teneur de mon billet, qui était simple, que je le dispensais de tout déguisement, et qu'il n'en était pas besoin.
Il m'a avoué depuis que le peu de façon que j'y faisais l'avait inquiété: et effectivement, ce n'était pas trop bon signe; une pareille visite n'avait plus l'air d'intrigue: elle était trop innocente pour promettre quelque chose de bien favorable.
Quoi qu'il en soit, onze heures venaient de sonner, quand l'abbesse elle-même vint m'annoncer Valville.
Allez, Marianne, me dit-elle; c'est le fils de Mme de Miran qui vous demande; elle me dit hier, après qu'elle vous eut quittée, qu'il viendrait vous voir. Il vous attend.
Le coeur me battit dès que j'appris qu'il était là. Je vous suis bien obligée, madame, répondis-je; j'y vais. Et je partis. Mais je marchai lentement, pour me donner le temps de me rassurer.
J'allais soutenir une terrible scène, je craignais de manquer de courage; je me craignais moi-même, j'avais peur que mon coeur ne servît lâchement ma bienfaitrice.
J'oubliais encore de vous parler d'un article qui me faisait honneur.
C'est que j'étais restée dans mon négligé, je dis dans le négligé où je m'étais laissée en me levant; point d'autre linge que celui avec lequel je m'étais couchée: linge assez blanc, mais toujours flétri, qui ne vous pare point quand vous êtes aimable, et qui vous dépare un peu quand vous ne l'êtes pas.
Joignez-y une robe à l'avenant, et qui me servait le matin dans ma chambre. Je n'avais, en un mot, que les grâces que je n'avais pu m'ôter, c'est-à-dire celles de mon âge et de ma figure, avec lesquelles je pourrai encore me soutenir, me disais-je bien secrètement en moi-même, et si secrètement que je n'y faisais pas d'attention, quoique cela m'aidât à renoncer aux agréments que je ne me donnais pas, et dont je faisais un sacrifice à Mme de Miran.
Ce n'est pas qu'elle eût songé à me dire: Ne vous ajustez point; mais je suis sûre que dès qu'elle m'aurait vue ajustée, elle aurait tout d'un coup songé que je ne devais pas l'être.
Enfin, je parus; me voilà dans le parloir où je trouvai Valville.
Qu'il était bien mis, lui, qu'il avait bonne mine! Hélas! qu'il avait l'ait tendre et respectueux! Que je lui sentis d'envie de me plaire, et qu'il était flatteur, pour une fille comme Marianne, de voir qu'un homme comme lui mît sa fortune à trouver grâce devant elle! Car ce que je dis là était écrit dans ses yeux; Valville ne semblait respirer que ce sentiment-là.
Il tenait une lettre à la main; c'était la mienne, celle où je lui avais mandé de venir.
Je ne sais, dit-il en me montrant cette lettre qu'il baisa, si je dois me réjouir ou m'affliger de l'ordre que j'ai reçu de votre part dans ce billet; mais je n'y obéis pas sans inquiétude.
Et il fallait voir avec quelle timidité, avec quel air de défiance sur son sort, il me tenait ce discours.
Monsieur, lui répondis-je, extrêmement émue de tout ce que son abord avait de tendre et de charmant, assoyez-vous.
Il fallut ensuite que je reprisse haleine; il s'assit.
Oui, monsieur, continuai-je d'une voix encore un peu tremblante, j'ai à vous parler. Eh bien! mademoiselle, repartit-il tout tremblant à son tour, de quoi s'agit-il? Que m'annoncez-vous par ce début? Votre abbesse sait apparemment la visite que je vous rends?
Oui, monsieur, lui dis-je; c'est elle-même qui, en vous nommant, est venue m'avertir que vous me demandiez.
En me nommant! s'écria-t-il; eh! comment cela se peut-il? Je ne la connais point, je ne l'ai jamais vue; vous lui avez donc dit qui j'étais? Vous êtes donc convenues ensemble que vous m'enverriez chercher?
Non, monsieur, je ne lui ai rien confié; tout ce qu'elle savait; c'est que vous deviez venir, et c'est une autre que moi qui l'en a instruite; mais de grâce, écoutez-moi.
Vous voulez me persuader que vous m'aimez, et je crois que vous dites vrai; mais quel dessein pouvez-vous avoir en m'aimant?
Celui de n'être jamais qu'à vous, me répondit-il froidement, mais d'un ton ferme et déterminé, celui de m'unir à vous par tous les liens de l'honneur et de la religion'. S'il y en avait de plus forts, je les prendrais, ils me feraient encore plus de plaisir; et, en vérité, ce n'était pas la peine de me demander mon dessein; je ne pense pas qu'il puisse en venir d'autre dans l'esprit d'un homme qui vous aime, mademoiselle; mes intentions ne sauraient être douteuses; il ne reste plus qu'à savoir si elles vous seront agréables, et si je pourrai obtenir de vous ce qui sera le bonheur de ma vie.
Quel discours, madame! Je sentis que les larmes m'en venaient aux yeux; je crois même que je soupirai, il n'y eut pas moyen de m'en empêcher; mais je soupirai le plus bas qu'il me fut possible, et sans oser lever les yeux sur lui.
Monsieur, lui dis-je, ne vous ai-je pas dit les malheurs que j'ai essuyés dès mon enfance? je ne sais point de qui je suis née, j'ai perdu mes parents sans les connaître, je n'ai ai bien ni famille, et nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. D'ailleurs, il y a encore des obstacles insurmontables.
Je vous entends, me dit-il de l'air d'un homme consterné; c'est que votre coeur se refuse au mien.
Non, ce n'est point cela, lui dis-je sans pouvoir poursuivre. Ce n'est point cela, mademoiselle, me répondit-il, et vous me parlez d'obstacles!
Nous en étions là de notre conversation, quand Mme de Miran entra: jugez de la surprise de Valville.
Quoi! c'est ma mère, s'écria-t-il en se levant. Ah! mademoiselle, tout est concerté. Oui, mon fils, lui dit-elle d'un ton plein de douceur et de tendresse, nous voulions vous le cacher: mais je vous l'avoue de bonne foi; le savais que vous deviez être ici, et nous étions convenues que je m'y rendrais. Ma chère fille, ajouta-t-elle en s'adressant à moi, Valville est-il au fait? l'as-tu instruit?
Non, ma mère, lui dis-je fortifiée par sa présence, et ranimée par la façon affectueuse dont elle me parlait devant lui; non, je n'ai pas eu le temps; monsieur ne venait que d'entrer, et notre entretien ne faisait que commencer quand vous êtes arrivée. Mais je vais lui conter tout devant vous, ma mère.
Et sur-le-champ: Vous voyez, monsieur, dis-je à Valville, qui ne savait ce que nous voulions dire avec ces noms que nous nous donnions, vous voyez comment Mme de Miran me traite; ce qui vous marque bien les bontés qu'elle a pour moi, et même les obligations que je lui ai. Je lui en ai tant que cela n'est pas croyable; et vous seriez le premier à dire que je serais indigne de vivre, si je ne vous conjurais pas de ne plus songer à moi. Valville à ces mots baissa la tête et soupira.
Attendez, monsieur, attendez, repris-je; c'est vous-même que je prends pour juge dans cette occasion-ci.
Il n'y a qu'à considérer qui je suis. Je vous ai déjà dit que j'ai perdu mon père et ma mère: ils ont été assassinés dans un voyage dont j'étais avec eux, dès l'âge de deux ans; et depuis ce temps; voici, monsieur,. ce que je suis devenue. C'est la soeur d'un curé de campagne qui m'a élevée par compassion. Elle est venue à Paris avec moi pour une succession qu'elle n'a pas recueillie; elle y est morte, et m'y a laissée seule sans secours dans une auberge. Son confesseur, qui est un bon religieux, m'en a tirée pour me présenter à M. de Climal, votre oncle; M. de Climal m'a mise chez une lingère, et m'y a abandonnée au bout de trois jours; je vous ai dit pourquoi, en vous priant de lui remettre ses présents. La lingère me dit qu'il fallait prendre mon parti; je sortis pour informer ce religieux de mon état, et c'est en revenant de chez lui que j'entrai dans l'église de ce couvent-ci pour cacher mes pleurs qui me suffoquaient; ma mère, qui est présente, y arriva après moi, et c'est une grâce que Dieu m'a faite. Elle me vit pleurer dans un confessionnal; je lui fis pitié, et je suis pensionnaire ici depuis le même jour. C'est elle qui paye ma pension, qui m'a habillée, qui m'a fourni de tout abondamment, magnifiquement, avec des manières, des tendresses, des caresses qui font que je ne saurais y penser sans fondre en larmes; elle vient me voir, elle me parle, elle me chérit, et en agit avec moi comme si j'étais votre soeur; elle m'a même défendu de songer que suis orpheline, et elle a bien raison; je ne dois plus me ressouvenir que je le suis; cela n'est plus vrai. Il n'y a peut-être point de fille, avec la meilleure mère du monde, qui soit si heureuse que moi. Ma bienfaitrice et son fils, à cet endroit de mon discours, me parurent émus jusqu'aux larmes.
Voilà ma situation, continuai-je, voilà où j'en suis avec Mme de Miran. Vous qui, à ce qu'on dit, êtes un jeune homme plein de raison et de probité, comme il me l'a semblé aussi, parlez-moi en conscience, monsieur. Vous m'aimez; que me conseillez-vous de faire de votre amour, après ce que je viens de vous dire? Il faut regarder que les malheureux à qui on fait la charité ne sont pas si pauvres que moi; ils ont du moins des frères, des soeurs, ou quelques autres parents; ils ont un pays, ils ont un nom avec des gens qui les connaissent; et moi, je n'ai rien de tout cela. N'est-ce pas là être plus misérable et plus pauvre qu'eux?
Va, ma fille, me dit Mme de Miran, achève, et ne t'arrête point là-dessus. Non, ma mère, repris-je, laissez-moi dire tout. Je ne dis rien que de vrai, monsieur, et cependant, vous me demandez mon coeur pour m'épouser. Ne serait-ce pas là un beau présent que je vous ferais? Ne serait-ce pas une cruauté à moi que de vous le donner? Eh! mon Dieu, quel coeur vous donnerais-je, sinon celui d'une étourdie, d'une évaporée; d'une fille sans jugement, sans considération pour vous. Il est vrai que je vous plais; mais vous ne vous attachez pas à moi seulement à cause que je suis jolie, ce ne serait pas la peine; et apparemment que vous me croyez d'un bon caractère, et en ce cas, comment pouvez-vous espérer que je consente à un amour qui vous attirerait le blâme de tout le monde, qui vous brouillerait avec toute une famille, avec tous vos amis, avec tous les gens qui vous estiment, et avec moi aussi? Car quel repentir n'auriez-vous pas, quand vous ne m'aimeriez plus, et que vous vous trouveriez le mari d'une femme qui serait moquée, que personne ne voudrait voir, et qui ne vous aurait apporté que du malheur et que de la honte? Encore n'est-ce rien que tout ce que je dis là, ajoutai-je avec un attendrissement qui me fit pleurer. A présent que je suis si obligée à Mme de Miran, quelle méchante créature ne serais-je pas, si je vous épousais? Pourriez-vous sentir autre chose pour moi que de l'horreur, si j'en étais capable? Y aurait-il rien de si abominable que moi sur la terre, surtout dans l'occurrence où je sais que vous êtes? Car je suis informée de tout; ma mère me vint voir hier à son ordinaire, elle était triste. Je lui demandai ce qu'elle avait, elle me dit que son fils la chagrinait; je l'écoutais sans m'attendre que je serais mêlée là-dedans. Elle me dit aussi qu'elle avait toujours été fort contente de ce fils, mais qu'elle ne le reconnaissait plus depuis qu'il avait vu une certaine jeune fille; là-dessus elle me conta notre histoire, et cette jeune fille qui vous dérange, qui fait que vous manquez à votre parole, qui afflige aujourd'hui ma mère, qui lui a ôté le bon coeur et la tendresse de son fils, il se trouve que c'est moi, monsieur, que c'est cette pensionnaire qu'elle fait vivre et qu'elle accable de bienfaits. Après cela, monsieur, voyez, avec l'honneur, avec la probité, avec le coeur estimable, tendre et généreux que vous avez coutume d'avoir, voyez si vous souhaitez encore que je vous aime, et si vous-même vous auriez le courage d'aimer un monstre comme j'en serais un, si j'écoutais votre amour. Non, monsieur, vous êtes touché de ce que je vous apprends, vous pleurez, mais ce n'est plus que de tendresse pour ma mère, et que de pitié pour moi. Non, ma mère, vous ne serez plus ni triste ni inquiète; M. de Valville ne voudra pas que je sois davantage le sujet de votre chagrin: c'est une douleur qu'il ne fera pas à moi-même. Je suis bien sûre qu'il ne troublera plus le plaisir que vous avez à me secourir; il y sera sensible au contraire, il voudra y avoir part, il m'aimera encore, mais comme vous m'aimez. Il épousera la demoiselle en question, il l'épousera à cause de lui-même qui le doit, à cause de vous qui lui avez procuré ce parti pour son bien, et à muse de moi qui l'en conjure comme de la seule marque qu'il peut me donner que je lui ai été véritablement chère. C'est une consolation qu'il ne refusera pas à une fille qui ne saurait être à lui, mais qui ne sera jamais à personne, et qui de son côté ne refuse pas de lui dire que si elle avait été riche et son égale, elle avait si bonne opinion de lui qu'elle l'aurait préféré à tous les hommes du monde; c'est une consolation que je veux bien lui donner à mon tour, et je n'y ai pas de regret, pourvu qu'il vous contente.
Je m'arrêtai alors, et me mis à essuyer les pleurs que je versais. Valville, toujours sa tête baissée, et plongé dans une profonde rêverie, fut quelque temps sans répondre. Mme de Miran le regardait, et attendait, la larme à l'oeil, qu'il parlât. Enfin il rompit le silence, et s'adressant à ma bienfaitrice:
Ma mère, lui dit-il, vous voyez ce que c'est que Marianne; mettez-vous à ma place, jugez de mon coeur par le vôtre. Ai-je eu tort de l'aimer? me sera-t-il possible de ne l'aimer plus? Ce qu'elle vient de me dire est-il propre à me détacher d'elle? Que de vertus, ma mère, et il faut que je la quitte! Vous le voulez, elle m'en prie, et je la quitterai: j'en épouserai une autre, je serai malheureux, j'y consens, mais je ne le serai pas longtemps.
Ses pleurs coulèrent après ce peu de mots; il ne les retint plus: ils attendrirent Mme de Miran, qui pleura comme lui et qui ne sut que dire; nous nous taisions tous trois, on n'entendait que des soupirs.
Eh! seigneur, m'écriai-je avec amour, avec douleur, avec mille mouvements confus que je ne saurais expliquer, eh! mon Dieu, madame, pourquoi m'avez-vous rencontrée? Je suis au désespoir d'être au monde, et je prie le ciel de m'en retirer. Hélas! me dit tristement Valville, de quoi vous plaignez-vous? ne vous ai-je pas dit que je vous quitte?
Oui, vous me quittez, lui répondis-je, mais, en me le disant, vous désolez ma mère, vous la faites mourir, vous la menacez d'être malheureux, et vous voulez qu'elle se console, vous demandez de quoi nous avons à nous plaindre! Eh! qu'exigez-vous de plus que ce que je vous ai dit? Quand on est généreux, qu'on est raisonnable, n'y a-t-il pas des choses auxquelles il faut se rendre? Eh bien! vous ne m'épouserez pas; mais c'est Dieu qui ne l'a pas permis; mais-je n'épouserai personne, et vous me serez toujours cher, monsieur. Vous ne me perdez point, je ne vous perds point non plus: je serai religieuse; mais ce sera à Paris, et nous nous verrons quelquefois, nous aurons tous deux la même mère, vous serez mon frère, mon bienfaiteur, le seul ami que j'aurai sur la terre, le seul homme que j'y aurai estime, et que je n'oublierai jamais.
Ah! ma mère, s'écria encore Valville en tombant subitement aux genoux. de Mme de Miran, je vous demande pardon des pleurs que je vous vois répandre et dont je suis cause. Faites de moi ce qu'il vous plaira, vous êtes la maîtresse, mais vous m'avez perdu; vous avez mis le comble à mon admiration pour elle en m'attirant ici; je ne sais plus où je suis. Ayez pitié de l'état où je me trouve; tout ceci me déchire le coeur; emmenez-moi, sortons. J'aime mieux mourir que de vous affliger: mais vous qui avez tant de tendresse pour moi, que voulez-vous que je devienne?
Hélas! mon fils, que veux-tu que je te réponde? lui dit cette dame. Il faudra voir; je te plains, je t'excuse, vous me touchez tous deux, et je t'avoue que j'aime autant Marianne que tu l'aimes toi-même. Lève-toi, mon fils, ceci n'a pas réussi comme je le croyais, ce n'est pas sa faute; je lui pardonne l'amour que tu as pour elle, et si tout le monde pensait comme moi, je ne serais guère embarrassée, mon fils.
A ces derniers mots, dont Valville comprit tout le sens favorable, il se rejeta à ses genoux, lui prit une main qu'il baisa mille fois sans parler. Eh bien! madame, lui dis-je, m'aimerez-vous encore? y a-t-il d'autre remède que de m'abandonner?
Le ciel m'en préserve; ma chère enfant, me répondit-elle; que viens-tu me dire? Va, encore une fois, sois tranquille, je suis contente de toi. Mon fils, ajouta-t-elle d'un air de bonté qui me ravit encore, je ne te presse plus de terminer le mariage en question; cela va me brouiller avec d'honnêtes gens, mais je t'aime encore mieux qu'eux.
Vous me rendez la vie, repartit Valville; je suis le plus heureux de tous les fils. Mais, ma mère, que ferez-vous de Marianne? Ne me permettrez-vous pas de la voir quelquefois? Mon fils, lui répondit-elle, tu me demandes plus que je ne sais: laisse-moi y rêver, nous verrons. Consentez du moins que je l'aime, ajouta-t-il. Eh! juste ciel! à quoi servirait-il que je te le défendisse? Aime-la, mon enfant, aime-la; il en arrivera ce qui pourra, reprit-elle.
J'avais pourtant dit que j'allais être religieuse, et je pensai le répéter par excès de zèle; mais comme Mme de Miran l'oubliait, je m'avisai tout d'un coup de réfléchir que je ne devais pas l'en faire ressouvenir.
Je venais de m'épuiser en générosité, il n'y avait rien que je n'eusse dit pour détourner Valville de m'aimer; mais s'il plaisait à Mme de Miran de vouloir bien qu'il m'aimât, si son propre coeur s'attendrissait jusque-là pour son fils ou pour moi, je n'avais qu'à me taire; ce n'était pas à moi à lui dire: Madame, prenez garde à ce que vous faites, Cet excès de désintéressement de ma part n'aurait été ni naturel ni raisonnable.
Ainsi je ne dis mot. Elle se leva: Quelle dangereuse petite fille tu es, Marianne, me dit-elle en se levant; adieu. Partons, mon fils; et le fils ne cessait de lui baiser la main qu'il tenait, ce qui n'était pas si mal entendu.
Oui, oui, ajouta-t-elle, je comprends bien ce que cela veut dire, mais je ne déciderai rien; je ne sais à quoi me résoudre; quelle situation! Adieu, il est tard; va dîner, ma fille, je te reverrai bientôt. Je la saluai alors sans rien répondre; et comme je paraissais pleurer, et que le m'essuyais les yeux de mon mouchoir: Pourquoi pleures-tu? me dit-elle, je n'ai rien à te reprocher; je ne saurais te savoir mauvais gré d'être aimable; va-t'en, tranquillise-toi. Donne-moi la main, Valville.
Et sur-le-champ elle descendit l'escalier, aidée de son fils, qui, par discrétion, ne me parla que des yeux, et ne prit congé de moi que par une révérence que je lui rendis d'un air mal assuré, et comme une personne qui avait peur de s'émanciper trop et d'abuser de l'indulgence de la mère en le saluant.
Me voilà seule, et bien plus agitée que je ne l'avais été la veille, lorsque Mme de Miran me quitta.
Aussi y avait-il ici matière à bien d'autres mouvements. Aime-la, mon enfant, il en arrivera ce qui pourra, avait dit ma bienfaitrice à son fils, et puis nous verrons, je ne sais que résoudre, avait-elle ajouté; et dans le fond, c'était m'avoir dit à moi-même: espérez; aussi espérais-je, mais en tremblant, mais en me traitant de folle d'oser espérer si mal à propos; et en pareil cas, on souffre beaucoup; il vaudrait mieux ne voir aucune lueur de succès que d'en voir une si faible, qui ne vient flatter l'âme que pour la troubler.
Est-ce que j'épouserais Valville? me disais-je; je ne le croyais pas possible, et je sentais pourtant que ce serait un malheur pour moi si je ne l'épousais pas. C'est là tout ce que mon coeur avait gagné aux discours incertains de Mme de Miran: n'était-ce pas là le sujet d'un tourment de plus?
Je n'en dormis point la nuit suivante; j'en dormis mal deux ou trois nuits de suite, car je passai trois jours sans entendre parler de rien, et ce ne fut pas, s'il m'en souvient, sans un peu de murmure contre ma bienfaitrice.
Que ne se détermine-t-elle donc? disais-je quelquefois; à quoi bon tant de longueurs? Et là-dessus je crois que je boudais contre elle.
Enfin le quatrième jour arriva, et elle ne paraissait point; mais au lieu d'elle, Valville, à trois heures après midi, me demanda.
On vint me le dire, et c'était me donner la liberté d'aller lui parler; cependant je n'en usai pas. Je l'aimais, et mille fois plus que je ne l'avais encore aimé; j'avais une extrême envie de le voir, une extrême curiosité de savoir s'il n'avait rien de nouveau à m'apprendre sur notre amour, et malgré cela je me retins; je refusai de l'aller trouver, afin que si Mme de Miran le savait, elle m'en estimât davantage; ainsi mon refus n'était qu'une ruse. Je fis donc prier Valville de trouver bon que je ne le visse point, à moins qu'il ne vînt de la part de sa mère, ce que je ne présumais point, puisqu'elle ne m'avait pas avertie, comme en effet elle ignorait sa visite.
Valville n'osa me tromper, et fut, assez sage pour se retirer. Ce trait de prudence rusée me coûta extrêmement; je commençais à me le reprocher, quand il me fit dire qu'il me reverrait le lendemain avec Mme de Miran. Et voici à propos de quoi il pouvait m'en assurer: c'est que le lendemain il devait y avoir une cérémonie dans notre couvent; une jeune religieuse y faisait sa profession, et ses parents en avaient invité toute la famille de Valville, la mère, le fils, l'oncle et toute la parenté; ce que j'appris après, et ce que je présumai au moment où je les vis dans l'église.
Vous savez qu'en de pareilles fêtes les religieuses paraissent à découvert, et qu'on tire le rideau de leur grille; observez aussi que je me mettais ordinairement fort près de cette grille. Mme de Miran était arrivée si tard, avec toute sa compagnie, qu'elle n'eut que le temps d'entrer tout de suite dans l'église. Je vous ai dit que j'ignorais qu'elle fût invitée, et ce fut pour moi une agréable surprise, lorsque je la vis qui traversait pour venir se placer près de notre grille; un cavalier d'assez bonne mine, quoique un peu âgé, lui donnait la main.
Une file d'autres personnes la suivait, à ce qu'il me parut; je ne la quittai point des yeux, elle ne me voyait point encore.
Enfin, elle arrive, et la voilà assise avec le cavalier à côté d'elle. Ce fut alors qu'à travers ceux qui la suivaient, je démêlai M. de Climal, et Valville.
Quoi! M. de Climal! dis-je en moi-même avec un étonnement où peut-être entrait-il un peu d'émotion. Ce qui est de certain; c'est que j'aurais mieux aimé qu'il n'eût point été là; je ne savais s'il devait m'être indifférent qu'il y fût, ou si je devais en être fâchée; mais à tout prendre, ce n'était pas une agréable vision pour moi, j'avais droit de le regarder comme un méchant homme, que ma seule présence déconcerterait.
Encore ne serait-ce rien pour lui que l'embarras de me voir, en comparaison des circonstances qui allaient s'y joindre, et des motifs d'inquiétude et de confusion qui allaient l'accabler. Je n'attendais que l'instant de faire ma révérence à Mme de Miran, sa soeur; et Mme de Miran ne manquerait pas d'y répondre avec cet accueil aisé, tendre et familier, qui lui était ordinaire. Oh! que penserait-il de cette familiarité? Quelles suites fâcheuses n'en pouvait-il pas prévoir? Madame, concevez combien il me trouverait redoutable pour sa gloire, et combien un méchant qui vous craint est lui-même à craindre.
Et tout ce que je vous dis là m'agitait confusément.
Son neveu fut le premier qui m'aperçut, et qui me salua avec je ne sais quel air de gaieté et de confiance qui était de bon augure pour nos affaires. M. de Climal, qui s'asseyait en ce moment, ne le vit point me saluer, et parlait au cavalier qui était auprès de Mme de Miran.
Cette dame les écoutait, et ne regardait point encore du côté des religieuses. Enfin elle jeta les yeux sur nous, et m'aperçut.
Ce furent aussitôt de profondes révérences de ma part, qui m'attirèrent de la sienne de ces démonstrations qui se font avec la main, et qui signifiaient: Ah! bonjour, ma chère enfant, te voilà! Son frère, qui tirait alors de sa poche une espèce de bréviaire, remarqua ces démonstrations, les suivit de l'oeil, et vit sa petite lingère qui ne paraissait pas avoir beaucoup perdu en le congédiant, et dont les ajustements ne devaient pas lui faire regretter le paquet de hardes malhonnêtes qu'elle lui avait renvoyées.
Ce pauvre homme (car l'instant approche où il méritera que j'adoucisse mes expressions sur son chapitre), ce pauvre homme, pour qui, par une espèce de fatalité, je devais toujours être un sujet d'embarras et d'alarmes, perdit toute contenance en me voyant, et n'eut pas la force de me regarder en face.
Je rougis à mon tour, mais en ennemie hardie et indignée, qui se sent l'avantage d'une bonne conscience, et qui a droit de confondre une âme coupable et au-dessous de la sienne.
Je doutais s'il me saluerait ou non, et il n'en fit rien, et je l'imitai par hauteur, par prudence, et même par une sorte de pitié pour lui; il y avait de tout cela dans mon esprit.
Je m'aperçus que Mme de Miran l'observait, et je suis persuadée qu'elle sentit bien le désordre où il se trouvait, tant à cause de moi qu'à cause de Valville, que, par bonheur pour lui encore, il croyait seul au fait de son indignité. Le service commença; il y eut un sermon qui fut fort beau; je ne dis pas bon: ce fut avec la vanité de prêcher élégamment qu'on nous prêcha la vanité des choses de ce monde, et c'est là le vice de nombre de prédicateurs; c'est bien moins pour notre instruction qu'en faveur de leur orgueil qu'ils prêchent; de sorte que c'est presque toujours le péché qui prêche la vertu dans nos chaires.
La cérémonie finie, Mme de Miran me demanda, et vint au parloir avant que de partir; elle n'avait que son fils avec elle: M. de Climal s'était déjà retiré. Bonjour, Marianne, me dit-elle; le reste de ma compagnie m'attend en bas, à l'exception de mon frère, qui est parti, et je ne suis montée que pour te dire un mot. Voici Valville qui t'aime toujours, qui me persécute, qui est toujours à mes genoux pour obtenir que je consente à ses desseins; il dit que je ferais son malheur si je m'y opposais, que c'est une inclination insurmontable, que sa destinée est de t'aimer et d'être à toi. Je me rends, je ne saurais dans le fond condamner le choix de son coeur; tu es estimable, et c'est assez pour un homme qui t'aime et qui est riche. Ainsi, mes enfants, aimez-vous, je vous le permets. Toute autre mère que moi n'en agirait pas de même. Suivant les maximes du monde, mon fils fait une folie, et je ne suis pas sage de souffrir qu'il la fasse; mais il y va, dit-il, du repos de sa vie, et il me faudrait un autre coeur que le mien pour résister à cette raison-là. Je songe que Valville ne blesse point le véritable honneur, qu'il ne s'écarte que des usages établis, qu'il ne fait tort qu'à sa fortune, qu'il peut se passer d'augmenter. Il assure qu'il ne saurait vivre sans toi; je conviens de tout le mérite qu'il te trouve: il n'y aura, dans cette occasion-ci, que les hommes et leurs coutumes de choqués; Dieu ni la raison ne le seront pas. Qu'il poursuive donc. Ce sont tes affaires, mon fils; tu es d'une famille considérable, on ne connaît point celle de Marianne, l'orgueil et l'intérêt ne veulent point que tu l'épouses; tu ne les écoutes pas, tu n'en crois que ton amour. Je ne suis à mon tour ni assez orgueilleuse, ni assez intéressée pour être inexorable, et je n'en crois que ma bonté. Tu m'y forces par la crainte de te rendre malheureux: je serais réduite à être ton tyran, et je crois qu'il vaut mieux être ta mère. Je prie le ciel de bénir les motifs qui font que je te cède; mais quoi qu'il arrive, j'aime mieux avoir à me reprocher mon indulgence qu'une inflexibilité dont tu ne profiterais pas, et dont les suites seraient peut-être encore plus tristes.
Valville, à ce discours, pleurant de joie et de reconnaissance, embrassa ses genoux. Pour moi, je fus si touchée, si pénétrée, si saisie, qu'il ne me fut pas possible d'articuler un mot; j'avais les mains tremblantes, et je n'exprimai ce que je sentais que par de courts et fréquents soupirs.
Tu ne me dis rien, Marianne, me dit ma bienfaitrice, mais j'entends ton silence, et je ne m'en défends point: je suis moi-même sensible à la joie que je vous donne à tous deux. Le ciel pouvait me réserver une belle-fille qui fût plus au gré du monde, mais non pas qui fût plus au gré de mon coeur.
J'éclatai ici par un transport subit: Ah! ma mère, m'écriai-je, je me meurs; je ne me possède pas de tendresse et de reconnaissance.
Là, je m'arrêtai, hors d'état d'en dire davantage à cause de mes larmes; je m'étais jetée à genoux, et j'avais passé une moitié de ma main par la grille pour avoir celle de Mme de Miran, qui en effet approcha la sienne; et Valville, éperdu de joie et comme hors de lui, se jeta sur nos deux mains, qu'il baisait alternativement.
Écoutez, mes enfants, dit Mme de Miran après avoir regardé quelque temps les transports de son fils, il faut user de quelque prudence en cette conjoncture-ci; tant que vous resterez dans ce couvent, ma fille, je défends à Valville de vous y venir voir sans moi; vous avez conté votre histoire à l'abbesse, elle pourrait se douter que mon fils vous aime, que peut-être j'y consens; elle en raisonnerait avec ses religieuses, qui en parleraient à d'autres, et c'est ce que je veux éviter. Il n'est pas même à propos que vous demeuriez longtemps dans cette maison, Marianne; je vous y laisserai encore trois semaines ou tout au plus un mois, pendant lequel je vous chercherai un couvent où l'on ne saura rien des accidents de votre vie, et où, sous un autre nom que le mien, je vous placerai moi-même, en attendant que j'aie pris des mesures, et que j'aie vu comment je me conduirai pour préparer les esprits à votre mariage, et pour empêcher qu'il n'étonne. On vient à bout de tout avec un peu de patience et d'adresse, surtout quand on a une mère comme moi pour confidente.
Valville, là-dessus, allait retomber dans ses remerciements, et moi dans les témoignages de mon respect et de ma tendresse, mais elle se leva: Tu sais qu'on m'attend, dit-elle à son fils; renferme ta joie, je te dispense de me la montrer, je la vois de reste. Descendons.
Ma mère, reprit son fils, Marianne sera encore un mois ici. Vous me défendez de la voir sans vous; cela ne veut-il pas dire que je vous accompagnerai quelquefois, quand vous viendrez? Oui, oui, dit-elle, il faudra bien, mais une ou deux fois seulement, et pas davantage. Allons, sortons, au nom de Dieu, laisse-moi te conduite; il y aura une difficulté à laquelle je ne songeais pas: c'est que mon frère connaît Marianne, sait qui elle est; et peut-être serons-nous obligés de vous marier secrètement. Tu es son héritier, mon fils, c'est à quoi il faut prendre garde. Il est vrai qu'après son aventure avec Marianne, on pourrait espérer de le gagner, de lui faire entendre raison; et nous consulterons sur le parti qu'il y aura à prendre; il m'aime, il a quelque confiance en moi, je la mettrai à profit, et tout peut s'arranger. Adieu, ma fille. Et sur-le-champ elle se hâta de descendre, et me laissa plus charmée que je n'entreprendrai de le dire.
Je vous ai conté qu'il y avait trois ou quatre nuits que je n'avais presque pas dormi de pure inquiétude; à présent, mettez-en pour le moins autant que je passai dans l'insomnie. Rien ne réveille tant qu'une extrême joie, ou que l'attente certaine d'un grand bonheur; et sur ce pied-là, jugez si je devais avoir beaucoup de disposition à dormir.
Imaginez-vous ce que je deviens quand je pense que j'épouserai Valville, et combien de fois mon âme en tressaille; et si, avec tant de tressaillements, j'avais le sang bien reposé.
Les deux premiers jours je fus simplement enchantée; ensuite il s'y joignit de l'impatience. Oui, j'épouserai Valville, Mme de Miran me l'a dit, me l'a promis; mais cet événement, quand arrivera-t-il? Je vais demeurer encore un mois ici; on doit me mettre après dans un autre couvent, afin de prendre des mesures pour ce mariage; mais ces mesures seront-elles bien longues à prendre? ira-t-on vite? On n'en sait rien; on ne fixe aucun temps, on peut changer de sentiment; et ces pensées altéraient extrêmement ma satisfaction; j'en souffrais quelquefois presque autant que d'un vrai chagrin; j'aurais voulu pouvoir sauter de l'instant où j'étais à l'instant de ce mariage.
Enfin ces agitations, tant agréables que pénibles, s'affaiblirent et se passèrent: l'âme s'accoutume à tout, sa sensibilité s'use, et je me familiarisai avec mes espérances et avec mes inquiétudes.
Me voilà donc tranquille; il y avait cinq ou six jours que je n'avais vu ni la mère ni le fils, quand un matin on m'apporta un billet de Mme de Miran, où elle me mandait qu'elle me viendrait prendre à une heure après-midi avec son fils, pour me mener dîner chez Mme Dorsin; son billet finissait par ces mots:
" Et surtout rien de négligé dans ton ajustement, entends-tu? je veux que tu te pares."
Et vous serez obéie, dis-je en moi-même en lisant sa lettre; aussi avais-je bien l'intention de me parer, même avant que d'avoir lu l'ordre; mais cet ordre mettait encore ma vanité bien plus à son aise; j'allais avoir de la coquetterie par obéissance.
Quand je dis de la coquetterie, c'est qu'il y en a toujours à s'ajuster avec un peu de soin, c'est tout ce que je veux dire; car jamais je ne me suis écartée de la décence la plus exacte dans ma parure: j'y ai toujours cherché l'honnête, et par sagesse naturelle, et par amour-propre; oui, par amour-propre.
Je soutiens qu'une femme qui choque la pudeur perd tout le mérite des grâces qu'elle a: on ne les distingue plus à travers la grossièreté des moyens qu'elle emploie pour plaire; elle ne va plus au coeur, elle ne peut plus même se flatter de plaire, elle débauche; elle n'attire plus comme aimable, mais seulement comme libertine, et par là se met à peu près au niveau de la plus laide qui ne se ménagerait pas. Il est vrai qu'avec un maintien sage et modeste, moins de gens viendront lui dire: Je vous aime; mais il y en aura peut-être encore plus qui le lui diraient, s'ils osaient: ainsi ce ne sera pour elle que des déclarations de moins, et non pas des amants; de façon qu'elle y gagnera du respect, et n'y perdra rien du côté de l'amour.
Cette réflexion a coulé de ma plume sans que j'y prisse garde; heureusement elle est courte, et j'espère qu'elle ne vous ennuiera pas. Continuons.
Onze heures sont sonnées; il est temps de m'habiller, et je vais me mettre du meilleur air qu'il me sera possible, puisqu'on le veut; et c'est encore bon signe qu'on le veuille, c'est une marque que Mme de Miran persiste à m'abandonner le coeur de Valville. Si elle hésitait, elle n'exposerait pas ce jeune homme à tous mes appâts, n'est-il pas vrai?
C'est aussi ce que je pense en m'habillant, et j'ai bien du plaisir à le penser, mes grâces s'en ressentiront, j'en aurai le teint plus clair, et les yeux plus vifs.
Mais me voilà prête, une heure va sonner, j'attends Mme de Miran; et pour me désennuyer en l'attendant, je vais de temps en temps me regarder dans mon miroir, retoucher à ma coiffure qui va fort bien, et à qui pourtant, par une nécessité de geste, je refais toujours quelque chose.
On ouvre ma porte, Mme de Miran vient d'arriver, on m'en avertit, et je pars. Son fils était à la porte du couvent, et il me donna la main jusqu'au carrosse où ma bienfaitrice était restée.
Je ne vous dis pas que quelques soeurs converses que je trouvai sur mon chemin, en descendant de chez moi, me parurent surprises de me voir si jolie. Jésus! mignonne, que vous êtes belle! s'écrièrent-elles avec une simplicité naïve à laquelle je pouvais me fier.
je vis Valville prêt à s'écrier à son tour. Il se retint: la tourière était présente, et il ne s'expliqua que par un serrement de main que j'approuvai d'un petit regard qui n'en fut que plus doux pour être timide.
M. de Climal ne se porte pas bien, me dit-il dans le trajet; il a un peu de fièvre depuis deux jours. Tant pis, répondis-je, je ne lui veux point de mal, et il faut espérer que ce ne sera rien; là-dessus nous arrivâmes au carrosse.
Allons, monte, Marianne, me dit ma bienfaitrice; hâtons-nous, il se fait tard. Et je montai.
Tu es fort bien, ajouta-t-elle en m'examinant, fort bien. Oui, dit Valville avec un souris, grâce à sa beauté et à sa figure, elle est on ne peut pas mieux.
Ecoute, Marianne, reprit Mme de Miran, tu sais que nous allons dîner chez Mme Dorsin; il y aura du. monde, et nous sommes convenues toutes deux que je t'y mènerais comme la fille d'une de mes meilleures amies qui est morte, qui était en province, et qui en mourant t'a confiée à mes soins. Souviens-toi de cela; et ce que je dirai est presque vrai: j'aurais aimé ta mère si je l'avais connue; je la regarde comme une amie que j'ai perdue; ainsi je ne tromperai personne.
Hélas! madame, répondis-je extrêmement attendrie, vos bontés pour moi vont toujours en augmentant depuis que j'ai le bonheur d'être à vous; toutes les paroles que vous m'avez dites sont autant d'obligations que je vous ai, autant de bienfaits de votre part.
Il est vrai, dit Valville, qu'il n'y a point de mère qui ressemble à la nôtre; aussi ne saurait-on dire combien on l'aime. Oui, reprit-elle d'un air badin, je crois que tu m'aimes beaucoup, mais que tu me cajoles un peu.
Au reste, ma fille, je ne connais point de meilleure compagnie que celle où je te mène, ni de plus choisie; ce sont tous gens extrêmement sensés et de beaucoup d'esprit que tu vas voir. Te ne te prescris rien; tu n'as nulle habitude du monde, mais cela ne te fera aucun tort auprès d'eux; ils n'en jugeront pas moins sainement de ce que tu vaux, et je ne saurais te présenter nulle part où ton peu de connaissance à cet égard soit plus à l'abri de la critique. Ce sont de ces personnes qui ne trouvent ridicule que ce qui l'est réellement; ainsi, ne crains rien, tu ne leur déplairas pas, je l'espère.
Nous arrivâmes alors, et nous entrâmes chez Mme Dorsin; il y avait trois ou quatre personnes avec elle.
Ah! la voilà donc enfin, vous me l'amenez, dit-elle, à Mme de Miran en me voyant; venez, mademoiselle, venez que je vous embrasse, et allons nous mettre à table; on n'attendait que vous.
Nous dînâmes. Quelque novice et quelque ignorante que je fusse en cette occasion-ci, comme l'avait dit Mme de Miran, j'étais née pour avoir du goût, et je sentis bien en effet avec quelles gens je dînais.
Ce ne fut point à force de leur trouver de l'esprit que j'appris à les distinguer pourtant. Il est certain quels en avaient plus que d'autres, et que je leur entendais dire d'excellentes choses, mais ils les disaient avec si peu d'effort, ils y cherchaient si peu de façon, c'était d'un ton de conversation si aisé et si uni, qu'il ne tenait qu'à moi de croire qu'ils disaient les choses les plus communes. Ce n'était point eux qui y mettaient de la finesse, c'était de la finesse qui s'y rencontrait; ils ne sentaient pas qu'ils parlaient mieux qu'on ne parle ordinairement; c'était seulement de meilleurs esprits que d'autres, et qui par là tenaient nécessairement de meilleurs discours qu'on n'a coutume d'en tenir ailleurs, sans qu'ils eussent besoin d'y tâcher, et je dirais volontiers sans qu'il y eût de leur faute; car on accuse quelquefois les gens d'esprit de vouloir briller. Oh! il n'était pas question de cela ici; et comme je l'ai déjà dit, si je n'avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j'aurais pu m'y méprendre, et je ne me serais aperçu de rien.
Mais à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa.
Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d'un commerce doux, facile et gai. J'avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là (et je n'avais pas tant de tort); je me l'étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu'il fallait savoir sous peine d'être ridicule, toutes ridicules qu'elles sont elles-mêmes.
Et point du tout; il n'y avait rien ici qui ressemblât à ce que l'avais pensé, rien qui dût embarrasser mon esprit ni ma figure; rien qui me fît craindre de parler, rien au contraire qui n'encourageât ma petite raison à oser se familiariser avec la leur; j'y sentis même une chose qui m'était fort commode, c'est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je ne disais qu'imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l'exprimer pour moi, sans qu'ils y prissent garde; et puis ils m'en donnaient tout l'honneur.
Enfin ils me mettaient à mon aise; et moi qui m'imaginais qu'il y avait tant de mystère dans la politesse des gens du monde, et qui l'avais regardée comme une science qui m'était totalement inconnue et dont je n'avais nul principe, j'étais bien surprise de voir qu'il n'y avait rien de si particulier dans la leur, rien qui me fût si étranger, mais seulement quelque chose de liant, d'obligeant et d'aimable.
Il me semblait que cette politesse était celle que toute âme honnête, que tout esprit bien fait trouve qu'il a en lui dès qu'on la lui montre.
Mais nous voici chez Mme Dorsin, aussi bien qu'aux dernières pages de cette partie de ma vie; c'est ici où j'ai dit que je ferais le portrait de cette dame. J'ai dit aussi, ce me semble, qu'il serait long, et c'est de quoi je ne réponds plus. Peut-être sera-t-il court, car je suis lasse. Tous ces portraits me coûtent. Voyons celui-ci pourtant.
Mme Dorsin était beaucoup. plus jeune que ma bienfaitrice. Il n'y a guère de physionomie comme la sienne, et jamais aucun visage de femme n'a tant mérité que le sien qu'on se servît de ce terme de physionomie pour le définir et pour exprimer tout ce qu'on en pensait en bien. -
Ce que je dis là signifie un mélange avantageux de mille choses dont je ne tenterai pas le détail.
Cependant voici en gros ce que j'en puis expliquer. Mme Dorsin était belle, encore n'est-ce pas là dire ce qu'elle était. Ce n'aurait pas été la première idée qu'on eût eue d'elle en la voyant: on avait quelque chose de plus pressé à sentir, et voici un moyen de me faire entendre.
Personnifions la beauté, et supposons qu'elle s'ennuie d'être si sérieusement belle, qu'elle veuille essayer du seul plaisir de plaire, qu'elle tempère sa beauté sans la perdre, et qu'elle se déguise en grâce; c'est à Mme Dorsin à qui elle voudra ressembler. Et voilà le portrait que vous devez vous faire de cette dame.
Ce n'est pas là tout; je ne parle ici que du visage, tel que vous l'auriez pu voir dans un tableau de Mme Dorsin.
Ajoutez à présent une âme qui passe à tout moment sur cette physionomie, qui va y peindre tout ce qu'elle sent, qui y répand l'air de tout ce qu'elle est, qui la rend aussi spirituelle, aussi délicate, aussi vive, aussi fière, aussi sérieuse, aussi badine qu'elle l'est tour à tour elle-même; et jugez par là des accidents de force, de grâce, de finesse, et de l'infinité des expressions rapides qu'on voyait sur ce visage.
Parlons maintenant de cette âme, puisque nous y sommes. Quand quelqu'un a peu d'esprit et de sentiment, on dit d'ordinaire qu'il a les organes épais; et un de mes amis, à qui je demandai ce que cela signifiait. me dit, gravement et en termes savants: C'est que notre âme est plus ou moins bornée, plus ou moins embarrassée, suivant la conformation des organes auxquels elle est unie.
Et s'il m'a dit vrai, il fallait que la nature eût donné à Mme Dorsin des organes bien favorables; car jamais âme ne fut plus agile que la sienne, et ne souffrit moins de diminution dans sa faculté de penser. La plupart des femmes qui ont beaucoup d'esprit ont une certaine façon d'en avoir qu'elles n'ont pas naturellement, mais qu'elles se donnent.
Celle-ci s'exprime nonchalamment et d'un air distrait afin qu'on croie qu'elle n'a presque pas besoin de prendre la peine de penser, et que tout ce qu'elle dit lui échappe.
C'est d'un air froid, sérieux et décisif que celle-là parle, et c'est pour avoir aussi un caractère d'esprit particulier.
Une autre s'adonne à ne dire que des choses fines, mais d'un ton qui est encore plus fin que tout ce qu'elle dit; une autre se met à être vive et pétillante. Mme Dorsin ne débitait rien de ce qu'elle disait dans aucune de ces petites manières de femme: c'était le, caractère de ses pensées qui réglait bien franchement le ton dont elle parlait. Elle ne songeait à avoir aucune sorte d'esprit, mais elle avait l'esprit avec lequel on en a de toutes les sortes, suivant que le hasard des matières l'exige; et je crois que vous m'entendrez, si je vous dis qu'ordinairement son esprit n'avait point de sexe, et qu'en même temps ce devait être de tous les esprits de femme le plus, aimable, quand Mme Dorsin voulait.
Il n'y a point de jolie femme qui n'ait un peu trop envie de plaire; de là naissent ces petites minauderies plus ou moins adroites par lesquelles elle vous dit: Regardez-moi.
Et toutes ces singeries n'étaient point à l'usage de Mme Dorsin; elle avait une fierté d'amour-propre qui ne lui permettait pas de s'y abaisser, et qui la dégoûtait des avantages qu'on en peut tirer; ou si dans la journée elle se relâchait un instant là-dessus, il n'y avait qu'elle qui le savait. Mais, en général, elle aimait mieux qu'on pensât bien de sa raison que de ses charmes; elle ne se confondait pas avec ses grâces; c'était elle que vous honoriez en la trouvant raisonnable; vous n'honoriez que sa figure en la trouvant aimable.
Voilà quelle était sa façon de penser; aussi aurait-elle rougi de vous avoir plu, si dans la réflexion vous aviez pu vous dire: elle a tâché de me plaire; de sorte qu'elle vous laissait le soin de sentir ce qu'elle valait, sans se faire l'affront de vous y aider.
A la vérité, ce dégoût qu'elle avait pour tous ces petits moyens de plaire, peut-être était-elle bien aise qu'on le remarquât; et c'était là le seul reproche qu'on pouvait hasarder contre elle, la seule espèce de coquetterie dont on pouvait la soupçonner en la chicanant.
Et en tout cas, si c'est là une faiblesse, c'est du moins de toutes les faiblesses la plus honnête, je dis même la plus digne d'une âme raisonnable, et la seule qu'elle pourrait avouer sans conséquence. Il est naturel de souhaiter qu'on nous rende justice; la plus grande de toutes les âmes ne serait pas insensible au plaisir d'être connue pour telle.
Mais je suis trop fatiguée pour continuer, je m'endors. Il me reste à parler du meilleur coeur du monde, en même temps du plus singulier, comme je vous l'ai déjà dit; et c'est une besogne que je ne suis pas en état d'entreprendre à présent; je la remets à une autre fois, c'est-à-dire dans ma cinquième partie, où elle viendra fort à propos; et cette cinquième vous l'aurez incessamment. J'avais promis dans ma troisième de vous conter quelque chose de mon couvent; je n'ai pu le faire ici, et c'est encore partie remise. Je vous annonce même l'histoire d'une religieuse qui fera presque tout le sujet de mon cinquième livre.
Cinquième partie
Voici, madame, la cinquième partie de ma vie. Il n'y a pas longtemps que vous avez reçu la quatrième, et j'aurais, ce me semble, assez bonne grâce à me vanter que je suis diligente; mais ce serait me donner des airs que je ne soutiendrais peut-être pas, et j'aime mieux tout d'un coup entrer modestement en matière. Vous croyez que je suis paresseuse, et vous avez raison; continuez de le croire, c'est le plus sûr, et pour vous, et pour moi. De diligence, n'en attendez point; j'en aurai peut-être quelquefois, mais ce sera par hasard, et sans conséquence; et vous m'en louerez si vous voulez, sans que vos éloges m'engagent à les mériter dans la suite.
Vous savez que nous dînions, Mme de Miran, Valville et moi, chez Mme Dorsin, dont je vous faisais le portrait, que j'ai laissé à moitié fait, à cause que je m'endormais. Achevons-le.
Je vous ai dit combien elle avait d'esprit, nous en sommes maintenant aux qualités de son coeur. Celui de Mme de Miran vous a paru extrêmement aimable; je vous ai promis que celui de Mme Dorsin le vaudrait bien. Je vous ai en même temps annoncé que vous verriez un caractère de bonté différent; et de peur que cette différence ne nuise à l'idée que je veux vous donner de cette dame, vous me permettrez de commencer par une petite réflexion.
Vous vous souvenez que dans Mme de Miran, je vous ai peint une femme d'un esprit ordinaire, de ces esprits qu'on ne loue ni qu'on ne méprise, et qui ont une raisonnable médiocrité de bon sens et de lumière; au lieu que je vais parler d'une femme qui avait toute la finesse d'esprit possible. Ne perdez point cela de vue. Voici à présent ma réflexion.
Supposons la plus généreuse et la meilleure personne du monde, et avec cela la plus spirituelle, et de l'esprit le plus délié. Je soutiens que cette bonne personne ne paraîtra jamais si bonne, (car il faut que je répète les mots) que le paraîtra une autre personne qui, avec ce même degré de bonté, n'aura qu'un esprit médiocre.
Quand je dis qu'elle paraîtra moins bonne, pourvu encore qu'on lui accorde de la bonté, qu'on n'attribue pas à son esprit ce qui ne paraîtra que dans son coeur, qu'on ne dise pas que cette bonté n'est qu'un tour d'adresse de son esprit. Et voulez-vous savoir la cause de cette injustice qu'on lui fera, de la croire moins bonne? La voici en partie, si je ne me trompe.
C'est que la plupart des hommes, quand on les oblige, voudraient qu'on ne sentit presque pas, et le prix du service qu'on leur rend, et l'étendue de l'obligation qu'ils en ont; ils voudraient qu'on fût bon sans être éclairé; cela conviendrait mieux à leur ingrate délicatesse, et c'est ce qu'ils ne trouvent pas dans quiconque a beaucoup d'esprit. Plus il en a, plus il les humilie; il voit trop clair dans ce qu'il fait pour eux. Cet esprit qu'il a en est un témoin trop exact, et peut-être trop superbe: d'ailleurs, ils ne sauraient plus manquer de reconnaissance sans en être honteux; ce qui les fâche au point qu'ils en manquent d'avance, précisément à cause qu'on sait trop toute celle qu'ils doivent. S'ils avaient affaire à quelqu'un qui le sût moins, ils en auraient davantage.
Avec cette personne qui a tant d'esprit, il faudra, se disent-ils, qu'ils prennent garde de ne pas paraître ingrats; au lieu qu'avec cette personne qui en aurait moins, leur reconnaissance leur ferait presque autant d'honneur que s'ils étaient eux-mêmes généreux.
Voilà pourquoi ils aiment tant la bonté de l'une, et pourquoi ils jugent avec tant de rancune de la bonté de l'autre.
L'une sait bien en gros qu'elle leur rend service, mais elle ne le sait pas finement; la moitié de ce qui en est lui échappe faute de lumière, et c'est autant de rabattu sur leur reconnaissance, autant de confusion d'épargnée. Ils sont servis à meilleur marché, et ils lui en savent si bon gré qu'ils la croient mille fois plus obligeante que l'autre, quoique le seul mérite qu'elle ait de plus soit d'avoir une qualité de moins, c'est-à-dire d'avoir moins d'esprit.
Or, Mme de Miran était de ces bonnes personnes à qui les hommes, en pareil cas, sont si obligés de ce qu'elles ont l'esprit médiocre; et Mme Dorsin, de ces bonnes personnes dont les hommes regardent les lumières involontaires comme une injure, et le tout de bonne foi, sans connaître leur injustice; car ils ne se débrouillent pas jusque-là.
Me voilà au bout de ma réflexion. J'aurais pourtant grande envie d'y ajouter encore quelques mots, pour la rendre complète. Le voulez-vous bien? Oui, je vous en prie. Heureusement que mon défaut là-dessus n'a rien de nouveau pour vous. Je suis insupportable avec mes réflexions, vous le savez bien. Souffrez donc encore celle-ci, qui n'est qu'une petite suite de l'autre; après quoi je vous assure que je n'en ferai plus, ou si par hasard il m'en échappe quelqu'une, je vous promets qu'elle n'aura pas plus de trois lignes, et j'aurai soin de les compter. Voici donc ce que je voulais vous dire.
D'où vient que les hommes ont cette injuste délicatesse dont nous parlions tout à l'heure? N'aurait-elle pas sa source dans la grandeur réelle de notre âme? Est-ce que l'âme, si on peut le dire ainsi, serait d'une trop haute condition pour devoir quelque chose à une autre âme? Le titre de bienfaiteur ne sied-il bien qu'à Dieu seul? Est-il déplacé partout ailleurs?
Il y a apparence, mais qu'y faire? Nous avons tous besoin les uns des autres; nous naissons dans cette dépendance, et nous ne changerons rien à cela.
Conformons-nous donc à l'état où nous sommes; et s'il est vrai que nous soyons si grands, tirons de cet état le parti le plus digne de nous.
Vous dites que celui qui vous oblige a de l'avantage sur vous. Eh bien! voulez-vous lui conserver cet avantage, n'être qu'un atome auprès de lui, vous n'avez qu'à être ingrat. Voulez-vous redevenir son égal, vous n'avez qu'à être reconnaissant; il n'y a que cela qui puisse vous donner votre revanche. S'enorgueillit-il du service qu'il vous a rendu, humiliez-le à son tour, et mettez-vous modestement au-dessus de lui par votre reconnaissance. Je dis modestement; car si vous êtes reconnaissant avec faste, avec hauteur, si l'orgueil de vous venger s'en mêle, vous manquez votre coup; vous ne vous vengez plus, et vous n'êtes plus tous deux que de petits hommes, qui disputez à qui sera le plus petit.
Ah! j'ai fini. Pardon, madame; en voilà pour longtemps, peut-être pour toujours. Revenons à Mme Dorsin et à son esprit.
J'ignore si jamais le sien a été cause qu'on ait moins estimé son coeur qu'on ne le devait; mais, comme vous avez été frappée du portrait que je vous ai fait de la meilleure personne du monde, qui, du côté de l'esprit, n'était que médiocre, j'ai été bien aise de vous disposer à voir sans prévention un autre portrait de la meilleure personne du monde aussi, mais qui avait un esprit supérieur, ce qui fait d'abord un peu contre elle, sans compter que cet esprit va nécessairement mettre des différences dans sa manière d'être bonne, comme dans tout le reste du caractère.
Par exemple, Mme de Miran, avec tout le bon coeur qu'elle avait, ne faisait pour vous que ce que vous la priiez de faire, ou ne vous rendait précisément que le service que vous osiez lui demander; je dis que vous osiez, car on a rarement le courage de dire tout le service dont on a besoin, n'est-il pas vrai? On y va d'ordinaire avec une discrétion qui fait qu'on ne s'explique qu'imparfaitement.
Et avec Mme de Miran, vous y perdiez; elle n'en voyait pas plus que vous lui en disiez, et vous servait littéralement.
Voilà ce que produisait la médiocrité de ses lumières; son esprit bornait la bonté de son coeur.
Avec Mme Dorsin, ce n'était pas de même; tout ce que vous n'osiez lui dire, son esprit le pénétrait; il en instruisait son coeur, il l'échauffait de ses lumières, et lui donnait pour vous tous les degrés de bonté qui vous étaient nécessaires.
Et ce nécessaire allait toujours plus loin que vous ne l'aviez imaginé vous-même. Vous n'auriez pas songé à demander tout ce que Mme Dorsin faisait.
Aussi pouviez-vous manquer d'attention, d'esprit, d'industrie: elle avait de tout cela pour vous.
Ce n'était pas elle que vous fatiguiez du soin de ce qui vous regardait, c'était elle qui vous en fatiguait; c'était vous qu'on pressait, qu'on avertissait, qu'on faisait ressouvenir de telle ou telle chose, qu'on grondait de l'avoir oubliée; en un mot, votre affaire devenait réellement la sienne. L'intérêt qu'elle y prenait n'avait plus l'air généreux à forcé d'être personnel; il ne tenait qu'à vous de trouver cet intérêt incommode.
Au lieu d'une obligation que vous comptiez avoir à Mme Dorsin, vous étiez tout surpris de lui en avoir plusieurs que vous n'aviez pas prévues; vous étiez servi pour le présent, vous l'étiez pour l'avenir dans la même affaire. Mme Dorsin voyait tout, songeait à tout, devenant toujours plus serviable, et se croyant obligée de le devenir à mesure qu'elle vous obligeait.
Il y a des gens qui, tout bons coeurs qu'ils sont, estiment ce qu'ils ont fait, ou ce qu'ils font pour vous, l'évaluent, en sont glorieux, et se disent: je le sers bien, il doit être bien reconnaissant.
Mme Dorsin disait: je l'ai servi plusieurs fois, je l'ai donc accoutumé à croire que je dois le servir toujours; il ne faut donc pas tromper cette opinion qu'il a, et qui m'est si chère; il faut donc que je continue de la mériter.
De sorte qu'à la manière dont elle envisageait cela, ce n'était pas elle qui méritait votre reconnaissance, c'était vous qui méritiez la sienne, à cause que vous comptiez qu'elle vous servirait. Elle concluait qu'elle devait vous servir, et le concluait avec un plaisir qui la payait de tout ce qu'elle avait fait pour vous.
Votre hardiesse à redemander d'être servi faisait sa récompense, son sublime amour-propre n'en connaissait point de plus touchante; et plus là-dessus vous en agissiez sans façon avec elle, plus vous la charmiez, plus vous la traitiez selon son coeur; et cela est admirable.
Une âme qui ne vous demande rien pour les services qu'elle vous a rendus, sinon que vous en preniez droit d'en exiger d'autres, qui ne veut rien que le plaisir de vous voir abuser de la coutume qu'elle a de vous obliger, en vérité, une âme de ce caractère a bien de la dignité.
Peut-être l'élévation de pareils sentiments est-elle trop délicieuse; peut-être Dieu défend-il qu'on s'y complaise; mais moralement parlant, elle est bien respectable aux yeux des hommes. Venons au reste.
La plupart des gens d'esprit ne peuvent s'accommoder de ceux qui n'en ont point ou qui n'en ont guère, ils ne savent que leur dire dans une conversation; et Mme Dorsin, qui avait bien plus d'esprit que ceux qui en ont beaucoup, ne s'avisait point d'observer si vous en manquiez avec elle, et n'en désirait jamais plus que vous n'en aviez; et c'est qu'en effet elle n'en avait elle-même alors pas plus qu'il vous en fallait.
Non pas qu'elle vous fît la grâce de régler son esprit sur le vôtre: il se trouvait d'abord tout réglé, et elle n'avait point d'autre mérite à cela que celui d'être née avec un esprit naturellement raisonnable et philosophe, qui ne s'amusait pas à dédaigner ridiculement l'esprit de personne, et qui ne sentait rapidement le vôtre que pour s'y conformer sans s'en apercevoir.
Mme Dorsin ne faisait pas réflexion qu'elle descendait jusqu'à vous; vous ne vous en doutiez pas non plus; vous lui trouviez pourtant beaucoup d'esprit, et c'est que celui qu'elle gardait avec vous ne servait qu'à vous en donner plus que vous n'en aviez d'ordinaire, et l'on en trouve toujours beaucoup à qui nous en donne.
D'un autre côté, ceux qui en avaient tâchaient d'en montrer le plus qu'ils pouvaient avec elle, non qu'ils crussent qu'il fallait en avoir, ni qu'elle examinerait s'ils en avaient; mais afin qu'elle leur fît l'honneur de leur en trouver. C'était la seule force de l'estime qu'ils avaient pour le sien qui les mettait sur ce ton-là.
Les femmes surtout s'efforçaient de faire preuve d'esprit devant elle, sans exiger qu'elle en fît autant: ses preuves étaient toujours faites à elle. Ainsi elles ne venaient pas pour voir combien elle avait d'esprit, elles venaient seulement lui montrer combien elles en avaient.
Aussi les laissait-elle étaler le leur tout à leur aise, et ne les interrompait-elle le plus souvent que pour approuver, que pour louer, que pour les remettre en haleine.
Il me semblait lui entendre dire: Allons, brillez, mesdames, courage! et effectivement elles brillaient, ce qui demande beaucoup d'esprit; et Mme Dorsin se contentait de les y aider; sorte d'inaction ou de désintéressement qui en demande bien davantage, et d'un esprit bien plus mâle.
Vous auriez dit de jolis enfants qui, pour avoir un juge de leur adresse, venaient jouer devant un homme fait.
Voici encore un effet singulier du caractère de Mme Dorsin.
Allez dans quelque maison du monde que ce soit; voyez-y des personnes de différentes conditions, ou de différents états; supposez-y un militaire, un financier, un homme de robe, un ecclésiastique, un habile homme dans les arts qui n'a que son talent pour toute distinction, un savant qui n'a que sa science: ils ont beau être ensemble, tous réunis qu'ils sont, ils ne se mêlent point, jamais ils ne se confondent; ce sont toujours des étrangers les uns pour les autres, et comme gens de différentes nations; toujours des gens mal assortis, qui se servent mutuellement de spectacle.
Vous y verrez aussi une subordination sotte et gênante, que l'orgueil cavalier ou le maintien imposant des uns, et la crainte de s'émanciper dans les autres, y conservent entre eux.
L'un interroge hardiment, l'autre avec poids et gravité; l'autre attend pour parler qu'on lui parle.
Celui-ci décide, et ne sait ce qu'il dit; celui-là a raison, et n'ose le dire; aucun d'entre eux ne perd de vue ce qu'il est, et y ajuste ses discours et sa contenance; quelle misère!
Oh! je vous assure qu'on était bien au-dessus de cette puérilité-là chez Mme Dorsin, elle avait le secret d'en guérir ceux qui la voyaient souvent.
Il n'était point question de rangs ni d'états chez elle; personne ne s'y souvenait du plus ou du moins d'importance qu'il avait; c'était des hommes qui parlaient à des hommes, entre qui seulement les meilleures raisons, l'emportaient sur les plus faibles; rien que cela.
Ou si vous voulez que je vous dise un grand mot, c'était comme des intelligences d'une égale dignité, sinon d'une force égale, qui avaient tout uniment commerce ensemble; des intelligences entre lesquelles il ne s'agissait plus des titres que le hasard leur avait donné ici-bas, et qui ne croyaient pas que leurs fonctions fortuites dussent plus humilier les unes qu'enorgueillir les autres. Voilà comme on l'entendait chez Mme Dorsin; voilà ce qu'on devenait avec elle, par l'impression qu'on recevait de cette façon de penser raisonnable et philosophe que je vous ai dit qu'elle avait, et qui faisait que tout le monde était philosophe aussi.
Ce n'est pas, d'un autre côté, que, pour entretenir la considération qu'il lui convenait d'avoir, étant née ce qu'elle était, elle ne se conformât aux préjugés vulgaires, et qu'elle ne se prêtât volontiers aux choses que la vanité des hommes estime, comme par exemple d'avoir des liaisons d'amitié avec des gens puissants qui ont du crédit ou des dignités, et qui composent ce qu'on appelle le grand monde; ce sont là des attentions qu'il ne serait pas sage de négliger, elles contribuent à vous soutenir dans l'imagination des hommes.
Et c'était dans ce sens-là que Mme Dorsin les avait. Les autres les ont par vanité, et elle ne les avait qu'à cause de la vanité des autres.
Je vous ai dit que je serais long sur son compte, et comme vous voyez, je vous tiens parole.
Encore un petit article, et je finis; car je renonce à je ne sais combien de choses que je voulais dire, et qui tiendraient trop de place.
On peut ébaucher un portrait en peu de mots; mais le détailler exactement comme je vous avais promis de le faire, c'est un ouvrage sans fin. Venons à l'article qui sera le dernier.
Mme Dorsin, à cet excellent coeur que je lui ai donné, à cet esprit si distingué qu'elle avait, joignait une âme forte, courageuse et résolue; de ces âmes supérieures à tout événement, dont la hauteur et la dignité ne plient sous aucun accident humain; qui retrouvent toutes leurs ressources où les autres les perdent; qui peuvent être affligées, jamais abattues ni troublées; qu'on admire plus dans leurs afflictions qu'on ne songe à les plaindre; qui ont une tristesse froide et muette dans les plus grands chagrins, une gaieté toujours décente dans les plus grands sujets de joie.
je l'ai vue quelquefois dans l'un et dans l'autre de ces états, et je n'ai jamais remarqué qu'ils prissent rien sur sa présence d'esprit, sur son attention pour les moindres choses, sur la douceur de ses manières, et sur la tranquillité de sa conversation avec ses amis. Elle était tout à vous, quoiqu'elle eût lieu d'être tout à elle; et j'en étais quelquefois si surprise, que, malgré moi et ma tendresse pour elle, je m'occupais plus à la considérer qu'à partager ce qui la touchait en bien ou en mal.
Je l'ai vue, dans une longue maladie où elle périssait de langueur, où les remèdes ne la soulageaient point, où souvent elle souffrait beaucoup. Sans son visage abattu, vous auriez ignoré ses souffrances; elle vous disait: Je souffre, si vous lui demandiez comment elle était; elle vous parlait de vous et de vos affaires, ou suivait paisiblement la conversation, si vous ne le lui demandiez point.
Je suis sûre que toutes les femmes sentaient ce que valait Mme Dorsin; mais il n'y avait que les femmes du plus grand mérite qui, je pense, eussent la force de convenir de tout le sien, et pas une d'entre elles qui n'eût été glorieuse de son estime.
Elle était la meilleure de toutes les amies; elle aurait été la plus aimable de toutes les maîtresses.
N'eût-on vu Mme Dorsin qu'une ou deux fois, elle ne pouvait être une simple connaissance pour personne; et quiconque disait: Je la connais, disait une chose qu'il était bien aise qu'on sût, et une chose qui était remarquée par les autres.
Enfin ses qualités et son caractère la rendaient si considérable et si importante, qu'il y avait de la distinction à être de ses amis, de la vanité à la connaître, et du bon air à parler d'elle équitablement ou non. C'était être d'un parti que de l'aimer et de lui rendre justice, et d'un autre parti que de la critiquer.
Ses domestiques l'adoraient; ce qu'elle aurait perdu de son bien, ils auraient cru le perdre autant qu'elle; et par la même méprise de leur attachement pour elle, ils s'imaginaient être riches de tout ce qui appartenait à leur maîtresse; ils étaient fâchés de tout ce qui la fâchait, réjouis de tout ce qui la réjouissait. Avait-elle un procès, ils disaient: Nous plaidons. Achetait-elle: Nous achetons. Jugez de tout ce que cela supposait d'aimable dans cette maîtresse, et de tout ce qu'il fallait qu'elle fût pour enchanter, pour apprivoiser jusque-là, comment dirai-je, pour jeter dans de pareilles illusions cette espèce de créatures dont les meilleures ont bien de la peine à nous pardonner leur servitude, nos aises et nos défauts; qui, même en nous servant bien, ne nous aiment ni ne nous haïssent, et avec qui nous pouvons tout au plus . nous réconcilier par nos bonnes façons. Mme Dorsin était extrêmement généreuse, mais ses domestiques étaient fort économes, et malgré qu'elle en eût, l'un corrigeait l'autre.
Ses amis... oh! ses amis me permettront de les laisser là; je ne finis point. Qu'est-ce que cela signifie? Allons voilà qui est fait.
Où en étions-nous de mon histoire? Encore chez Mme Dorsin, de chez qui je vais sortir.
Je supprime les caresses qu'elle me fit, et tout ce que les messieurs avec qui j'avais dîné dirent de galant et d'avantageux pour moi.
Il vint quelqu'un. Mme de Miran saisit cet instant pour se retirer; nous la suivîmes, Valville et moi. Son amie courut après nous pour m'embrasser, et nous voilà partis pour me reconduire à mon couvent.
Dans tout ceci je n'ai fait aucune mention de Valville; qu'est-ce que j'en aurais dit? Qu'il avait à tout moment les yeux sur moi, que je levais quelquefois les miens sur lui, mais tout doucement, et comme à la dérobée; que lorsqu'on me parlait, je le voyais intrigué, et comme en peine de ce que j'allais répondre, et regardant ensuite les autres, pour voir s'ils étaient contents de ce que j'avais répondu; ce qui, à vous dire vrai, leur arrivait assez souvent. Je crois bien que c'était un peu par bonté, mais il me semble, autant qu'il m'en souvient, qu'il y entrait un peu de justice. J'avoue que je fus d'abord embarrassée, et mes premiers discours s'en ressentirent; mais cela n'alla pas si mal après, et je me tirai passablement d'affaire, même au sentiment de Mme de Miran, qui, tout en badinant, me dit dans le carrosse: Eh bien! petite fille, la compagnie que nous venons de quitter est-elle de votre goût? Vous êtes assez du sien à ce qu'il m'a paru, et nous ferons quelque chose de vous. Oui-da, dit Valville sur le même ton, il y a lieu d'espérer que Mlle Marianne ne déplaira pas dans la suite.
Je me mis à rire. Hélas! répondis-je, je ne sais ce qui en arrivera, mais il ne tiendra pas à moi que ma mère ne se repente point de m'avoir pris pour sa fille. Et ce fut en continuant ce badinage que nous arrivâmes au couvent.
Serons-nous longtemps sans la revoir? dit Valville à Mme de Miran, quand il me donna la main pour m'aider à descendre de carrosse. Je pense que non, repartit-elle; il y aura peut-être encore quelque dîner chez Mme Dorsin. Comme on s'est assez bien trouvé de nous, peut-être nous renverra-t-on chercher; point d'impatience; partez, conduisez Marianne.
Et là-dessus nous sonnâmes, on vint m'ouvrir, et Valville n'eut que le temps de soupirer de ce qu'il me quittait: Vous allez vous renfermer, me dit-il, et dans un moment il n'y aura plus personne pour moi dans le monde; je vous dis ce que je sens. Eh! qui est-ce qui y sera pour moi? repartis-je; je n'y connais que vous et ma mère, et je ne me soucie pas d'y en connaître davantage.
Ce que je dis sans le regarder; mais il n'y perdait rien; ce petit discours valait bien un regard. Il m'en parut pénétré, et pendant qu'on ouvrait la porte, il eut le secret, je ne sais comment, d'approcher ma main de sa bouche, sans que Mme de Miran, qui l'attendait dans son carrosse, s'en aperçût; du moins crut-il qu'elle ne le voyait pas, à cause qu'elle ne devait pas le voir; et je raisonnai à peu près de même. Cependant, je retirai ma main, mais quand il ne fut plus temps; on s'y prend toujours trop tard en pareil cas.
Enfin, me voici entrée, moitié rêveuse et moitié gaie. Il s'en allait, et moi je restais; et il me semble que la condition de ceux qui restent est toujours plus triste que celle des personnes qui s'en vont. S'en aller, c'est un mouvement qui dissipe, et rien ne distrait les personnes qui demeurent; c'est elles que vous quittez, qui vous voient partir, et qui se regardent comme délaissées, surtout dans un couvent, qui est un lieu où tout ce qui se passe est si étranger à ce que vous avez dans le coeur, un lieu où l'amour est si dépaysé, et dont la clôture qui vous enferme rend ces sortes de séparations plus sérieuses et plus sensibles qu'ailleurs.
D'un autre côté aussi, j'avais de grandes raisons de gaieté et de consolation. Valville m'aimait, il lui était permis de m'aimer, je ne risquais rien en l'aimant, et nous étions destinés l'un à l'autre; voilà d'agréables sujets de pensées; et de la manière dont Mme de Miran en agissait, à toute la conduite qu'elle tenait, il n'y avait qu'à patienter et prendre courage.
Au sortir d'avec Valville, je montai à ma chambre, où j'allais me déshabiller et me remettre dans, mon négligé, quand il fallut aller souper. Je me laissai donc comme j'étais, et me rendis au réfectoire avec tous mes atours.
Entre les pensionnaires il y en avait une à peu près de mon âge, et qui était assez jolie pour se croire belle, mais qui se la croyait tant (je dis belle), qu'elle en était sotte. On ne la sentait occupée que de son visage, occupée avec réflexion; elle ne songeait qu'à lui; elle ne pouvait pas s'y accoutumer, et on eût dit, quand elle vous regardait, que c'était pour vous faire admirer ses grands yeux, qu'elle rendait fiers ou doux, suivant qu'il lui prenait fantaisie de vous en imposer ou de vous plaire.
Mais d'ordinaire elle les adoucissait rarement; elle aimait mieux qu'ils fussent imposants que gracieux ou tendres, à cause qu'elle était fille de qualité et glorieuse.
Vous vous souvenez du discours que j'avais tenu à l'abbesse, lorsque je me présentai à elle devant Mme de Miran; je lui avais confié l'état de ma fortune et tous mes malheurs; et ma bienfaitrice, qui en fut si touchée, avait oublié de lui recommander le secret en me mettant chez elle. On ne songe pas à tout.
J'y avais pourtant songé, moi, dès le soir même, deux heures après que je fus dans la maison, et l'avais bien humblement priée de ne point divulguer ce que je lui avais appris. Hélas! ma chère enfant, je n'ai garde, m'avait-elle répondu. Jésus, mon Dieu! ne craignez rien; est-ce qu'on ne sait pas la conséquence de ces choses-là?
Mais, soit qu'il fût déjà trop tard quand je l'en avertis, quoiqu'il n'y eût que deux heures qu'elle fût instruite, soit qu'en la conjurant de ne rien dire je lui eusse, rendu mon secret plus pesant et plus difficile à garder, et que cela n'eût servi qu'à lui faire venir la tentation de le dire, à neuf heures du matin le lendemain, j'étais, comme on dit, la fable de l'armée; mon histoire courait tout le couvent; je ne vis que des religieuses ou des pensionnaires qui chuchotaient aux oreilles les unes des autres en me regardant, et qui ouvraient sur moi les yeux du monde les plus indiscrets, dès que je paraissais.
Je compris bien ce qui en était cause, mais qu'y faire? je baissais les yeux, et passais mon chemin.
Il n'y en eut pas une, au reste, qui ne me prévînt d'amitié, et qui ne me fît des caresses. Je pense que d'abord la curiosité de m'entendre parler les y engagea; c'est une espèce de spectacle qu'une fille comme moi qui arrive dans un couvent. Est-elle grande? est-elle petite? comment marche-t-elle? que dit-elle? quel habit, quelle contenance a-t-elle? tout en est intéressant.
Et cela finit ordinairement par la trouver encore plus aimable qu'elle ne l'est, pourvu qu'elle le soit un peu, ou plus déplaisante, pour peu qu'elle déplaise; c'est là l'effet de ces sortes de mouvements qui nous portent à voir les personnes dont on nous conte des choses singulières.
Et cet effet me fut avantageux; toutes ces filles m'aimèrent, surtout les religieuses, qui ne me disaient rien de ce qu'elles savaient de moi (vraiment elles n'avaient garde, comme avait dit notre abbesse), mais qui, dans les discours qu'elles me tenaient, et tout en se récriant sur mon air de douceur et de modestie, sur mon aimable petite personne, prenaient avec moi des tons de lamentation si touchants, que vous eussiez dit qu'elles pleuraient sur moi; et le tout à propos de ce qu'elles savaient, et de ce que, par discrétion, elles ne faisaient pas semblant de savoir. Voyez, que cela était adroit! Quand elles m'auraient dit: Pauvre petite orpheline, que vous êtes à plaindre d'être réduite à la charité des autres! elles ne se seraient pas expliquées plus clairement.
Venons à ce qui fait que je parle de ceci. C'est que cette jeune pensionnaire, qui se croyait si belle, et qui était si fière, avait été la seule qui m'eût dédaignée, et qui ne m'eût pas dit un mot; à peine pouvait-elle se résoudre à payer d'une imperceptible inclination de tête les révérences que je ne manquais jamais de lui faire lorsque je la rencontrais. On voyait que cela lui coûtait.
Un jour même qu'elle se promenait dans le jardin avec quelques-unes de nos compagnes, et que je vins à passer avec une religieuse, elle laissa tomber négligemment un regard sur moi, et je l'entendis qui disait, mais d'un ton de princesse: Oui, elle est assez bien, assez gentille. C'est donc une dame qui a la charité de paver sa pension? Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble à Javotte? (C'était une fille qui la servait, et qui en effet me ressemblait, mais fort en laid.)
Je remarquai qu'aucune de celles qui l'accompagnaient ne répondit. Quant à moi je rougis beaucoup, et les larmes m'en vinrent aux yeux; la religieuse avec qui je me promenais, fille d'un très bon esprit, qui s'était prise d'inclination pour moi, et que j'aimais aussi, leva les épaules et se tut.
Mon Dieu, qu'il y a de cruelles gens dans le monde! ne pus-je m'empêcher de dire en soupirant; car aussi bien il aurait été inutile de me retenir et de passer cela sous silence: voilà qui était fini, on me connaissait.
Consolez-vous, me dit la religieuse en me prenant la main, vous avez des avantages qui vous vengent bien de cette petite sotte-là, ma fille; et vous pourriez être plus glorieuse qu'elle, si vous n'étiez pas plus raisonnable. N'enviez rien de ce qu'elle a de plus que vous; c'est à elle à être jalouse.
Vous avez bien de la bonté, ma mère, lui répondis-je en la regardant avec reconnaissance; hélas! vous parlez d'être raisonnable, et il me serait bien aisé de ne pas rougir de mes malheurs, si tout le monde avait autant de raison que vous.
Voilà donc ce que j'avais déjà essuyé de cette superbe pensionnaire, qui ne pouvait pas me pardonner d'être, peut-être, aussi belle qu'elle. Quand je dis peut-être, c'est pour parler comme elle, à qui, toute vaine qu'elle était de sa beauté, il ne laissait pas que d'être difficile et hardi, je pense, de décider qu'elle valait mieux que moi; et c'était apparemment cette difficulté-là qui l'aigrissait si fort, et lui donnait tant de rancune contre l'orpheline.
Quoi qu'il en soit, je me rendis donc au réfectoire, parée comme vous savez que je l'étais, et qui plus est, bien aise de l'être, à cause de ma jalouse, à qui, par hasard, je m'avisai de songer en chemin, et qui allait, à mon avis, passer un mauvais quart d'heure, et soutenir une comparaison fâcheuse de ma figure à la sienne. Ni elle ni personne de la maison ne m'avait encore vue dans tous mes ajustements, et il est vrai que j'étais brillante.
J'arrive. Je vous ai dit que je n'étais pas haïe: mes façons douces et avenantes m'avaient attiré la bienveillance de tout le monde, et faisaient qu'on aimait à me louer et à me rendre justice; de sorte qu'à mon apparition, tous les yeux se fixèrent sur moi, et on se fit l'une à l'autre de ces petits signes de tête qui marquent une agréable surprise, et qui font l'éloge de ce qu'on voit; en un mot, je causai un moment de distraction dont je devais être très flattée, et de temps en temps on regardait ma rivale, pour examiner la mine qu'elle faisait, comme si on avait voulu voir si elle ne se tenait pas pour battue; car on savait sa jalousie.
Quant à elle, aussitôt qu'elle m'eut vue, j'observai qu'elle baissa les yeux en souriant de l'air dont on sourit quand quelque chose paraît ridicule; c'était apparemment tout ce qu'elle imagina de mieux pour se défendre; et vous allez voir sur quoi elle fondait cet ait railleur qu'elle jugea à propos de prendre.
Le souper finit, et nous passâmes toutes ensemble dans le jardin. Quelques religieuses nous y suivirent, entre autres celle dont je vous ai déjà parlé, et qui était mon amie.
Dès que nous y fûmes, mes compagnes m'entourèrent. L'une me demandait: Où avez-vous donc été? on ne vous a pas vue aujourd'hui. L'autre regardait ma robe, en maniait l'étoffe et disait: Voilà de beau linge, et tout cela vous sied à merveille. Ah! que vous êtes bien coiffée! et mille autres bagatelles de cette espèce, dignes de l'entretien de jeunes filles qui voient de la parure.
Mon amie la religieuse vint s'en mêler à sa manière, et s'adressant, malicieusement sans doute, à celle qui me dédaignait tant, et qui s'avançait avec elle: N'est-il pas vrai, mademoiselle, que ce serait là une belle victime à offrir au Seigneur? lui dit-elle. Ah! mon Dieu, le beau sacrifice que ce serait si mademoiselle renonçait au monde et se faisait religieuse! (et vous comprenez bien que c'était de moi dont elle parlait.)
Eh! mais, ma mère, je crois pour moi que c'est son dessein, et elle ferait fort bien, repartit l'autre, ce serait du moins le parti le plus sûr. Et puis m'apostrophant: Vous avez là une belle robe, Marianne, et tout y répond; cela est cher au moins, et il faut que la dame qui a soin de vous soit très généreuse. Quel âge a-t-elle? est-elle vieille? songe-t-elle à vous assurer de quoi vivre? Elle ne sera pas éternelle, et il serait fâcheux qu'elle ne vous mît pas en état d'être toujours aussi proprement mise; on s'y accoutume, et c'est ce que je vous conseille de lui dire.
Le silence qui se fit à ce discours, et qui vint en partie de l'étonnement où il jeta toutes ces filles, me déconcerta; je restai muette et confuse en voyant la confusion des autres, et ne pus m'empêcher de pleurer avant que de répondre.
Pendant que je me taisais: Qu'est-ce que c'est que ce raisonnement-là, mademoiselle? Eh! de quoi vous mêlez-vous? repartit pour moi cette religieuse qui m'aimait. Savez-vous bien que votre mauvaise humeur n'humilie que vous ici, et qu'on n'ignore pas le motif d'un mouvement si hautain! c'est votre défaut que cette hauteur; Madame votre mère nous en avertit quand elle vous mit ici, et nous pria de tâcher de vous en corriger; j'y fais ce que je puis, profitez de la leçon que je vous donne; et en parlant à mademoiselle, ne dites plus Marianne, comme vous venez de le dire, puisqu'elle vous appelle toujours mademoiselle, et qu'il n'y a que vous de toutes vos compagnes qui preniez la liberté de l'appeler autrement. Vous n'avez pas droit de vous dispenser des devoirs d'honnêteté et de politesse qui doivent s'observer entre vous. Et vous, mademoiselle, qu'est-ce qui vous afflige, et pourquoi pleurez-vous? (Ceci me regardait.) Y a-t-il rien de honteux dans les malheurs qui vous sont arrivés, et qui font que vos parents vous ont perdue? Il faudrait être un bien mauvais esprit pour abuser de cela contre vous, surtout avec une fille aussi bien née que vous l'êtes, et qui ne peut assurément venir que de très bon lieu. Si on juge de la condition des gens par l'opinion que leurs façons nous en donnent, telle ici qui se croit plus que vous ne risque rien à vous regarder comme son égale en naissance, et serait trop heureuse d'être votre égale en bon caractère.
Non, ma mère, répondis-je d'un air doux, mais contristé; je n'ai rien, Dieu m'a tout ôté, et je dois croire que je suis au-dessous de tout le monde; mais j'aime encore mieux être comme je suis, que d'avoir tout ce que mademoiselle a de plus que moi, et d'être capable d'insulter les personnes affligées. Ce discours et mes larmes qui s'y mêlaient émurent le coeur de mes compagnes, et les mirent de mon parti.
Eh! qui est-ce qui songe à l'insulter? s'écria ma jalouse en rougissant de honte et de dépit; quel mal lui fait-on, je vous prie, de lui dire qu'elle prenne garde à ce qu'elle deviendra? Il faut donc bien des précautions avec cette petite fille-là!
On ne lui répondit rien; ma religieuse lui avait déjà tourné le dos, et m'emmenait d'un autre côté avec la plus grande partie des autres pensionnaires qui nous suivirent; il n'en resta qu'une ou deux avec mon ennemie; encore l'une était-elle sa parente, et l'autre son amie.
Cette petite aventure, que j'ai crue assez instructive pour les jeunes personnes à qui vous pourriez donner ceci à lire, fit que je redoublai de politesse et de modestie avec mes compagnes; ce qui fit qu'à leur tour elles redoublèrent d'amitié pour moi. Reprenons à présent le cours de mon histoire.
Je vous ai promis celle d'une religieuse, mais ce n'est pas encore ici sa place, et ce que je vais raconter l'amènera. Cette religieuse, vous la devinez sans doute; vous venez de la voir venger mon injure, et à la manière dont elle a parlé, vous avez dû sentir qu'elle n'avait point les petitesses ordinaires aux esprits de couvent. Vous saurez bientôt qui elle était. Continuons. Mme de Miran vint me revoir deux jours après notre dîner chez Mme Dorsin; et quelques jours ensuite je reçus d'elle, à neuf heures du matin, un second billet qui m'avertissait de me tenir prête à une heure après midi, pour aller avec elle chez Mme Dorsin, avec un nouvel ordre de me parer, qui fut suivi d'une parfaite obéissance.
Elle arriva donc. Il y avait huit jours que je n'avais Valville, et je vous avoue que le temps m'avait duré; j'espérais le trouver à la porte du couvent comme la première fois; je m'y attendais, je n'en doutais pas, et je pensais mal.
Mme de Miran avait prudemment jugé à propos de ne le pas amener avec elle, et je ne fus reçue que par un laquais, qui me conduisit à son carrosse. J'en fus interdite, ma gaieté me quitta tout d'un coup; je pris pourtant sur moi, et je m'avançai avec un découragement intérieur que je voulais cacher à Mme de Miran; mais il aurait fallu n'avoir point de visage; le mien me trahissait, on y lisait mon trouble, et malgré que j'en eusse, je m'approchai d'elle avec un air de tristesse et d'inquiétude, dont je la vis sourire dès qu'elle m'aperçut. Ce sourire me remit un peu le coeur, il me parut un bon signe. Montez, ma fille, me dit-elle. Je me plaçai, et puis nous partîmes.
Il manque quelqu'un ici, n'est-il pas vrai? ajouta-t-elle toujours en souriant. Eh! qui donc, ma mère? repris-je, comme si je n'avais pas été au fait. Eh! qui, ma fille? s'écria-t-elle; tu le sais encore mieux que moi, qui suis sa mère. Ah! c'est M. de Valville, répondis-je; eh! mais je m'imagine que nous le retrouverons chez Mme Dorsin.
Point du tout, me dit-elle; c'est encore mieux que cela; il nous attend chez un de ses amis chez qui nous devons le prendre en passant, et c'est moi qui n'ai pas voulu l'amener ici. Vous allez le voir tout à l'heure.
En effet, nous arrêtâmes à quelques pas de là: un laquais, que j'avais aperçu de loin à la porte d'une maison, disparut sur-le-champ, et courut sans doute avertir son maître, qui lui avait apparemment ordonné de se tenir là, et qui était déjà descendu quand nous arrivâmes. Que l'instant où l'on revoit ce qu'on aime fait de plaisir après quelque absence! Ah! l'agréable objet à retrouver!
Je compris à merveille, en le voyant à la porte de cette maison, qu'il fallait qu'il eût pris des mesures pour me revoir une ou deux minutes plus tôt; et de quel prix n'est pas une minute au compte de l'amour, et quel gré mon coeur ne sut-il pas au sien d'avoir avancé notre joie de cette minute de plus!
Quoi! mon fils, vous êtes déjà là? lui dit Mme de Miran voilà ce qui s'appelle mettre les moments à profit. Et voilà ce qui s'appelle une mère qui, à force de bon coeur, devine les coeurs tendres, lui répondit-il du même ton. Taisez-vous, lui dit-elle, supprimez ce langage-là, il n'est pas séant que je l'écoute; que vos tendresses attendent, s'il vous plaît, que je n'y sois plus. Tu baisses les yeux, toi, ajouta-t-elle en s'adressant à moi; mais je t'en veux aussi; je t'ai vu tantôt pâlir de ce qu'il n'était pas avec moi; ce n'était pas assez de votre mère, mademoiselle?
Ah! ma mère, ne la querellez point, lui répondit Valville en me lançant un regard enflammé de tendresse, serait-il beau qu'elle ne s'aperçût pas de l'absence d'un homme à qui sa mère la destine? Si vous tourniez la tête, j'aurais grande envie de lui baiser la main pour la remercier, et il me la prenait en tenant ce discours; mais je la retirai bien vite; je lui donnai même un petit coup sur la sienne, et me jetai tout de suite sur celle de Mme de Miran, que je baisai de tout mon coeur, et pénétrée des mouvements les plus doux qu'on puisse sentir.
Elle de son côté me serra la mienne. Ah! la bonne petite hypocrite! me dit-elle; vous abusez tous deux du respect que vous me devez; allons, paix, parlons d'autre chose. Avez-vous passé chez mon frère, mon fils, comment se porte-t-il ce matin? Un peu mieux, mais toujours assoupi comme hier, répondit Valville. Cet assoupissement m'inquiète, dit Mme de Miran; nous ne serons pas aujourd'hui si longtemps chez Mme Dorsin que l'autre jour, je veux voir mon frère de bonne heure.
Et nous en étions là quand le cocher arrêta chez cette dame. Il y avait bonne compagnie; j'y trouvai les mêmes personnes que j'y avais déjà vues, avec deux autres, qui ne me parurent point de trop pour moi, et qui, à la façon obligeante et pourtant curieuse dont elles me regardèrent, s'attendaient à me voir, ce me semble; il fallait qu'on se fût entretenu de moi, et à mon avantage; ce sont de ces choses qui se sentent.
Nous dînâmes; on me fit parler plus que je n'avais fait au premier dîner. Mme Dorsin, suivant sa coutume, m'accabla de caresses. Dispensez-moi du détail de ce qu'on y dit; avançons.
Il n'y avait qu'une heure que nous étions sortis de table, quand on vint dire à Mme de Miran qu'un domestique de chez elle demandait à lui parler.
Et c'était pour lui dire que M. de Climal était en danger, qu'on tâchait de le faire revenir d'une apoplexie où il était tombé depuis deux heures.
Elle rentra où nous étions, toute effrayée, et, la larme à l'oeil, nous apprit cette nouvelle, prit congé de la compagnie, me laissa à mon couvent, et courut chez le malade avec Valville, qui me parut touché de l'état de son oncle, et touché aussi, je pense, du contretemps qui nous arrachait si brusquement au plaisir d'être ensemble. J'en fus encore moins contente que lui; je voulus bien qu'il s'en aperçût dans mes regards, et j'allai tristement me renfermer dans ma chambre, où il me vint des motifs de réflexion qui me chagrinèrent.
Si M. de Climal meurt à présent, disais-je, Valville, qui en hérite et qui est déjà très riche, va le devenir encore davantage; eh! que sais-je si cette augmentation de richesses ne me nuira pas? Sera-t-il possible qu'un héritier si considérable m'épouse? Mme de Miran elle-même ne se dédira-t-elle pas de cette bonté incroyable qu'elle a aujourd'hui de consentir à notre amour? M'abandonnera-t-elle un fils qui pourra faire les plus grandes alliances, à qui on va les proposer, et qu'elles tenteront peut-être? Il y avait effectivement lieu d'être alarmée.
Au moment où je raisonnais ainsi, Valville avait beaucoup de tendresse pour moi, j'en étais sûre; et tant qu'il ne s'agissait que d'épouser quelqu'une de ses égales, il m'aimait assez pour être insensible à l'avantage qu'il aurait pu y trouver. Mais le serait-il à l'ambition de s'allier à une famille encore au-dessus de la sienne, et plus puissante? Résisterait-il à l'appât des honneurs et des emplois qu'elle pourrait lui procurer? Aurait-il de l'amour jusque-là? Il y a des degrés de générosité supérieurs à des âmes très généreuses. Les coeurs capables de soutenir toutes sortes d'épreuves en pareil cas sont si rares! Les coeurs qui ne se rendent qu'aux plus fortes le sont même aussi.
Je n'avais pourtant rien à craindre de ce côté-là; ce n'est pas l'ambition qui me nuira dans le coeur de Valville. Quoi qu'il en soit, je fus inquiète, et je ne dormis guère.
Je venais de me lever le lendemain, quand je vis entrer une religieuse dans ma chambre, qui me dit de la part de l'abbesse de m'habiller le plus vite que je pourrais, et cela en conséquence d'un billet que lui avait écrit Mme de Miran, où elle la priait de me faire partir au plus tôt. Il y a même, ajouta cette religieuse, un carrosse qui vous attend dans la cour.
Autre sujet d'inquiétude pour moi; le coeur me battit; m'envoyer chercher si matin! me dis-je. Eh! mon Dieu, qu'est-il donc arrivé? Qu'est-ce que cela m'annonce? Je n'ai pour toute ressource ici que la protection de Mme de Miran (car je n'osais plus en ce moment dire ma mère); veut-on me l'ôter? est-ce que je vais la perdre? On n'est sûre de rien dans l'état où j'étais. Ma condition présente ne tenait à rien; personne n'était obligé de m'y soutenir: je ne la devais qu'à un bon coeur, qui pouvait tour d'un coup me retirer ses bienfaits, et m'abandonner sans que j'eusse à me plaindre; et ce bon coeur, il ne fallait qu'un mauvais rapport, qu'une imposture pour le dégoûter de moi; et tout cela me roulait dans la tète en m'habillant. Les malheureux ont toujours si mauvaise opinion de leur sort! Ils se fient si peu au bonheur qui leur arrive!
Enfin me voilà prête; je sortis dans un ajustement fort négligé, et j'allai monter en carrosse. Je pensais en chemin qu'on me menait chez Mme de Miran; point du tout; ce fut chez M. de Climal qu'on arrêta. Je reconnus la maison: vous savez qu'il n'y avait pas si longtemps que j'y avais été.
Jugez quelle fut ma surprise! Oh! ce fut. pour le coup que je me crus perdue. Allons, c'en est fait, me dis-je; je vois bien de quoi il s'agit; c'est ce misérable faux dévôt qui est réchappé et qui se venge; je m'attends à mille calomnies qu'il aura inventé contre moi; il aura tout tourné à sa fantaisie; il passe pour un homme de bien, et j'aurai beau faire, Mme de Miran croira toutes les faussetés qu'il aura dites. Ah! mon Dieu, le méchant homme!
Et en effet, n'y avait-il pas quelque apparence à ce que j'appréhendais? Les menaces qu'il m'avait faites en me quittant chez Mme Dutour; cette scène qui s'était passée entre lui et moi chez ce religieux à qui j'avais été me plaindre, et devant qui je l'avais réduit, pour se défendre, à tout ce que l'hypocrisie a de plus scélérat et de plus intrépide; cette rencontre que j'avais fait de lui à mon couvent; les signes d'amitié dont m'y avait honoré Mme de Miran, qu'il m'avait vu saluer de loin; la crainte que je ne révélasse, ou que je n'eusse déjà révélé son indignité à cette dame, qu'il voyait que je connaissais: tout cela, joint au voyage qu'on me faisait faire chez lui, sans qu'on m'en eût avertie, ne semblait-il pas m'annoncer quelque chose de sinistre? Qui est-ce qui n'aurait pas cru que j'allais essuyer quelque nouvelle iniquité de sa part?
Vous verrez peut-être que, selon lui, ce sera moi qui aurai voulu le tenter pour l'engager à me faire du bien, me disais-je. Mais ce n'est pas là ce qu'il a dit au père [Saint-]Vincent; il m'a seulement accusée d'avoir cru que c'était lui-même qui m'aimait; et ce bon religieux, devant qui nous nous sommes trouvés tous deux, ne refusera pas son témoignage à une pauvre fille à qui on veut faire un si grand tort. Voilà comme je raisonnais en me voyant dans la cour de M. de Climal, de sorte que je sortis du carrosse avec un tremblement digne de l'effroyable scène à laquelle je me préparais.
Il y avait deux escaliers, et je dis à un laquais: Où est-ce? Par là, mademoiselle, me dit-il; c'était l'escalier à droite qu'il me montrait, et dont Valville en cet instant même descendait avec précipitation.
Etonnée de le voir là, je m'arrêtai sans trop savoir ce que je faisais, et me mis à examiner quelle mine il avait, et de quel air il me regardait.
Je le trouvai triste, mais d'une tristesse qui, ce me semble, ne signifiait rien contre moi; aussi m'aborda-t-il d'un air fort tendre.
Venez, mademoiselle, me dit-il en me donnant la main; il n'y a point de temps à perdre, mon oncle se meurt, et il vous attend.
Moi, monsieur! repris-je en respirant plus à l'aise (car sa façon de me parler me rassurait, et puis cet oncle mourant ne me paraissait plus si dangereux; un homme qui se meurt voudrait-il finir sa vie par un crime? Cela n'est pas vraisemblable).
Moi, monsieur, m'écriai-je donc, et d'où vient m'attend-il? Que peut-il me vouloir? Nous n'en savons rien, me répondit-il; mais ce matin, il a demandé à ma mère si elle connaissait particulièrement la jeune personne qu'elle avait saluée au couvent ces jours passés; ma mère lui a dit qu'oui, lui a même appris en peu de mots de quelle façon vous vous étiez connues à ce couvent, et ne lui a point caché que c'était elle qui vous y avait mise. Là-dessus: Vous pouvez donc la faire venir, a-t-il répondu, et je vous prie de l'envoyer chercher; il faut que je la voie, j'ai quelque chose à lui dire avant que je meure; et ma mère aussitôt a écrit à votre abbesse de vous permettre de sortir; voilà tout ce que nous pouvons vous en dire.
Hélas! lui répondis-je, cette envie qu'il a de me voir m'a d'abord fait peur; je me suis figurée, en partant, qu'il y avait quelque mauvaise volonté de sa part. Vous vous êtes trompé, reprit-il, du moins paraît-il dans des disposition à bien éloignées de cela. Et nous montions l'escalier pendant ce court entretien. C'est ma mère, ajouta-t-il, qui a voulu que je vous prévinsse sur tout ceci avant que vous vissiez M. de Climal.
A ces mots nous arrivâmes à la porte de sa chambre. Je vous ai dit que j'étais un peu rassurée; mais la vue de cette chambre où j'allais entrer ne laissa pas que de me remuer intérieurement.
C'était en effet une étrange visite que je rendais; il y avait mille petites raisons de sentiment qui m'en faisaient une corvée.
Il me répugnait de paraître aux yeux d'un homme qui, à mon gré, ne pourrait guère s'empêcher d'être humilié en me voyant. Je pensais aussi que j'étais jeune, et que je me portais bien, et que lui était vieux et mourant.
Quand je dis vieux, je sais bien que ce n'était pas une chose nouvelle; mais c'est qu'à l'âge où il était, un homme qui se meurt a cent ans; et cet homme de cent ans m'avait parlé d'amour, m'avait voulu persuader qu'il n'était vieux que par rapport à moi qui étais trop jeune; et dans l'état hideux et décrépit où il était, j'avais de la peine à l'aller faire ressouvenir de tout cela. Est-ce là tout? Non; j'avais été vertueuse avec lui, il n'avait été qu'un lâche avec moi; voyez combien de sortes d'avantages j'aurais sur lui. Voilà à quoi je songeais confusément, de façon que j'étais moi-même honteuse de l'affront que mon âge, mon innocence et ma santé feraient à ce vieux pécheur confondu et agonisant. Je me trouvais trop vengée, et j'en rougissais d'avance.
Ce ne fut pas lui que j'aperçus d'abord; ce fut le père Saint-Vincent, qui était au chevet de son lit, et au-dessous duquel était assise Mme de Miran, qui me tournait le dos.
A cet aspect, surtout à celui du père Saint-Vincent, que je surpris bien autant qu'il me surprit, je n'osai plus me croire à l'abri de rien, et me voilà retombée dans mes inquiétudes; car enfin, l'autre avait beau être mourant, que faisait là ce bon religieux? pourquoi fallait-il qu'il s'y trouvât avec moi?
Et à propos de ce religieux, de qui, par parenthèse, je ne vous ai rien dit depuis que je l'ai quitté à son couvent; qui, comme vous savez, m'avait promis de chercher à me placer, et de venir lendemain matin chez Mme Dutour, m'informer de ce qu'il aurait pu faire, vous remarquerez que je lui avais écrit deux ou trois jours après que j'eus rencontré Mme de Miran, que je l'avais instruit de mon aventure et de l'endroit où j'étais, et que je l'avais prié d'avoir la bonté de m'y venir voir, à quoi il avait répondu qu'il y passerait incessamment.
J'étais donc, vous dis-je, fort étourdie de le trouver là, et je n'augurais rien de bon des motifs qu'on avait eu de l'y appeler.
Lui, de son côté, à qui je n'avais point appris dans ma lettre le nom de ma bienfaitrice, et à qui M. de Climal n'avait encore rien dit de son projet, ne savait que penser de me voir au milieu de cette famille, amenée par Valville, qu'il vit venir avec moi, mais qui n'avança pas et qui se tint éloigné, comme si, par égard pour son oncle, il avait voulu lui cacher que nous étions entrés ensemble.
Au bruit que nous fîmes en entrant: Qui est-ce que j'entends? demanda le malade. C'est la jeune personne que vous avez envie de voir, mon frère, lui dit Mme de Miran. Approchez, Marianne, ajouta-t-elle tout de suite.
A ce discours, tout le corps me frémit; j'approchai pourtant, les yeux baissés; je n'osais les lever sur le mourant: je n'aurais su, ce, me semble, comment m'y prendre pour le regarder, et je reculais d'en venir là.
Ah! mademoiselle, c'est donc vous? me dit-il d'une voix faible et embarrassée, je vous suis obligé d'être venue; assoyez-vous, je vous prie. Je m'assis donc et me tus, toujours les yeux baissés. Je ne voyais encore que son lit; mais, un moment après, j'essayai de regarder plus haut, et puis encore un peu plus haut, et de degré en degré je parvins enfin jusqu'à lui voir la moitié du visage, que je regardai vite tout entier; mais ce ne fut qu'un instant; j'avais peur que le malade ne me surprît en l'examinant, et n'en fût trop mortifié; ce qui est de sûr, c'est que je ne vis point de malice dans ce visage-là contre moi.
Où est mon neveu? dit encore M. de Climal. Me voici, mon oncle, répondit Valville, qui se montra alors modestement. Reste ici, lui dit-il; et vous, mon père, ajouta-t-il en s'adressant au religieux, ayez aussi la bonté de demeurer; le tout sans parler de Mme de Miran, qui remarqua cette exception qu'il faisait d'elle, et qui lui dit: Mon frère, je vais donner quelques ordres, et passer pour un instant dans une autre chambre.
Comme vous voudrez ma soeur, répondit-il. Elle sortit donc; et cette retraite, que M. de Climal me parut souhaiter lui-même, acheva de me prouver que je n'avais rien à craindre de fâcheux. S'il avait voulu me faire du mal, il aurait retenu ma bienfaitrice, la scène n'aurait pu se passer sans elle; aussi ne me resta-t-il plus qu'une extrême curiosité de savoir à quoi cette cérémonie aboutirait. Il se fit un moment de silence après que Mme de Miran fut sortie; nous entendîmes soupirer M. de Climal.
Je vous ai fait prier, dit-il en se retournant un peu de notre côté, de venir ici ce matin, mon père, et je ne vous ai point encore instruit des raisons que j'ai pour vous y appeler; j'ai voulu aussi que mon neveu fût présent; il le fallait, à cause de mademoiselle que ceci regarde.
Il reprit haleine en cet endroit; je rougis, les mains me tremblèrent; et voici comment il continua:
C'est vous, mon père, qui me l'avez amenée, dit-il en parlant de moi; elle était dans une situation qui l'exposait beaucoup; vous vîntes lui chercher du secours chez moi, vous me choisîtes pour lui en donner. Vous me croyiez un homme de bien, et vous vous trompiez, mon père, je n'étais pas digne de votre confiance.
Et comme alors le religieux parut vouloir l'arrêter par un geste qu'il fit: Ah! mon père, lui dit-il, au nom de Dieu, dont je tâche de fléchir la justice, ne vous opposez point à celle que je veux me rendre. Vous savez l'estime et peut-être la vénération dont vous m'avez honoré de si bonne foi; vous savez la réputation où je suis dans le public; on m'y respecte comme un homme plein de vertu et de piété; j'y ai joui des récompenses de la vertu, et je ne les méritais pas, c'est un vol que j'ai fait. Souffrez donc que je l'expie, s'il est possible, par l'aveu des fourberies qui vous ont jeté dans l'erreur, vous et tout le monde, et que je vous apprenne, au contraire, tout le mépris que je méritais, et toute l'horreur qu'on aurait eu pour moi, si on avait connu le fond de mon abominable conscience.
Ah! mon Dieu, soyez béni, sauveur de nos âmes! s'écria le père Saint-Vincent.
Oui, mon père, reprit M. de Climal, en nous regardant avec des yeux baignés de larmes, et d'un ton auquel on ne pouvait pas résister; voilà quel était l'homme à qui vous êtes venu confier mademoiselle; vous ne vous adressiez qu'à un misérable; et toutes les bonnes actions que vous m'avez vu faire (je ne saurais trop le répéter) sont autant de crimes dont je suis coupable devant Dieu, autant d'impostures qui m'ont mis en état de faire le mal, et pour lesquelles je voudrais être exposé à tous les opprobres, à toutes les ignominies qu'un homme peut souffrir sur la terre; encore n'égaleraient-elles pas les horreurs de ma vie.
Ah! monsieur, en voilà assez, dit le père Saint-Vincent, en voilà assez! Allons, il n'y a plus qu'à louer Dieu des sentiments qu'il vous donne. Que d'obligations vous lui avez! de quelles faveurs ne vous comble-t-il pas! O bonté de mon Dieu, bonté incompréhensible, nous vous adorons! Voici les merveilles de la grâce; je suis pénétré de ce que je viens d'entendre, pénétré jusqu'au fond du coeur. Oui, monsieur, vous avez raison, vous êtes bien coupable; vous renoncez à notre estime, à la bonne opinion qu'on a de vous dans le monde; vous voudriez mourir méprisé, et vous vous écriez: Je suis méprisable. Eh bien! encore une fois, Dieu soit loué! Je ne puis rien ajouter à ce que, vous dites; nous ne sommes point dans le tribunal de la pénitence, et je ne suis ici qu'un pécheur comme vous. Mais voilà qui est bien, soyez en repos, nous sentons tous votre néant, aussi bien que le nôtre. Oui, monsieur, ce n'est plus vous en effet que nous estimons; ce n'est plus cet homme de péché et de misère: c'est l'homme que Dieu a regardé, dont il a eu pitié, et sur qui nous voyons qu'il répand la plénitude de ses miséricordes. Puissions-nous, ô mon Sauveur! nous qui sommes les témoins des prodiges que votre grâce opère en lui, puissions-nous finir dans de pareilles dispositions! Hélas! qui de nous n'a pas de quoi se confondre et s'anéantir devant la justice divine? Chacun de nous n'a-t-il pas ses offenses, qui, pour être différentes, n'en sont peut-être pas moins grandes? Ne parlons plus des vôtres, en voilà assez, monsieur, en voilà assez; puisque vous les pleurez, Dieu vous aime, et ne vous a pas abandonné; vous tenez de lui ce courage avec lequel vous nous les avouez; cette effusion de coeur est un gage de sa bonté pour vous; vous lui devez non seulement la patience avec laquelle il vous a souffert, mais encore cette douleur et ces larmes qui vous réconcilient avec lui, et qui font un spectacle dont les anges mêmes se réjouissent. Gémissez donc, monsieur, gémissez, mais en lui disant: O mon Dieu! vous ne rejetterez point un coeur contrit et humilié. Pleurez, mais avec confiance, avec la consolation d'espérer que vos pleurs le fléchiront, puisqu'ils sont un don de sa miséricorde.
Et ce bon religieux en versait lui-même en tenant ce discours, et nous pleurions aussi, Valville et moi.
Je n'ai pas encore tout dit, mon père, reprit alors M. de Climal. Non, monsieur, non, je vous prie, répondit le religieux, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin, contentez-vous de ce que vous avez dit; le reste serait superflu, et ne servirait peut-être qu'à vous satisfaire. Il est quelquefois doux et consolant de s'abandonner au mouvement où vous êtes: eh bien! monsieur, privez-vous de cette, douceur et de cette consolation; mortifiez l'envie que vous avez de nous en avouer davantage. Dieu vous tiendra compte et de ce que vous avez dit, et de ce que vous vous serez abstenu de dire.
Ah! mon père, s'écria le malade, ne m'arrêtez point; ce serait me soulager que de me taire; je suis bien éloigné d'éprouver la douceur dont vous parlez. Dieu ne me fait pas une si grande grâce à moi qui n'en mérite aucune: c'est bien assez qu'il me donne la force de résister à la confusion dont je me sens couvert, et qui m'arrêterait à tout moment s'il ne me soutenait pas. Oui, mon père, cet aveu de mes indignités m'accable; je souffre à chaque mot que je vous dis, je souffre, et j'en remercie mon Dieu, qui par là me laisse en état de lui sacrifier mon misérable orgueil. Permettez donc que je profite d'une honte qui me punit; je voudrais pouvoir l'augmenter pour, proportionner, s'il était possible, mes humiliations à la fausseté des vertus qu'on a honorées en moi. Je voudrais avoir toute la terre pour témoin de l'affront que je me fais; je suis même fâché d'avoir été obligé de renvoyer Mme de Miran; j'aurais pu du moins rougir encore aux yeux d'une soeur qui n'est peut-être pas désabusée. Mais il a fallu l'écarter; je la connais, elle m'aurait interrompu; son amitié pour moi, trop tendre et trop sensible, ne lui aurait pas permis d'écouter ce que j'avais à dire; mais vous le lui répéterez, mon père, je l'espère de votre piété, et c'est un soin dont vous voulez bien que je vous charge. Achevons.
Mademoiselle vous a dit vrai dans le récit qu'elle vous a fait sans doute de mon procédé avec elle; je ne l'ai secourue, en effet, que pour tâcher de la séduire; je crus que son infortune lui ôterait le courage de rester vertueuse, et j'offris de lui assurer de quoi vivre, à condition qu'elle devînt méprisable. C'est vous en dire assez, mon père; j'abrège cet horrible récit par respect pour sa pudeur, que mes discours passés n'ont déjà que trop offensée. Je vous en demande pardon, mademoiselle, et je vous conjure d'oublier cette affreuse aventure; que jamais le ressouvenir de mon impudence ne salisse un esprit aussi chaste que le doit être le vôtre. Recevez-en pour réparation de ma part cet aveu que je vous fais, qui est qu'avec vous j'ai été non seulement un homme détestable devant Dieu, mais encore un malhonnête homme suivant le monde, car j'eus la lâcheté, en vous quittant, de vous reprocher de petits présents que vous m'avez renvoyés; j'insultai à la triste situation où je vous abandonnais, et je menaçai de me venger, si vous osiez vous plaindre de moi.
Je fondais en larmes pendant qu'il me faisait cette satisfaction si, généreuse et si chrétienne; elle m'attendrit au point qu'elle m'arracha des soupirs. Valville et le père Saint-Vincent s'essuyaient les yeux et gardaient le silence.
Vous savez, mademoiselle, ajouta M. de Climal, ce que je vous offris alors: ce fut, je pense, un contrat de cinq ou six cents livres de rente; je vous en laisse aujourd'hui un de douze cents dans mon testament. Vous refusâtes avec horreur ces six cents livres, quand je vous les proposai comme la récompense d'un crime; acceptez les douze cents francs, à présent qu'ils ne sont plus que la récompense de votre sagesse; il est bien juste d'ailleurs que je vous sois un peu plus secourable dans mon repentir que je n'offrais de l'être dans mon désordre. Mon neveu, que voici, est mon principal héritier, je le fais mon légataire; il est né généreux, et je suis persuadé qu'il ne regrettera point ce que je vous laisse.
Ah! mon oncle, s'écria Valville la larme à l'oeil, vous faites l'action du monde la plus louable, et la plus digne de vous; tout ce qui m'en afflige, c'est que vous ne la faites pas en pleine santé. Quant à moi, je ne regretterai que vous, et que la tendresse que vous me témoignez; j'achèterais la durée de votre vie de tous les biens imaginables; et si Dieu m'exauce, je ne lui demande que la satisfaction de vous voir vivre aussi longtemps que je vivrai moi-même.
Et moi, monsieur, m'écriai-je à mon tour en sanglotant, je ne sais que répondre à force d'être sensible à tout ce que je viens d'entendre. J'ai beau être pauvre, le présent que vous me faites, si vous mourez, ne me consolera pas de votre perte: je vous assure que je la regarderai aujourd'hui comme un nouveau malheur. Je vois, monsieur, que vous seriez un véritable ami pour moi, et j'aimerais bien mieux cela, sans comparaison, que ce que vous me laissez si généreusement.
Mes pleurs ici me coupèrent la parole; je m'aperçus que mon discours l'attendrissait lui-même. Ce que vous dites là répond à l'opinion que j'ai toujours eu de votre coeur, mademoiselle, reprit-il après quelques moments de silence, et il est vrai que je justifierais ce que vous pensez de moi, si Dieu prolongeait mes jours. Je sens que je m'affaiblis, dit-il ensuite; ce n'est point à moi à vous donner des leçons, elles ne partiraient pas d'une bouche assez pure. Mais puisque vous croyez perdre un ami en moi, qu'il me soit permis de vous dire encore une chose: j'ai tenté votre vertu, il n'a pas tenu à moi qu'elle ne succombât; voulez-vous m'aider à expier les efforts que j'ai fait contre elle? aimez-la toujours, afin qu'elle sollicite la miséricorde de Dieu pour moi; peut-être mon pardon dépendra-t-il de vos moeurs. Adieu, mademoiselle. Adieu, mon père, ajouta-t-il en parlant au père Saint-Vincent; je vous la recommande. Pour vous, mon neveu, vous voyez pourquoi je vous ai retenu; vous m'avez vu à genoux devant elle, vous avez pu la soupçonner d'y consentir; elle était innocente, et j'ai cru être obligé de vous l'apprendre.
Il s'arrêta là, et nous allions nous retirer, quand il dit encore:
Mon neveu, allez de ma part prier ma soeur de rentrer. Mademoiselle, me dit-il après, Mme de Miran m'a appris comment vous la connaissiez; dans le récit que vous lui avez fait de votre situation, le détail de l'injure toute récente que vous veniez d'essuyer de moi a dû naturellement y entrer; dites-moi franchement, l'en avez-vous instruite, et m'avez-vous nommé?
Je vais, monsieur, vous dire la vérité, lui répondis-je, un peu embarrassée de la question. Au sortir de chez le père Saint-Vincent, j'entrai dans le parloir d'un couvent pour y demander du secours à l'abbesse; j'y rencontrai Mme de Miran; j'étais comme au désespoir; elle vit que je fondais en larmes, cela la toucha. On me pressa de dire ce qui m'affligeait. Je ne songeais pas à vous nuire; mais je n'avais point d'autre ressource que de faire compassion, et je contai tout, mes premiers malheurs et les derniers. Je ne vous nommai pourtant point alors, moins par discrétion qu'à cause que je crus cela inutile; et elle n'en aurait jamais su davantage, si quelques jours après, en parlant de ces hardes que je renvoyai, je n'avais pas par hasard nommé M. de Valville, chez qui je les fis porter, comme au neveu de la personne qui me les avait données. Voilà malheureusement comment elle vous connut, monsieur; et je suis bien mortifiée de mon imprudence; car pour de la malice, il n'y en a point eu; je vous le dis en conscience; je pourrais vous tromper, mais je suis trop pénétrée et trop reconnaissante pour vous rien cacher.
Dieu soit loué! s'écria-t-il alors en adressant la parole au père Saint-Vincent; actuellement ma soeur sait donc à quoi s'en tenir sur mon compte. Je ne le croyais pas; c'est une confusion que j'ai de plus avant que je meure; je sens qu'elle est grande, mon père, et je vous en remercie, mademoiselle; ne vous reprochez rien, c'est un service que vous m'avez rendu; ma soeur me connaît, et je vais rougir devant elle.
Je pensai faire des cris de douleur en l'entendant parler ainsi. Mme de Miran rentra avec Valville; mes pleurs et mes sanglots la surprirent, son frère s'en aperçut: Venez, ma soeur, lui dit-il; je vous aurais retenue tantôt, si je n'avais craint votre tendresse; j'avais à dire des choses que vous n'auriez pas soutenues, mais je n'y perdrai rien, le père Saint-Vincent aura la bonté de vous les redire; et grâces à Dieu, vous en savez déjà l'essentiel; Mademoiselle vous a mise en état de me rendre justice. J'en ai mal usé avec elle; le père Saint-Vincent me l'avait confiée; elle ne pouvait pas tomber en de plus mauvaises mains, et je la remets dans les vôtres. A toute l'amitié que vous m'avez paru avoir pour elle, ajoutez-y celle que vous aviez pour moi, et dont elle est bien plus digne que je ne l'étais. Votre coeur, tel qu'il fut à mon égard, est un bien que je lui laisse, et qui la vengera du peu d'honneur et de vertu qu'elle trouva dans le mien.
Ah! mon frère, mon frère, que m'allez-vous dire? lui répondit Mme de Miran, qui pleurait presque autant que moi; finissons, je vous prie, finissons; dans l'affliction où je suis, je ne pourrais pas en écouter davantage. Oui, j'aurai soin de Marianne, elle me sera toujours chère, je vous le promets, vous n'en devez pas douter; vous venez de lui donner sur mon coeur des droits qui seront éternels. Voilà qui est fait, n'en parlons plus; vous voyez la douleur où vous nous jetez tous; allons, mon frère, êtes-vous en état de parler si longtemps? Cela vous fatigue, comment vous trouvez-vous?
Comme un homme qui va bientôt paraître devant Dieu, dit-il; je me meurs, ma soeur. Adieu, mon père, souvenez-vous de moi dans vos saints sacrifices: vous savez le besoin que j'en ai.
A peine put-il achever ces dernières paroles, et il tomba dès cet instant dans une faiblesse où nous crûmes qu'il allait expirer.
Deux médecins entrèrent alors. Le religieux s'en alla; on nous fit retirer, Valville et moi, pendant qu'on essayait de le secourir. Mme de Miran voulut rester, et nous passâmes dans une salle où nous trouvâmes un intime ami de M. de Climal et deux parentes de la famille qui allaient entrer.
Valville les retint, leur apprit que le malade avait perdu toute connaissance, et qu'il fallait attendre ce qui en arriverait; de sorte que personne n'entra qu'un ecclésiastique, qui était son confesseur, et que nous vîmes arriver.
Valville, qui était assis à côté de moi dans cette salle, me dit tout bas quelles étaient ces trois personnes que nous y avions trouvées.
Je parle de cet ami de M. de Climal, et de ces deux dames ses parentes, dont l'une était la mère et l'autre la fille.
L'ami me parut un homme froid et poli; c'était un magistrat de l'âge de soixante ans à peu près.
La mère de la demoiselle pouvait en avoir cinquante ou cinquante-cinq; petite femme brune, assez ronde, très laide, qui avait le visage large et carré, avec de petits yeux noirs, qui d'abord paraissaient vifs, mais qui n'étaient que curieux et inquiets; de ces yeux toujours remuants, toujours occupés à regarder, et qui cherchent de quoi fournir à l'amusement d'une âme vide, oisive, et qui n'a rien à voir en elle-même. Car il y a de certaines gens dont l'esprit n'est en mouvement que par pure disette d'idées; c'est ce qui les rend si affamés d'objets étrangers, d'autant plus qu'il ne leur reste rien, que tout passe en eux, que tout en sort; gens toujours regardants, toujours écoutants, jamais pensants. Je les compare à un homme qui passerait sa vie à se tenir à sa fenêtre: voilà l'image que je me fais d'eux, et des fonctions de leur esprit.
Telle était la femme dont je vous parle; je ne jugeai pourtant pas d'elle alors comme j'en juge à présent que je me la rappelle; mes réflexions, quelque avancées qu'elles fussent, n'allaient pas encore jusque-là; mais je lui trouvai un caractère qui me déplut.
D'abord ses yeux se jetèrent sur moi, et me parcoururent; je dis se jetèrent, au hasard de mal parler, mais c'est pour vous peindre l'avidité curieuse avec laquelle elle se mit à me regarder; et de pareils regards sont si à charge!
Ils m'embarrassèrent, et je n'y sus point d'autre remède que de la regarder à mon tour, pour la faire cesser; quelquefois cela réussit, et vous délivre de l'importunité dont je souffrais.
En effet, cette dame me laissa là, mais ce ne fut que pour un moment; elle revint bientôt de plus belle, et me persécuta.
Tantôt c'était mon visage, tantôt ma cornette, et puis mes habits, ma taille, qu'elle examinait.
Je toussai par hasard; elle en redoubla d'attention pour observer comment je toussais. Je tirai mon mouchoir; comment m'y prendrai-je? ce fut encore un spectacle intéressant pour elle, un nouvel objet de curiosité.
Valville était à côté d'elle; la voilà qui tout d'un coup se retourne pour lui parler, et qui lui demande: Qui est cette demoiselle-là?
je l'entendis; les gens comme elle ne questionnent jamais aussi bas qu'ils croient le faire; ils y vont si étourdiment, qu'ils n'ont pas le temps d'être discrets. C'est une demoiselle de province, et qui est la fille d'une des meilleures amies de ma mère, lui répondit Valville assez négligemment. Ah! ah! de province, reprit-elle; et la mère est-elle ici? Non, repartit-il encore; cette demoiselle-ci est dans un couvent à Paris. Ah! dans un couvent! Est-ce qu'elle a envie d'être religieuse? Et dans lequel est-ce? Ma foi, dit-il, je n'en sais pas le nom. C'est peut-être qu'elle y a quelque Parente? continua-t-elle. Elle est fort jolie, vraiment, très jolie; ce qu'elle disait en entrecoupant chaque question d'un regard sur ma figure. A la fin elle se lassa de moi, et me quitta pour examiner le magistrat, qu'elle connaissait pourtant, mais dont le silence et la tristesse lui parurent alors dignes d'être considérés.
Voilà qui est bien épouvantable, lui dit-elle après; cet homme qui se meurt, et qui se portait si bien, qui est-ce qui l'aurait cru? Il n'y a que dix jours que nous dînâmes ensemble.
C'était de M. de Climal dont elle parlait. Mais dites-moi, monsieur de Valville; est-ce qu'il est si mal? Cet homme-là est fort, j'espère qu'il en reviendra, qu'en pensez-vous? Depuis quand est-il malade? Car j'étais à la campagne, moi, et je n'ai su cela que d'hier. Est-il vrai qu'il ne parle plus, qu'il n'a plus de connaissance? Oui, madame, il n'est que trop vrai, répondit Valville. Et Mme de Miran est donc là dedans? répondit-elle. Qui est-ce qui y est encore? La pauvre femme! elle doit être bien désolée, n'est-ce pas? Ils s'aimaient beaucoup; c'est un si honnête homme, toute la famille y perd. Voici une fille qui en a pleuré hier toute la journée, et moi aussi (et cette fille, qui était la sienne, avait effectivement l'air assez contristé, et ne disait mot).
Nos yeux s'étaient quelquefois rencontrés comme à la dérobée, et il me semblait avoir vu dans ses regards autant d'honnêteté pour moi qu'elle en avait dû rencontrer dans les miens pour elle. J'avais lieu de soupçonner que j'étais de son goût; de mon côté, j'étais enchantée d'elle, et j'avais bien raison de l'être.
Ah! madame, l'aimable personne que c'était! Je n'ai encore rien vu de cet âge-là qui lui ressemble; jamais la jeunesse n'a tant paré personne; il n'en fut jamais de si agréable, de si riante à l'oeil que la sienne. Il est vrai que la demoiselle n'avait que dix-huit ans; mais il ne suffit pas de n'avoir que cet âge-là pour être jeune comme elle l'était; il faut y joindre une figure faite exprès pour s'embellir de ces airs lestes, fins et légers, de ces agréments sensibles, mais inexprimables, que peut y jeter la jeunesse; et on peut avoir une très belle figure sans l'avoir propre et flexible à tout ce que je dis.
Il est question ici d'un charme à part, de je ne sais quelle gentillesse qui répand dans les mouvements, dans le geste même, dans les traits, plus d'âme et plus de vie qu'ils n'en ont d'ordinaire.
On disait l'autre jour à une dame qu'elle était au printemps de son âge: ce terme de printemps me fit ressouvenir de la jeune demoiselle dont je parle, et je gagerais que c'est quelque figure comme la sienne, qui a fait imaginer cette expression-là,
Je ne lis jamais les mots de Flore ou d'Hébé, que je ne songe tout d'un coup à Mlle de Fare (c'était ainsi queue s'appelait).
Représentez-vous une taille haute, agile et dégagée. A la manière dont Mlle de Fare allait et venait, se transportait d'un lieu à un autre, vous eussiez dit qu'elle ne pesait rien.
Enfin c'était des grâces de tout caractère; c'était du noble, de l'intéressant, mais de ce noble aisé et naturel, qui est attaché à la personne, qui n'a pas besoin d'attention pour se soutenir, qui est indépendant de toute contenance, que ni l'air folâtre ni l'air négligé n'altèrent, et qui est comme un attribut de la figure; c'était de cet intéressant qui fait qu'une personne n'a pas un geste qui ne soit au gré de votre coeur. C'était de ces traits délicats, mignons, et qui font une physionomie vive, rusée et non pas maligne.
Vous êtes une espiègle, lui disais-je quelquefois; et il y avait en effet quelque chose de ce que je dis là dans sa Mme; mais cela y était comme une grâce qu'on aimait à y voir, et qui n'était qu'un signe de gaieté dans l'esprit.
Mlle de Fare n'était pas d'une forte santé, mais ses indispositions lui donnaient l'air plus tendre que malade. Elle aurait souhaité plus d'embonpoint qu'elle n'en avait; mais je ne sais si elle y aurait tant gagné; du moins, si jamais un visage a pu s'en passer, c'était le sien; l'embonpoint n'y aurait ajouté qu'un agrément, et lui en aurait ôté plusieurs de plus piquants et de plus précieux.
Mlle de Fare, avec la finesse et le feu qu'elle avait dans l'esprit, écoutait volontiers en grande compagnie, y pensait beaucoup, y parlait peu; et ceux qui y parlaient bien ou mal n'y perdaient rien.
je ne lui ai jamais rien entendu dire qui ne fût bien placé et dit de bon goût.
etait-elle avec ses amis, elle avait dans sa façon de penser et de s'énoncer toute la franchise du brusque, sans en avoir la dureté.
On lui voyait une sagacité de sentiment prompte, subite et naïve , une grande noblesse dans les idées, avec une âme haute et généreuse. Mais ceci regarde le caractère, que vous connaîtrez encore mieux par les choses que je dirai dans la suite.
Il y avait déjà du temps que nous étions là, quand Mme de Miran sortit de la chambre du malade, et nous dit que la connaissance lui était entièrement revenue, et qu'actuellement les médecins le trouvaient beaucoup mieux. Il m'a même demandé, ajouta-t-elle en m'adressant la parole, si vous étiez encore ici, mademoiselle, et m'a prié qu'on ne vous ramenât à votre couvent qu'après que vous aurez dîné avec nous. Vous me faites tous deux beaucoup d'honneur, lui répondis-je, et je ferai ce qui vous plaira, madame.
je voudrais bien qu'il sût que je suis ici, dit alors le magistrat son ami, et j'aurais une extrême envie de le voir, s'il était possible.
Et moi aussi, dit la dame: n'y aurait-il pas moyen de l'avertir? S'il est mieux, il ne sera peut-être pas fâché que nous entrions. Qu'en dites-vous, madame? Les médecins en ont donc meilleure espérance? Hélas! cela ne va pas encore jusque-là; ils le trouvent seulement un peu moins mal, et voilà tout, répondit Mme de Miran; mais je vais retourner sur-le-champ, pour savoir s'il n'y a pas d'inconvénient que vous entriez; et à peine nous quittait-elle là-dessus, que les deux médecins sortirent de la chambre.
Messieurs, leur dit-elle, ces deux dames peuvent-elles entrer avec Monsieur pour voir mon frère? Est-il en état de les recevoir?
Il est encore bien faible, répondit l'un d'eux, et il a besoin de repos; il serait mieux d'attendre quelques heures.
Ah! sans difficulté, il faut attendre, dit alors le magistrat; je reviendrai cet après-midi. Ce ne sera pas la peine, si vous voulez rester, reprit Mme de Miran. Non, dit-il, je vous suis obligé, je ne saurais, j'ai quelque affaire.
Pour moi, je n'en ai point, dit la dame, et je suis d'avis de demeurer; n'est-il pas vrai, madame? Eh bien! messieurs, continua-t-elle tout de suite, dites-nous donc, que pensez-vous de cette maladie? J'ai dans l'esprit qu'il s'en tirera, moi, n'est-ce pas? Ne serait-ce point de la poitrine dont il est attaqué? Il y a six mois qu'il eut un rhume qui dura très longtemps; je luis dis d'y prendre garde, il le négligeait un peu. La fièvre est-elle considérable?
Ce n'est pas la fièvre que nous craignons le plus, madame, dit l'autre médecin, et on ne peut encore porter un jugement bien sûr de ce qui arrivera; mais il y a toujours du danger.
Ils nous quittèrent après ce discours; le magistrat les suivit, et nous restâmes, la mère, la fille, Mme de Miran, Valville et moi, dans la salle.
Il était tard, un laquais vint nous dire qu'on allait servir. Mme de Miran passa un moment chez le malade; on lui dit qu'il reposait; elle en ressortit avec l'ecclésiastique, qui y était demeuré, qui nous dit qu'il reviendrait après dîner; et nous allâmes nous mettre à table, un peu moins alarmés que nous ne l'avions été dans le cours de la matinée.
Tous ces détails sont ennuyants, mais on ne saurait s'en passer; c'est par eux qu'on va aux faits principaux. A table on me mit à côté de Mlle de fare. Je crus voir, à ses façons gracieuses, qu'elle était bien aise de cette occasion qui s'offrait de lier quelque connaissance ensemble. Nous nous prévenions de mille petites honnêtetés que l'inclination suggère à deux personnes qui ont du plaisir à se voir.
Nous nous regardions avec complaisance, et comme l'amour a ses droits, quelquefois aussi je regardais Valville, qui, de son côté et à son ordinaire, avait presque toujours les yeux sur moi.
je crois que Mlle de Fare remarqua nos regards. Mademoiselle, me dit-elle tout bas pendant que sa mère et Mme de Miran se parlaient, je voudrais bien ne me pas tromper dans ce que je pense; et cela étant vous ne quitteriez point Paris.
je ne sais pas ce que vous entendez, lui répondis-je du même ton (et effectivement je n'en savais rien); mais, à tout hasard, je crois que vous pensez toujours juste; voulez-vous bien à présent me dire votre pensée, mademoiselle?
C'est, reprit-elle toujours tout bas, que madame votre mère est la meilleure amie de Mme de Miran, et que vous pourriez bien épouser mon cousin; dites-moi ce qui en est à votre tour.
Cela n'était pas aisé; la question m'embarrassa, m'alarma même; j'en rougis, et puis j'eus peur qu'elle ne vît que je rougissais, et que cela ne trahît un secret qui me faisait trop d'honneur. Enfin j'ignore ce que j'aurais répondu, si sa mère ne m'avait pas tirée d'affaire. Heureusement, comme je vous l'ai dit, c'était de ces femmes qui voient tout, qui veulent tout savoir.
Elle s'aperçut que nous nous parlions: Qu'est-ce que c'est, ma fille? dit-elle; de quoi est-il question? Vous souriez, et mademoiselle rougit (rien ne lui était échappé). Peut-on savoir ce que vous vous disiez?
je n'en ferai pas de mystère, repartit sa fille; je serais charmée que mademoiselle demeurât à Paris, et je lui disais que je souhaitais qu'elle épousât M. de Valville.
Ah! ah! s'écria-t-elle, eh! mais, à propos, j'ai eu aussi la même idée; et il me semble, sur tout ce que j'ai observé, qu'ils n'en seraient fâchés ni l'un ni l'autre. Eh! que sait-on? C'est peut-être le dessein qu'on a; il y a toute apparence.
Et pourquoi non? dit Mme de Miran, qui apparemment ne vit point de risque à prendre son parti dans ces circonstances, et qui, par une bonté de coeur dont le mien est encore transporté quand j'y songe, et que je ne me rappelle jamais sans pleurer de tendresse et de reconnaissance; qui, dis-je, par une bonté de coeur admirable, et pour nous donner d'infaillibles gages de sa parole, voulut bien saisir cette occasion de préparer les esprits sur notre mariage.
Eh! pourquoi non? dit-elle donc à son tour, mon fils ne sera pas à plaindre, si cela arrive. Ah! tout le monde sera de votre avis, reprit Mme de Fare: il n'y aura, certes, que des compliments à lui faire, et je lui fais les miens d'avance; je ne sache personne mieux partagé qu'il le sera. Aussi puis-je vous assurer, madame, que je n'envierai le partage de personne, répondit Valville d'un air franc et aisé, pendant que je baissais la tête pour la remercier de ses politesses, sans lui rien dire; car je crus devoir me taire et laisser parler ma bienfaitrice, devant qui je n'avais là-dessus et dans cette occasion qu'un silence modeste et respectueux à garder. Je ne pus m'empêcher cependant de jeter sur elle un regard bien tendre et bien reconnaissant; et de la manière dont la conversation se tourna là-dessus, quoique tout y fût dit en badinant, Mme de fare ne douta point que je ne dusse épouser Valville.
je m'en retournerai dès que j'aurai vu M. de Climal, et puis nous reconduirons votre bru à son couvent, dit-elle à Mme de Miran; ou bien, tenez, faisons encore mieux: je ne couche pas ce soir à Paris, je m'en retourne à ma maison de campagne, qui n'est qu'à un quart de lieue d'ici, comme vous savez. Je pense que vous pouvez disposer de mademoiselle. ecrivez, ou envoyez dire à son couvent qu'on ne l'attende point, et que vous la gardez pour un jour ou deux, moyennant quoi nous la mènerons avec nous. Ne faut-il pas que ces demoiselles se connaissent un peu davantage? Vous leur ferez plaisir à toutes deux, j'en suis sûre.
Mlle de fare s'en mêla, et joignit de si bonne grâce ses instances à celles de sa mère, que Mme de Miran, à qui on supposait que mes parents m'avaient confiée, dit qu'elle y consentait, et que j'étais la maîtresse. Il est vrai, ajouta-t-elle, que vous n'avez personne avec vous; mais vous serez servie chez Madame. Allez, je passerai tantôt moi-même à votre couvent; et demain, suivant l'état où sera mon frère, j'irai sur les cinq heures du soir vous reprendre, ou je vous enverrai chercher.
Puisque vous me le permettez, je n'hésiterai point, madame, répondis-je.
On se leva de table. Valville me parut charmé qu'on eût lié cette petite partie; je devinai ce qui lui en plaisait; c'est qu'elle nous convainquait encore de la sincérité des promesses de Mme de Miran; non seulement cette dame laissait croire que j'étais destinée à son fils, mais elle me laissait aller dans le monde sur ce pied-là: y avait-il de procédé plus net, et n'était-ce pas là s'engager à ne se dédire jamais?
Sortons de chez M. de Climal. Mme de Fare ne put le voir; on dit qu'il reposait; et dans l'instant que nous allions partir, Valville, par quelques discours qu'il tint adroitement, engagea cette dame à lui proposer de nous suivre et de venir souper chez elle.
Il fait le plus beau temps du monde, lui dit-elle, vous reviendrez ce soir ou demain matin, si vous l'aimez mieux. Me le permettez-vous aussi? dit en riant Valville à Mme de Miran, dont il était bien aise d'avoir l'approbation. Oui-da, mon fils, reprit-elle, vous pouvez y aller; aussi bien ne me retirerai-je d'ici que fort tard. Et là-dessus nous prîmes congé d'elle, et nous partîmes.
Nous voici arrivés; je vis une très belle maison; nous nous y promenâmes beaucoup; tout m'y rendait l'âme satisfaite. J'y étais avec un homme que j'aimais, qui m'adorait, qui avait la liberté de me le dire, qui me le disait à chaque instant, et dont on trouvait bon que je reçusse les hommages, à qui même il m'était permis de marquer modestement du retour. Aussi n'y manquais-je pas; il me parlait, et moi je le regardais, et ses discours n'étaient pas plus tendres que mes regards, Il le sentait bien: ses expressions en devenaient plus passionnées, et le langage de mes yeux encore plus doux.
Quelle agréable situation! d'un côté Valville qui m'idolâtrait, de l'autre Mlle de Fare qui ne savait quelles caresses me faire; et de ma part un coeur plein de sensibilité pour tout cela. Nous nous promenions tous trois dans le bois de la maison; nous avions laissé Mme de Fare occupée à recevoir deux personnes qui venaient d'arriver pour souper chez elle; et comme les tendresses de Valville interrompaient ce que nous nous disions, cette aimable fille et moi, nous nous avisâmes, par un mouvement de gaieté, de le fuir, de l'écarter d'auprès de nous, et de lui jeter des feuilles que nous arrachions des bosquets.
Il nous poursuivait, nous courions, il me saisit, elle vint à mon secours, et mon âme se livrait à une joie qui ne devait pas durer.
C'était ainsi que nous nous amusions, quand on vint nous avertir qu'on n'attendait que nous pour se mettre à table, et nous nous rendîmes dans la salle.
On soupa; on demanda d'abord des nouvelles de M. de Fare qui était à l'armée; on parla de moi ensuite; la compagnie me fit de grandes honnêtetés. Mme de Fare l'avait déjà prévenue sur le mariage auquel on me destinait, on en félicita Valville.
Le souper fini, les convives nous quittèrent; Mme de Fare dit à Valville de rester jusqu'au lendemain, il ne l'en fallut pas presser beaucoup. Je touche à la catastrophe qui me menace, et demain je verserai bien des larmes.
je me levai entre dix et onze heures du matin; un quart d'heure après entra une femme de chambre qui venait
pour m'habiller.
Quelque inusité que fût pour moi le service qu'elle allait me rendre, je m'y prêtai, je pense, d'aussi bonne grâce que s'il m'avait été familier. Il fallait bien soutenir mon rang, et c'était là de ces choses que je saisissais on ne peut pas plus vite; j'avais un goût naturel, ou, si vous voulez, je ne sais quelle vanité délicate qui me les apprenait tout d'un coup, et ma femme de chambre ne me sentit point novice.
A peine achevait-elle de m'habiller, que j'entendis la voix de Mlle de Fare qui approchait, et qui parlait à une autre personne qui, était avec elle. Je crus que ce ne pouvait être que Valville; et je voulais aller au-devant d'elle; elle ne m'en donna pas le temps, elle entra.
Ah! madame, devinez avec qui, devinez! Voilà ce qu'on peut appeler un coup de foudre.
C'était avec cette marchande de toile chez qui j'avais demeuré en qualité de fille de boutique, avec Mme Dutour, de qui j'ai dit étourdiment, ou par pure distraction, que je ne parlerais plus, et qui, en effet, ne paraîtra plus sur la scène.
Mlle de Fare accourut d'abord à moi, et m'embrassa d'un air folâtre; mais ce fatal objet, cette misérable Mme Dutour venait de frapper mes yeux, et elle n'embrassa qu'une statue: je restai sans mouvement, plus pâle que la mort, et ne sachant plus où j'étais.
Eh! ma chère, qu'avez-vous donc? Vous ne me dites mot! s'écria Mlle de Fare, étonnée de mon silence et de mon immobilité.
Eh! que Dieu nous soit en aide! Aurais-je la berlue? N'est-ce pas vous, Marianne? s'écria de son côté Mme Dutour. Eh! pardi oui, c'est elle-même. Tenez, comme on se rencontre! je suis venue ici pour montrer de la toile à des dames qui sont vos voisines, et qui m'ont envoyé chercher; et en revenant, j'ai dit: il faut que je passe chez Mme la marquise, pour voir si elle n'a besoin de rien. Vous m'avez trouvée dans sa chambre, et puis vous m'amenez ici, où je la trouve; il faut croire que c'est mon bon ange qui m'a inspirée d'entrer dans la maison.
Et tout de suite, elle se jeta à mon col. Quelle bonne fortune avez-vous donc eue? ajouta-t-elle tout de suite. Comme la voilà belle et bien mise! Ah! que je suis aise de vous voir brave! que cela vous sied bien! je pense, Dieu me pardonne, qu'elle a une femme de chambre. Eh! mais, dites-moi donc ce que cela signifie. Voilà qui est admirable, cette pauvre enfant! Contez-moi donc d'où cela vient.
A ce discours, pas un mot de ma part; j'étais anéantie.
Là-dessus, Valville arrive d'un air riant; mais, à l'aspect de Mme Dutour, le voici qui rougit, qui perd contenance, et qui reste immobile à son tour. Vous jugez bien qu'il comprit toutes les fâcheuses conséquences de cette aventure; ceci, au reste, se passa plus vite que je ne puis le raconter.
Doucement, madame Dutour, doucement, dit, alors Mlle de Fare; vous vous trompez sûrement, vous ne savez pas à qui vous parlez. Mademoiselle n'est pas cette Marianne pour qui vous la prenez.
Ce ne l'est pas! s'écria encore la marchande, ce ne l'est pas! Ah! pardi, en voici bien d'un autre: vous verrez que je ne suis peut-être pas Mme Dutour aussi, moi! Eh! merci de ma vie! demandez-lui si je me trompe. Eh bien! répondez donc, ma fille, n'est-il pas vrai que c'est vous? Dites donc, n'avez-vous pas été quatre ou cinq jours en pension chez moi pour apprendre le négoce? C'était M. de Climal qui l'y avait mise, et puis qui la laissa là un beau jour de fête; bon jour, bonne oeuvre; adieu, va où tu pourras! Aussi pleurait-elle, il faut voir, la pauvre orpheline! je la trouvai échevelée comme une Madeleine, une nippe d'un côté, une nippe d'un autre; c'était une vraie pitié.
Mais, encore une fois, prenez garde, madame, prenez garde, car cela ne se peut pas, dit Mlle de Fare étonnée. Oh bien, je ne dis pas que cela se puisse, mais je dis que cela est, reprit la Dutour. Eh! à propos, tenez, c'est chez M. de Valville que je fis porter le paquet de hardes dont M. de Climal lui avait fait présent; à telles enseignes que j'ai encore un mouchoir à elle, qu'elle a oublié chez moi et qui ne vaut pas grand argent. Mais enfin, n'importe, il est à elle, et je n'y veux rien; on l'a blanchi tel qu'il est; quand il serait meilleur, il en serait de même, et ce que j'en dis n'est que pour faire voir si je dois la connaître. En un mot comme en cent, qu'elle parle ou qu'elle ne parle pas, c'est Marianne; et quoi encore? Marianne. C'est le nom qu'elle avait quand je l'ai prise; si elle ne l'a plus, c'est qu'elle en a changé, mais je ne lui en savais point d'autre, ni elle non plus; encore était-ce, m'a-t-elle dit, la nièce d'un curé qui le lui avait donné, car elle ne sait qui elle est; c'est elle qui me l'a dit aussi. Que diantre! où est donc la finesse que j'y entends? Est-ce que j'ai envie de lui nuire, moi, à cette enfant, qui a été ma fille de boutique? Est-ce que je lui en veux? Pardi! je suis comme tout le monde, je reconnais les gens quand je les ai vus. Voyez que cela est difficile! Si elle est devenue glorieuse, dame, je n'y saurais que faire. Au surplus, je n'ai que du bien à dire d'elle; je l'ai connue pour honnête fille, y a-t-il rien de plus beau? je lui défie d'avoir mieux, quand elle serait duchesse: de quoi se fâche-t-elle?
A ce dernier mot, la femme de chambre se mit à rire sous sa main et sortit; pour moi, qui me sentais faible et les genoux tremblants, je me laissai tomber dans un fauteuil qui était à côté de moi, où je ne fis que pleurer et jeter des soupirs.
Mlle de Fare baissait les yeux et ne disait mot. Valville, qui jusque-là n'avait pas encore ouvert la bouche, s'approcha enfin de Mme Dutour, et la prenant par le bras: Eh! madame allez-vous-en, sortez, je vous en conjure; faites-moi ce plaisir-là, vous n'y perdrez point, ma chère madame Dutour; allez, qu'on ne vous voie point davantage ici; soyez discrète, et comptez de ma part sur tous les services que je pourrai vous rendre.
Eh! mon Dieu, de tout mon coeur! reprit-elle. Hélas! je suis bien fâchée de tout cela, mon cher monsieur; mais que voulez-vous? Devine-t-on? Mettez-vous à ma place.
Eh oui, madame, lui dit-il, vous avez raison, mais partez, partez, je vous prie. Adieu, adieu, répondit-elle, je vous fais bien excuse. Mademoiselle, je suis votre servante (c'était à Mlle de Fare à qui elle parlait). Adieu, Marianne, allez, mon enfant, je ne vous souhaite pas plus de mal qu'à moi, Dieu le sait; toutes sortes de bonheurs puissent-ils vous arriver! Si pourtant vous voulez voir ce que j'ai apporté dans mon carton, dit-elle encore en s'adressant à Mlle de Fare, peut-être prendriez-vous quelque chose. Eh! non, reprit Valville, non! vous dit-on; j'achèterai tout ce que vous avez, je le retiens, et vous le payerai demain chez moi. Ce fut en la poussant qu'il parla ainsi, et enfin elle sortit.
Mes larmes et mes soupirs continuaient, je n'osais pas lever les yeux, et j'étais comme une personne accablée.
Monsieur de Valville, dit alors Mlle de Fare, qui jusqu'ici n'avait fait qu'écouter, expliquez-moi ce que cela signifie.
Ah! ma chère cousine, répondit-il en embrassant ses genoux, au nom de tout ce que vous avez de plus cher, sauvez-moi la vie, il n'y va pas de moins pour moi; je vous en conjure par toute la bonté, par toute la générosité de votre coeur. Il est vrai, mademoiselle a été quelques jours chez cette marchande; elle a perdu son père et sa mère depuis l'âge de deux ans; on croit qu'ils étaient étrangers; ils ont été assassinés dans un carrosse de voiture avec nombre de domestiques à eux, c'est un fait constaté; mais on n'a jamais pu savoir qui ils étaient; leur suite a seulement prouvé qu'ils étaient gens de condition, voilà tout; et mademoiselle fut retirée du carrosse dans la portière duquel elle était tombée sous le corps de sa mère; elle a depuis été élevée par la soeur d'un curé de village, qui est morte à Paris il y a quelques mois, et qui la laissa sans secours. Un religieux la présenta à mon oncle; c'est par hasard que je l'ai connue, et je l'adore; si je la perds, je perds la vie. Je vous ai dit que ses parents voyageaient avec plusieurs domestiques de tout sexe; elle est fille de qualité, on n'en a jamais jugé autrement. Sa, figure, ses grâces et son caractère en sont encore de nouvelles preuves; peut-être même est-elle née plus que moi; peut-être que, si elle se connaissait, je serais trop honoré de sa tendresse. Ma mère, qui sait tout ce que je vous dis là, et tout ce que je n'ai pas le temps de vous dire, ma mère est dans notre confidence, elle est enchantée d'elle; elle l'a mise dans un couvent; elle consent que je l'aime, elle consent que je l'épouse, et vous êtes bien digne de penser de même; vous n'abuserez point de l'accident funeste qui lui dérobe sa naissance; vous ne lui en ferez point un crime. Un malheur, quand il est accompagné des circonstances que je vous dis, ne doit point priver une fille, d'ailleurs si aimable, du rang dans lequel on a bien vu qu'elle était née, ni des égards et de la considération qu'elle mérite de la part de tous les honnêtes gens. Gardez donc votre estime et votre amitié pour elle; conservez-moi mon épouse, conservez-vous l'amie la plus digne de vous, une amie d'un mérite et d'un coeur que vous ne trouverez nulle part; d'un coeur que vous allez acquérir tout entier, sans compter le mien, dont la reconnaissance sera éternelle et sans bornes. Mais ce n'est pas assez que de ne point divulguer notre secret: il y avait tout à l'heure ici une femme de chambre qui a tout entendu; il faut la gagner, il faut se hâter.
C'est à quoi je songeais, dit Mlle de Fare, qui l'interrompit, et qui tira le cordon d'une sonnette, et je vais y remédier. Tranquillisez-vous, monsieur, et fiez-vous à moi. Voici un récit qui m'a remuée jusqu'aux larmes; j'avais beaucoup d'estime pour vous, vous venez de m'en donner mille fois davantage. Je regarde aussi Mme de Miran, dans cette occasion-ci, comme la femme du monde la plus respectable; je ne saurais vous dire combien je l'aime, combien son procédé me touche, et mon coeur ne le cédera pas au sien. Essuyez vos pleurs, ma chère amie, et ne songeons plus qu'à nous lier d'une amitié qui dure autant que nous, ajouta-t-elle en me tendant la main, sur laquelle je me jetai, que je baisai, que j'arrosai de mes larmes, d'un air qui n'était que suppliant, reconnaissant et tendre, mais point humilié.
Cette amitié que vous me faites l'honneur de me demander me sera plus chère que ma vie; je ne vivrai que pour vous aimer tous deux, vous et Valville, lui dis-je à travers des sanglots que m'arracha l'attendrissement où j'étais.
je ne pus en dire davantage; Mlle de Fare pleurait aussi en m'embrassant, et ce fut en cet état que la surprit la femme de chambre dont je vous ai parlé, et qui venait savoir pourquoi elle avait sonné.
Approchez, Favier, lui dit-elle du ton le plus imposant; vous avez de l'attachement pour moi, du moins il me le semble. Quoi qu'il en soit, vous avez vu ce qui s'est passé avec cette marchande; je vous perdrai tôt ou tard, si jamais il vous échappe un mot de ce qui s'est dit; je vous perdrai: mais aussi je vous promets votre fortune pour prix du silence que vous garderez. Et moi, je lui promets de partager la mienne avec elle, dit tout de suite Valville.
Favier, en rougissant, nous assura qu'elle se tairait; mais le mal était fait, elle avait déjà parlé; et c'est ce que vous verrez dans la sixième partie, avec tous les événements que son indiscrétion causa; les puissances même s'en mêlèrent. Je n'ai pas oublié, au reste, que je vous ai annoncé l'histoire d'une religieuse, et voici sa place; c'est par où commencera la sixième partie.
Sixième partie
Je vous envoie, madame, la sixième partie de ma Vie; vous voilà fort étonnée, n'est-il pas vrai? Est-ce que vous n'avez pas encore achevé de lire la cinquième? Quelle paresse! Allons, madame, tâchez donc de me suivre; lisez du moins aussi vite que j'écris.
Mais, me dites-vous, d'où peut venir en effet tant de diligence, vous qui jusqu'ici n'en avez jamais eu, quoique vous m'ayez toujours promis d'en avoir?
C'est que ma promesse gâtait tout. Cette diligence alors était comme d'obligation, je vous la devais, et on a de la peine à payer ses dettes. A présent que je ne vous la dois plus, que je vous ai dit qu'il ne fallait plus y compter, je me fais un plaisir de vous la donner pour rien; cela me réjouit. Je m'imagine être généreuse, au lieu que je n'aurais été qu'exacte, ce qui est bien différent.
Reprenons le fil de notre discours. J'ai l'histoire d'une religieuse à vous raconter: je n'avais pourtant résolu de vous parler que de moi, et cet épisode n'entrait pas dans mon plan; mais, puisque vous m'en paraissez curieuse, que je n'écris que pour vous amuser, et que c'est une chose que je trouve sur mon chemin, il ne serait pas juste de vous en priver. Attendez un moment, je vais bientôt rejoindre cette religieuse en question, et ce sera elle qui vous satisfera.
Vous m'avouez, au reste, que vous avez laissé lire mes aventures à plusieurs de vos amis. Vous me dites qu'il y en a quelques-uns à qui les réflexions que j'y fais souvent n'ont pas déplu; qu'il y en a d'autres qui s'en seraient bien passés. Je suis à présent comme ces derniers, je m'en passerai bien aussi, ma religieuse de même. Ce ne sera pas une babillarde comme je l'ai été; elle ira vite, et quand ce sera mon tour à parler, je ferai comme elle.
Mais je songe que ce mot de babillarde, que je viens de mettre là sur mon compte, pourrait fâcher d'honnêtes gens qui ont aimé mes réflexions. Si elles n'ont été que du babil, ils ont donc eu tort de s'y plaire, ce sont donc des lecteurs de mauvais goût. Non pas, messieurs, non pas; je ne suis point de cet avis; au contraire, je n'oserais dire le cas que je fais de vous, ni combien je me sens flattée de votre approbation là-dessus. Quand je m'appelle une babillarde, entre nous, ce n'est qu'en badinant, et que par complaisance pour ceux qui m'ont peut-être trouvée telle; et la vérité est que je continuerais de l'être, s'il n'était pas plus aisé de ne l'être point. Vous me faites beaucoup d'honneur, en approuvant que je réfléchisse; mais aussi ceux qui veulent que je m'en tienne au simple récit des faits me font grand plaisir; mon amour-propre est pour vous, mais ma paresse se déclare pour eux, et je suis un peu revenue des vanités de ce monde; à mon âge on préfère ce qui est commode à ce qui n'est que glorieux. Je soupçonne d'ailleurs (et je vous le dis en secret), je soupçonne que vous n'êtes pas le plus grand nombre. Ajoutez à cela la difficulté de vous servir, et vous excuserez le parti que je vais prendre.
Nous en étions au discours que Mllebelle et bonne fille de bourgeois s'accommoderait à merveille. Je n'en trouverai pas un pareil, moi qui ai père et mère, oncle et tante, et tous les parents, tous les cousins du monde; et il faut que vous soyez née coiffée. Je vous en parle savamment, au reste; car j'ai vu le mari dont il s'agit. C'est un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, vraiment fort joli garçon, fort bien fait. Je ne sais pas son bien; mais il a de si bonnes protections, qu'il n'en a que faire, et il ira loin. Je ne dis pas qu'à son tour il ne soit fort heureux de vous avoir; mais cela n'empêche pas que ce ne soit une fortune et un très bon établissement pour vous.
Enfin, nous verrons, lui répondis-je, sans vouloir disputer avec elle. Mais pourriez-vous m'apprendre qui sont les gens chez qui vous me menez, et à qui je vais parler?
Oh! reprit-elle, ce sont des personnes de très grande importance; vous êtes en de bonnes mains. Nous allons chez Mme de... qui est une parente de la famille de votre premier amant. Or, cette dame, qu'elle me nommait, n'était, s'il vous plaît, que la femme du ministre, et je devais paraître devant le ministre même, ou, pour mieux dire, j'allais chez lui. Jugez à quelles fortes parties j'avais affaire, et s'il me restait la moindre lueur d'espérance dans ma disgrâce.
Je vous ai dit que j'avais imaginé que Mme de Miran ou son fils pourraient me rencontrer en chemin; mais quand même ce hasard-là me serait arrivé, il me serait devenu bien inutile, par la précaution que prit la femme, qui avait apparemment ses ordres: il y avait des rideaux tirés sur les glaces du carrosse, de façon que je ne pouvais ni voir ni être vue.
Nous arrivâmes, et on nous arrêta à une porte de derrière qui donnait dans un vaste jardin, que nous traversâmes, et dans une allée duquel ma conductrice me laissa assise sur un banc, en attendant, me dit-elle, qu'elle eût été savoir s'il était temps que je me présentasse.
A peine y avait-il un demi-quart d'heure que j'étais seule, que je vis venir une femme de quarante-cinq à cinquante ans, qui me parut être de la maison, et qui, en m'abordant d'un air de politesse subalterne et domestique, me dit: Ne vous impatientez pas, mademoiselle. M. de... (et ce fut le ministre qu'elle me nomma) est enfermé avec quelqu'un, et on viendra vous chercher dès qu'il aura fait. Alors, par une allée qui rentrait dans celle où nous étions, vint un jeune homme de vingt-huit à trente ans, d'une figure assez passable, vêtu fort uniment, mais avec propreté, qui nous salua, et qui feignit aussitôt de se retirer.
Monsieur, monsieur, lui cria cette femme qui m'avait abordée, mademoiselle attend qu'on la vienne prendre; je n'ai pas le temps de rester avec elle, tenez-lui compagnie, je vous prie. La commission est bien agréable, comme vous voyez. Aussi vous suis-je bien obligé de me la donner, reprit-il en s'approchant d'un air plus révérencieux que galant.
Ah çà! dit la femme, je vous laisse donc; mademoiselle, c'est un de nos amis, au moins, ajouta-t-elle, sans quoi je ne m'en irais pas, et son entretien vaut bien le mien; là-dessus elle partit.
Qu'est-ce que tout cela signifie? me dis-je en moi-même et pourquoi cette femme me laisse-t-elle?
Ce jeune homme me parut d'abord assez interdit; et il débuta par s'asseoir à côté de moi, après m'avoir fait encore une révérence à laquelle je répondis avec beaucoup de froideur.
Voici, dit-il, le plus beau temps du monde, et cette allée-ci est charmante, c'est comme si on était à la campagne. Oui, repartis-je. Et puis la conversation tomba; je ne m'embarrassais guère de ce qu'elle deviendrait.
Apparemment qu'il cherchait comment il la relèverait, et le seul moyen dont il s'avisa pour cela, ce fut de tirer sa tabatière, et puis, me la présentant ouverte: Mademoiselle en use-t-elle? me dit-il. Non, monsieur, répondis-je.
Et le voilà encore à ne savoir que dire. Les monosyllabes, dont j'usais pour parler comme lui, n'étaient d'aucune ressource. Comment faire?
Je toussai. Mademoiselle est-elle enrhumée? Ce temps-ci cause beaucoup de rhumes; hier il faisait froid, aujourd'hui il fait chaud, et ces changements de temps n'accommodent pas la santé. Cela est vrai, lui dis-je.
Pour moi, reprit-il, quelque temps qu'il fasse, je ne suis point sujet aux rhumes; je ne connais pas ma poitrine; rien ne m'incommode.
Tant mieux, lui dis-je. Quant à vous, mademoiselle, me repartit-il; enrhumée ou non, vous n'en avez pas moins le meilleur visage du monde aussi bien que le plus beau.
Monsieur, vous êtes bien honnête, lui répondis-je... Oh! c'est la vérité. Paris est bien grand, reprit-il, mais il n'y a certainement pas beaucoup de personnes qui puissent se vanter d'être faites comme mademoiselle, ni d'avoir tant de grâces.
Monsieur, lui dis-je, voilà des compliments que je ne mérite point; je ne me pique pas de beauté, et il n'est pas question de moi, s'il vous plaît. Mademoiselle, je dis ce que je vois, et il n'y a personne à ma place qui ne vous en dît autant et davantage, reprit-il; vous ne devez pas vous fâcher d'un discours qu'il vous est impossible d'empêcher, à moins que vous ne vous cachiez, et ce serait grand dommage; car il est certain qu'il n'y a point de dame qui soit si digne d'être considérée. En mon particulier, je me tiens bien heureux de vous avoir vue, et encore plus heureux, si cette occasion, qui m'est si favorable, me procurait le bonheur de vous revoir et de vous présenter mes services.
A moi, monsieur, qui ne vous trouve ici que par hasard, et qui, suivant toute apparence, ne vous retrouverai de ma vie?
Eh! pourquoi de votre vie, mademoiselle? reprit-il. C'est selon votre volonté, cela dépend de vous; et si ma personne ne vous était pas désagréable, voici une rencontre qui pourrait avoir bien des suites; il ne tiendra qu'à vous que nous ayons fait connaissance ensemble pour toujours; et pour ce qui est de moi, il n'y a pas à douter que je ne le souhaite. Il n'y a rien à quoi j'aspire tant; c'est ce que la sincère inclination que je me sens pour vous m'engage à vous dire. Il est vrai qu'il n'y a qu'un moment que j'ai l'honneur de voir mademoiselle, et vous me direz que c'est avoir le coeur pris bien promptement; mais c'est le mérite et la physionomie des gens qui règlent cela. Certainement je ne m'attendais pas à tant de charmes; et puisque nous sommes sur ce sujet, je prendrai la liberté de vous assurer que tout mon désir est d'être assez fortuné pour vous convenir, et pour obtenir la possession d'une aussi charmante personne que mademoiselle.
Comment, monsieur! repris-je, négligeant de répondre à d'aussi pesantes et d'aussi grossières protestations de tendresse, vous ne vous attendiez pas, dites-vous, à tant de charmes? Est-ce que vous avez su que vous me verriez ici? En étiez-vous averti?
Oui, mademoiselle, me repartit-il; ce n'est pas la peine de vous tenir plus longtemps en suspens; c'est de moi dont Mlle Cathos vous a entretenue en vous menant; elle vient de me le dire. Quoi! m'écriai-je encore, c'est donc vous qui êtes le mari qu'on me propose, monsieur?
C'est justement votre serviteur, me dit-il; ainsi vous voyez bien que j'ai raison quand je dis que notre connaissance durera longtemps, si vous en êtes d'avis; c'était tout exprès que je me promenais dans le jardin, et on ne m'a laissé avec vous qu'afin de nous procurer le moyen de nous entretenir. On m'avait bien promis que je verrais une très aimable demoiselle, mais j'en trouve encore plus qu'on ne m'en a dit; d'où il arrive que ce sera avec un tendre amour que je me marierai aujourd'hui, et non pas par raison et par intérêt, comme je le croyais. Oui, mademoiselle, c'est véritablement que je vous aime; je suis enchanté des perfections que je rencontre en vous, je n'en ai point vu de pareilles; et c'est ce qui m'a d'abord embarrassé en vous parlant; car quoique j'aie bien fréquenté des demoiselles, je n'ai encore été amoureux d'aucune. Aussi êtes-vous plus gracieuse que toutes les autres, et c'est à vous à voir ce que vous voulez qu'il en soit. Vous êtes bien mon fait; il n'y a plus qu'à savoir si je suis le vôtre. Au surplus, mademoiselle, vous pouvez vous enquêter de mon humeur et de mon caractère, je suis sûr qu'on vous en fera de bons rapports; je ne suis ni joueur, ni débauché, je me vante d'être rangé, je ne songe qu'à faire mon chemin à cette heure que je suis garçon, et je ne serai pas pis quand je serai en ménage. Au contraire, une femme et des enfants vous rendent encore meilleur ménager. Pour ce qui est de mes facultés présentes, elles ne sont pas bonnement bien considérables; mon père a un peu mangé, un peu trop aimé la joie, ce qui n'enrichit pas une famille; d'ailleurs, j'ai un frère et une soeur, dont je suis l'aîné à la vérité, mais c'est toujours trois parts au lieu d'une. On me donnera pourtant quelque chose d'avance en faveur de notre mariage; mais ce n'est pas cela que je regarde; le principal est qu'on me gratifie à présent d'une bonne place, et qu'on me va mettre dans les affaires, dès que notre contrat sera signé; sans compter que depuis trois ans, je n'ai pas laissé que de faire quelques petites épargnes sur les appointements d'un petit emploi que j'ai, et qu'on me change contre un plus fort: ainsi, comme vous voyez, nous serions bientôt à notre aise, avec la protection que j'ai. C'est ce que vous saurez de la propre bouche de M. de... (il parlait du Ministre); car je ne vous dis rien que de vrai, ma chère demoiselle, ajouta-t-il en me prenant la main, qu'il voulut baiser.
Le coeur m'en souleva. Doucement, lui dis-je avec un dégoût que je ne pus dissimuler; point de gestes, s'il vous plaît; nous ne sommes pas encore convenus de nos faits. Qui êtes-vous, monsieur? Qui je suis, mademoiselle? me répondit-il d'un air confus et pourtant piqué. J'ai l'honneur d'être le fils du père nourricier de Mme de ... (il me nomma la femme du ministre); ainsi elle est ma soeur de lait: rien que cela. Ma mère a une pension d'elle; ma soeur la sert actuellement en qualité de première fille de chambre; elle nous aime tous, et elle veut avoir soin de ma fortune. Voilà qui je suis, mademoiselle; y a-t-il rien là dedans qui vous choque? Est-ce que le parti n'est pas de votre goût?
Monsieur, lui dis-je, je ne songe guère à me marier.
C'est peut-être que je vous déplais? me repartit-il. Non, lui dis-je, mais si j'épouse jamais quelqu'un, je veux du moins l'aimer, et je ne vous aime pas encore; nous verrons dans la suite. Tant pis, c'est l'effet de mon malheur, me répondit-il. Ce n'est pas que je sois en peine de trouver une femme; il n'y a pas encore plus de huit jours qu'on parla d'une, qui aura beaucoup de bien d'une tante, et qui d'ailleurs a père et mère.
Et moi, monsieur, lui dis-je, je suis orpheline, et vous me faites trop d'honneur. Je ne dis pas cela, mademoiselle, et ce n'est pas à quoi je songe; mais véritablement je ne me serais pas imaginé que vous eussiez eu tant de mépris pour moi, me dit-il. J'aurais cru que vous y prendriez un peu plus garde, eu égard à l'occurrence où vous êtes, qui est naturellement assez fâcheuse, et pas des plus favorables à votre établissement. Excusez si je vous en parle; mais c'est par bonne amitié, et en manière de conseil. Il y a des occasions qu'il ne faut pas laisser aller, principalement quand on a affaire à des gens qui n'y regardent pas de si près, et qui ne font pas plus les difficiles que moi. En cas de mariage, il n'y a personne qui ne soit bien aise d'entrer dans une famille; moi, je m'en passe, c'est ce qu'il y a à considérer.
Ah! monsieur, lui dis-je avec un geste d'indignation, vous me tenez là un étrange discours, et votre amour n'est guère poli. Laissons cela, je vous prie.
Pardi! mademoiselle, comme il vous plaira, me répondit-il en se levant; je n'en serai ni pis ni mieux; et avec votre permission, il n'y a pas de quoi être si fière. Si ce n'est pas vous, j'en suis bien mortifié, mais ce sera une autre; on a cru vous faire plaisir, et point de tort. A l'exception de votre beauté, que je ne dispute pas, et qui m'a donné dans la vue, je ne sais pas qui y perdra le plus de nous deux. Je n'ai chicané sur rien, quoique tout vous manque; je vous aurais estimée, honorée, et chérie ni plus ni moins; et dès que cela ne vous accommode pas, je prends congé de mademoiselle, et je reste bien son très humble serviteur.
Monsieur, lui dis-je, je suis votre servante. Là-dessus il fit quelques pas pour s'en aller, et puis, revenant à moi:
Au surplus, mademoiselle, je songe que vous êtes seule; et si en attendant qu'on revienne vous chercher, ma compagnie peut vous être bonne à quelque chose, je me donnerai l'honneur de vous l'offrir.
Je vous rends mille grâces, monsieur, lui répondis-je la larme à l'oeil, non pas de ce qu'il me quittait, comme vous pouvez penser, mais de la douleur de me voir livrée à d'aussi mortifiantes aventures.
Ce n'est peut-être pas moi qui est cause que vous pleurez, mademoiselle, ajouta-t-il; je n'ai rien dit qui soit capable de vous chagriner. Non, monsieur, repris-je, je ne me plains point de vous, et ce n'est pas la peine que vous restiez car voici la personne qui m'a amenée ici et qui arrive.
En effet, je voyais venir de loin Mlle Cathos (c'était ainsi qu'il l'avait appelée); et soit qu'il ne voulût pas l'avoir pour témoin du peu d'accueil que je faisais à son amour, il se retira avant qu'elle m'abordât, et prit même un chemin différent du sien pour ne la pas rencontrer.
Pourquoi donc M. Villot vous quitte-t-il? me dit cette femme en m'abordant; est-ce que vous l'avez renvoyé? Non, repris-je; c'est que vous veniez, et que nous n'avons plus rien à nous dire. Eh bien! repartit-elle, mademoiselle Marianne, n'est-il pas vrai que c'est un garçon bien fait? Vous ai-je trompée? Quand vous n'auriez pas les disgrâces que vous savez, en demanderiez-vous un autre, et Dieu ne vous fait-il pas une grande grâce? Allons, partons, ajouta-t-elle; on nous attend,
Je me levai tristement sans lui répondre, et la suivis, Dieu sait dans quelle situation d'esprit!
Nous traversâmes de longs appartements, et nous arrivâmes dans une salle où se tenait une troupe de valets. J'y vis cependant deux personnes, dont l'une était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d'une figure fort noble, l'autre, un homme plus âgé, qui avait l'air d'un officier, et qui s'entretenaient près d'une fenêtre.
Arrêtez un moment ici, me dit la femme qui me conduisait; je vais avertir que vous êtes là. Elle entra aussitôt dans une chambre, dont elle ressortit un moment après.
Mais, pendant ce court espace de temps qu'elle m'avait laissée seule, le jeune homme en question avait discontinué son entretien, et ne s'était attaché qu'à me regarder avec une extrême attention. Et malgré tout mon accablement, j'y pris garde.
Ce sont là de ces choses qui ne nous échappent point, à nous autres femmes. Dans quelque affliction que nous soyons plongées, notre vanité fait toujours ses fonctions; elle n'est jamais en défaut, et la gloire de nos charmes est une affaire à part dont rien ne nous distrait. J'entendis même que ce jeune homme disait à l'autre du ton d'un homme qui admire: Avez-vous jamais rien vu de si aimable?
Je baissai les yeux, et je détournai la tête; mais ce fut toujours une petite douceur que je ne négligeai point de goûter chemin faisant, et qui n'interrompit point mes tristes pensées.
Il en est de cela comme d'une fleur agréable dont on sent l'odeur en passant.
Entrons, me dit la femme qui venait de sortir de la chambre. Je la suivis, et les deux hommes entrèrent avec nous. J'y trouvai cinq ou six dames et trois messieurs, dont deux me parurent gens de robe, et l'autre d'épée. M. Villot (vous savez qui c'est) y était aussi, à côté de la porte, où il se tenait comme à quartier, et dans une humble contenance.
J'ai dit trois messieurs, je n'en compte pas un quatrième, quoique le principal, puisqu'il était le maître de la maison, ce que je conjecturai en le voyant sans chapeau. C'était le ministre même, et ma conductrice me le confirma.
Mademoiselle, c'est devant M. de... que vous êtes, me dit-elle. Et elle me le nomma.
C'était un homme âgé, mais grand, d'une belle figure et de bonne mine, d'une physionomie qui vous rassurait en la voyant, qui vous calmait, qui vous remplissait de confiance, et qui était comme un gage de la bonté qu'il aurait pour vous, et de la justice qu'il allait vous rendre.
C'était de ces traits que le temps a moins vieillis qu'il ne les a rendus respectables. Figurez-vous un visage qu'on aime à voir, sans songer à l'âge qu'il a; on se plaisait à sentir la vénération qu'il inspirait; la santé même qu'on y voyait avait quelque chose de vénérable; elle y paraissait encore moins l'effet du tempérament que le fruit de la sagesse, de la sérénité et de la tranquillité de l'âme.
Cette âme y faisait rejaillir la douceur de ses moeurs; elle y peignait l'aimable et consolante image de ce qu'elle était; elle l'embellissait de toutes les grâces de son caractère, et ces grâces-là n'ont point d'âge.
Tel était le ministre devant qui je parus. Je ne vous parlerai point de ce qui regarde son ministère; ce serait une matière qui me passe.
Je vous dirai seulement une chose que j'ai moi-même entendu dire.
C'est qu'il y avait dans sa façon de gouverner un mérite bien particulier, et qui était jusqu'alors inconnu dans tous les ministres.
Nous en avons eu dont le nom est pour jamais consacré dans nos histoires; c'était de grands hommes, mais qui durant leur ministère avaient eu soin de tenir les esprits attentifs à leurs actions, et de paraître toujours suspects d'une profonde politique. On les imaginait toujours entourés de mystères; ils étaient bien aises qu'on attendît d'eux de grands coups, même avant qu'ils les eussent faits, que dans une affaire épineuse on pensât qu'ils seraient habiles, même avant qu'ils le fussent. C'était là une opinion flatteuse dont ils faisaient en sorte qu'on les honorât; industrie superbe, mais que leurs succès rendaient, à la vérité, bien pardonnable.
En un mot, on ne savait point où ils allaient, mais on les voyait aller; on ignorait où tendaient leurs mouvements, mais on les voyait se remuer, et ils se plaisaient à être vus, et ils disaient: Regardez-moi.
Celui-ci, au contraire, disait-on, gouvernait à la manière des sages, dont la conduite est douce, simple, sans faste, et désintéressée pour eux-mêmes; qui songent à être utiles et jamais à être vantés; qui font de grandes actions dans la seule pensée que les autres en ont besoin, et non pas à cause qu'il est glorieux de les avoir faites. Ils n'avertissent point qu'ils seront habiles, ils se contentent de l'être, et ne remarquent pas même qu'ils l'ont été. De l'air dont ils agissent, leurs opérations les plus dignes d'estime se confondent avec leurs actions les plus ordinaires; rien ne les en distingue en apparence, on n'a point eu de nouvelles du travail qu'elles ont coûté, c'est un génie sans ostentation qui les a conduites; il a tout fait pour elles, et rien pour lui: d'où il arrive que ceux qui en retirent le fruit le prennent souvent comme on le leur donne, et sont plus contents que surpris. Il n'y a que les gens qui pensent qui ne sont point les dupes de la simplicité du procédé de celui qui les mène.
Il en était de même à l'égard du ministre dont il est question. Fallait-il surmonter des difficultés presque insurmontables; remédier à tel inconvénient presque sans remède; procurer une gloire, un avantage, un bien nécessaire à l'Etat; rendre traitable un ennemi qui l'attaquait, et que sa douceur, que l'embarras des temps où il se trouvait ou que la modestie de son ministère abusait, il faisait tout cela, mais aussi discrètement, aussi uniment, avec aussi peu d'agitation qu'il faisait tout le reste. C'était des mesures si paisibles, si imperceptibles; il se souciait si peu de vous préparer à toute l'estime qu'il allait mériter, qu'on eût pu oublier de le louer, malgré toutes ses actions louables.
C'était comme un père de famille qui veille au bien, au repos et à la considération de ses enfants, qui les rend heureux sans leur vanter les soins qu'il se donne pour cela, parce qu'il n'a que faire de leur éloge; les enfants, de leur côté, n'y prennent pas trop garde, mais ils l'aiment.
Et ce caractère, une fois connu dans un ministre, est bien neuf et bien respectable; il donne peu d'occupation aux curieux, mais beaucoup de confiance et de tranquillité aux sujets.
A l'égard des étrangers, ils regardaient ce ministre-ci comme un homme qui aimait la justice et avec qui ils ne gagneraient rien à ne la pas aimer eux-mêmes; il leur avait appris à régler leur ambition, et à ne craindre aucune mauvaise tentative de la sienne; voilà comme on parlait de lui.
Revenons; nous sommes dans sa chambre.
Entre toutes les personnes qui nous entouraient, et qui étaient au nombre de sept ou huit, tant hommes que femmes, quelques-unes semblaient ne me regarder qu'avec curiosité, quelques autres d'un air railleur et dédaigneux. De ce dernier nombre étaient les parents de Valville; je m'en aperçus après.
J'oublie de vous dire que le fils du père nourricier de madame, ce jeune homme qu'on me destinait pour époux, s'y trouvait aussi; il se tenait d'un air humble et timide à côté de la porte; ajoutez-y les deux hommes que j'avais vus dans la salle, et qui étaient entrés après nous.
Je fus d'abord un peu étourdie de tout cet appareil, mais cela se passa bien vite. Dans un extrême découragement on ne craint plus rien. D'ailleurs, on avait tort avec moi, et je n'avais tort avec personne: on me persécutait, j'aimais Valville, on me l'ôtait, il me semblait n'avoir plus rien à craindre, et l'autorité la plus formidable perd à la fin le droit d'épouvanter l'innocence qu'elle opprime.
Elle est vraiment jolie, et Valville est assez excusable, dit le ministre d'un air souriant, et en adressant la parole à une de ces dames, qui était sa femme; oui, fort jolie. Eh! pour une maîtresse, passe, répondit une autre dame d'un ton revêche.
A ce discours, je ne fis que jeter sur elle un regard froid et indifférent. Doucement, lui dit le ministre. Approchez, mademoiselle, ajouta-t-il en me parlant; on dit que M. de Valville vous aime; est-il vrai qu'il songe à vous épouser? Du moins me l'a-t-il dit, monseigneur, répondis-je.
Là-dessus, voici de grands éclats de rires moqueurs de la part de deux ou trois de ces dames. Je me contentai de les regarder encore, et le ministre de leur faire un signe de la main pour les engager à cesser.
Vous n'avez ni père ni mère, et ne savez qui vous êtes, me dit-il après. Cela est vrai, monseigneur, lui répondis-je. Eh bien! ajouta-t-il, faites-vous donc justice, et ne songez plus à ce mariage-là. Je ne souffrirais pas qu'il se fît, mais je vous en dédommagerai; j'aurai soin de vous; voici un jeune homme qui vous convient, qui est un fort honnête garçon, que je pousserai, et qu'il faut que vous épousiez; n'y consentez-vous pas?
Je n'ai pas dessein de me marier, monseigneur, lui répondis-je, et je vous conjure de ne m'en pas presser; mon parti est pris là-dessus. Je vous donne encore vingt-quatre heures pour y songer, reprit-il; on va vous reconduire au couvent. Je vous renverrai chercher demain; point de mutinerie; aussi bien ne reverrez-vous plus Valville; j'y mettrai ordre. Je ne changerai point de sentiment, monseigneur, repartis-je; je ne me marierai point, surtout à un homme qui m'a reproché mes malheurs. Ainsi vous n'avez qu'à voir dès à présent ce que vous voulez faire de moi; il serait inutile de me faire revenir.
A peine achevais-je ces mots qu'on annonça Valville et sa mère, qui parurent sur-le-champ.
Jugez de leur surprise et de la mienne. Ils avaient découvert que le ministre avait part à mon enlèvement, et ils venaient me redemander.
Quoi! ma fille, tu es ici? s'écria Mme de Miran. Ah! ma mère, c'est elle-même! s'écria de son côté Valville.
Je vous dirai, le reste dans la septième partie, qui, à deux pages près, débutera, je le promets, par l'histoire de la religieuse, que je ne croyais pas encore si loin quand j'ai commencé cette sixième partie-ci.
Septième partie
Souvenez-vous-en, madame; la deuxième partie de mon histoire fut si longtemps à venir, que vous fûtes persuadée qu'elle ne viendrait jamais. La troisième se fit beaucoup attendre; vous doutiez que je vous l'envoyasse. La quatrième vint assez tard; mais vous l'attendiez, en m'appelant une paresseuse. Quant à la cinquième, vous n'y comptiez pas sitôt lorsqu'elle arriva. La sixième est venue si vite qu'elle vous a surprise: peut-être ne l'avez-vous lue qu'à moitié, et voici la septième.
Oh! je vous prie, sur tout cela, comment me définirez-vous? Suis-je paresseuse? ma diligence vous montre le contraire. Suis-je diligente? ma paresse passée m'a promis que non.
Que suis-je donc à cet égard? Eh! mais, je suis ce que vous voyez, ce que vous êtes peut-être, ce qu'en général nous sommes tous; ce que mon humeur et ma fantaisie me rendent, tantôt digne de louange, et tantôt de blâme sur la même chose; n'est-ce pas là tout le monde?
J'ai vu, dans une infinité de gens, des défauts et des qualités sur lesquels je me fiais, et qui m'ont trompée; j'avais droit de croire ces gens-là généreux, et ils se trouvaient mesquins; je les croyais mesquins, et ils se trouvaient généreux. Autrefois vous ne pouviez pas souffrir un livre; aujourd'hui vous ne faites que lire; peut-être que bientôt vous laisserez là la lecture, et peut-être redeviendrai-je paresseuse.
A tout hasard poursuivons notre histoire. Nous en sommes à l'apparition subite et inopinée de Mme de Miran et de Valville.
On n'avait point soupçonné qu'ils viendraient, de sorte qu'il n'y avait aucun ordre donné en ce cas-là.
La seule attention qu'on avait eue, c'était de finir mon affaire dans la matinée, et de prendre le temps le moins sujet aux visites.
D'ailleurs, on s'était imaginé que Mme de Miran ne saurait à qui s'adresser pour apprendre ce que j'étais devenue; qu'elle ignorerait que le ministre eût eu part à mon aventure: mais vous vous rappelez bien la visite que j'avais reçue, il n'y avait que deux ou trois jours, d'une certaine dame maigre, longue et menue; vous savez aussi que j'en avais sur-le-champ informé Mme de Miran, que je lui avais fait un portrait de la dame, qu'elle m'avait écrit qu'à ce portrait elle reconnaissait bien le spectre en question.
Et ce fut justement cela qui fit que ma mère se douta des auteurs de mon enlèvement; ce fut ce qui la guida dans la recherche qu'elle fit de sa fille.
Il fallait bien que mon histoire eût percé; Mme de Fare avait infailliblement parlé; cette dame longue et maigre avait été instruite; elle était méchante et glorieuse; le discours qu'elle m'avait tenu au couvent marquait de mauvaises intentions; c'était elle apparemment qui avait ameuté les parents, qui les avait engagés à se remuer, pour se garantir de l'affront que Mme de Miran allait leur faire en me mettant dans la famille; et ma disparition ne pouvait être que l'effet d'une intrigue liée entre eux.
Mais m'avaient-ils enlevée de leur chef? car ils pouvaient n'y avoir employé que de l'adresse. Leur complot n'était-il pas autorisé? Avaient-ils agi sans pouvoir?
Un carrosse m'était venu prendre; quelle livrée avait le cocher? Cette femme qui s'était dite envoyée par ma mère pour me tirer du couvent, quelle était sa figure? Mme de Miran et son fils s'informent de tout, font d'exactes perquisitions.
La tourière du couvent avait vu le cocher; elle se ressouvenait de la livrée; elle avait vu la femme en question, et en avait retenu les traits, qui étaient assez remarquables. C'était un visage un peu large et très brun, la bouche grande et le nez long: voilà qui était fort reconnaissable. Aussi ma mère et son fils la reconnurent-ils pour l'avoir vue chez Mme de..., femme du ministre, et leur parente; c'était une de ses femmes.
A l'égard de la livrée du cocher, il s'agissait d'un galon jaune sur un drap brun; ce qui leur indiquait celle d'un magistrat, cousin de ma mère, et avec qui ils se trouvaient tous les jours.
Et qu'est-ce que cela concluait? Non seulement que la famille avait agi là dedans, mais que le ministre même l'appuyait, puisque Mme de... avait chargé une de ses femmes de me venir prendre: c'était une conséquence toute naturelle.
Toutes ces instructions-là, au reste, ils ne les reçurent que le lendemain de mon enlèvement. Non pas que Mme de Miran ne fût venue la veille après-midi, comme vous savez qu'elle me l'avait écrit; mais c'est que, lorsqu'elle vint, la tourière, qui était la seule de qui elle pût tirer quelques lumières, était absente pour différentes commissions de la maison, de façon qu'il fallut revenir le lendemain matin pour lui parler; ce ne fut même qu'assez tard; il était près de midi quand ils arrivèrent. Ma mère, qui ne se portait pas bien, n'avait pu sortir de chez elle de meilleure heure.
Mon enlèvement l'avait pénétrée de douleur et d'inquiétude. C'était comme une mère qui aurait perdu sa fille, ni plus ni moins; c'est ainsi que me le contèrent les religieuses de mon couvent et la tourière.
Elle se trouva mal au moment qu'elle apprit ce qui m'était arrivé; il fallut la secourir, elle ne cessa de pleurer.
Je vous avoue que je l'aime, disait-elle en parlant de moi à l'abbesse, qui me le répéta, je m'y suis attachée, madame, et il n'y a pas moyen de faire autrement avec elle. C'est un coeur, c'est une âme, une façon de penser qui vous étonnerait. Vous savez qu'elle ne possède rien, et vous ne sauriez croire combien je l'ai trouvée noble, généreuse et désintéressée, cette chère enfant; cela passe l'imagination, et je l'estime encore plus que je ne l'aime; j'ai vu d'elle des traits de caractère qui m'ont touchée jusqu'au fond du coeur. Imaginez-vous que c'est moi, que c'est ma personne qu'elle aime, et non pas les secours que je lui donne; est-ce que cela n'est pas admirable dans la situation où elle est? je crois qu'elle mourrait plutôt que de me déplaire; elle pousse cela jusqu'au scrupule; et si je cessais de l'aimer, elle n'aurait plus le courage de rien recevoir de moi. Ce que je vous dis est vrai, et cependant je la perds, car comment la retrouver? Qu'est-ce que mes indignes parents en ont fait? Où l'ont-ils mise?
Mais, madame, pourquoi vous l'enlèveraient-ils? lui répondait l'abbesse. D'où vient qu'ils seraient fâchés de vos bontés et de votre charité pour elle? Quel intérêt ont-ils d'y mettre obstacle?
Hélas! madame, lui disait-elle, c'est que mon fils n'a pas eu l'orgueil de la mépriser; c'est qu'il a eu assez de raison pour lui rendre justice, et le coeur assez bien fait pour sentir ce qu'elle vaut; c'est qu'ils ont craint qu'il ne l'aimât trop, que je ne l'aimasse trop moi-même, et que je ne consentisse à l'amour de mon fils, qui la connaît. De vous dire comment, et où il l'a vue, nous n'avons pas le temps; mais voilà la source de la persécution qu'elle éprouve d'eux. Un malheureux événement les a instruits de tout, et cela par l'indiscrétion d'une de mes parentes, qui est la plus sotte femme du monde et qui n'a pu retenir sa misérable fureur de parler. Ils n'ont pas tout le tort, au reste, de se méfier de ma tendresse pour elle; il n'y a point d'homme de bon sens à qui je ne crusse donner un trésor, si je le mariais avec cette petite fille-là.
Et voyez que d'amour! jugez-en par la franchise avec laquelle elle parlait; elle disait tout, elle ne cachait plus rien; et elle qui avait exigé de nous tant de circonspection, tant de discrétion et tant de prudence, la voilà qui, à force de tendresse et de sensibilité pour moi, oublie elle-même de se taire, et est la première à révéler notre secret; tout lui échappe dans le trouble de son coeur. O trouble aimable, que tout mon amour pour elle, quelque prodigieux qu'il ait été, n'a jamais pu payer, et dont le ressouvenir m'arrache actuellement des larmes! Oui, madame, j'en pleure encore. Ah! mon Dieu, que mon âme avait d'obligations à la sienne!
Hélas! cette chère mère, cette âme admirable, elle n'est plus pour moi, et notre tendresse ne vit plus que dans mon coeur.
Passons là-dessus, je m'y arrête trop; j'en perds de vue Valville, dont Mme de Miran avait encore à soutenir le désespoir, et à qui, dans l'accablement où il se trouvait, elle avait défendu de paraître; de sorte qu'il s'était tenu dans le carrosse pendant qu'elle interrogeait la tourière; et sur ce qu'elle en apprit, toute languissante et toute indisposée qu'elle était, elle courut chez le ministre, persuadée que c'était là qu'il fallait aller pour savoir de mes nouvelles et pour me retrouver.
De toutes les personnes de la famille, celle avec laquelle elle était le plus liée, et qu'elle aimait le plus, c'était Mme de... femme du ministre, qui l'aimait beaucoup aussi; et quoiqu'il fût certain que cette dame se fût prêtée au complot de la famille, ma mère ne douta point qu'elle n'eût eu beaucoup de peine à s'y résoudre, et se promit bien de la ranger de son parti dès qu'elle lui aurait parlé.
Et elle avait raison d'avoir cette opinion-là d'elle; ce fut elle en effet qui refusa de soutenir l'entreprise, et qui, comme vous l'allez voir, parut opiner qu'on me laissât en repos.
Voici donc Mme de Miran et Valville qui entrent tout d'un coup dans la chambre où noirs étions. C'était Mme de... et non pas le ministre, que ma mère avait demandé d'abord, et les gens de la maison, qu'on n'avait avertis de rien, et qui ignoraient de quoi il était question dans cette chambre, laissèrent passer ma mère et son fils, et leur ouvrirent tout de suite.
Dès qu'ils me virent tous deux je vous l'ai déjà dit, je pense), ils s'écrièrent, l'une: Ah! ma fille, tu es ici! l'autre: Ah! ma mère, c'est elle-même!
Le ministre, à la vue de Mme de Miran, sourit d'un air affable, et pourtant ne put se défendre, ce me semble, d'être un peu déconcerté (c'est qu'il était bon, et qu'on lui avait dit combien elle aimait cette petite fille). A l'égard des parents, ils la saluèrent d'un air extrêmement sérieux, jetèrent sur elle un regard froid et critique, et puis détournèrent les yeux.
Valville les dévorait des siens; mais il avait ordre de se taire; ma mère, ne l'avait amené qu'à cette condition-là. Tout le reste de la compagnie parut attentif et curieux la situation promettait quelque chose d'intéressant.
Ce fut Mme de... qui rompit le silence. Bonjour, madame, dit-elle à ma mère; franchement on ne vous attendait pas, et j'ai bien peur que vous n'alliez être fâchée contre moi.
Eh! d'où vient, madame, le serait-elle? ajouta tout de suite cette parente longue et maigre (car je ne me ressouviens point de son nom, et n'ai retenu d'elle que la singularité de sa figure); d'où vient le serait-elle? ajouta-t-elle, dis-je, d'un ton aigre et aussi revêche que sa physionomie: Est-ce qu'on désoblige madame quand on lui rend service et qu'on lui sauve les reproches de toute sa famille?
Vous êtes la maîtresse de penser de mes actions ce qu'il vous plaira, madame, lui répondit d'un air indifférent Mme de Miran; mais je ne les réformerai point sur le jugement que vous en ferez; nous sommes d'un caractère trop différent pour être jamais du même avis; je n'approuve pas plus vos sentiments que vous approuvez les miens, et je ne vous en dis rien. Faites de même à mon égard.
Valville était rouge comme du feu, il avait les yeux étincelants, je voyais à sa respiration précipitée qu'il avait peine à se contenir et que le coeur lui battait.
Monsieur, continua Mme de Miran en adressant la parole au ministre, c'était Mme de... que je venais voir, et voici l'objet de la visite que je lui rendais ce matin, ajouta-t-elle en. me montrant. J'ai su qu'une des femmes de madame l'était venue prendre sous mon nom au couvent où je l'avais mise, et j'espérais qu'elle me dirait ce que cela signifie, car je n'y comprends rien. A-t-on voulu se divertir à m'inquiéter? Quelle peut avoir été l'intention de ceux qui ont imaginé de me soustraire cette jeune enfant, à qui je m'intéresse? Ce projet-là ne vient pas de madame, j'en suis sûre; je ne la confonds point du tout avec les gens qui ont tout au plus gagne sur elle qu'elle s'y prêtât. Je ne m'en prends point à vous non plus, monsieur; on vous a gagné aussi, et voilà tout. Mais de quel prétexte s'est-on servi? Sur quoi a-t-on pu fonder une entreprise aussi bizarre? de quoi mademoiselle est-elle coupable?
Mademoiselle! s'écria encore là-dessus, d'un air railleur, cette parente sans nom; mademoiselle! Il me semble avoir entendu dire qu'elle s'appelait Marianne, ou bien qu'elle s'appelle comme on veut, car comme on ne sait d'où elle sort, on n'est sûr de rien avec elle, à moins qu'on ne devine; mais c'est peut-être une petite galanterie que vous lui faites à cause qu'elle est passablement gentille. Valville, à ce discours, ne put se retenir, et la regarda avec un ris amer et moqueur qu'elle sentit.
Mon petit cousin, lui dit-elle, ce que je dis là ne vous plaît pas, nous le savons; mais vous pourriez vous dispenser d'en rire. Et si je le trouve plaisant, ma grande cousine, pourquoi n'en rirais-je pas? répondit-il.
Taisez-vous, mon fils, lui dit aussitôt Mme de Miran. Pour vous, madame, laissez-moi, je vous prie, parler à ma façon, et comme je crois qu'il convient. Si mademoiselle avait affaire à vous, vous seriez la maîtresse de l'appeler comme il vous plairait; quant à moi, je suis bien aise de l'appeler mademoiselle; je dirai pourtant Marianne quand je voudrai, et cela sans conséquence, sans blesser les égards que je crois lui devoir; le soin que je prends d'elle me donne des droits que vous n'avez pas; mais ce ne sera jamais que dans ce sens-là que je la traiterai aussi familièrement que vous le faites, et que vous vous figurez qu'il vous est permis de le faire. Chacun a sa manière de penser, et ce n'est pas là la mienne; je n'abuserai jamais du malheur de personne. Dieu nous a caché ce qu'elle est, et je ne déciderai point; je vois bien qu'elle est à plaindre; mais je ne vois pas pourquoi on l'humilierait, l'un n'entraîne pas l'autre; au contraire, la raison et l'humanité, sans compter la religion, nous portent à ménager les personnes qui sont dans le cas où celle-ci se trouve; il nous répugne de profiter contre elles de l'abaissement où le sort les a jetées; les airs de mépris ont mauvaise grâce avec elles, et leur infortune leur tient lieu de rang auprès des coeurs bien faits, principalement quand il s'agit d'une fille comme mademoiselle, et d'un malheur pareil au sien. Car enfin, madame, puisque vous êtes instruite de ce qui lui est arrivé, vous savez donc qu'on a des indices presque certains que son père et sa mère, qui furent tués en voyage lorsqu'elle n'avait que deux ou trois ans, étaient des étrangers de la première distinction; ce fut là l'opinion qu'on eut d'eux dans le temps. Vous savez qu'ils avaient avec eux deux laquais et une femme de chambre, qui furent tués aussi avec le reste de l'équipage; que mademoiselle, dont la petite parure marquait une enfant de condition, ressemblait à la dame assassinée; qu'on ne douta point qu'elle ne fût sa fille; et que tout ce que je dis là est certifié par une personne vertueuse, qui se chargea d'elle alors, qui l'a élevée, qui a confié les mêmes circonstances en mourant à un saint religieux nommé le père Saint-Vincent, que je connais, et qui de son côté le dira à tout le monde.
A cet endroit de son récit, les indifférents de la compagnie, je veux dire ceux qui n'étaient point de la famille, parurent s'attendrir sur moi; quelques parents même des moins obstinés, et surtout Mme de..., en furent touchés; il se fit un petit murmure qui m'était favorable.
Ainsi, madame, ajouta Mme de Miran sans s'interrompre, vous voyez bien que tous les préjugés sont pour elle; que voilà de reste de quoi justifier le titre de mademoiselle que je lui donne, et que je ne saurais lui refuser sans risquer d'en agir mal avec elle. Il n'est donc point ici question de galanterie, mais d'une justice que tout veut que je lui rende, à moins que d'ajouter des injures à celles que le hasard lui a déjà fait, ce quel vous ne me conseilleriez pas vous-même, et ce qui serait en effet inexcusable, barbare et d'un orgueil pitoyable, vous en conviendrez, surtout, je vous le répète encore, avec une jeune personne du caractère dont elle est. Je suis fâchée qu'elle soit présente, mais vous me forcez de vous dire que sa figure, qui vous parait jolie, est en vérité ce qui la distingue le moins; et je puis vous assurer que, par son bon esprit, par les qualités de l'âme, et par la noblesse des procédés, elle est demoiselle autant qu'aucune fille, de quelque rang qu'elle soit, puisse l'être. Oh! vous m'avouerez que cela impose, du moins c'est ainsi que j'en juge; et que ce je vous dis là, elle ne le doit ni à l'usage du monde, ni à l'éducation qu'elle a eue, et qui a été fort simple: il faut que cela soit dans le sang; et voilà à mon gré l'essentiel.
Oh! sans doute, ajouta Valville, qui glissa tout doucement ce peu de mots; sans doute, et si dans le monde on s'était avisé de ne donner les titres de madame ou de mademoiselle qu'au mérite de l'esprit et du coeur, ah! qu'il y aurait de madames ou de mademoiselles qui ne seraient plus que des Manons et des Cathos! Mais heureusement on n'a tué ni leur père ni leur mère, et on sait qui elles sont.
Là-dessus on ne put s'empêcher de rire un peu. Mon fils, encore une fois, je vous défends de parler, lui dit assez vivement Mme de Miran.
Quoi qu'il en soit, continua-t-elle ensuite, je la protège je lui ai fait du bien, j'ai dessein de lui en faire encore; elle a besoin que je lui en fasse, et il n'y a point d'honnêtes gens qui n'enviassent le plaisir que j'y ai, qui ne voulussent se mettre à ma place. C'est de toutes les actions la plus louable que je puisse faire; il serait honteux d'y trouver à redire, à moins qu'il n'y ait des lois qui défendent d'avoir le coeur humain et généreux; à moins que ce ne soit offenser l'Etat que de s'intéresser, quand on est riche, à la personne la plus digne qu'on la secoure, et qu'on la venge de ses malheurs. Voilà tout mon crime; et en attendant qu'on me prouve que c'en est un, je viens, monsieur, vous demander raison de la hardiesse qu'on a eue à mon égard, et de la surprise qu'on a faite à vous-même, aussi bien qu'à madame; je viens chercher une fille que j'aime, et que vous aimeriez autant que moi, si vous la connaissiez, monsieur.
Elle s'arrêta là. Tout le monde se tut, et moi je pleurais en jetant sur elle des regards qui témoignaient les mouvements dont j'étais saisie pour elle, et qui émurent tous les assistants: il n'y eut que cette inexorable parente que je n'ai point nommée, qui ne se rendit point, et dont l'air paraissait toujours aussi sec et aussi révolté qu'il l'avait été d'abord.
Aimez-la, madame, aimez-la; qui est-ce qui vous en empêche? dit-elle en secouant la tête; mais n'oubliez pas que vous avez des parents et des alliés qui ne doivent point en souffrir, et que du moins il n'y aille rien du leur. C'est tout ce qu'on vous demande.
Eh! vous n'y songez pas, madame, vous n'y songez pas, reprit ma mère; ce n'est ni à vous, ni à personne à régler mes sentiments là-dessus; je ne suis ni sous votre tutelle, ni sous la leur; je leur laisse volontiers le droit de conseil avec moi, mais non pas celui de réprimande. C'est vous qui les faites agit et parler, madame, et je suis persuadée qu'aucun d'eux n'avouerait ce que vous leur faites dire à tous.
Vous m'excuserez, madame, vous m'excuserez, s'écria la harpie; nous n'ignorons pas vos desseins, et ils nous choquent tous aussi. En un mot, votre fils aime trop cette petite fille, et qui pis est, vous le permettez.
Et si en effet je le lui permets, qui est-ce qui pourra le lui défendre? Quel compte aura-t-il à rendre aux autres? repartit froidement Mme de Miran. Vous dirai-je encore plus, c'est que j'aurais fort mauvaise opinion de mon fils, c'est que je ferais très peu de cas de son caractère, si lui-même n'en faisait pas beaucoup de cette petite fille, pour parler comme vous, que je ne tiens pourtant pas pour si petite, et qui ne sera telle que pour ceux qui n'auront peut-être que leur orgueil au-dessus d'elle.
A ce dernier mot, le ministre, qui avait écouté tout le dialogue toujours souriant et les yeux baissés, prit sur-le-champ la parole pour empêcher les répliques.
Oui, madame, vous avez raison, dit-il à Mme de Miran; on ne saurait qu'approuver les bontés que vous avez pour cette belle enfant. Vous êtes généreuse, cela est respectable, et les malheurs qu'elle a essuyés sont dignes de votre attention; sa physionomie ne dément point non plus les vertus et les qualités que vous lui trouvez; elle a tout l'air de les avoir, et ce n'est ni le soin que vous prenez d'elle, ni la bienveillance que vous avez pour elle, qui nous alarment. Je prétends moi-même avoir part au bien que vous voulez lui faire. La seule chose qui nous inquiète, c'est qu'on dit que M. de Valville a non seulement beaucoup d'estime pour elle, ce qui est très juste, mais encore beaucoup de tendresse, ce que la jeune personne, faite comme elle est, rend très vraisemblable. En un mot, on parle d'un mariage qui est résolu, et auquel vous consentez, dit-on, par la force de l'attachement que vous avez pour elle; et voilà ce qui intrigue la famille.
Et je pense que cette famille a droit de s'en intriguer, dit tout de suite la parente pie-grièche. Madame, je n'ai pas tout dit; laissez-moi achever, je vous prie, lui repartit le ministre sans hausser le ton, mais d'un air sérieux madame vaut bien qu'on lui parle raison.
J'avoue, reprit-il, qu'il est probable, sur tout ce que vous nous rapportez, que la jeune enfant a de la naissance: mais la catastrophe en question a jeté là-dessus une obscurité qui blesse, qu'on vous reprocherait, et dont nos usages ne veulent pas qu'on fasse si peu de compte. Je suis totalement de votre avis pourtant sur les égards que vous avez pour elle; ce ne sera pas moi qui lui refuserai le titre de mademoiselle, et je crois avec vous qu'on le doit même à la condition dont elle est; mais remarquez que nous le croyons, vous et moi, par un sentiment généreux qui ne sera peut-être avoué de personne; que, du moins, qui que ce soit n'est obligé d'avoir, et dont peu de gens seront capables. C'est comme un présent que nous lui faisons, et que les autres peuvent se dispenser de lui faire. Je dirai bien avec vous qu'ils auront tort, mais ils ne le sentiront point; ils vous répondront qu'il n'y a rien d'établi en pareil cas, et vous n'aurez rien à leur répliquer, rien qui puisse vous justifier auprès d'eux, si vous portez la générosité jusqu'à un certain excès, tel que le serait le mariage dont le bruit court, et auquel je n'ajoute point de foi. Je ne doute pas même que vous ne leviez volontiers tout soupçon sur cet article, et j'en ai trouvé un moyen qui est facile. J'ai imaginé de pourvoir avantageusement mademoiselle, de la marier à un jeune homme né de fort honnêtes gens, qui a déjà quelque bien, dont j'augmenterai la fortune, et avec qui elle se verra. dans une situation très honorable. Je n'ai même envoyé chercher mademoiselle que pour lui proposer ce parti, qu'elle refuse, tout honnête et tout avantageux qu'il est; de sorte que, pour la déterminer, j'ai cru devoir user d'un peu de rigueur, d'autant plus qu'il y va de son bien. J'ai même été jusqu'à la menacer de l'éloigner de Paris; cependant son obstination continue; cela vous paraît-il raisonnable? joignez-vous donc à moi, madame; vos services vous ont acquis de l'autorité sur elle, tâchez de la résoudre, je vous prie. Voici le jeune homme en question, ajouta-t-il.
Et il lui montrait M. Villot, qui, quoique assez bien fait, avait alors, autant qu'on peut l'avoir, l'air d'un pauvre petit homme sans conséquence, dont le métier était de ramper et d'obéir, à qui même il n'appartenait pas d'avoir du coeur, et à qui on pouvait dire: retirez-vous, sans lui faire d'injure.
Voilà à quoi il ressemblait en cet instant, avec sa figure qui n'était qu'humble et point honteuse.
C'est un garçon fort doux, et de fort bonnes moeurs, reprit le ministre en continuant, et qui vivra avec mademoiselle comme avec une personne à qui il devra la fortune que je lui promets à cause d'elle; c'est ce que je lui ai bien recommandé de ne jamais oublier.
Le fils du nourricier de Madame ne répondit à cela qu'en se prosternant, qu'en se courbant jusqu'à terre.
N'approuvez-vous pas ce que je fais là, madame? dit encore le ministre à ma mère, et n'êtes-vous pas contente? Elle restera à Paris, vous l'aimez, et vous ne la perdrez pas de vue, je m'y engage, et je ne l'entends pas autrement.
Là-dessus Mme de Miran jeta les yeux sur M. Villot, qui l'en remercia par une autre prosternation, quoique la façon dont on le regarda n'exigeât pas de reconnaissance.
Et puis ma mère, secouant la tête: Cette union n'est guère assortie, ce me semble, dit-elle, et j'ai peine à croire qu'elle soit du goût de Marianne. Monsieur, je me flatte, comme vous le dites, d'avoir quelque pouvoir sur elle; mais je vous avoue que je ne l'emploierai pas dans cette occurrence-ci; ce serait lui faire payer trop cher les services que je lui ai rendus. Qu'elle décide, au reste, elle est la maîtresse. Voyez, mademoiselle, consentez-vous à ce qu'on vous propose?
Je me suis déjà déclarée, madame, lui répondis-je d'un air triste, respectueux, mais ferme: j'ai dit que j'aime mieux rester comme je suis, et je n'ai point changé d'avis. Mes malheurs sont bien grands; mais ce qu'il y a encore de plus fâcheux pour moi, c'est que je suis née avec un coeur qu'il ne faudrait pas que j'eusse, et qu'il m'est pourtant impossible de vaincre. Jamais, avec ce coeur-là, je ne pourrai aimer le jeune homme qu'on me présente, jamais. Je sens que je ne m'accoutumerais pas à lui, que je le regarderais comme un homme qui ne serait pas fait pour moi. C'est une pensée qui ne me quitterait point: j'aurais beau la condamner et me trouver ridicule de l'avoir, je l'aurais toujours; au moyen de quoi je ne pourrais le rendre heureux, ni être en repos moi-même; sans compter que je ne me pardonnerais pas la vie désagréable que mènerait avec moi un mari qui m'aimerait peut-être, qui pourtant me serait insupportable, et qui aurait eu tout l'amour d'une autre femme, si je n'avais pas été sans nécessité le charger de moi et de mon antipathie. Ainsi il ne faut pas parler de ce mariage, dont cependant je remercie Monseigneur, qui a eu la bonté d'y penser pour moi; mais, en vérité, il n'y a pas moyen.
Dites-nous donc quelle résolution vous prenez, me répondit le ministre; que voulez-vous devenir? Aimez-vous mieux être religieuse? On vous l'a déjà proposé, et vous choisirez le couvent qu'il vous plaira. Voyez, songez à quelque état qui vous tranquillise; vous ne voulez pas souffrir qu'on chagrine plus longtemps Mme de Miran à cause de vous; prenez un parti.
Non, monsieur, dit mon ennemie; non, rien ne lui convient; on l'aime, on l'épousera, tout est d'accord; la petite personne n'en rabattra rien, à moins qu'on n'y mette ordre; elle est sûre de son fait; madame l'appelle déjà sa fille, à ce qu'on dit.
Le ministre, à ce discours, fit un geste d'impatience qui la fit taire; et moi, reprenant la parole: Vous vous trompez, madame, lui dis-je, à l'égard de la crainte qu'on a que M. de Valville ne m'aime trop, qu'il ne veuille m'épouser, et que Mme de Miran n'ait la complaisance de le vouloir bien aussi; on peut entièrement se rassurer là-dessus. Il est vrai que Mme de Miran a eu la bonté de me tenir lieu de mère (je sanglotais en disant cela), et que je suis obligée, sous peine d'être la plus ingrate créature du monde, de la chérir et de la respecter autant que la mère qui m'a donné la vie; je lui dois la même soumission, la même vénération, et je pense quelquefois que je lui en dois bien davantage. Car enfin je ne suis point sa fille, et cependant il est vrai, comme vous le dites, qu'elle m'a traitée comme si je l'avais été. Je ne lui suis rien, elle n'aurait eu aucun tort de me laisser dans l'état où j'étais, ou bien elle pouvait se contenter en passant d'avoir pour moi une compassion ordinaire, et de me dire: je vous aimerai. Mais point du tout, c'est quelque chose d'incompréhensible que ses bontés pour moi, que ses soins, que ses considérations. Je ne saurais y songer, je ne saurais la regarder elle-même sans pleurer d'amour et de reconnaissance, sans lui dire dans mon coeur que ma vie est à elle, sans souhaiter d'avoir mille vies pour les lui donner toutes; si elle en avait besoin pour sauver la sienne: et je rends grâce à Dieu de ce que j'ai occasion de dire cela publiquement; ce m'est une joie infinie, la plus grande que j'aurai jamais, que de pouvoir faire éclater les transports de tendresse, et tous les dévouements, et toute l'admiration que je sens pour elle. Oui, madame, je ne suis qu'une étrangère, qu'une malheureuse orpheline, que Dieu, qui est le maître, a abandonnée à toutes les misères imaginables: mais quand on viendrait m'apprendre que je suis la fille d'une reine, quand j'aurais un royaume pour héritage, je ne voudrais rien de tout cela, si je ne pouvais l'avoir qu'en me séparant de vous; je ne vivrais point si je vous perdais; je n'aime que vous d'affection; je ne tiens sur la terre qu'à vous qui m'avez recueillie si charitablement, et qui avez la générosité de m'aimer tant, quoiqu'on tâche de vous en faire rougir, et quoique tout le monde me méprise.
Ici, à travers les larmes que je versais, j'aperçus plusieurs personnes de la compagnie qui détournaient la tête pour s'essuyer les yeux.
Le ministre baissait les siens, et voulait cacher qu'il était ému. Valville restait comme immobile, en me regardant d'un air passionné, et dans un parfait oubli de tout ce qui nous environnait; et ma mère laissait bien franchement couler ses pleurs, sans s'embarrasser qu'on les vît.
Tu n'as pas tout dit, achève, Marianne; et ne parle plus de moi, puisque cela t'attendrit trop, me dit-elle en me tendant sans façon sa main, que je baisai de même; achève...
Oui, madame, lui répondis-je. Vous m'avez dit, monseigneur, que vous m'éloigneriez de Paris, et que vous m'enverriez loin d'ici si je refusais d'épouser ce jeune homme, repris-je donc en m'adressant au ministre, et vous êtes toujours le maître; mais j'ai à vous répondre une chose qui doit empêcher messieurs les parents d'être encore inquiets sur le mariage qu'ils appréhendent entre M. de Valville et moi; c'est que jamais il ne se fera; je le garantis, j'en donne ma parole et on peut s'en fier à moi; et si je ne vous en ai pas assuré avant que Mme de Miran arrivât, vous aurez la bonté de m'excuser, monseigneur; ce qui m'a empêché de le faire, c'est que je n'ai pas cru qu'il fût à propos, ni honnête à moi de renoncer à M. de Valville, pendant qu'on me menaçait pour m'y contraindre; j'ai pensé que je serais une lâche et une ingrate de montrer si peu de courage en cette occasion-ci, après que M. de Valville lui-même a bien eu celui de m'aimer; et de m'aimer si tendrement de tout son coeur, et comme une personne qu'on respecte, malgré la situation où il m'a vue, qui était si rebutante, et à laquelle il n'a pas seulement pris garde, sinon que pour m'en aimer et m'en considérer davantage.
Voilà ma raison, monseigneur; si je vous avais promis de ne plus le voir, il aurait eu lieu de s'imaginer que je ne me mettais guère en peine de lui, puisque je n'aurais pas voulu endurer d'être persécutée pour l'amour de lui; et mon intention était qu'il sût le contraire, qu'il ne doutât point que son coeur a véritablement acquis le mien, et je serais bien honteuse si cela n'était pas. Peut-être est-ce ici la dernière fois que je le verrai, et j'en profite pour m'acquitter de ce que je lui dois, et en même temps pour dire à Mme de Miran, aussi bien qu'à lui, que ce que la crainte et la menace n'ont pas dû me forcer de faire, je le fais aujourd'hui par pure reconnaissance pour elle et pour son fils. Non, madame, non, ma généreuse mère; non, M. de Valville, vous m'êtes trop chers tous les deux; je ne serai jamais la cause des reproches que vous souffririez si je restais, ni de la honte qu'on dit que je vous attirerais. Le monde me dédaigne, il me rejette; nous ne changerons pas le monde, et il faut s'accorder à ce qu'il veut. Vous dites qu'il est injuste; ce n'est pas à moi à en dire autant, j'y gagnerais trop; je dis seulement que vous êtes bien généreuse, et que je n'abuserai jamais du mépris que vous faites pour moi des coutumes du monde. Aussi bien est-il certain que je mourrais de chagrin du blâme qui en retomberait sur vous; et si je ne vous l'épargnais pas, je serais indigne de vos bontés. Hélas! je vous aurais donc trompée; il ne serait pas vrai que j'aurais le caractère que vous me croyez; et je n'ai que le parti que je prends pour montrer que vous n'avez pas eu tort de le croire M. de Climal, par sa piété, m'a laissé quelque chose pour vivre; et ce qu'il y a suffit pour une fille qui n'est rien, qui, en vous quittant, quitte tout ce qui l'attachait, et tout ce qui pourrait l'attacher; qui, après cela, ne se soucie plus de rien, ne regrette plus rien, et qui va pour toute sa vie se renfermer dans un couvent, où il n'y a qu'à donner ordre que je ne voie personne, à l'exception de madame, qui est comme ma mère, et dont je supplie qu'on ne me prive pas tout d'un coup, si elle veut me voir quelquefois. Voilà tous mes desseins, à moins que Monseigneur, pour être encore plus sûr de moi, ne m'exile loin d'ici, suivant l'intention qu'il en a eu d'abord.
Un torrent de pleurs termina mon discours. Valville, pâle et abattu, paraissait prêt à se trouver mal; et Mme de Miran allait, ce me semble, me répondre, quand le ministre la prévint, et se retournant avec une action animée vers les parentes:
Mesdames, leur dit-il, savez-vous quelque réponse à ce que nous venons d'entendre? Pour moi, je n'y en sais point, et je vous déclare que je ne m'en mêle plus. A quoi voulez-vous qu'on remédie? A l'estime que Mme de Miran a pour la vertu, à l'estime qu'assurément nous en avons tous? Empêcherons-nous la vertu de plaire? Vous ne seriez pas de cet avis-là, ni moi non plus, et l'autorité n'a que faire ici.
Et puis, se tournant vers le frère de lait de Madame: Laissez-nous, Villot, lui dit-il. Madame, je vous rends votre fille, avec tout le pouvoir que vous avez sur elle; vous lui avez tenu lieu de mère; elle ne pouvait pas en trouver une meilleure, et elle méritait de vous trouver. Allez, mademoiselle, oubliez tout ce qui s'est passé ici: qu'il reste comme nul, et consolez-vous d'ignorer qui vous êtes. La noblesse de vos parents est incertaine, mais celle de votre coeur est incontestable, et je la préférerais, s'il fallait opter. Il se retirait en disant cela; mais il me prit un transport qui l'arrêta, et qui était preste.
C'est que je me jetai à ses genoux, avec une rapidité plus éloquente et plus expressive que tout ce que je lui aurais dit, et que je ne pus lui dire, pour le remercier du jugement plein de bonté et de vertu qu'il venait lui-même en rendre en ma faveur.
Il me releva sur-le-champ, d'un air qui témoignait que mon action le surprenait agréablement et l'attendrissait; je m'aperçus aussi qu'elle plaisait à toute la compagnie.
Levez-vous, ma belle enfant, me dit-il; vous ne me devez rien, je vous rends justice; et puis, s'adressant aux autres: Elle en fera tant que nous l'aimerons tous aussi, ajouta-t-il, et il n'y a point d'autre parti à prendre avec elle. Ramenez-la, madame (c'était à ma mère à qui il parlait); ramenez-la, et prenez garde à ce que deviendra votre fils, s'il l'aime; car avec les qualités que nous voyons dans cette enfant-là, je ne réponds pas de lui, et ne répondrais de personne. Faites comme vous pourrez, ce sont vos affaires.
Sans doute, dit aussitôt Mme de..., son épouse; et si on a donné à madame l'embarras qu'elle a aujourd'hui, ce n'est pas ma faute; il n'a pas tenu à moi qu'on ne le lui épargnât.
Sur ce pied-là, mesdames, repartit en se levant cette parente revêche, je pense qu'il ne vous reste plus qu'à saluer votre cousine; embrassez-la d'avance, vous ne risquez rien. Pour moi, on me permettra de m'en dispenser, malgré son incomparable noblesse de coeur; je ne suis pas extrêmement sensible aux vertus romanesques. Adieu, la petite aventurière; vous n'êtes encore qu'une fille de condition, nous dit-on; mais vous n'en demeurerez pas là, et nous serons bien heureuses, si au premier jour vous ne vous trouvez pas une princesse.
Au lieu de lui répondre, je m'avançai vers ma mère, dont je voulus aussi embrasser les genoux, et qui m'en empêcha; mais je pris sa main que je baisai, et sur, laquelle je répandis des larmes de joie.
La parente farouche sortit avec colère, et dit à deux dames en s'en allant: Ne venez-vous pas?
Là-dessus elles se levèrent, mais plus par complaisance pour elle que par inimitié pour moi; on voyait bien qu'elles n'approuvaient pas son emportement, et qu'elles ne la suivaient que dans la crainte de la fâcher. Une d'elles dit même tout bas à Mme de Miran: Elle nous a amenées, et elle ne nous le pardonnerait pas si nous restions.
Valville, à qui le coeur était revenu, ne la regardait plus qu'en riant, et se vengeait ainsi du peu de succès de son entreprise. Votre carrosse est-il là-bas? lui dit-il; voulez-vous que nous vous ramenions, madame? Laissez-moi, lui dit-elle, vous me faites pitié d'être si content.
Elle salua ensuite Mme de..., ne jeta pas les yeux sur ma mère, qui la saluait, et partit avec les deux dames dont je viens de parler.
Aussitôt le reste de la compagnie se rassembla autour de moi, et il n'y eut personne qui ne me dît quelque chose d'obligeant.
Mon Dieu! que je me reproche d'avoir trempé dans cette intrigue-ci, dit Mme de... ma mère! Que je leur sais mauvais gré de m'avoir persécutée pour y entrer! On ne peut pas avoir plus de tort que nous en avions; n'est-il pas vrai, mesdames?
Ah! Seigneur! ne nous en parlez pas, nous en sommes honteuses, répondirent-elles. Qu'elle est aimable! Nous n'avons rien de si joli à Paris. Ni peut-être rien de si estimable, reprit Mme de... Je ne saurais vous exprimer l'inquiétude où j'étais pendant tout ce dialogue, et je suis bien contente de M. de... (elle parlait du ministre son mari); oh! bien contente, il n'a encore rien fait qui m'ait tant plu; ce qu'il vient de dire est d'une justice admirable.
Avec tout autre juge que lui, j'avoue que le coeur m'aurait battu, dit à son tour le jeune cavalier que j'avais vu dans l'antichambre, et qui était encore là; mais avec M. de... Je n'ai pas douté un instant de ce qui arriverait. Et moi, je devrais lui demander pardon d'avoir eu peur pour mademoiselle,. dit alors Valville, qui les avait jusqu'ici écoutés d'un air modeste et intérieurement satisfait.
Tout le monde rit de sa réponse, mais discrètement, et sans lui rien dire. Il était tard, ma mère prit congé de Mme de..., qui l'embrassa avec toute l'amitié possible, comme pour lui faire oublier le secours qu'elle avait prêté à nos ennemis; elle me fit l'honneur de m'embrasser moi-même, ce que je reçus avec tout le respect qui convenait; et nous nous retirâmes.
A peine fûmes-nous dans l'antichambre, que cette femme qu'on avait envoyée pour me tirer de mon premier couvent sous le nom de ma mère, et qui était venue ce matin même me reprendre à celui où elle m'avait mise la veille; que cette femme, dis-je, se présenta à nous, et nous dit qu'elle avait ordre du ministre de nous mener tout à l'heure, si nous voulions, à ce dernier couvent, pour me faire rendre mes hardes, qu'on hésiterait peut-être de me donner si nous y allions sans elle; à moins que Mme de Miran n'aimât mieux remettre à y aller dans l'après-midi.
Non, non, dit ma mère, finissons cela, ne différons point. Venez, mademoiselle; aussi bien avons-nous besoin de vous pour aller là; car j'ai oublié de demander où c'est; venez, j'aurai soin qu'on vous ramène ensuite.
Cette femme nous suivit donc, et monta en carrosse avec nous; vous jugez bien qu'il ne fut plus question de cette familiarité qu'elle avait eue avec moi lorsqu'elle m'était venue prendre, et je la vis un peu honteuse de la différence qu'il y avait pour elle de ce voyage-ci à ceux que nous avions déjà faits ensemble. Chacun a son petit orgueil; nous n'étions plus camarades, et cela lui donnait quelque confusion.
Je n'en abusai point; j'avais trop de joie, je sortais d'un trop grand triomphe pour m'amuser à être maligne ou glorieuse; et je n'ai jamais été ni l'un ni l'autre.
L'entretien fut fort réservé pendant le chemin, à cause de cette femme qui nous accompagnait, et qui, à l'occasion de je ne sais quoi qui fut dit, nous apprit que c'était de Mme de Fare que venait toute la rumeur, et qu'en même temps elle avait refusé de se joindre aux autres parents, dans les mouvements qu'ils s'étaient donnés; de sorte qu'elle n'avait pas précisément parlé pour me nuire, mais seulement pour avoir le plaisir d'être indiscrète, et de révéler une chose qui surprendrait.
Elle nous conta aussi que M. Villot était au désespoir de ce qu'il ne serait point à moi. Je l'ai laissé qui pleurait comme un enfant, nous dit-elle; sur quoi je jetai les yeux sur Valville, pour qui il me parut que le récit de l'affliction de M. Villot n'était pas amusant; aussi n'y répondîmes-nous rien, ma mère et moi, et laissâmes-nous tomber ce petit article, d'autant plus que nous étions arrivés à la porte du couvent, où je descendis avec cette femme.
Il est inutile que je paraisse, me dit ma mère; et je crois même qu'il suffirait que Mademoiselle allât redemander vos hardes, sans parler de nous, et sans dire que nous sommes ici.
Permettez-moi de me montrer aussi, lui dis-je; les bontés que l'abbesse a eues pour moi exigent que je la remercie; je ne saurais m'en dispenser sans ingratitude. Ah! tu as raison, ma fille, et je ne savais pas cela, me repartit-elle; va, mais hâte-toi, et dis-lui que je t'attends, que je suis fatiguée, et qu'il m'est impossible de descendre; fais le plus vite que tu pourras; il vaut mieux que tu la reviennes voir.
Abrégeons donc. Je parus, on me rendit mon coffre ou ma cassette, lequel des deux il vous plaira. Toutes les religieuses que j'avais vues vinrent se réjouir avec moi du succès de mon aventure; l'abbesse me donna les témoignages d'affection les plus sincères. Elle aurait souhaité que j'eusse passé le reste de la soirée avec elle, mais il n'y avait pas moyen. Ma mère est à la porte de votre maison dans son carrosse; elle vous aurait vue, lui dis-je; mais elle est indisposée; elle vous fait ses excuses, et il faut que je vous quitte.
Quoi! s'écria-t-elle, cette mère si tendre, cette dame que j'estime tant, est ici! Mon Dieu! que j'aurais de plaisir à la voir et à lui dire du bien de vous! Allez, mademoiselle, retournez-vous-en, mais tâchez de la déterminer à venir un instant; si je pouvais sortir, je courrais à elle; et supposons qu'il soit trop tard, dites-lui que je la conjure de revenir encore une fois ici avec vous; partez, ma chère enfant. Et aussitôt elle me congédia. Un domestique de la maison portait mon petit ballot; tout ceci se passa en moins d'un demi-quart d'heure de temps. J'oublie encore que l'abbesse chargea la tourière d'aller faire ses compliments à Mme de Miran, qui, de son côté, la fit assurer que nous la reviendrions voir au premier jour; et puis nous partîmes pour aller, devineriez-vous où? Au logis, dit ma mère; car à ton autre couvent, on à dîné, et nous t'y remettrons sur le soir; non que j'aie envie de t'y laisser longtemps; mais il est bon que tu y fasses encore quelque séjour, ne fût-ce qu'à cause de ce qui t'est arrivé, et de l'inquiétude que j'en ai montrée moi-même.
Nous avancions pendant qu'elle parlait, et nous voici dans la cour de ma mère, d'où elle congédia cette femme de Mme de... qui nous avait suivis, et nous montâmes chez elle.
Une certaine gouvernante qui était dans la maison de Mme de Miran quand on m'y porta après ma chute au sortir de l'église, et que, si vous vous en souvenez, Valville appela pour me déchausser, n'y était plus, et de tous les domestiques, il n'y avait plus qu'un laquais de Valville qui me connût; c'était celui qui avait suivi mon fiacre jusque chez Mme Dutour, et qui d'ailleurs m'avait déjà revue plusieurs fois, puisqu'il m'était venu rendre deux ou trois billets de Valville à mon couvent. Or ce laquais était malade; ainsi il n'y avait là personne qui sût qui j'étais.
Et ce qui fait que je vous dis cela, c'est que, pendant que nous montions chez ma mère, je rêvais, toute joyeuse que j'étais, que j'allais trouver dans cette maison, et cette gouvernante que je vous ai rappelée, et quelques valets qui ne manqueraient pas de me reconnaître.
Ah! c'est cette petite fille qu'on a apportée ici, et qui avait mal au pied! vont-ils dire, pensais-je en moi-même; c'est cette petite lingère que nous croyions une demoiselle et qui se fit reconduire chez Mme Dutour!
Et cela me déplaisait; j'avais peur aussi que Valville n'en fût un peu honteux; peut-être que, m'aimant autant qu'il faisait, ne s'en serait-il pas soucié; mais heureusement nous ne fûmes exposés ni l'un ni l'autre au désagrément que j'imaginais; et je goûtai tout à mon aise le plaisir de me trouver chez ma mère, et d'y être comme si j'avais été chez moi.
Ah çà! ma fille, me dit-elle, viens que je t'embrasse à présent que nous sommes sans critiques; tout ceci a tourné on ne peut pas mieux; on se doute de nos desseins, on les prévoit, on n'a pas même paru les désapprouver; le ministre t'a rendu ta parole en te remettant entre mes mains; et grâce au ciel, on ne sera plus surpris de rien. Tu m'as dit tantôt les choses du monde les plus tendres, ma chère enfant; mais franchement, je les mérite bien pour tout le chagrin que tu m'as causé; tu en as eu beaucoup aussi, n'est-il pas vrai? As-tu songé à celui que j'aurais? Que pensais-tu de ta mère?
Elle me tenait ce discours, assise dans un fauteuil; j'étais vis-à-vis d'elle, et me laissant aller à une saillie de reconnaissance, je me jetai tout d'un coup à ses genoux. Et puis la regardant après lui avoir baisé la main: ma mère, lui dis-je, voilà M. de Valville; il m'est bien cher, et ce n'est plus un secret, je l'ai publié devant tout le monde; mais il ne m'empêchera pas de vous dire que j'ai mille fois plus encore songé à vous qu'à lui. C'était ma mère qui m'occupait, c'était sa tendresse et son bon coeur; que fera-t-elle? que ne fera-t-elle pas? me disais-je, et toujours ma mère dans l'esprit. Toutes mes pensées vous regardaient, je ne savais pas si vous réussiriez à me tirer d'embarras; mais ce que je souhaitais le plus, c'était que ma mère fût bien fâchée de ne plus voir sa fille; je désirais cent fois plus sa tendresse que ma délivrance, et j'aurais tout enduré, hormis d'être abandonnée d'elle. J'étais si pleine de ce que je vous dis là, j'en étais tellement agitée, que j'en sentais quelque petite inquiétude dont je m'accuse, quoiqu'elle n'ait presque pas duré. J'ai pourtant songé aussi à M. de Valville; car s'il m'oubliait, ce serait une grande affliction pour moi, plus grande que je ne puis le dire; mais le principal est que vous m'aimiez; c'est le coeur de ma mère qui m'est le plus nécessaire, il va avant tout dans le mien; car il m'a tant fait de bien, je lui ai tant d'obligation, il m'est si doux de lui être chère! N'ai-je pas raison, monsieur?
Mme de Miran m'écoutait en souriant. Levez-vous, petite fille, me dit-elle ensuite; vous me faites oublier que j'ai à vous quereller de votre imprudence d'hier matin. Je voudrais bien savoir pourquoi vous vous laissez emmener par une femme qui vous est totalement inconnue, qui vient vous chercher sans billet de ma part, et dans un équipage qui n'est pas à moi non plus. Où était votre esprit de n'avoir pas fait attention à tout cela, surtout après la visite suspecte que vous aviez reçue de ce grand squelette dont vous m'aviez si bien dépeint la figure? Les menaces ne vous annonçaient-elles pas quelque dessein? Ne devaient-elles pas vous laisser quelque défiance? Vous êtes une étourdie; et pendant le séjour que vous ferez encore à votre couvent, je vous défends d'en sortir jamais qu'avec cette femme que vous venez de voir (elle parlait d'une femme de chambre qui avait paru il n'y avait qu'un moment), ou que sur une lettre de moi, quand je n'irai pas vous chercher moi-même, entendez-vous?
Là-dessus on servit, nous dînâmes. Valville mangea fort peu, et moi aussi; ma mère y prit garde, elle en rit. Apparemment que la joie ôte l'appétit, nous dit-elle en badinant. Oui, ma mère, reprit Valville sur le même ton; on ne saurait faire tant de choses à la fois.
Le repas fini, Mme de Miran passa dans sa chambre, et nous l'y suivîmes. De là elle entra dans un petit cabinet, d'où elle m'appela. J'y vins. Donne-moi ta main, me dit-elle; voyons si cette bague-ci te conviendra. C'était un brillant de prix, et pendant qu'elle me l'essayait; je vois, lui répondis-je, un portrait (c'était le sien) que j'aimerais mille fois mieux que la bague, toute belle qu'elle est, et que toutes les pierreries du monde. Troquons, ma mère; cédez-moi le portrait, je vous rendrai la bague.
Patience, me dit-elle, je le ferai placer ici dans votre chambre, quand vous y serez; et vous y serez bientôt. Où mettez-vous votre argent, Marianne? continua-t-elle. Vous n'avez rien pour cela, je pense. Aussitôt elle ouvrit un tiroir; Tenez, voilà une bourse qui est fort bien travaillée, servez-vous-en. Je vous remercie, ma mère, lui .répartis-je; mais où mettrai-je tout l'amour, tout le respect et toute la reconnaissance que j'ai pour ma mère? Il me semble que j'en ai plus qu'il n'en peut tenir dans mon coeur.
Elle sourit à ce discours. Savez-vous ce qu'il faut faire, ma mère? nous dit Valville, qui était resté à l'entrée du cabinet, et que la joie d'entendre ce que nous nous disions toutes deux avec cette familiarité douce et badine tenait comme en extase; mettons votre fille le plus vite que nous pourrons dans cette chambre où vous avez dessein de placer le portrait; elle en sera moins embarrassée de tout l'amour qu'elle a pour vous, et plus à portée de venir en parler pour le soulager.
C'est de quoi nous allons nous entretenir tout à l'heure, répondit Mme de Miran; sortons, je veux lui montrer l'appartement que j'occupais du vivant de votre père.
Et sur-le-champ nous passâmes dans une grande antichambre que j'avais déjà vue, et dans laquelle il y avait une porte vis-à-vis de celle par où nous entrions. Cette porte nous mena à cet appartement qu'ils voulaient me faire voir. Il était plus vaste et plus orné que celui de Mme de Miran, et donnait comme le sien sur un très beau jardin. Eh bien! ma fille, comment vous trouvez-vous ici? Ne vous y ennuierez-vous point? Y regretterez-vous votre couvent? me dit-elle en riant.
Je me mis à pleurer là-dessus de pur ravissement, et me jetant entre ses bras; Ah! ma mère, lui repartis-je d'un ton pénétré, quelles délices pour moi! Songez-vous que cet appartement-ci me conduira dans le vôtre.
A peine achevais-je ces mots, qu'un coup de sifflet nous avertit qu'il venait une visite.
Ah! mon Dieu, s'écria Mme de Miran, que je suis fâchée! J'allais sonner pour donner ordre de dire que je n'y étais pas; retournons chez moi. Nous nous y rendîmes.
Un laquais entra, qui nous annonça deux dames que je ne connaissais pas, qui n'avaient point entendu parler de moi non plus; qui me regardèrent beaucoup, me prirent peut-être pour une parente de la maison, et venaient rendre elles-mêmes une de ces visites indifférentes, qui, entre femmes, n'aboutissent qu'à se voir une demi-heure, qu'à se dire quelques bagatelles ennuyantes, et qu'à se laisser là sans se soucier les unes des autres.
Je remarquerai, pour vous amuser seulement (et je n'écris que pour cela), que, de ces deux dames, il y en eut une qui parla fort peu, ne prit presque point de part à ce que l'on disait, ne fit que remuer la tête pour en varier les attitudes, et les rendre avantageuses, enfin, qui ne songea qu'à elle et à ses grâces; et il est vrai qu'elle en aurait eu quelques-unes si elle s'était moins occupée de la vanité d'en avoir; mais cette vanité gâtait tout, et ne lui en laissait pas une de naturelle. Il y a beaucoup de femmes comme elle qui seraient fort aimables si elles pouvaient oublier un peu qu'elles le sont. Celle-ci, j'en suis sûre, n'allait et ne venait par le monde que pour se montrer, que pour dire Voyez-moi. Elle ne vivait que pour cela.
Je crois qu'elle me trouva jolie, car elle me regarda peu, et toujours de côté; on démêlait qu'elle faisait semblant de me compter pour rien, de ne pas s'apercevoir que j'étais là, et le tout pour persuader qu'elle ne trouvait rien en moi que de fort commun.
Une chose la trahit pourtant, c'est qu'elle avait toujours les yeux sur Valville, pour observer laquelle des deux il regarderait le plus, d'elle ou de moi; et en un sens c'était bien là me regarder moi-même, et craindre que je n'eusse la préférence. L'autre dame, plus âgée, était une femme fort sérieuse, et cependant fort frivole, c'est-à-dire qui parlait gravement et avec dignité d'un équipage qu'elle faisait faire, d'un. repas qu'elle avait donné, d'une visite qu'elle avait rendue, d'une histoire que lui avait contée la marquise une telle; et puis c'était Mme la duchesse de... qui se portait mieux, mais qui avait pris l'air de trop bonne heure; qu'elle l'en avait querellée, que cela était effroyable; et puis c'était une repartie haute et convenable qu'elle avait faite la veille à cette Mme une telle, qui s'oubliait de temps en temps, à cause qu'elle était riche, qui ne distinguait pas d'avec elle les femmes d'une certaine façon; et mille autres choses d'une aussi plate et d'une aussi vaine espèce qui firent le sujet de cet entretien, pendant lequel d'autres visites aussi fatigantes arrivèrent encore. De sorte qu'il était tard quand nous en fûmes débarrassées, et qu'il n'y avait point de temps à perdre pour me ramener à mon couvent.
Nous nous reverrons demain ou le jour d'après, dit ma mère, je t'enverrai chercher; hâtons-nous de partir, j'ai besoin de repos, et je me coucherai dès que je serai revenue. Pour vous, mon fils, vous n'avez qu'à rester ici, nous n'avons pas besoin de vous. Valville se plaignit, mais il obéit, et nous remontâmes en carrosse.
Nous voici arrivées au couvent, où nous vîmes un instant l'abbesse dans son parloir. Ma mère l'instruisit de la fin de mon aventure, et puis. Je rentrai.
Deux jours après, Mme de Miran vint me reprendre à l'heure de midi; vous savez qu'elle me l'avait promis; je dînai chez elle avec Valville; il y fut question de notre mariage. En ce temps-là même on traitait pour Valville d'une charge considérable, il devait en être incessamment pourvu; il n'y avait tout au plus que trois semaines à attendre, et il fut conclu que nous nous marierions dès que cette affaire serait terminée.
Voilà qui était bien positif. Valville ne se possédait pas de joie; je ne savais plus que dire dans la mienne, elle m'ôtait la parole, et je ne faisais que regarder ma mère.
Ce n'est pas le tout, me dit-elle; je vais ce soir pour huit ou dix jours à ma terre, où je veux me reposer de toutes les fatigues que j'ai eues depuis la mort de mon frère, et, je suis d'avis de te mener avec moi, pendant que mon fils va passer quelque temps à Versailles, où il est nécessaire qu'il se rende: Tu n'as rien apporté de ton couvent pour cette petite absence, mais je te donnerai tout ce qu'il te faut.
Ah! mon Dieu, que de plaisir! Quoi! dix ou douze jours avec vous, sans vous quittera lui répondis-je; ne changez donc point d'avis, ma mère.
Aussitôt elle passa dans son cabinet, écrivit à l'abbesse qu'elle m'emmenait à la campagne, fit porter le billet sur-le-champ, et deux heures après nous partîmes.
Notre voyage n'était pas long; cette terre n'était éloignée que de trois petites lieues, et Valville se déroba deux ou trois fois de Versailles pour nous y venir voir. Il ne fut pas pourvu de cette charge dont j'ai parlé aussi vite qu'on l'avait cru; il survint des difficultés qui traînèrent l'affaire en longueur; chaque jour cependant on en attendait là conclusion. Nous revînmes de campagne, ma mère et moi, et je retournai encore à mon couvent, où elle ne comptait pas que je dusse rester plus d'une semaine; j'y restai pourtant plus d'un mois, pendant lequel je vins, comme à l'ordinaire, dîner quelquefois chez elle, et quelquefois chez Mme Dorsin.
Durant cet intervalle, Valville fut toujours aussi empressé et aussi tendre qu'il l'eût jamais été, mais sur la fin plus gai qu'il n'avait coutume de l'être; en un mot, il avait toujours autant d'amour, mais plus de patience sur les incidents qui reculaient la conclusion de son affaire; et ce que je vous dis là, je ne le rappelai que longtemps après, en repassant sur tout ce qui avait précédé le malheur qui m'arriva dans la suite. La dernière fois même que je dînai chez sa mère, il ne s'y trouva pas lorsque je vins, et ne se rendit au logis qu'un instant avant que nous nous missions à table. Un importun l'avait retenu; nous dit-il; et je le crus, d'autant plus qu'à cela près je ne voyais rien de changé en lui. En en effet, il était toujours le même, à l'exception qu'il était un peu plus dissipé qu'à l'ordinaire, à ce que m'avait dit Mme de Miran avant qu'il entrât; et c'est qu'il s'ennuie, avait-elle ajouté, de voir différer votre mariage.
Enfin, la dernière fois qu'elle me ramenait à mon couvent; Je vous prie, ma mère, que je sois de la partie, lui dit Valville, qui avait été charmant ce jour-là, qui à mon gré ne m'avait jamais tant aimée, qui ne me l'avait jamais dit avec tant de grâces, ni si galamment, ni si spirituellement. (Et tant pis, tant de galanterie et tant d'esprit n'étaient pas bon signe; il fallait apparemment que son amour ne fût plus ni si sérieux, ni si fort; et il ne me disait de si jolies choses qu'à cause qu'il commençait à n'en plus sentir de si tendres).
Quoi qu'il en soit, il eut envie de nous suivre; Mme de Miran disputa d'abord, et puis consentit; le ciel en avait ainsi ordonné. Je le veux bien, reprit-elle, mais à condition que vous resterez dans le carrosse, et que vous ne paraîtrez point, pendant que j'irai voir un instant l'abbesse. Et c'est de cette complaisance qu'elle eut pour lui que vont venir les plus grands chagrins que j'aie eus de ma vie.
Une dame de grande distinction était venue la veille à mon couvent avec sa fille, qu'elle voulait y mettre en pension jusqu'à son retour d'un voyage qu'elle allait faire en Angleterre, pour y recueillir une succession que lui laissait la mort de sa mère.
Il y avait très peu de temps que le mari de cette dame était mort en France. C'était un seigneur anglais, qu'à l'exemple de beaucoup d'autres, son zèle et sa fidélité pour son roi avaient obligé de sortir de son pays; et sa veuve, dont le bien avait fait toute sa ressource, partait pour le vendre et pour recueillir cette succession, dont elle voulait se défaire aussi, dans le dessein de revenir en France, où elle avait fixé son séjour.
Elle était donc convenue la veille avec l'abbesse que sa fille entrerait le lendemain dans ce couvent, et elle venait positivement de l'amener, quand nous arrivâmes; de sorte que nous trouvâmes leur carrosse dans la cour.
A peine sortions-nous du nôtre, que nous vîmes ces deux dames descendre d'un parloir, d'où elles venaient d'avoir un moment d'entretien avec l'abbesse.
On ouvrait déjà la porte du couvent pour recevoir la fille, qui, jetant les yeux sur cette porte ouverte et sur quelques religieuses qui l'attendaient, regarda ensuite sa mère qui pleurait, et tomba tout à coup évanouie entre ses bras.
La mère, presque aussi faible que sa fille, allait à son tour se laisser tomber sur la dernière marche de l'escalier qu'elles venaient de descendre, si un laquais, qui était à elle, ne s'était avancé pour les soutenir toutes deux.
Cet accident, dont nous avions été témoins, Mme de Miran et moi, nous fit faire un cri, et nous nous hâtâmes d'aller à elles pour les secourir, et pour aider le laquais lui-même, qui avait bien de la peine à les empêcher de tomber toutes deux.
Eh vite! mesdames, vite! je vous conjure, criait la mère en pleurs, et du ton d'une personne qui n'en peut plus, je crois que ma fille se meurt.
Les religieuses qui étaient à l'entrée du couvent, et bien effrayées, appelaient de leur côté une tourière, qui vint en courant ouvrir un petit réduit, une espèce de petite chambre où elle couchait, et qui, par bonheur, était à côté de l'escalier du parloir.
Ce fut là où l'on tâcha de porter la demoiselle évanouie, et où nous entrâmes avec la mère que Mme de Miran soutenait, et à qui on craignait qu'il n'en arrivât autant qu'à sa fille.
Valville, ému de ce spectacle qu'il avait vu aussi bien que nous du carrosse où il était resté, oubliant qu'il ne devait pas se montrer, en sortit sans aucune réflexion, et vint dans, cette petite chambre.
On y avait mis la demoiselle sur le lit de la tourière, et nous la délacions, cette tourière et moi, pour lui faciliter la respiration.
Sa tête penchait sur le chevet; un de ses bras pendait hors du lit, et l'autre était étendu sur elle, tous deux (il faut que j'en convienne), tous deux d'une forme admirable.
Figurez-vous des yeux qui avaient une beauté particulière à être fermés.
Je n'ai rien vu de si touchant que ce visage-là, sur lequel cependant l'image de la mort était peinte; mais c'en était une image qui attendrissait, et qui n'effrayait pas.
En voyant cette jeune personne, on eût plutôt dit: Elle ne vit plus, qu'on n'eût dit; Elle est morte. Je ne puis vous représenter l'impression qu'elle faisait, qu'en vous priant de distinguer ces deux façons de parler, qui paraissent signifier la même chose, et qui dans le sentiment pourtant en signifient de différentes. Cette expression, elle ne vit plus, ne lui ôtait que la vie, et ne lui donnait pas les laideurs de la mort.
Enfin avec ce corps délacé, avec cette belle tête penchée, avec ces traits, dont on regrettait les grâces qui y étaient encore, quoiqu'on, s'imaginât ne les y voir plus, avec ces beaux yeux fermés, je ne sache point d'objet plus intéressant qu'elle l'était, ni de situation plus propre à remuer le coeur que celle où elle se trouvait alors.
Valville était derrière nous, qui avait la vue fixée sur elle; je le regardai plusieurs fois, et il ne s'en aperçut point. J'en fus un peu étonnée, mais je n'allai pas plus loin, et n'en inférai rien.
Mme de Miran cherchait dans sa poche un flacon plein d'une eau souveraine en pareils accidents, et elle l'avait oublié chez elle.
Valville, qui en avait un pareil au sien, s'approcha tout d'un coup avec vivacité, nous écarta tous, pour ainsi dire, et se mettant à genoux devant elle, tâcha de lui faire respirer de cette liqueur qui était dans le flacon, et lui en versa dans la bouche; ce qui, joint aux mouvements que nous lui donnions, fit qu'elle entrouvrit les yeux, et les promena languissamment sur Valville, qui lui dit avec je ne sais quel ton tendre ou affectueux que je trouvai singulier: Allons, mademoiselle, prenez-en, respirez-en encore.
Et lui-même, par un geste sans doute involontaire, lui prit une de ses mains qu'il pressait dans les siennes. Je la lui ôtai sur-le-champ, sans savoir pourquoi.
Doucement, monsieur, lui dis-je, il ne faut pas l'agiter tant. Il ne m'écouta pas, mais tout cela ne paraissait, de part et d'autre, que l'effet d'un empressement secourable pour la demoiselle; et il se disposait encore à lui faire respirer de cet élixir, quand la jeune personne, en soupirant, ouvrit tout à fait les yeux, souleva sa main que je tenais, et la laissa retomber sur le bras de Valville, qui la prit, et qui était toujours à genoux devant elle.
Ah l mon Dieu, dit-elle, où suis-je? Valville gardait cette main, la serrait, ce me semble, et ne se relevait pas.
La demoiselle, achevant enfin de reprendre ses esprits, l'envisagea plus fixement aussi, lui retira tout doucement sa main sans cesser d'avoir les yeux fixés sur lui; et comme elle devina bien, au flacon qu'il avait, qu'il s'était empressé pour la secourir; je vous suis obligée, monsieur, lui dit-elle où est ma mère? est-elle encore ici?
Cette dame était au chevet du lit, assise sur une chaise où on l'avait placée, et où elle n'avait eu: jusque-là que la force de soupirer et de pleurer.
Me voilà, ma chère fille, répondit-elle avec un accent un peu étranger. Ah! Seigneur! que vous m'avez effrayée, ma chère Varthon! Voici des dames à qui vous avez bien de l'obligation, aussi bien qu'à monsieur.
Et observez que ce monsieur demeurait toujours dans la même posture, je le répète à cause qu'il m'ennuyait de l'y voir. La demoiselle, bien revenue à elle, jeta d'abord ses regards sur nous, ensuite les arrêta sur lui; et puis, s'apercevant du petit désordre où elle était, ce qui venait de ce qu'on l'avait délacée, elle en parut un peu confuse, et porta sa main sur son sein. Levez-vous donc, monsieur, dis-je à Valville, voilà qui est fini, mademoiselle n'a plus besoin de secours. Cela est vrai, me répondit-il comme avec distraction, et sans ôter les yeux de dessus elle. Je voudrais bien relever, dit alors la demoiselle en s'appuyant sur sa mère, qui l'aida du mieux qu'elle put. J'allais m'en mêler et prêter mon bras, quand Valville me prévint, et avança précipitamment le sien pour la soulever.
Tant d'empressement de sa part n'était pas de mon goût, mais de dire pourquoi je le désapprouvais, c'est ce que je n'aurais pu faire; je ne serais pas même convenue qu'il me déplaisait; je pense que ce petit dépit que j'en avais me faisait agir sans que je le connusse; comment en aurais-je connu les motifs? Et suivant toute apparence, Valville y entendait aussi peu de finesse que moi.
Il fallait bien cependant qu'il se passât quelque chose d'extraordinaire en lui; car vous avez vu la brusquerie avec laquelle je lui avais parlé deux ou trois fois; et il ne l'avait pas remarqué; il n'en fut point surpris, comme il n'aurait pas manqué de l'être dans un autre temps; ou bien il la souffrit en homme qui la méritait, qui se rendait justice à son insu, et qui était coupable dans le fond de son coeur; aussi l'était-il, mais il l'ignorait. Poursuivons.
Les religieuses attendaient toujours que la demoiselle entrât. Elle nous remercia, Mme de Miran et moi, de fort bonne grâce, mais d'un air modeste, du service que nous venions de lui rendre. Je m'imaginai la voir un peu plus embarrassée dans le compliment qu'elle fit à Valville, et elle baissa les yeux en lui parlant. Allons, ma mère, ajouta-t-elle ensuite, c'est demain le jour de votre départ; vous n'avez pas de temps à perdre, et il est temps que j'entre. Là-dessus elles s'embrassèrent, non sans verser encore beaucoup de pleurs.
J'ai supprimé toutes les politesses que Mme de Miran et la dame étrangère s'étaient faites. Cette dernière lui avait même conté en peu de mots les raisons qui l'obligeaient à laisser la jeune personne dans le couvent.
Ma fille, me dit ma mère en les voyant s'embrasser pour la dernière fois, puisque vous allez avoir l'honneur d'être la compagne de mademoiselle, tâchez de gagner son amitié et n'oubliez rien de ce qui pourra contribuer à la consoler.
Voilà bien de la bonté, madame, repartit aussitôt la dame étrangère, je prendrai donc à mon tour la liberté de vous la recommander à vous-même. A quoi Mme de Miran répondit qu'elle demandait aussi la permission de la faire venir chez elle, quand elle m'enverrait chercher; ce qui fut reçu, de la part de l'autre, avec tous les témoignages possibles de reconnaissance.
Ces deux dames se connaissaient de nom, et par là savaient les égards qu'elles se devaient l'une à l'autre.
Atout cela Valville ne disait mot, et regardait seulement la demoiselle, sur qui, contre son ordinaire, je lui trouvais les yeux plus souvent que sur moi; ce que j'attribuais, sans en être contente, à un pur mouvement de curiosité.
Le moyen de le soupçonner d'autre chose, lui qui m'aimait tant, qui venait dans la même journée de m'en donner de si grandes preuves; lui que j'aimais tant moi-même, à qui je l'avais tant dit, et qui était si charmé d'en être sûr! Hélas, sûr! Peut-être ne l'était-il que trop. On ne le croirait pas; mais les âmes tendres et délicates ont volontiers le défaut de se relâcher dans leur tendresse, quand elles ont obtenu toute la vôtre; l'envie de vous plaire leur fournit des grâces infinies, leur fait faire des efforts qui sont délicieux pour elles, mais dès qu'elles ont plu, les voilà désoeuvrées.
Quoi qu'il en soit, la jeune demoiselle, en reconnaissance de l'attachement que Mme de Miran m'ordonnait d'avoir pour elle, vint galamment se jeter à mon cou et me demander mon amitié. Cette action, à laquelle elle se livra de la manière du monde la plus aimable et la plus naïve, m'attendrit; je n'en aurais peut-être pas fait autant qu'elle; non qu'elle ne m'eût paru fort digne d'être aimée; mais mon coeur ne me disait rien pour elle, ou plutôt je me sentais un fond de froideur que j'aurais eu de la peine à vaincre, et qui ne tint point contre ses caresses. Je les lui rendis avec toute la sensibilité dont j'étais capable, et m'intéressai véritablement à elle, qui, s'arrachant encore d'entre les bras de sa mère, se retira enfin dans le couvent, d'où je lui criai que j'allais la suivre dès que nous aurions vu l'abbesse, avec qui Mme de Miran voulait avoirthon m'écoutait-elle en me plaignant, en soupirant avec moi, en mêlant ses larmes avec les miennes; car nous en répandions toutes deux; elle pleurait sur moi, et je pleurais sur elle.
Je lui fis l'histoire de mon arrivée à Paris avec la soeur du curé, qui y était morte; je traitai le caractère de cette soeur aussi dignement que je traitais mes aventures.
C'était, disais-je, une personne qui avait eu tant de dignité dans ses sentiments, dont la vertu avait été si aimable, qui m'avait élevée avec des égards si tendres, et qui était si fort au-dessus de l'état où le curé son frère et elle vivaient à la campagne (et cela était encore vrai).
Ensuite je rapportais la situation où j'étais restée après sa mort, et ce que je dis là-dessus fendait le coeur.
Le père Saint-Vincent, M. de Climal que je ne nommai point (mon respect et ma tendresse pour sa mémoire m'en auraient empêchée, quand j'en aurais eu envie), l'injure qu'il m'avait faite, son repentir, sa réparation, la Dutour même, chez qui il m'avait mise si peu convenablement pour une fille comme moi; tout vint à sa place, aussi bien que Mme de Miran, à qui, dans cet endroit de mon récit, je ne songeai point non plus à donner d'autre nom que celui d'une dame que j'avais rencontrée, sauf à la nommer après, quand je serais hors de ce ton romanesque que j'avais pris. Je n'avais omis ni ma chute au sortir de l'église, ni le jeune homme aimable et distingué par sa naissance chez lequel on m'avait portée. Et peut-être, dans le reste de mon histoire, lui aurais-je appris que ce jeune homme était celui qui l'avait secourue; que la darne qu'elle venait de voir était sa mère; et que je devais bientôt épouser son fils, si une converse qui entra ne nous eût pas averties qu'il était temps d'aller souper; ce qui m'empêcha de, continuer, et de mettre au fait Mlle Varthon, qui n'y était pas encore, puisque j'en restais à l'endroit où Mme de Miran m'avait trouvée; ainsi cette demoiselle ne pouvait appliquer rien de ce que je lui avais dit aux personnes qu'elle avait vues avec moi.
Nous allâmes donc souper. Mlle Varthon, pendant le repas, se plaignit d'un grand mal de tête, qui augmenta, et qui l'obligea, au sortir de table, de retourner dans sa chambre, où je la suivis; mais comme elle avait besoin de repos, je la quittai après l'avoir embrassée, et rien de ce qui s'était passé pendant son évanouissement ne me revint dans l'esprit.
Je me levai le lendemain de meilleure heure qu'à mon ordinaire, pour me rendre chez elle; on allait la saigner. Je crus que cette saignée annonçait une maladie sérieuse, et je me mis à pleurer; elle me serra la main et me rassura. Ce n'est rien, ma chère amie, me dit-elle; c'est une légère indisposition qui me vient d'avoir été hier fort agitée, ce qui m'a donné un peu de fièvre, et voilà tout.
Elle avait raison; la saignée calma le sang; le lendemain elle se porta mieux, et ce petit dérangement de santé auquel j'avais été si sensible, ne servit qu'à lui prouver ma tendresse, et à redoubler la sienne, que l'état où je tombai moi-même mit bientôt à une plus forte épreuve.
Elle venait de se lever l'après-midi, quand, voulant aller prendre mon ouvrage qui était sur sa table, je fus surprise d'un étourdissement qui me força d'appeler à mon secours.
Il n'y avait dans sa chambre, qu'elle, et cette religieuse que j'aimais et qui m'aimait. Mlle Varthon fut la plus prompte, et accourut à moi.
Mon étourdissement se passa, et je m'assis; mais de temps en temps il recommençait. Je me sentis même une assez grande difficulté de respirer, enfin des pesanteurs, et un accablement total.
La religieuse me tâta le pouls, parut inquiète, ne me dit rien qui m'alarmât, mais me conseilla d'aller me mettre au lit, et sur-le-champ, Mlle Varthon et elle me menèrent chez moi. Je voulais tenir bon contre le mal, et me persuader que ce n'était rien; mais il n'y eut pas moyen de résister, je n'en pouvais plus, il fallut me coucher, et je les priai de me laisser.
A peine sortaient-elles de ma chambre, qu'on m'apporta un billet de Mme de Miran, qui n'était que de deux lignes:
"Je n'ai pu te voir ces deux jours-ci, n'en sois point inquiète, ma fille; j'irai demain te prendre à midi."
N'y a-t-il que celui-là, ma soeur? dis-je, après l'avoir lu, à la converse qui me l'avait apporté. C'est que je croyais que Valville aurait pu m'écrire aussi, et qu'assurément il n'avait tenu qu'à lui; mais il n'y avait rien de sa part.
Non, répondit cette fille à la question que je lui faisais; c'est tout ce que vient de remettre à la tourière un laquais qui attend. Avez-vous quelque chose à lui faire dire, mademoiselle?
Apportez-moi, je vous prie, une plume et du papier, lui dis-je. Et voici ce que je répondis, tout accablée que j'étais:
"Je rends mille grâces à ma mère de la bonté qu'elle a de me donner de ses nouvelles; j'avais besoin d'en recevoir; je viens de me coucher, je suis un peu indisposée; j'espère que ce ne sera rien, et que demain je serai prête. J'embrasse les genoux de ma mère."
Je n'aurais pu en écrire davantage, quand je l'aurais voulu, et deux heures après, j'avais une fièvre si ardente que la tête s'embarrassa. Cette fièvre fut suivie d'un redoublement, qui, joint à d'autres accidents compliqués, fit désespérer de ma vie.
J'eus le transport au cerveau; je ne reconnus plus personne, ni Mlle Varthon, ni mon amie la religieuse, pas même ma mère, qui eut la permission d'entrer, et que je ne distinguai des autres que par l'extrême attention avec laquelle je la regardai sans lui rien dire.
Je restai à peu près dans le même état quatre jours entiers, pendant lesquels je ne sus ni où j'étais, ni qui me parlait; on m'avait saignée, je n'en savais rien. La fièvre baissa le cinquième; les accidents diminuèrent, la raison me revint, et le premier signe que j'en donnai, c'est qu'en voyant Mme de Miran, qui était au chevet de mon lit, je m'écriai: Ah! ma mère!
Et comme alors elle avançait sa main, dans l'intention de me faire une caresse, je tirai le bras hors du lit pour la lui saisir, et la portai à ma bouche, que je tins longtemps collée dessus.
Mlle Varthon et quelques religieuses étaient autour de mon lit; la première paraissait extrêmement triste.
J'ai donc été bien mal? leur dis-je d'une voix faible et presque éteinte, et je vous ai sans doute causé bien de la peine. Oui, ma fille, me répondit Mme de Miran; il n'y a personne ici qui ne vous ait donné des témoignages de son bon coeur; mais, grâce au ciel, vous; voilà réchappée.
Mlle Varthon s'approcha, me serra avec amitié le bras que j'avais hors du lit, et me dit quelque chose de tendre, à quoi je ne répondis que par un souris et par un regard qui lui marquait ma reconnaissance. Deux jours après, je fus entièrement hors de danger, et je n'avais plus de fièvre; il me restait seulement une grande faiblesse qui dura longtemps. Mme de Miran n'avait eu la permission de me voir qu'en conséquence de l'extrême péril où je m'étais trouvée, et elle s'abstint d'entrer dès qu'il fut passé. Mais j'omets une chose.
C'est que le lendemain du jour où je reconnus ma mère, je fis réflexion que je pouvais redevenir tout aussi malade que je l'avais été, et que je n'en réchapperais peut-être pas.
Je songeai ensuite à ce contrat de rente que m'avait laissé M. de Climal. A qui appartiendrait-il, si je mourais? me disais-je. Il serait sans doute perdu pour la famille, et la justice aussi bien que la reconnaissance veulent que je lui rende.
Pendant que cette pensée m'occupait, il n'y avait qu'une soeur converse dans ma chambre. Mlle Varthon, qui ne me quittait presque pas, n'était point encore venue, et peut-être pas levée. Les religieuses étaient au choeur, et je me voyais libre.
Ma soeur, dis-je à cette converse, on a désespéré de ma vie ces jours passés; ma fièvre est de beaucoup diminuée, mais il n'est point sûr qu'elle ne me reprenne pas avec la même violence. A tout hasard, faites-moi le plaisir de me soulever un peu, et de m'apporter de quoi écrire deux lignes qu'il est absolument nécessaire que j'écrive:
Eh! Jésus Maria! à quoi est-ce que vous allez rêver, mademoiselle? me dit cette converse. Vous me faites peur, il semble que vous vouliez faire votre testament. Savez-vous bien que vous offensez Dieu d'aller vous mettre ces choses-là dans l'esprit, au lieu de le remercier de la grâce qu'il vous fait d'être mieux que vous n'étiez? Eh! ma chère soeur, ne me refusez pas, lui repartis-je; il ne s'agit que de deux lignes, il ne faut qu'un instant.
Eh! mon Dieu! reprit-elle en se levant, je m'en fais une conscience; me voilà toute tremblante, avec vos deux lignes. Tenez, êtes-vous bien? ajouta-t-elle en me mettant sur mon séant. Oui, lui dis-je; approchez-moi l'écritoire.
La mienne était garnie de tout ce qu'il fallait et je me hâtai de finit avant que personne arrivât.
"Je donne à Mme de Miran, à qui je dois tout, le contrat que défunt M. de Climal son frère a eu la charité de me laisser. Je donne aussi à la même dame tout ce que j'ai en ma possession, pour en disposer à sa volonté." Je signai ensuite Marianne, et je gardai le billet que je mis sous mon chevet, dans le dessein de le remettre à ma mère, quand elle serait venue. Elle ne tarda pas; à peine y avait-il un quart d'heure que mon petit codicille était écrit, qu'elle arriva.
Eh bien! ma fille, comment es-tu ce matin? me dit-elle en tâtant le pouls. Encore mieux qu'hier, ce me semble, et je te crois guérie; il ne te faut plus que des forces.
Je pris alors mon petit papier, et le lui glissai dans la main. Que me donnes-tu là? s'écria-t-elle; voyons. Elle l'ouvrit, le lut, et se mit à rire. Que tu es folle, ma pauvre enfant! me dit-elle; tu fais des donations et tu te portes mieux que moi (elle avait quelque raison de dire cela, car elle était fort changée); va, ma fille, tu as tout l'air de ne faire ton testament de longtemps, et je n'y serai plus quand tu le feras, ajouta-t-elle en déchirant le papier qu'elle jeta dans ma cheminée; garde ton bien pour mes petits-fils, tu n'auras point d'autres héritiers, je l'espère.
Eh! pourquoi dites-vous que vous n'y serez plus, ma mère? Il vaudrait donc mieux que je mourusse aujourd'hui, lui répondis-je, la larme à l'oeil.
Paix, me repartit-elle; n'est-il pas naturel que je finisse avant vous? Qu'est-ce que cela signifie? C'est l'extravagance de votre papier qui est cause de ce que je vous dis là; songeons à vivre, et hâte-toi de guérir, de peur que Valville ne soit malade. Je t'avertis qu'il ne s'accommode point de ne te plus voir. (Notez que je lui en avais toujours demandé des nouvelles.)
Elle en était là, quand Mlle Varthon et le médecin entrèrent. Celui-ci me trouva fort tranquille et hors d'affaire, à ma faiblesse près; de façon que ma mère ne vint plus, et se contenta les jours suivants d'envoyer savoir comment je me portais, ou de passer au couvent pour l'apprendre elle-même; et le lendemain ce fut Valville qui vint de sa part.
Je n'ai pas songé à vous dire que Mme de Miran, durant ses visites, avait toujours extrêmement caressé Mlle Varthon, et qu'il était arrêté que nous irions, cette belle étrangère et moi, dîner chez elle, aussitôt que je pourrais sortir.
Or, ce fut à cette demoiselle que Valville demanda à parler, tant pour s'informer de mon état, et pour lui faire à elle-même des compliments de la part de sa mère, que pour s'acquitter d'un devoir de politesse envers cette jeune personne, à qui la bienséance voulait qu'il s'intéressât depuis le service qu'il lui avait rendu. Mlle Varthon était dans ma chambre, lorsqu'on vint l'avertir qu'on souhaitait lui parler de la part de Mme de Miran, sans lui dire qui c'était.
C'est apparemment vous que cela regarde, me dit-elle en me quittant pour aller au parloir; et je ne doutai pas en effet que je ne fusse l'objet ou de la visite ou du message.
Il est pourtant vrai que Valville n'avait point d'autre commission que celle de s'informer de ma santé, et que ce fut lui qui imagina de demander Mlle Varthon, à qui ma mère lui avait simplement dit de faire faire ses compliments, et voilà tout.
Il se passa bien une demi-heure avant que Mlle Varthon revînt. Vous remarquerez qu'il n'avait plus été question avec elle de la suite de mes aventures, depuis le jour où je lui en avais conté une partie, et qu'elle ignorait totalement que j'aimais Valville, et que je devais l'épouser. Elle avait été indisposée dès le jour de son entrée au couvent; deux jours après j'étais tombée malade; il n'y avait pas eu moyen d'en revenir à la continuation de mon histoire.
Comment donc! me dit-elle, en rentrant, d'un air content, vous ne m'avez pas dit que ce jeune homme d'une si jolie figure, qui me secourut avec vous dans mon évanouissement, était le fils de Mme de Miran, que j'ai vue depuis si souvent ici, et qui vous aime tant! Savez-vous bien que c'est lui qui m'attendait dans le parloir?
Qui? M. de Valville? répondis-je avec un peu de surprise. Eh! que vous voulait-il? Vous avez été bien longtemps ensemble. Un quart d'heure à peu près, reprit-elle; il venait, comme on me l'a dit, de la part de sa mère, savoir comment vous vous portez; elle l'avait aussi chargé de quelques compliments pour moi, et il a cru de son côté me devoir une petite visite de politesse.
Il avait raison, lui répondis-je d'un air assez rêveur; ne vous a-t-il point donné de lettre pour moi? Mme de Miran ne m'a-t-elle point écrit? Non, me dit-elle, il n'y a rien.
Là-dessus quelques pensionnaires de mes amies entrèrent qui nous firent changer de conversation.
Je ne laissai pas que d'être étonnée que Mme de Miran ne m'eût point écrit; non pas que son silence m'inquiétât, ni que j'attendisse une lettre d'elle; car il n'était pas nécessaire qu'elle m'écrivît; je l'avais vue la veille; on lui apprenait que je me portais toujours de mieux en mieux, et il suffisait bien qu'elle envoyât savoir si cela continuait. Il n'en fallait pas davantage.
Mais ce qui m'étonnait, c'est que Valville, de qui, dans des circonstances peut-être moins intéressantes, j'avais reçu de si fréquentes lettres qu'il joignait à celles que m'écrivait sa mère, ou qui m'avait si souvent écrit un mot dans celles de cette dame, ne se fût point avisé en cette occurrence-ci de me donner de pareilles marques d'attention.
Dans le fort de ma maladie, me disais-je, j'avoue que ses lettres n'auraient pas été de saison; mais j'ai pensé mourir, me voici convalescente, il lui est permis de m'écrire, et il ne m'écrit point, il ne me donne aucun témoignage de sa joie.
Peut-être, dans l'état languissant où je suis encore, a-t-il cru qu'il fallait s'abstenir de m'envoyer un billet à part; mais il aurait pu, ce me semble, prier sa mère de m'en écrire un, afin d'y joindre quelques lignes de sa main, et il ne songe à rien.
Cette négligence me fâchait; je ne l'y reconnaissons pas. Qu'est devenu Valville? Ce n'est plus là son coeur. Cela me chagrinait sérieusement, je n'en revenais point.
J'ai refusé jusqu'à ce jour, me dit Mlle Varthon, pendant que nos compagnes s'entretenaient, d'aller dîner chez une dame qui est l'intime amie de ma mère, et à laquelle elle m'a recommandée; vous étiez encore trop malade, et je n'ai pas voulu vous quitter; mais ce matin, avant que d'entrer chez vous, je lui ai enfin mandé, par un laquais qu'elle m'a envoyé, que j'irais demain chez elle. Je m'en dédirai pourtant si vous le souhaitez, ajouta-t-elle. Voyez, resterai-je? je vous avertis que j'aimerais bien mieux être avec vous.
Non, lui répondis-je en lui prenant affectueusement la main, je vous prie d'y aller; il faut répondre à l'envie qu'elle a de vous voir. Ayez seulement la bonté d'en revenir une demi-heure plus tôt que vous ne le feriez sans moi, et je serai contente.
Mais je ne le serais pas, moi, me repartit-elle, et vous trouverez bon que j'abrège un peu davantage; je ne prétends point m'y ennuyer si longtemps que vous le dites.
Passons donc au lendemain. Mlle Varthon se rendit chez cette amie de sa mère, dont le carrosse la vint chercher de si bonne heure qu'elle en murmura, qu'elle en fut de mauvaise humeur, et le tout encore à cause de moi avec qui elle était alors. Cependant elle en revint beaucoup plus tard que je ne l'attendais. Je n'ai pas été la maîtresse de quitter, me dit-elle, on m'a retenue malgré moi. Et il n'y avait rien de plus croyable.
Quelques jours après, elle y retourna encore, et puis y retourna; il le fallait, à moins que de rompre avec la dame, à ce qu'elle disait, et je n'en doutai point; mais elle me paraissait en revenir avec un fond de distraction et de rêverie qui ne lui était point ordinaire. Je lui en dis un mot; elle me répondit que je me trompais, et je n'y songeai plus.
Je commençais à me lever alors, quoique encore assez faible. Ma mère envoyait tous les jours au couvent pour savoir comment je me portais; elle m'écrivit même une ou deux fois; et de lettres de Valville, pas une.
Mon fils est bien impatient de te revoir; mon fils te querelle d'être si longtemps convalescente; mon fils devait mettre quelques lignes dans le billet que je t'écris, je l'attendais pour cela; mais il se fait tard, il n'est pas revenu, et ce sera pour une autre fois.
Voilà toutes les nouvelles que je recevais de lui; j'en fus si choquée, si aigrie; que, dans mes réponses à ma mère, je ne fis plus aucune mention de lui. Dans ma dernière, je lui marquai que je me sentais assez de force pour me rendre au parloir, si elle voulait avoir la bonté d'y venir le lendemain.
je ne suis malade que du seul ennui de ne point voir ma chère mère, ajoutai-je; qu'elle achève donc de me guérir, je l'en supplie. Je ne doutai point qu'elle ne vint, et elle n'y manqua pas; mais nous ne prévoyions ni l'une ni l'autre la douleur et le trouble où elle me trouva le lendemain.
La veille de ce jour, je me promenais dans ma chambre avec Mlle Varthon; nous étions seules.
Vous crûtes vous apercevoir, il y a quelques jours, que j'étais un peu rêveuse, me dit-elle, et moi je m'aperçois aujourd'hui que vous l'êtes beaucoup. Vous avez quelque chose dans l'esprit qui vous chagrine, et je suis bien trompée si hier matin vous ne veniez pas de pleurer, lorsque j'entrai chez vous, je ne vous demande point de quoi il s'agit, ma chère compagne; dans la situation où je suis, je ne puis vous être bonne à rien; mais votre tristesse m'inquiète, j'en crains les suites; songez que vous sortez de maladie, et que ce n'est pas le moyen de revenir en parfaite santé que de vous livrer à des pensées fâcheuses; notre amitié veut que je vous le dise et je n'irai pas plus loin.
Hélas! je vous assure que vous me prévenez, lui répondis-je; je n'avais point dessein de vous cacher ce qui me fait de la peine; mon coeur n'a rien de secret pour vous; mais il n'y a pas longtemps que je suis bien sûre d'avoir sujet d'être triste, et la journée ne se serait pas passée sans que je vous eusse tout confié. Je n'aurais eu garde de me refuser cette consolation-là.
Oui, mademoiselle, repris-je, après m'être interrompue par un soupir, oui, j'ai du chagrin; je vous ai déjà raconté la plus grande partie de mon histoire; ma maladie m'a empêchée de vous dire le reste, et le voici en deux mots.
Mme de Miran est cette dame que, s'il vous en souvient, je vous ai dit que j'avais rencontrée; vous avez été témoin de ses façons avec moi, on la prendrait pour ma mère, et depuis le premier instant où je l'ai vue, elle en a toujours agi de même.
Ce n'est pas là tout; ce M. de Valville, qui vous vint voir l'autre jour... Eh bien! ce M. de Valville, me dit-elle sans me donner le temps d'achever, est-ce qu'il vous est contraire? Saurait-il mauvais gré à sa mère de l'amitié qu'elle a pour vous?
Non, lui dis-je, ce n'est point cela; écoutez-moi. M. de Valville est le jeune homme dont je vous ai parlé aussi, chez qui on me porta après ma chute, et qui prit dès lors pour moi la passion la plus tendre, une passion dont je n'ai pu douter. Bien plus, Mme de Miran sait qu'il m'aime, et que je l'aime aussi, sait qu'il veut m'épouser, et malgré mes malheurs consent elle-même à notre mariage qui doit se faire au premier jour, qui a été retardé par hasard, et qui peut-être ne se fera plus; j'ai du moins lieu d'en désespérer par la conduite que Valville tient actuellement avec moi.
Mlle Varthon ne m'interrompait plus, écoutait d'un air morne, baissait la tête, et même ne me regardait pas; je ne la voyais que de côté, et cette contenance qu'elle avait, je l'attribuais à la simple surprise que lui causait mon récit.
Vous savez de quel danger je sors, continuai-je, je viens d'échapper à la mort; avant ma maladie, jamais sa mère ne m'écrivait le moindre billet qu'il n'en joignît un au sien, ou qu'il ne m'écrivît quelque chose dans sa lettre. Et ce même homme qui m'a accoutumée à le voir si tendre et si attentif, lui qui a pensé me perdre, qui a dû être si alarmé de l'état où j'étais, lui qu'à peine j'aurais cru assez fort pour supporter ses frayeurs sur mon compte, qui a dû être si transporté de joie de me voir hors de péril, croiriez-vous, mademoiselle, que je suis encore à recevoir de ses nouvelles, qu'il ne m'a pas écrit le moindre petit mot, lui qui m'aimait tant, pas un billet? Cela est-il naturel? Que veut-il que j'en pense, et que penseriez-vous à ma place? je m'arrêtai là-dessus un moment, Mlle Varthon aussi; mais elle me laissait toujours un peu derrière elle, restait muette, et ne retournait pas la tête.
Pas une lettre! répétai-je, lui qui m'en a tant prodigué dans des occasions moins pressantes, encore une fois, le croiriez-vous? Est-ce que sa tendresse diminue? est-il inconstant? est-ce que je perds son coeur, au lieu de la vie que j'aimerais mieux avoir perdue? Mon Dieu, que je suis agitée! Mais, dites-moi, mademoiselle, il me vient une chose dans l'esprit, ne serait-il pas malade? Mme de Miran qui sait que je l'aime, ne me le cacherait-elle point? Elle m'aime beaucoup aussi, elle peut avoir peur de m'affliger. N'auriez-vous pas la même bonté qu'elle? Cette visite que vous dites avoir reçue de M. de Valville, ne vous aurait-on pas engagée à la feindre, pour m'empêcher de soupçonner la vérité? Car il me paraît impossible qu'il soit si négligent, et je vous assure que je serai moins affligée de le savoir malade. Il est jeune, il en reviendra, mademoiselle; au lieu que s'il était inconstant, il n'y aurait plus de remède; ainsi ce dernier motif d'inquiétude est pour moi bien plus cruel que l'autre. Avouez-moi donc sa maladie, je vous en conjure, vous me tranquilliserez; avouez-la de grâce, je serai discrète. Elle se taisait.
Alors, impatientée de son silence, je l'arrêtai par le bras, et me mis vis-à-vis d'elle pour l'obliger à me parler.
Mais jugez de mon étonnement quand, pour toute réponse, je n'entendis que des soupirs, et que je ne vis qu'un visage baigné de pleurs.
Ah! Seigneur! m'écriai-je en pâlissant moi-même; vous pleurez, mademoiselle, qu'est-ce que cela signifie? Et je lui demandais ce que mon coeur devinait déjà; oui, j'en eus tout d'un coup un pressentiment. J'ouvris les yeux; tout ce qui s'était passé pendant son évanouissement me revint dans l'esprit, et m'éclaira.
Nous étions alors près d'un fauteuil, dans lequel elle se jeta; je me mis auprès d'elle, et je pleurais aussi.
Achevez, lui dis-je, ne me déguisez rien; ce ne serait pas la peine, je crois vous entendre. Où avez-vous vu M. de Valville? L'indigne! Est-il possible qu'il ne m'aime plus!
Hélas! ma chère Marianne, me répondit-elle, que n'ai-je su plus tôt tout ce que vous venez de me dire?
Eh bien! insistai-je: après, parlez franchement; est-ce que vous m'avez ravi son coeur? Dites donc qu'il m'en coûte le mien! répondit-elle. Quoi! criai-je encore, il vous aime donc, et vous l'aimez? Que je suis malheureuse!
Nous sommes toutes deux à plaindre, me dit-elle; il ne m'a point parlé de vous; je l'aime, et je ne le verrai de ma vie.
Il ne m'en aimera pas davantage, lui répondis-je en versant à mon tour un torrent de larmes; il ne m'en aimera pas davantage. Ah! mon Dieu, où en suis-je, et que ferai-je? Hélas! ma mère, je ne serai donc point votre fille! C'est donc en vain que vous avez été si généreuse! Quoi? vous, monsieur de Valville, vous, infidèle pour Marianne après tant d'amour! Vous l'abandonnez! Et c'est vous, mademoiselle, qui me l'ôtez; vous, qui avez eu la cruauté de m'aider à guérir! Eh! que ne me laissiez-vous mourir? Comment voulez-vous que je vive? je vous ai donné mon coeur à tous deux, et tous deux vous me donnez la mort. Ah! je ne survivrai pas à ce tourment-là, je l'espère; Dieu m'en fera la grâce, et je sens que je me meurs.
Ne me reprochez rien, me dit-elle d'un ton plein de douleur; je ne suis pas capable d'une perfidie, je vous conterai tout; il m'a trompée.
Il vous a trompée? répartis-je. Eh! pourquoi l'écoutiez-vous, mademoiselle? Pourquoi l'aimer, pourquoi souffrir qu'il vous aimât? Votre mère venait de partir, vous étiez dans l'affliction, et vous avez le courage d'aimer. D'ailleurs, il n'était point mon frère, vous le saviez, vous nous aviez trouvés ensemble; il est aimable, et je suis jeune; était-il si difficile de soupçonner que nous nous aimions peut-être? et quelle excuse avez-vous? Mais, encore une fois, où l'avez-vous vu? vous vous connaissiez donc? Comment avez-vous fait pour m'arracher sa tendresse? On n'en avait jamais eu tant qu'il en avait, et jamais il n'en trouvera tant que j'en avais moi-même. Il me regrettera, mais je n'y serai plus; il se ressouviendra combien je l'aimais, il pleurera ma mort. Vous aurez la douleur de le voir; vous vous reprocherez de m'avoir trahie, et jamais vous ne serez heureuse!
Moi! vous avoir trahie! me répondit-elle. Eh! ma chère Marianne, vous avouerais-je que je l'aime, si je n'avais pas moi-même été surprise, et ne vais-je pas être la victime de tout ceci? Tâchez de vous calmer un moment pour m'entendre, vous avez le coeur trop bon pour être injuste, et vous l'êtes; vous allez en juger par ma sincérité.
Je n'avais jamais vu Valville avant la faiblesse dans laquelle je tombai au départ de ma mère; vous savez qu'il me secourut avec empressement.
Dès que je fus revenue à moi, le premier objet qui me frappa, ce fut lui, qui était à mes genoux. Il me tenait la main. Je ne sais si vous remarquâtes les regards qu'il jetait sur moi. Toute faible que j'étais, j'y pris garde; il est aimable, vous en convenez; je le trouvai de même; il ne cessa presque point d'avoir les yeux sur moi, jusqu'au moment où je m'enfermai; et par malheur rien de tout cela ne m'échappa.
J'ignorais qui il était. Ce que vous me contâtes de votre histoire ne me l'apprit point; il est vrai que, je pensais quelquefois à lui, mais comme à quelqu'un que je ne croyais pas revoir. On vint quelques jours après m'avertir qu'une personne (qu'on ne nommait pas) souhaitait de me parler de la part de Mme de Miran. J'étais avec vous alors; je descendis; et c'était lui qui m'attendait.
Je rougis en le voyant; il me parut embarrassé, et son embarras me rendit honteuse. Il me demanda en souriant si je le reconnaissais, si je n'avais pas oublié que je l'avais vu. Il me dit que mon évanouissement l'avait fait trembler, que de sa vie il n'avait été si attendri que de l'état où il m'avait vue; qu'il l'avait toujours présent; que son coeur en avait été frappé; et tout de suite me conjura de lui pardonner la naïveté avec laquelle il s'expliquait là-dessus.
Pendant qu'elle me parlait ainsi, elle ne s'apercevait point que son récit me tuait; elle n'entendait ni mes soupirs, ni mes sanglots; elle pleurait trop elle-même pour y faire attention; et tout cruel qu'était ce récit, mon coeur s'y. attachait pourtant, et ne pouvait renoncer au déchirement qu'il me causait.
Et moi, continua-t-elle, je fus si émue de tous ses discours, que je n'eus pas la force de les arrêter; il ne me dit pourtant point qu'il m'aimait, mais je sentais bien que ce n'était que cela qu'il me voulait dire; et il me le disait d'une façon dont il n'aurait pas été raisonnable de me fâcher.
J'ai tenu cette belle main que je vois dans les miennes, ajouta-t-il encore, je l'ai tenue. Vous me vites à vos genoux, quand vous commençâtes à ouvrir les yeux; j'eus bien de la peine à m'en ôter; et je m'y jette encore toutes les fois que j'y pense.
Ah! Seigneur! il s'y jette! m'écriai-je ici; il s'y jetait pendant que je me mourais! Hélas! je suis donc bien effacée de son coeur! Il ne m'a jamais rien dit de si tendre.
Je ne me rappelle plus ce que je lui répondis, poursuivit-elle; tout ce que je sais, c'est que je finis par lui dire que je me retirais, qu'un pareil entretien n'avait que trop duré; et il s'excusa avec un air de soumission et de respect qui m'apaisa.
Je m'étais déjà levée; il me parla de ma mère; et puis de l'envie que la sienne avait de me voir chez elle; il me parla encore de Mme la marquise de Kilnare, qu'il ne doutait point que je ne connusse, et dont il me dit qu'il était fort connu aussi; et cette dame est celle chez qui j'ai été trois ou quatre fois depuis votre convalescence. Il ajouta qu'il voyait assez souvent un de ses parents, et qu'ils devaient, je pense, souper ce même soir ensemble. Enfin, lorsque j'allais le quitter; j'oubliais, me dit-il, une lettre que ma mère m'a chargé de vous remettre de sa part, mademoiselle. Il rougit en me la présentant; je la pris, croyant de bonne foi qu'elle était de Mme de Miran; et point du tout, dès qu'il fut sorti, je vis qu'elle était de lui. Je l'ouvris en revenant chez vous dans l'intention de vous la porter, je n'en fis pourtant rien; et vous y verrez la raison qui m'en empêcha.
Elle tira alors cette lettre de sa poche, me la donna tout ouverte, et me dit; Lisez. Je la pris d'une main tremblante, et je n'osais en regarder le caractère. A la fin pourtant je jetai les yeux dessus, et la mouillant de mes larmes: Il écrit, mais ce n'est plus à moi, dis-je, mais ce n'est plus à moi!
Je fus si pénétrée de cette réflexion, j'en eus le coeur si serré, que je fus longtemps comme étouffée par mes soupirs, et sans pouvoir commencer la lecture de cette lettre, qui était courte, et dont voici les termes:
"Depuis le jour de votre accident, mademoiselle, je ne suis plus à moi. En venant ici aujourd'hui, j'ai prévu que mon respect m'empêcherait de vous le dire; mais j'ai prévu aussi que mon trouble et mes regards timides vous le diraient; vous m'avez vu en effet trembler devant vous, et vous avez voulu vous retirer sur-le-champ. Je crains que cette lettre-ci ne vous irrite aussi, cependant mon coeur n'y sera pas plus hardi qu'il l'a été tantôt; il y tremble encore, et voici simplement de quoi il est question. Vous aurez sans doute accordé votre amitié à Mlle Marianne, et il y a quelque apparence qu'au sortir du parloir vous irez lui confier votre étonnement, hélas! peut-être votre indignation sur mon compte; et vous me nuirez auprès de ma mère, que j'instruirai moi-même dans un autre temps, mais qu'il ne serait pas à propos qu'on instruisît aujourd'hui, et à qui pourtant mile Marianne conterait tout. J'ai cru devoir vous en avertir. Mon secret m'est échappé, je vous adore, je n'ai pas osé vous le dire, mais vous le savez. Il ne serait pas temps qu'on le sût, et vous êtes généreuse."
Remettons la suite de cet événement à la huitième partie, madame; je vous en ôterais l'intérêt, si j'allais plus loin sans achever. Mais l'histoire de cette religieuse que vous m'avez tant de fois promise, quand viendra-t-elle? me dites-vous. Oh! pour cette fois-ci, voilà sa place; je ne pourrai plus m'y tromper; c'est ici que Marianne va lui confier son affliction; et c'est ici qu'à son tour elle essayera de lui donner quelques motifs de consolation, en lui racontant ses aventures.
Huitième partie
J'ai ri de tout mon coeur, madame, de votre colère contre mon infidèle. Vous me demandez quand viendra la suite de mon histoire; vous me pressez de vous l'envoyer. Hâtez-vous donc, me dites-vous, je l'attends; mais de grâce, qu'il n'y soit plus question de Valville; passez tout ce qui le regarde; je ne veux plus entendre parler de cet homme-là.
Il faut pourtant que je vous en parle, marquise; mais que cela ne vous inquiète pas; je vais d'un seul mot faire tomber votre colère, et vous rendre cet endroit de mes aventures le plus supportable du monde.
Valville n'est point un monstre comme vous vous le figurez. Non, c'est un homme fort ordinaire, madame; tout est plein de gens qui lui ressemblent, et ce n'est que par méprise que vous êtes si indignée contre lui, par pure méprise.
C'est qu'au lieu d'une histoire véritable, vous avez cru lire un roman. Vous avez oublié que c'était ma vie que je vous racontais; voilà ce qui a fait que Valville vous a tant déplu; et dans ce sens-là, vous avez eu raison de me dire; Ne m'en parlez plus. Un héros de roman infidèle! on n'aurait jamais rien vu de pareil. Il est réglé qu'ils doivent tous être constants; on ne s'intéresse à eux que sur ce pied-là, et il est d'ailleurs si aisé de les rendre tels! il n'en coûte rien à la nature, c'est la fiction qui en fait les frais.
Oui, d'accord. Mais, encore une fois, calmez-vous; revenez à mon objet, vous avez pris le change. Je vous récite ici des faits qui vont comme il plaît à l'instabilité des choses humaines, et non pas des aventures d'imagination qui vont comme on veut. Je vous peins, non pas un coeur fait à plaisir, mais le coeur d'un homme, d'un Français qui a réellement existé de nos jours.
Homme, Français, et contemporain des amants de notre temps, voilà ce qu'il était. Il n'avait pour être constant que ces trois petites difficultés à vaincre: entendez-vous, madame? Ne perdez, point cela de vue. Faites-vous ici un spectacle de ce coeur naturel, que je vous rends tel qu'il a été, c'est-à-dire avec ce qu'il a eu de bon et de mauvais. Vous l'avez d'abord trouvé charmant, à présent vous le trouvez haïssable, , et bientôt vous ne saurez plus comment le trouver; car ce n'est pas encore fait, nous ne sommes pas au bout.
Valville, qui m'aime dès le premier instant avec une tendresse aussi vive que subite (tendresse ordinairement de peu de durée; il en est d'elle comme de ces fruits qui passent vite, à cause, qu'ils ont été mûrs de, trop bonne heure); Valville, dis-je, à sa volage humeur près, fort honnête homme, mais né extrêmement susceptible, d'impression, qui rencontre une beauté montante qui le touche, et qui me l'enlève; ce Valville ne m'a pas laissée pour toujours; ce n'est pas là son dernier mot. Son coeur n'est pas usé pour moi, il n'est seulement qu'un peu rassasié du plaisir de m'aimer, pour en avoir trop pris d'abord.
Mais le goût lui en reviendra: c'est pour se reposer qu'il s'écarte; il reprend haleine, il court après une nouveauté, et j'en redeviendrai une pour lui plus piquante que jamais; il me reverra, pour ainsi dire, sous une figure qu'il ne connaît pas encore; ma douleur et les dispositions d'esprit où il me trouvera me changeront, me donneront d'autres grâces. Ce ne sera plus la même Marianne.
Je badine de cela aujourd'hui; je ne sais pas comment j'y résistai alors. Continuons, et rentrons dans tout le pathétique de mon aventure.
Nous sommes à la lettre de Valville que je lisais, et que j'achevais malgré les soupirs qui me suffoquaient. Mlle Varthon avait les yeux fixés à terre, et paraissait rêver profondément en pleurant.
Pour moi, la tête renversée dans mon fauteuil, je restai presque sans sentiment. A la fin je me soulevai, et me mis à regarder cette lettre. Ah! Valville, m'écriai-je, je n'avais donc qu'à mourir! Et puis, tournant les yeux sur Mlle Varthon; Ne vous affligez pas, mademoiselle, lui dis-je; vous serez bientôt libre de vous aimer tous deux; je ne vivrai pas longtemps. Voilà du moins le dernier de tous mes malheurs.
Ace discours, cette jeune personne, sortant tout d'un coup de sa rêverie, et m'apostrophant d'un air assuré:
Eh! pourquoi voulez-vous mourir? me dit-elle. Pour qui êtes-vous si désolée? Est-ce là un homme digne de votre douleur, digne de vos larmes? Est-ce là celui que vous avez prétendu aimer? Est-il tel que vous le pensiez? Auriez-vous fait cas de lui, si vous l'aviez connu? Vous y seriez-vous attachée? Auriez-vous voulu de son coeur? Il est vrai que vous l'avez cru aimable, j'ai cru aussi qu'il l'était; et vous vous trompiez, je me trompais. Allez, Marianne, cet homme-là n'a point de caractère, il n'a pas même un coeur; on n'appelle pas cela en avoir un. Votre Valville est méprisable. Ah! l'indigne, il vous aime, il va vous épouser; vous tombez malade, on lui dit que votre vie est en danger; qu'en arrive-t-il? Qu'il vous oublie. C'est ce temps-là qu'il prend pour me venir dire qu'il m'aime, moi qu'il n'avait jamais vue qu'un instant, qui ne lui avais pas dit deux mots! Eh! qu'est-ce que c'est donc que cet amour qu'il avait pour vous? Quel nom donner, je vous prie, à celui qu'il a pour moi? D'où lui est venue cette fantaisie de m'aimer dans de pareilles circonstances? Hélas! je vais vous le dire; c'est qu'il m'a vue mourante. Cela a remué cette petite âme faible, qui ne tient à rien, qui est le jouet de tout ce qu'elle voit d'un peu singulier. Si j'avais été en bonne santé, il n'aurait pas pris garde à moi; c'est mon évanouissement qui en a fait un infidèle. Et vous qui êtes si aimable, si capable de faire des passions, peut-être avez-vous eu besoin d'être infortunée, et d'être dangereusement tombée à sa porte, pour le fixer quelques mois je conviens avec vous qu'il vous a regardée beaucoup à l'église; mais c'est à cause que vous êtes belle; et il ne vous aurait peut-être pas aimée sans votre situation et sans votre chute.
Hélas! n'importe, il m'aimait! m'écriai-je en l'interrompant; il m'aimait, et vous me l'avez ôté; je n'avais peut-être que vous seule à craindre dans le monde.
Laissez-moi achever, me répondit-elle, je n'ai pas tout dit, je vous ai avoué qu'il m'a plu; mais ne vous imaginez pas qu'il le sache, il n'en a pas le moindre soupçon; il n'y a que vous qui pouvez l'en instruire, il ne mérite pas de le savoir; et toute indisposée que vous êtes sans doute aujourd'hui contre moi, je vous prie, mademoiselle, gardez-moi le secret là-dessus, si ce n'est par amitié, du moins par générosité. Une fille d'un aussi bon caractère que vous n'a que faire d'aimer les gens pour en user bien avec eux, surtout quand elle n'a pas un juste sujet d'en être mécontente. Adieu, Marianne, ajouta-t-elle en se levant; je vous laisse la lettre de Valville, faites-en l'usage qu'il vous plaira; montrez-la à Mme de Miran, montrez-la à son fils, j'y consens. Ce qu'il a osé m'y écrire ne me compromet en rien; et si par hasard mon témoignage vous est nécessaire, si vous souhaitez que je paraisse pour le confondre, je suis si indignée contre lui, je me soucie si peu de le ménager, je le dédaigne tant, lui et son ridicule amour, que je m'associe de bon coeur à votre vengeance. Au surplus, mon parti est pris; je ne le verrai plus, à moins que vous ne l'exigiez; j'oublierai même que je l'ai vu, ou s'il arrive que je le revoie, je ne le reconnaîtrai pas; car de lui faire l'honneur de le fuir, il n'en vaut pas la peine. Quant à vous, je ne vous crois ni ambitieuse ni intéressée; et si vous n'êtes que tendre et raisonnable, en vérité, vous ne perdez rien. Le coeur de Valville n'est pas ce qu'il vous faut, il n'est point fait pour payer le vôtre, et ce n'est pas sur lui que doit tomber votre tendresse; c'est comme si vous n'aviez point eu d'amant.
Ce n'est point en avoir un que d'avoir celui de tout le monde. Valville était hier le vôtre; il est aujourd'hui le mien, à ce qu'il dit; il sera demain celui d'une autre, et ne sera jamais celui de personne. Laissez-le donc à tout le monde, à qui il appartient; et réservez, comme moi, votre coeur pour quelqu'un qui pourra vous donner le sien, et ne le donner jamais qu'à vous.
Après ces mots elle vint m'embrasser, sans que je fisse aucun mouvement. Je la regardai, voilà tout. Je jetai des yeux égarés sur elle; elle prit une de mes mains qu'elle pressa dans les siennes. Je la laissai faire, et n'eus la force ni de lui répondre ni de lui rendre ses caresses; je ne savais si je devais l'aimer ou la haïr, la traiter de rivale ou d'amie.
Il me semble cependant que dans le fond de mon âme je lui sus quelque gré de ces témoignages de franchise et d'amitié que je reçus d'elle, aussi bien que du parti queue prenait de ne plus voir Valville.
Je l'entendis soupirer en me quittant. Je ne vous verrai que demain, me dit-elle, et j'espère vous retrouver plus tranquille, et plus sensible à notre amitié! A tout cela, nulle réponse de ma part; je la suivis seulement des yeux jusqu'à ce qu'elle fût sortie.
Me voilà donc seule, immobile, et toujours renversée dans mon fauteuil, où je restai bien encore une demi-heure dans une si grande confusion de pensée et de mouvements, que j'en étais comme stupide.
La religieuse dont je vous ai quelquefois parlé, qui m'aimait et que j'aimais, entra et me surprit dans cet accablement de coeur et, d'esprit. J'eus beau la voir, je n'en remuai pas davantage, et je crois que toute la communauté serait entrée, que ç'aurait été de même.
Il y a des afflictions où l'on s'oublie, où l'âme n'a plus la discrétion de faire aucun mystère de l'état où elle est. Vienne qui voudra, on ne s'embarrasse guère de servir de spectacle, on est dans un entier abandon de soi-même; et c'est ainsi que j'étais.
Cette religieuse, étonnée de mon immobilité, de mon silence et de mes regards stupides, s'avança avec une espèce d'effroi.
Eh! mon Dieu, ma fille, qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous? me dit-elle; venez-vous de vous trouver mal?
Non, lui répondis-je. Et j'en restai là.
Mais de quoi s'agit-il? Vous voilà pâle, abattue, et vous pleurez, je pense. Avez-vous reçu quelque mauvaise nouvelle?
Oui, lui repartis-je encore. Et puis je me tus.
Elle ne savait que penser, de mes monosyllabes et de l'air imbécile dont je les prononçais.
Alors elle aperçut cette lettre qui était sur moi, que je tenais encore d'une main faible, et que j'avais trempée de mes larmes.
Est-ce là le sujet de votre affliction, ma chère enfant? ajouta-t-elle en me la prenant, et me permettez-vous de voir ce que c'est?
Oui. (C'est encore moi qui réponds.) Eh! de qui est-elle? Hélas! de qui elle est! je n'en pus dire davantage, mes pleurs me coupèrent la parole.
Elle en fut touchée, je vis qu'elle s'essuyait les yeux ensuite elle lut la lettre. Il ne lui fut pas difficile de juger de qui elle était, elle savait mes affaires; elle voyait dans cette lettre une déclaration d'amour; on priait la personne à qui on l'adressait de ne m'en rien dire; on y parlait de Mme de Miran, qui devait l'ignorer aussi. Ajoutez à cela l'affliction où j'étais; tout concluait que Valville avait écrit la lettre, et que je venais en ce moment d'apprendre son infidélité.
Allons, mademoiselle, je suis au fait, me dit-elle. Vous pleurez, vous êtes consternée; ce coup-ci vous accable, et j'entre dans votre douleur. Vous êtes jeune, et vous manquez d'expérience; vous êtes née avec un bon coeur, avec un coeur simple et sans artifice; le moyen que vous ne soyez pas pénétrée de l'accident qui vous arrive? Oui, mademoiselle, plaignez-vous, soupirez, répandez des larmes dans ce premier instant-ci; moi qui vous parle, je connais votre situation, je l'ai éprouvée, je m'y suis vue, et je fus d'abord aussi affligée que vous; mais une amie que j'avais, qui était à peu près de l'âge que j'ai à présent, et qui me surprit dans l'état où je vous vois, entreprit de me consoler; elle me parla raison, me dit des choses sensibles. Je l'écoutai, et elle me consola.
Elle vous consola! m'écriai-je en levant les yeux au ciel; elle vous consola, madame?
Oui, me répondit-elle. Vous ne comprenez pas que cela se puisse, et je pensais comme vous.
Voyons, me dit cette amie, de quoi vous désespérez-vous? de l'accident du monde le plus fréquent, et qui tire le moins à conséquence pour vous. Vous aimiez un homme qui vous aimait et qui vous quitte, qui s'attache ailleurs; et vous appelez cela un grand malheur? Mais est-il bien vrai que c'en soit un, et ne se pourrait-il pas que ce fût le contraire? Que savez-vous s'il n'est pas avantageux pour vous que cet homme-là ait cessé de vous aimer, si vous ne vous seriez pas repentie de l'avoir épousé, si sa jalousie, son humeur, son libertinage; si mille défauts essentiels qu'il peut avoir et que vous ne connaissez point, ne vous auraient pas fait gémir le reste de votre vie? Vous ne regardez que le moment présent, jetez votre vue un peu plus loin. Son infidélité est peut-être une grâce que le ciel vous a faite; la Providence qui nous gouverne est plus sage que nous, voit mieux ce qu'il nous faut, nous aime mieux que nous ne nous aimons nous-mêmes, et vous pleurez aujourd'hui de ce qui sera peut-être dans peu de temps le sujet de votre joie. Mettez-vous bien dans l'esprit que vous ne deviez pas épouser celui don t il est question, et qu'assurément ce n'était pas votre destinée; qu'il est très possible que vous y gagniez, comme j'y ai gagné moi-même, ajouta-t-elle, à ne pas épouser un jeune homme riche, à qui j'étais chère, qui me l'était, et qui me laissa aussi pour en aimer une autre qui est devenue sa femme, qui est malheureuse à ma place, et qui, avant que d'être à lui, aurait eu l'aveugle folie de se consumer en regrets, s'il l'avait quittée à son tour. Vous m'allez dire que vous l'aimez, que vous n'avez point de bien, et qu'il aurait fait votre fortune. Soit; mais n'avez-vous que son infidélité à craindre? Etait-il à l'abri d'une maladie? Ne pouvait-il pas mourir? et en ce cas, tout était-il perdu? N'y avait-il plus de ressources pour vous? et celles qui vous seraient restées, son inconstance vous les ôte-t-elle? Ne les avez-vous pas aujourd'hui? Vous l'aimez; pensez-vous que vous ne pourrez jamais aimer que lui, et qu'à cet égard tout est terminé pour vous? Eh! mon Dieu, mademoiselle, est-ce qu'il n'y a plus d'hommes sur la terre, et de plus aimables que lui, d'aussi riches, de plus riches même, de plus grande distinction, qui vous aimeront davantage, et parmi lesquels il y en aura quelqu'un que vous aimerez plus que vous n'avez aimé l'autre? Que signifie votre désolation? Quoi! mademoiselle, à votre âge! Eh! vous êtes si jeune, vous ne faites que commencer à vivre. Tout vous rit; Dieu vous a donné de l'esprit, du caractère, de la figure, vous avez mille heureux hasards à attendre, et vous vous désespérez à cause qu'un homme, qui reviendra peut-être, et dont vous ne voudrez plus, vous manque de parole!
Voilà ce que mon amie me dit dans les premiers moments de ma douleur, ajouta ma religieuse; et je vous le dirai aussi, quand vous pourrez m'entendre.
Ici je fis un soupir, mais de ces soupirs qui nous échappent quand on nous dit quelque chose qui adoucit le chagrin où nous sommes.
Elle s'en aperçut. Ces motifs de consolation me touchèrent, me dit-elle tout de suite, et ils doivent vous toucher encore davantage; ils vous conviennent plus qu'ils ne me convenaient. Mon amie me parlait de mes ressources; vous en avez plus que je n'en avais; je ne vous le dis pas pour vous flatter. J'étais assez passable, mais ce n'était ni votre figure, ni vos grâces, ni votre physionomie; il n'y a pas de comparaison. A l'égard de l'esprit et des qualités de l'âme, vous avez des preuves de l'impression que vous faites à tout le monde de ce côté-là; vous voyez l'estime et la tendresse que Mme de Miran a pour vous; je ne sache dans notre maison personne de raisonnable qui ne soit prévenue en votre faveur. Mme Dorsin, dont vous m'avez parlé, et qui passe pour si bon juge du mérite, serait une autre Mme de Miran pour vous, si vous vouliez. Vous avez plu à tous ceux qui vous ont vue chez elle; partout où vous avez paru, c'est de même; nous en savons quelque chose. Je me compte pour rien, mais je ne m'attache pas aisément; j'y suis difficile, et je me suis tout d'un coup intéressée à vous. Eh! qui est-ce qui ne s'y intéressera pas? Qu'est-ce pour vous qu'un amant de moins, qui se déshonore en vous quittant, qui ne fait tort qu'à lui et non pas à vous, et qui, de tous les partis qui se présenteront, n'est pas à mon gré le plus considérable.
Ainsi, soyez tranquille, Marianne, mais je dis absolument tranquille; il n'est pas question ici d'un grand effort de raison pour l'être; et le moindre petit sentiment de fierté, joint à tout ce que je viens de vous dire,, est plus qu'il n'en faut pour vous consoler.
Je la regardai alors, moitié vaincue par ses raisons, et moitié attendrie de reconnaissance pour toute la, peine que je lui voyais prendre afin de me persuader; et je laissai même tomber amicablement mon bras sur elle, d'un air qui signifiait; je vous remercie, il est bien doux d'être entre vos mains.
Et c'était là en effet ce que je sentais, ce qui marquait que ma douleur se relâchait. Nous sommes bien près de nous consoler quand nous nous affectionnons aux gens qui nous consolant.
Cette obligeante fille resta encore une heure avec moi, toujours à me dire des choses du monde les plus insinuantes, et qu'elle avait l'art de me faire trouver sensées. Il est vrai qu'elles l'étaient, je pense; mais pour m'y rendre attentive, il fallait encore y joindre l'attrait de ce ton affectueux, de cette bonté de coeur avec laquelle elle me les disait.
La cloche l'appela pour souper; quant à moi, on m'apportait encore à manger dans ma chambre.
Ah çà! me dit-elle en riant, je vous laisse. Mais ce n'est plus un enfant sans réflexion que je quitte, comme, vous l'étiez lorsque je suis arrivée; c'est une fille raisonnable, qui se connaît et qui se rend justice. Eh! Seigneur, à quoi songiez-vous avec vos soupirs et votre accablement? ajouta-t-elle. Oh! je ne vous le pardonnerai pas sitôt, et je prétends vous appeler petite fille encore longtemps à cause de cela.
Je ne pus, à travers ma tristesse, m'empêcher de sourire à ce discours badin, qui ne laissait pas que d'avoir sa force, et qui me disposait tout doucement à penser qu'en effet je m'exagérais mon malheur. Est-ce que nos, amis le prendraient sur ce ton-là avec nous, si le motif de notre affliction était si grave? Voilà à peu près ce qui s'insinue dans notre esprit, quand nous voyons nos amis n'y faire pas plus de façon en nous consolant.
Là-dessus elle partit. Une soeur converse m'apporta à souper; elle rangea quelque chose dans ma chambre. Cette bonne fille était naturellement gaie. Allons; allons, me dit-elle, vous voilà déjà presque aussi vermeille qu'une rose; notre maladie est bien loin, il n'y paraît plus ne ferez-vous pas un petit tour de jardin après souper?
Non, lui dis-je. Je me sens fatiguée, et je crois que je me coucherai des que j'aurai mangé.
Eh bien! à la bonne heure, pourvu que vous dormiez, me répondit-elle; ceux qui dorment valent bien ceux qui se promènent. Aussitôt elle s'en alla.
Vous jugez bien que je fis un souper léger, et quoique ma, religieuse eût un peu ramené mon esprit, et m'eût mise en état de crie calmer moi-même, il me restait toujours un grand fond de tristesse.
Je repassais sur tous ses discours. Vous ne faites que commencer à vivre, m'avait-elle dit. Et elle a raison, me répondais-je, ceci ne décide encore de rien; je dois me préparer à bien d'autres événements. D'autres que lui m'aimeront, il le verra, et ils lui apprendront à estimer mon coeur. Et c'est en effet ce qui arrive souvent, soit dit en passant.
Un volage est un homme qui croit vous laisser comme solitaire; se voit-il ensuite remplacé par d'autres, ce n'est plus là son compte; il ne l'entendait pas ainsi, c'est un accident qu'il n'avait pas prévu; il dirait volontiers; est-ce bien elle? Il ne savait pas que vous aviez tant de charmes. De nouvelles idées succédaient à celles-là. Faut-il que le plus aimable de tous les hommes; oui, le plus aimable, le plus tendre, on a beau dire, je n'en trouverai point comme lui, faut-il que je le perde? Ah! Monsieur de Valville, les grâces de Mlle Varthon ne vous justifieront pas, et j'aurai peut-être autant de partisans qu'elle. Là-dessus je pleurai, et je me couchai.
Parmi tant de pensées qui me roulaient dans la tête, il y en eut une qui me fixa.
Eh quoi! avec de la vertu, avec de la raison, avec un caractère et des sentiments qu'on estime, avec ma jeunesse et les agréments qu'on dit que j'ai, j'aurais la lâcheté de périr d'une douleur qu'on croira peut-être intéressée, et qui entretiendra encore la vanité d'un homme qui en use si indignement!
Cette dernière réflexion releva mon courage; elle avait quelque chose de noble qui m'y attacha, et qui m'inspira des résolutions qui me tranquillisèrent. Je m'arrangeai sur la manière dont j'en agirais avec Valville, dont je parlerais à Mme de Miran dans cette occurrence.
En un mot, je me proposai une conduite qui était fière, modeste, décente, digne de cette Marianne dont on faisait tant de cas; enfin une conduite qui, à mon gré, servirait bien mieux à me faire regretter de Valville, s'il lui restait du coeur, que toutes les larmes que j'aurais pu répandre, qui souvent nous dégradent aux yeux même de l'amant que nous pleurons, et qui peuvent jeter du moins un air de disgrâce sur nos charmes.
De sorte qu'enthousiasmée moi-même de mon petit plan généreux, je m'assoupis insensiblement et ne me réveillai qu'assez tard; mais aussi ne me réveillai-je que pour soupirer.
Dans une situation comme la mienne, avec quelque industrie qu'on se secoure, on est sujette à de fréquentes rechutes, et tous ces petits repos qu'on se procure sont bien fragiles. L'âme n'en jouit qu'en passant, et sait bien qu'elle n'est tranquille que par un tour d'imagination qu'il faudrait qu'elle conservât, mais qui la gêne trop; de façon qu'elle en revient toujours à l'état qui lui est plus commode, qui est d'être agitée.
Et c'est aussi ce qui m'arriva. Je songeai que non seulement Valville était un infidèle, mais que Mme de Miran ne serait plus ma mère. Ah! Seigneur, n'être point sa fille, ne point occuper cet appartement qu'elle m'avait montré chez elle!
Souvenez-vous-en, madame. De cet appartement j'aurais passé dans le sien; quelle douceur! Elle me l'avait dit avec tant de tendresse! je me l'étais promis, j'y comptais, et il fallait y renoncer! Valville ne voulait plus que cela s'accomplît; et dans mon petit arrangement de la veille, je n'avais point songé à cet article-là.
Et ce portrait de ma mère, madame, que deviendra-t-il? ce portrait que j'avais demandé, qu'elle m'avait assuré qu'on mettrait dans ma chambre, qui y était peut-être déjà, et qui y était inutilement pour moi? Que de douleurs! Il m'en venait toujours de nouvelles.
J'attendais Mme de Miran ce jour-là; mais je ne l'attendais que l'après-midi, et cependant elle arriva le matin.
Ma religieuse, qui était venue chez moi quelques instants après que j'avais été habillée, et dont l'entretien m'avait encore soulagée, cette religieuse, dis-je, était à peine sortie que je vis entrer Mlle Varthon.
Il n'était qu'onze heures du matin; elle me parut abattue, mais moins triste que la veille. Je lui fis un accueil qu'on ne pouvait appeler ni froid ni prévenant, qui était mêlé de beaucoup de langueur; et franchement, malgré tout ce qu'elle m'avait dit, j'avais quelque peine à la voir. Je ne sais si elle y prit garde, mais sans témoigner y faire attention.
J'ai cru devoir vous apprendre une chose, me dit-elle d'un air ouvert, mais à travers lequel j'aperçus de l'embarras; c'est que je sors d'avec M. de Valville.
Elle s'arrêta là, comme honteuse elle-même de la nouvelle qu'elle m'apprenait.
Ace début si étonnant pour moi, après tout ce qu'elle m'avait dit à cet égard, je soupirai d'abord. Ensuite; je n'ai pas de peine à le croire, lui répondis-je toute consternée.
N'allez pas me condamner sans m'entendre, reprit-elle aussitôt. Je vous avais assuré que je ne le verrais plus, et c'était mon intention; mais je n'ai pas deviné que c'était lui qui était là-bas (et là-dessus elle disait vrai, je l'ai su depuis).
On est venu m'avertir qu'on me demandait de la part de Mme de Miran, continua-t-elle, et vous sentez bien que je ne pouvais pas me dispenser de paraître; il y aurait eu de l'impolitesse, et même de la malhonnêteté à refuser de descendre sans avoir d'excuse valable à alléguer, Ainsi il a fallu me montrer, quoique avec répugnance, car j'ai hésité d'abord; il semblait que j'avais un pressentiment de ce qui allait m'arriver. Jugez de mon étonnement quand j'ai trouvé M. de Valville au parloir.
Vous vous êtes donc retirée? lui dis-je d'une voix faible et tremblante. Vraiment, je n'y aurais pas manqué, me répondit-elle en rougissant; mais dès que je l'ai vu, je n'ai pu résister à un mouvement de colère qui m'a prise, et qui était bien naturel; n'auriez-vous pas été comme moi? Non, lui dis-je; il y aurait eu beaucoup plus de colère à vous en aller.
Peut-être bien, reprit-elle: mais mettez-vous à ma place avec l'opinion que j'avais de lui.
Ce terme que j'avais me fit peur, il n'était pas de bon augure.
Vous êtes bien hardi, monsieur, lui ai-je dit (c'est elle lui parle), de venir encore me surprendre après la lettre que vous m'avez écrite, et que vous ne m'avez fait recevoir qu'en me trompant. En venez-vous chercher la réponse? La voici, monsieur; c'est que votre lettre et que vos visites m'offensent, et que le petit service que vous m'avez rendu, dont je vous savais gré, ne vous dispensait pas d'observer les égards que vous me devez, surtout dans les circonstances de l'engagement où vous êtes avec une jeune personne que vous ne pouvez quitter sans perfidie. C'est elle que vous avez à voir ici, monsieur, et non pas moi, qui ne suis point faite pour être l'objet d'une galanterie aussi injurieuse.
Voilà ce que j'étais bien aise de lui dire avant que de le quitter, ajouta-t-elle; après quoi j'ai fait quelques pas pour le laisser là, sans daigner l'écouter, et j'allais sortir, quand je lui ai entendu dire: Ah! mademoiselle, vous me désespérez! et cela avec un cri si douloureux et si emporté, que j'ai cru devoir m'arrêter, dans la crainte qu'il ne criât encore, et que cela ne fît une scène; ce qui aurait été fort désagréable.
Oh! non, lui dis-je; il n'extravague pas. Il était inutile d'être si prudente.
Vous m'excuserez, me répondit-elle un peu confuse, vous m'excuserez. La tourière, ou quelqu'un de la cour, n'avait qu à venir au bruit, et je n'aurais su que dire. Ainsi il était plus sage de rester pour un moment, car je ne croyais pas que ce fût pour davantage.
Eh bien! monsieur, que voulez-vous? lui ai-je dit toujours du même ton. Je n'ai rien à savoir de vous.
Hélas! mademoiselle, je n'ai, je vous jure, qu'un seul mot à vous dire; qu'un seul mot. Revenez, je vous prie, m'a-t-il répondu avec un air si effaré, si ému, qu'il n'y a pas eu moyen de poursuivre mon chemin; c'était trop risquer.
Je me suis donc avancée. Voyons donc, monsieur, de quoi il s'agit.
Je venais vous informer, a-t-il repris, que ma mère passera ici entre midi et une heure, dans le dessein de vous emmener dîner avec Marianne; elle ne m'a point chargé de vous l'apprendre, mais je me suis imaginé que vous me permettriez de vous prévenir.
Ce n'était pas la peine, monsieur, lui ai-je dit; Mme de Miran me fait beaucoup d'honneur, et je verrai le parti que j'ai à prendre, Est-ce là tout?
Quoi! lui demander encore si c'est là tout! Vous ne finirez donc jamais? dis-je à Mlle Varthon.
Eh! mais au contraire, reprit-elle. Est-ce là tout signifiait seulement qu'il m'impatientait. Je ne le disais qu'afin d'avoir un prétexte de me sauver; car j'appréhendais toujours son air ému; on ne sait comment faire avec des esprits si peu maîtres d'eux. Et alors, en m'assurant qu'il allait finir, il a entamé un discours que j'ai été obligée d'écouter tout entier. C'était sa justification sur votre compte, à l'occasion de ce que je lui avais parlé de perfidie; et vous jugez bien que ses raisons ne m'ont pas persuadée qu'il fût aussi excusable qu'il croit l'être; mais je vous avoue que je ne l'ai pas trouvé non plus tout à fait si coupable que je le pensais.
Ah! Seigneur! m'écriais-je ici sans lever la tête, que j'avais toujours tenue baissée par ménagement pour elle (c'est-à-dire pour lui épargner des regards qui lui auraient dit: vous n'êtes qu'une hypocrite). Ah! Seigneur, pas tout à fait si coupable! Eh! vous le méprisiez tant hier! ajoutai-je.
Eh! mais vraiment oui, reprit-elle; je le méprisais; il me paraissait le plus indigne homme du monde, et je ne prétends pas qu'il n'ait point de tort, je dis seulement qu'il en a moins que nous ne nous l'imaginons; et je ne le dis même que pour diminuer l'affliction où vous êtes, que pour vous rendre son procédé moins fâcheux; ce n'est que par amitié que je vous parle. Ecoutez jusqu'au bout: vous l'avez regardé comme un volage, comme un perfide qui a subitement changé; et point du tout, cela vient de plus loin; il y avait déjà quelque temps qu'il tâchait d'avoir d'autres sentiments. Voilà ce qu'il m'a dit, presque la larme à l'oeil; c'était même un peu avant votre maladie qu'il combattait son amour qu'on lui reprochait; il cherchait à se dissiper, à aimer ailleurs; il ne voulait qu'un objet: il m'a vue, je ne lui ai point déplu, il a senti cette légère préférence qu'il me donnait sur d'autres, et il en a profité pour s'en tenir à moi; voilà tout.
Eh! mon Dieu, mademoiselle, lui dis-je en l'interrompant, est-ce donc là ce que vous voulez que j'écoute? Est-ce là la consolation que vous m'apportez?
Eh! mais oui, reprit-elle, je me suis figuré que c'en était une. N'est-il pas plus doux pour vous de penser que ce n'est point par inconstance, ou faute d'amour, qu'il vous a laissée? que même il s'est fait violence en vous quittant; et qu'il ne vous quitte que par des motifs qu'il croit raisonnables, et qui, si je ne me trompe, vous le paraîtront assez, si vous voulez que je vous les dise, pour vous ôter la désagréable opinion que vous avez de lui: et je ne tâche pas à autre chose.
Ah çà! voyons! vous m'avez conté votre histoire, ma chère Marianne; mais il y a bien de petits articles que vous ne m'avez dits qu'en passant, et qui sont extrêmement importants, qui ont pu. vous nuire. Valville, qui vous aimait, ne s'y est point arrêté, il ne s'en est point soucié; et il a bien fait. Mais votre histoire a éclaté; ces petits articles ont été sus de tout le monde, et tout le monde n'est pas Valville, n'est pas Mme de Miran; les gens qui pensent bien sont rares. Cette marchande de linge chez qui vous avez été en boutique; ce bon religieux qui a été vous chercher du secours chez un parent de Valville; ce couvent où vous avez été vous présenter pour être reçue par charité; cette aventure de la marchande qui vous reconnut chez une dame appelée Mme de Fare; votre enlèvement d'ici, votre apparition chez le ministre en si grande compagnie; ce petit commis qu'on vous destinait à la place de Valville, et cent autres choses qui font, à la vérité, qu'on loue votre caractère, qui prouvent qu'il n'y a point de fille plus estimable que vous, mais qui sont humiliantes, qui vous rabaissent, quoique injustement, et qu'il est cruel qu'on sache à cause de la vanité qu'on a dans le monde: tout cela, dis-je, dont Valville m'a rendu compte, lui a été représenté. Vous ne sauriez croire tout ce qu'on lui a dit là-dessus, ni combien on condamne sa mère, combien on persécute ce jeune homme sur le dessein qu'il a de vous épouser. Ce sont des amis qui rompent avec lui, ce sont des parents qui ne veulent plus le voir, s'il ne renonce pas à son projet; il n'y a pas jusqu'aux indifférents qui ne le raillent; en un mot, c'est tout ce qu'il y a de plus mortifiant qu'il faut qu'il essuie; ce sont des avanies sans fin; je ne vous en répète pas la moitié. Quoi! une fille qui n'a rien! dit-on; quoi! une fille qui ne sait qui elle est! eh! comment oserez-vous la montrer, monsieur? Elle a de la vertu? Eh! n'y a-t-il que les filles de ce genre-là qui en ont? N'y a-t-il que votre orpheline d'aimable? Elle vous aime? Eh! que peut-elle faire de mieux? Est-ce là un amour si flatteur? Pouvez-vous être sûr qu'elle vous aurait aimé, si elle avait été votre égale? A-t-elle eu la liberté du choix? Que savez-vous si la nécessité où elle était ne lui a pas tenu lieu de penchant pour vous? Et toutes ces idées-là vous viendront quelque jour dans l'esprit, ajoute-t-on malignement et sottement; vous sentirez l'affront que vous vous faites à présent, vous le sentirez; et du moins allez vivre ailleurs, sortez de votre pays, allez vous cacher avec votre femme pour éviter le mépris où vous tomberez ici: mais n'espérez pas, en quelque endroit que vous alliez, d'éviter le malheur de la haïr, et de maudire le jour où vous l'avez connue.
Oh! je n'en pus écouter davantage; je m'étais tue pendant toutes les humiliations quelle m'avait données; j'avais enduré le récit de mes misères. A quoi m'eût servi de me défendre ou de me plaindre? Il n'était plus douteux que j'avais affaire à une fille toute déterminée à suivre son penchant; je voyais bien que Valville s'était justifié auprès d'elle, qu'il l'avait gagnée, et qu'elle ne cherchait à le disculper auprès de moi, que pour se dispenser elle-même de le mépriser autant qu'elle s'y était engagée. Je le voyais bien, et mes reproches n'eussent abouti à rien.
Mais cette haine dont elle avait la cruauté de me parler, et qu'on prédisait à Valville qu'il aurait pour moi, ces malédictions qu'il donnerait au jour de notre connaissance, me percèrent le coeur et poussèrent ma patience à bout.
Ah! c'en est trop, mademoiselle, m'écriais-je, c'en est trop! Lui, me détester! Lui, maudire le temps où il m'a vue! Et vous avez le courage de me l'annoncer, de venir m'entretenir d'une idée aussi affreuse, et de m'en entretenir sous prétexte d'amitié, pour me consoler, dites-vous, pour diminuer mon affliction. Et vous croyez que je ne vous entends pas, que je ne vois pas le fond de votre coeur! Ah! Seigneur! à quoi bon me déchirer comme vous faites? Eh! ne sauriez-vous l'aimer sans achever de m'ôter la vie? Vous voulez qu'il soit innocent, vous voulez que j'en convienne. Eh bien! mademoiselle, il l'est; rendez-lui votre estime; il a bien fait, il devait rougir de m'aimer: je vous l'accorde, je vous passe l'énumération de tous les opprobres dont notre mariage le couvrirait. Oui, je ne suis plus rien; la moindre des créatures est plus que moi; je n'ai subsisté jusqu'ici que par charité: on le sait, on me le reproche; vous me le répétez, vous m'écrasez, et en voilà assez. Je suis assez avilie, assez convaincue que Valville a dû m'abandonner, et qu'il a pu le faire sans en être moins honnête homme; mais vous me menacez de sa haine et de ses malédictions, moi qui ne vous réponds rien, moi qui me meurs! Ah! c'en est trop, vous dis-je, et Dieu me vengera, mademoiselle, vous le verrez; vous pouviez justifier Valville, et m'insinuer que sa passion pour vous n'est point blâmable, sans venir m'accabler de ce présage barbare qu'on lui fait sur mon compte; et c'est peut-être vous qu'il haïra, mademoiselle; c'est peut-être vous, et non pas moi, prenez-y garde!
Cette violente sortie l'étourdit: elle ne s'attendait pas à être si bien devinée, et je la vis pâlir et rougir successivement.
Vous interprétez bien mal mes intentions, me répondit-elle d'un air troublé; Ah! Seigneur! quel emportement! je vous écrase, je vous déchire, et Dieu me punira; voilà qui est étrange! Eh! de quoi me punirait-il, mademoiselle? Ai-je quelque part à vos chagrins? Suis-je responsable des idées qu'on inspire à ce jeune homme? Est-ce ma faute à moi, s'il en est frappé? Et dans le fond, est-il si étonnant qu'elles lui fassent impression? Oui, je vous le dis encore, ceci change tout; il y a ici bien moins d'infidélité que de faiblesse, il est impossible d'en juger autrement. Ceux qui lui parlent ont plus de tort que lui; et il est certain que ce n'est pas là un perfide, mais seulement un homme mal conseillé. J'ai cru vous faire plaisir en vous l'apprenant, et voilà toute la finesse que j'y entends. Voilà tout, mademoiselle. Je souhaiterais qu'il eût résisté à tout ce qu'on lui a dit, il en serait plus louable; mais de dire que ni vous, ni moi, ni personne, ayons droit de le mépriser: non, toute la terre excusera la faute qu'il a faite; elle ne le perdra dans l'esprit de qui que ce soit: c'est mon sentiment; et si vous êtes équitable, ce doit être aussi le vôtre, pour la tranquillité de votre esprit.
Je serais encore plus tranquille si cet entretien-ci finissait, lui dis-je en pleurant.
Ah! comme il vous plaira; il n'ira pas plus loin, me répondit-elle, et je vous assure qu'il est fini pour la vie. Adieu, mademoiselle, ajouta-t-elle en se retirant. Je ne fis que baisser beaucoup la tête, et la laissai partir.
Vous allez croire que je vais m'abandonner à plus de douleur que jamais; du moins, comme vous voyez, m'arrive-t-il un nouveau sujet de chagrin assez considérable.
Avant cet entretien, tout infidèle qu'était Valville, je ne pouvais pas absolument dire que j'eusse une rivale. Il est vrai qu'il aimait Mlle Varthon; mais elle n'en était pas moins mon amie; elle ne voulait point de lui, elle le méprisait, elle m'exhortait à le mépriser aussi; et encore une fois ce n'était pas là une vraie rivale, au lieu qu'à présent c'en est une bien complète. Mlle Varthon aime Valville, et l'aimera; elle y est résolue, ses discours me l'annoncent; et suivant toute apparence, ce doit être là un renouvellement de désespoir pour moi. Je vais recommencer à pleurer sans fin, n'est-ce pas? Point du tout.
Un moment après qu'elle fut sortie de ma chambre, insensiblement mes larmes cessèrent; cette augmentation de douleur les arrêta, et m'ôta la force d'en verser.
Quand un malheur, qu'on a cru extrême, et qui nous désespère, devient encore plus grand, il semble que notre âme renonce à s'en affliger; l'excès qu'elle y voit la met à la raison, ce n'est plus la peine qu'elle s'en désole; elle lui cède et se tait. Il n'y a plus que ce parti-là pour elle; et ce fut celui que je pris sans m'en apercevoir.
Ce fut dans cette espèce d'état de sens froid que je contemplais clairement ce qui m'arrivait, que je me convainquis qu'il n'y avait plus de remède, et que je consentis à endurer patiemment mon aventure.
De façon que je sortis de là avec une tristesse profonde, mais paisible et docile; ce qui est un état moins cruel que le désespoir.
Voilà donc à quoi j'en étais avec moi-même, quand cette soeur converse, qui m'avait apporté à manger la veille, arriva. Mme de Miran est ici, me dit-elle; à quoi elle ajouta: Et on vous attend au parloir; ce qui ne voulait pas dire que ce fût Mme de Miran qui m'y attendît.
Mais je crus que c'était elle, d'autant plus que Mlle Varthon m'avait appris qu'elle devait venir pour nous emmener toutes deux chez elle.
Je descendis donc, et malgré ce triste calme où je vous ai dit que j'étais, je descendis un peu émue; mes yeux se mouillèrent en chemin.
Cette mère si tendre croit venir voir sa fille, me dis-je, et elle ne sait pas qu'elle ne vient voir que Marianne, et que ce sera toujours Marianne pour elle.
je résolus cependant de ne l'informer encore de rien; j'avais mes desseins, et ce n'était pas là le moment que je voulais prendre.
Me voici donc à l'entrée du parloir. Là, j'essuyais mes pleurs, je tâchais de prendre un visage serein; et après deux ou trois soupirs que je fis de suite, pour me mettre le coeur plus à l'aise, j'entrai.
Un rideau, tiré de mon côté sur la grille du parloir, me cachait encore la personne à qui j'allais parler; mais prévenue que c'était Mme de Miran:
Ah! ma chère mère, est-ce donc vous? m'écriais-je en avançant vers cette grille, dont je pensai arracher le rideau, et qui, au lieu de Mme de Miran, me présenta Valville.
Ah! mon Dieu! m'écriais-je encore tout à coup, saisie en le voyant, et si saisie, que je restai longtemps la tête baissée, interdite, et sans pouvoir prononcer un mot.
Qu'avez-vous donc, belle Marianne? me répondit-il. Oui, c'est moi; est-ce qu'on ne vous l'a pas dit? Que je suis charmé de vous voir! Hélas! vous me paraissez encore bien faible: ma mère est dans un parloir ici près, qui parle avec Mme Dorsin à une religieuse, à qui elle avait quelque chose à dire de la part d'une de ses parentes, et elle m'a chargé de venir toujours vous avertir qu'elle allait être ici dans un moment, et qu'elle avait dessein de vous emmener avec votre amie Mlle Varthon; mais j'ai bien peur que vous ne soyez pas encore en état de sortir; voyez cependant. Voulez-vous aller vous habiller?
Non, monsieur; lui dis-je en reprenant mes esprits et avec une respiration un peu embarrassée, non, je ne m'habillerai point; je suis convalescente, et Mme de Miran me permettra bien de rester comme me voilà.
Ah! sans difficulté, reprit-il. Eh bien! vous nous avez jetés dans de terribles alarmes, ajouta-t-il ensuite d'un ton d'un homme qui s'excite à paraître empressé, qui veut parler et qui ne sait que dire. Comment vous trouvez-vous? Je ne sais si je me trompe, mais on dirait que vous êtes triste; c'est peut-être un reste de faiblesse qui vous donne cet air-là; car apparemment rien ne vous chagrine.
Ce que je sentais bien qu'il me disait à cause que mon accueil et que ma mélancolie l'inquiétaient sans doute.
Ce n'est pas qu'il crût que Mlle Varthon m'avait révélé son secret; elle lui avait caché ce qui s'était passé entre elle et moi là-dessus, et lui avait fait entendre qu'elle ne savait nos engagements que par une confidence d'amitié que je lui avais faite; mais n'importe, tout est suspect à un coupable. Et Mlle Varthon, par quelque mot dit imprudemment, pouvait m'avoir donné quelques lumières, et c'est ce qu'il craignait.
Jusque-là je n'avais osé l'envisager; je ne voulais pas qu'il vît dans mes yeux que j'étais instruite, et j'appréhendais de n'avoir pas la force de le lui dissimuler.
A la fin, il me sembla que je pouvais compter sur moi, et je levai les yeux pour répondre à ce qu'il venait de me dire.
Au sortir d'une aussi grande maladie que la mienne, on est si languissante qu'on en parait triste, répartis-je en examinant l'air qu'il avait lui-même. Ah! madame, qu'on a de peine à commettre effrontément une perfidie! Il faut que l'âme se sente bien déshonorée par ce crime-là; il faut qu'elle ait une furieuse vocation pour être vraie, puisqu'elle surmonte si difficilement la confusion qu'elle a d'être fausse.
Figurez-vous que Valville ne put jamais soutenir mes regards, que jamais il n'osa fixer les siens sur moi, malgré toute l'assurance qu'il tâchait d'avoir.
En un mot, je ne le reconnus plus; ce n'était plus le même homme; il n'y avait plus de franchise, plus de naïveté, plus de joie de me voir dans cette physionomie autrefois si pénétrée et si attendrie quand j'étais présente. Tout l'amour en était effacé; je n'y vis plus qu'embarras et qu'imposture; je ne trouvai plus qu'un visage froid et contraint, qu'il tâchait d'animer, pour m'en cacher l'ennui, l'indifférence et la sécheresse. Hélas! je n'y pus tenir, madame, et j'eus bientôt baissé les yeux pour ne le plus voir.
En les baissant, je soupirai, il n'y eut pas moyen de m'en empêcher. Il le remarqua et s'en inquiéta encore.
Est-ce que vous avez de la peine à respirer, Marianne? me dit-il. Non, lui répondis-je; tout cela vient de langueur. Et puis nous fûmes l'un et l'autre un petit intervalle de temps sans rien dire; ce qui arriva plus d'une fois.
Ces petites pauses avaient quelque chose de singulier, nous ne les avions jamais connues dans nos entretiens passés; et plus elles déconcertaient mon infidèle, plus elles devenaient fréquentes..
A mon égard, tout ce que j'étais en état de prendre sur moi, c'était de me taire sur le sujet de ma douleur; et le reste allait comme il pouvait.
Cette langueur que vous avez m'attriste moi-même, me dit-il: on nous avait assuré que vous étiez plus rétablie. (Voyez, je vous prie, quels discours glacés!) Vous dissipez-vous un peu dans votre couvent? Vous y avez des amies?
Oui, repris-je, j'y ai une religieuse qui m'aime beaucoup, et puis j'y vois Mlle Varthon, qui est très aimable. Elle le paraît, me dit-il, et vous devez en juger mieux que moi.
L'avez-vous fait avertir? lui dis-je. Sait-elle que Mme de Miran va la venir prendre? Oui je pense que ma, mère a dit qu'on lui parle, répondit-il.
Vous serez bien aise de la mieux connaître, lui dis-je.
Eh! mais, je l'ai vue ici une ou deux fois de la part de ma mère, et pour lui demander de vos nouvelles pendant que vous étiez malade, reprit-il; ne le savez-vous pas? Elle doit vous l'avoir dit.
Oui, répondis-je, elle m'en a parlé. Et puis nous nous tûmes; lui, toujours par embarras, et moi, moitié par tristesse et par discrétion.
Ah ça! tâchez donc de vous remettre tout à fait, mademoiselle, me dit-il; et ensuite: Il me semble que j'entends ma mère dans la cour; voyons si je me trompe, ajouta-t-il pour aller regarder aux fenêtres.
Et ce petit mouvement lui épargnait quelques discours qu'il aurait fallu qu'il me tînt pour entretenir la conversation, ou du moins ne l'obligeait plus qu'à me parler de loin sur ce qu'il verrait dans cette cour, et sur ce qu'il n'y verrait pas.
Oui, me dit-il, c'est elle-même avec Mme Dorsin. Les voilà qui montent, et je vais leur ouvrir la porte.
Ce qu'en effet il alla faire, sans que je lui disse un mot. J'étouffais mes soupirs pendant qu'il se sauvait ainsi de moi. Il descendit même quelques degrés de l'escalier pour donner la main à Mme Dorsin qui montait la première.
La voilà donc, cette chère enfant, me dit-elle, en entrant et en me tendant la main; grâces au ciel, nous la conserverons. Nous ne devions venir que cette après-midi, mademoiselle; mais j'ai dit à votre mère que je voulais absolument dîner avec vous pour vous voir plus longtemps. Madame (c'était à Mme de Miran à qui elle s'adressait), elle est mieux que je ne croyais; elle se remet à merveille, et n'est presque pas changée.
Je ne sais plus ce que je répondis. Valville était à côté de Mme Dorsin, et souriait en me regardant, comme s'il avait eu beaucoup de plaisir à me voir aussi. Ma fille, me dit Mme de Miran, tu ne t'es donc point habillée? J'avais envoyé Valville pour te dire que je venais te chercher.
A ce discours, qu'elle me tenait de l'air du monde le plus affectueux, à ce nom de ma fille, qu'elle me donnait de si bonne foi, je laissai tomber quelques larmes, et en même temps je m'aperçus que Valville rougissait; je ne sais pourquoi. Peut-être eut-il honte de me voir si inutilement attendrie, et de penser que ce doux nom de ma fille n'aboutirait à rien.
En vérité, votre fille vous aime trop pour l'état de convalescente où elle est, dit alors Mme Dorsin; elle n'a besoin ni de ces petits mouvements, ni de ces émotions de coeur qui lui prennent, et j'ai peur que cela ne lui nuise. Laissez-la se rétablir parfaitement, et puis qu'elle pleure tant qu'elle voudra de joie de vous voir; mais jusque-là point d'attendrissement, s'il vous plaît. Allons, mademoiselle, tâchez de vous réjouir; et partons, car il se fait tard.
J'attends Mlle Varthon, reprit Mme de Miran. Pour toi, ajouta-t-elle, nous t'emmènerons comme tu es; il n'est pas nécessaire que tu remontes chez toi, n'est-ce pas?
Hélas! malgré toute l'envie que nous avons de l'avoir, je tremble qu'elle ne puisse venir, dit promptement Valville, qui, sous prétexte de s'intéresser à ma santé, ne voulait apparemment que me fournir une excuse dont il espérait que je profiterais; mais il se trompa.
Vous m'excuserez, monsieur, répondis-je, je ne me porte point mal; et puisque madame veut bien me dispenser de m'habiller (notez que ce madame était pour ma mère), je serai charmée d'aller avec elle.
Qu'est-ce que c'est que madame? reprit en riant Mme de Miran; à qui parles-tu? Ta maladie t'a rendue bien grave! Dites respectueuse, ma mère; et je ne saurais trop l'être, répartis-je avec un soupir que je ne pus retenir, qui n'échappa point à Mme Dorsin, et qui confondit l'inquiet et coupable Valville; il en perdit toute contenance; et en effet, il y avait de quoi. Ce soupir, avec ce respect dans lequel je me retranchais, n'avait point l'air d'être là pour rien. Mme Dorsin remarqua aussi qu'il en avait été troublé; je le vis à la façon dont elle nous observait tous deux.
Mme de Miran allait peut-être me répondre encore quelque chose, quand Mlle Varthon entra dans un négligé fort décent et fort bien entendu.
Comme elle avait prévu que, malgré mes chagrins, je pourrais être de la: partie du dîner, elle s'était sans doute abstenue, à cause de moi, de se parer davantage, et s'était contentée d'un ajustement fort simple, qui semblait exclure tout dessein de plaire, ou qui, raisonnablement parlant, ne me laissait aucun sujet de l'accuser de ce dessein.
Je devinais tout d'un coup ce ménagement apparent qu'elle avait eu pour moi; mais je n'en fus pas la dupe.
En pareil cas, une amante jalouse et trahie en sait encore plus qu'une amante aimée. Ainsi son négligé ne m'en imposa pas. Je vis au premier coup d'oeil qu'il n'était pas de bonne foi, et qu'elle avait tâché de n'y rien perdre.
La petite personne avait bien voulu se priver de magnificence, mais non pas s'épargner les grâces.
Et moi, qui m'étais laissée comme je m'étais mise en me levant, qui n'avais précisément songé qu'à jeter sur moi une mauvaise robe; moi, si changée, si maigre, avec, des yeux éteints, avec un visage tel qu'on l'a quand on sort de maladie, tel qu'on l'a aussi quand on est affligé (voyez que d'accidents à la fois contre le mien!), je me sentis mortifiée, je vous l'avoue, de paraître avec tant de désavantage auprès d'elle, et par là d'aider moi-même à justifier Valville.
Qu'un amant nous quitte et nous en préfère une autre, eh bien! soit; mais du moins qu'il ait tort de nous la préférer; que ce soit la faute de son inconstance, et non pas de nos charmes; enfin, que ce soit une injustice qu'il nous fasse; c'est bien la moindre chose; et il me semblait que .je ne pourrais pas dire que Valville fût injuste.
De sorte que je me repentis de m'être engagée à dîner chez Mme de Miran; mais il n'y avait plus moyen de s'en dédire.
Et puis, dans le fond, il y avait bien des choses à alléguer en ma faveur; ma rivale, après tout, n'avait pas tant de quoi triompher. Si elle était plus brillante que moi, ce n'était pas qu'elle fût plus aimable; c'est seulement qu'elle se portait bien, et que j'avais été malade. J'étais dispensée d'avoir mes grâces, et elle était obligée d'avoir les siennes; aussi les avait-elle, et voilà jusqu'où elles allaient, pas davantage; au lieu qu'on ne savait pas jusqu'où iraient les miennes, quand elles seraient revenues.
Je ne vous répéterai point tous les compliments que ces dames lui firent. Il était heure de partir, et nous sortîmes toutes deux du couvent pour monter en carrosse.
Nous voici arrivées; on servit quelques moments après.
J'appréhende que cette petite fille-là ne soit pas bien rétablie, dit Mme de Miran en me regardant après le repas elle a je ne sais quelle mélancolie que je n'aime point; était-elle de même dans votre couvent, mademoiselle? (Elle parlait à Mlle Varthon, qui rougit de la question.)
Mais oui, madame, à peu près, répondit-elle; elle a de la peine à revenir: il y a pourtant des moments où cela se passe; sa maladie a été longue et violente.
Mme Dorsin ne disait mot, et nous avait toujours examinés Valville et moi. Le repas fini, il faisait beau, et on fut se promener sur la terrasse du jardin. La conversation fut d'abord générale; ensuite on demanda à Mlle Varthon des nouvelles de sa mère; on parla de son voyage, de son retour et de ses affaires.
Pendant qu'on était là-dessus, je feignis quelque curiosité de voir un cabinet de verdure qui était au bout de la terrasse. Il me paraît fort joli; dis-je à Valville pour l'engager à m'y mener.
Oh! non, me répondit-il, c'est fort peu de chose. Mais comme je me levai, il ne put se dispenser de me suivre, et je le séparai ainsi du reste de la compagnie.
Je vous demande pardon, lui dis-je en marchant; on s'entretient de choses qui vous intéressent peut-être, mais nous ne serons qu'un instant.
Vous vous moquez, me dit-il d'un air forcé; ne savez-vous pas le plaisir que j'ai d'être avec vous?
Je ne lui répondis rien; nous entrions alors dans le cabinet, et le coeur me battait; je ne savais par où commencer ce que j'avais à lui dire.
A propos, commença-t-il lui-même (et vous allez voir si c'était par un à propos qu'il devait m'entretenir de ce dont il s'agissait), vous souvenez-vous de cette charge que je veux avoir?
Si je m'en ressouviens, monsieur? Sans doute, répartis-je; c'est cette affaire-là qui a différé notre mariage; est-elle terminée, monsieur, ou va-t-elle bientôt l'être?
Hélas! non; il n'y a encore rien de fini, reprit-il; nous sommes un peu moins avancés que le premier jour; ma mère vous en parlera sans doute; il est survenu des oppositions, des difficultés qui retardent la conclusion, et qui malheureusement pourront la retarder encore longtemps.
Notez que c'était des difficultés faites à plaisir qui venaient de son intrigue et de celle de ses amis, sans que Mme de Miran en sût rien, comme la suite va le prouver.
Ce sont des créanciers, continua-t-il, des héritiers qui nous arrêtent, qu'il faut mettre d'accord, et qui, suivant toute apparence, ne le seront pas sitôt. J'en suis au désespoir, cela me chagrine extrêmement, ajouta-t-il en faisant deux ou trois pas pour sortir du cabinet.
Un moment, monsieur, lui dis-je; je suis un peu lasse, assoyons-nous. Dites-moi, je vous prie, pourquoi ces difficultés vous chagrinent-elles?
Eh! mais, reprit-il, ne le devinez-vous pas? Eh! ce mariage qu'elles retardent, vous jugez bien que je serais charmé qu'on pût le conclure; j'ai eu même quelque envie de proposer à ma mère de le terminer toujours en attendant la charge. Mais j'ai cru qu'il valait mieux s'en tenir à ce qu'elle a décidé là-dessus, et ne la pas trop presser; n'est-il pas vrai?
Ah! il n'y a rien à craindre de sa part, lui répondis-je; ce ne sera jamais par elle que ce mariage manquera.
Non, certes, dit-il, ni par moi non plus; je crois que vous en êtes bien persuadée; mais cela n'empêche pas que ce retardement ne m'impatiente, et je souhaiterais bien que ma mère eût été d'avis de ne pas remettre; elle. n'a pas consulté mon amour.
Je crus devoir alors saisir cet instant pour m'expliquer. Eh! de quel amour parlez-vous donc, monsieur? repris-je, seulement pour entamer la matière.
Duquel? me dit-il; eh! mais, du mien, mademoiselle, de mes sentiments pour vous. Vous est-il nouveau que je vous aime? et vous en prenez-vous à moi des obstacles qui arrêtent une union que je désire encore plus que vous?
Pour toute réponse, je tirai sur-le-champ un papier de ma poche, et le lui donnai: c'était la lettre qu'il avait écrite à Mlle Varthon, et qui m'était restée, vous le savez.
Comme je la lui présentai ouverte, il la reconnut d'abord. Jugez dans quelle confusion il tomba; cela n'est point exprimable; il eût fait pitié à toute autre qu'à moi; il essaya cependant de se remettre.
Eh bien! mademoiselle, qu'est-ce que c'est que ce papier? Que voulez-vous que j'en fasse! me dit-il en le tenant d'une main tremblante. Ah! oui, ajouta-t-il ensuite en feignant de rire, et sans trop savoir ce qu'il disait; je vois bien, oui, c'est de moi, c'est ma lettre, j'oubliais de vous en parler; c'est une bagatelle. Vous étiez malade, la conversation roulait sur, l'amour, et à l'occasion de cela, j'ai plaisanté; voilà tout. Je n'y songeais plus; c'est que nous nous sommes rencontrés ailleurs, Mlle Varthon et moi; je l'ai vue chez Mme de Kilnare; hélas! mon Dieu, tout le monde le sait, il n'y a pas de mystère; je ne vous voyais pas, et on s'amuse. A propos de Mme de Kilnare, j'ai grande envie que vous la connaissiez, je crois même lui avoir parlé de vous; c'est une femme de mérite.
Je le laissai achever tout ce discours, qui n'avait ni suite ni raison, et qui marquait si bien le désordre de son esprit; je me taisais les yeux baissés.
Quand il eut fini: Monsieur, lui dis-je sans lui faire aucun reproche, et sans relever un seul mot de ce qu'il avait dit, je dois rendre justice à Mlle Varthon; ne l'accusez pas d'avoir sacrifié votre lettre, elle ne me l'a donnée ni par mépris ni par dédain pour vous; je ne l'ai eue qu'à la suite d'un entretien que nous eûmes hier ensemble, et elle ne savait ni l'intérêt que je prenais à vous, ni celui que j'avais la vanité de croire que vous preniez à moi, je vous assure.
Mais la vanité, reprit-il avec une physionomie toute renversée, la vanité! mais il n'y en a point là-dedans; c'est un fait, mademoiselle.
Monsieur, lui répondis-je d'un ton modeste, ayez, je vous prie, la bonté de m'écouter jusqu'à la fin.
Mlle Varthon, à qui vous rendîtes une visite il y a quelques jours, me dit, quand elle vous eut quitté, qu'elle sortait d'avec le fils de Mme de Miran, qui était venu de sa part lui demander de ses nouvelles et des miennes; et de la lettre que vous veniez de lui donner en même temps, elle ne m'en dit pas un mot. Mais hier, en apprenant que notre mariage était conclu, elle demeura interdite.
Ah! Ah! interdite! s'écria-t-il. Eh! d'où vient? Vous me surprenez; que lui importe?
Je n'en sais rien, répondis-je. Mais quoi qu'il en soit, je m'en aperçus; je lui en demandai la raison, je la pressai; l'aveu de la lettre lui échappa, et elle me la montra alors.
A la bonne heure, reprit-il encore; elle était fort la maîtresse, et ce n'était pas là vous montrer quelque chose de bien important; qu'est-ce que c'est que cette lettre? Elle en sait bien la valeur, et je ne lui avais pas dit de ne la pas montrer.
Vous m'excuserez, monsieur; vous ne vous en ressouvenez pas, et vous l'en priez dans la lettre même, répartis-je doucement; mais achevons. Je ne vous ai fait cette petite explication qu'afin que Mlle Varthon, supposé qu'elle vous aime, comme assurément vous avez lieu de l'espérer, ne dise point que j'ai parlé en jalouse: ce qui ne me conviendrait pas avec une fille comme elle.
Mais qu'est-ce que cela signifie? Qu'est-ce que c'est que des explications, des jalousies? s'écria-t-il. Que voulez-vous dire? En vérité, mademoiselle Marianne, y songez-vous? Que je meure si je vous comprends. Non, je n'y entends rien.
Eh! monsieur, lui dis-je, laissez-moi finir. Avec qui vous abaissez-vous à feindre? Avez-vous oublié à qui vous parlez? Ne suis-je pas cette Marianne, cette petite fille qui doit tout à votre famille, qui n'aurait su que devenir sans ses bontés, et mérité-je que vous vous embarrassiez dans des explications? Non, monsieur, ne m'interrompez plus, le temps nous presse; il faut convenir de quelque chose. Vous savez les dispositions de votre coeur, mais songez donc que Mme de Miran les ignore; qu'elle vous croit toujours dans vos premiers sentiments; que d'ailleurs elle m'honore d'une tendresse infinie; qu'elle se figure que je serai sa fille; qu'il lui tarde que je la sois, et qu'elle pourra fort bien se résoudre à ne pas attendre que vous ayez votre charge pour nous marier, d'autant plus que vous l'avez vous-même, il n'y a pas longtemps, fort pressée pour ce mariage; qu'elle croira vous combler de joie en l'avançant. Oh! je vous demande, irez-vous tout d'un coup lui dire que vous ne voulez plus qu'il en soit question? Je la connais, monsieur. Madame votre mère a un coeur plein de droiture et de vertu; et sans compter le chagrin que vous lui feriez, cela lui causerait encore une surprise qui vous nuirait peut-être dans son esprit; et il faut tâcher de lui adoucir un peu cette aventure-ci. Une mère comme elle, est bien digne d'être bien ménagée; et moi-même, pour tous les biens du monde, je ne voudrais pas être cause que vous fussiez mal auprès d'elle, j'en serais inconsolable. Eh! qui suis-je, pour être le sujet d'une querelle entre vous et Mme de Miran, moi qui vous ai l'obligation de la bienveillance qu'elle a pour moi, et de tous les bienfaits que j'en ai reçus? Ah! mon Dieu, ce serait bien alors que vous auriez raison de détester le jour où vous avez connu cette malheureuse orpheline; mais c'est à quoi je ne donnerai pas lieu, si je puis. Ainsi, monsieur, voyez comment vous souhaitez que je me conduise, et quel arrangement nous prendrons, afin de vous épargner les inconvénients dont je parle. Je ferai tout pour vous, hors de dire que je ne vous aime plus; ce qui n'est pas encore vrai, et ce qu'après tout ce qui s'est passé je n'aurais pas même la hardiesse de dire, quand ce serait une vérité. Mais, à l'exception de ce discours, vous n'avez qu'à me dicter ceux que vous trouverez à propos que je tienne; vous êtes le maître, et ce n'est que dans le dessein de vous servir que j'ai pris la liberté de vous tirer à quartier. Ainsi expliquez-vous, monsieur.
Jusque-là Valville s'était défendu du mieux qu'il avait pu, et avait eu, je ne sais comment, le courage de ne convenir de rien; mais ce que je venais de dire le mit hors d'état de résister davantage. Ma générosité le terrassa, l'anéantit devant moi; je ne vis plus qu'un homme rendu, qui ne faisait plus mystère de sa honte, qui s'y laissait aller sans réserve, et qui se mettait à la merci du mépris que j'étais bien en droit d'avoir pour lui. Je ne fis pas semblant de voir sa confusion; mais comme il restait muet: Ayez donc la bonté de me répondre, monsieur, lui dis-je; que me prescrivez-vous?
Mademoiselle, comme il vous plaira. J'ai tort; je ne saurais parler. Ce fut là toute sa réponse.
Il aurait cependant été nécessaire de voir ce que je dirai, ajoutai-je encore d'un air franc et pressant. Mais il se tut, il n'y eut plus moyen d'en tirer un mot.
Mlle Varthon, qui s'était détachée de nos deux dames, approchait pendant qu'elles se promenaient.
Monsieur, lui dis-je, dans l'incertitude où vous me laissez du parti que je dois prendre, j'en agirai avec le plus de discrétion qu'il me sera possible, et il ne tiendra pas à moi que tout ceci ne réussisse au gré de vos désirs.
Comme il restait toujours muet, et que j'allais le quitter après ce peu de mots, Mlle Varthon, qui était déjà à l'entrée du cabinet, feignit d'être surprise de nous trouver là, et en même temps de n'oser nous interrompre.
Je vous demande pardon, nous dit-elle en se retirant, je ne savais pas que vous étiez encore ici, et vous croyais descendus dans le jardin.
Vous êtes bien la maîtresse d'entrer, mademoiselle, lui dis-je; voilà notre entretien fini, et vous auriez pu en être; monsieur est témoin qu'il ne s'y est rien passé contre vous.
Qu'appelez-vous contre moi? répondit-elle. Eh! mais, vraiment, mademoiselle, je n'en doute pas; quel rapport y a-t-il de vos secrets à ce qui me regarde?
Je ne répliquai rien, et je sortis du cabinet pour retourner auprès de ces dames, qui, de leur côté, venaient à nous; de façon que nos deux amants que je laissais ne purent tout au plus demeurer qu'un moment ensemble.
Je ne sais ce qu'ils se dirent; mais je les entendis qui me suivaient, et en prêtant l'oreille, il me sembla que Mlle Varthon parlait assez bas à Valville.
Pour moi, je revenais toute émue de ma petite expédition, mais je dis agréablement émue: cette dignité de sentiments que je venais de montrer à mon infidèle, cette honte et cette humiliation que je laissais dans son coeur, cet étonnement où il devait être de la noblesse de mon procédé, enfin cette supériorité que mon âme venait de prendre sur la sienne, supériorité plus attendrissante que fâcheuse, plus aimable que superbe, tout cela me remuait intérieurement d'un sentiment doux et flatteur; je me trouvais trop respectable pour n'être pas regrettée.
Voilà qui était fini. Il ne lui était plus possible, à mon avis, d'aimer Mlle Varthon d'aussi bon coeur qu'il aurait fait; je le défiais de m'oublier, d'avoir la paix avec lui-même; sans compter que j'avais dessein de ne le plus voir, ce qui serait encore une punition pour lui; de sorte que tout bien examiné, je crois qu'en vérité je me le figurais encore plus à plaindre que moi; mais qu'au surplus c'était sa faute: pourquoi était-il infidèle?
Et c'étaient-là les petites pensées qui m'occupaient en allant au-devant de Mme de Miran, et je ne saurais vous dire le charme qu'elles avaient pour moi, ni combien elles tempéraient ma douleur.
C'est que la vengeance est douce à tous les coeurs offensés; il leur en faut une, il n'y a que cela qui les soulage; les uns l'aiment cruelle, les autres généreuse, et, comme vous voyez, mon coeur était de ces derniers; car ce n'était pas vouloir beaucoup de mal à Valville que de ne lui souhaiter que des regrets.
Je vous ai déjà dit que Mlle Varthon et lui me suivaient, et ils nous eurent bientôt joints.
Il s'était élevé un petit vent assez incommode. Rentrons, dit Mme de Miran; et nous marchâmes du côté de la salle.
Je m'aperçus que Mme Dorsin, qui avait la bonté de s'intéresser réellement à. moi, et qui, dans de certains soupçons qui lui étaient venus, avait pris garde à toutes nos démarches, je m'aperçus, dis-je, qu'elle fixait les yeux sur Valville, qui, de son côté, détournait la tête. Sa physionomie n'était pas encore bien remise de tous les mouvements qu'il avait essuyés.
Mme de Miran même, qui ne se doutait de rien, lui trouva apparemment quelque chose de si dérangé dans l'air de son visage, que, s'approchant de moi:
Ma fille, me dit-elle en baissant le ton, Valville me paraît triste et rêveur; que s'est-il passé entre vous deux? Que lui as-tu dit?
Rien dont il n'ait dû être fort content, ma mère, lui répondis-je. Et j'avais raison, il n'avait en effet qu'à se louer de moi. Je vais lui rendre sa gaieté, j'y suis déterminée, me repartit-elle sans s'expliquer davantage. Et en ce moment nous rentrâmes tous.
Quand nous fûmes assis: Mademoiselle, me dit Mme de Miran, Mlle Varthon est une amie devant qui on peut parler, je pense, du mariage qui est arrêté entre vous et mon fils; j'espère même qu'elle nous fera l'honneur d'y être présente; ainsi je ne ferai nulle difficulté de m'expliquer devant elle.
A ce début, la jeune personne changea de couleur; elle en prévit une scène où elle craignait d'être impliquée elle-même; elle fit cependant une petite inclination de tête en remercîment de la confiance que lui marquait Mme de Miran.
Mon fils, continua la dernière, vous rêvez à votre charge, et j'avais résolu de ne vous marier qu'après que vous l'auriez. Mais je ne m'attendais pas à toutes les difficultés qui vous empêchent de l'avoir: et puisqu'elles ne finissent point, qu'on ne sait pas quand elles finiront, et qu'elles vous chagrinent, il n'y a qu'à passer par-dessus et terminer le mariage, avec la seule précaution de le tenir secret pendant quelque temps. J'ai déjà pris des mesures sans vous les avoir dites; il ne nous faut que trois ou quatre jours. Nous partirons d'ici le soir pour aller coucher à la campagne. Madame, ajouta-t-elle en montrant Mme Dorsin, a promis d'être des nôtres. Mademoiselle (elle parlait de ma rivale) voudra bien venir aussi, et le lendemain c'en sera fait.
Ici Valville retomba dans toutes les détresses où je l'avais jeté il n'y avait qu'un instant. Mlle Varthon rougissait et ne savait quelle figure faire. De mon côté, je me taisais d'un air plus triste que satisfait, et il n'y avait point de malice à mon silence; mais c'est que ma tendresse et mon respect pour Mme de Miran, et peut-être aussi mon amour pour Valville, m'ôtaient la force de parler, me liaient la langue.
Ainsi il se passa un petit intervalle de temps sans que nous ouvrissions la bouche, Valville et moi.
A la fin, ce fut lui qui prit le premier son parti, bien moins pour répondre que pour prononcer quelques mots qui figurassent, qui tinssent lieu d'une réponse. Car il n'en avait point de déterminée, et ne savait ce qu'il allait dire, mais il fallait bien un peu remplir ce vide étonnant que faisait notre silence.
Oui-da, ma mère, il est vrai, vous avez raison, il n'y a rien de plus aisé; oui, à la campagne, quand on voudra, il n'y aura qu'à voir.
Comment! que dites-vous? Il n'y aura qu'à voir? reprit Mme de Miran, d'un ton qui signifiait: Où sommes-nous, Valville? Êtes-vous distrait? Avez-vous entendu ce que j'ai dit? Que faut-il donc voir? Est-ce que tout n'est pas vu?
Non, madame, répondis-je alors à mon tour en soupirant, non. La bonté que vous avez de m'aimer vous ferme les yeux sur les raisons qui doivent absolument rompre ce mariage; et je vous conjure par tous les bienfaits dont vous m'avez comblée; par la reconnaissance éternelle que j'en aurai, par tout l'intérêt que vous prenez aux avantages de monsieur votre fils, de ne le plus presser là-dessus, et d'abandonner ce projet.
Eh! d'où vient donc, petite fille? s'écria-t-elle avec colère: car il s'en fallut peu alors qu'elle ne me dît des injures, et le tout par tendresse irritée. D'où vient donc? Qu'est-ce que cela signifie?
Non, ma mère, vous ne devez plus y penser, ajoutai-je en me jetant subitement à ses genoux. J'y perds des biens et des honneurs; mais je n'en ai que faire, ils ne me conviennent point, ils sont au-dessus de moi. M. de Valville ne pourrait m'en faire part sans me rendre l'objet de la risée de tout le monde, sans passer lui-même pour un homme sans coeur. Eh! quel malheur ne serait-ce pas qu'un jeune homme comme lui, qui peut aspirer à tout, qui est l'espérance d'une famille illustre, fût peut-être obligé de déserter de sa patrie pour avoir épousé une fille que personne ne connaît, une fille que vous avez tirée du néant, et qui n'a pour tout bien que vos charités! S'accoutumerait-on à un pareil mariage?
Mais que veut-elle dire avec ces réflexions? De quoi s'avise-t-elle? Où va-t-elle chercher ce qu'elle dit là? s'écria encore Mme de Miran en m'interrompant.
De grâce, écoutez-moi, madame, insistais-je. Dans le fond, ce qu'il y a de plus digne en moi de vos attentions et des siennes, assurément c'est ma misère. Eh bien! ma mère, vous y avez eu tant d'égards, vous y en avez tant encore, vous voulez que Marianne vous appelle sa mère, vous lui faites l'honneur de l'appeler votre fille, vous la traitez comme si elle l'était; cela n'est-il pas admirable? Y a-t-il jamais eu rien d'égal à ce que vous faites? Et n'est-ce pas là une misère assez honorée? Faut-il encore porter la charité jusqu'à me marier à votre fils, et cette misère est-elle une dot? Non, ma chère mère, non. Votre coeur peut, tant qu'il voudra, me donner la qualité de votre fille, c'est un présent que je puis recevoir de lui sans que personne y trouve à redire; mais je ne dois pas le recevoir par les lois, je ne suis point faite pour cela. Il est vrai que je m'étais rendue à vos bontés; je croyais tout surmonté, tout paisible; l'excès de mon bonheur m'empêchait de penser, m'avait ôté tous mes scrupules. Mais il n'y a plus moyen, c'est tout le monde qui crie, qui se soulève, et je vous parle d'après tous les discours qu'on tient à M. de Valville, d'après les persécutions et les railleries qu'il essuie et qu'il trouve partout, de quelque côté qu'il aille. Quoiqu'il me le cache et qu'il n'ose vous le dire, elles l'étonnent, il en est effrayé lui-même, il a raison de l'être; et quand il ne s'en soucierait pas, ce serait à moi à m'en soucier pour lui, et même pour moi. Car enfin vous m'aimez, votre intention est que je sois heureuse, et ce serait moi cependant qui trahirais les desseins de votre tendresse, des desseins que je dois tant respecter, qui méritent si bien de réussir, je les trahirais en consentant d'épouser monsieur. Comment serais-je heureuse s'il ne l'était pas lui-même, si je m'en voyais méprisée, si je m'en voyais haïe, comme on le menace que cela arriverait? Ah! Seigneur, moi haïe!
A cet endroit de mon discours un torrent de larmes m'arrêta.
Valville, qui, pendant que j'avais parlé, avait fait de temps en temps comme quelqu'un qui veut répondre, mais qu'on ne laisse pas dire, se leva tout d'un coup d'un air extrêmement agité, et sortit de la salle sans que personne le retînt, ou lui demandât compte de sa sortie.
De son côté, Mme de Miran était restée comme immobile. Mme Dorsin, morne et pensive, regardait à terre. Mlle Varthon, plus inquiète que jamais de ce que je pourrais dire, ne songeait qu'à prendre une contenance qui ne l'accusât de rien; de sorte que nous étions toutes, chacune à notre façon, hors d'état de parler.
Quant à moi, affaiblie par l'effort que je venais de faire, je m'étais laissée aller sur les genoux de Mme de Miran, et je pleurais.
Ces deux dames, après la sortie de Valville, furent quelques instants sans rompre le silence. Ma fille, me dit à la fin Mme de Miran d'un air consterné, est-ce qu'il ne t'aime plus?
Je ne lui répondis que par des pleurs, et puis elle en versa elle-même. Mme Dorsin n'en fut pas exempte, elle me parut extrêmement touchée. J'entendis Mlle Varthon qui soupira un peu; on était sur ce ton-là, et elle s'y conforma; ensuite on continua de se taire.
Mais Mme de Miran fondant en larmes et me serrant entre ses bras, m'attendrit et me remua tant que mes sanglots pensèrent me suffoquer, et qu'il fallut me jeter dans un fauteuil. Allons, ma fille, allons, console-toi, me dit-elle; va, ma chère enfant, il te reste une mère; est-ce que tu la comptes pour rien?
Hélas! c'est elle que je regrette, répondis-je je ne sais comment, et d'une parole entrecoupée. Eh! pourquoi la regretter? me dit-elle: elle est plus ta mère que jamais. Et moi, mille fois plus encore son amie que je ne l'étais, reprit Mme Dorsin la larme à l'oeil, mais d'un ton ferme; et, en vérité, ce n'est pas elle que je plains, madame, c'est M. de Valville; il fait une perte infiniment plus grande.
Ah! voilà qui est fini, je ne l'estimerai de ma vie, reprit Mme de Miran. Mais, Marianne, comment sais-tu qu'il aime ailleurs? ajouta-t-elle; par qui en es-tu informée, puisque ce n'est pas lui qui te l'a avoué? La connaît-on, cette personne pour qui il rompt ses engagements? Qui est-ce qui est digne de t'être préférée? Peut-elle te valoir? Espère-t-elle de le retenir? Dis-moi, t'a-t-on dit qui elle est?
Vous le saurez sans doute, ma mère; il faudra bien qu'il vous le dise lui-même, répondis-je; dispensez-moi, je vous prie, de vous en apprendre davantage. Mademoiselle, reprit encore Mme de Miran en s'adressant à ma rivale, ma fille est votre amie; je suis persuadée que vous êtes instruite, elle vous a apparemment tout confié; ne se tromperait-elle point? Cette nouvelle inclination est-elle bien prouvée? J'ai quelquefois envoyé Valville à votre couvent; serait-ce là qu'il aurait vu celle dont il s'agit?
Dans le cas où se trouvait Mlle Varthon, il aurait fallu plus d'âge et plus d'usage du monde qu'elle n'en avait pour être à l'épreuve d'une pareille question. Aussi ne put-elle la soutenir, et rougit-elle d'une manière si sensible que ces dames furent tout d'un coup au fait.
Je vous entends, mademoiselle, lui dit Mme de Miran; vous êtes assurément fort aimable; mais, après ce qui arrive à ma fille, je ne vous conseille pas de compter sur le coeur de mon fils.
Je ne me serais attendue à votre comparaison, ni à votre conseil, madame, répondit Mlle Varthon avec une fierté qui fit cesser son embarras. A l'égard de monsieur votre fils, tout ce que je pense de son amour en cette occasion-ci, c'est qu'il m'offense; et j'aurais cru que c'était là tout ce que vous en auriez pensé aussi. Mais, madame, il se fait tard, voici l'heure de rentrer dans le couvent; voulez-vous bien avoir la bonté de m'y renvoyer?
Vous jugez bien, mademoiselle, que je vous y reconduirai moi-même, repartit Mme de Miran. Et puis, s'adressant à Mme Dorsin: Vous ne nous quitterez pas sitôt, lui dit-elle, je vais faire mettre les chevaux au carrosse; je serai de retour dans un quart d'heure, et je compte vous retrouver ici avec Marianne.
Volontiers, dit Mme Dorsin. Mais je ne fus pas de leur avis.
Ma mère, lui dis-je d'une voix encore faible, je ne connaîtrai jamais de plus grand plaisir que celui d'être avec vous, j'en ferai toujours mon bonheur, je n'en veux point d'autre, je n'ai besoin que de celui-là. Mais M. de Valville reviendra ce soir, et si vous ne voulez pas que je meure, ne m'exposez pas à le revoir, du moins sitôt; vous seriez vous-même fâchée de m'avoir gardée, vous n'en auriez que du chagrin. Je sais combien vous m'aimez, ma mère, et c'est votre tendresse que je ménage, c'est votre coeur que j'épargne; et il faut que ce que je dis là soit bien vrai, puisque je vous en avertis aux dépens de la consolation que j'y perdrai. Mais aussi, quand M. de Valville aura pris un parti, quand il sera marié, je ne prends plus d'intérêt à la vie que pour être avec ma mère.
Elle a raison, cette aventure-ci est encore trop fraîche, et je pense comme elle: remettons-la dans son couvent, dit Mme Dorsin pendant que Mme de Miran s'essuyait les yeux.
Et en effet, cette dernière alla donner ses ordres, et un instant après nous partîmes.
Jamais peut-être quatre personnes ensemble n'ont été plus sérieuses et plus taciturnes que nous le fûmes; et quoique le trajet de chez ma mère au couvent fût assez long, à peine fut-il prononcé quatre mots pendant qu'il dura; et il est vrai que les circonstances où nous étions, Mlle Varthon et moi, ne donnaient pas matière à une conversation bien animée; il n'y eut de vif que les regards de Mme de Miran sur moi, et que les miens sur elle.
Enfin nous arrivâmes; ma rivale descendit la première; nous la suivîmes, Mme de Miran et moi; et Mme Dorsin, qui m'embrassa la larme à l'oeil, qui m'accabla de caresses et d'assurances d'amitié, resta dans le carrosse.
Mlle Varthon, à qui il tardait d'être débarrassée de nous, sonna, et fit un remercîment aussi froid que poli à ma mère; la porte s'ouvrit, et elle nous quitta.
Je me jetai alors entre les bras de Mme de Miran, où je restai quelques instants sans force et sans parole.
Cache tes pleurs, me dit-elle tout bas; j'ai de la peine à retenir les miennes. Adieu; songe que tu es pour jamais ma fille, et que je te porte dans mon coeur. Je te viendrai voir demain: discours qu'elle me tint de l'air du monde le plus abattu. Après quoi, je rentrai moi-même; et, pour vous rendre un compte bien exact de la disposition d'esprit où j'étais, je vous dirai que je rentrai plus attendrie qu'affligée.
Et dans le fond, c'était assez là comme je devais être. Je laissais Mme de Miran dans la douleur; Mme Dorsin venait de m'embrasser les larmes aux yeux; mon infidèle lui-même était troublé, il en avait donné des marques sensibles en nous quittant. Mon aventure remuait donc les trois coeurs qui m'étaient les plus chers, auxquels le mien tenait le plus, et qu'il m'était le plus consolant d'inquiéter. Vous voyez que mon affaire devenait la leur, et ce n'était point là être si à plaindre: je n'étais donc pas sans secours sur la terre; on ne m'y faisait point verser de larmes sans conséquence; j'y voyais du moins des âmes qui honoraient assez la mienne pour s'occuper d'elle, pour se reprocher de l'avoir attristée, ou pour s'affliger de ce qui l'affligeait. Et toutes ces idées-là ont bien de la douceur; elles en avaient tant pour moi que je pleurais moins par chagrin, je pense, que par mignardise.
Avançons. J'achevai la soirée avec mon amie la religieuse, dont enfin je vais dans un moment vous conter l'histoire.
Vous concevez bien que nous ne nous vîmes pas, Mlle Varthon et moi, et qu'il ne fut plus question de ce commerce étroit que nous avions eu ensemble. Elle sentit cependant la discrétion avec laquelle j'en avais usé à son égard chez Mme de Miran, et m'en marqua sa reconnaissance.
A neuf heures du matin, le lendemain, une soeur converse m'apporta un petit billet d'elle. Je l'ouvris avec un peu d'inquiétude de ce qu'il contenait; mais ce n'était qu'un simple compliment sur mon procédé de la veille, et le voici à peu près:
"Ce que vous fîtes hier pour moi est si obligeant, que je me reprocherais de ne vous en pas remercier. Il ne tint pas à vous qu'on ignorât la part que j'ai à vos chagrins, et, malgré les mouvements où vous étiez, il ne vous échappa rien qui put me compromettre. Cela est bien généreux, et les suites de cette aventure vous prouveront combien cette attention m'a touchée. Adieu, mademoiselle." Vous allez voir dans un instant ce que c'était que cette preuve qu'elle s'engageait à me donner.
Je répondis sur-le-champ à son billet, et ce fut la même converse qui lui remit ma réponse; elle était fort courte; je m'en ressouviens aussi:
"Je vous suis obligée de votre compliment, mademoiselle; mais vous ne m'en deviez point. Je ne m'en crois pas plus louable pour n'avoir pas été méchante. J'ai suivi mon caractère dans ce que j'ai fait; voilà tout, et je n'en demande point de récompense."
Mme de Miran m'avait promis la veille de me venir voir, et elle me tint parole. Je ne vous ferai point le détail de la conversation que nous eûmes ensemble; nous nous entretînmes de Mlle Varthon; et comme tous mes ménagements pour Valville n'avaient servi à rien, je ne fis plus difficulté de lui dire par quel hasard j'avais su son infidélité, et le tout à l'avantage de ma rivale, dont je ne lui confiai point les dispositions. Je pleurai dans mon récit, elle pleura à son tour; ce qu'elle me témoigna de tendresse est au-dessus de toute expression, et ce que j'en sentis pour elle fut de même.
De nouvelles de Valville, elle n'avait point à m'en dire; il ne s'était point montré depuis l'instant qu'il nous avait quitté. Il était cependant revenu au logis, mais très tard; et ce matin même il en était parti, ou pour la campagne, ou pour Versailles.
C'est moi qu'il fuit sans doute, ajouta-t-elle; je suis persuadée qu'il a honte de paraître devant moi.
Et là-dessus elle se levait pour s'en aller, lorsque Mlle Varthon, que nous n'attendions ni l'une ni l'autre, entra subitement.
J'avais dessein de vous écrire, madame, dit-elle à ma mère après l'avoir saluée; mais puisque vous êtes ici, et que je puis avoir l'honneur de vous parler, il vaut mieux vous épargner ma lettre, et vous dire moi-même ce dont il s'agit. Il n'est question que de deux mots: M. de Valville a changé; vous croyez que j'en suis cause, j'ai lieu de le croire aussi; mais comment le suis-je? C'est ce qu'il est essentiel que vous sachiez, et que tout le monde sache. Madame, il ne me conviendrait pas qu'on s'y trompât, et je vais vous rapporter tout dans la plus exacte vérité. M. de Valville, pour la première fois de sa vie, me vit ici le jour où je m'évanouis en faisant mes adieux à ma mère; vous eûtes la bonté de me secourir, il vous y aida lui-même, et j'entrai dans le couvent avec mademoiselle, que je venais de connaître, qui devint mon amie, mais qui ne me parla ni de vous ni de M. de Valville ni ne m'apprit en quels termes elle en était avec lui.
Je le sais, mademoiselle, dit alors Mme de Miran en l'interrompant: Marianne vient de m'instruire, et vous a rendu toute la justice que vous pouvez exiger là-dessus. Mon fils vint vous voir, vous fit des compliments de ma part, vous laissa une lettre en vous quittant, et vous fit accroire que je l'avais chargé de vous la remettre; vous ne pouviez pas deviner; toute autre que vous l'aurait prise; et puis, vous n'en avez pas fait un mystère, vous l'avez montrée à mademoiselle dès que vous avez su qu'elle y était intéressée; ainsi je ne vois rien qui doive vous inquiéter. Si mon fils vous a trouvée aimable, et s'il a osé vous le dire, ce n'est pas votre faute; vous n'y avez contribué que par les grâces d'une figure que vous ne pouviez pas vous empêcher d'avoir, et vous n'êtes pour rien dans tout cela, suivant le rapport même de Marianne.
Ce rapport-là lui fait bien de l'honneur; toute autre à sa place ne m'aurait peut-être pas traitée si doucement, repartit alors Mlle Varthon avec des yeux prêts à pleurer, malgré qu'elle en eût; et ce qui me reste à vous dire, c'est que vous ayez la bonté d'engager M. de Valville à ne plus essayer de me revoir; il le tenterait inutilement, et ce serait me manquer d'égards.
Vous avez raison, mademoiselle, reprit ma mère; il ne serait pas excusable, et je l'avertirai. Ce n'est pas que dans la conjoncture présente je ne fusse la première à souhaiter une alliance comme la vôtre, elle nous honorerait beaucoup assurément; mais mon fils ne la mérite pas, son caractère inconstant m'épouvanterait; et quand il serait assez heureux pour vous plaire, en vérité, j'aurais peur, en vous le donnant, de vous faire un très mauvais présent. Rassurez-vous sur ses visites, au reste; il saura combien elles vous offenseraient, et j'espère que vous n'aurez point à vous plaindre.
Pour toute réponse Mlle Varthon fit une révérence, et se retira.
Elle s'imagina peut-être que j'estimerais beaucoup cette résolution qu'elle paraissait prendre de ne plus voir Valville, et que je la regarderais comme une preuve de la reconnaissance qu'elle m'avait promise; mais point du tout. Je ne m'y trompai point: ce n'était-là que feindre de la reconnaissance, et non pas en prouver.
Que risquait-elle à refuser de voir Valville au couvent? N'avait-elle pas la maison de Mme de Kilnare pour ressource? Valville n'était-il pas des amis de cette dame? N'allait-il pas très souvent chez elle? et Mlle Varthon renonçait-elle à y aller aussi? Tout cet étalage de fierté et de noblesse dans le procédé n'était donc qu'une vaine démonstration qui ne signifiait rien: et vous verrez dans la suite que je raisonnais fort juste. Mais il n'est pas temps d'en dire davantage là-dessus. Revenons à moi.
Je suis née pour avoir des aventures, et mon étoile ne m'en laissera pas manquer: me voici un peu oisive, mais cela ne durera pas.
Mme de Miran continuait de me voir. Valville, toujours absent, ne paraissait point. Nous nous rencontrions, Mlle Varthon et moi, dans le couvent; mais nous ne faisions que nous saluer, et ne nous parlions point.
Il ne s'était encore passé que quatre ou cinq jours depuis notre dîner chez Mme de Miran, quand il me vint le matin une visite assez singulière, et il faut commencer par vous dire ce qui me la procura.
Mme Dorsin, ce matin même, avait été voir Mme de Miran; elle y. avait trouvé un ancien ami de la maison, un officier, homme de qualité, d'un certain âge, et qui dans un moment va se faire connaître lui-même.
Il avait fort entendu parler de moi à l'occasion de mon aventure chez le ministre, et ne voyait jamais ma mère qu'il ne lui demandât des nouvelles de Marianne, dont il faisait des éloges éternels, fondés sur tout ce qu'on lui avait rapporté d'elle.
Le bruit de ma disgrâce s'était déjà répandu; on savait déjà l'infidélité de Valville. Peut-être lui-même depuis que sa mère ne l'avait vu, en avait-il dit quelque chose à ses a meilleurs amis, qui, de leur côté, l'avaient confié à d'autres; et cet homme de qualité, qui l'avait apprise, n'était venu chez Mme de Miran que pour être sûrement informé de ce qui en était.
Madame, lui dit-il, ce qu'on a publié de M. de Valville est-il vrai? On dit qu'il n'aime plus cette fille si estimable, qu'il l'a quittée, qu'il ne veut plus l'épouser. Quoi! madame, cette Marianne si chérie, si digne de l'être, il ne l'aimerait plus! Je n'ai pas voulu le croire; ce n'est apparemment qu'une calomnie.
Hélas! monsieur, c'est une vérité, répondit Mme de Miran avec douleur, et je ne saurais m'en consoler.
Ma foi! reprit-il (car Mme de Miran me l'a conté elle-même), ma foi! vous avez raison, il y aurait eu grand plaisir à être la belle-mère de cette enfant-là; c'était une bonne acquisition pour le repos de votre vie. A quoi pense donc M. de Valville? A-t-il peur d'être trop heureux? je laisse le reste de leur entretien là-dessus. Mme de Miran allait dîner chez Mme Dorsin; cette dernière engagea l'officier à être de la partie, et tout de suite, à cause de l'extrême envie qu'il avait de me connaître, ajouta qu'il fallait que j'en fusse.
Mais comme il était de fort bonne heure, que ces dames ne voulaient pas partir sitôt, et que cependant il était bon que je fusse prévenue: je vais donc envoyer à son couvent pour l'avertir que nous la prendrons en passant, dit ma mère.
Il est inutile d'envoyer, reprit cet officier; j'ai affaire de ce côté-là, et, si vous voulez, je ferai votre commission moi-même; donnez-moi seulement un petit billet pour elle, il n'y a rien de plus simple; on ne me renverra peut-être pas. Non certes, dit ma mère, qui sur-le-champ m'écrivit:
"Ma fille, je t'irai prendre à une heure; nous dînons chez Mme Dorsin."
Ce fut donc avec ce petit passeport que cet officier arriva à mon couvent. Il me demande; on vient me le dire; c'est de la part de Mme de Miran, et je descends.
Quelques pensionnaires, ce jour-là même, m'avaient dit par hasard qu'elles viendraient l'après-dînée me tenir compagnie dans ma chambre; de façon que, malgré mes chagrins, je m'étais un peu moins négligée qu'à l'ordinaire.
Ce sont là de petites attentions chez nous, qui ne coûtent pas la moindre réflexion; elles vont toutes seules, nous les avons sans le savoir. Il est vrai que j'étais affligée; mais qu'importe? Notre vanité n'entre point là-dedans, et n'en continue pas moins ses fonctions: elle est faite pour réparer d'un côté ce que nos afflictions détruisent de l'autre; et enfin on ne veut pas tout perdre.
Me voici donc entrée dans le parloir. Je vis un homme d'environ cinquante ans tout au plus, de bonne mine, d'un air distingué, très bien mis, quoique simplement, et de la physionomie du monde la plus franche et la plus ouverte.
Quelque politesse naturelle qu'on ait, dès que nous voyons des gens dont la figure nous prévient, notre accueil a toujours quelque chose de plus obligeant pour eux que pour d'autres. Avec ces autres, nous ne sommes qu'honnêtes; avec ceux-ci, nous le sommes jusqu'à être affables; cela va si vite, qu'on ne s'en aperçoit pas; et c'est ce qui m'arriva en saluant cet officier. Je n'eus pas affaire à un ingrat; il n'aurait pu, à moins que de s'écrier, se montrer plus satisfait qu'il le parut de ma petite personne.
J'attendis qu'il me parlât. Mademoiselle, me dit-il après quelques révérences et en me présentant le billet de ma mère, voici ce que Mme de Miran m'a chargé de vous remettre; il était question de vous envoyer quelqu'un, et j'ai demandé la préférence.
Vous m'avez fait bien de l'honneur, monsieur, lui répondis-je, en ouvrant le billet, que j'eus bientôt lu. Oui, monsieur, ajoutai-je ensuite, Mme de Miran me trouvera prête, et je vous rends mille grâces de la peine que vous avez bien voulu prendre.
C'est à moi à remercier Mme de Miran de m'avoir permis de venir, me repartit-il; mais, mademoiselle, il n'est point tard; ces dames n'arriveront pas sitôt; pourrais-je, à la faveur de la commission que j'ai obtenue, espérer de vous un petit quart d'heure d'entretien? Il y a longtemps que je suis des amis de Mme de Miran et de toute la famille; je dois dîner aujourd'hui avec vous; ainsi, vous pouvez d'avance me regarder déjà comme un homme de votre connaissance; dans deux heures je ne serai plus un étranger pour vous.
Vous êtes le maître, monsieur, lui répondis-je assez surprise de ce discours; parlez, je vous écoute.
Je ne vous laisserai pas longtemps inquiète de ce que j'ai à vous dire, reprit-il. En deux mots, voici de quoi il s'agit, mademoiselle.
Je suis connu pour un homme d'honneur, pour un homme franc, uni, de bon commerce; depuis que j'entends parler de vous, votre caractère est l'objet de mon estime et de mon respect, de mon admiration, et je vous dis vrai. Je suis au fait de vos affaires: M. de Valville, malheureusement pour lui, est un inconstant. Je ne dépends de personne, j'ai vingt-cinq mille livres de rente, et je vous les offre, mademoiselle; elles sont à vous, quand vous voudrez, sauf l'avis de Mme de Miran, que vous pouvez consulter là-dessus.
Ce qui me surprit le plus dans sa proposition, ce fut cette rapidité avec laquelle il la fit, et cette franchise obligeante dont il l'accompagna.
Je n'ai vu personne si digne qu'on l'écoutât que ce galant homme; c'était son âme qui me parlait; je la voyais, elle s'adressait à la mienne, et lui demandait une réponse qui fût simple et naturelle, comme l'était la question qu'il venait de me faire. Aussi, laissant-là toutes les façons, conformai-je mon procédé au sien, et, sans m'amuser à le remercier:
Monsieur, lui dis-je, savez-vous mon histoire?
Oui, mademoiselle, reprit-il, je la sais, voilà pourquoi vous me voyez ici; c'est elle qui m'a appris que vous valez mieux que tout ce que je connais dans le monde, c'est elle qui m'attache à vous.
Vous m'étonnez, monsieur, lui répondis-je; votre façon de penser est bien rare; je ne saurais la louer à cause qu'elle est trop à mon avantage. Mais vous êtes un homme de condition, apparemment?
Oui, me repartit-il, j'oubliais devons le dire, d'autant plus qu'à mon avis, ce n'est pas là l'essentiel.
C'est surtout l'honnête homme, ce me semble, et non pas l'homme de condition, qui peut mériter d'être à vous, mademoiselle; et comme je suis honnête homme, je pense, autant qu'on peut l'être, j'ai cru que cette qualité, jointe à la fortune que j'ai et qui nous suffirait, pourrait vous déterminer à accepter mes offres.
Il n'y a pas à hésiter sur l'estime que j'en dois faire, elles sont d'une générosité infinie, lui répondis-je; mais souffrez que je vous le dise encore, y avez-vous bien réfléchi? Je n'ai rien, j'ignore à qui je dois le jour, je ne subsiste depuis le berceau que par des secours étrangers; j'ai vu plusieurs fois l'instant où j'allais devenir l'objet de la charité publique; et tout cela a rebuté M. de Valville, malgré l'inclination qu'il avait pour moi. Monsieur, prenez-y garde.
Ma foi! mademoiselle, tant pis pour lui, me répondit-il; ce ne sera jamais là le plus bel endroit de sa vie. Au surplus, vous ne risquez avec moi rien de pareil à ce qui vous est arrivé avec lui; M. de Valville vous aimait, et moi, mademoiselle, ce n'est point l'amour qui m'a amené ici. J'avais bien entendu dire que vous étiez belle; mais on n'est pas sensible à des charmes qu'on n'a jamais vus, et qu'on ne sait que par relation. Ainsi, ce n'est pas un amant qui est venu vous trouver, c'est quelque chose de mieux; car qu'est-ce que c'est qu'un amant? C'est bien à l'amour; à qui il appartient de vous offrir un coeur! Est-ce qu'une personne comme vous est faite pour être le jouet d'une passion aussi folle, aussi inconstante? Non, mademoiselle, non. Qu'on prenne de l'amour pour vous quand on vous voit, qu'on vous aime de tout son coeur, à la bonne heure, on ne saurait s'en dispenser; moi qui vous parle, je fais comme les autres, je sens qu'actuellement je vous aime aussi, je vous l'avoue. Mais je n'ai pas eu besoin d'amour pour être charmé de vous, je n'ai eu besoin que de savoir les qualités de votre âme; de sorte que votre beauté est de trop; non pas qu'elle me fâche, je suis bien aise qu'elle y soit assurément: un excès de bonheur ne m'empêchera pas d'être heureux. Mais enfin, ce n'est pas à cause de cette beauté que je vous ai aimée d'abord, c'est à cause que je suis homme de bon sens. C'est ma raison qui vous a donné mon coeur, je n'ai pas apporté ici d'autre passion. Ainsi mon attachement ne dépendra pas d'un transport de plus ou de moins; et ma raison ne s'embarrasse pas que vous ayez du bien, pourvu que j'en aie assez pour nous deux, ni que vous ayez des parents dont je n'ai que faire. Que m'importe à moi votre famille? Quand on la connaîtrait, fût-elle royale, ajouterait-elle quelque chose au mérite personnel que vous avez? Et puis les âmes ont-elles des parents? Ne sont-elles pas toutes d'une condition égale? Eh bien! ce n'est qu'à votre âme à qui j'en veux; ce n'est qu'au mérite qu'elle a, en vertu duquel je vous devrais bien du retour. C'est à moi, mademoiselle, si vous m'épousez, à qui je compte que vous ferez beaucoup de grâce: voilà tout ce que j'y sais. Au reste, quelque amour que je vienne de pas à la nature. C'est ce bon coeur qui a tout fait, de sorte que le mien doit lui donner tout pouvoir sur moi; et je suis persuadée que vous êtes de mon avis. Ainsi, monsieur, je l'informerai de la générosité de vos offres, sans pourtant lui dire votre nom, à moins que vous ne me permettiez de vous faire connaître.
Oh! vous en êtes la maîtresse, mademoiselle, répondit-il; je me soucie si peu que vous me gardiez le secret, que je serai le premier à me vanter du dessein que j'ai de vous épouser, et je, prétends bien que les gens raisonnables ne feront que m'en estimer davantage, quand même vous me refuseriez; ce qui ne me ferait aucun tort, et ne signifierait rien, sinon que vous valez mieux que moi. Mais il est temps de vous quitter; dans une heure au plus tard, ces dames vont venir vous prendre: vous n'êtes point habillée, et je vous laisse, en attendant de vous revoir chez Mme Dorsin. Adieu, mademoiselle: je ferai des réflexions, puisque vous le voulez, et seulement pour vous contenter; mais je ne suis pas en peine de celles qui me viendront, je ne m'inquiète que des vôtres; et d'aujourd'hui en huit, je suis ici à pareille heure dans votre parloir, pour vous en demander le résultat, et de celles de Mme de Miran, qui me seront peut-être favorables.
Et là-dessus il se retira, sans que je lui répondisse autrement qu'en le saluant de l'air le plus affable et le plus reconnaissant qu'il me fut possible.
Je rentrai dans ma chambre, où je me hâtai de m'habiller. Ces dames arrivèrent; je montai en carrosse pour aller dîner chez Mme Dorsin, de chez qui je revins assez tard, sans avoir encore rien appris à Mme de Miran de mon aventure avec l'officier. Ma mère, vous reverrai-je bientôt? lui dis-je. Demain dans l'après-dînée, me répondit-elle en m'embrassant; et nous nous quittâmes. Je ne parlai ce soir-là qu'à ma religieuse, que je priai de venir le lendemain matin dans ma chambre. Je voulais lui confier et la visite de l'officier, et une certaine pensée qui m'était venue depuis deux ou trois jours, et qui m'occupait.
Elle ne manqua pas au rendez-vous; je débutai par l'instruire du nouveau parti qui s'offrait, qui était digne d'attention, mais sur lequel j'étais combattue par cette pensée que je viens de dire, qui était de renoncer au monde, et de me fixer dans l'état tranquille qu'elle avait embrassé elle-même.
Quoi! vous faire religieuse! s'écria-t-elle. Oui, lui répondis-je, ma vie est sujette à trop d'événements; cela me fait peur. L'infidélité de Valville m'a dégoûtée du monde. La Providence m'a fourni de quoi me mettre à l'abri de tous les malheurs qui m'y attendent peut-être (je parlais de mon contrat); du moins je vivrais ici en repos, et n'y serais à charge à personne.
Une autre que moi, reprit-elle, applaudirait tout d'un coup à votre idée; mais comme je puis encore passer une heure avec vous, je suis d'avis, avant que de vous répondre, de vous faire un petit récit des accidents de ma vie; vous en serez plus éclairée sur votre situation; et si vous persistez à vouloir être religieuse, du moins saurez-vous mieux la valeur de l'engagement que vous prendrez. Après ces mots, voici comme elle commença, ou plutôt voici ce qu'elle nous dira dans l'autre partie.
Neuvième partie
Il y a si longtemps, madame que vous attendez cette suite de ma vie, que j'entrerai d'abord en matière; point de préambule, je vous l'épargne. Pas tout à fait, me direz-vous, puisque vous en faites un, même en disant que vous n'en ferez point. Eh bien! je ne dis plus mot.
Vous vous souvenez, quoique ce soit du plus loin qu'il vous souvienne, que c'est la religieuse qui parle.
Vous croyez, ma chère Marianne, être née la personne du monde la plus malheureuse, et je voudrais bien vous ôter cette pensée, qui est encore un autre malheur qu'on se fait à soi-même; non pas que vos infortunes n'aient été très grandes assurément; mais il y en a de tant de sortes que vous ne connaissez pas, ma fille! Du moins une partie de ce qui vous est arrivé s'est-il passé dans votre enfance; quand vous étiez le plus à plaindre, vous ne le saviez pas; vous n'avez jamais joui de ce que vous avez perdu, et l'on peut dire que vous avez plus appris vos pertes que vous ne les avez senties. J'ignore à qui je dois le jour, dites-vous; je n'ai point de parents; et les autres en ont. J'en conviens; mais comme vous n'avez jamais goûté la douceur qu'il y a à en avoir, tâchez de vous dire: Les autres ont un avantage qui me manque, et ne vous dites point: J'ai une affliction de plus qu'eux. Songez d'ailleurs aux motifs de consolation que vous avez: un caractère excellent, un esprit raisonnable et une âme vertueuse valent bien des parents, Marianne. Et voilà ce que n'ont pas une infinité de personnes de votre sexe dont vous enviez le sort, et qui seraient bien mieux fondées à envier le vôtre. Voilà votre partage, avec une figure aimable qui vous gagne tous les coeurs, et qui vous a déjà trouvé une mère pour le moins aussi tendre que l'eût été celle que vous avez perdue. Et puis, quand vous auriez vos parents, que savez-vous si vous en seriez plus heureuse? Hélas! ma chère enfant, il n'y a point de condition qui mette à l'abri du malheur, ou qui ne puisse lui servir de matière! Pour être le jouet des événements les plus terribles, il n'est seulement question que d'être au monde; je n'ai point été orpheline comme vous; en ai-je été mieux que vous? Vous verrez que non dans le récit que je vous ferai de ma vie, si vous voulez, et que j'abrégerai le plus qu'il me sera possible.
Non pas, lui dis-je, n'abrégez rien, je vous en conjure, je vous demande jusqu'au moindre détail; plus je passerai de moments à vous écouter, plus vous m'épargnerez de réflexions sur tout ce qui m'afflige; et s'il est vrai que vous n'ayez pas été plus heureuse que moi, vous qui méritiez de l'être plus qu'une autre, j'aurai assez de raison pour ne plus me plaindre.
Dès que mon récit peut servir à vous distraire de vos chagrins, me répondit-elle, je n'hésiterai point à lui donner toute son étendue, et je vous promets d'avance qu'il sera long.
Avant que j'en vienne à ce qui me regarde, il faut que je vous dise un mot du mariage de mon père et de ma mère, puisque c'est la manière dont il se fit qui vraisemblablement a décidé de mon sort.
Je suis la fille d'un gentilhomme d'ancienne race très distinguée dans le pays, mais peu connue dans le monde; son père, quoique assez riche, était un de ces gentilshommes de province qui vivent à la campagne et n'ont jamais quitté leur château.
M. de Tervire (c'était son nom) avait deux fils; c'est à l'aîné à qui je dois le jour.
Mlle de Tresle (c'est ainsi que s'appelait ma mère), d'aussi bonne maison que lui, et qui était pensionnaire d'un couvent où elle avait été élevée, en sortit à l'âge de dix-neuf à vingt ans pour assister au mariage d'un de ses parents; ce fut en cette occasion que mon père, jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, la vit et se donna pour jamais à elle.
Il n'en fut pas rebuté; elle se sentit à son tour beaucoup de penchant pour lui; mais Mme de Tresle, qui était veuve, crut devoir s'opposer à cette inclination réciproque. Il y avait peu de bien dans sa maison; ma mère était la dernière de cinq enfants, c'est-à-dire de deux garçons et de trois filles. Les deux premiers étaient au service, ses revenus suffisaient à peine pour les y soutenir; et il n'y avait pas d'apparence qu'on permit à Tervire, qui était un assez riche héritier, d'épouser une cadette sans fortune, et qui, pour toute dot, n'avait presque qu'une égalité de condition à lui apporter en mariage.
M. de Tervire le père ne consentirait point à une pareille alliance; il n'était pas raisonnable de l'espérer, ni de laisser continuer un amour inutile, et par conséquent indécent.
Voilà ce que Mme de Tresle disait à Tervire le fils; mais il combattit avec tant de force les difficultés qu'elle alléguait, lui dit que son père l'aimait tant, qu'il était si sûr de le gagner; il passait d'ailleurs pour un jeune homme si plein d'honneur, qu'à la fin elle se rendit, et souffrit que ces amants, qui ne demeuraient qu'à une lieue l'un de l'autre, se vissent.
Six semaines après, Tervire parla à son père, le supplia d'agréer un mariage dont dépendait tout le bonheur de sa vie.
Son père, qui avait d'autres vues, qui aimait tendrement ce fils, et qui, sans lui en rien dire, lui avait trouvé depuis quelques jours un très bon parti, se moqua de sa prière, traita sa passion d'amourette frivole, de fantaisie de jeunesse, et voulut sur-le-champ l'emmener chez celle qu'il lui avait destinée.
Son fils, qui croyait que cette démarche aurait été une espèce d'engagement, n'eut garde de s'y prêter. Son père ne parut point offensé de son refus. C'était un de ces hommes froids et tranquilles, mais qui ont l'esprit entier.
Je ne vous forcerai jamais à aucun mariage, mais je ne vous permettrai point celui dont vous me parlez, lui dit-il; vous n'avez point assez de bien pour vous charger d'une femme qui n'en a point; et si, malgré ce que je vous dis là, Mlle de Tresle devient la vôtre, je vous avertis que vous vous en repentirez.
Ce fut là tout ce qu'il put tirer de son père, qui dans la suite ne lui en dit pas davantage, et qui continua de vivre avec lui comme à l'ordinaire.
Mme de Tresle, à qui il ne rendit cette réponse que le plus tard qu'il put, défendit à sa fille de revoir Tervire, et se préparait à la renvoyer dans son couvent, quand cet amant, désespéré de songer qu'il ne la verrait plus, proposa de l'épouser en secret, et de ne déclarer son mariage qu'après la mort de son père, ou qu'après l'avoir disposé lui-même à ne s'y opposer plus. Mme de Tresle s'offensa de la proposition, et n'y vit qu'une raison de plus d'éloigner sa fille.
Dans cette occurrence, ses deux fils revinrent de l'armée; ils apprirent ce qui se passait; ils connaissaient Tervire, ils l'estimaient; ils aimaient leur soeur, ils la voyaient affligée. A leur avis, il n'était question que de se taire quand elle serait mariée; M. de Tervire le père pouvait être gagné; il était d'ailleurs infirme et très âgé. Au pis aller, le caractère du fils ne laissait rien à craindre pour leur soeur, et sur tout cela ils appuyèrent les instances de leur ami d'une manière si pressante, ils importunèrent tant Mme de Tresle, qu'elle leur abandonna le sort de sa fille, et son amant l'épousa.
Seize ou dix-sept mois après, M. de Tervire le père soupçonna ce mariage sur bien des choses qu'il est inutile de vous dire; et pour savoir à quoi s'en tenir, il ne sut que s'adresser à son fils, qui n'osa lui avouer la vérité, mais qui ne la nia pas non plus avec cette assurance qu'on a quand on dit vrai.
Voilà qui est bien, lui répondit le père; je souhaite qu'il n'en soit rien; mais si vous me trompez, vous savez ce que je vous ai dit là-dessus, et je vous tiendrai parole.
Le bruit court que Tervire est marié avec votre cadette, dit-il à Mme de Tresle qu'il rencontra le lendemain, et supposons que cela soit, je n'en serais pas fâché si j'étais plus riche; mais ce que je puis lui laisser ne suffirait plus pour soutenir son nom, et il faudrait prendre d'autres mesures.
L'air déconcerté qu'elle avait en l'écoutant acheva sans doute de lui confirmer ce mariage, et il la quitta sans attendre de réponse.
Dans le temps qu'il tenait ces discours, et qu'avec la froideur dont je vous parle il menaçait mon père d'un ressentiment qui n'eut que trop de suites, ma mère n'attendait que l'instant de me mettre au monde, et vous voyez à présent, Marianne, pourquoi j'ai fait remonter mon histoire jusqu'à la leur; c'était pour vous montrer que mes malheurs se préparaient avant que je visse le jour, et qu'ils ont, pour ainsi dire, devancé ma naissance.
Il n'y avait que quatre mois que ceci s'était passé, et je n'en avais encore que trois et demi, quand M. de Tervire le père, dont la santé depuis quelque temps était considérablement altérée, et qui sortait rarement de chez lui, voulut, pour dissiper une langueur qu'il sentait, aller dîner chez un gentilhomme de ses amis qui l'avait invité, et qui ne demeurait qu'à deux lieues de son château.
Il était à cheval, suivi de deux valets; à peine avait-il fait une lieue, qu'un étourdissement qui lui prit, et auquel il était sujet, l'obligea de mettre pied à terre, et de s'arrêter un instant près de la maison d'un paysan, dont la femme était ma nourrice.
M. de Tervire, qui connaissait cet homme, et qui entra chez lui pour s'asseoir, vit qu'il tâchait de faire avaler un peu de lait à un enfant qui paraissait fort faible, qui avait air pâle et comme mourant. Cet enfant, c'était moi.
Ce que vous lui donnez là ne lui vaut rien, dit M. de Tervire surpris de son action; dans l'état de faiblesse où il est, c'est de sa nourrice dont il a besoin; est-ce qu'elle n'y est pas? Vous m'excuserez, lui dit le paysan; la voilà, c'est ma femme; mais elle est, comme vous voyez, au lit avec une grosse fièvre, qui l'a empêchée de nourrir l'enfant depuis hier au soir que nous lui avons cherché une nourrice, et voici même mon fils qui a été de grand matin avertir le père et la mère d'en amener une; cependant personne ne vient, la petite fille est fort mal, et je tâche, en attendant, de la soutenir le mieux que je puis; mais il n'y aura pas moyen de la sauver, si on la laisse languir plus longtemps.
Vous avez raison, le danger est pressant, dit M. de Tervire; est-ce qu'il n'y aurait point de femme aux environs qu'on puisse faire venir? Elle me fait une vraie pitié. Elle vous en ferait encore bien davantage, si vous saviez qui elle est, monsieur, lui dit de son lit ma nourrice. Eh! à qui appartient-elle donc? lui répondit-il avec quelque surprise. Hélas! monsieur, reprit le paysan, je n'ai pas osé vous l'apprendre d'abord, de peur de vous fâcher; car je sais bien que ce n'est pas de votre gré que votre fils s'est marié; mais puisque ma femme s'est tant avancée, il vaut autant vous dire que c'est la fille de M. de Tervire.
Le père, à ce discours, fut un instant sans répondre, et puis en me regardant d'un air pensif et attendri: La pauvre enfant dit-il, ce n'est pas elle qui a tort avec moi. Et aussitôt il appela un de ses gens: Hâtez-vous, lui dit-il, de retourner au château; je me ressouviens que la femme de mon jardinier perdit avant-hier son fils qui n'avait que cinq mois, et qu'elle le nourrissait; dites-lui de ma part qu'elle vienne sur-le-champ prendre cet enfant-ci, et que c'est moi qui la payerai. Courez vite, et recommandez-lui qu'elle se hâte.
L'étourdissement qui l'avait pris s'était alors entièrement passé; il me fit, dit-on, quelques caresses, remonta à cheval, et poursuivit son chemin.
Il n'était pas encore à cent pas de la maison, que son fils arriva avec une nourrice qu'il n'avait pu trouver plus tôt. Le paysan lui conta ce qui venait de se passer, et le fils pénétré de la bonté d'un père si tendre quoique offensé, remonta à son tour à cheval, et courut à toute bride pour aller lui en marquer sa reconnaissance.
M. de Tervire, qui le vit venir, et qui se doutait bien de quoi il était question, s'arrêta, et son fils, après avoir mis pied à terre à quelques pas de lui, vint se jeter à ses genoux, les larmes aux yeux, et sans pouvoir prononcer un mot.
Je sais ce qui vous amène, lui dit M. de Tervire, ému lui-même de l'action de son fils. Votre fille a besoin de secours, je viens de lui en envoyer chercher. S'il arrive assez tôt pour elle, je ne laisserai point imparfait le service que j'ai voulu lui rendre, et je ne lui aurai point sauvé la vie pour l'exposer à ne pas vivre heureuse. Allez, Tervire; votre fille vient tout à l'heure de devenir la mienne. Qu'on la porte chez moi; menez-y votre femme, faites-vous dès aujourd'hui donner au château l'appartement qu'occupait votre mère, et que je vous trouve logés tous deux quand je reviendrai ce soir. Si Mme de Tresle veut bien venir souper avec moi, elle me fera plaisir. Il me tarde d'être déjà de retour pour changer des dispositions qui ne vous étaient pas favorables. Adieu, je reviendrai de bonne heure; rejoignez votre fille, et prenez-en soin.
Mon père qui était toujours resté à ses genoux, et à qui son attendrissement et sa joie ôtaient la force de parler, ne put encore le remercier ici qu'en baignant de ses larmes une main qu'il lui avait tendue, et qu'en élevant les siennes quand il le vit s'éloigner.
Il revint à moi, qu'on avait mise entre les mains de la nourrice qu'il avait amenée, nous conduisit toutes deux au château où la jardinière qui allait partir me prit, nous quitta ensuite pour informer sa femme et sa belle-mère d'un événement si consolant, les amena toutes deux chez son père, au-devant de qui son impatience le fit aller sur la fin du jour, et à la place duquel il ne trouva qu'un valet qu'on lui dépêchait pour le faire venir, et pour l'avertir que M. de Tervire était subitement tombé dans une si grande défaillance qu'il ne parlait plus, et où enfin il expira avant que son fils fût arrivé. Quel coup de foudre pour mon père et pour ma mère! et quelle différence de sort pour moi!
Il avait fait un testament qu'on trouva parmi ses papiers, et dans lequel il laissait tout le bien à son second fils, et réduisait mon père à une simple légitime. Voilà ce que c'était que ces dispositions qu'il avait eu dessein de changer, et au moyen desquelles mon père se vit à peine de quoi vivre.
Il n'avait rien à espérer de ce cadet qu'on mettait à sa place; c'était un de ces hommes ordinaires, qui sont incapables de s'élever à rien de généreux, qui ne sont ni bons ni méchants, de ces petites âmes qui ne vous font jamais d'autre justice que celle que les lois vous accordent, qui se font un devoir de ne vous rien laisser quand elles ont droit de vous dépouiller de tout, et qui, si elles vous voient faire une action généreuse, la regardent comme une étourderie dont elles s'applaudissent de n'être pas capables, et vous diraient volontiers: J'aime mieux que vous la fassiez que moi.
Voilà à quel homme mon père avait affaire; de sorte qu'il fallut s'en tenir à sa légitime qui était très peu de chose, à ce que lui avait apporté ma mère, qui n'était presque rien, et le tout sans ressource du côté de sa belle-mère, qui n'avait qu'un bien médiocre, qui depuis un an s'était épuisée pour marier son fils aîné, et qui était encore chargée de trois enfants avec qui elle ne subsistait que par une extrême économie.
Ainsi vous voyez bien, Marianne, que jusqu'ici je n'en étais guère plus avancée d'avoir un père et une mère. Le premier ne vécut pas longtemps. Un jeune gentilhomme de son âge qui allait à Paris, d'où il devait joindre son régiment, l'emmena avec lui, et en fit un officier de sa compagnie.
C'est ici où finit son histoire, aussi bien que sa vie, qu'il perdit dès sa première campagne.
Il me reste encore une mère, j'ai encore une famille et des parents, et vous allez savoir à quoi ils me serviront.
Ma mère est donc veuve. Je ne sais si je vous ai dit qu'elle était belle, et, ce qui vaut encore mieux, que c'était une des plus aimables femmes de la province; si aimable que, malgré son peu de fortune et l'enfant dont elle était chargée (je parle de moi), il n'avait tenu qu'à elle de se remarier, et même assez avantageusement. Mais mon père alors lui était encore trop cher; elle en gardait un ressouvenir trop tendre, et elle n'avait pu se résoudre à vivre pour un autre.
Cependant un grand seigneur de la cour, qui avait une terre considérable dans notre voisinage, vint y passer quelque temps; il vit ma mère, il l'aima. C'était un homme de quarante ans, de très bonne mine; et cet amant, bien plus distingué que tous ceux qui s'étaient présentés, et dont l'amour avait quelque chose de bien plus flatteur, commença d'abord par amuser sa vanité, la fit ressouvenir qu'elle était belle et finit insensiblement par lui faire oublier son premier mari, et par obtenir son coeur.
Il lui offrit sa main, et elle l'épousa; je n'avais encore qu'un an et demi tout au plus.
Voilà donc la situation de ma mère bien changée; la voilà devenue une des plus grandes dames du royaume, mais aussi la voilà perdue pour moi. Trois semaines après son mariage, je n'eus plus de mère; les honneurs et le faste qui l'environnaient me dérobèrent sa tendresse, laissèrent plus de place pour moi dans son coeur. Et cette petite fille auparavant si chérie, qui lui représentait mon père à qui je ressemblais; cette enfant qui lui adoucissait l'idée de sa mort, qui quelquefois, disait-elle, le rendait comme présent à ses yeux, et lui aidait à se faire accroire qu'il vivait encore (car c'était là ce qu'elle avait dit cent fois); cette enfant ne fut presque pas moins oubliée qu'il l'était lui-même, et devint à peu près comme une orpheline.
Une grossesse vint encore me nuire, et acheva de distraire ma mère de l'attention qu'elle me devait.
Elle m'abandonna aux soins de la concierge du château; il se passait des quinze jours entiers sans qu'elle me vît, sans qu'elle demandât de mes nouvelles; et vous pensez bien que mon beau-père ne songeait pas à la tirer de son indifférence à cet égard.
Je vous parle de mon enfance, parce que vous m'avez conté la vôtre.
Cette concierge avait de petites filles à peu près de mon âge, à qui elle partageait, ou plutôt à qui elle donnait ce qu'elle demandait pour moi au château; et comme elle se voyait là-dessus à sa discrétion, qu'on ne veillait point sur sa conduite, il lui aurait fallu des sentiments bien nobles et bien au-dessus de son état pour me traiter aussi bien que ses enfants, et pour ne pas abuser en leur faveur du peu de souci qu'on avait de moi.
Mme de Tresle (je parle de ma grande mère) qui ne demeurait qu'à trois lieues de nous, et qui ne se doutait pas que cette chère enfant, que cette petite de Tervire fût si délaissée; qui, quelque temps auparavant, m'avait vue les délices de sa fille, et qui m'aimait en véritable grande mère, vint un jour pour dîner avec M. le marquis de..., son gendre, et il y avait deux mois qu'elle n'était venue.
Quand elle arriva, j'étais à l'entrée de la cour du château, assise à terre, où l'on m'avait mise en fort mauvais ordre.
Au linge que je portais, à ma chaussure, au reste de mes vêtements délabrés et peut-être changés, il était difficile de me reconnaître pour la fille de la marquise.
Aussi Mme de Tresle ne jeta-t-elle qu'un regard indifférent sur moi; et voyant à quelques pas de là une autre petite fille mieux habillée et plus soignée, qu'on avait assise dans une de ces chaises basses qui servent aux enfants: C'est donc là Mlle de Tervire? dit-elle à une servante de la concierge qui était près de nous. Non, madame, lui répondit cette fille; la voilà qui se porte bien, ajouta-t-elle en me montrant.
Et en effet, toute mal arrangée que j'étais, avec un bonnet déchiré et des cheveux épars, j'avais l'air du monde le plus frais et le plus sain; mais aussi je n'étais parée que de ma santé, elle faisait toutes mes grâces.
Quoi! c'est là ma fille? c'est dans cet état-là qu'on la laisse? s'écria Mme de Tresle avec une tendresse indignée de l'abandon où elle me voyait. Allons, venez, qu'on me suive tout à l'heure; prenez cette enfant dans vos bras, et montez avec moi au château.
Il fallut que la servante obéît, et me portât jusqu'à l'appartement de ma mère, que ses femmes allaient coiffer quand nous entrâmes.
Ma fille, lui dit en entrant Mme de Tresle, on veut me persuader que cette enfant-ci est Mlle de Tervire, et cela ne saurait être: on ne ramasserait pas les hardes qu'elle a. Ce n'est, sans doute, que quelque misérable orpheline que la femme de votre concierge a retirée par charité, n'est-ce pas?
Ma mère rougit; cette façon de lui reprocher sa conduite à mon égard avait quelque chose de si vif, c'était lui reprocher avec tant de force qu'elle me traitait en marâtre, et qu'elle manquait d'entrailles, que l'apostrophe la déconcerta d'abord, et puis la fâcha.
Il y a trois jours, dit-elle, que je suis indisposée, et que je ne vois rien de ce qui se passe. Retirez-vous, et que cette impertinente de concierge vienne me parler tantôt, ajouta-t-elle à cette servante d'un ton qui marquait plus de colère contre moi que contre celle qu'elle appelait impertinente.
Mme de Tresle, à qui mon attirail tenait au coeur, ne fut pas plus tôt tête à tête avec elle, qu'elle lui témoigna, sans ménagement, toute la pitié que je lui faisais; elle ne lui parla plus qu'avec larmes de l'état où elle me trouvait, et qu'avec effroi de celui où elle prévoyait que je tomberais infailliblement dans les suites.
Ma grande mère était naturellement vive; il n'y avait point de femme qui fût plus au fait de la matière dont il était question, ni qui pût la traiter de meilleure foi, ni avec plus d'abondance de sentiment qu'elle.
C'était de ces mères de famille qui n'ont de plaisir et d'occupation que leurs devoirs, qui les respectent, qui mettent leur propre dignité à les remplir, qui en aiment la fatigue et l'austérité, et qui, dans leur maison, ne se délassent d'un soin que par un autre. Jugez si, avec ce caractère-là, elle devait être contente de ma mère.
Je ne sais comment elle s'expliqua; mais rarement on sert bien ceux qu'on aime trop. Elle s'emporta peut-être, et les reproches durs ne réussissent point; ce sont des affronts qui ne corrigent personne, et nos torts disparaissent dès qu'on nous offense. Aussi ma mère trouva-t-elle Mme de Tresle fort injuste: Il est vrai que je n'aurais pas dû être si mal habillée; mais c'est que la concierge, qui était ma gouvernante, avait différé ce matin-là de m'ajuster comme à l'ordinaire; et il n'y avait pas là de quoi faire tant de bruit.
Quoi qu'il en soit, Mme de Tresle, qui depuis raconta ce fait-là à plusieurs personnes de qui je le tiens, s'aperçut bien qu'elle m'avait nui, et que ma mère nous en voulait, à elle et à moi, de ce qui s'était passé.
Trois semaines après, le marquis, qui avait dessein d'emmener sa femme à Paris, avant que sa grossesse fût plus avancée, reçut des nouvelles qui hâtèrent son voyage, Et comme, dans un départ si brusque, ma mère n'avait pas eu le temps de s'arranger, qu'elle n'emmenait qu'une de ses femmes avec elle, il avait été conclu que trois jours après je viendrais plus à l'aise et dans un bon équipage avec ses autres femmes, et il n'y avait rien à redire à cela. Mme de Tresle, à qui on avait promis de me porter chez elle la veille de notre départ, et qui vit qu'on n'en avait rien fait, allait envoyer au château pour savoir ce qui avait empêché qu'on ne lui eût tenu parole, quand on lui annonça la concierge, qui lui dit que j'étais restée, que les femmes de ma mère m'avaient trouvée si malade qu'elles n'avaient pas osé me mettre en voyage, et m'avaient laissée chez elle; qu'en cela elles avaient obéi aux ordres de Mme la marquise, qui avait expressément défendu qu'on risquât de me faire partir, au cas de quelque indisposition, et que j'étais actuellement au lit avec un grand rhume et une toux très violente.
Et c'est à vous à qui on l'a confiée? répondit Mme de Tresle, qui lui tourna le dos, et qui dès le soir même me fit transporter chez elle, où j'arrivai parfaitement guérie de ce rhume et de cette toux qu'on avait allégués, et que ma mère avait, dit-on, imaginés pour n'avoir pas l'embarras de me mener avec elle, bien persuadée d'ailleurs que Mme de Tresle ne souffrirait pas que je fisse un long séjour chez la concierge, et ne manquerait pas de m'en retirer. Aussi cette dame lui en écrivit-elle dans ce sens-là, de la manière du monde la plus vive.
Vous avez tant aimé M. de Tervire, vous l'avez tant pleuré, lui disait-elle, et vous l'outragez aujourd'hui dans le seul gage qui vous reste de son amour! Il ne vous a laissé qu'une fille, et vous refusez d'être sa mère. C'est à présent par ma tendresse que vous vous délivrez d'elle; quand je n'y serai plus, vous voudrez vous en délivrer par la pitié des autres.
Ma mère, qui était parvenue à ses fins, souffrit patiemment l'injure qu'on faisait à son coeur, se contenta de nier qu'elle eût eu le moindre dessein de me tenir loin d'elle, envoya du linge pour moi avec des étoffes pour m'habiller, et assura Mme de Tresle qu'elle me ferait venir à Paris dès qu'elle serait accouchée.
Mais elle ne s'y engageait apparemment que pour gagner du temps; du moins après ses couches ne fut-il plus mention de sa promesse, qu'elle éluda dans ses lettres, par se plaindre d'une santé toujours infirme qui lui était restée, qui la retenait le plus souvent au lit, et qui la rendait incapable de la plus légère attention à tous égards.
Je n'ai pas la force de penser, disait-elle: et vous jugez bien que, dans cet état-là, avec une tête aussi faible queue disait l'avoir, il n'y avait pas moyen de lui proposer la fatigue de me voir auprès d'elle; mais heureusement le coeur de Mme de Tresle s'échauffait pour moi, à mesure que celui de ma mère m'abandonnait.
Elle acheva si bien de m'oublier, qu'elle n'écrivit plus que rarement, qu'elle cessa même de parler de moi dans ses lettres, qu'à la fin elle ne donna plus de ses nouvelles, qu'elle ne m'envoya plus rien, et qu'au bout de deux ans et demi il ne fut pas plus question de moi dans sa mémoire que si je n'avais jamais été au monde.
De sorte que je n'y étais plus que pour Mme de Tresle; son coeur était la seule fortune qui me restât. Indifférente aux parents que j'avais dans le pays, inconnue à ceux que j'avais dans d'autres provinces, incommode à mes deux tantes, avec qui je demeurais (j'entends les deux filles de Mme de Tresle), et même haïe d'elles, en conséquence des attentions que leur mère avait pour moi: vous sentez qu'en de pareilles circonstances, et dans ce petit coin de campagne où j'étais comme enterrée, ma vie ne devait intéresser personne.
Ce fut ainsi que je passai mon enfance, dont je ne vous dirai plus rien, et que j'arrivai jusqu'à l'âge de douze ans et quelques mois.
Dans l'intervalle, ces tantes dont je viens de parler, quoique assez laides, et toutes deux les sujets du monde les plus minces du côté de l'esprit et du caractère, trouvèrent cependant deux gentilshommes des environs, qui étaient en hommes ce qu'elles étaient en femmes, qui avaient de quoi vivre, tantôt bien, tantôt mal, et qui les épousèrent avec ce qu'on appelait leur légitime, qui consistait en quelques parts de vignes, de prés et d'autres terres; de sorte que je restai seule dans la maison avec Mme de Tresle, dont le fils aîné demeurait à plus de quinze lieues de nous depuis qu'il était marié, et dont le cadet, attaché au jeune duc de..., son colonel, ne le quittait point, et ne revenait presque jamais au pays.
Et pendant tout ce temps-là, que disait ma mère? Rien nous n'entendions plus parler d'elle, ni elle de nous, Ce n'est pas que je ne demandasse quelquefois ce qu'elle faisait, et si elle ne viendrait pas nous voir; mais comme ces questions-là. m'échappaient en passant, que je les faisais étourdiment et à la légère, Mme de Tresle n'y répondait qu'un mot dont je me contentais, et qui ne me mettait point au fait de ses dispositions pour moi.
Enfin, arriva le temps qui me dévoila ce que l'on me cachait. Mme de Tresle, qui était fort âgée, tomba malade, se rétablit un peu, et n'était plus que languissante; mais six semaines après, elle eut une rechute qui l'emporta.
L'état où je la vis dans ce dernier accident me rendit sérieuse; j'en perdis mon étourderie, ma dissipation ordinaire, et cet esprit de petite fille que j'avais encore. En un mot, je m'inquiétai, je pensai, et ma première pensée fut de la tristesse, ou du chagrin.
Je pleurais quelquefois par des motifs confus d'inquiétude; je voyais Mme de Tresle mal servie par les domestiques, qui la regardaient comme une femme morte. J'avais beau les presser d'agir, d'être attentifs, ils ne m'écoutaient point, ils ne se souciaient plus de moi, et je n'osais moi-même me révolter, ni faire valoir ma petite autorité comme auparavant; ma confiance baissait, je ne sais pourquoi.
Mes deux tantes venaient de temps en temps à la maison, et elles y dînaient sans me faire aucune amitié, sans prendre garde à mes pleurs, sans me consoler, et si elles me parlaient, c'était d'un ton distrait et sec.
Mme de Tresle même s'en apercevait; elle en était touchée, et les en reprenait avec une douceur que je remarquai aussi, qui me contristait, et qu'elle n'aurait pas eue autrefois. Il semblait qu'elle voulût les gagner, qu'elle leur demandait grâce pour moi, et tout cela me frappait comme une chose de mauvais augure, comme une nouveauté qui me menaçait de quelque disgrâce à venir, de quelque situation fâcheuse; et si je ne raisonnais pas là-dessus aussi distinctement que je vous le dis, du moins en prenais-je une certaine épouvante qui me rendait muette, humble et timide. Vous savez bien qu'on a du sentiment avant que d'avoir de l'esprit; sans compter que Mme de Tresle, quand ses filles étaient parties, m'éclairait encore par ses manières.
Elle m'appelait, me faisait avancer, me prenait les mains, me parlait avec une tendresse plus marquée que de coutume; on eût dit qu'elle voulait me rassurer, m'ôter mes alarmes, et me tirer de cette humiliation d'esprit dans laquelle elle sentait bien que j'étais tombée.
Quelques jours auparavant, il était venu une dame de ses voisines, son intime aime, à qui elle voulut parler en particulier. Il y avait dans sa chambre un petit cabinet où je passai, et je ne sais par quelle curiosité tendre et inquiète je m'avisai d'écouter leur conversation.
Cette enfant m'afflige, lui disait Mme de Tresle; ce ne serait que pour elle que je souhaiterais de vivre encore quelque temps; mais Dieu est le maître, il est le père des orphelins. Avez-vous eu la bonté, ajouta-t-elle, de parler à M. Villot? (C'était un riche habitant du bourg voisin, qui avait été plus de trente ans fermier de feu M. de Tervire, mon grand-père, que son maître avait toujours estimé, et qui avait gagné la meilleure partie de son bien à son service.)
Oui, lui dit son amie, j'ai été chez lui ce matin; il s'en allait à la ville, où il a affaire pour un jour ou deux; il se conformera à ce que vous lui demandez, et viendra vous en assurer à son retour: tranquillisez-vous Mlle de Tervire n'est point orpheline comme vous le pensez; espérez mieux de sa mère, Il est vrai qu'elle l'a négligée; mais elle ne la connaît point, et elle l'aimera dès qu'elle l'aura vue.
Quelque bas qu'elles parlassent, je les entendis, et le terme d'orpheline m'avait d'abord extrêmement surprise; que pouvait-il signifier, puisque j'avais une mère, et que même on parlait d'elle? Mais ce qu'avait répondu l'amie de Mme de Tresle me mit au fait, et m'apprit qu'apparemment cette mère que je ne connaissais pas ne se souciait point de sa fille; ce furent là les premières nouvelles que j'eus de son indifférence pour moi, et j'en pleurai amèrement; j'en demeurai consternée, toute petite fille que j'étais encore.
Six jours après ce que je vous dis là, Mme de Tresle baissa tant qu'on fit partir un domestique pour avertir ses filles, qui la trouvèrent morte quand elles arrivèrent.
Le fils aîné, celui que j'ai dit qui demeurait à quinze lieues de là, dans la terre de sa femme, était alors avec elle à Paris, où une affaire l'avait obligé d'aller, et le cadet était dans je ne sais quelle province avec son régiment. Ainsi, dans cette occurrence, il n'y eut que leurs soeurs de présentes, et je dépendis d'elles.
Elles restèrent quatre ou cinq jours à la maison, tant pour rendre les derniers devoirs à leur mère, que pour mettre tout en ordre dans l'absence de leurs frères. Je crois qu'il y eut un inventaire; du moins des gens de justice y furent-ils appelés; Mme de Tresle avait fait un testament; il y avait quelques petits legs à acquitter, et mes tantes prétendaient d'ailleurs avoir des reprises sur le bien.
Figurez-vous des discussions, des débats entres les soeurs, qui tantôt se querellent, et tantôt se réunissent contre un homme à qui leur frère aîné, informé de la maladie de sa mère, avait envoyé sa procuration de Paris.
Imaginez-vous enfin tout ce que l'avarice et l'amour du butin peuvent exciter de criailleries et d'agitations indécentes entre des enfants qui n'ont point de sentiment, et à qui la mort de leur mère ne laisse, au lieu d'affliction, que de l'avidité pour sa dépouille. Voilà l'image de ce qui arriva alors.
Où étais-je pendant tout ce fracas? Dans une petite chambre où l'on m'avait reléguée à cause de mes pleurs et de mes gémissements qui étourdissaient les deux filles, et que je n'osai en effet continuer longtemps; l'excès de ma douleur la rendit bientôt solitaire et muette, surtout depuis qu'elles surent que Mme de Tresle m'avait laissé un diamant d'environ deux mille francs, qu'une de ses amies lui avait autrefois donné en mourant, et qu'elles furent obligées de délivrer au confesseur de leur mère, qui devait me le remettre; ce diamant les avait outrées contre moi, elles ne pouvaient pas me voir.
Comment! est-il possible, disaient-elles, que notre mère nous ait moins aimées que cette petite fille? N'est-il pas bien étonnant que ceux qui l'ont dirigée n'aient pas redressé ses sentiments, ni travaillé à lui en inspirer de plus naturels et de plus légitimes? Jugez si cette petite fille aurait bien fait de se montrer! Aussi ne les ai-je jamais oubliés, ces quatre jours que je passai avec elles, et que j'y passai dans les larmes.
Oui, Marianne, croiriez-vous que je n'y songe encore qu'en frémissant, à cette maison si désolée, où je n'étais plus rien pour qui que ce soit, où je me trouvais seule au milieu de tant de personnes, où je ne voyais plus que des visages la plupart ennemis, quelques-uns indifférents, et tous alors plus étrangers pour moi que si je ne les eusse jamais vus? Car voilà l'impression qu'ils me faisaient. Considérez-moi dans cette chambre où l'on m'avait mise à l'écart, où je me sauvais de la rudesse et de l'aversion de mes tantes, où me retenait l'effroi de paraître à leurs yeux, et où je tremblais seulement en entendant leur voix.
Je croyais dépendre du caprice ou de l'humeur de tout le monde; il n'y avait personne dans la maison, pas un domestique à qui je ne m'imaginasse avoir obligation de ce qu'il ne me méprisait ou ne me rebutait pas; et vous devez, ma chère Marianne, juger mieux qu'une autre combien je souffris, moi que rien n'avait préparée à cette étrange sorte de misère, moi qui n'avais pas la moindre idée de ce qu'on appelle peine d'esprit, et qui sortais d'entre les mains d'une grand'mère qui m'avait amolli le coeur par ses tendresses.
Ce ne sont pas là de ces chagrins violents où l'on s'agite, où l'on s'emporte, où l'on a la force de se désespérer; c'est encore pis que cela; ce sont de ces tristesses retirées dans le fond de l'âme, qui la flétrissent, et qui la laissent comme morte. On n'est qu'épouvanté de n'appartenir à personne, mais on se sent comme anéanti en présence de tels parents.
Enfin, ma situation changea. Il n'y avait plus rien à discuter, et le quatrième jour de la mort de Mme de Tresle, mes tantes songèrent à s'en retourner chez elles avec leurs maris qui les étaient venus prendre.
Un vieux et ancien domestique qui s'était marié chez Mme de Tresle, et qui logeait dans la basse-cour avec toute sa famille, de vigneron qu'il était, fut établi concierge de la maison, en attendant qu'on eût levé les scellés.
Cet homme se ressouvint que j'étais enfermée dans cette petite chambre. Vous ne pouvez pas demeurer ici, puisqu'il n'y demeurera plus personne, me dit-il; allons, venez dans la salle où l'on déjeune.
Il fallut bien l'y suivre malgré moi, et sans savoir ce que j'allais devenir. Je n'y entrai qu'en tremblant, la tête baissée, avec un visage pâle et déjà maigri, avec du linge et des habits froissés pour avoir passé deux nuits sur mon lit sans m'être déshabillée, et cela par pur découragement, et parce qu'aussi qui que ce soit ne s'avisait le soir de venir voir ce que je faisais.
Je n'osais lever les yeux sur ces deux redoutables soeurs, j'étais à leur merci, je n'avais la protection de personne, et depuis que j'avais perdu Mme de Tresle, je ne m'étais pas encore sentie si privée d'elle que dans cet instant où je parus devant ses filles.
Et à propos, nous n'avons point encore songé à cette petite fille, dit alors la cadette du plus loin qu'elle m'aperçut; qu'en ferons-nous donc ma soeur? Car pour moi, je vous dirai naturellement que je ne saurais me charger d'elle; ma belle-soeur et ses deux enfants sont actuellement chez moi, et j'ai assez de mes autres embarras sans celui-là.
Moi, assez des miens, repartit l'aînée. On rebâtit ma maison, il y en a une partie d'abattue; où la mettrais-je? Eh bien! répondit l'autre, où est la difficulté? Il n'y a qu'à la laisser chez ce bonhomme (c'était le vigneron qu'elle voulait dire), dont la femme en aura soin, et qui la gardera en attendant qu'on ait réponse de sa mère, à qui nous écrirons, qui enverra apparemment de l'argent, quoiqu'il n'en soit jamais venu de chez elle, et qui disposera de sa fille comme il lui plaira. Je ne vois point d'autre arrangement, dès que nous ne pouvons pas l'emmener, et qu'il n'y a point d'autres parents ici. Je ne suis pas d'avis qu'il m'en arrive autant qu'à ma mère, à qui la marquise, toute grande dame et toute riche qu'elle est, n'a pas eu honte de la laisser pendant dix ans entiers, qui, pour surcroît de ridicule, ont fini par un legs de mille écus (elle parlait du diamant). Jugez-en, Marianne. Voyez si l'on pouvait, moi présente, me rejeter avec plus d'insulte, ni traiter de ma situation avec moins d'humanité, ni me la montrer avec moins d'égard pour la faiblesse de mon âge.
Aussi en eus-je l'esprit troublé; cet asile qu'on me refusait, celui qu'on me reprochait d'avoir trouvé chez Mme de Tresle; ce misérable gîte qu'on me destinait dans le lieu même où j'avais été si heureuse, où Mme de Tresle m'avait tant aimée, où je me dirais sans cesse: Où est-elle? où le croirais toujours la voir, et toujours avec la douleur de ne la voir jamais; enfin, ce récit qu'on me faisait en passant du peu d'intérêt que ma mère prenait à moi, tout cela me pénétra si fort, qu'en m'écriant: Ah! mon Dieu! mon visage à l'instant fut couvert de larmes.
Pendant qu'on délibérait ainsi sur ce qu'on ferait de moi, M. Villot, cet ancien fermier de mon grand-père, et à qui Mme de Tresle avait écrit, entra dans la salle. Je le connaissais, je l'avais vu venir souvent à la maison pour des achats de blé; et l'air plein de zèle et de bonne volonté avec lequel il jeta d'abord les yeux sur moi m'engagea subitement et sans réflexion à avoir recours à lui.
Hélas! lui dis-je, monsieur Villot, vous qui étiez notre ami, menez-moi chez vous pour quelques jours; souvenez-vous de Mme de Tresle, et ne me laissez pas ici, je vous en conjure.
Eh! vraiment, mademoiselle, je n'arrive ici que pour vous emmener: c'est Mme de Tresle qui m'en a chargé en mourant par la lettre que voici, et que je n'ai reçue que ce matin en revenant de la ville. Ainsi je vous conduirai tout à l'heure à notre bourg, si ces dames y consentent; et ce sera bien de l'honneur à moi de vous rendre ce petit service, après les obligations que j'ai à feu M. de Tervire, mon bon maître et votre grand-père, que nous avons bien pleuré ma femme et moi, et pour qui nous prions Dieu encore tous les jours. Il n'y a qu'à venir, mademoiselle; nous nous estimerons bien heureux de vous avoir à la maison, et nous vous y porterons autant de respect que si vous étiez chez vous, ainsi qu'il est juste.
Volontiers, dit alors une de mes tantes; n'est-ce pas, ma soeur? Elle sera là chez de fort honnêtes gens, et nous pouvons la leur confier en toute sûreté. Oui, monsieur Villot, on vous la laisse avec plaisir, emmenez-la; j'écrirai dès aujourd'hui à sa mère la bonne volonté que vous avez marquée, afin que vous n'y perdiez pas, et qu'elle se hâte de vous débarrasser de sa fille.
Ah! madame, lui répondit ce galant homme, ce n'est pas le gain que j'y prétends faire qui me mène; je n'y songe pas. Pour ce qui est de l'embarras, il n'y en aura point; ma femme ne quitte jamais son ménage, et nous avons une chambre fort propre qui est toujours vide, excepté quand mon gendre vient au bourg; mais il couchera ailleurs; il n'est que mon gendre, et la jeune demoiselle sera la maîtresse du logis, jusqu'à ce que sa mère la reprenne.
Je m'approchai alors de M. Villot pour lui témoigner combien j'étais sensible à ce qu'il disait, et de son côté il me fit une révérence à laquelle on reconnaissait le fermier de mon grand-père.
Allons, voilà qui est décidé, dit alors la cadette; adieu, monsieur Villot; qu'on aille chercher la cassette de cette petite fille; il se fait tard, nos équipages sont prêts, il n'y a qu'à partir. Tervire (c'était à moi à qui elle s'adressait), donnez demain de vos nouvelles à votre mère; on vous reverra un de ces jours, entendez-vous? Soyez bien raisonnable, ma fille; nous vous la recommandons, monsieur Villot.
Là-dessus elles prirent congé de tout le monde, passèrent dans la cour, se mirent chacune dans leur voiture, et partirent sans m'embrasser. Elles venaient de s'épuiser d'amitié pour moi dans les dernières paroles que venait de me dire la cadette, et que l'aînée était censée avoir dites aussi.
Je fus un peu soulagée dès que je ne les vis plus, je respirai, je sentis une affliction de moins. On chargea un paysan de mon petit bagage, et nous partîmes à notre tour, M. Villot et moi.
Non, Marianne, quelque chose que je vous aie dit jusqu'ici de mes détresses, je ne me souviens point d'avoir rien éprouvé de plus triste que ce qui se passa dans mon coeur en cet instant.
Nous qui sommes bornées en tout, comment le sommes-nous si peu quand il s'agit de souffrir? Cette maison où je croyais ne pouvoir demeurer sans mourir, je ne pus la quitter sans me sentir arracher l'âme; il me sembla que j'y laissais ma vie. J'expirais à chaque pas que je faisais pour m'éloigner d'elle, je ne respirais qu'en soupirant; j'étais cependant bien jeune, mais quatre jours d'une situation comme était la mienne avancent bien le sentiment; ils valent des années.
Mademoiselle, me disait le fermier, qui avait presque envie de pleurer lui-même, marchons, ne retournez point la tête, et gagnons vite le logis. Votre grand'mère nous aimait, c'est comme si c'était elle.
Et pendant qu'il me parlait, nous avancions; je me retournais encore, et à force d'avancer, elle disparut à mes yeux, cette maison que je n'aurais voulu ni habiter ni perdre de vue.
Enfin nous entrâmes dans le bourg, et me voici chez M. Villot avec sa femme, que je ne connaissais point, et qui me reçut avec l'air et les façons dont j'avais besoin dans l'état où j'étais; je ne me trouvais point étrangère avec elle. On est tout d'un coup lié avec les gens qui ont le coeur bon, quels qu'ils soient; ce sont comme des amis que vous avez dans tous les états,
Ce fut ainsi que je fus accueillie, et le premier avantage que j'en retirai fut d'être délivrée de cette crainte stupide, de cet abattement d'esprit où j'avais langui jusque-là; j'osai du moins alors pleurer et soupirer à mon aise.
Mes tantes avaient réduit ma douleur à se taire; le zèle et les caresses de ces gens-ci la mirent en liberté; cela la rendit plus tendre, par conséquent plus douce, et puis la dissipa insensiblement, à l'attendrissement près qui me resta en songeant à Mme de Tresle, et que j'ai encore quand je parle d'elle.
J'avais écrit à ma mère, et il y avait toute apparence que M. Villot ne me garderait que dix ou douze jours. Et point du tout; ma mère m'écrivit en quatre lignes de rester chez lui, sous prétexte d'avoir un voyage à faire avec son mari, et de m'emmener ensuite à Paris avec elle.
Mais ce voyage qu'elle remettait de mois en mois ne se fit point, et le tout se termina par me marquer bien franchement qu'elle ne savait plus quand elle viendrait, mais qu'elle allait prendre des arrangements pour me faire venir à Paris; ce qui n'eut aucun effet non plus, malgré la quantité de lettres dont je la fatiguai depuis, et auxquelles elle ne répondit point; de façon que je me lassai moi-même de lui écrire, et que je restai chez ce fermier, aussi abandonnée que si je n'avais point eu de famille, à quelque argent près qu'on envoyait rarement pour m'habiller, avec une petite pension qu'on payait pour moi, et dont la médiocrité n'empêchait pas mes généreux hôtes de m'aimer de tout leur coeur, et de me respecter en m'aimant.
De mes tantes, je ne vous en parle point; je ne les voyais, tout au plus, que deux fois par an.
J'avais quatre ou cinq compagnes dans le bourg et aux environs; c'étaient des filles de bourgeois du lieu, avec qui je passais une partie de la journée, ou les filles de quelques gentilshommes voisins, et dont les mères m'emmenaient quelquefois dîner chez elles, quand le fermier, qui avait affaire à leurs maris, devait venir me reprendre.
Les demoiselles (j'entends les filles nobles), en qualité de mes égales, m'appelaient Tervire, et me tutoyaient, et s'honoraient un peu, ce me semble, de cette familiarité, à cause de Mme la marquise ma mère.
Les bourgeoises, un peu moins hardies, malgré qu'elles en eussent, usaient de finesse pour sauver leur petite vanité, et me donnaient un nom qui paraissait les mettre au pair. J'étais ma chère amie pour elles; c'est une remarque que je fais en passant, pour vous amuser.
Voilà comment je vécus jusqu'à l'âge de près de dix-sept ans.
Il y avait alors à un petit demi-quart de lieue de notre bourg un château où j'allais assez souvent. Il appartenait à la veuve d'un gentilhomme qui était mort depuis dix ou douze ans; elle avait été autrefois une des compagnes de ma mère et sa meilleure amie; je pense aussi qu'elles avaient été mariées à peu près dans le même temps, et qu'elles s'écrivaient quelquefois.
Cette veuve pouvait avoir alors environ quarante ans, femme bien faite et de bonne mine, et à qui sa fraîcheur et son embonpoint laissaient encore un assez grand air de beauté; ce qui, joint à la vie régulière qu'elle menait, à des moeurs qui paraissaient austères, et à ses liaisons avec tous les dévots du pays, lui attiraient l'estime et la vénération de tout le monde; d'autant plus qu'une belle femme édifie plus qu'une autre, quand elle est pieuse, parce qu'ordinairement elle a besoin d'un plus grand effort pour l'être.
Il y avait bien quelques personnes dans nos cantons qui n'étaient pas absolument sûres de cette grande piété qu'on lui croyait.
Parmi les dévots qui allaient souvent chez elle, on remarquait qu'il y avait toujours eu quelques jeunes gens, soit séculiers, soit ecclésiastiques ou abbés, et toujours bien faits. Elle avait d'ailleurs de grands yeux assez tendres; sa façon de se mettre, quoique simple et modeste, avait un peu trop bonne grâce, et les gens dont je viens de parler se défiaient de tout cela; mais à peine osaient-ils montrer leur défiance, dans la crainte de passer pour de mauvais esprits.
Cette veuve avait écrit à ma mère que je la voyais souvent, et il est vrai que j'aimais sa douceur et ses manières affectueuses.
Vous vous ressouvenez que je n'avais pas de bien. Ma mère, qui ne savait que faire de moi, et qui aurait souhaité que je ne vinsse jamais à Paris, où je n'aurais pu prendre les airs d'une fille de condition, ni vivre convenablement à sa vanité et au rang qu'elle y tenait, lui témoigna combien elle lui serait obligée si elle pouvait adroitement m'inspirer l'envie d'être religieuse. Là-dessus la veuve entreprend d'y réussir.
La voilà qui donne le mot à toute cette société de gens de bien, afin qu'ils concourent avec elle au succès de son entreprise; elle redouble de caresses et d'amitié pour moi; et il est vrai qu'une fille de mon âge, et d'une aussi jolie figure qu'on disait que je l'étais, ne lui aurait pas fait peu d'honneur de s'aller jeter dans un couvent au sortir de ses mains.
Elle me retenait presque tous les jours à souper, et même à coucher chez elle; à peine pouvait-elle se passer de me voir depuis le matin jusqu'au soir. M. et Mme Villot étaient charmés de mon attachement pour elle, ils m'en louaient, ils m'en estimaient encore davantage, et tout le monde pensait comme eux; je m'affectionnais moi-même aux éloges que je m'entendais donner; j'étais flattée de cet applaudissement général; ma dévotion en augmentait tous les jours, et ma mine en devenait plus austère.
Cette femme m'associait à tous ses pieux exercices, m'enfermait avec elle pour de saintes lectures, m'emmenait à l'église et à toutes les prédications qu'elle courait; je passais fort bien une heure ou deux assise et toute ramassée dans le fond d'un confessionnal, où je me recueillais comme elle, où je croyais du moins me recueillir à son exemple, à cause que j'avais l'honneur d'imiter sa posture.
Elle avait su m'intéresser à toutes ces choses par la façon insinuante avec laquelle elle me conduisait.
Ma prédestinée, me disait-elle souvent (car elle et ses amis ne me donnaient point d'autre nom), que la piété d'une fille comme vous est un touchant spectacle! Je ne saurais vous regarder sans louer Dieu, sans me sentir excitée à l'aimer.
Eh! mais sans doute, répondaient nos amis, cette piété qui nous charme, et dont nous sommes témoins, est une grâce que Dieu nous fait aussi bien qu'à mademoiselle; et ce n'est pas pour en rester là que vous êtes si pieuse avec tant de jeunesse et tant d'agréments, ajoutait-on. Cela ira encore plus loin, Dieu vous destine à un état plus saint, il vous voudra toute entière; on le voit bien, il faut de grands exemples au monde, et vous en serez un du triomphe de la grâce.
A ces discours qui m'animaient, on joignait des égards presque respectueux, on feignait des étonnements, on levait les yeux au ciel d'admiration; j'étais parmi eux une personne grave et vénérable, ma présence en imposait; et à tout âge, surtout à celui où j'étais, on aime à se voir de la dignité avec ceux avec qui l'on vit. C'est de si bonne heure qu'on est sensible au plaisir d'être honoré! Aussi la veuve espérait-elle bien, par là me mener tout doucement à ses fins.
Sa maison n'était pas éloignée d'un couvent de filles, où nous allions pour le moins une ou deux fois la semaine.
Elle y avait une parente qui était instruite de ses desseins, et qui s'y prêtait avec toute l'adresse monacale, avec tout le zèle mal entendu dont elle était capable. Je dis mal entendu, car il n'y a rien de plus imprudent, et peut-être rien de moins pardonnable, que ces petites séductions qu'on emploie en pareil cas pour faire venir à une jeune fille l'envie d'être religieuse. Ce n'est pas en agir de bonne foi avec elle; et il vaudrait encore mieux lui exagérer les conséquences de l'engagement qu'elle prendra, que de l'empêcher de les voir, ou que de les lui déguiser si bien qu'elle ne les connaît pas.
Quoi qu'il en soit, cette parente de ma veuve n'oubliait rien pour me gagner, et elle y réussissait; je l'aimais de tout mon coeur, c'était une vraie fête pour moi que d'aller lui rendre visite; et on ne saurait croire combien l'amitié d'une religieuse est attrayante, combien elle engage une fille qui n'a rien vu, et qui n'a nulle expérience. On aime alors cette religieuse autrement qu'on n'aimerait une amie du monde; c'est une espèce de passion que l'attachement innocent qu'on prend pour elle; et il est sûr que l'habit que nous portons, et qu'on ne voit qu'à nous, que la physionomie reposée qu'il nous donne, contribuent à cela, aussi bien que cet air de paix qui semble répandu dans nos maisons, et qui les fait imaginer comme un asile doux et tranquille; enfin, il n'y a pas jusqu'au silence qui règne parmi nous qui ne fasse une impression agréable sur une âme neuve et un peu vive.
J'entre dans ce détail à cause de vous, à qui il peut servir, Marianne, et afin que vous examiniez en vous-même si l'envie que vous avez d'embrasser notre état ne vient pas en partie de ces petits attraits dont je vous parle, et qui ne durent pas longtemps.
Pour moi, je les sentais quand j'allais à ce couvent; et il fallait voir comme ma religieuse me serrait les mains dans les siennes, avec quelle sainte tendresse elle me parlait et jetait les yeux sur moi. Après cela venaient encore deux ou trois de ses compagnes aussi caressantes qu'elle, et qui m'enchantaient par la douceur des petits noms qu'elles me donnaient, et par leurs grâces simples et dévotes; de sorte que je ne les quittais jamais que pénétrée d'attendrissement pour elles et pour leur maison.
Mon Dieu! que ces bonnes filles sont heureuses! me disait la veuve quand nous retournions chez elle; que n'ai-je pris cet état-là! Nous venons de les laisser dans le sein du repos, et nous allons retrouver le tumulte de la vie du monde.
J'en convenais avec elle, et dans les dispositions où j'étais, il ne me fallait peut-être plus qu'une visite ou deux à ce couvent pour me déterminer à m'y jeter, sans un coup de hasard qui me changea tout d'un coup là-dessus.
Un jour que ma veuve était indisposée, et qu'il y avait plus d'une semaine que nous n'avions été à ce couvent, j'eus envie d'y aller passer une heure ou deux, et je priai la veuve de me donner sa femme de chambre pour me mener. J'avais un livre à rendre à ma bonne amie la religieuse, que je demandai, et que je ne pus voir; un rhumatisme auquel elle était sujette la retenait au lit; ce fut ce qu'elle m'envoya dire par une de ses compagnes qui venaient ordinairement me trouver au parloir avec elle.
Celle qui me parla alors était une personne de vingt-cinq à vingt-six ans, grande fille d'une figure aimable et intéressante, mais qui m'avait toujours paru moins gaie, ou, si vous le voulez, plus sérieuse que les autres; elle avait quelquefois un air de mélancolie sur le visage, que l'on croyait naturel, et qui ne rebutait point, qui devenait même attendrissant par je ne sais quelle douceur qui s'y mêlait. Il me semble que je la vois encore avec ses grands yeux languissants; elle laissait volontiers parler les autres quand nous étions toutes ensemble; c'était la seule qui ne m'eût point donné de petits noms, et qui se contentait de m'appeler mademoiselle, sans que cela m'empêchât de la trouver aussi affable que ses compagnes.
Ce jour-là elle me parut encore plus mélancolique que de coutume; et comme je ne la soupçonnais point de tristesse, je m'imaginai qu'elle ne se portait pas bien.
N'êtes-vous pas malade? lui dis-je; je vous trouve un peu pâle. Cela se peut bien, me répondit-elle; j'ai passé une assez mauvaise nuit, mais ce ne sera rien. Souhaitez-vous, ajouta-t-elle, que j'aille avertir nos soeurs que vous êtes ici? Non, lui dis-je, je n'ai qu'une heure à rester avec vous, et je ne demande pas d'autre compagnie que la vôtre; aussi bien aurai-je incessamment le temps de voir nos bonnes amies tout à mon aise, et sans être obligée de les quitter. Comment! sans les quitter! me dit-elle: auriez-vous dessein d'être des nôtres?
J'y suis plus d'à moitié résolue, lui répondis-je, et je crois que dès demain je l'écrirai à ma mère. Il y a longtemps que votre bonheur me fait envie, et je veux être aussi heureuse que vous.
Je passai alors ma main à travers le parloir pour prendre la sienne, qu'elle me tendit, mais sans répondre à ce que je lui disais; je m'aperçus même que ses yeux se mouillaient, et qu'elle baissait la tête, apparemment pour me le cacher.
J'en demeurai dans un étonnement qui me rendit à mon tour quelques instants muette.
Dites-moi donc, m'écriai-je en la regardant, est-ce que vous pleurez? Est-ce que je me trompe sur votre bonheur?
Ace mot de bonheur, ses larmes redoublèrent, et j'en fus touchée moi-même, sans savoir ce qui l'affligeait.
Enfin, après plusieurs soupirs qui sortirent comme malgré elle: Hélas! mademoiselle, me répondit-elle, gardez-moi le secret sur ce que vous voyez, je vous en conjure; ne dites mes pleurs à personne; je n'ai pu les retenir, et je vous en confierai la cause; il ne vous sera peut-être pas inutile de la savoir, elle peut servir à votre instruction.
Elle s'arrêta là pour essuyer ses larmes. Achevez, lui dis-je en pleurant moi-même, et ne me cachez rien, ma chère aime; je me sens pénétrée de vos chagrins, et je regarde la confiance que vous me témoignez comme un bienfait que je n'oublierai jamais.
Vous voulez vous faire religieuse? me dit-elle alors, et les caresses de nos soeurs, l'accueil qu'elles vous font, les discours qu'elles vous tiennent, et autant qu'il me le semble, les insinuations de Mme de Sainte-Hermières (c'était le nom de ma veuve), tout vous y porte, et vous allez vous engager dans notre état sur la foi d'une vocation que vous croyez avoir, et que vous n'auriez peut-être pas sans tout cela. Prenez-y garde! J'avoue, si vous êtes bien appelée, que vous vivrez tranquille et contente; mais ne vous en fiez pas aux dispositions où vous vous trouvez; elles ne sont pas assez sûres, je vous en avertis; peut-être cesseront-elles avec les circonstances qui vous les inspirent à présent, mais qui ne font que vous les prêter; et je ne saurais vous dire quel malheur c'est pour une fille de votre âge de s'y être trompée, ni jusqu'où ce malheur-là peut devenir terrible pour elle. Vous ne vous figurez ici que des douceurs, et il y en a sans doute; mais ce sont des douceurs particulières à notre état, et il faut être née pour les goûter. Nous avons aussi nos peines, que le monde ne connaît point, et il faut être née pour les supporter. Il y a telle personne qui dans le monde aurait pu soutenir les plus grands malheurs, et qui ne trouve pas en elle de quoi soutenir les devoirs d'une religieuse, tout simples qu'ils vous paraissent. Chacun a ses forces; celles dont on a besoin parmi nous ne sont pas données à tout le monde, quoiqu'elles semblent devoir être bien médiocres; et j'en fais l'expérience. C'est à votre âge que je suis entrée ici; on m'y mena d'abord comme on vous y mène; je m'y attachai comme vous à une religieuse dont je fis mon amie, ou, pour mieux dire, caressée par toutes celles qui y étaient, je les aimai toutes, je ne pouvais pas m'en séparer. J'étais une cadette, toute ma famille aidait au charme qui m'attirait chez elles; je n'imaginais rien de si doux que d'être du nombre de ces bonnes filles qui m'aimaient tant, pour qui ma tendresse était une vertu, et avec qui Dieu me paraissait si aimable, avec qui j'allais le servir dans une paix si délicieuse. Hélas! mademoiselle, quelle enfance! Je ne me donnais pas à Dieu, ce n'était point lui que je cherchais dans cette maison; je ne voulais que m'assurer la douceur d'être toujours chérie de ces bonnes filles, et de les chérir moi-même; c'était là le puéril attrait qui me menait, je n'avais point d'autre vocation. Personne n'eut la charité de m'avertir de la méprise que je pouvais faire, et il n'était plus temps de me dédire quand je connus toute la mienne. J'eus cependant des ennuis et des dégoûts sur la fin de mon noviciat; mais c'étaient des tentations, venait-on me dire affectueusement, et en me caressant encore. A l'âge où j'étais, on n'a pas le courage de résister à tout le monde; je crus ce qu'on me disait, tant par docilité que par persuasion; le jour de la cérémonie de mes voeux arriva, je me laissai entraîner, je fis ce qu'on me disait: j'étais dans une émotion qui avait arrêté toutes mes pensées; les autres décidèrent de mon sort, et je ne fus moi-même qu'une spectatrice stupide de l'engagement éternel que je pris.
Ses pleurs recommencèrent ici, et elle n'acheva les derniers mots qu'avec une voix étouffée par ses soupirs.
Vous avez vu que sa douleur n'avait fait d'abord que m'attendrir; elle m'effraya dans ce moment-ci. Tout ce qui l'avait conduit à ce couvent ressemblait si fort à ce qui me donnait envie d'y être, mes motifs venaient si exactement des mêmes causes, et je voyais si bien mon histoire dans la sienne, que je tremblais du péril où j'étais, où plutôt de celui où j'avais été. Car je crois que dans cet instant je ne me souciai plus de cette maison, non plus que de celles qui y demeuraient, je me sentis glacée pour elles, et je ne fis plus de cas de leurs façons.
De sorte qu'après avoir quelques instants rêvé sur ce que je venais d'entendre: Ah! mon Dieu, madame, que de réflexions vous me faites faire! dis-je à cette religieuse qui pleurait encore, et que vous m'apprenez de choses que je ne savais pas!
Hélas! me répondit-elle, je vous l'ai déjà dit, mademoiselle, et je vous le répète, ne confiez notre conversation à personne; je ne suis déjà que trop à plaindre, et je le serais encore davantage si vous parliez.
Vous n'y songez pas, lui dis-je; moi, révéler une confidence à qui je devrai peut-être tout le repos de ma vie, et que malheureusement je ne puis payer par aucun service, malgré le triste état où vous êtes, et qui m'arrache les pleurs que vous me voyez verser! ajoutai-je avec un attendrissement dont la douceur la gagna au point que le reste de son secret lui échappa.
Hélas! vous ne voyez rien encore, et vous ne savez pas tout ce que je souffre, s'écria-t-elle en appuyant sa tête sur ma main, que je lui avais passée, et qu'elle arrosa de ses larmes.
Chère amie, lui répondis-je à mon tour, auriez-vous encore d'autres chagrins? Soulagez votre coeur en me les disant; donnez-vous du moins cette consolation-là avec une personne qui vous aime, et qui en soupirera avec vous.
Eh bien! me dit-elle, je me fie à vous; j'ai besoin de secours, et je vous en demande, et c'est contre moi-même.
Elle tira alors de son sein un billet sans adresse, mais cacheté, qu'elle me donna d'une main tremblante. Puisque je vous fais pitié, ajouta-t-elle, défaites-moi de cela, je vous en conjure; ôtez-moi ce malheureux billet qui me tourmente, délivrez-moi du péril où il me jette, et que je ne le voie plus. Depuis deux heures que je l'ai reçu, je ne vis point.
Mais, lui dis-je, vous ne l'avez point lu, il n'est pas ouvert? Non, me répondit-elle; à tout moment j'ai eu envie de le déchirer, à tout moment j'ai été tentée de l'ouvrir; et à la fin je l'ouvrirais, je n'y résisterais pas: je crois que j'allais le lire, quand par bonheur pour moi vous êtes venue. Eh! quel bonheur! Hélas! je suis bien éloignée de sentir que c'en est un; je ne sais pas même si je le pense: ce billet que je viens de vous donner, je le regrette, peu s'en faut que je ne vous le redemande, je voudrais le ravoir. Mais ne m'écoutez point; et si vous le lisez, comme vous en êtes la maîtresse, puisque je ne vous cache rien, ne me dites jamais ce qu'il contient; je ne m'en doute que trop, et je ne sais ce que je deviendrais si j'en étais mieux instruite.
Eh! de qui le tenez-vous? lui dis-je alors, émue moi-même du trouble où je la voyais. De mon ennemi mortel, d'un homme qui est plus fort que moi, plus fort que ma religion, que mes réflexions, me répondit-elle; d'un homme qui m'aime, qui a perdu la raison, qui veut m'ôter la mienne, qui n'y a déjà que trop réussi, à qui il faut que vous parliez, et qui s'appelle...
Elle me le nomma alors tout de suite, dans le désordre des mouvements qui l'agitaient; et jugez quelle fut ma surprise, quand elle prononça le nom d'un homme que je voyais presque tous les jours chez Mme de Sainte-Hermières, et qui était un jeune abbé de vingt-sept à vingt-huit ans, qui à la vérité n'avait encore aucun engagement bien sérieux dans l'état ecclésiastique, qui jouissait cependant d'un petit bénéfice, qui passait pour être très pieux, qui avait la conduite et l'air d'un homme qui l'est beaucoup, et que je croyais moi-même d'une sagesse de moeurs irréprochable! Aussi, en apprenant que c'était lui, je ne pus m'empêcher de faire un cri.
Je sais, ajouta-t-elle, que vous le voyez très souvent; nous sommes alliés, et il m'a trompé dans ses visites; peut-être s'y est-il trompé lui-même. Il m'a, dit-il, aimée sans qu'il l'ait su, et je crois que ma faiblesse vient d'avoir su qu'il m'aimait; depuis ce temps-là, il me persécute, et je l'ai souffert. Mais montrez-lui sa lettre, dites-lui que je ne l'ai point lue; dites-lui que je ne veux plus le voir, qu'il me laisse en repos, par pitié pour moi, par pitié pour lui; faites-lui peur de Dieu même, qui me défend encore contre lui, qui ne me défendrait pas longtemps, et sur qui il aurait le malheur de l'emporter, s'il continue de me poursuivre; dites-lui qu'il doit trembler de l'état où je suis. Je ne réponds de rien, si je le revois; je suis capable de le suivre, je suis capable d'abréger ma vie, je suis capable de tout; je ne prévois que des horreurs, je n'imagine que des abîmes, et il est sûr que nous péririons tous deux.
Elle fondait en larmes en me tenant ce discours; elle avait les yeux égarés; son visage était à peine reconnaissable, il m'épouvanta. Nous gardâmes toutes deux un assez long silence; je le rompis enfin, je pleurai avec elle.
Tranquillisez-vous, lui dis-je, vous êtes née avec une âme douce et vertueuse; ne craignez rien, Dieu ne vous abandonnera pas; vous lui appartenez, et il ne veut que vous instruire. Vous comparerez bientôt le bonheur qu'il y a d'être à lui au misérable plaisir que vous trouvez à aimer un homme faible, corrompu, tôt ou tard ingrat, pour le moins infidèle, et qui ne peut occuper votre coeur qu'en l'égarant, qui ne vous donne le sien que pour vous perdre; vous le savez bien, vous me le dites vous-même, c'est d'après vous que je parle; et tout ceci n'est qu'un trouble passager qui va se dissiper, qu'il fallait que vous connussiez pour en être ensuite plus forte, plus éclairée, et plus contente de votre état.
Je m'arrêtai là; une cloche sonna qui l'appelait à l'église. Revenez donc me voir, me dit-elle d'une voix presque étouffée. Et elle me quitta.
Je restai encore quelques moments assise. Tout ce que je venais d'entendre avait fait une si grande révolution dans mon esprit, et je revenais de si loin, que, dans l'étonnement où j'étais de mes nouvelles idées, je ne songeais point à sortir de ce parloir.
Cependant le jour baissait; je m'en aperçus à travers ma rêverie, et je rejoignis la femme de chambre qui m'avait amenée. Je la trouvai qui venait me chercher.
Me voilà donc, comme je vous l'ai déjà dit, entièrement guérie de l'envie d'être religieuse, guérie à un point que je tressaillais en réfléchissant que j'avais pensé l'être, et qu'il s'en était peu fallu que je n'en eusse donné ma parole. Heureusement je n'avais pas été jusque-là; je n'avais encore paru que tentée d'embrasser cet état.
Mme de Sainte-Hermières, chez qui je revins pour quelques moments, voulut me retenir à coucher; mais, sans compter que je désirais d'être seule pour me livrer toute à mon aise à la nouveauté de mes réflexions, c'est que je croyais avoir le visage aussi changé que l'esprit, et que j'appréhendais qu'elle ne s'aperçût, à ma physionomie, que je n'étais plus la même; de sorte que j'avais besoin d'un peu de temps pour me rassurer, et pour prendre une mine où l'on ne connût rien, je veux dire ma mine ordinaire.
Je ne me rendis donc point à ses instances, et m'en retournai chez M. Villot, où j'achevai de me familiariser moi-même avec mon changement, et où je rêvai aux moyens de ne le laisser entrevoir qu'insensiblement aux autres; car j'aurais été honteuse de les désabuser trop brusquement sur mon compte; je voulais m'épargner leur surprise. Mais apparemment que je m'y pris mal, et je ne m'épargnai rien.
J'oubliais une circonstance qu'il est nécessaire que vous sachiez: c'est qu'en m'en retournant chez mon fermier avec la femme de chambre qui m'avait accompagnée au couvent, je rencontrai ce jeune homme dont m'avait entretenu la religieuse, cet abbé qui lui faisait répandre tant de larmes, et dont le billet que j'avais dans ma poche l'avait jetée dans un si grand trouble.
J'allais entrer chez M. Villot, et je venais de renvoyer la femme de chambre. Ce jeune tartufe, avec sa mine dévote, s'arrêta pour me saluer et me faire quelque compliment. Nous ne vous aurons donc pas ce soir chez Mme de Sainte-Hermières, où je vais souper, mademoiselle? me dit-il. Non monsieur, lui répondis-je; mais en revanche, je puis vous donner des nouvelles de Mme de... que je quitte, et qui m'a beaucoup parlé de vous (je nommai la religieuse); et l'air froid dont je lui dis ce peu de mots parut lui faire quelque impression; du moins, je le crus.
Elle a bien de la bonté, reprit-il; je la vois quelquefois; comment se porte-t-elle? Quoiqu'il n'y ait que trois heures que vous l'ayez quittée, lui repartis-je (et aussitôt il rougit), vous ne la reconnaîtriez pas, tant elle est abattue; je l'ai laissé baignée de ses pleurs et pénétrée jusqu'au désespoir de l'égarement d'un homme qui lui a écrit, il y a six ou sept heures, dont elle déteste les visites passées, dont elle n'en veut recevoir de la vie, qui tenterait inutilement de la revoir encore, et à qui elle m'a prié de rendre son billet que voici, ajoutai-je en le tirant de ma poche, où il s'était ouvert je ne sais comment. Apparemment que la religieuse en avait déjà à moitié rompu le cachet, dont la rupture dut lui persuader, sans doute, que je l'avais lu, et qu'ainsi je savais jusqu'où il était dégagé de scrupules en fait de religion et de bonnes moeurs, en fait de probité même; car je me doutais, sur tous les discours de la religieuse, qu'il ne s'était pas agi de moins que d'un enlèvement, et il n'y avait guère qu'un malhonnête homme qui eût pu en avoir fait la proposition.
Il prit le billet d'une main tremblante, et je le quittai sur-le-champ. Adieu, monsieur, lui dis-je; ne craignez rien de ma part, je vous promets un secret inviolable; mais craignez tout de mon amie, bien résolue d'éclater à quelque prix que ce soit, si vous continuez à la poursuivre.
Elle ne m'avait pas chargée de lui faire cette menace, mais je crus pouvoir l'ajouter de mon chef; c'était encore un secours que je prêtais à cette fille, dont le péril me touchait, et je pris sur moi d'aller jusque-là pour effrayer l'abbé, et pour lui ôter toute envie de renouer l'intrigue.
J'y réussis en effet; il ne retourna pas au couvent, et j'en débarrassai la religieuse, ou, pour mieux dire, j'en débarrassai sa vertu; car pour elle, il y avait des moments où elle aurait donné sa vie pour le revoir, à ce qu'elle me disait, dans quelques entretiens que j'eus encore avec elle.
Cependant, à force de prières, de combats et de gémissements, ses peines s'adoucirent, elle acquit de la tranquillité; insensiblement elle s'affectionna à ses devoirs, et devint l'exemple de son couvent par sa piété.
Quant à l'abbé, cette aventure ne le rendit pas meilleur; apparemment qu'il ne méritait pas d'en profiter. La religieuse n'était qu'une égarée; l'abbé était un perverti, un faux dévot en un mot, et Dieu, qui distingue nos faiblesses de nos crimes, ne lui fit pas la même grâce qu'à elle, comme vous l'allez voir par le récit d'un des plus tristes accidents de ma vie.
Je retournai le lendemain après-midi chez Mme de Sainte-Hermières, qui était alors enfermée dans son oratoire, et que deux ou trois de nos amis communs attendaient dans la salle.
Elle descendit un quart d'heure après, et d'aussi loin qu'elle me vit: Vous voilà donc, petite! me cria-t-elle comme en soupirant sur moi. Hélas! je songeais tout à l'heure à vous, vous m'avez distrait dans ma prière. Voici le temps où je n'aurai plus le plaisir de vous voir parmi nous, mais vous n'en serez que mieux. Nous allons être séparés d'elle, messieurs; c'est dans la maison de Dieu qu'il faudra désormais chercher notre prédestinée.
D'où vient donc, madame? lui dis-je avec un sourire que j'affectai pour cacher la rougeur dont je ne pus me défendre en entendant parler de la maison de Dieu.
Hélas! mademoiselle, me répondit-elle, c'est que je viens de recevoir une lettre de Mme la marquise (elle parlait de ma mère), à qui j'écrivis ces jours passés que dans les dispositions où je vous trouvais, elle pouvait se préparer à vous voir bientôt religieuse; et elle me charge de vous dire qu'elle vous aime trop pour s'y opposer si vous êtes bien appelée, qu'elle changerait bien son état contre celui que vous voulez prendre, qu'elle n'estime pas assez le monde pour vous y retenir malgré vous, et qu'elle vous permet d'entrer au couvent quand il vous plaira. Ce sont ses propres termes, et je prévois que vous profiterez peut-être dès ces jours-ci de la permission qu'on vous donne, ajouta-t-elle en me présentant la lettre de ma mère.
Les larmes me vinrent aux yeux pour toute réponse; mais c'étaient des larmes de tristesse et de répugnance, on ne pouvait pas s'y méprendre à l'air de mon visage.
Qu'est-ce donc? dit-elle, on croirait que cette lettre vous afflige; est-ce que j'ai mal jugé de vous? Tout le monde ici s'y est-il trompé, et n'êtes-vous plus dans les mêmes sentiments, ma fille?
Que ne m'avez-vous consultée avant que d'écrire à ma mère? lui répartis-je en sanglotant: vous achevez de me perdre auprès d'elle, madame. Je ne serai point religieuse; Dieu ne me veut pas dans cet état-là.
A ce discours, je vis Mme de Sainte-Hermières immobile et presque pâlissante; ses amis se regardaient et levaient les mains d'étonnement.
Ah! Seigneur, vous ne serez point religieuse! s'écria-t-elle ensuite d'un ton douloureux qui signifiait: Où en suis-je! Et il est vrai que je lui ôtais l'espérance d'une aventure bien édifiante pour le monde, et par conséquent bien glorieuse pour elle. Après toute la dévotion que je tenais d'elle et de son exemple, il ne me manquait plus qu'un voile pour être son chef-d'oeuvre.
Ne vous effrayez point, lui dit alors un de ceux qui étaient présents en souriant d'un air plein de foi; je m'y attendais; ceci n'est qu'un dernier effort de l'ennemi de Dieu contre elle. Vous l'y verrez peut-être voler dès demain, à cette heureuse et sainte retraite, qui vaut bien la peine d'être achetée par un peu de tentation.
Non, monsieur, répondis-je, toujours la larme à l'oeil; non, ce n'est point une tentation; mon parti est pris là-dessus. En ce cas-là, je vous plains de toutes façons, mademoiselle, me repartit Mme de Sainte-Hermières avec une froideur qui m'annonçait l'indifférence du commerce que nous aurions désormais ensemble; et aussitôt elle se leva pour passer dans le jardin; les autres la suivirent, j'en fis autant; mais aux manières qu'on eut avec moi dès cet instant, je ne reconnus plus personne de cette société. C'était comme si j'avais vécu avec d'autres gens; ce n'était plus eux, ce n'était plus moi.
De cette dignité où je m'étais vue parmi eux, il n'en fut plus question; de ce respectueux étonnement pour mes vertus, de ces dévotes exclamations sur les grâces dont Dieu favorisait cette jeune et vénérable prédestinée, il n'en resta pas vestige; et je ne fus plus qu'une petite personne fort ordinaire, qui avait d'abord promis quelque chose, mais à qui on s'était trompé, et qui n'avait pour tout mérite que l'avantage profane d'être assez jolie; car je n'étais plus si belle depuis que je refusais d'être religieuse; ce n'était plus si grand dommage que je ne le fusse pas, à ne regarder que l'édification que j'aurais donné au monde.
En un mot je déchus de toutes façons, et pour me punir de l'importance dont j'avais joui jusqu'alors, on porta si loin l'indifférence et l'inattention pour moi, quand j'étais présente, qu'à peine paraissait-on savoir que j'étais là.
Aussi mes visites au château devinrent-elles si rares qu'à la fin je n'en rendais presque plus. Dans l'espace d'un mois, je ne voyais que deux ou trois fois Mme de Sainte-Hermières, qui ne s'en plaignait point, qui ne me souhaitait ni ne me haïssait, dont l'accueil n'était que tiède ou distrait, et point impoli, et à qui en effet je ne faisais ni plaisir ni peine.
Il y avait déjà près de cinq mois que cela durait, quand un matin il vint un laquais de Mme de Sainte-Hermières me prier de sa part d'aller dîner chez elle. Cette invitation, à laquelle je me rendis, me parut nouvelle dans les termes où nous en étions toutes deux; mais ce qui me surprit encore davantage en arrivant, ce fut de voir cette dame reprendre avec moi cet air affectueux et caressant dont il n'était plus question depuis si longtemps.
Je la trouvai avec un gentilhomme qui ne venait chez elle que depuis ma disgrâce, et que je ne connaissais moi-même que pour l'avoir rencontré au château dans mes deux dernières visites; homme à peu près de quarante ans, infirme, presque toujours malade, souvent mourant; un asthmatique qui aurait, disait-on, fort aimé la dissipation et le plaisir, mais à qui sa mauvaise santé et la nécessité de vivre de régime n'avaient laissé d'autre chose à faire que d'être dévot, et dont la mine, au moyen de cette dévotion et de ses infirmités, était devenue maigre, pâle, sérieuse et austère.
Cet homme, comme je vous le dépeins, languissant, à demi mort, d'ailleurs garçon et fort riche, qui, comme je vous l'ai dit, ne m'avait vue que deux fois, à travers ses langueurs et son intérieur triste et mortifié, avait pris garde que j'étais jolie et bien faite.
Et comme il savait que je n'avais point de fortune, que ma mère, qui était outrée de ce que je n'avais pas pris le voile, ne demanderait pas mieux que de se défaire de moi; qu'on lui disait d'ailleurs que, malgré mon inconstance passée dans l'affaire de ma vocation, je ne laissais pas cependant que d'avoir de la sagesse et de la douceur, il se persuada, puisque je manquais de bien, que ce serait une bonne oeuvre que de m'aimer jusqu'à m'épouser, qu'il y aurait de la piété à se charger de ma jeunesse et de mes agréments, et à les retirer, pour ainsi dire, dans le mariage. Ce fut dans ce sens-là qu'il en parla à Mme de Sainte-Hermières.
Elle qui était bien aise de réparer l'affront que je lui avais fait, en restant dans le monde, qui voyait que la maison de ce gentilhomme ne valait guère moins qu'un couvent, et qu'en me mariant avec lui je lui ferais presque autant d'honneur que si elle m'avait fait religieuse, l'encouragea à suivre son dessein, résolut aussitôt avec lui de m'en instruire, et de me donner à dîner chez elle, où je le trouvai.
Venez, ma fille, venez, que je vous embrasse, me dit-elle. dès qu'elle me vit. Je n'ai jamais cessé de vous aimer, quoique j'aie un peu cessé de vous le dire; mais laissons là mon silence et les raisons qui l'ont causé. Il faut croire que Dieu a tout fait pour le mieux; ce qui se présente aujourd'hui pour vous me console de ce que vous avez perdu, et vous saurez ce que c'est quand nous aurons dîné. Mettons-nous à table.
Pendant qu'elle me parlait, je jetai par hasard les yeux sur le gentilhomme en question, qui baissa gravement les siens, d'un air doux et discret pourtant, de l'air de quelqu'un qui était mêlé à ce qu'on avait à me dire.
Nous dînâmes donc; ce fut lui qui me servit le plus souvent; il but à ma santé; tout cela d'une manière qui m'annonçait des vues, et qui sentait la déclaration muette et chrétienne. On devine mieux ces choses-là qu'on ne les explique; de sorte que j'eus quelque soupçon de la vérité.
Après le repas, il passa de la table où nous étions dans le jardin. Mademoiselle, me dit Mme de Sainte-Hermières, vous n'avez point de bien, votre mère ne peut vous en donner; M. le baron de Sercour en a beaucoup (c'était le nom de notre dévot); c'est un homme plein de piété, qui ne croit pas pouvoir faire un meilleur usage de sa richesse que de la partager avec une fille de qualité aussi estimable, aussi vertueuse que vous l'êtes, et dont le mérite a besoin de fortune. Il vous offre sa main; ce serait un mariage terminé en très peu de jours, et qui vous assurerait un établissement considérable. Il n'est question que d'en écrire à madame votre mère. Déterminez-vous; il n'y a pas à hésiter, ce me semble, pour peu que vous réfléchissiez sur la situation où vous êtes, et sur celle où vous pouvez tomber à l'avenir. Je vous parle en amie; le baron de Sercour n'est pas d'un âge rebutant. Il n'a pas beaucoup de santé, j'en conviens; il est assez incertain qu'il vive longtemps, ajouta-t-elle en baissant le ton de sa voix; mais enfin, Dieu est le maître, mademoiselle. Si vous veniez à perdre le baron, du moins vous laisserait-il de quoi chérir sa mémoire, et l'état de jeune et riche veuve, quoique affligée, est encore moins embarrassant que celui d'une fille de condition qui est fort mal à son aise. Qu'en dites-vous? Acceptez-vous le parti?
Je restai quelques moments sans répondre. Ce mari qu'on m'offrait, cette figure de pénitent, triste et langoureux, ne me revenait guère. C'était ainsi que je l'envisageais alors; mais j'avais de la raison.
Née sans bien, presque abandonnée de ma mère comme je l'étais, je n'ignorais pas tout ce que ma condition avait de fâcheux. J'en avais déjà été effrayée plus d'une fois; c'était ici l'instant de penser à moi plus sérieusement que jamais; et il n'y avait plus à m'inquiéter de cet avenir dont on me parlait, si j'épousais le baron qui était riche.
Ce mari me répugnait, il est vrai; mais je m'accoutumerais à lui. On s'accoutume à tout dans l'abondance, il n'y a guère de dégoût dont elle ne console.
Et puis, vous l'avouerai-je, moins à la honte de mon coeur qu'à la honte du coeur humain (car chacun a d'abord le sien, et puis un peu de celui de tout le monde), vous l'avouerai-je donc? c'est que parmi mes réflexions j'entrevis de bien loin celle-ci, qui était que ce mari n'avait point de santé, comme le disait Mme de Sainte-Hermières, et me laisserait peut-être veuve de bonne heure. Cette idée-là ne fit qu'une apparition légère dans mon esprit; mais elle en fit une dont je ne voulus point m'apercevoir, et qui cependant contribua sans doute un peu à me déterminer.
Eh bien! madame, qu'on écrive donc à ma mère, dis-je tristement à Mme de Sainte-Hermières; je ferai ce qu'elle voudra.
Le baron de Sercour rentra dans la chambre. Le coeur me battit en le voyant; je ne l'avais pas encore si bien vu. Je tremblai en le regardant, et je le crus déjà mon maître.
Je vous apprends que voici votre femme, monsieur le baron, lui dit Mme de Sainte-Hermières, et que je n'ai pas eu de peine à la résoudre.
Là-dessus, je le saluai, toute palpitante. Elle me fait bien de l'honneur, répondit-il en me rendant mon salut avec une satisfaction qu'il modéra tant qu'il put, de crainte qu'elle ne fût immodeste, mais qui, malgré qu'il en eût, ranima ses yeux ordinairement éteints.
Il me tint ensuite quelques discours dont je ne me ressouviens plus, qui étaient fort mesurés et fort retenus, et cependant plus amoureux que galants, des discours d'un dévot qui aime.
Enfin, il fut conclu que le baron écrirait dès ce jour-là à ma mère, que Mme de Sainte-Hermières joindrait une lettre à la sienne, et que je mettrais deux mots au bas de celle de cette dame pour marquer que j'étais d'accord de tout.
On convint aussi de tenir l'affaire secrète, et de ne la déclarer que le jour du mariage, parce que le baron avait un neveu qui était son héritier, et qu'il n'était pas nécessaire d'instruire d'avance.
Ce neveu, tout absorbé qu'il était, disait-on; dans la piété la plus profonde, avait pu cependant compter tout doucement sur la succession de son oncle, d'autant plus que les contradictions qu'il avait essuyées de la part de son évêque, et que l'impossibilité où il s'était vu de s'avancer dans les ordres, l'avaient obligé de quitter le petit collet il n'y avait que deux mois.
Et ce garçon si pieux, que M. le baron ne nommait pas, cet héritier qu'on craignait de chagriner trop tôt, et que ce petit collet qu'on disait qu'il n'avait plus m'avait d'abord fait reconnaître, c'était cet abbé dont j'avais délivré mon amie la religieuse.
Vous observerez que, depuis ce qui s'était passé entre lui et moi, il était venu assez souvent me voir chez M. Villot, tant pour me remercier du silence que j'avais gardé sur son aventure, que pour me conjurer d'avoir toujours cette charité-là pour lui (c'était ainsi qu'il appelait ma discrétion), et pour m'assurer qu'il ne songeait plus à la religieuse; en quoi il ne me trompait pas. Il venait même me trouver quelquefois dans une grande allée qui était près de notre maison, où j'avais coutume de me promener en lisant. On nous y avait vus plusieurs fois ensemble; on savait qu'il venait de temps en temps au logis, et cela ne tirait à aucune conséquence; au contraire, on ne m'en estimait que davantage, on le croyait presque un saint.
Il y avait alors quelque temps que je ne l'avais vu, et il vint le surlendemain du jour où tout ce que je viens de vous dire avait été arrêté chez Mme de Sainte-Hermières.
J'étais dans notre jardin quand il arriva; et sur la connaissance que j'avais du caractère de l'abbé, aussi bien que de la corruption de ses moeurs, qui devait lui faire souhaiter d'être riche, je pensais au chagrin que lui ferait mon mariage avec son oncle, quand on le déclarerait. Mais il le savait déjà.
Il fallait bien que Mme de Sainte-Hermières eût été indiscrète, et qu'elle eût confié l'affaire à quelque bonne amie, qui en eût à son tour fait confidence à quelqu'un qui l'eût dit à l'abbé.
Bonjour, mademoiselle, me dit-il en m'abordant; j'apprends que vous allez épouser le baron de Sercour, et je viens d'avance assurer ma tante de mes respects.
Je rougis de ce discours, comme si j'avais eu quelque chose à me reprocher à son égard. Je ne sais, lui répondis-je, qui vous a si bien instruit; mais on ne vous a pas trompé. Je vous dirai, au reste, que ce n'a été qu'après m'être promise à M. de Sercour que j'ai su que vous étiez son neveu, et que je ne vous aurais point fait un mystère de notre mariage s'il ne l'avait pas exigé lui-même; c'est lui qui a voulu qu'on l'ignorât, et le seul regret que j'aie dans cette affaire, c'est qu'elle vous prive d'une succession que je n'aurais pas songé à vous ôter. Mais mettez-vous à ma place. Je n'ai point de bien, vous le savez; et si j'avais refusé le baron, ma mère, qui voudrait être débarrassée de moi, ne me l'aurait jamais pardonné.
Puisque j'avais à perdre le bien de mon oncle, me repartit-il avec un souris assez forcé, j'aime mieux que vous l'ayez qu'une autre.
M. Villot, qui était dans le jardin,. et qui s'approcha de nous, interrompit notre conversation en saluant l'abbé, qui resta encore un quart d'heure, qui me quitta ensuite avec une tranquillité que je ne crus pas vraie, et qui, ce me semble, lui donnait en cet instant l'air d'un fourbe. Voilà du moins comment cela me frappa, et vous verrez que j'en jugeais bien.
Il continua de me voir, et encore plus fréquemment qu'à l'ordinaire, si fréquemment que le baron, qui le sut, m'en demanda la raison. Je n'en sais aucune, lui dis-je, si ce n'est qu'il est mon voisin, et qu'il faut qu'il passe près du logis pour aller chez Mme de Sainte-Hermières, que depuis quelque temps il va voir plus souvent que de coutume; comme il était vrai.
J'oublie de remarquer que ce neveu, après m'avoir fait le compliment que je vous ai dit sur mon mariage, dont il ne me parla plus, m'avait prié de ne dire à personne qu'il en fût informé, et que je lui en avais donné ma parole; de sorte que je n'en avertis ni le baron ni Mme de Sainte-Hermières.
Vous observerez aussi que, pendant le temps que j'étais comme brouillée avec cette dame, il. ne m'avait jamais, dans nos conversations, paru faire grand cas de sa piété; non qu'il se fût expliqué là-dessus d'une manière ouverte; je n'avais démêlé ce que je dis là que par ses mines, par de certains souris, et que par son silence, quand je lui montrais mon estime ou ma vénération pour cette veuve, que je blâmais d'ailleurs du motif de son refroidissement pour moi.
Quoi qu'il en soit, cet abbé, dont la tranquillité m'avait semblé si fausse, s'en alla chez Mme de Sainte-Hermières en me quittant, dîna chez elle, et dans le cours de sa visite, eut des façons, lui fit des discours qui la surprirent, à ce qu'elle me confia le lendemain.
Croiriez-vous, madame, lui avait-il dit, que ce qui m'a le plus coûté dans l'état ecclésiastique, où vous m'avez vu, ait été de surmonter une violente inclination que j'avais? Je puis l'avouer, à présent que mon penchant n'a plus rien de répréhensible, et que la personne pour qui je le sens peut me faire la grâce de recevoir mon coeur et ma main.
Et pendant qu'il tenait ce discours, ajouta-t-elle, ses regards se sont tellement attachés et fixés sur moi, que je n'ai pu m'empêcher de baisser les yeux. Qu'est-ce donc que cela signifie? Et à quoi songe-t-il? Quand je serais d'humeur à me remarier, ce qu'à Dieu ne plaise, ce ne serait pas un homme de son âge que je choisirais, et il faut sans doute que j'aie mal entendu.
Je ne sais plus ce que je lui répondis; mais cet homme, trop jeune pour devenir son mari, ne l'était point trop pour lui plaire. Ne lui parlez point de ce que je vous rapporte là, me dit-elle; j'ai peut-être eu tort d'y faire attention. Et elle n'y en fit que trop dans la suite.
Cependant, on reçut des nouvelles de ma mère, qui envoyait le consentement le plus complet, joint à la lettre du monde la plus honnête, avec une autre lettre pour Mme de Sainte-Hermières, dans laquelle il y avait quelques lignes pour moi. De sorte qu'on allait hâter mon mariage, quand tout fut arrêté par une maladie qui me vint, qui fut aussi longue que dangereuse, et dont je fus plus de deux mois à me rétablir.
L'abbé, pendant qu'elle dura, parut s'inquiéter extrêmement de mon état, et ne passa pas un jour sans me voir ou sans venir savoir comment j'étais; jusque-là que le baron, à qui son neveu, devenu libre, avait avoué qu'il se marierait volontiers, s'il trouvait une personne qui lui convînt, s'imagina qu'il avait des vues sur moi, et me demanda ce qui en était. Non, lui repartis-je, votre neveu ne m'a jamais rien témoigné de ce que vous me dites là; il ne s'intéresse à moi que par de simples sentiments d'estime et d'amitié; et c'était aussi ma pensée, je n'en savais pas davantage.
Enfin je guéris, et comme je n'allais épouser le baron que par un pur motif de raison qui me coûtait, cela me laissait encore un peu de tristesse, qu'on prit pour un reste de faiblesse ou de langueur, et le jour de notre mariage fut fixé; mais ce fut le baron de Sercour, et non pas Mme de Sainte-Hermières, qui me pressa de hâter ce jour-là.
Ce que je trouvai même d'assez singulier, c'est qu'elle cessa, depuis ma convalescence, de m'encourager à me donner à lui, comme elle avait fait auparavant. Il me paraissait, au contraire, qu'elle n'eût pas désapprouvé mes dégoûts.
Vous êtes rêveuse, je le vois bien, me dit-elle un matin qu'elle était venue chez moi; et je vous plains, je vous l'avoue.
La veille du jour de notre mariage, elle souhaita que je vinsse passer toute la journée chez elle, et que j'y couchasse.
Ecoutez, me dit-elle sur le soir, il n'y a encore rien de fait. Ouvrez-moi votre coeur; vous sentez-vous trop combattue, n'allons pas plus loin; je me charge de vous excuser auprès de la marquise, n'en soyez pas en peine, et ne vous sacrifiez point. A l'égard du baron, son neveu lui parlera. Est-ce que l'abbé est instruit? lui repartis-je. Oui, me répondit-elle, il vient de me le dire; il sait tout, et j'ignore par où. Hélas! madame, repris-je, je n'ai suivi que vos conseils, il n'est plus temps de se dédire; ma mère, qui ne m'aime point, ne serait pas si traitable que vous le croyez, et nous nous sommes trop avancés pour ne pas achever.
N'en parlons donc plus, me dit-elle d'un air plus chagrin que compatissant. L'abbé arriva alors. Vous avez, dit-on, compagnie ce soir, madame; mon oncle sera-t-il des vôtres, et n'y a-t-il rien de changé? lui dit-il. Non, c'est toujours la même chose, repartit-elle. A propos, Mme de Clarville (c'était une de ses amies et de celles du baron) doit être de notre souper, elle me l'a promis; j'ai peur qu'elle ne l'oublie, et je suis d'avis de l'en faire ressouvenir par un petit billet. Mademoiselle, ajouta-t-elle, j'ai depuis hier une douleur dans la main; j'aurais de la peine à tenir ma plume; voulez-vous bien écrire pour moi? Volontiers, lui dis-je; vous n'avez qu'à dicter. Il ne s'agit que d'un mot, reprit-elle, et le voici:
" Vous savez que je vous attends ce soir; ne me manquez pas. "
Je lui demandai si elle voulait signer. Non, me dit-elle, il n'est pas nécessaire; elle saura bien ce que cela signifie.
Aussitôt elle prit le papier. Sonnez, monsieur, dit-elle à l'abbé, il est temps qu'on le porte. Mais non, arrêtez; vous ne souperez point avec nous, cela ne se peut pas; je suis même d'avis que vous nous quittiez avant que le baron arrive, et vous aurez la bonté de rendre, en passant, le billet à Mme de Clarville; vous ne vous détournerez que d'un pas.
Donnez, madame, répondit-il; votre commission va être faite. Il se leva et partit. A peine venait-il de sortir que le baron entra avec un de ses amis. Nous soupâmes fort tard. Mme de Clarville, que je ne connaissais pas, ne vint point; Mme de Sainte-Hermières ne fit pas même mention d'elle. Après le souper, nous entendîmes sonner onze heures.
Mademoiselle, me dit Mme de Sainte-Hermières, il est assez tard pour une convalescente; vous devez demain être à l'église dès cinq heures du matin, allez vous reposer. Je n'insistai point, je pris congé de la compagnie, et de M. de Sercour, qui me prit la main, et ne fit que l'approcher de sa bouche, sans la baiser.
Mme de Sainte-Hermières pâlit en m'embrassant. Vous avez plus besoin de repos que moi, lui dis-je, et je partis. Une de ses femmes me suivit jusqu'à ma chambre, dont la clef était à la porte; elle me déshabilla en partie; je la renvoyai avant que de me mettre au lit, et elle emporta ma clef.
Il faut vous dire que je logeais dans une aile du château assez retirée, et qui, par un escalier dérobé, rendait dans le jardin, d'où l'on pouvait venir à ma chambre.
Je n'avais nulle envie de dormir, et je me mis à rêver dans un fauteuil où je m'oubliai plus d'une heure; après quoi, plus éveillée encore que je ne l'avais été d'abord, je vis des livres qui étaient sur une tablette, et j'en pris un pour me procurer un peu d'assoupissement par la lecture.
Je lus en effet plus d'une demi-heure, et jusqu'au moment où je me sentis assez fatiguée; de sorte que j'avais déjà jeté le livre sur la table, et j'allais achever de me déshabiller pour me mettre au lit, quand j'entendis quelque bruit dans un petit cabinet attenant à ma chambre, dont la porte n'était même qu'un peu plus d'à moitié poussée.
Ce bruit continua; j'en fus émue, et dans mon émotion je criai: Qui est là? N'ayez point de peur, mademoiselle, me répondit une voix que je crus reconnaître à travers la frayeur qu'elle me fit. Et aussitôt je vis paraître l'abbé, qui d'un air riant, sortit du cabinet.
Je restai quelque temps les yeux ouverts sur lui, toute saisie, et sans pouvoir lui rien dire. Ah! mon Dieu, que faites-vous là, monsieur? lui dis-je ensuite, respirant avec peine, qui vous a mis ici? Ne craignez rien, me dit-il en s'asseyant hardiment à côté de moi; je n'y suis simplement que pour y être.
Et quel est votre dessein? poursuivis-je d'un ton de voix plus fort; sortez tout à l'heure, ajoutai-je en me levant pour ouvrir ma porte. Mais comme je vous l'ai dit, la femme de chambre l'avait fermée. Me voilà au désespoir, et je voulus ouvrir une fenêtre pour appeler. Non, non, je vais me retirer dans un moment par l'escalier dérobé, me dit-il en m'arrêtant par le bras. Croyez-moi, point de bruit; tout est couché, tout dort, et quand vos cris feraient venir du monde, tout ce qu'on en pourra penser, c'est que j'aurai voulu abuser du rendez-vous et de l'heure où nous sommes; mais on n'en croira pas moins que je suis ici de votre aveu.
De mon aveu, méchant! Un rendez-vous! m'écriai-je. Oui, me dit-il, en voici la preuve; lisez votre billet. Il me montra celui que Mme de Sainte-Hermières m'avait fait écrire pour elle.
Ah! l'indigne, l'abominable homme! Ah! monstre que vous êtes! lui dis-je en retombant dans mon fauteuil; ah! mon Dieu!
Ma surprise et mes pleurs me coupèrent alors la parole; je fondis en larmes; je me débattais comme une égarée dans mon fauteuil.
Il vit mon état sans s'émouvoir et avec la tranquillité d'un scélérat. Je fus tentée de me jeter sur lui, de le déchirer si je l'avais pu; et puis tout à coup, par un autre mouvement, je tombai à ses genoux. Ah! monsieur, lui dis-je, monsieur, pourquoi me perdez-vous? Que vous ai-je fait? Souvenez-vous de l'estime qu'on a pour vous, souvenez-vous du service que je vous ai rendu; je me suis tue, je me tairai toute ma vie.
Il me releva, toujours avec le même sang-froid. Quand vous ne vous tairiez pas, vous n'en seriez point crue; vous passeriez pour une jalouse, me répondit-il, et vous ne pouvez plus me faire tort. Calmez-vous, tout ceci va finir, et je vous sers; je ne veux que vous délivrer d'un mariage qui vous répugne à vous-même, et qui allait me ruiner; voilà tout.
Pendant qu'il me tenait ce discours,. j'entendis la voix de plusieurs personnes. On ouvrit subitement ma porte, et le premier objet qui me frappa, ce fut M. le baron de Sercour, accompagné de Mme de Sainte-Hermières, tous deux suivis de cet ami qui avait soupé avec nous et qui tenait une épée nue, et de trois ou quatre domestiques de la maison, qui étaient armés.
Le baron et son ami avaient couché au château. Mme de Sainte-Hermières les avait retenus sous prétexte qu'ils seraient le lendemain plus près de l'église, où l'on devait se rendre de très bon matin; et cette dame avait ordonné qu'on les éveillât tous deux, leur avait fait dire qu'on l'avait réveillée elle-même, pour l'avertir, qu'il y avait du bruit dans ma chambre, qu'on y entendait différentes voix, qu'à la vérité je ne criais point, mais qu'on présumait ou qu'on m'en empêchait, ou que je n'osais crier, qu'il y avait apparence que c'étaient des voleurs, et. qu'elle conjurait ces messieurs de venir à mon secours et au sien, avec ses gens qui étaient tous levés.
Voilà pourquoi je les vis tous armés quand ils ouvrirent ma porte.
L'abbé, qui savait bien ce qui arriverait, venait de me remettre dans mon fauteuil, et me tenait encore une main quand ils parurent.
Je me retournai avec cet air de désolation que j'avais, et le visage tout baigné de pleurs.
A cette apparition, je fis un cri de douleur, qu'on dut attribuer à la confusion que j'avais de me voir surprise avec l'abbé. Ajoutez à cela que mes larmes déposaient encore contre moi; car, puisque je n'avais appelé personne, d'où pouvaient-elles venir, dans les conjonctures où j'étais, que de l'affliction d'une amante qui va se séparer de ce qu'elle aime?
Je me souviens que l'abbé se leva lui-même d'un air assez honteux.
Quoi! vous, mademoiselle! Vous que j'ai crue si vertueuse! Ah! madame, à qui se fiera-t-on? dit alors M. de Sercour.
Il me fut impossible de répondre, mes sanglots me suffoquaient. Pardonnez-moi le chagrin que je vous donne, monsieur, lui dit alors l'abbé; ce n'est que depuis trois ou quatre jours que je sais l'intérêt que vous prenez à mademoiselle, et la nécessité où elle est, dit-elle, de vous épouser. Dans le trouble où la jetait ce mariage, elle a souhaité de me voir encore une fois, et c'est une consolation que je n'ai pu lui refuser. J'ai cédé à ses instances, à ses chagrins, au billet que voici, ajouta-t-il en lui faisant lire le peu de mots qu'il contenait; enfin, monsieur, elle pleurait, elle pleure encore, elle est aimable, et je ne suis qu'un homme.
Quoi! ce billet!... m'écriai-je alors. Et je m'arrêtai là; je n'eus pas la force de continuer; je demeurai sans sentiment dans mon fauteuil.
L'abbé s'éclipsa; il fallut emporter M. de Sercour, qui, me dit-on, se trouva mal aussi, et qui ensuite voulut absolument s'en retourner chez lui.
A mon égard, revenue à moi par les soins de la complice de l'abbé (je parle de Mme de Sainte-Hermières, dont vous avez déjà dû entrevoir la perfidie, et qui se retira dès que je commençai à ouvrir les yeux), en vain demandai-je à lui parler, elle ne revint point, je ne vis que ses femmes. Le fièvre me reprit, et l'on me transporta dès six heures du matin chez M. Villot, encore plus désespérée que malade.
Vous jugez bien que mon aventure éclata de toutes parts de la manière du monde la plus cruelle pour moi; en un mot, elle me déshonora, c'est tout dire.
M. le baron et Mme de Sainte-Hermières l'écrivirent à ma mère, en lui renvoyant son consentement à notre mariage. Quant au scélérat d'abbé, cette dame, quelques jours après, sut si bien l'excuser auprès de son oncle, qu'elle le réconcilia avec lui.
Ce dernier, qui m'aimait, me déchira si chrétiennement, et gémit de mon prétendu désordre avec des expressions si intéressantes, si malignes et si pieuses, qu'on ne sortait d'auprès de lui que la larme à l'oeil sur mon égarement; pendant que, flétrie et perdue dans l'esprit de tout le monde, je passai près de trois semaines à lutter contre la mort, et sans autre ressource, pour ainsi dire, que la charité de M. et Mme Villot, qui me secoururent avec tout le soin imaginable, malgré l'abandon où ma mère, dans sa fureur, leur annonça qu'elle allait me laisser. Ces bonnes gens furent les seuls qui résistèrent au torrent de l'opprobre où je tombai; non qu'ils me crussent absolument innocente, mais jamais il n'y eut moyen de leur persuader que je fusse aussi coupable qu'on le supposait.
Cependant ma fièvre cessa, et ma première attention, dès que je me vis en état de m'expliquer, ce fut de leur raconter tout ce que je savais de mon histoire, et de leur dire les justes soupçons que j'avais que Mme de Sainte-Hermières était de moitié avec le neveu, qu'ils croyaient un homme de bien, et que je crus devoir démasquer, en leur confiant, sous le sceau du secret, l'aventure de ce misérable avec la religieuse.
Il ne leur en fallut pas davantage pour achever de les désabuser sur mon compte, et dès cet instant ils ne cessèrent de soutenir partout avec courage que le public était trompé, qu'on jugeait mal de moi, qu'on le verrait peut-être quelque jour (et ils prophétisaient), qu'il était faux que l'abbé fût mon amant, ni qu'il eût jamais osé me parler d'amour; qu'à la vérité il était question d'un fait incompréhensible, et qui mettait l'apparence contre moi, mais que je n'y avais point d'autre part que d'en avoir été la victime.
Ils avaient beau dire, on se moquait d'eux, et je passai trois mois dans le désespoir de cet état-là.
Je voulus d'abord paraître pour me justifier, dès que je pus sortir; mais on me fuyait; il était défendu à mes compagnes de m'approcher, et je pris le parti de ne me plus montrer.
Confinée dans ma chambre, toujours noyée dans les pleurs, méconnaissable à force d'être changée, j'implorais le ciel; et j'attendais qu'il eût pitié de moi, sans oser l'espérer.
Il m'exauça cependant, et fit la grâce à Mme de Sainte-Hermières de la punir pour la sauver.
Elle était allée rendre visite à une de ses amies; il avait plu beaucoup la veille, les chemins étaient rompus, et son carrosse versa dans un profond et large fossé, dont on ne la retira qu'évanouie et à moitié brisée. On la reporta chez elle. La fièvre se joignit à cet accident, qui avait été précédé d'un peu d'indisposition; et elle fut si mal, qu'on crut qu'elle n'en réchapperait pas.
Un ou deux jours avant qu'on désespérât d'elle, une de ses femmes, qui était mariée; prête d'accoucher, qui souffrait beaucoup, et qui se vit en danger de mourir, dans la peur qu'elle en eut, se crut obligée de révéler une chose qui me concernait, et qui chargeait sa conscience.
Elle déclara donc, en présence de témoins, que la veille de mon mariage avec M. de Sercour, l'abbé lui avait fait présent d'une assez jolie bague pour l'engager à l'introduire sur le soir dans le cabinet de la chambre où je devais coucher.
Je répondis d'abord que j'y consentais, raconta-t-elle, à condition que Mlle de Tervire en fût d'accord, et que je l'en avertirais, Là-dessus il me pria instamment de n'en rien faire, et après m'avoir demandé le secret: N'est-il pas cruel, me dit-il, que mon oncle, tout moribond qu'il est; épouse demain Mlle de Tervire, pour la laisser veuve au bout de six mois peut-être, et maîtresse d'une succession qui m'appartient comme à son héritier naturel? Mon projet est donc de le détourner de ce mariage, qui m'enlève un bien dont je ferai sûrement un meilleur et plus digne usage que cette petite coquette, qui le dépenserait en vanités. Vous y gagnerez vous-même, et voici toujours, avec la bague, un billet de mille écus que je vous donne, et qui, en attendant mieux, vous sera payé dès que le baron aura les yeux fermés. Il n'est question que de me cacher ce soir, pendant qu'on soupera, dans le cabinet de la chambre où Mlle de Tervire couchera, et une heure après, c'est-à-dire entre minuit et une heure, d'aller dire à Mme de Sainte-Hermières qu'on entend du bruit dans cette chambre, afin qu'elle y vienne avec le baron qui, me trouvant là avec la jeune personne, ne doutera pas que nous ne nous aimions tous deux, et renoncera à l'épouser. Voilà tout.
La bague et le billet me tentèrent, je le confesse, ajouta la femme de chambre; je me rendis. Je l'introduisis dans le cabinet; et non seulement le mariage en a été rompu, mais ce que je me reproche le plus, et ce qui m'oblige à une réparation éclatante, c'est le tort que j'ai fait par là à Mlle de Tervire, dont la réputation en a tant souffert, et à qui je vous prie tous de demander pardon pour moi.
Les témoins de cette scène la répandirent partout, et quand il n'en serait pas arrivé davantage, c'en était assez pour me justifier. Mais il restait encore une coupable à qui Dieu, dans sa miséricorde, voulait accorder le repentir de son crime.
Je parle de Mme de Sainte-Hermières, qui, le lendemain même de ce que je viens de vous dire, et en présence de sa famille, de ses amis et d'un ecclésiastique qui l'avait assistée, remit un paquet cacheté et écrit de sa main à M. Villot, qu'elle avait envoyé chercher, le chargea de l'ouvrir, d'en publier, d'en montrer le contenu avant ou après sa mort, comme il lui plairait, et finit enfin par lui dire: J'aurais volontiers fait presser Mlle de Tervire de venir ici mais je ne mérite pas de la voir; c'est bien assez qu'elle ait la charité de prier Dieu pour moi. Adieu, monsieur, retournez chez vous, et ouvrez ensemble ce paquet qui la consolera. M. Villot sortit en effet, et revint vite au logis, où, conformément à la volonté de cette dame, nous lûmes le papier qui avait laissé pour le moins autant de curiosité que d'étonnement à ceux qui avaient entendu ce que Mme de Sainte-Hermières avait dit en le remettant à M. Villot; et voici à peu près et en peu de mots ce qu'il contenait:
"Prête à paraître devant Dieu, et à lui rendre compte de mes actions, je déclare à M. le baron de Sercour qu'il ne doit rien imputer à Mlle de Tervire de l'aventure qui s'est passée chez moi, et qui a rompu son mariage avec elle. C'est moi et une autre personne (qu'elle ne nommait point) qui avons faussement supposé qu'elle avait de l'inclination pour le neveu de M. le baron. Ce rendez-vous que nous avons dit qu'elle lui avait donné la nuit dans sa chambre ne fut qu'un complot concerté entre cette autre personne et moi, pour la brouiller avec M. de Sercour. Je meurs pénétrée de la plus parfaite estime pour la vertu de Mlle de Tervire, à qui je n'ai nui que dans la crainte du tort que cette autre personne menaçait de me faire à moi-même, si j'avais refusé d'être complice."
Il me serait impossible de vous exprimer tout ce que cet écrit me donna de consolation, de calme et de joie; vous en jugerez par l'excès de l'infortune où j'avais langui.
M. Villot alla sur-le-champ lire et montrer ce papier partout, et d'abord à M. de Sercour, qui partit aussitôt pour venir me voir et me faire des excuses.
Enfin, tout le monde revint à moi; les visites ne finissaient point, c'était à qui me verrait, à qui m'aurait, à qui m'accablerait de caresses, de témoignages d'estime et d'amitié. Tous ceux qui avaient connu ma mère lui écrivirent; et l'abbé, devenu à son tour l'exécration du public aussi bien que de son oncle, se vit forcé de sortir du pays, et de fuir à trente lieues de là dans une assez grosse ville, où deux ans après on apprit que sa mauvaise conduite et ses dettes l'avaient fait mettre en prison, où il finit ses jours.
La femme de chambre de Mme de Sainte-Hermières ne mourut point. Cette dame elle-même survécut à son écrit, qui m'avait si bien justifiée, et se retira dans une petite terre écartée, où elle vivait encore quand je sortis du pays. Le baron de Sercour, que je traitai toujours fort poliment partout où je le rencontrai, voulut renouer avec moi, et proposa de conclure le mariage; mais je ne pus plus m'y résoudre. Il m'avait trop peu ménagée.
J'avais alors dix-sept ans et demi, quand une dame que je n'avais jamais vue, et qui était extrêmement âgée, arriva dans le pays; il y avait au moins cinquante-cinq ans qu'elle l'avait quitté, et elle y revenait, disait-elle, pour y revoir sa famille, et pour y finir ses jours.
Cette dame était une soeur de feu M. de Tervire, mon grand-père, qu'un jeune et riche négociant avait épousé dans notre province, où quelques affaires l'avaient amené. Il y avait bien trente-cinq ans qu'elle était veuve, et il ne lui était resté qu'un fils, qui pouvait bien en avoir quarante. Je ne saurais me dispenser d'entrer dans ce détail, puisqu'il doit éclaircir ce que vous allez entendre, et que c'est d'ici que les plus importantes aventures de ma vie vont tirer leur origine.
Vous m'avez vue rejetée de ma mère dans mon enfance, manquant d'asile, et maltraitée de mes tantes dans mon adolescence, réduite enfin à me réfugier dans la maison d'un paysan (car mon fermier en était un), qui me garda cinq années entières, à qui j'aurais été à charge par la médiocrité de ma pension, chez qui même je n'aurais pas eu le plus souvent de quoi me vêtir sans son amitié pour moi et sans sa reconnaissance pour mon grand-père.
Me voici à présent parvenue à l'âge de la jeunesse. Voyons les événements qui m'y attendent.
Cette dame dont je viens de vous parler, ne sachant plus où se loger en arrivant, ni qui pourrait la recevoir depuis la mort de mon grand-père, s'était arrêtée dans la ville la plus prochaine, et de là avait envoyé au château de Tervire, tant pour savoir par qui il était occupé que pour avoir des nouvelles de la famille.
On y trouva Tervire, ce frère cadet de mon père, qui depuis deux ou trois jours y était arrivé de Bourgogne, où il vivait avec sa femme, dont je ne vous ai rien dit, et qui y avait ses biens, et où le peu d'accueil qu'on avait toujours fait à ce cadet dans nos cantons, depuis le désastre de son aîné, l'avait comme obligé de se retirer.
Je vous ai déjà fait observer que la dame en question avait un fils, et il faut que vous sachiez encore que ce fils, à qui, comme à un riche héritier, elle avait donné toute l'éducation possible, et que dans sa jeunesse elle avait envoyé à Saint-Malo pour y régler quelques restes d'affaires, y était devenu amoureux de la fille d'un petit artisan, fort vertueuse et fort raisonnable, disait-on, mais qui avait une soeur qui ne lui ressemblait pas, une malheureuse aînée qui n'avait de commun avec elle que la beauté, et qui pis est, dont la conduite avait personnellement déshonoré le père et la mère qui la souffraient.
Son autre soeur, malgré cet opprobre de sa famille, n'en était pas moins estimée, quoique la plus belle, et ce ne pouvait être là que l'effet d'une sagesse bien prouvée et bien exempte de reproche.
Quoi qu'il en soit, le fils de Mme Dursan (c'était le nom de la dame dont il s'agit), éperdu d'amour pour cette aimable fille, fit, à son retour de Saint-Malo, tout ce qu'il put auprès de sa mère pour obtenir la permission d'épouser sa maîtresse.
Mme Dursan, que quelques amis avaient informée de tout ce que je viens de vous dire, frémit d'indignation aux instances de son fils, s'emporta contre lui, l'appela le plus lâche de tous les hommes s'il persistait dans son dessein, qu'elle traitait d'horrible et d'infâme.
Son fils, après quelques autres tentatives qui furent encore plus mal reçues, bien convaincu à la fin de l'impossibilité de gagner sa mère, acheva sans bruit de perdre le peu de raison que l'espérance de réussir lui avait laissée, ferma les yeux sur tout ce qu'il allait sacrifier à sa passion, et résolut froidement sa ruine.
Il trouva le moyen de voler vingt mille francs à sa mère, partit pour Saint-Malo, rejoignit sa maîtresse, qu'il abusa par un consentement qui paraissait être de sa mère dont il avait contrefait l'écriture, eut le temps d, l'épouser avant que Mme Dursan, qui s'aperçut trop tard de son vol, pût y mettre obstacle, et la força ensuite de se sauver avec lui, pour échapper aux poursuites de sa mère, après lui avoir avoué qu'il l'avait trompée.
Trois ou quatre ans après, il avait écrit deux ou trois fois de suite à Mme Dursan, qui pour toute réponse au repentir qu'il marquait avoir de sa faute, lui fit mander à son tour qu'elle ne voulait plus entendre parler de lui, et qu'elle n'avait que sa malédiction à lui donner.
Dursan, qui connaissait sa mère, et qui se jugeait lui-même indigne de pardon, désespéra de la faire changer de sentiment, et cessa de la fatiguer par ses lettres.
Son mariage aurait sans doute été déclaré nul, s'il avait voulu; son âge, l'extrême inégalité des conditions, l'infamie de ces petites gens avec lesquels il s'était allié, le crédit et les richesses de sa mère, tout était pour lui, tout l'aurait aidé à se tirer d'affaire, s'il avait seulement commencé par se séparer de cette fille, et quelques personnes, à qui il avait d'abord confié le lieu de sa retraite, le lui proposèrent deux ou trois mois après son évasion, persuadées qu'il n'y répugnerait pas, d'autant plus qu'il sentait alors tout le tort qu'il s'était fait. Quelle apparence d'ailleurs qu'après ses extravagances passées, qui montraient si peu de coeur, il fût de caractère à s'effrayer d'une mauvaise action de plus? Celle-ci l'arrêta cependant. On ne connaît rien aux hommes,; et cet insensé, qui s'était si peu soucié de ce qu'il se devait à lui-même, qui n'avait pas hésité d'être si lâche à ses dépens, refusa tout net de l'être aux dépens de sa femme, pour qui sa passion était déjà éteinte.
De sorte que tout le monde l'abandonna, et il y avait plus de dix-sept ans qu'on ne savait ce qu'il était devenu.
Tervire le cadet, qui avait autrefois été instruit d'une partie de ce que je vous dis là par son père, à qui Mme Dursan l'avait écrit, présuma que son fils était mort, puisqu'elle revenait finir ses jours dans sa patrie, ou du moins se flatta qu'il ne se serait pas réconcilié avec elle, et qu'en cultivant ses bonnes grâces, il pourrait encore être substitué à la place de ce fils, comme il l'avait été à celle de mon père.
Plein de cette espérance flatteuse, et déjà tout ému de convoitise, le voilà qui part pour aller trouver sa tante, et qui, dans sa petite tête (car il avait peu d'esprit), projette en chemin les moyens d'envahir la succession; moyens aussi sots que lui, et qui se terminèrent, comme on en a jugé depuis, à prodiguer les respects, les airs d'attachement, les complaisances et toutes sortes de finesses de cette espèce. Ce fut là tout ce qu'il put imaginer de plus adroit.
Mais, malheureusement pour lui, il avait affaire à une femme de bon sens, d'un caractère simple et tout uni, que ses façons choquèrent, qui comprit tout d'un coup à quoi elles tendaient, et qu'elles dégoûtèrent de lui.
Il lui offrit sort château, qu'elle refusa; mais comme il ne l'habitait point, qu'il avait fixé sa demeure ailleurs et bien loin de là, qu'elle y avait été élevée, elle s'offrit de l'acheter avec la terre de Tervire.
Il ne demandait pas mieux que de s'en défaire, et un autre que lui en aurait généreusement laissé le marché à la discrétion d'une tante aussi riche, aussi âgée, dont il pouvait même arriver qu'il héritât, et c'eût été là sûrement une marque de zèle et de désintéressement bien entendue; mais les petites âmes ne se fient à rien. Il ne s'était préparé qu'à des respects sans conséquence. Il était d'ailleurs tenté du plaisir présent de vendre bien cher; et ce neveu, par pure avarice, oublia les intérêts de son avarice même.
Il céda son château, après avoir honteusement chicané sur le prix avec Mme Dursan, qui l'acheta plus qu'il ne valait, mais qui en avait envie, et qui le lui paya sur-le-champ.
Tout l'avantage qu'elle eut dans cette occasion par-dessus une étrangère, ce fut d'être rançonnée avec des révérences, avec des tons doux et respectueux, à la faveur desquels il croyait habilement tenir bon sur le marché, sans qu'elle y prît garde.
Dès le lendemain, elle alla loger dans le château, qu'elle le pria sans façon de lui laisser libre le plus tôt qu'il pourrait, et dont il sortit huit jours après pour s'en retourner chez lui, fort honteux du peu de succès de ses respects et de ses courbettes, dont il vit bien qu'elle avait deviné les motifs, et qui n'avaient servi qu'à la faire rire, sans compter encore le chagrin qu'il eut de me laisser dans le château, où le bonhomme Villot, qui connaissait cette dame, m'avait amenée depuis cinq ou six jours, et où je plaisais, où mes façons ingénues réussissaient auprès de Mme Dursan, qui commençait à m'aimer, qui me caressait, à qui je m'accoutumais insensiblement, que je trouvais en effet bonne et franche, avec qui j'étais le lendemain plus à mon aise et plus libre que la veille, qui de son côté prenait plaisir à voir qu'elle me gagnait le coeur, et qui, pour surcroît de bonne fortune pour moi, avait retrouvé au château un portrait qu'on avait fait d'elle dans sa jeunesse, à qui il est vrai que je ressemblais beaucoup, qu'elle avait mis dans sa chambre, qu'elle montrait à tout le monde.
Comme on m'appelait communément la belle Tervire, il s'ensuivait de ma ressemblance avec le portrait de Mme Dursan, qu'on ne pouvait louer les grâces que j'avais sans louer celles qu'elle avait eues. Je ne faisais point d'impression qu'elle n'eût faite, elle aurait inspiré tout ce que j'inspirais, c'eût été la même chose, témoin le portrait; et cela la réjouissait encore, toute vieille qu'elle était. L'amour-propre tire parti de tout, il prend ce qu'il peut, suivant l'âge et l'état où nous sommes; et vous jugez bien que je n'y perdais pas, moi, à lui faire tant d'honneur, et à me montrer ainsi ce qu'elle avait été.
Voilà donc dans quelles circonstances Tervire repartit pour la Bourgogne.
M. Villot, qui croyait ne m'avoir laissée au château que pour une semaine ou deux, revint me chercher le lendemain du départ de mon oncle; mais Mme Dursan, qui ne m'avait retenue aussi que pour quelques jours, n'était plus d'avis que je la quittasse.
Parle donc, ma petite, me dit-elle en me prenant à part, t'ennuies-tu ici? Non, vraiment, ma tante, répondis-je; mais, en revanche, je pourrai bien m'ennuyer ailleurs. Eh bien! reste, reprit-elle; tu seras chez moi encore plus honnêtement que chez Villot, je pense.
C'est ce qui me semble, lui dis-je en riant. J'écrirai donc demain à ta mère que je te garde, ajouta-t-elle; entre nous, tu n'étais pas là dans une maison convenable à une fille née ce que tu es Mlle de Tervire en pension chez un fermier! Voilà qui est joli! Plus joli que d'être pensionnaire d'un pauvre vigneron, comme j'ai pensé l'être, ma tante, lui repartis-je toujours en badinant.
Je le suis bien, ma petite, me répondit-elle; on me conta avant-hier toute ton histoire, et l'obligation que tu as au bonhomme Villot, que j'estime aussi bien que sa femme. Je suis instruite de tout ce qui te regarde, et je ne dis rien de ta mère; mais tu as de fort aimables tantes! Quelle parenté! Elles sont venues me voir, et je leur rendrai leur visite; il faudra bien; tu seras avec moi, c'est un plaisir que je veux me donner.
Mon fermier entra pendant qu'elle me tenait ce discours. Venez, monsieur Villot, lui cria-t-elle; je parlais de vous tout à l'heure: vous veniez pour emmener Tervire, mais je la retiens; vous me la cédez volontiers, n'est-ce pas? et je manderai à la marquise qu'elle est chez moi. Combien vous est-il dû pour elle? Dites; je vous payerai sur-le-champ.
Eh! mon Dieu! madame, cette affaire-là ne presse pas, reprit M. Villot. Pour ce qui est de notre jeune maîtresse, il est juste que vous l'ayez, puisque vous la voulez, je ne saurais dire non, et dans le fond j'en suis bien aise à cause d'elle, qui sera avec sa bonne tante; mais cela n'empêchera pas que je ne m'en retourne triste; et nous allons être bien étonnés, Mme Villot et moi, de ne la plus voir dans la maison; car, sauf son respect nous l'aimions comme notre enfant, et nous l'aimerons toujours de même, ajouta-t-il presque la larme à l'oeil. Et votre enfant vous le rend bien, lui répondis-je aussi toute attendrie.
Vous ne la perdez pas, vous la reviendrez voir quand il vous plaira, dit Mme Dursan que notre attendrissement touchait à son tour.
Nous profiterons de la permission, répondit M. Villot, que j'embrassai sans façon et de tout mon coeur, et que je chargeai de mille amitiés pour sa femme, que je promis d'aller voir le lendemain. Après quoi il partit.
Dixième partie
Vous reçûtes hier la neuvième partie de mon histoire, et je vous envoie aujourd'hui la dixième; on ne saurait guère aller plus vite. Je prévois, malgré cela, que vous ne me tiendrez pas grand compte de ma diligence; j'avoue moi-même que je n'ai pas le droit de la vanter. J'ai été jusqu'ici si paresseuse, qu'elle ne signifie pas encore que je me corrige; elle a plus l'air d'un caprice qui me prend que d'une vertu que j'acquiers, n'est-il pas vrai? je suis sûre que c'est là votre pensée. Patience, vous me faites une injustice, madame; mais vous n'êtes pas encore obligée de le savoir; c'est à moi dans la suite à vous l'apprendre, et à mériter que vous m'en fassiez réparation. Poursuivons; c'est toujours mon amie la religieuse qui parle, et qui est revenue sur le soir dans ma chambre où je l'attendais.
Vous vous ressouvenez bien, reprit-elle, que je suis chez Mme Dursan, qui me prodiguait tout ce qui sert à l'entretien d'une fille; de sorte qu'il ne tint qu'à ma mère de m'aimer beaucoup, si, pour obtenir son amitié, je n'avais qu'à ne lui être point à charge, et qu'à lui laisser tout doucement oublier que j'étais sa fille.
Aussi l'oublia-t-elle si bien qu'il y avait quatre ans qu'il ne nous était venu de ses nouvelles, quand je perdis Mme Dursan, avec qui je n'avais vécu que cinq ou six ans; et je les passai d'une manière si tranquille et si uniforme que ce n'est pas la peine de m'y arrêter.
Je vous ai déjà dit qu'on m'appelait la belle Tervire; car dans chaque petit canton de province, il y a presque toujours quelque personne de notre sexe qui est la beauté du pays, celle, pour ainsi dire, dont le pays se fait fort.
Or, c'était moi qui avais cette distinction-là, que je n'ai pas portée ailleurs, et qui alors m'attirait quantité d'amants campagnards, dont je ne me souciais guère, mais qui servaient à montrer que j'étais la belle par excellence; et c'était là tout ce qui m'en plaisait.
Non que j'en devinsse plus glorieuse avec mes compagnes; je n'étais pas de cette humeur-là; elles ont pu souvent n'être pas contentes de ma figure qui triomphait de la leur, mais jamais elles n'ont eu à se plaindre de moi ni de mes façons; jamais ma vanité ne triomphait d'elles; au contraire, j'ignorais autant que je pouvais les préférences qu'on me donnait, je les écartais, je, ne les voyais point, je passais pour ne les point voir; je souffrais même pour mes compagnes qui les voyaient, quoique je fusse bien aise que les autres les vissent; c'est une puérilité dont je me souviens encore; mais comme il n'y avait que moi qui la savais, que mes amies ne me croyaient pas instruite de mes avantages, cela les adoucissait; c'était autant de rabattu sur leur mortification, et nous n'en vivions pas plus mal ensemble.
Tout le monde m'aimait, au reste. Elle est plus aimable qu'une autre, disait-on, et il n'y a qu'elle qui ne s'en doute pas. On ne parlait que de cela à Mme Dursan; partout où nous allions, on ne l'entretenait de moi que pont me louer, et on témoignait que c'était de bonne foi, par l'accueil et les caresses qu'on me faisait.
Il est vrai que j'étais née douce, et qu'avec le caractère que j'avais, rien ne m'aurait plus inquiétée que de me sentir mal dans l'esprit de quelqu'un.
Mme Dursan, que j'aimais de tout mon coeur, et qui en était convaincue, recueillait de son côté tout le bien qu'on lui disait de moi, en concluait qu'elle avait raison de m'aimer, et ne le concluait qu'en m'aimant tous les jours davantage.
Depuis que j'étais avec elle, je ne l'avais jamais vue qu'en parfaite santé; mais comme elle était d'un âge très avancé, insensiblement cette santé s'altéra. Mme Dursan, jusque-là si active, devint infirme et pesante; elle se plaignait que sa vue baissait; d'autres accidents de la même nature survinrent. Nous ne sortions presque plus du château, c'étaient toujours de nouvelles indispositions; et elle en eut une, entre autres, qui parut lui annoncer une fin si prochaine, qu'elle fit son testament sans me le dire.
J'étais alors dans ma chambre, où il n'y avait qu'une heure que je m'étais retirée, pour me livrer à toute l'inquiétude et à toute l'agitation d'esprit que me causait son état.
J'avais pris tant d'attachement pour elle, et je tenais si fort à la tendresse qu'elle avait pour moi, que la tête me tournait quand je pensais qu'elle pouvait mourir.
Aussi, depuis quelques jours, étais-je moi-même extrêmement changée. De peur de l'effrayer cependant, je paraissais tranquille, et tâchais de montrer un peu de ma gaieté ordinaire.
Mais en pareil cas on rit de si mauvaise grâce, on imite si mal et si tristement ce qu'on ne sent point! Mme Dursan ne s'y trompait pas, et souriait tendrement en me regardant comme pour me remercier de mes efforts.
Elle venait donc d'écrire son testament, quand je quittai ma chambre pour la rejoindre. J'avais pleuré, et il reste toujours quelque petite impression de cela sur le visage.
D'où viens-tu, ma nièce? me dit-elle, tu as les yeux bien rouges! je ne sais, lui répondis-je; c'est peut-être de ce que je me suis assoupie un quart d'heure. Non, tu n'as pas l'air d'avoir dormi, reprit-elle en secouant la tête; tu as pleuré.
Moi! ma tante, et de quoi voulez-vous que je pleure? m'écriai-je avec cet air dégagé que j'affectais. De mon âge et de mes infirmités, me dit-elle en souriant. Comment! de vos infirmités! Pensez-vous qu'un petit dérangement de santé qui se passera me fasse peur, avec le tempérament que vous avez? lui répondis-je d'un ton qui allait me trahir si je ne m'étais pas arrêtée.
Je suis mieux aujourd'hui; mais on n'est pas éternelle, mon enfant, et il y a longtemps que je vis, me dit-elle en cachetant un paquet.
A qui écrivez-vous donc, madame? lui dis-je, sans répondre à sa réflexion. A personne, reprit-elle; ce sont des mesures que je viens de prendre pour toi. Je n'ai plus de fils; depuis près de vingt ans qu'on n'a entendu parler du mien; je le crois mort; et quand il vivrait, ce serait la même chose pour moi; non que j'aie encore aucun ressentiment contre lui; s'il vit, je prie Dieu de le bénir et de le rendre honnête homme; mais ni l'honneur de la famille, ni la religion, ni les bonnes moeurs qu'il a violées, ne me permettent pas de lui laisser mon bien.
Je voulus l'interrompre ici pour essayer de l'attendrir sur ce malheureux fils. Mais elle ne m'écouta point.
Tais-toi, me dit-elle, mon parti est pris. Ce n'est point par humeur que je suis inflexible; il n'est pas question ici de bonté, mais d'une indulgence folle et criminelle qui nuirait à l'ordre et à la justice humaine et divine. L'action de Dursan fut affreuse; le misérable ne respecta rien. Et tu veux que je donne un exemple d'impunité, qui serait peut-être funeste à ton fils même, si jamais tu en as un! Si le mien, comme a fait autrefois ton père, qui fut traité avec trop de rigueur, s'était marié, je ne dis pas à une fille de condition, mais du moins de bonne famille, ou simplement de famille honnête, quoique pauvre, en vérité, je me serais rendue; je n'aurais pas regardé au bien, et je ne serais pas aujourd'hui à lui faire grâce; mais épouser une fille de la lie du peuple, et d'une famille connue pour infâme parmi le peuple! je n'y saurais penser qu'avec horreur. Revenons à ce que je disais.
Il ne me reste pour tout héritier que ton oncle Tervire, qui est déjà assez riche, et qui l'est de ton bien. Il a profité durement du malheur de ton père, m'a-t-on dit; il ne l'a jamais ni consolé ni secouru. Il se réjouirait encore du malheur de mon fils et du sujet de mes larmes; ainsi je ne veux point de lui; il jouit d'ailleurs de l'héritage de tes pères, et n'en prend pas plus d'intérêt à ton sort. Je songe aussi que tu n'as pas grand secours à attendre de ta mère. Tu mérites une meilleure situation que celle où tu resterais, et ma succession servira du moins à faire la fortune d'une nièce que j'aime, dont je vois bien que je suis aimée, qui craint de me perdre, qui me regrettera, j'en suis sûre, toute mon héritière qu'elle sera, et que mon fils, qui peut n'être pas mort, ne trouvera pas sans pitié pour lui dans la misère où il est peut-être; ta reconnaissance est une ressource que je lui laisse. Voilà, ma fille, de quoi il est question dans le papier cacheté que tu vois; j'ai cru devoir me hâter de l'écrire, et je t'y donne tout ce que je possède.
Je ne lui répondis que par un torrent de larmes. Ce discours, qui m'offrait partout l'image de sa mort, m'attendrit et m'effraya tant, qu'il me fut impossible de prononcer un mot; il me sembla qu'elle allait mourir, qu'elle me disait un éternel adieu, et jamais sa vie ne m'avait été si chère.
Elle comprit le sujet de mon saisissement et de mes pleurs. Je m'étais assise; elle se leva pour s'approcher de moi, et me prenant la main: Tu m'aimerais encore mieux que ma succession, n'est-il pas vrai, ma fille? Mais ne t'alarme point, me dit-elle; ce n'est qu'une précaution que j'ai prise. Non, madame, lui dis-je en faisant un effort, votre fils n'est pas mort, et vous le reverrez, je l'espère.
En cet instant, nous entendîmes quelque bruit dans la salle. C'étaient deux dames d'un château voisin, qui venaient voir Mme Dursan; et je me sauvai pour n'être point vue dans l'état où j'étais.
Il fallut cependant me montrer un quart d'heure après. Elles venaient inviter Mme Dursan à une partie de pêche qui se faisait le lendemain chez elles; et comme elle s'en excusa sur ses indispositions, elles la prièrent du moins de vouloir bien m'y envoyer, et tout de suite demandèrent à me voir.
Mme Dursan, qui leur promit que j'y viendrais, me fit avertir, et je fus obligée de paraître.
Ces deux dames, toutes deux encore jeunes, dont l'une était fille et l'autre mariée, étaient aussi, de toutes nos aimes, celles avec qui je me plaisais le plus, et qui avaient le plus d'amitié pour moi; il y avait dix ou douze jours que nous ne nous étions vues. Je vous ai dit que mes inquiétudes m'avaient beaucoup changée, et elles me trouvèrent si abattue, qu'elles crurent que j'avais été malade. Non, leur dis-je; tout ce que j'ai, c'est que depuis quelque temps je dors assez mal; mais cela reviendra. Là-dessus, Mme Dursan me regarda d'un air attendri, et que l'entendis bien; c'est qu'elle s'attribuait mon insomnie.
Ces dames, me dit-elle ensuite, souhaitaient que nous allassions demain à une partie de pêche qui se fera chez elles; mais je suis trop incommodée pour sortir, et je n'y enverrai que toi, Tervire. Comme il vous plaira, lui répondis-je, bien résolue de prétexter quelque indisposition, plutôt que de la laisser seule toute la journée.
Aussi le lendemain, avant que Mme Dursan fût éveillée, eus-je soin de leur dépêcher un domestique, qui leur dit qu'une migraine violente qui m'était venue dès le matin, et qui me retenait au lit, m'empêchait de me rendre chez elles.
Mme Dursan, étonnée, quelques heures après, de voir entrer chez elle une femme de chambre qu'elle avait chargée de me suivre, apprit d'elle que je ne n'étais point partie, sut en même temps l'excuse que j'en avais donnée.
Cependant je me levai pour aller chez elle, et j'étais à moitié de sa chambre, quand je la rencontrai qui, malgré la peine qu'elle avait à marcher depuis quelque temps, et soutenue d'un laquais, venait voir elle-même en quel état j'étais.
Comment! te voilà levée! me dit-elle en s'arrêtant dès qu'elle me vit, et ta migraine? Ce n'en était pas une, lui dis-je, je me suis trompée; ce n'était qu'un grand mal de tête qui est extrêmement diminué, et je suis bien fâchée de n'être pas arrivée plus tôt pour vous le dire.
Va, reprit-elle, tu n'es qu'une friponne, et tu mériterais que je te fisse partir tout à l'heure; mais viens donc, puisque tu as voulu rester. Je vous assure que je serais partie, si je n'avais pas cru être malade, lui répondis-je d'un air ingénu. Et moi, me dit-elle, je t'assure que j'irai partout où l'on m'invitera, puisque tu n'es pas plus raisonnable. Eh! mais, sans doute, vous irez partout, repris-je; j'y compte bien, vous ne serez pas toujours indisposée; et en tenant de pareils discours, nous arrivâmes dans sa chambre.
Nombre de petites choses pareilles à celles que je vous dis là, et dans lesquelles elle devinait toujours mon intention, de quelque manière que je m'y prisse, m'avaient tellement gagné son coeur, qu'elle m'aimait autant que la plus tendre des mères aime sa fille.
Dans ces entrefaites, la plus ancienne des deux femmes de chambre qu'elle avait, vieille fille qui avait toute sa confiance, et qui la servait depuis vingt-cinq ans, tomba malade d'une fièvre signe qui l'emporta en six jours de temps.
Mme Dursan en fut consternée; il est vrai qu'à l'âge où elle était, il n'y a presque point de perte égale à celle-là.
C'est une amie d'une espèce unique que la mort vous enlève en pareil cas, une amie de tous les instants, à qui vous ne vous donnez pas la peine de plaire; qui vous délasse de la fatigue d'avoir plu aux autres; qui n'est, pour ainsi dire, personne pour vous, quoiqu'il n'y ait personne qui vous soit plus nécessaire; avec qui vous êtes aussi rebutante, aussi petite d'humeur et de caractère que vous avez quelquefois besoin de l'être, avec qui vos infirmités les plus humiliantes ne sont que des maux pour vous, et point une honte; enfin, une amie qui n'en a pas même le nom, et que souvent vous n'apprenez que vous aimiez que lorsque vous ne l'avez plus, et que tout vous manque sans elle. Et voilà le cas où se trouvait Mme Dursan, qui avait près de quatre-vingts ans.
Aussi, comme je vous l'ai dit, tomba-t-elle dans une mélancolie qui redoubla mes frayeurs.
Il lui fallait cependant une autre femme de chambre, et, on lui en envoya plusieurs dont elle ne s'accommoda point. Je lui en cherchai moi-même, et lui en présentai une ou deux qui ne lui convinrent pas non plus.
Ce fut ainsi qu'elle passa près d'un mois, pendant lequel elle eut lieu dans mille occasions de se convaincre de ma tendresse et de mon zèle.
Dans cette occurrence, un jour qu'elle reposait, et que je me promenais en lisant aux environs du château, j'entendis du bruit au bout de la grande allée qui servait d'avenue, de sorte que je tournai de ce côté-là, pour savoir de quoi il était question, et je vis que c'était le garde de Mme Dursan, avec un de ses gens, qui querellaient un jeune homme, qui semblaient avoir envie de le maltraiter, et tâchaient de lui arracher un fusil qu'il tenait.
Je me sentis un peu émue du ton brutal et menaçant dont ils lui parlaient, aussi bien que de cette violence qu'ils voulaient lui faire, et je m'avançai le plus vite que je pus, en leur criant de s'arrêter.
Plus j'approchai d'eux, et plus leur action me déplut; c'est que j'en voyais mieux le jeune homme en question, qu'il était en effet difficile de regarder indifféremment, et dont l'air, la taille et la physionomie me frappèrent, malgré l'habit tout uni et presque usé dont il était vêtu.
Que faites-vous donc là, vous autres? dis-je alors avec vivacité à ces brutaux quand je fus près d'eux. Nous arrêtons ce garçon-ci qui chasse sur les terres de madame, qui a déjà tué du gibier, et que nous voulons désarmer, me répondit le garde avec toute la confiance d'un valet qui est charmé d'avoir droit de faire du mal.
Le jeune homme, qui avait ôté son chapeau d'un air fort respectueux dès que je m'étais approchée, jetait de temps en temps sur moi des regards et modestes et suppliants, pendant que l'autre parlait.
Laissez, laissez aller monsieur, dis-je après au garde, qui ne l'avait appelé que ce garçon, et dont je fus bien aise de corriger l'incivilité. Retirez-vous, ajoutai-je; il est sans doute étranger, et n'a pas su les endroits où il pouvait chasser.
Je ne faisais que traverser pour aller ailleurs, mademoiselle, me répondit-il alors en me saluant, et ils ont tort de croire que j'ai tiré sur la terre de leur dame, et plus encore de. vouloir désarmer un homme qu'ils ne connaissent point, qui, malgré l'état où ils le voient, n'est pas fait, je vous assure, pour être maltraité par des gens comme eux, et sur lequel ils ne se sont jetés que par surprise.
A ces mots, le garde et son camarade insistèrent pour me persuader qu'il ne méritait point de grâce, et continuèrent de l'apostropher désagréablement; mais je leur imposai silence avec indignation.
En arrivant, je ne les avais trouvés que brutaux; et depuis qu'il avait dit quelques paroles, je les trouvais insolents. Taisez-vous, leur dis-je, vous parlez mal; éloignez-vous, mais ne vous en allez pas.
Et puis, m'adressant à lui: Vous ont-ils ôté votre gibier? lui dis-je. Non, mademoiselle, me répondit-il, et je ne saurais trop vous remercier de la protection que vous avez la bonté de m'accorder dans cette occasion-ci. Il est vrai que je chasse, mais pour un motif qui vous paraîtra sans doute bien pardonnable; c'est pour un genthilhomme qui a beaucoup de parents dans la noblesse de ce pays-ci, qui en est absent depuis longtemps, et qui est arrivé d'avant-hier avec ma mère. En un mot, mademoiselle, c'est pour mon père; je l'ai laissé malade, ou du moins très indisposé dans le village prochain, chez un paysan qui nous a retirés; et comme vous jugez bien qu'il y vit assez mal, qu'il n'y peut trouver qu'une nourriture moins convenable qu'il ne faudrait, et qu'il n'est guère en état de faire beaucoup de dépense, je suis sorti tantôt pour aller vendre un petit bijou que j'ai sur moi, dans la ville qui n'est plus qu'à une demi-lieue d'ici; et en sortant j'ai pris ce fusil dans l'intention de chasser en chemin, et de rapporter à mon père quelque chose qu'il pût manger avec moins de dégoût que ce qu'on lui donne.
Vous voyez bien, Marianne, que voilà un discours assez humiliant à tenir; cependant, dans tout ce qu'il me dit là, il n'y eut pas un ton qui n'excitât mes égards autant que ma sensibilité, et qui ne m'aidât à distinguer l'homme d'avec sa mauvaise fortune. Il n'y avait rien de si opposé que sa figure et son indigence.
Je suis fâchée, lui dis-je, de n'être pas venue assez tôt pour vous épargner ce qui vient de se passer, et vous pouvez chasser ici en toute liberté; j'aurai soin qu'on ne vous en empêche pas. Continuez, monsieur; la chasse est bonne sur ce terrain-ci, et vous n'irez pas loin sans trouver ce qu'il faut pour votre malade. Mais peut-on vous demander ce que c'est que ce bijou que vous avez dessein de vendre?
Hélas! mademoiselle, reprit-il, c'est fort peu de chose: il n'est question que d'une bagatelle de deux cents francs, tout au plus, mais qui suffira pour donner à mon père le temps d'attendre que ses affaires changent; la voici, ajouta-t-il en me la présentant.
Si vous voulez revenir demain matin, lui dis-je après l'avoir prise et regardée, peut-être vous en aurai-je défait; je la proposerai du moins à la dame du château qui est ma tante; elle est généreuse; je lui dirai ce qui vous engage à la vendre; elle en sera sans doute touchée, et j'espère qu'elle vous épargnera la peine de la porter à la ville où je prévois que peu de gens en auront envie.
C'était en lui remettant la bague que je lui parlais ainsi; mais il me pria de la garder.
Il n'est pas nécessaire que je la reprenne, mademoiselle, puisque vous voulez bien tenter ce que vous dites, et que je reviendrai demain, me répondit-il. Il est juste d'ailleurs que la dame dont vous parlez ait le temps de l'examiner; ainsi, mademoiselle, permettez que je vous la laisse.
La subite franchise de ce procédé me surprit un peu, me plut, et me fit rougir, je ne sais pourquoi. Cependant je refusai d'abord de me charger de cette bague, et le pressai de la reprendre. Non, mademoiselle, me dit-il encore en me saluant pour me quitter; il vaut mieux que vous l'ayez dés aujourd'hui, afin que vous puissiez la montrer. Et là-dessus il partit, pour abréger la contestation.
Je m'arrêtai à le regarder pendant qu'il s'éloignait, et je le regardais en le plaignant, en lui voulant du bien, en aimant à le voir, en ne me croyant que généreuse.
Le garde et son camarade étaient restés dans l'allée, à trente ou quarante pas de nous, comme je leur avais ordonné, et je les rejoignis.
Si vous retrouviez aujourd'hui ou demain ce jeune homme chassant encore ici, leur dis-je, je vous défends, de la part de Mme Dursan, de l'inquiéter davantage; je vais avoir soin qu'elle vous le défende elle-même. Et puis je rentrai dans le château, l'esprit toujours plein de ce jeune homme et de sa décence, de ses airs respectueux et de ses grâces. Cette bague même qu'il m'avait laissée avait part à mon attention; elle m'occupait, et n'était pas pour moi une chose indifférente.
J'allai chez Mme Dursan, qui était réveillée, et à qui je contai ma petite aventure, avec l'ordre que j'avais donné de sa part au garde.
Elle ne manqua pas d'approuver tout ce que j'avais fait. Un jeune chasseur de si bonne mine (car je n'omis rien de ce qui pouvait le rendre intéressant), un jeune homme si poli, si doux, si bien élevé, qui chassait avec un zèle si édifiant pour un père malade, ne pouvait que trouver grâce auprès de Mme Dursan, qui avait le coeur bon, et qui ne voyait dans mon récit que sa justification ou son éloge.
Oui, ma fille, tu as raison, me dit-elle; j'aurais pensé comme toi si j'avais été à ta place, et ton action est très louable, (Pas si louable qu'elle se l'imaginait, ni que je le croyais moi-même; ce n'était pas là le mot qu'il eût fallu dire.)
Quoi qu'il en soit, dans l'attendrissement où je la vis, j'augurai bien du succès de ma négociation au sujet de la bague dont je lui parlai, et que je lui montrai tout de suite, persuadée que je n'avais qu'à lui en dire le prix pour en avoir l'argent.
Mais je me trompais: les mouvements de ma tante et les miens n'étaient pas tout à fait les mêmes; Mme Dursan n'était que bonne et charitable; cela laisse du sens-froid, et n'engage pas à acheter une bague dont on n'a que faire.
Tu n'y songes pas! me dit-elle. Pourquoi t'es-tu chargée de ce bijou? A quoi veux-tu que je l'emploie? Je ne pourrais le prendre pour toi, et je t'en ai donné de plus beaux (comme il était vrai). Non, ma fille, reprends-le, ajouta-t-elle tout de suite en me le rendant d'un air triste; ôte-le de ma vue; il me rappelle une petite bague que j'ai eue autrefois, qui était, ce me semble, pareille à celle-ci, et que j'avais donnée à mon fils sur la fin de ses études.
A ce discours, je remis promptement la bague dans le papier d'où je l'avais tirée, et l'assurai bien qu'elle ne la verrait plus.
Attends, reprit-elle, j'aime mieux. que tu proposes demain à ton jeune homme de lui prêter quelque argent, qu'il te rendra, lui diras-tu, quand il aura vendu son bijou; voilà dix écus pour lui; qu'on te les rende ou non; je ne m'en soucie guère, et je les donne, quoiqu'il ne faille pas le lui dire.
Je m'en garderai bien, lui repartis-je en prenant cette somme qui était bien au-dessous de la générosité que je me sentais, mais qui, avec quelque argent que je résolus d'y joindre, deviendrait un peu plus digne du service que j'avais envie de rendre; car de l'argent, j'en avais; Mme Dursan, qui, dans les occasions, voulait que je jouasse, ne m'en laissait point manquer.
Tout mon embarras fut de savoir comment je ferais le lendemain pour offrir cette somme au jeune homme en question sans qu'il en rougît, à cause de l'indigence des siens, ni qu'il pût entrevoir qu'on donnait cet argent plus qu'on ne le prêtait.
J'y rêvai donc avec attention, j'y rêvai le soir, j'y rêvai étant couchée. J'arrangeai ce que je lui dirais, et j'attendis le lendemain sans impatience, mais aussi sans cesser un instant de songer à ce lendemain.
Il arriva donc; et ma première idées; en me réveillant, fut de penser qu'il était arrivé.
J'étais avec Mme Dursan sur la terrasse du jardin, et nous nous y entretenions toutes deux assises après le dîner, quand on vint me dire qu'un jeune étranger, qui était dans la salle, demandait à me parler. C'est apparemment ton chasseur d'hier, me dit Mme Dursan; va lui rendre sa bague, et tâche de l'amuser un instant; je vais retourner dans ma chambre, et je serais, bien aise de le voir en traversant la salle.
Je me levai donc avec une émotion secrète que je n'attribuai qu'à la fâcheuse nécessité de lui remettre le diamant, et qu'à l'embarras du compliment que j'allais lui faire pour cette somme que je tenais toute prête, et que j'avais augmentée de moitié.
Je l'abordai d'abord avec cet air qu'on a quand on vient dire aux gens qu'on n'a pas réussi pour eux; il se méprit à mon air, et crut qu'il signifiait que sa visite m'était, en ce moment-là, importune; c'est du moins ce que je compris à sa réponse.
Je suis honteux de la peine que je vous donne, mademoiselle, et je crains bien de n'avoir pas pris une heure convenable, me dit-il en me saluant avec toutes les grâces qu'il avait, ou que je lui croyais.
Non, monsieur, lui repartis-je, vous venez à propos, et je vous attendais; mais ce qui me mortifie, c'est que j'ai encore votre bague, et que je n'ai pu engager ma tante à la prendre, comme je vous l'avais fait espérer; elle a beaucoup de ces sortes de bijoux, et ne saurait, dit-elle, à quoi mettre le vôtre. Elle serait cependant charmée d'obliger d'honnêtes gens; et quoiqu'elle ne vous connaisse pas, sur ce que je lui ai dit que les personnes à qui vous appartenez étaient restées dans le village prochain, qu'elles venaient dans ce pays-ci pour une affaire de conséquence, et que vous ne vendiez ce petit bijou que pour en tirer un argent dont vos parents avaient actuellement besoin; enfin; monsieur, sur la manière dont je lui ai parlé de vous et de l'attention que vous méritiez, elle a cru qu'elle ne risquerait rien à vous faire un plaisir qu'elle serait bien aise qu'on lui fît en pareil cas; c'est de vous prêter cette somme, en attendant que les vôtres aient reçu de l'argent, ou que vous ayez vendu le diamant dont la vente servira à vous acquitter, et j'ai sur moi vingt écus que vous nous devrez, et que voilà, ajoutai-je.
Quoi! mademoiselle, me répondit-il en souriant doucement et d'un air reconnaissant, vous me remettez la bague, nous vous sommes inconnus, vous ne me demandez ni nom ni billet, et vous ne m'en offrez pas moins cet argent! Vous avez raison, monsieur, lui dis-je; on pourrait d'abord regarder cela comme imprudent, je l'avoue; mais vous êtes assurément un jeune homme plein d'honneur; on voit bien que vous venez de bon lieu, et je suis persuadée que je ne hasarde rien. A quoi d'ailleurs nous serviraient votre billet et votre nom, si vous n'étiez pas ce que je pense? Quant au diamant, je ne vous le rends qu'afin que vous le vendiez, monsieur; c'est avec lui que vous me payerez. Cependant ne vous pressez point; il vaut, dit-on, plus de deux cents francs; prenez tout le temps qu'il faudra pour vous en défaire sans y perdre. Et je le lui présentais, en lui parlant ainsi.
Je ne sais, mademoiselle, me répondit-il en le recevant, de quoi nous devons vous être plus obligés, ou du service que vous voulez nous rendre, ou du soin que vous prenez pour nous le déguiser; car on ne prête point à des inconnus: c'est vous en dire assez; et mon père et ma mère seront aussi pénétrés que moi de vos bontés. Mais je venais ici pour vous dire, mademoiselle, que nous ne sommes plus dans l'embarras, et que depuis hier nous avons trouvé une amie qui nous a prêté tout ce qu'il nous fallait.
Mme Dursan, qui entra alors dans la salle, m'empêcha de lui répondre. Il se douta bien que c'était ma tante, et lui fit une profonde révérence.
Elle fixa les yeux sur lui, en le saluant à son tour avec une honnêteté plus marquée que je ne l'aurais espéré, et qu'elle crut apparemment devoir à sa figure, qui était fort noble.
Elle fit plus, elle s'arrêta pour me dire: N'est-ce pas monsieur qui vous avait confié la bague que vous m'avez montrée, ma nièce? Oui, madame; mais il n'est plus question de cela, lui répondis-je, et monsieur ne la vendra point. Tant mieux, reprit-elle, il aurait eu de la peine à s'en défaire ici. Mais, quoique je ne m'en sois pas accommodée, ajouta-t-elle en s'adressant à lui, pourrais-je vous être bonne à quelque chose, monsieur? Vos parents, à ce que m'a dit ma nièce, sont nouvellement arrivés en ce pays-ci, ils y ont des affaires, et s'il y avait occasion de les y servir, j'en serais charmée.
J'aurais volontiers embrassé ma tante, tant je lui savais gré de ce qu'elle venait de dire; le jeune homme rougit pourtant, et j'y pris garde; il me parut embarrassé. Je n'en fus point surprise: il se douta bien que ma tante, à cause de sa mauvaise fortune, avait été curieuse de voir comment il était fait, et on n'aime point à être examiné dans ce sens-là; on est même honteux de faire pitié.
Sa réponse n'en fut cependant ni moins polie ni moins respectueuse. J'instruirai mon père et ma mère de l'intérêt que vous daignez prendre à leurs affaires, repartit-il, et je vous supplie pour eux, madame, de leur conserver des intentions si favorables.
A peine eut-il prononcé ce peu de mots, que Mme Dursan resta comme étonnée. Elle garda même un instant de silence.
Votre père est-il encore malade? lui dit-elle après. Un peu moins depuis hier soir, madame, répondit-il. Eh! de quelle nature sont ses affaires? ajouta-t-elle encore.
Il est question, dit-il avec timidité, d'un accommodement de famille, dont il vous instruira lui-même quand il aura l'honneur de vous voir; mais de certaines raisons ne lui permettent pas de se montrer sitôt. Il est donc connu ici? lui dit-elle. Non, madame, mais il y a quelques parents, reprit-il.
Quoi qu'il en soit, répondit-elle en prenant mon bras pour l'aider à marcher, j'ai des amis dans le pays, et je vous répète qu'il ne tiendra pas à moi que je ne lui sois utile.
Elle partit là-dessus, et m'obligea de la suivre, contre mon attente, car il me semblait que j'avais encore quelque chose à dire à ce jeune homme, qui, de son côté, paraissait ne m'avoir pas tout dit non plus, et ne croyait pas que je me retirerais si promptement. Je vis dans ses yeux qu'il me regrettait, et je tâchai qu'il vît dans les miens que je voulais bien qu'il revînt, s'il le fallait.
Je suis de ton avis, me dit Mme Dursan quand nous fûmes seules, ce garçon-là est de très bonne mine, et ceux à qui il appartient sont sûrement des gens de quelque chose. Sais-tu bien qu'il a un son de voix qui m'a émue? En vérité, j'ai cru entendre parler mon fils. Que te disait-il quand je suis arrivée? Qu'une amie que son père avait trouvée, repris-je, l'avait tiré du besoin d'argent où il était, et qu'il vous rendait mille grâces de la somme que vous offriez de prêter.
A te dire le vrai, me répondit-elle, ce jeune homme parle d'un accommodement de famille, et je crains fort que le père ne se soit autrefois battu; il y a toute apparence que c'est pour cela qu'il se cache; et tant pis, il lui sera difficile de sortir d'une pareille affaire.
On vint alors nous interrompre; je laissai Mme Dursan, et j'allai dans ma chambre pour y être seule. J'y rêvai assez longtemps sans m'en apercevoir; j'avais voulu remettre à ma tante les dix écus qu'elle m'avait donnés pour le jeune homme, mais elle me les avait laissés. Et il reviendra, disais-je, il reviendra; je suis d'avis de garder toujours cette somme; il ne sera peut-être pas fâché de la retrouver. Et je m'applaudissais innocemment de penser ainsi. J'aimais à me sentir un si bon coeur.
Le lendemain, je crus que la journée ne se passerait pas sans que je revisse le jeune homme, c'était là mon idée; et l'après-dînée, je m'attendais à tout moment qu'on allait m'avertir qu'il me demandait. Cependant la nuit arriva sans qu'il eût paru, et mon bon coeur, par un dépit imperceptible, et que j'ignorais moi-même, en devint plus tiède.
Le jour d'après, point de visite non plus. Malgré ma tiédeur, j'avais porté jusque-là l'argent que je lui destinais; mais alors: Allons, me dis-je, il n'y a qu'à le remettre dans ma cassette; et c'était toujours mon bon coeur qui se vengeait sans que je le susse.
Enfin, le surlendemain, une des meilleures amies de Mme Dursan, femme à peu près de son âge, qui l'était venue voir sur les quatre heures, et que je reconduisais par galanterie jusqu'à son carrosse, qu'elle avait fait arrêter dans la grande allée, me dit au sortir du château: Promenons-nous un instant de ce côté. Et elle tournait vers un petit bois qui était à droite et à gauche de la maison, et qu'on avait percé pour faire l'avenue. Il y a quelqu'un qui nous y attend, ajouta-t-elle, qui n'a pas osé me suivre chez vous, et que je suis bien aise de vous montrer.
Je me mis à rire. Au moins puis-je me fier à vous, madame, et n'a-t-on pas dessein de m'enlever? lui répondis-je.
Non, reprit-elle du même ton, et je ne vous mènerai pas bien loin.
En effet, à peine étions-nous entrées dans cette partie du bois, que je vis à dix pas de nous trois personnes qui nous abordèrent avec de grandes révérences; et de ces trois personnes j'en connus une, qui était mon jeune homme. L'autre était une femme très bien faite, d'environ trente-huit à quarante ans, qui devait avoir été de la plus grande beauté, et à qui il en restait beaucoup, mais qui était pâle, et dont l'abattement paraissait venir d'une tristesse ancienne et habituelle, au surplus mise comme une femme qui n'aurait pu conserver qu'une vieille robe pour se parer.
L'autre était un homme de quarante-trois ou quarante-quatre ans, qui avait l'air infirme, assez mal arrangé d'ailleurs, et à qui on ne voyait plus, pour tout reste de dignité, que son épée.
Ce fut lui qui le premier s'avança vers moi, en me saluant; je lui rendis son salut, sans savoir à quoi cela aboutissait.
Monsieur, dis-je au jeune homme, qui était à côte de lui, dites-moi, je vous prie, de quoi il est question. De mon père et de ma mère, que vous voyez, mademoiselle, me répondit-il, ou, pour vous mettre encore mieux au fait, de M. et de Mme Dursan. Voilà ce que c'est, ma fille, me dit alors la dame avec qui j'étais venue; voilà votre cousin, le fils de cette tante qui vous a donné tout son bien, à ce qu'elle m'a confié elle-même; et je vous en demande pardon; car, avec la belle âme que je vous connais, je savais bien qu'en vous amenant ici, je vous faisais le plus mauvais tour du monde.
A peine achevait-elle ces mots que la femme tomba à mes pieds. Et c'est à moi, qui ai causé les malheurs de mon mari, à me jeter à vos genoux, et à vous conjurer d'avoir pitié de lui et de son fils, me dit-elle en me tenant une main qu'elle arrosait de ses larmes.
Pendant qu'elle parlait, le père et le fils, tous deux les yeux en pleurs, et dans la posture du monde la plus suppliante, attendaient ma réponse.
Que faites-vous donc là, madame? m'écriai-je en l'embrassant, et pénétrée jusqu'au fond de l'âme de voir autour de moi cette famille infortunée qui me rendait l'arbitre de son sort, et ne me sollicitait qu'en tremblant d'avoir pitié de sa misère.
Que faites-vous donc, madame? levez-vous, lui criai-je; vous n'avez point de meilleure amie que moi; est-il nécessaire de vous abaisser ainsi devant moi pour me toucher? Pensez-vous que je tienne à votre bien? Est-il à moi dès que vous vivez? Je n'en ai reçu la donation qu'avec peine, et j'y renonce avec mille fois plus de plaisir qu'il ne m'en aurait jamais fait.
Je tendais en même temps une main au père, qui se jeta dessus, aussi bien que son fils, dont l'action, plus tendre et plus timide, me fit rougir, toute distraite que j'étais par un spectacle aussi attendrissant.
A la fin, la mère, qui était jusque-là restée dans mes bras, releva tout à fait et me laissa libre. J'embrassai alors M. Dursan, qui ne put prononcer que des mots sans aucune suite, qui commençait mille remerciements, et n'en achevait pas un seul.
Je jetai les yeux sur le fils après avoir quitté le père. Ce fils était mon parent, et dans de pareilles circonstances, rien ne devait m'empêcher de lui donner les mêmes témoignages d'amitié qu'à M. Dursan; et cependant je n'osais pas. Ce parent-là était différent, je ne trouvais pas que mon attendrissement peut lui fût si honnête; il se passait, entre lui et moi, je ne sais quoi de trop doux qui m'avertissait d'être moins libre, et qui lui en imposait à lui-même.
Mais aussi, pourquoi l'aurais-je traité avec plus de réserve que les autres? Qu'en aurait-on pensé? Je me déterminai donc, et je l'embrassai avec une émotion qui se joignit à la sienne.
Voyons d'abord ce que vous souhaitez que je fasse, dis-je alors à M. et à Mme Dursan. Ma tante a beaucoup de tendresse pour moi, et vous devez compter sur tout le crédit que cela peut me donner sur elle; encore une fois, le testament qu'elle a fait pour moi et rien, c'est la même chose; et je le lui déclarerai quand il vous plaira; mais il faut prendre des mesures avant que de vous présenter à elle, ajoutai-je en adressant la parole à Dursan le père.
Trouvez-vous à propos que je la prévienne, me dit la dame qui m'avait amenée, et que je lui avoue que son fils est ici?
Non, repris-je d'un air pensif, je connais son inflexibilité à l'égard de monsieur, et ce ne serait pas là le moyen de réussir.
Hélas! mademoiselle, reprit Dursan le père, c'est, comme vous voyez, à un mourant qu'elle pardonnerait; il y a longtemps que je n'ai plus de santé: ce n'est pas pour moi que je lui demande grâce, c'est pour ma femme et pour mon fils, que je laisserais dans la dernière indigence.
Que parlez-vous d'indigence? Otez-vous donc cela de l'esprit, lui répondis-je; vous ne rendez point justice à mon caractère. Je vous ai déjà dit, et je le répète, que je ne veux rien de ce qui est à vous, que j'en ferai ma déclaration, et que dès cet instant-ci votre sort cesse de dépendre du succès de la réconciliation que nous allons tenter auprès de ma tante, à moins que, sur mon refus d'hériter d'elle, elle ne fasse un nouveau testament en faveur d'un autre; ce qui ne me parait pas croyable. Quoi qu'il en soit, il me vient une idée.
Votre mère a besoin d'une femme de chambre, elle ne saurait s'en passer; elle en a perdu une que vous avez connue sans doute, c'était la le Fèvre; mettons à profit cette conjoncture, et tâchons de placer auprès d'elle Mme Dursan que voilà. Ce sera vous, dis-je à l'autre dame, qui la présenterez, et qui lui répondrez d'elle et de son attachement, qui lui en direz hardiment tout ce qu'en pareil cas on peut dire de plus avantageux. Madame est aimable; la douceur et les grâces de sa physionomie vous rendront bien croyable, et la conduite de madame achèvera de justifier votre éloge. Voilà ce que nous pouvons faire de mieux. Je suis sûre que sous ce personnage elle gagnera le coeur de ma tante. Oui, je n'en doute pas, ma tante l'aimera, vous remerciera de la lui avoir donnée; et peut-être qu'au premier jour, dans la satisfaction qu'elle aura d'avoir retrouvé infiniment mieux que ce qu'elle a perdu, elle nous fournira elle-même quelques heureux instants où nous ne risquerons rien à lui avouer une petite supercherie qui n'est que louable, qu'elle ne pourra s'empêcher d'approuver, qu'elle trouvera touchante, qui l'est en effet, qui ne manquera pas de l'attendrir, et qui l'aura mise hors d'état de nous résister quand elle en sera instruite. On ne doit point rougir d'ailleurs de tenir lieu de femme de chambre à une belle-mère irritée qui ne vous a jamais vue, quand ce n'est qu'une adresse pour désarmer sa colère.
A peine eus-je ouvert cet avis qu'ils s'y rendirent tous, et que leurs remerciements recommencèrent; ce que je proposais marquait, disaient-ils, tant de franchise, tant de zèle et de bonne volonté pour eux, que leur étonnement ne finissait point.
Dès demain, dans la matinée, dit la dame qui était leur amie et la mienne, je mène Mme Dursan à sa belle-mère; heureusement que tantôt elle m'a demandé si je ne savais pas quelque personne raisonnable qui pût remplacer la le Fèvre. Je lui ai même promis de lui en chercher une, et je vous arrête pour elle, dit-elle en riant à Mme Dursan, qui était charmée de ce que j'avais imaginé, et qui répondit qu'elle se tenait pour arrêtée.
Nous entendîmes alors quelques domestiques qui étaient dans l'allée de l'avenue;, nous craignîmes, ou qu'ils ne nous vissent, ou que ma tante ne leur eût dit d'aller voir, pourquoi je ne revenais pas, et nous jugeâmes à propos de nous séparer, d'autant plus qu'il nous suffisait d'être convenus de notre dessein, et qu'il nous serait aisé d'en régler l'exécution suivant les occurrences, et de nous concilier tous les jours ensemble, quand une fois l'affaire serait entamée.
Nous nous retirâmes donc, Mme Dorfrainville et moi (c'est le nom de la dame qui m'avait amenée), pendant que Dursan, sa femme et son fils allèrent, à travers le petit bois, gagner le haut de l'avenue, pour attendre cette dame qui devait en passant les prendre dans son carrosse, qui les avait tous trois logés chez elle, qui les faisait passer pour d'anciens amis dont la perte d'un procès avait déjà dérangé la fortune, et qui, pour les en consoler, les avait engagés à la venir voir pour quelques mois.
Tu as été bien longtemps avec Mme Dorfrainville, me dit ma tante quand je fus arrivée. Oui, lui dis-je; il n'était point tard, elle a eu envie de se promener dans le petit bois; et elle, n'insista pas davantage.
A dix heures du matin, le lendemain, Mme Dorfrainville était déjà au château. Je venais moi-même d'entrer chez Mme Dursan.
Enfin vous avez une femme de chambre, lui dit tout d'un coup cette dame, mais une femme de chambre unique; sans vous je renverrais la mienne, et je garderais celle-là; et il faut vous aimer autant que je vous aime pour vous donner la préférence. C'est une femme attentive, adroite, affectionnée, vertueuse; c'est le meilleur sujet, le plus fidèle, le plus estimable qu'il y ait peut-être; je ne crois pas qu'il soit possible d'avoir mieux; et tout cela se voit dans sa physionomie. Je la trouvai hier chez moi, qui venait d'arriver de vingt lieues d'ici.
Eh! de chez qui sort-elle? dit ma tante. Comment a-t-on pu se défaire d'un si excellent sujet? Est-ce que sa maîtresse est morte? C'est cela même, repartit Mme Dorfrainville, qui avait prévu la question, et qui ne s'était pas fait un scrupule d'imaginer de quoi y répondre. Elle sort de chez une dame qui mourut ces jours passés, qui en faisait un cas infini, qui m'en a dit mille fois des choses admirables, et qui la gardait depuis quinze ou seize ans. Je sais d'ailleurs qui elle est, je connais sa famille, elle appartient à de fort honnêtes gens; et enfin je suis sa caution. Elle venait même dans l'intention de rester chez moi; du moins n'a-t-elle pas voulu, dit-elle, entrer dans aucune des maisons qu'on lui propose, sans savoir si je ne la retiendrais pas: mais comme je ne suis pas mécontente de la mienne, qu'il vous en faut une, je vous la cède, ou pour mieux dire, je vous en fais présent; car c'en est un.
Il ne fallait pas moins que ce petit roman-là, ajusté comme vous le voyez, pour engager Mme Dursan à la prendre, et pour la guérir des dégoûts qu'elle avait de tout autre service que de celui qu'elle n'avait plus.
Eh bien! madame, quand me l'enverrez-vous? lui dit-elle. Tout à l'heure, répondit Mme Dorfrainville; elle ne viendra pas de bien loin, puisqu'elle se promène sur la terrasse de votre jardin, où je l'ai laissée. Quelque mérite, quelque raison qu'elle ait, je n'ai pas voulu qu'elle fût présente à son éloge; elle ne sait pas aussi bien que moi tout ce qu'elle vaut, et il n'est pas nécessaire qu'elle le sache, nous nous passerons bien qu'elle s'estime tant; elle n'en vaudrait pas mieux, ajouta-t-elle en riant, et peut-être même en vaudrait-elle moins. Vous voilà instruite, c'en est assez; il n'y a plus qu'à dire à un de vos gens de la faire venir.
Non, non, dis-je alors, je vais l'avertir moi-même. Et je sortis en effet pour l'aller prendre. Je me doutai qu'elle était inquiète, et qu'elle avait besoin d'être rassurée dans ces commencements.
Venez, madame, lui dis-je en l'abordant; on vous attend, vous êtes reçue; ma tante vous met chez vous, en ne croyant vous mettre que chez elle.
Hélas! mademoiselle, vous me voyez toute tremblante, et l'appréhende de me montrer dans l'émotion où je suis, me répondit-elle avec un ton de voix qui ne prouvait que trop ce qu'elle disait, et qui aurait pu paraître extraordinaire à ma tante, si je l'avais amenée dans cet état-là.
Eh! de quoi tremblez-vous donc? lui dis-je. Est-ce de vous présenter à la meilleure de toutes les femmes, à qui vous allez devenir chère, et qui dans quinze jours peut-être pleurera de tendresse, et vous embrassera de tout son coeur, en apprenant qui vous êtes? Vous n'y songez pas; allons, madame, paraissez avec confiance; ce moment-ci ne doit rien avoir d'embarrassant pour vous; qu'y a-t-il à craindre? Vous êtes bien sûre de Mme Dorfrainville, et je pense que vous l'êtes de moi.
Ah! mon Dieu, de vous, mademoiselle! me répondit-elle; ce que vous me dites là me fait rougir. Et sur qui donc compterais-je dans le monde? Allons, mademoiselle, je vous suis; voilà toutes mes émotions dissipées.
Et là-dessus nous entrâmes dans cette chambre dont elle avait eu tant de peur d'approcher. Cependant, malgré tout ce courage qui lui était revenu, elle salua avec une timidité qu'on aurait pu trouver excessive dans une autre qu'elle, mais qui, jointe à cette figure aimable et modeste, à ce visage plein de douceur qu'elle avait, parut une grâce de plus chez elle.
A mon égard, je souris d'un air satisfait, afin d'exciter encore les bonnes dispositions de ma tante, qui regardait à ma mine ce que je pensais.
Mademoiselle Brunon, dit Mme Dorfrainville à notre nouvelle femme de chambre, vous resterez ici; madame vous retient, et je ne saurais vous donner une plus grande preuve de mon amitié qu'en vous plaçant auprès d'elle: je l'ai bien assurée qu'elle serait contente de vous, et je ne crains pas de l'avoir trompée.
Je n'ose encore répondre que de mon zèle et des efforts que je ferai pour plaire à madame, répondit la fausse Brunon. Et il faut avouer qu'elle tint ce discours de la manière du monde la plus, engageante. Je ne m'étonnai point que Dursan le fils l'eût tant aimée, et je n'aurais pas été surprise qu'alors même on eût pris de l'inclination pour elle.
Aussi Mme Dursan la mère se sentit-elle prévenue pour elle. Je crois, dit-elle à Mme Dorfrainville, que je ne hasarde rien à vous remercier d'avance; Brunon me revient tout à fait, j'en ai la meilleure opinion du monde, et je serais fort trompée moi-même si je n'achève pas ma vie avec elle. Je ne fais point de marché, Brunon; vous n'avez qu'à vous en fier à moi là-dessus: on me dit que je serai contente de vous, et vous le serez de moi. Mais n'avez-vous rien apporté avec vous? C'est à côté de moi que je vous loge, et je vais dire à une de mes femmes qu'elle vous mène à votre chambre.
Non, non, ma tante, lui dis-je au moment qu'elle allait sonner; je suis bien aise de la mettre au fait; n'appelez personne; je vais prendre quelque chose dans ma chambre, et je lui montrerai la sienne en passant. Elle a laissé deux cassettes chez moi que je lui enverrai tantôt, dit Mme Dorfrainville. Je vous en prie, répondit ma tante. Allez, Brunon, voilà qui est fini, vous êtes à moi, et je souhaite que vous vous en trouviez bien.
Ce n'est pas de moi dont je suis en peine, repartit Brunon avec son air modeste. Elle me suivit ensuite, et en sortant nous entendîmes ma tante qui disait à Mme Dorfrainville Cette femme-là a été belle comme un ange.
Je regardai Brunon là-dessus, et je me mis à rire: Trouvez-vous ce petit discours d'assez bon augure? lui dis-je; voilà déjà son fils à demi justifié.
Oui, mademoiselle, me répondit-elle en me serrant la main, ceci commence bien; il semble que le ciel bénisse le parti que vous m'avez fait prendre.
Nous restâmes un demi-quart d'heure ensemble; je n'étais sortie avec elle que pour l'instruire en effet d'une quantité de petits soins dont je savais tout le mérite, et que je lui recommandai. Elle m'écouta transportée de reconnaissance, et se récriant à chaque instant sur les obligations qu'elle m'avait; il était impossible de les sentir plus vivement ni de les exprimer mieux; son coeur s'épanouissait, ce n'était plus que des transports de joie qui finissaient toujours par des caresses pour moi.
Les gens de la maison allaient et venaient; il ne convenait pas qu'on nous vît dans un entretien si réglé; et je la quittai, après lui avoir dit ses fonctions, et l'avoir même sur-le-champ mise en exercice. Elle avait de l'esprit, elle sentait l'importance du rôle qu'elle jouait; je continuais de lui donner des avis qui la guidaient sur une infinité de petites choses essentielles. Elle avait tous les agréments de l'insinuation sans paraître insinuante, et ma tante, au bout de huit jours, fut enchantée d'elle.
Si elle continue toujours de même, me disait-elle en particulier, je lui ferai du bien; et tu n'en seras pas fâchée, ma nièce?
Je vous y exhorte, ma tante, lui répondais-je. Vous avez le coeur trop bon, trop généreux, pour ne pas récompenser tout le zèle et tout l'attachement du sien; car on voit queue vous aime, que c'est avec tendresse qu'elle vous sert.
Tu as raison, me disait-elle; il me le semble aussi bien qu'à toi. Ce qui m'étonne, c'est que cette fille-là ne soit pas mariée, et que même, avec la figure qu'elle a dû avoir, elle n'ait pas rencontré quelque jeune homme riche et d'un état au-dessus du sien, à qui elle ait tourné la tête. C'était précisément un de ces visages propres à causer bien de l'affliction à une famille.
Hélas, répondais-je, il n'a peut-être manqué à Brunon, pour faire beaucoup de ravage; que d'avoir passé sa jeunesse dans une ville. Il faut que ce soit une de ces figures-là que mon cousin Dursan ait eu le malheur de rencontrer, ajoutai-je d'un air simple et naïf, mais à la campagne, où Brunon a vécu, une fille, quelque aimable qu'elle soit, se trouve comme enterrée, et n'est un danger pour personne.
Ma tante, à ce discours, levait les épaules et ne disait plus rien.
Dursan le fils revenait de temps en temps avec son père. Mme Dorfrainville les amenait tous deux et les descendait au haut de l'avenue, d'où ils passaient dans le bois, où j'allais les voir quelques moments; et la dernière fois que le père y vint, je le trouvai si malade, il avait l'air si livide et si bouffi, les yeux si morts, que je doutai très sérieusement qu'il pût s'en retourner, et je ne me trompais pas.
Il ne s'agit plus de moi, ma chère cousine; je sens que je nie meurs, me dit-il; il y a un an que je languis, et depuis trois mois mon mal est devenu une hydropisie qu'on n'a pas aperçue d'abord, et dont je n'ai pas été en état d'arrêter le progrès.
Mme Dorfrainville m'a donné un médecin depuis que je suis chez elle, elle m'a procuré tous les secours qu'elle a pu; mais il y a apparence qu'il n'était plus temps, puisque mon mal a toujours augmenté depuis. Aussi ne me suis-je efforcé de venir aujourd'hui ici que pour vous recommander une dernière fois les intérêts de ma malheureuse famille.
Après tout ce que je vous ai dit, lui repartis-je, ce n'est plus ma faute si vous n'êtes pas tranquille. Mais laissons là cette opinion que vous avez d'une mort prochaine; tout infirme et tout affaibli que vous êtes, votre santé se rétablira dès que vos inquiétudes cesseront. Ouvrez d'avance Votre coeur à la joie. Dans les dispositions où je vois ma tante pour Mme Dursan, je la défie de vous refuser votre grâce quand nous lui avouerons tout, et cet aveu ne tient plus à rien; nous le ferons peut-être demain, peut-être ce soir; il n'y à pas d'heure à présent dans la journée qui ne puisse en amener l'instant. Ainsi soyez en repos, tous vos malheurs sont passés. Il faut que je me retire, je ne puis disparaître pour longtemps; mais Mme Dursan va venir ici, qui vous confirmera les espérances que je vous donne, et qui pourra vous dire aussi combien vous m'êtes chers tous trois.
Ces dernières paroles m'échappèrent, et me firent rougir, à cause du fils qui était présent, et sans qui, peut-être, je n'aurais rien dit des deux autres, s'il n'avait pas été le troisième.
Aussi ce jeune homme, tout plongé qu'il était dans la tristesse, se baissa-t-il subitement sur ma main, qu'il prit et qu'il baisa avec un transport où il entrait plus que de la reconnaissance, quoiqu'elle en fût le prétexte; et il fallut bien aussi n'y voir que ce qu'il disait.
Je me levai cependant, en retirant ma main d'un air embarrassé. Le père voulut par honnêteté se lever aussi pour me dire adieu; mais soit que le sujet de notre entretien l'eût trop remué, soit qu'avec la difficulté qu'il avait de respirer il fût encore resté trop affaibli par les efforts qu'il venait de faire pour arriver jusqu'à l'endroit du bois où nous étions, il lui prit un étouffement qui le fit retomber à sa place, où nous crûmes qu'il allait expirer.
Sa femme, qui était sortie du château pour nous joindre, accourut aux cris du fils, qui ne furent entendus que d'elle. J'étais moi-même si tremblante qu'à peine pouvais-je me soutenir, et je tenais un flacon dont je lui faisais respirer la vapeur; enfin son étouffement diminua, et Mme Dursan le trouva un peu mieux en arrivant; mais de croire qu'il put regagner le carrosse de Mme Dorfrainville, ni qu'il soutînt le mouvement de ce carrosse depuis le château jusque chez elle, il n'y avait pas moyen de s'en flatter, et il nous dit qu'il ne se sentait pas cette force-là.
Sa femme et son fils, tous deux plus pâles que la mort, me regardaient d'un air égaré, et me disaient: Que ferons-nous donc? je me déterminai.
Il n'y a point à hésiter, leur répondis-je; on ne peut mettre monsieur qu'au château même; et pendant que ma tante est avec Mme Dorfrainville, je vais chercher du monde pour l'y transporter.
Au château! s'écria sa femme; eh! mademoiselle, nous sommes perdus! Non, lui dis-je, ne vous inquiétez pas; je me charge de tout, laissez-moi faire.
J'entrevis en effet, dans le parti que je prenais, que, de tous les accidents qu'il y avait à craindre, il n'y en avait pas un qui ne pût tourner à bien.
Dursan malade, ou plutôt mourant; Dursan que sa misère et ses infirmités avaient rendu méconnaissable, ne pouvait pas être rejeté de sa mère quand elle le verrait dans cet état-là, et ne serait plus ce fils à qui elle avait résolu de ne jamais pardonner.
Quoi qu'il en soit, je courus à la maison, j'en amenai deux de nos gens, qui le prirent dans leurs bras, et je fis ouvrir un petit appartement qui était à rez-de-chaussée de la cour, et où on le transporta. Il était si faible qu'il fallut l'arrêter plusieurs fois dans le trajet, et je le fis mettre au lit persuadée qu'il n'avait pas longtemps à vivre.
La plupart des gens de ma tante étaient dispersés alors. Nous n'en avions pour témoins que trois ou quatre, devant qui Mme Dursan contraignait sa douleur, comme je le lui avais recommandé, et qui, sur les expressions de Dursan le fils, apprenaient seulement que le malade était son père; mais cela n'éclaircissait rien, et me fit venir une nouvelle idée.
L'état de M. Dursan était pressant; à peine pouvait-il prononcer un mot. Il avait besoin des secours spirituels, il n'y avait pas de temps à perdre, il se sentait si mal qu'il les demandait; et il était presque impossible de les lui procurer à l'insu de sa mère: je craignais d'ailleurs qu'il ne mourût sans la voir; et sur toutes ces réflexions, je conclus qu'il fallait d'abord commencer par informer ma tante qu'elle avait un malade chez elle.
Brunon, dis-je brusquement à Mme Dursan, ne quittez point monsieur; quant à vous autres, retirez-vous (c'était à nos gens à qui je parlais), et vous, monsieur, ajoutai-je en m'adressant à Dursan le fils, ayez la bonté de venir avec moi chez ma tante.
Il me suivit les larmes aux yeux, et je l'instruisis en chemin de ce que j'allais dire. Mme Dorfrainville allait prendre congé de ma tante, quand nous entrâmes.
Ce ne fut pas sans quelque surprise qu'elles me virent entrer avec ce jeune homme.
Le père de monsieur, dis-je à Mme Dursan la mère, est actuellement dans l'appartement d'en bas, où je l'ai fait mettre au lit: il venait vous remercier avec son fils des offres de service que vous lui avez fait faire, et la fatigue du chemin, jointe à une maladie très sérieuse qu'il a depuis quelques mois, a tellement épuisé ses forces, que nous avons cru tous qu'il expirerait dans votre cour. On est venu dans le jardin où je me promenais m'informer de son état: j'ai couru à lui, et n'ai eu que le temps de faire ouvrir cet appartement, où je l'ai laissé avec Brunon, qui le garde au moment où je vous parle, ma tante. Je le trouve si affaibli que je ne pense pas qu'il passe la nuit.
Ah! mon Dieu! monsieur, s'écria sur-le-champ Mme Dorfrainville à Dursan le fils, quoi! votre père est-il si mal que cela? (car elle jugea bien qu'il fallait imiter ma discrétion, et se taire sur le nom du malade, puisque je le cachais moi-même).
Ah! madame, ajouta-t-elle, que j'en suis fâchée! Vous le connaissez donc? lui dit ma tante. Oui, vraiment, je le connais, lui et toute sa famille; il est allié par sa mère aux meilleures maisons de ce pays-ci; il me vint voir il y a quelques jours; sa femme et son fils étaient avec lui; je vous dirai qui ils sont; je leur offris ma maison, et je travaille même à terminer la malheureuse affaire qui l'a amené ici. Il est vrai, monsieur, que votre père me fit peur avec le visage qu'il avait. Il est hydropique, madame, il est dans l'affliction, et je vous demande toutes vos bontés pour lui; elles ne sauraient être ai mieux placées, ni plus légitimes. Permettez que je vous quitte, il faut que je le voie.
Oui, madame, répondit ma tante; allons-y ensemble; descendons, ma nièce me donnera le bras.
Je ne jugeai pas à propos qu'elle le vît alors; je fis réflexion qu'en retardant un peu, le hasard pourrait nous amener des circonstances encore plus attendrissantes et moins équivoques pour le succès. En un mot, il me sembla que ce serait aller trop vite, et qu'avec une femme aussi ferme dans ses résolutions et d'aussi bon sens que ma tante, tant de précipitation nous nuirait peut-être, et sentirait la manoeuvre; que Mme Dursan pourrait regarder toute cette aventure-ci comme un tissu de faits concertés, et la maladie de son fils comme un jeu joué pour la toucher; au lieu qu'en différant d'un jour ou même de quelques heures, il allait se passer des événements qui ne lui permettraient plus la moindre défiance.
J'avais donné ordre qu'on allât chercher un médecin et un prêtre; je ne doutais pas qu'on n'administrât M. Dursan; et c'était au milieu de cette auguste et effrayante cérémonie que j'avais dessein de placer la reconnaissance entre la mère et le fils, et cet instant me paraissait infiniment plus sûr que celui où nous étions.
J'arrêtai donc ma tante: Non, lui dis-je, il n'est pas nécessaire que vous descendiez encore; j'aurai soin que rien ne manque à l'ami de madame; vous avez de la peine à marcher, attendez un peu, ma tante, je vous dirai comment il est. Si on juge à propos de le confesser et de lui apporter les sacrements, il sera temps alors que vous le voyiez.
Mme Dorfrainville, qui réglait sa conduite sur la mienne, fut du même sentiment. Dursan le fils se joignit à nous, et la supplia de se tenir dans sa chambre: de sorte qu'elle, nous laissa aller, après avoir dit quelques paroles obligeantes à ce jeune homme, qui lui baisa la main d'une manière aussi respectueuse que tendre, et dont l'action parut la toucher.
Nous trouvâmes la fausse Brunon baignée de ses larmes, et je ne m'étais point trompée dans mon pronostic sur son mari: il ne respirait plus qu'avec tant de peine qu'il en avait le visage tout en sueur; et le médecin, qui venait d'arriver avec le prêtre que j'avais envoyé chercher, nous assura qu'il n'avait plus que quelques heures à vivre.
Nous nous retirâmes dans une autre chambre; on le confessa, après quoi nous rentrâmes. Le prêtre, qui avait apporté tout ce qu'il fallait pour le reste de ses fonctions, nous dit que le malade avait exigé de lui qu'il allât prier Mme Dursan de vouloir bien venir avant qu'on achevât de l'administrer.
Il vous a apparemment confié qui il est? lui dis-je alors; mais, monsieur, êtes-vous chargé de le nommer à ma tante avant qu'elle le voie? Non, mademoiselle, me répondit-il; ma commission se borne à la supplier de descendre.
J'entendis alors le malade qui m'appelait d'une voix faible, et nous nous approchâmes.
Ma chère parente, me dit-il à plusieurs reprises, suivez mon confesseur chez ma mère avec Mme Dorfrainville, je vous en conjure, et appuyez toutes deux la prière qu'il va lui faire de ma part. Oui, mon cher cousin, lui dis-je, nous allons l'accompagner; je suis même d'avis que votre femme, pour qui elle a de l'amitié, vienne avec nous, pendant que votre fils restera ici.
Et effectivement il me passa dans l'esprit qu'il fallait que sa femme nous suivît aussi.
Ma tante, suivant toute apparence, ne manquerait pas d'être étonnée du message qu'on nous envoyait faire auprès d'elle. Je me souvins d'ailleurs que, la première fois qu'elle avait parlé au jeune homme, elle avait cru entendre le son de la voix de son fils, à ce qu'elle me dit; je songeai encore à cette bague qu'elle avait trouvée si ressemblante à celle qu'elle avait autrefois donnée à Dursan. Et que sait-on, me disais-je, si elle ne se rappellera pas ces deux articles, et si la visite dont nous allons la prier à la suite de tout cela ne la conduira pas à conjecturer que ce malade qui presse tant pour la voir est son fils lui-même?
Or, en ce cas, il était fort possible qu'elle refusât de venir d'un autre côté, son refus, quelque obstiné qu'il fût, n'empêcherait pas qu'elle n'eût de grands mouvements d'attendrissement, et il me semblait qu'alors Brunon qu'elle aimait, venant à l'appui de ces mouvements, et se jetant tout d'un coup en pleurs aux genoux de sa belle-mère, triompherait infailliblement de ce coeur opiniâtre.
Ce que je prévoyais n'arriva pas, ma tante ne fit aucune des réflexions dont je parle; et cependant la présence de Brunon ne nous fut pas absolument inutile.
Mme Dursan lisait quand nous entrâmes dans sa chambre. Elle connaissait beaucoup l'ecclésiastique que nous lui menions; elle lui confiait même de l'argent pour des aumônes.
Ah! c'est vous, monsieur, lui dit-elle; venez-vous me demander quelque chose? Est-ce vous qu'on a été avertir pour l'inconnu qui est là-bas?
C'est de sa part que je viens vous trouver, madame, lui répondit-il d'un air extrêmement sérieux; il souhaiterait que vous eussiez la bonté de le voir avant qu'il mourût, tant pour vous remercier de l'hospitalité que vous lui avez si généreusement accordée, que peut vous entretenir d'une chose qui vous intéresse.
Qui m'intéresse! moi? reprit-elle. Eh! que peut-il avoir à me dire qui me regarde? Vous avez, dit-il, un fils qu'il connaît, avec qui il a longtemps vécu avant que d'arriver en ce pays-ci; et c'est de ce fils dont il a à vous parler.
De mon fils! s'écria-t-elle encore; ah! monsieur, ajouta-t-elle après un grand soupir, qu'on me laisse en repos là-dessus; dites-lui que je suis très sensible à: l'état où il est; que, si Dieu dispose de lui, il n'est point de services ni de sortes de secours que sa femme et son fils ne puissent attendre de moi. Je n'ai point encore vu la première, et si on ne l'a pas avertie de l'état où est son mari, il n'y a qu'à dire où elle est, et je lui enverrai sur-le-champ mon carrosse; mais si le malade croit me devoir quelque reconnaissance, le seul témoignage que je lui en demande, c'est de me dispenser de savoir ce que le malheureux qui m'appelle sa mère l'a chargé de me dire; ou bien, s'il est absolument nécessaire que je le sache, qu'il lui suffise que vous me l'appreniez, monsieur.
Nous ne crûmes pas devoir encore prendre la parole, et nous laissâmes répondre l'ecclésiastique:
Il peut être question d'un secret qui ne saurait être révélé qu'à vous, madame, et dont vous seriez fâchée qu'on eût fait confidence à un autre. Considérez, s'il vous plaît, madame, que celui qui m'envoie est un homme qui se meurt, qu'il a sans doute des raisons essentielles pour ne parler qu'à vous, et qu'il y aurait de la dureté, dans l'état où il est, madame, à vous refuser à ses instances.
Non, monsieur, répondit-elle, la promesse qu'il peut avoir fait à mon fils de ne dire qu'à moi ce dont il s'agit ne m'oblige à rien, et ne me laisse pas moins la maîtresse d'ignorer ce que c'est. Cependant, de quelque nature que soit le secret qu'il est si important que je sache, je consens, monsieur, qu'il vous le déclare. Je veux bien le partager avec vous; si je fais une imprudence, je n'en accuserai personne, et ne m'en prendrai qu'à moi.
Eh! ma tante, lui dis-je alors, tâchez de surmonter votre répugnance là-dessus; l'inconnu, qui l'a prévue, nous a demandé en grâce, à Mme Dorfrainville et à moi, de joindre nos prières à celles de monsieur.
Oui, madame, reprit à son tour Mme Dorfrainville, je lui ai promis aussi de vous amener, d'autant plus qu'il m'a bien assuré que vous vous reprocheriez infailliblement de n'avoir pas voulu descendre.
Ah! quelle persécution! s'écria cette mère toute émue; quel quart d'heure pour moi! De quoi faut-il donc qu'il m'instruise? Et vous, Brunon, ajouta-t-elle en jetant les yeux sur sa belle-fille qui laissait couler quelques larmes, pourquoi pleurez-vous?
C'est qu'elle a reconnu le malade, répondis-je pour elle, et qu'elle est touchée de le voir mourir.
Quoi! tu le connais aussi, reprit ma tante en lui adressant encore ces paroles. Oui, madame, repartit-elle, il a des parents pour qui j'aurai toute ma vie des sentiments de tendresse et de respect, et je vous les nommerais s'il ne voulait pas rester inconnu.
Je ne demande point à savoir ce qu'il veut qu'on ignore, répondit ma tante; mais, puisque tu sais qui il est, et qu'il a vécu longtemps avec Dursan, dit-il, ne les aurais-tu pas vus ensemble? Oui, madame, je vous l'avoue, reprit-elle; j'ai connu même le fils de M. Dursan dès sa plus tendre enfance.
Son fils! répondit-elle en joignant les mains; il a donc des enfants? je pense qu'il n'en a qu'un, madame, répondit Brunon. Hélas! que n'est-il encore à naître! s'écria ma tante. Que fera-t-il de la vie? Que deviendra-t-il, et qu'avais-je affaire de savoir tout cela? Tu me perces le coeur, Brunon; tu me le déchires; mais parle, ne me cache rien; tu es peut-être mieux instruite que tu ne veux me le dire; où est à présent son père? Quelle était sa situation quand tu l'as quitté? Que faisait-il?
Il était malheureux, madame, repartit Brunon en baissant tristement les yeux.
Il était malheureux, dis-tu. Il a voulu l'être. Achève, Brunon; serait-il veuf? Non, madame, répondit-elle avec un embarras qui ne fut remarqué que de nous qui étions au fait, je les ai vus tous trois; leur état aurait épuisé votre colère.
En voilà assez, ne m'en dis pas davantage, dit alors ma tante en soupirant. Quelle destinée, mon Dieu! Quel mariage! Elle était donc avec lui, cette femme que le misérable s'est donnée, et qui le déshonore?
Brunon rougit à ce dernier mot dont nous souffrîmes tous; mais elle se remit bien vite, et prenant ensuite un air doux, tranquille, où je vis même de la dignité:
Je répondrais de votre estime pour elle, si vous pouviez lui pardonner d'avoir manqué de bien et de naissance, répondit-elle; elle a de la vertu, madame; tous ceux qui la connaissent vous le diront. Il est vrai que ce n'était pas assez pour être Mme Dursan; mais je suis bien à plaindre moi-même, si ce n'en est pas assez pour n'être point méprisable.
Eh! que me dis-tu là, Brunon? repartit-elle. Encore si elle te ressemblait!
Là-dessus je m'aperçus que Brunon était toute tremblante, et qu'elle me regardait comme pour savoir ce que je lui conseillais de faire; mais pendant que je délibérais, ma tante, qui se leva sur-le-champ pour venir avec nous, interrompit si brusquement cet instant favorable à la réconciliation, et par là le rendit si court, qu'il était déjà passé quand Brunon jeta les yeux sur moi: ce n'aurait plus été le même, et je jugeai à propos qu'elle se contint.
Il y a de ces instants-là qui n'ont qu'un point qu'il faut saisir; et ce point, nous l'avions manqué, je le sentis.
Quoi qu'il en soit, nous descendîmes. Aucun de nous n'eut le courage de prononcer un mot; le coeur me battait, à moi. L'événement que nous allions tenter commençait à m'inquiéter, pour elle: j'appréhendais que ce ne fût la mettre à une trop forte épreuve; mais il n'y avait plus moyen de s'en dédire, j'avais tout disposé moi-même pour arriver à ce terme que je redoutais; le coup qui devait la frapper était mon ouvrage; et d'ailleurs il était sûr que, sans le secours de tant d'impressions que j'allais, pour ainsi dire, assembler sur elle, il ne fallait pas espérer de réussir.
Enfin nous parvînmes à cet appartement du malade. Ma tante soupirait en entrant dans sa chambre. Brunon, sur qui elle s'appuyait aussi bien que sur moi, était d'une pâleur à faire peur. Je sentais mes genoux se dérober sous moi. Mme Dorfrainville nous suivait dans un silence inquiet et morne. Le confesseur, qui marchait devant nous, entra le premier, et les rideaux du lit n'étaient tirés que d'un côté.
Cet ecclésiastique s'avança donc vers le mourant, qu'on avait soulevé pour le mettre plus à son aise. Son fils, qui était au chevet, et qui pleurait à chaudes larmes, se retira un peu. Le jour commençait à baisser, et le lit était placé dans l'endroit le plus sombre de la chambre.
Monsieur, dit l'ecclésiastique à ce mourant, je vous amène Mme Dursan, que vous avez souhaité de voir avant que de recevoir votre Dieu. La voici.
Le fils alors leva sa main faible et tremblante, et tâcha de la porter à sa tête pour se découvrir; mais ma tante, qui arrivait en ce moment auprès de lui, se hâta d'avancer sa main pour retenir la sienne.
Non, monsieur, non, restez comme vous êtes, je vous prie; vous n'êtes que trop dispensé de toute cérémonie, lui dit-elle sans l'envisager encore.
Après quoi nous la plaçâmes dans un fauteuil à côté du chevet, et nous nous tînmes debout auprès d'elle.
Vous avez désiré m'entretenir, monsieur; voulez-vous qu'on s'écarte? Ce que vous avez à me dire doit-il être secret? reprit-elle ensuite, moins en le regardant qu'en prêtant l'oreille à ce qu'il allait répondre.
Le malade là-dessus fit un soupir; et comme elle appuyait son bras sur le lit, il porta la main sur la sienne; il la lui prit, et dans la surprise où elle était de ce qu'il faisait, il eut le temps de l'approcher de sa bouche, d'y coller ses lèvres, en mêlant aux baisers qu'il y imprimait quelques sanglots à demi étouffés par sa faiblesse et par la peine qu'il avait à respirer.
A cette action, la mère, alors troublée et confusément au fait de la vérité, après avoir jeté sur lui des regards attentifs et effrayés: Que faites-vous donc là? lui dit-elle, d'une voix que son effroi rendait plus forte qu'à l'ordinaire. Qui êtes-vous, monsieur? Votre victime, ma mère, répondit-il du ton d'un homme qui n'a plus qu'un souffle de vie.
Mon fils! Ah! malheureux Dursan! je te reconnais assez pour en mourir de douleur, s'écria-t-elle en retombant dans le fauteuil, où nous la vîmes pâlir et rester comme évanouie.
Elle ne l'était pas cependant. Elle se trouva mal; mais elle ne perdit pas connaissance; et nos cris, avec les secours que nous lui donnâmes, rappelèrent insensiblement ses esprits.
Ah! mon Dieu! dit-elle après avoir jeté quelques soupirs, à quoi m'avez-vous exposé, Tervire?
Hélas! ma tante, lui répondis-je, fallait-il vous priver du plaisir de pardonner à un fils mourant? Ce jeune homme n'a-t-il pas des droits sur votre coeur? N'est-il pas digne que vous l'aimiez? Et pouvons-nous le dérober à vos tendresses? ajoutai-je en lui montrant Dursan le fils, qui se jeta sur-le-champ à ses genoux, et à qui cette grand'mère, déjà toute rendue, tendit languissamment une main qu'il baisa en pleurant de joie. Et nous pleurions tous avec lui. Mme Dursan, qui n'était encore que Brunon, l'ecclésiastique lui-même, Mme Dorfrainville et moi, nous contribuâmes tous à l'attendrissement de cette tante, qui pleurait aussi, et qui ne voyait autour d'elle que des larmes qui la remerciaient de s'être laissé toucher.
Cependant tout n'était pas fait: il nous restait encore à la fléchir pour Brunon, qui était à genoux derrière le jeune Dursan, et qui, malgré les signes que je lui faisais, n'osait s'avancer, dans la crainte de nuire à son mari et à son fils, et d'être encore un obstacle à leur réconciliation.
En effet, nous n'avions eu jusque-là qu'à rappeler la tendresse d'une mère irritée, et il s'agissait ici de triompher de sa haine et de son mépris pour une étrangère, qu'elle aimait à la vérité, mais sans la connaître et sous un autre nom.
Cependant ma tante regardait toujours le jeune Dursan avec complaisance, et ne retirait point sa main qu'il avait prise.
Lève-toi, mon enfant, lui dit-elle à la fin; je n'ai rien à te reprocher, à toi. Hélas! comment te résisterais-je, moi qui n'ai pas tenu contre ton père?
Ici, les caresses du jeune homme et nos larmes de joie redoublèrent.
Mon fils, dit-elle après en s'adressant au malade, est-ce qu'il n'y a pas moyen de vous guérir? Qu'on lui cherche partout du secours, nous avons des médecins dans la ville prochaine; qu'on les fasse venir, et qu'on se hâte.
Mais, ma tante, lui dis-je alors, vous oubliez encore une personne qui est chère à vos enfants, qui nous intéresse tous, et qui vous demande la permission de se montrer.
Je t'entends, dit-elle. Eh bien! je lui pardonne! Mais je suis âgée, ma vie ne sera pas encore bien longue, qu'on me dispense de la voir. Il n'est plus temps, ma tante, lui, dis-je alors; vous l'avez déjà vue, vous la connaissez, Brunon vous le dira.
Moi, je la connais! reprit-elle; Brunon dit que je l'ai vue? Eh! où est-elle? A vos pieds, répondit Dursan le fils. Et celle-ci à l'instant venait de s'y jeter.
Ma tante, immobile à ce nouveau spectacle, resta quelque temps sans prononcer un mot, et puis tendant les bras à sa belle-fille: Venez donc, Brunon, lui dit-elle en l'embrassant; venez que je vous paye de vos services. Vous me disiez que je la connaissais, vous autres; il fallait dire aussi que je l'aimais.
Brunon, que j'appellerai à présent Mme Dursan, parut si sensible à la bonté de ma tante, qu'elle en était comme hors d'elle-même. Elle embrassait son fils, elle nous accablait de caresses, Mme Dorfrainville et moi; elle allait se jeter au cou de son mari, elle lui amenait son fils; elle lui disait de vivre, de prendre courage; il l'embrassait lui-même, tout expirant qu'il était, il demandait sa mère qui alla l'embrasser à son tour, en soupirant de le voir si mal.
Il s'affaiblissait à tout moment cependant; il nous le dit même, et pressa l'ecclésiastique d'achever ses fonctions. Mais comme, après tout ce qui venait de se passer, il avait besoin d'un peu de recueillement, nous jugeâmes à propos de nous retirer tous, en attendant que la cérémonie se fit.
Ma tante, qui, de son côté, n'avait pu supporter tant de mouvements et tant d'agitation sans en être affaiblie, nous pria de la ramener dans sa chambre.
Je me sens épuisée, je n'en puis plus, dit-elle à Mme Dursan; je n'aurais pas la force d'assister à ce qu'on va faire; aidez-moi à remonter, Brunon (car elle ne l'appela plus autrement), et nous la conduisîmes chez elle. Je la trouvai même si abattue, que je lui proposai de se coucher pour se mieux reposer. Elle y consentit.
Je voulus sonner pour faire venir une autre femme de chambre; mais Mme Dursan la jeune m'en empêcha. Oubliez vous que Brunon est ici? me dit-elle; et elle se mit sur-le-champ à la déshabiller.
Comme vous voudrez, ma fille, lui dit ma tante, qui reçut son action de bonne grâce, et ne voulut pas s'y opposer, de peur qu'elle ne regardât son refus comme un reste d'éloignement pour elle. Après quoi elle nous renvoya tous chez le malade, et il ne resta qu'une femme de chambre auprès d'elle.
Son dessein n'était pas de rester au lit plus de deux ou trois heures; elle devait ensuite revenir chez son fils; mais il était arrêté qu'elle ne le verrait plus.
A peine fut-elle couchée, que ses indispositions ordinaires augmentèrent si fort qu'elle ne put se relever; et à dix heures du soir son fils était mort.
Ma tante le comprit aux mouvements que nous nous donnions, Mme Dorfrainville et moi, qui descendions tour à tour, et à l'absence de Mme Dursan et de son fils, qui n'étaient ni l'un ni l'autre remontés chez elle.
Je ne revois ni Dursan ni sa mère, me dit-elle un quart d'heure après que Dursan le père eut expiré. Ne me cache rien; est-ce que je n'ai plus de fils? Je ne lui répondis pas, mais je pleurai. Dieu est le maître, continua-t-elle tout de suite sans verser une larme, et avec une sorte de tranquillité qui m'effraya, que je trouvai funeste, et qui ne pouvait venir que d'un excès de consternation et de douleur.
Je ne me trompais pas. Ma tante fut plus mal de jour en jour; rien ne put la tirer de la mélancolie dans laquelle elle tomba. La fièvre la prit et ne la quitta plus.
Je ne vous dis rien de l'affliction de Mme Dursan et de son fils. La première me fit pitié, tant je la trouvai accablée. Le testament qui déshéritait son mari n'était pas encore révoqué; peut-être appréhendait-elle que ma tante ne mourût sans en faire un autre, et ce n'aurait pas été ma faute, je l'en avais déjà pressée plusieurs fois, et elle me renvoyait toujours au lendemain.
Mme Dorfrainville, qui lui en avait parlé aussi, passa trois ou quatre jours avec nous; le matin du jour de son départ, nous insistâmes encore l'une et l'autre sur le testament.
Ma nièce, me dit alors ma tante, allez prendre une petite clef à tel endroit; ouvrez cette armoire et apportez-moi un paquet cacheté que vous verrez à l'entrée. Je fis ce qu'elle me disait; et dès qu'elle eut le paquet:
Qu'on ait la bonté de me laisser seule une demi-heure, nous dit-elle; et nous nous retirâmes.
Tout ceci s'était passé entre nous trois; Mme Dursan et son fils n'y avaient point été présents; mais ma tante les envoya chercher, quand elle nous eut fait rappeler Mme Dorfrainville et moi.
Nous jugeâmes qu'elle venait d'écrire; elle avait encore une écritoire et du papier sur son lit, et elle tenait d'une main le papier cacheté que je lui avais donné.
Voici, dit-elle à Mme Dursan, le testament que j'avais fait en faveur de ma nièce; mon dessein, depuis le retour de mon fils, a été de le supprimer; mais il y a quatre jours qu'elle m'en sollicite à tout instant, et je vous le remets, afin que vous y voyiez vous-même que je lui laissais tout mon bien.
Après ces mots, elle le lui donna. Prenant ensuite un second papier cacheté, qu'elle présenta à Mme Dorfrainville: Voici, poursuivit-elle, un autre écrit, dont je prie madame de vouloir bien se charger; et quoique je ne doute pas que vous ne satisfassiez de bonne grâce aux petites dispositions que vous y trouverez, ajouta-t-elle en adressant la parole à Mme Dursan, j'ai cru devoir encore vous les recommander; et vous dire qu'elles me sont chères, qu'elles partent de mon coeur, qu'en un mot j'y prends l'intérêt le plus tendre, et que vous ne sauriez, ni prouver mieux votre reconnaissance à mon égard, ni mieux honorer ma mémoire, qu'en exécutant fidèlement ce que j'exige de vous dans cet écrit, que je confie à Mme Dorfrainville. Pour vous y exciter encore, songez que je vous aime, que j'ai du plaisir à penser que vous allez être dans une meilleure fortune, et que tous ces sentiments, avec lesquels je meurs pour vous, sont autant d'obligations que vous avez à ma nièce.
Elle s'arrêta là, elle demanda à se reposer; Mme Dorfrainville ville l'embrassa, partit à onze heures. Et six jours après ma tante n'était plus.
Vous concevez aisément quelle fut ma douleur. Mme Dursan parut faire tout ce qu'elle put pour l'adoucir; mais je ne fus guère sensible à tout ce qu'elle me disait: et quoiqu'elle fût affligée elle-même, je crus voir qu'elle ne l'était pas assez; ses larmes n'étaient pas amères; il y entrait, ce me semble, beaucoup de facilité de pleurer, et voilà pourquoi elle ne me consolait pas, malgré tous ses efforts.
Son fils y réussissait mieux; il avait, à mon avis, une tristesse plus vraie; il regrettait du moins son père de tout son coeur, et ne parlait de ma tante qu'avec la plus tendre reconnaissance, sans songer, comme sa mère, à l'abondance où il allait vivre.
Et puis je le voyais sincèrement s'intéresser à mon affliction. Ce dernier article n'était pas équivoque; et peut-être, à cause de cela, jugeais-je de lui plus favorablement sur le reste.
Quoi qu'il en soit, Mme Dorfrainville vint deux jours après au château avec le papier cacheté que ma tante lui avait remis, et qui fut ouvert en présence de témoins, avec toutes les formalités qu'on jugea nécessaires.
Ma tante y rétablissait son petit-fils dans tous les droits que son père avait perdus par son mariage; mais elle ne le rétablissait en entier qu'à condition qu'il m'épouserait, et qu'au cas qu'il en épousât une autre, ou que le mariage ne me convînt pas à moi-même, il serait obligé de me donner le tiers de tous les biens qu'elle laissait, de quelque nature qu'ils fussent.
Qu'au surplus l'affaire de notre mariage se déciderait dans l'intervalle d'un an, à compter du jour où le paquet serait ouvert; et qu'en attendant, il me ferait, du même jour, une pension de mille écus, dont je jouirais jusqu'à la conclusion de notre mariage, ou jusqu'au moment où j'entrerais en possession du tiers de l'héritage.
Toutes ces conditions-là sont de trop, s'écria vivement Dursan le fils pendant qu'on lisait cet article, je ne veux rien qu'avec ma cousine.
Je baissai les yeux, et je rougis d'embarras et de plaisir sans rien répondre; mais le tiers de ce bien qu'on me donnait, si je ne l'épousais pas, ne me tentait guère.
Attendez donc qu'on achève, mon fils, lui dit Mme Dursan d'un air assez brusque, que Mme Dorfrainville remarqua comme moi. J'aurais été honteux de me taire, reprit le jeune homme plus doucement. Et l'on continua de lire.
L'air brusque que Mme Dursan avait eu avec son fils venait apparemment de ce qu'elle savait mon peu de fortune; et malgré le tiers du bien de ma tante que je devais emporter si Dursan ne m'épousait pas, elle le voyait non seulement en état de faire un très riche mariage, mais encore d'aspirer aux partis les plus distingués par la naissance.
Quoi qu'il en soit, elle ne put s'empêcher, quelques jours après, de dire à Mme Dorfrainville que j'avais bien raison de regretter une tante qui m'avait si bien traitée. Qu'appelez-vous bien traitée? Savez-vous qu'il n'a tenu qu'à Mlle de Tervire de l'être encore mieux? lui répondit cette dame, qui fut scandalisée de sa façon de penser, et vous ne devez pas oublier que vous n'auriez rien sans elle, sans son désintéressement et sa généreuse industrie. Ne la regardez pas comme une fille qui n'a rien; votre fils, en l'épousant, madame, épousera l'héritière de tout le bien qu'il a. Voilà ce qu'il en pense lui-même, et vous ne sauriez penser autrement sans une ingratitude dont je ne vous crois pas capable.
A l'égard de leur mariage, repartit me Dursan en souriant, mon fils est encore si jeune qu'il sera temps d'y songer dans quelques années. Comme il vous plaira, répondit Mme Dorfrainville, qui ne daigna pas lui en dire davantage, et qui se sépara d'elle avec une froideur dont Mme Dursan profita pour avoir un prétexte de ne la plus voir, et pour se délivrer de ses reproches.
Cette femme, que nous avions mal connue, ne s'en tint pas à éloigner le mariage en question. Je sus qu'elle faisait consulter d'habiles gens, pour savoir si on ne pourrait pas attaquer le dernier écrit de ma tante; et ce fut encore Mme Dorfrainville qu'on instruisit de cette autre indignité, et qui me l'apprit.
Dursan, qui la savait, et qui n'osa me la dire, était au désespoir. Ce n'était pas de lui dont j'avais à me plaindre alors, il m'aimait au delà de toute expression: je ne lui dissimulais pas que je l'aimais aussi; et plus Mme Dursan en usait mal avec moi, plus son fils, que je croyais si différent d'elle, me devenait cher: mon coeur le récompensait par là de ce qu'il ne ressemblait pas à sa mère.
Mais cette mère, tout ingrate qu'elle était, avait un ascendant prodigieux sur lui; il n'osait lui parler avec autant de force qu'il l'aurait dû; il n'en avait pas le courage. Pour le faire taire, elle n'avait qu'à lui dire: Vous me chagrinez; et c'en était fait, il n'allait pas plus loin.
Les mauvaises intentions de cette mère ne se terminèrent pas à me disputer, s'il était possible, le tiers du bien qui m'appartenait; elle résolut encore de m'écarter de chez elle, dans l'espérance que son fils, en cessant de me voir, cesserait aussi de m'aimer avec tant de tendresse, et ne serait plus si difficile à amener à ce qu'elle voulait; et voici ce qu'elle fit pour parvenir à ses fins.
Je vous ai dit qu'il y avait une espèce de rupture, ou du moins une grande froideur entre Mme Dorfrainville et elle; et ce fut à moi à qui elle s'en prit. Mademoiselle, me dit-elle, Mme Dorfrainville est toujours votre amie, et n'est plus la mienne; comment cela se peut-il? Je vous le demande, madame, lui répondis-je; vous savez mieux que moi ce qui s'est passé entre vous deux.
Mieux que vous! reprit-elle en souriant d'un air ironique; vous plaisantez; et elle aurait entendu raison si vous l'aviez voulu. Le mariage dont il s'agit n'est pas si pressé.
Il ne l'est pas pour moi, lui dis-je; mais elle n'a pas cru que ce fût vous qui dussiez le différer, si j'y consentais.
Quoi! mademoiselle, vous me querellez aussi? Déjà des reproches du service que vous nous avez rendu! Cette humeur-là m'alarme pour mon fils, reprit-elle en me quittant.
J'ai vu Brunon me rendre plus de justice, lui criai-je pendant qu'elle s'éloigna; et depuis ce moment nous ne nous parlâmes presque plus, et j'en essuyai tous les jours tant de dégoûts qu'il fallut enfin prendre mon parti trois mois après la mort de ma tante, et quitter le château, malgré la désolation du fils, que je laissai malade de douleur, brouillé avec sa mère, et que je ne pus ni voir ni informer du jour de ma sortie, par tout ce que m'allégua sa mère, qui feignait ne pouvoir comprendre pourquoi je me retirais, et qui me dit que son fils, avec la fièvre qu'il avait, n'était pas en état de recevoir des adieux aussi étonnants que les miens.
Tant de fourberie me rebuta de lui répondre là-dessus; mais pour lui témoigner le peu de cas que je faisais de son caractère: J'ai demeuré trois mois chez vous, lui dis-je en partant, et il est juste de vous en tenir compte.
C'est bien plutôt moi qui vous dois trois mois de la pension qu'on vous a laissée, et je vais m'en acquitter tout à l'heure, dit-elle en souriant du compliment que je lui faisais, et dont ma retraite la consolait. Non, lui dis-je avec fierté; gardez votre argent, madame, je n'en ai pas besoin à présent. Et aussitôt je montai dans une chaise, que Mme Dorfrainville, chez qui j'allais, m'avait envoyée.
Je passe la colère de cette dame au récit que je lui fis de tous les désagréments que j'avais eus au château. J'avais écrit deux fois à ma mère depuis la mort de ma tante, et je n'en avais point eu de réponse, quoiqu'il y eût alors nombre d'années que je n'eusse eu de ses nouvelles; et cela me chagrinait.
Où pouvait me jeter une situation comme la mienne? Car enfin, je ne voyais rien d'assuré; et si Mme Dursan, qui avait tenté d'attaquer le dernier testament de ma tante, parvenait à le faire casser, que devenais-je? Il n'était pas question d'abuser de la retraite que Mme Dorfrainville venait de me donner; il ne me restait donc que ma mère à qui je pouvais avoir recours. Une des amies de Mme Dorfrainville, femme âgée, allait faire un voyage à Paris; je crus devoir profiter de sa compagnie, et partir avec elle; ce que je fis en effet, quinze jours ou trois semaines après ma sortie de chez Mme Dursan, qui m'avait envoyé ce qui m'était dû de ma pension, et dont le fils continuait d'être malade, et pour qui je ne pus que laisser une lettre, que Mme Dorfrainville elle-même me promit de lui faire tenir.
Onzième partie
Il me semble vous entendre d'ici, madame: Quoi! vous écriez-vous, encore une partie! Quoi! trois tout de suite! Eh! par quelle raison vous plaît-il d'écrire si diligemment l'histoire d'autrui, pendant que vous avez été si lente à continuer la vôtre? Ne serait-ce pas que la religieuse aurait elle-même écrit la sienne, qu'elle vous aurait laissé son manuscrit, et que vous le copiez?
Non, madame, non je ne copie rien; je me ressouviens de ce que ma religieuse m'a dit, de même que je me ressouviens de ce qui m'est arrivé; ainsi le récit de sa vie ne me coûte pas moins que le récit de la mienne, et ma diligence vient de ce que je me corrige, voilà tout le mystère; vous ne m'en croirez pas, mais vous le verrez, madame, vous le verrez. Poursuivons.
Nous nous retrouvâmes sur le soir dans ma chambre, ma religieuse et moi.
Voulez-vous, me dit-elle, que j'abrège le reste de mon histoire? Non que je n'aie le temps de la finir cette fois-ci; mais j'ai quelque confusion de vous parler si longtemps de moi, et je ne demande pas mieux que de passer rapidement sur bien des choses, pour en venir à ce qu'il est essentiel que vous sachiez.
Non, madame, lui répondis-je, ne passez rien, je vous en conjure; depuis que je vous écoute, je ne suis plus, ce me semble, si étonnée des événements de ma vie, je n'ai plus une opinion si triste de mon sort. S'il est fâcheux d'avoir comme moi, perdu sa mère, il ne l'est guère moins d'avoir, comme vous, été abandonnée de la sienne; nous avons toutes deux été différemment à plaindre; vous avez eu vos ressources, et moi les miennes. A la vérité, je crois jusqu'ici que mes malheurs surpassent les vôtres; mais quand vous aurez tout dit, je changerai peut-être de sentiment.
Je n'en doute pas, me dit-elle, achevons.
Je vous ai dit que mon voyage était résolu, et je partis quelques jours après avec la dame dont je vous ai parlé.
J'avais été payée d'une moitié de ma pension; et cette somme, que Mme Dorfrainville avait bien voulu recevoir pour moi sur ma quittance, avait été donnée de fort bonne grâce; Mme Dursan avait même offert de l'augmenter.
Nous ne serons pas longtemps sans vous suivre, me dit-elle la veille de mon départ; mais si, par quelque accident imprévu, vous avez besoin de plus d'argent avant que nous soyons à Paris, écrivez-moi, mademoiselle, et je vous en enverrai sur-le-champ.
Ce discours fut suivi de beaucoup de protestations d'amitié qui n'avaient qu'un défaut, c'est qu'elles étaient trop polies: je les aurais cru plus vraies, si elles avaient été plus simples; le bon coeur ne fait point de compliments.
Quoi qu'il en soit, je partis, toujours incertaine du fond de ses sentiments, et par là toujours inquiète du parti qu'elle prendrait; mais en revanche bien convaincue de la tendresse du fils.
Je ne vous en dirai que cela, je n'ai que trop souffert du ressouvenir de ce qu'il me dit alors, aussi bien que dans d'autres temps: il a fallu les oublier, ces expressions, ces transports, ces regards, cette physionomie si touchante qu'il avait avec moi, et que je vois encore, il a fallu n'y plus songer, et malgré l'état que j'ai embrassé, je n'ai pas eu trop de quinze ans pour en perdre la mémoire.
C'était dans un carrosse de voiture que nous voyagions, ma compagne et moi, et nous n'étions plus qu'à vingt lieues de Paris, quand, dans un endroit où l'on s'arrêta quelque temps le matin pour rafraîchir les chevaux, il vint une dame qui demanda s'il y avait une place pour elle dans la voiture.
Elle était suivie d'une paysanne qui portait une cassette, et qui tenait un sac de nuit sous son bras. Oui, lui dit le cocher, il y a encore une place de vide à la portière.
Eh bien! je la prendrai, répondit la dame, qui la paya sur-le-champ, et qui monta tout de suite en carrosse, après nous avoir tous salués d'un air qui avait de la dignité, quoique très honnête, et qui ne sentait point la politesse de campagne. Tout le monde le remarqua, et je le remarquai plus que les autres.
Elle était assise à côté d'un vieux ecclésiastique qui allait plaider à Paris. Ma compagne et moi, nous remplissions le fond du devant; celui de derrière était occupé par un homme âgé indisposé, et par sa femme. Dans l'autre portière, étaient un officier et la femme de chambre de la dame avec qui je voyageais, et qui avait encore un laquais qui suivait le carrosse à cheval.
Cette inconnue que nous prîmes en chemin était grande, bien faite; je lui aurais donné près de cinquante ans, cependant elle ne les avait pas; on eût dit qu'elle relevait de maladie, et cela était vrai. Malgré sa pâleur et son peu d'embonpoint, on lui voyait les plus beaux traits du monde, avec un tour de visage admirable, et je ne sais quoi de fin, qui faisait penser qu'elle était une femme de distinction. Toute sa figure avait un air d'importance naturelle qui ne vient pas de fierté, mais de ce qu'on est accoutumé aux attentions, et même aux respects de ceux avec qui l'on vit dans le grand monde.
A peine avions-nous fait une lieue depuis la buvette, que le mouvement de la voiture incommoda notre nouvelle venue.
Je la vis pâlir, ce qui fut bientôt suivi de maux de coeur, On voulait faire arrêter, mais elle dit que ce n'était pas la peine, et que cela ne durerait pas; et comme j'étais la plus jeune de toutes les personnes qui occupaient les meilleures places, je la pressai beaucoup de se mettre à la mienne, et l'en pressai d'une manière aussi sincère qu'obligeante.
Elle parut extrêmement touchée de mes instances, me fit sentir combien elle les estimait de ma part, et mêla même quelque chose de si flatteur pour moi dans ce qu'elle me répondit, que mes empressements en redoublèrent; mais il n'y eut pas moyen de la persuader, et en effet son indisposition se passa.
Comme elle était placée auprès de moi, nous avions de temps en temps de petites conversations ensemble.
La dame que j'ai appelée ma compagne, et qui était d'un certain âge, m'appelait presque toujours sa fille quand elle me parlait; et là-dessus notre inconnue crut qu'elle était ma mère.
Non, lui dis-je, c'est une amie de ma famille qui a eu la bonté de se charger de moi jusqu'à Paris, où nous allons toutes deux, elle pour recueillir une succession, et moi pour joindre ma mère, qu'il y a longtemps que je n'ai vue.
Je voudrais bien être cette mère-là, me dit-elle d'un air doux et caressant, sans me faire de questions sur le pays d'où je venais, et sans me parler de ce qui la regardait.
Nous arrivâmes à l'endroit où nous devions dîner. Il faisait un fort beau jour, et il y avait dans l'hôtellerie un jardin qui me parut assez joli. Je fus curieuse de le voir, et j'y entrai. Je m'y promenai même quelques instants pour me délasser d'avoir été assise toute la matinée.
Mme Darcire (c'est le nom de ma compagne) était à l'entrée de ce jardin avec l'ecclésiastique dont je vous ai parlé, pendant que l'officier ordonnait notre dîner; l'autre voyageur incommodé et sa femme étaient déjà montés dans la chambre où l'on devait nous servir, et où ils nous attendaient.
L'officier revint et dit à Mme Darcire qu'il ne nous manquait que notre nouvelle venue, qui s'était retirée, et qui apparemment avait dessein de man et à part.
Je me promenais alors dans un petit bois, que cette dame eut envie de voir aussi. L'ecclésiastique et l'officier la suivirent, et il y avait déjà une bonne demi-heure que nous nous y amusions; quand le laquais de Mme Darcire vint nous avertir qu'on allait servir; nous prîmes donc le chemin de la chambre où je viens de vous dire que deux de nos voyageurs étaient d'abord montés.
J'ignorais que notre inconnue se fût séparée, on n'en avait rien dit devant moi; de sorte qu'en traversant la cour, je la vis dans un cabinet à rez-de-chaussée, dont les fenêtres étaient ouvertes, et on lui apportait à manger dans, le même moment.
Comment! dis-je à l'officier, est-ce dans ce cabinet que nous dînons? Nous n'y serons guère à notre aise. Aussi n'est-ce pas là que nous allons, me répondit-il, c'est en haut; mais cette dame a voulu dîner toute seule.
Il n'y a pas d'apparence qu'elle eût pris ce parti-là si on l'avait priée d'être des nôtres, repris-je; peut-être s'attendait-elle là-dessus à une politesse que personne de nous ne lui a faite, et je suis d'avis d'aller sur-le-champ réparer cette faute.
Je laissai en effet monter les autres, et me hâtai d'entrer dans ce cabinet. Elle prenait sa serviette, et n'avait pas encore touché à ce qu'on lui avait apporté; c'était un potage et de l'autre côté un peu de viande bouillie sur une assiette.
J'avoue qu'un repas si frugal m'étonna: elle rougit elle-même. que j'en fusse témoin, mais lui cachant ma surprise: Eh quoi! madame, lui dis-je, vous nous quittez! Nous n'aurons pas l'honneur de dîner avec vous? Nous ne souffrirons pas cette séparation-là, s'il vous plaît; heureusement que j'arrive à propos; vous n'avez point encore mangé, et je vous enlève de la part de toute la compagnie. On ne se mettra point à table que vous ne voyez venue.
Elle s'était brusquement levée, comme pour m'écarter de la table et de la vue de son dîner. Je me conformai à son intention, et ne m'avançai pas.
Non, mademoiselle, me répondit-elle en m'embrassant, ne prenez point garde à moi, je vous prie: j'ai été longtemps malade, je suis encore convalescente, il faut que j'observe un régime qui m'est nécessaire, et que j'obséderais mal en compagnie. Voilà mes raisons; voyez si vous voulez que je m'expose; je suis bien sûre que non, et vous seriez la première à m'en empêcher. Je crus de bonne foi ce qu'elle me disait, et je n'en insistai pas moins.
Je ne me rends point, lui dis-je, je ne veux point vous laisser seule: venez, madame, et fiez-vous à moi, je veillerai sur vous avec la dernière rigueur, je vous garderai à vue. On n'a pas encore servi, il n'y a qu'à dire en passant qu'on joigne votre dîner au nôtre; et je la prenais sous le bras pour l'emmener en lui parlant ainsi. De sorte que je l'entraînais déjà sans qu'elle sût que me répondre, malgré la répugnance que je lui voyais toujours.
Mon Dieu! mademoiselle, me dit-elle en s'arrêtant d'un air triste et même douloureux, que votre empressement, me fait de plaisir et de peine! Faut-il vous parler confidemment? Je viens d'une petite maison de campagne que j'ai ici près: j'y avais apporté un certain argent pour y passer environ un mois. Je sortais de maladie, la fièvre m'y a reprise, je m'y suis laissé gagner par le temps; il ne me reste bien précisément que ce qu'il me faut pour retourner à Paris, où je serai demain, et je ne songe qu'à arriver. Ce que je vous dis là, au teste, n'est fait que pour vous, mademoiselle, vous le sentez bien, et vous aurez la bonté de m'excuser auprès des autres sur ma santé.
Quelque peu de souci qu'elle affectât d'avoir elle-même de cette disette d'argent qu'elle m'avouait et qu'elle voulait que je regardasse comme un accident sans conséquence, ce qu'elle me disait là me toucha cependant, et je crus voir moins de tranquillité sur son visage qu'elle n'en marquait dans son discours. Il y a de certains états où l'on ne prend pas l'air qu'on veut.
Eh! madame, m'écriai-je avec une franchise vive et badine, et en lui mettant ma bourse dans la main, que j'aie l'honneur de vous être bonne à quelque chose; servez-vous de cet argent jusqu'à Paris, puisque vous avez négligé d'en faire venir, et ne nous punissez point du peu de précaution que vous avez prise.
je déliais les cordons de la bourse en lui parlant ainsi:
Prenez ce qu'il vous faut, ajoutai-je: si vous n'en avez pas besoin, vous me le rendrez en arrivant; sinon, vous me le renverrez le lendemain.
Elle jeta comme un soupir alors, et laissa même, sans doute malgré elle, échapper une larme. Vous êtes trop aimable, me répondit-elle ensuite avec un embarras qu'elle combattait, vous me charmez, vous me pénétrez d'amitié pour vous; mais je puis me passer de ce que vous m'offrez de si bonne grâce, souffrez que je vous remercie: il n'y a personne de quelque considération dans ces campagnes-ci qui ne me connaisse, et chez qui je ne puisse envoyer si je voulais; mais ce n'est pas la peine, je serai demain chez moi.
S'il vous est indifférent de rester seule ici, lui répondis-je d'un air mortifié, il ne me l'aurait pas été d'être quelques heures de plus avec vous; c'était une grâce que je vous demandais, et qu'à la vérité je ne mérite pas d'obtenir.
Qpe vous ne méritez pas! me repartit-elle en joignant les mains. Eh! comment ferait-on pour ne pas vous aimer? Eh bien! mademoiselle, que voulez-vous que je prenne? Puisque vous me menacez de croire que je ne vous aime pas, je ferai tout ce que vous exigerez, et je vais vous suivre. Etes-vous contente?
C'était en tenant ma bourse qu'elle me disait cela. Je l'embrassai de joie; car toutes ses façons me plaisaient, je les trouvais nobles et affectueuses, et ce petit moment de conversation particulière venait encore de me lier à elle. De son côté, elle me serra tendrement dans ses bras. Ne disputons plus, me dit-elle après, voilà un de vos louis que je prends; c'est assez, puisqu'il n'est question que de prendre. Non, répondis-je en riant, n'y eût-il qu'un quart de lieue d'ici chez vous, je vous taxe à davantage. Eh bien! mettons-en deux pour avoir la paix, et marchons, reprit-elle.
Je l'emmenai donc. Il y avait un instant qu'on avait servi, et on nous attendait. On la combla de politesses, et Mme Darcire surtout eut mille attentions pour elle.
Je lui avais promis de veiller sur elle à table et je lui tins parole, du moins pour la forme. On m'en fit la guerre, on me querella, je ne m'en souciai point. C'est une rigueur à laquelle je me suis engagée, dis-je; madame n'est venue qu'à cette condition-là, et je fais ma charge.
Ma prétendue rigueur n'était cependant qu'un prétexte pour lui servir ce qu'il y avait de meilleur et de plus délicat; et quoique, pour entrer dans le badinage, elle se plaignît d'être trop gênée, il est vrai qu'elle mangea très peu.
Nous sentîmes tous combien nous aurions perdu si elle nous avait manqué; il me sembla que nous étions devenus plus aimables avec elle, et que nous avions tous plus d'esprit qu'à l'ordinaire.
Enfin, le dîner finit, nous remontâmes en carrosse, et le souper se passa de même.
Nous n'étions plus le lendemain qu'à une lieue de Paris; quand nous, vîmes un équipage s'arrêter près de notre voiture, et que nous entendîmes quelqu'un qui demandait si Mme Darcire n'était pas là. C'était un homme d'affaires à qui elle avait écrit de venir au-devant d'elle, et de lui chercher un hôtel où elle pût avoir un logement convenable; elle se montra sur-le-champ.
Mais comme nous avions quelques paquets engagés dans le magasin, que le lieu n'était pas commode pour les retirer, nous jugeâmes à propos de ne descendre qu'à un petit village qui n'était plus qu'à un demi-quart de lieue, et où notre cocher nous dit qu'il s'arrêterait lui-même.
Pendant qu'on y travailla à retirer nos paquets, mon inconnue me prit à quartier dans une petite cour, et voulut, en m'embrassant, me rendre les deux louis d'or que je l'avais forcée de prendre.
Vous n'y songez pas, lui dis-je, vous n'êtes pas encore arrivée, gardez-les jusque chez vous; que je les reprenne aujourd'hui ou demain, n'est-ce pas la même chose? Avez-vous intention de ne me pas revoir, et me quittez-vous pour toujours?
J'en serais bien fâchée, me répondit-elle; mais nous voici à Paris, nous allons y entrer, c'est comme si j'y étais. Vous avez beau dire, repris-je en me reculant, je me méfie de vous, et je vous laisse cet argent précisément pour vous obliger à m'apprendre où je vous retrouverai.
Elle se mit à rire, et s'avança vers moi; mais je m'éloignai encore. Ce que vous faites là est inutile, lui criai-je; donnez-moi mes sûretés, où logez-vous?
Je ne vous en aurais pas moins instruite de l'endroit où je vais, me repartit-elle; mon nom est Darneuil (ce n'était là que le nom d'une petite terre, et elle me cachait le véritable), et vous aurez de mes nouvelles chez M. le marquis de Viry, rue Saint-Louis, au Marais (c'était un de ses amis); dites-moi à présent à votre tour, ajouta-t-elle, où je vous trouverai.
Je ne sais point le nom du quartier où nous allons, lui répondis-je; mais demain, j'enverrai quelqu'un qui vous le dira, si je ne vais pas vous le dire moi-même.
J'entendis alors Mme Darcire qui m'appelait, et je me hâtai de sortir de la petite cour pour la joindre: mon inconnue me suivit, elle dit adieu à Mme Darcire, je l'embrassai tendrement, et nous partîmes.
En une heure de temps, nous arrivâmes à la maison que cet homme d'affaires dont j'ai parlé nous avait retenue.
Comme la journée n'était pas encore fort avancée, j'aurais volontiers été chercher ma mère, si Mme Darcire, qui se sentait trop fatiguée pour m'accompagner, et dont je ne pouvais prendre que la femme de chambre, ne m'avait engagée à attendre jusqu'au lendemain.
J'attendis donc, d'autant plus qu'on me dit qu'il y avait fort loin du quartier où nous étions à celui où je devais aller trouver cette mère qu'il me tardait, avec tant de raison, de voir et de connaître.
Aussi Mme Darcire ne me fit-elle pas languir le jour d'après; elle eut la bonté de préférer mes affaires à toutes les siennes, et à onze heures du matin nous étions déjà en carrosse pour nous rendre dans la rue Saint-Honoré, vis-à-vis les Capucins, conformément à l'adresse que j'avais gardé de ma mère, et à laquelle je lui avais écrit mes dernières lettres, qui étaient restées sans réponse.
Notre carrosse arrêta donc à l'endroit que je viens de dire, et là nous demandâmes la maison de Mme la marquise de... (c'était le nom de son mari). Elle n'est plus ici, nous répondit un suisse ou un portier, je ne sais plus lequel des deux. Elle y logeait il y a environ deux ans; mais depuis que M. le marquis est mort, son fils a vendu la maison à mon maître qui l'occupe à présent.
M. le marquis est mort! m'écriai-je toute troublée, et même saisie d'une certaine épouvante que je ne devais pas avoir; car dans le fond, que m'importait la mort de ce beau-père qui m'était inconnu, à qui je n'avais jamais eu la moindre obligation, et sans lequel, au contraire, ma mère ne m'aurait pas vraisemblablement oubliée autant qu'elle avait fait?
Cependant, en apprenant qu'il ne vivait plus et qu'il avait un fils marié, je craignis pour ma mère, qui m'avait laissé ignorer tous ces événements; le silence qu'elle avait gardé là-dessus m'alarma; j'aperçus confusément des choses tristes et pour elle et pour moi. En un mot, cette nouvelle me frappa, comme si elle avait entraîné mille autres accidents fâcheux que je redoutais, sans savoir pourquoi.
Eh! depuis quand est-il donc mort? répondis-je d'une voix altérée. Eh! mais, c'est depuis dix-sept ou dix-huit mois, je pense, reprit cet homme, et six ou sept semaines après avoir marié M. le marquis son fils, qui vient ici quelquefois, et qui demeure à présent à la place Royale.
Et la marquise sa mère, lui dis-je encore, loge-t-elle avec lui? Je ne crois pas, me répondit-il; il me semble avoir entendu dire que non; mais vous n'avez qu'à aller chez lui, pour apprendre où elle est; apparemment qu'on vous en informera.
Eh bien! me dit alors Mme Darcire, il n'y a qu'à retourner au logis, et nous irons à la place Royale après dîner, d'autant plus que j'ai moi-même affaire de ces côtés-là. Comme vous voudrez, lui répondis-je d'un air inquiet et agité.
Et nous revînmes à la maison.
Vous voilà bien rêveuse, me dit en chemin Mme Darcire; à quoi pensez-vous donc? Est-ce la mort de votre beau-père qui vous afflige?
Non, lui dis-je, je ne pourrais en être touchée que pour ma mère, que cet accident intéresse peut-être de plus d'une façon; mais ce qui m'occupe à présent, c'est le chagrin de ne la point voir, et de n'être pas sûre que je la trouverai chez son fils, puisqu'on vient de nous dire qu'on ne croit pas qu'elle y loge. Ce n'est pas là un grand inconvénient, me dit-elle; si elle n'y loge pas, nous irons chez elle.
Mme Darcire fit arrêter chez quelques marchands pour des emplettes; nous rentrâmes ensuite au logis; trois quarts d'heure après le dîner, nous remontâmes en carrosse avec son homme d'affaires qui venait d'arriver, et nous prîmes le chemin de la place Royale, où cette dame, par égard pour mon impatience, voulut me mener d'abord, dans l'intention de m'y laisser si nous y trouvions ma mère, d'aller de là à ses propres affaires, et de revenir me reprendre sur le soir s'il le fallait.
Mais ce n'était pas la peine de nous arranger là-dessus, et mes inquiétudes ne devaient pas finir sitôt. Ni mon frère, ni ma belle-soeur, c'est-à-dire ni M. le marquis, ni sa femme, n'étaient chez eux. Nous sûmes de leur suisse que, depuis huit jours, ils étaient partis pour une campagne à quinze ou vingt lieues de Paris. Quant à ma mère, elle ne logeait point avec eux, et on ignorait sa demeure; tout ce qu'on pouvait m'en dire, c'est que ce jour-là même elle était venue à onze heures du matin pour voir son fils, dont elle ne savait pas l'absence; qu'elle avait paru fort surprise et fort affligée de le trouver parti; qu'elle arrivait elle-même de campagne, à ce qu'elle avait dit, et qu'elle s'était retirée sans laisser son adresse.
Ace récit, je retombai dans ces frayeurs dont je vous ai parlé, et je ne pus m'empêcher de soupirer, Vous dites donc qu'elle était affligée du départ de M. le marquis? répondis-je à cet homme. Oui, mademoiselle, me repartit-il, c'est ce qui m'en a semblé. Eh! Comment est-elle venue ici? ajoutai-je par je ne sais quel esprit de méfiance sur sa situation, et comme cherchant à tirer des conjectures sur ce qu'on allait me répondre; était-elle dans son équipage, ou dans celui d'un de ses amis?
Oh! d'équipage, me répondit-il, vraiment, mademoiselle, elle n'en a point: elle était toute seule, et même assez fatiguée; car elle s'est reposée ici près d'un quart d'heure.
Toute seule, et sans voiture! m'écriai-je, la mère de M. le marquis? Voilà qui est bien horrible! Ce n'est pas ma faute, et je ne saurais dire autrement, me repartit-il. Au surplus, je ne me mêle point de ces choses-là, et je réponds seulement à ce que vous me demandez.
Mais, lui dis-je en insistant, ne m'indiquerez-vous point dans ce quartier-ci quelque personne qui la connaisse, chez qui elle aille, et de qui je puisse apprendre où elle loge?
Non, reprit-il, elle vient si rarement à l'hôtel, à des heures où il y a si peu de monde, et elle y demeure si peu de temps, que je ne me souviens pas de l'avoir vu parler à d'autres personnes qu'à M. le marquis son fils, et c'est toujours le matin; encore quelquefois n'est-il pas levé.
Y avait-il rien de plus mauvais augure que tout ce que j'entendais là? Que ferais-je donc, et quelle est ma ressource? dis-je d'un air consterné à Mme Darcire, qui commençait aussi à n'avoir pas bonne opinion de tout cela. Il n'est pas possible, en nous informant avec soin, que nous ne découvrions bientôt où elle est, me dit-elle; il ne faut pas vous inquiéter, ceci n'est qu'un effet du hasard et des circonstances dans lesquelles vous arrivez. Je ne lui répondis que par un soupir, et nous nous éloignâmes.
Il m'aurait été bien aisé, dans le quartier où nous étions alors, d'aller chercher cette dame avec qui nous avions voyagé, à qui j'avais prêté de l'argent, et de qui je devais savoir des nouvelles chez le marquis de Viry, rue Saint-Louis, à ce qu'elle m'avait dit: mais dans ce moment-là je ne pensai point à elle; je n'étais occupée que de ma mère, que de mes tristes soupçons sur son état, et que de l'impossibilité où je me voyais de l'embrasser.
Mme Darcire fit tout ce qu'elle put pour rassurer mon esprit, et pour dissiper mes alarmes. Mais cette mère, qui était venue à pied chez son fils, que sa lassitude avait obligée de se reposer; cette mère qui faisait si peu de figure, qui était si enterrée que les gens mêmes de son fils ne savaient pas sa demeure, me revenait toujours dans la pensée.
De la place Royale, nous allâmes chez le procureur de Mme Darcire; de là dans une maison où l'on avait mis le scellé, et qui avait appartenu à la personne dont elle était héritière; elle y demeura près d'une heure et demie; et puis nous rentrâmes au logis avec ce procureur, à qui elle devait donner quelques papiers dont il avait besoin pour elle.
Cet homme, pendant que nous étions dans le carrosse, parla de quelqu'un qui demeurait au Marais, et qu'il devait voir le lendemain, au sujet de la succession de Mme Darcire. Comme c'était là le quartier du marquis, et celui où j'avais espéré de trouver ma mère, je lui demandai s'il ne la connaissait pas, sans lui dire cependant que j'étais sa fille.
Oui, me dit-il; je l'ai vue deux ou trois fois avant la mort de son mari, qui m'avait en ce temps-là chargé de quelque affaire, mais depuis qu'il est mort, je ne sais plus ce qu'elle est devenue, j'ai seulement ouï dire qu'elle n'était pas fort heureuse.
Eh! quel est donc son état? lui répondis-je avec une émotion que j'avais bien de la peine à cacher. Son fils est si riche et si grand seigneur! ajoutai-je. Il est vrai, reprit-il, et il a épousé la fille de M. le duc de... Mais je crois la marquise brouillée avec lui et avec sa belle-fille. Cette marquise n'était, dit-on, que la veuve d'un très mince et très pauvre gentilhomme de province, dont défunt le marquis devint amoureux dans le pays, et qu'il épousa assez étourdiment, tout riche et tout grand seigneur qu'il était lui-même. Aujourd'hui qu'il est mort, et que le fils qu'il a eu d'elle s'est marié avec la fille du duc de... il se peut bien faire que cette fille du duc, je veux dire que Mme la marquise la jeune, ne voie pas de très bon oeil une belle-mère comme la vieille marquise, et ne se soucie pas beaucoup de se voir alliée à tous les petits houbereaux de sa famille et de celle de son premier mari, dont on dit aussi qu'il reste une fille qu'on n'a jamais vue, et qu'apparemment on n'est pas curieux de voir. Voilà à peu près ce que je puis recueillir de tous les propos que j'ai entendu tenir à ce sujet là.
Les larmes coulaient de mes yeux pendant qu'il parlait ainsi; je n'avais pu les retenir à cet étrange discours, et n'étais pas même en état d'y rien répondre.
Mme Darcire, qui était la meilleure femme du monde, et qui avait pris de l'amitié pour moi, avait rougi plus d'une fois en l'écoutant, et s'était même aperçue que je pleurais.
Qu'appelle-t-on des houbereaux, monsieur? lui dit-elle quand il eut fini. Il faut que Mme la marquise la jeune, toute fille de duc qu'elle est, soit bien mal informée, si elle rougit des alliances dont vous parlez; je lui apprendrais, moi qui suis du pays de cette belle-mère qu'elle méprise, je lui apprendrais que la marquise, qui s'appelle de Tresle en son nom, est d'une des plus nobles et des plus anciennes maisons de notre province; que celle de M. de Tervire, son premier mari, ne le cède à pas une que je connaisse; qu'il n'y en avait point anciennement de plus considérable par l'étendue de ses terres; et que, toute diminuée qu'elle est aujourd'hui de ce côté-là, M. de Tervire aurait encore laissé à sa veuve plus de dix-huit ou vingt mille livres de rentes, sans la mauvaise humeur d'un père qui les lui ôta pour les donner à son cadet, et qu'enfin il n'y a ni gentilhomme, ni marquis, ni duc en France, qui ne pût avec honneur épouser Mlle de Tervire, qui est cette fille qu'on n'a jamais vue à Paris, que Mme la marquise laissa effectivement à ses parents quand elle quitta la province, et sur qui aucune fille de ce pays-ci ne l'emportera, ni par la figure, ni par les qualités de l'esprit et du caractère.
Le procureur alors, qui me vit les yeux mouillés, et qui fit réflexion que c'était moi qui lui avais demandé des nouvelles de la vieille marquise, soupçonna que je pouvais bien être cette fille dont il était question.
Madame, dit-il un peu confus à Mme Darcire, quoique je n'aie rapporté que les discours d'autrui, j'ai peur d'avoir fait une imprudence: ne serait-ce pas Mlle de Tervire elle-même que je vois?
Il aurait été difficile de le lui dissimuler; ma contenance ne le permettait pas, et ne me laissait pas deux partis à prendre; aussi Mme Darcire n'hésita-t-elle point. Oui, monsieur, lui dit-elle, vous ne vous trompez pas, c'est elle; voilà cette petite provinciale qu'on n'est -pas curieuse de voir, que sans doute on s'imagine être une espèce de paysanne, et à qui on serait peut-être fort heureuse de ressembler. Je ne crois pas qu'on y perdît, de quelque manière qu'on soit faite, répondit-il, en me suppliant de lui pardonner ce qu'il avait dit. Notre carrosse arrêtait en ce moment, nous étions arrivés, et je ne lui répondis que par une inclination de tête.
Vous jugez bien que, dès qu'il fut sorti, je n'oubliai pas de remercier Mme Darcire du portrait flatteur qu'elle avait fait de moi, et de cette colère vraiment obligeante avec laquelle elle avait défendu ma famille et vengé les miens des mépris de ma belle-soeur. Mais ce que le procureur nous avait dit ne servit qu'à me confirmer dans ce que je pensais de la situation de ma mère, et plus je la croyais à plaindre, plus il m'était douloureux de ne savoir où l'aller chercher.
Il est vrai qu'à proprement parler je ne la connaissais pas; mais c'était cela même qui me donnait ce désir ardent que j'avais de la voir. C'est une si grande et si intéressante aventure que celle de retrouver une mère qui vous est inconnue; ce seul nom qu'elle porte a quelque chose de si doux!
Ce qui contribuait encore beaucoup à m'attendrir pour la mienne, c'était de penser qu'on la méprisait, qu'elle était humiliée, qu'elle avait des chagrins, qu'elle souffrait même; car j'allais jusque-là, et je partageais son humiliation et ses peines; mon amour-propre était de moitié avec le sien dans tous les affronts que je supposais qu'elle essuyait, et j'aurais eu, ce me semble, un plaisir extrême à lui montrer combien j'y étais sensible.
Il se peut bien que mon empressement n'eût pas été si vif, si je l'avais su plus heureuse, et c'est que je ne me serais pas flattée non plus d'être si bien reçue; mais j'arrivais dans des circonstances qui me répondaient de son coeur; j'étais comme sûre de la trouver meilleure mère, et je comptais sur sa tendresse à cause de son malheur.
Malgré toutes les informations que nous fîmes, Mme Darcire et moi, nous avions déjà passé dix ou douze jours à Paris sans avoir pu découvrir où elle était, et j'en mourais d'impatience et de chagrin. Partout où nous allions, nous parlions d'elle; bien des gens la connaissaient; tout le monde savait quelque chose de ce qui lui était arrivé, les uns plus, les autres moins; mais comme je ne déguisais point que j'étais sa fille, que je me produisais sous ce nom-là, je m'apercevais bien qu'on me ménageait, qu'on ne me disait pas tout ce qu'on savait, et le peu que j'en apprenais signifiait toujours qu'elle n'était pas à son aise.
Excédée enfin de l'inutilité de mes efforts pour la trouver, nous retournâmes au bout de douze jours, Mme Darcire et moi, à la place Royale, dans l'espérance que ma mère y serait revenue elle-même, qu'on lui aurait dit que deux dames étaient venues l'y demander, et qu'en conséquence elle aurait bien pu laisser son adresse, afin qu'on la leur donnât, si elles revenaient la chercher.
Autre peine inutile; ma mère n'avait pas reparu. On lui avait dit la première fois que le marquis ne serait de retour que dans trois semaines ou un mois; et sans doute elle attendait que ce temps-là fût passé pour se remontrer. Ce fut du moins ce qu'en pensa Mme Darcire, qui me le persuada aussi.
Tout affligée que j'étais de voir toujours se prolonger mes inquiétudes, je m'avisai de songer que nous étions dans le quartier de Mme Darneuil, de cette dame de la voiture, dont l'adresse était chez le marquis de Viry, avec qui, comme vous savez, je m'étais liée d'une amitié assez tendre, et à qui d'ailleurs j'avais promis de donner de mes nouvelles.
Je proposai donc à Mme Darcire d'aller la voir, puisque nous étions si près de la rue Saint-Louis; elle y consentit, et la première maison à laquelle nous nous arrêtâmes pour demander celle du marquis de Viry, était attenant la sienne. C'est la porte d'après, nous dit-on, et un des gens de Mme Darcire y frappa sur-le-champ.
Personne ne venait, on redoubla, et après un intervalle de temps assez considérable, parut un très vieux domestique à longs cheveux blancs, qui, sans attendre qu'on lui fît de question, nous dit d'abord que M. de Viry était à Versailles avec madame.
Ce n'est pas à lui que nous en voulons, lui répondis-je; c'est à Mme Darneuil. Ah! Mme Darneuil, elle ne loge pas ici, reprit-il. Mais n'êtes-vous pas des dames nouvellement arrivées de province? Depuis dix ou douze jours, lui dîmes-nous. Eh bien! ayez la bonté d'attendre un instant, repartit-il; je vais vous faire parler à une des femmes de madame, qui m'a bien recommandé de l'avertir quand vous viendriez. Et là-dessus, il nous quitta pour aller lentement chercher cette femme, qui descendit, et qui vint nous parler à la portière de notre carrosse. Pouvez-vous, lui dis-je, nous apprendre où est Mme Darneuil? Nous avons cru la trouver ici.
Non, mesdames, elle n'y demeure pas, répondit-elle; mais n'est-ce pas avec vous, mademoiselle, qu'elle arriva à Paris ces jours passés, et qui lui prêtâtes de l'argent? ajouta-t-elle en m'adressant la parole. Oui, c'est moi-même qui la forçai d'en prendre, lui dis-je, et j'aurais été charmée de la revoir. Où est-elle? Dans le faubourg Saint-Germain, me dit cette femme (et c'était précisément notre quartier); j'ai même été avant-hier chez elle, mais je ne me souviens plus du nom de sa rue, et elle m'a chargée, dans l'absence de M. le marquis et de madame, de m'informer où vous logez, si on venait de votre part, et de remettre en même temps ces deux louis d'or que voici.
Je les pris: Tâchez, lui dis-je, de la voir demain; retenez bien, je vous prie, où elle demeure, et vous me le ferez savoir par quelqu'un que j'enverrai ici dans deux ou trois jours. Elle me le promit, et nous partîmes.
En rentrant au logis, nous vîmes à deux portes au-dessus de la nôtre une grande quantité de peuple assemblé. Tout le monde était aux fenêtres: il semblait qu'il y avait eu une rumeur, ou quelque accident considérable; nous demandâmes ce que c'était.
Pendant que nous parlions, arriva notre hôtesse, grosse bourgeoise d'assez bonne mine, qui sortait du milieu de cette foule, de l'air d'une femme qui avait eu part à l'aventure. Elle gesticulait beaucoup, elle levait les épaules. Une partie de ce peuple l'entourait, et elle était suivie d'un petit homme assez mal arrangé, qui avait un tablier autour de lui, et qui lui parlait le chapeau à la main.
De quoi s'agit-il donc, madame? lui dîmes-nous dès qu'elle se fut approchée. Dans un moment, nous répondit-elle, j'irai vous le dire, mesdames; il faut auparavant que je finisse avec cet homme-ci, qu'elle mena effectivement chez elle.
Un demi-quart d'heure après, elle revint nous trouver. Je viens de voir la chose du monde qui m'a le plus touchée, nous dit-elle. Celui que vous avez vu avec moi tout à l'heure est le maître d'une auberge d'ici près, chez qui depuis dix ou douze jours est venue se loger une femme passablement bien mise, qui même, par ses discours et par ses manières, n'a pas trop l'air d'une femme du commun. Je viens de lui parler, et j'en suis encore tout émue.
Imaginez-vous, mesdames, que la fièvre l'a prise deux jours après être entrée chez cet homme qui ne la connaît point, qui lui a loué une de ses chambres, et lui a fait crédit jusqu'ici sans lui demander d'argent, quoique, dès le lendemain de son entrée chez lui, elle eût promis de lui en donner. Vous jugez bien que, dans sa fièvre, il lui a fallu des secours qui ont exigé une certaine dépense, et il ne lui en a refusé aucun, il a toujours tout avancé. Mais cet homme n'est pas riche. Elle se porte un peu mieux aujourd'hui; et un chirurgien qui l'a saignée, qui a eu soin d'elle, qui lui a tenu lieu de médecin, un apothicaire qui lui a fourni des remèdes, demandent à présent tous deux à être payés. Ils ont été chez elle, elle n'a pu les satisfaire; et sur-le-champ ils se sont adressés au maître de l'auberge qui les a été chercher pour elle. Celui-ci, effrayé de voir qu'elle n'avait pas même de quoi les payer, a non seulement eu peur de perdre aussi ce qu'elle lui devait, mais encore ce qu'il continuerait à lui avancer.
Sur ces entrefaites, est arrivé un petit marchand de province qui loge ordinairement chez lui. Toutes ses chambres sont louées, il n'y a eu que celle de cette femme qu'il a regardée comme vide, parce qu'elle ne lui donnait point d'argent. Là-dessus il a pris son parti, et a été lui parler pour la prier de se pourvoir d'une chambre ailleurs, attendu qu'il se présentait une occasion de mettre dans la sienne quelqu'un dont il était sûr, et qui comptait l'occuper au retour de quelques courses qu'il était allé faire dans Paris. Vous me devez déjà beaucoup, a-t-il ajouté, et je ne vous dis point de me payer: laissez-moi seulement quelques nippes pour mes sûretés, et ne m'ôtez point le profit que je puis retirer de ma chambre.
A ce discours, cette femme qui est un peu rétablie, mais encore trop faible pour sortir et pour déloger ainsi à la hâte, l'a prié d'attendre quelques jours, lui a dit qu'il ne s'inquiétât point, qu'elle le payerait incessamment, qu'elle avait même intention de le récompenser de tous ses soins, et que, dans une semaine au plus tard, elle l'enverrait porter un billet chez une personne de chez qui il ne reviendrait point sans avoir de l'argent; qu'il ne s'agissait que d'un peu de patience; qu'à l'égard des gages, elle n'en avait point à lui laisser qu'un peu de linge et quelques habits dont il ne ferait rien, et qui lui étaient absolument nécessaires; qu'au surplus, s'il la connaissait, il verrait bien qu'elle n'était point femme à le tromper.
Je vous rapporte ce discours tel qu'elle le lui a répété devant moi lorsque je suis arrivée; mais il l'avait déjà forcée de sortir de sa chambre, et, de fermer une cassette qu'il voulait retenir pour nantissement; de sorte que la querelle alors se passait dans une salle où ils étaient descendus, et où cet homme et sa fille criaient à toute voix contre cette femme qui résistait à s'en aller. Le bruit, ou plutôt le vacarme qu'ils faisaient avait déjà amassé bien du monde, dont une partie était même entrée dans cette salle. Je revenais alors de chez une de mes amies qui demeure ici près; et comme c'est de moi que cet homme tient la maison qu'il occupe, et qui m'appartient, je me suis arrêtée un moment en passant pour savoir d'où venait ce bruit. Cet homme m'a vue, m'a priée d'entrer, et m'a exposé le fait. Cette femme y a répondu inutilement ce que je viens de vous dire; elle pleurait, je la voyais plus confuse et plus consternée que hardie, elle ne se défendait presque que par sa douleur, elle ne jetait que des soupirs, avec un visage plus pâle et plus défait que je ne puis vous l'exprimer. Elle m'a tirée à quartier, m'a, suppliée, si j'avais quelque pouvoir sur cet homme, de l'engager à lui accorder le peu de jours de délai qu'elle lui demandait, m'a donné sa parole qu'il serait payé, enfin m'a parlé d'un air et d'un ton qui m'ont pénétrée d'une véritable pitié; j'ai même senti de la considération pour elle. Il n'était question que de dix écus: si je les perds, ils ne me ruineront pas; et Dieu m'en tiendra compte, il n'y a rien de perdu avec lui. J'ai donc dit que j'allais les payer. Je l'ai fait remonter dans sa chambre, où l'on a reporté sa cassette; et j'ai emmené cet homme pour lui compter son -argent chez moi. Voilà, mesdames, mot pour mot, l'histoire que je vous conte toute entière, à cause de l'impression qu'elle m'a faite, et il en arrivera ce qui pourra; mais je n'aurais pas eu de repos avec moi sans les dix écus que j'ai avancés.
Nous ne fûmes pas insensibles à ce récit, Mme Darcire et moi. Nous nous sentîmes attendries pour cette femme, qui, dans une aventure aussi douloureuse, avait su moins disputer que pleurer; nous donnâmes de grands éloges à la bonne action de notre hôtesse, et nous voulûmes toutes deux y avoir part.
Le maître de cette auberge est apaisé, lui dîmes-nous, il attendra; mais ce n'est pas assez; cette femme est sans argent apparemment; elle sort de maladie, à ce que vous dites; elle a encore une semaine à passer chez cet homme qui n'aura pas grand égard à l'état où elle est, ni aux ménagements dont elle a besoin dans une convalescence aussi récente que la sienne. Ayez la bonté, madame, de lui porter pour nous cette petite somme d'argent que voici (c'était neuf ou dix écus que nous lui remettions).
De tout mon coeur, reprit-elle, j'y vais de ce pas; et elle partit. A son retour, elle nous dit qu'elle avait trouvé cette femme au lit, que son aventure l'avait extrêmement émue, et qu'elle n'était pas sans fièvre; qu'à l'égard des dix écus que nous avions envoyés, ce n'avait été qu'en rougissant qu'elle les avait reçus; qu'elle nous conjurait de vouloir bien qu'elle ne les prît qu'à titre d'emprunt; que l'obligation qu'elle nous en aurait en serait plus grande, et sa reconnaissance encore plus digne d'elle et de nous; qu'elle devait en effet recevoir incessamment de l'argent, et qu'elle ne manquerait pas de nous rendre le nôtre.
Ce compliment ne nous déplut point; au contraire, il nous confirma dans l'opinion avantageuse que nous avions d'elle. Nous comprîmes qu'une âme ordinaire ne se serait point avisée de cette honnête et généreuse fierté-là, et nous ne nous en sûmes que meilleur gré de l'avoir obligée; je ne sais pas même à quoi il tint que nous n'allassions la voir, tant nous étions prévenues pour elle. Ce qui est de sûr, c'est que je pensai le proposer à Mme Darcire, qui, de son côté, m'avoua depuis qu'elle avait eu envie de me le proposer aussi.
En mon particulier, je plaignis beaucoup cette inconnue, dont l'infortune me fit encore songer à ma mère, que je ne croyais pas, à beaucoup près, dans des embarras comparables, ni même approchants des siens, mais que j'imaginais seulement dans une situation peu convenable à son rang, quoique supportable et peut-être douce pour une femme qui aurait été d'une condition inférieure à la sienne. Je n'allais pas plus loin; et à mon avis, c'était bien en imaginer assez pour la plaindre, et pour penser qu'elle souffrait.
L'impossibilité de la trouver m'avait déterminée à laisser passer huit ou dix jours avant que de retourner chez le marquis son fils, qui devait dans l'espace de ce temps être revenu de la campagne, et chez qui je ne doutais pas que je n'eusse des nouvelles de ma mère, qui aurait aussi attendu qu'il fût de retour pour ne pas reparaître inutilement chez lui.
Deux ou trois jours après qu'on eut porté de notre part de l'argent à cette inconnue, nous sortîmes entre onze heures et midi, Mme Darcire et moi, pour aller à la messe (c'était un jour de fête), et en revenant au logis, je crus apercevoir, à quarante ou cinquante pas de notre carrosse, une femme que je reconnus pour cette femme de chambre à qui nous avions parlé chez le marquis de Viry, rue Saint-Louis.
Vous vous souvenez bien que je lui avais promis de renvoyer le surlendemain savoir la demeure de. Mme Darneuil, qu'elle n'avait pu m'apprendre la première fois, et j'avais exactement tenu ma parole; mais on avait dit qu'elle était sortie, et par distraction j'avais, moi-même oublié d'y renvoyer depuis, quoique c'eût été mon dessein. Aussi fus-je charmée de la rencontrer si à propos, et je la montrai aussitôt à Mme Darcire, qui la reconnut comme moi.
Cette femme, qui nous vit de loin, parut nous remettre aussi, et resta sur le pas de la porte de l'aubergiste chez lequel nous jugeâmes qu'elle allait entrer.
Nous fîmes arrêter quand nous fûmes près d'elle, et aussitôt elle nous salua. Je suis bien aise de vous revoir, lui dis-je; je soupçonne que vous allez chez Mme Darneuil, ou que vous sortez de chez elle; aussi vous me direz sa demeure.
Si vous voulez bien avoir la bonté, nous répondit-elle, d'attendre que j'aie dit un mot à une dame qui loge dans cette auberge, je reviendrai sur-le-champ répondre à votre question, mademoiselle, et je ne serai qu'un instant.
Une dame! reprit avec quelque étonnement Mme Darcire, qui savait du maître de l'auberge que notre inconnue était la seule femme qui logeât chez lui. Eh! quelle est-elle donc? ajouta-elle tout de suite. Et puis se retournant de mon côté: Ne serait-ce pas cette personne pour qui nous nous intéressons, me dit-elle, et à qui il arriva cette triste aventure de l'autre jour?
C'est elle-même, repartit sur-le-champ la femme de chambre, sans me donner le temps de répondre; je vois bien que vous parlez d'une querelle qu'elle eut avec l'aubergiste qui voulait qu'elle sortît de chez lui.
Voilà ce que c'est, reprit Mme Darcire; et puisque vous savez qui elle est, par quel accident se trouve-t-elle exposée à de si étranges extrémités? Nous avons jugé, par tout ce qu'on nous en a dit, que ce doit être une femme de quelque chose.
Vous ne vous trompez pas, madame, lui répondit-elle; elle n'est pas faite pour essuyer de pareils affronts, il s'en faut bien; aussi en est-elle retombée malade. Je suis d'avis que nous allions la voir, si cela ne lui fait pas de peine, dit Mme Darcire; montons-y, ma fille (c'était à moi à qui elle adressait la parole).
Vous le pouvez, mesdames, reprit cette femme, pourvu que vous vouliez bien d'abord me laisser entrer toute seule, afin que je la prévienne sur votre visite, et que je sache si vous ne la mortifierez pas; il se pourrait qu'elle vous fit prier de lui épargner cette confusion-là
Non, non, dit Mme Darcire, qui était peut-être curieuse, mais qui assurément l'était encore moins que sensible; non, nous ne risquons point de la chagriner: elle a déjà entendu parler de nous; il y a une personne qui, ces jours passés, l'alla voir de notre part, et je suis persuadée qu'elle nous verra volontiers. Prévenez-la cependant si vous le jugez à propos, nous allons vous suivre; mais vous entrerez la première, et vous lui direz que nous demeurons dans ce grand hôtel, presque attenant son auberge, que c'est notre hôtesse qui vint la voir, et que nous lui envoyâmes il y a quelques jours. Elle saura bien là-dessus qui nous sommes.
Nous descendîmes aussitôt de carrosse, et tout s'exécuta comme je viens de le dire. Il n'y avait qu'un petit escalier à monter, et c'était au premier, sur le derrière. La femme de chambre se hâta d'entrer; elle avait en effet des raisons d'avertir l'inconnue qu'elle ne nous disait pas; et nous nous arrêtâmes un instant assez près de la porte de la chambre, vis-à-vis de laquelle était le lit de la malade; de façon que lorsqu'elle l'ouvrît, nous vîmes à notre aise cette malade qui était sur son séant; qui nous vit à son tour, malgré l'obscurité du passage où nous étions arrêtées; que nous reconnûmes enfin, et qui acheva de nous confirmer qu'elle était la personne que nous imaginions, par le mouvement de surprise qui lui échappa en nous voyant.
Ce qui fit encore que nous eûmes, elle et nous, tout le temps de nous examiner, c'est que cette porte, qui avait été un peu trop poussée, était restée ouverte.
Eh! mon Dieu, ma fille, me dit tout bas Mme Darcire, n'est-ce pas là Mme Darneuil? Et pendant qu'elle me parlait ainsi, je vis la malade qui joignait tristement les mains, qui me les tendit ensuite en soupirant, et en jetant sur moi des regards languissants et mortifiés, quoique tendres.
Je n'attendis pas qu'elle s'expliquât davantage; et pour lui ôter sa confusion à force de caresses, je courus tout émue l'embrasser d'un air si vif et si empressé qu'elle fondit en pleurs dans mes bras, sans pouvoir prononcer un mot, dans l'attendrissement où elle était.
Enfin, quand ses premiers mouvements, mêlés sans doute pour elle d'autant d'humiliation que de confiance, furent passés: Je m'étais condamnée à ne vous plus revoir, me dit-elle, et jamais rien ne m'a tant coûté que cela; c'est ce qu'il y a eu de plus dur pour moi dans l'état où vous me trouvez.
Je redoublai de caresses là-dessus. Vous n'y songez pas, lui dis-je en lui prenant une main, pendant qu'elle donnait l'autre à Mme Darcire, vous n'y songez pas; vous ne nous avez donc crues ni sensibles ni raisonnables? Eh! madame, à qui n'arrive-t-il pas des chagrins dans la vie? Pensez-vous que nous nous soyons trompées sur les égards et sur la considération qu'on vous doit? et dans quelque état que vous soyez, une femme comme vous peut-elle jamais cesser d'être respectable?
Mme Darcire lui tint à peu près les mêmes discours, et effectivement, il n'y en avait point d'autres à lui tenir: il ne fallait que jeter les yeux sur elle pour voir qu'elle était hors de sa place.
La femme de chambre avait les larmes aux yeux, et était à quelques pas de nous, qui se taisait. Vous avez grand tort, lui dis-je, de ne nous avoir pas averties dès la première fois que vous nous vîtes. Je n'aurais pas mieux demandé, nous dit-elle; mais je n'ai pu me dispenser de suivre les ordres de madame; j'ai été dix-sept ans à son service; c'est elle qui m'a mise chez Mme de Viry; je la regarde toujours comme ma maîtresse, et jamais elle n'a voulu me donner la permission de vous instruire, quand vous viendriez.
Ne la querellez point, reprit la malade; je n'oublierai jamais les témoignages de son bon coeur. Croiriez-vous qu'elle m'apporta ces jours passés tout ce qu'elle avait d'argent, tandis que cinq ou six personnes de la première distinction à qui je me suis adressée, et avec qui j'ai vécu comme avec mes meilleurs amis, n'ont pas eu le courage de me prêter une somme médiocre qui m'aurait épargné les extrémités où je me suis vue, et se sont contentées de se défaire de moi avec de fades et honteuses politesses? Il est vrai que je n'ai pas pris l'argent de cette fille; heureusement le vôtre était venu alors. Votre hôtesse même m'avait déjà tirée du plus fort de mes embarras, et je m'acquitterai de tout cela dans quelques jours; mais ma reconnaissance sera toujours éternelle.
A peine achevait-elle ce peu de mots, qu'un laquais vint dire à Mme Darcire qu'il venait de mener son procureur à la porte de cette auberge, et qu'il l'y attendait pour lui rendre une réponse pressée. Je sais ce que c'est, répondit-elle; il n'a qu'un mot à me dire, et je vais lui parler dans mon carrosse, après quoi je reviens sur-le-champ Madame, ajouta-t-elle en s'adressant à l'inconnue, ne pensez plus à ce qui vous, est arrivé depuis que vous êtes ici; tranquillisez-vous sur votre état présent, et voyez en quoi nous pouvons vous être utiles pour le reste de vos affaires. Votre situation doit intéresser tous les honnêtes gens, et en vérité on est trop heureux d'avoir occasion de servir les personnes qui vous ressemblent.
L'inconnue ne la remercia que par des larmes de tendresse, et qu'en lui serrant la main dans les siennes. Il faut avouer, me dit-elle ensuite, que j'ai bien du bonheur dans mes peines, quand je songe par qui je suis secourue; que ce n'est ni par mes amis, ni par mes alliés, ni par aucun de ceux avec qui j'ai passé une partie de ma vie, ni par mes enfants mêmes; car j'en ai, mademoiselle, toute la France le sait, et tout cela me fuit et m'abandonne. J'aurais sans doute indignement péri au milieu de tant de ressources, sans vous, mademoiselle, à qui je suis inconnue, sans vous qui ne me devez rien, et qui, avec la sensibilité, la plus prévenante, avec toutes les grâces imaginables, me, tenez lieu, tout à la fois, d'amis, d'alliés et d'enfants; sans votre amie que je rencontrai avec vous dans cette voiture; sans cette pauvre fille qui m'a servie (souffrez que je la compte, son zèle et ses sentiments la rendent digne de l'honneur que je lui fais); enfin, sans votre hôtesse qui ne m'a jamais connue, et qui n'a passé son chemin que pour venir s'attendrir sur moi: voilà les personnes à qui j'ai l'obligation de ne pas mourir dans les derniers besoins et dans l'obscurité la plus étonnante pour une femme comme moi. Qu'est-ce que c'est que la vie, et que le monde est misérable!
Eh! mon Dieu, madame, lui répondis-je aussi touchée qu'il est possible de l'être, commencez donc, comme vous en a tant prié Mme Darcire, commencez par perdre de vue tous ces objets-là: je vous le répète aussi bien qu'elle, donnez-nous le plaisir de vous voir tranquille, consolez-nous nous-mêmes du chagrin que vous nous faites.
Eh bien! voilà qui est fini, me dit-elle; vous avez raison; il n'y a ni adversité, ni tristesse que tant de bonté de coeur ne doive assurément faire cesser. Parlons de vous, mademoiselle; où est cette mère que vous êtes venue retrouver, et qu'il y a si longtemps que vous n'avez vue? Dites-m'en des nouvelles, est-ce que vous n'êtes pas encore avec elle? Est-ce qu'elle est absente? Ah! mademoiselle, qu'elle doit vous aimer, qu'elle doit s'estimer heureuse d'avoir une fille comme vous! Le ciel m'en a donné une aussi, mais ce n'est pas d'elle dont j'ai à me plaindre, il s'en faut bien. Elle ne prononça ces derniers mots qu'avec un extrême serrement de coeur.
Hélas! madame, lui répondis-je en soupirant aussi, vous parlez de la tendresse de ma mère. Si je vous disais que je n'ose pas me flatter qu'elle m'aime, et que ce sera bien assez pour moi si elle n'est pas fâchée de me voir, quoiqu'il y ait près de vingt ans qu'elle m'ait perdu de vue. Mais il ne s'agit pas de moi ici, nous nous entretiendrons de ce qui me regarde une autre fois. Revenons à vous, je vous prie. Vous êtes sans doute mal servie, vous avez besoin d'une garde; et je dirai à l'aubergiste, en descendant, de vous en chercher une dès aujourd'hui.
Je crus qu'elle allait répondre à ce que je lui disais, mais je fus bien étonnée de la voir tout à coup verser une abondance de larmes; et puis, revenant à ce nombre d'années que j'avais passées éloignée de ma mère:
Depuis vingt ans qu'elle vous a perdue de vue! s'écria-t-elle d'un air pensif et pénétré, je ne saurais entendre cela qu'avec douleur! juste ciel! que votre mère a de reproches à se faire, aussi bien que moi! Eh! dites-moi, mademoiselle, ajouta-t-elle sans me laisser le temps de la réflexion, pourquoi vous a-t-elle si fort négligée? Dites-m'en la raison, je vous prie?
C'est, lui répondis-je, que je n'avais tout au plus que deux ans quand elle se remaria, et que, trois semaines après, son mari l'emmena à Paris, où elle accoucha d'un fils qui m'aura sans doute effacée de son coeur, ou du moins de son souvenir. Et depuis qu'elle est partie, je n'ai eu personne auprès d'elle qui lui ait parlé de moi; je n'ai reçu en ma vie que trois ou quatre de ses lettres, et il n'y a pas plus de quatre mois que j'étais chez une tante qui est morte, qui m'avait reçue chez elle, et avec qui j'ai passé six ou sept ans sans avoir eu de nouvelles de ma mère à qui j'ai plusieurs fois écrit inutilement, que j'ai été chercher ici à la dernière adresse que j'avais d'elle, mais qui, depuis près de deux ans qu'elle est veuve de son second mari, ne demeure plus dans l'endroit où je croyais la voir, qui ne loge pas même chez son fils qui est marié, qui est actuellement en campagne avec la marquise sa femme, et dont les gens mêmes n'ont pu m'enseigner où est ma mère, quoiqu'elle y ait paru il y a quelques jours; de sorte que je ne sais pas où la trouver, quelques recherches que j'aie faites et que je fasse encore; et ce qui achève de m'alarmer, ce qui me jette dans des inquiétudes mortelles, c'est que j'ai lieu de soupçonner qu'elle est dans une situation difficile; c'est que j'entends dire que ce fils qu'elle a tant chéri, à qui elle avait donné tout son coeur, n'est pas trop digne de sa tendresse, et n'en agit pas trop bien avec elle. Il est du moins sûr qu'elle se cache, qu'elle se dérobe aux yeux de tout le monde, que personne ne sait le lieu de sa retraite; et ma mère ne devrait pas être ignorée. Cela ne peut m'annoncer qu'une femme dans l'embarras, qui a peut-être de la peine à vivre, et qui ne veut pas avoir l'affront d'être vue dans l'état obscur où elle est.
Je ne pus m'empêcher de pleurer en finissant ce discours, au lieu que mon inconnue, qui pleurait auparavant et qui avait toujours eu les yeux fixés sur moi pendant que je parlais, avait paru suspendre ses larmes pour m'écouter plus attentivement: ses regards avaient eu quelque chose d'inquiet et d'égaré; elle n'avait, ce me semble, respiré qu'avec agitation.
Quand j'eus cessé de parler, elle continua d'être comme je le dis là, elle ne me répondait point, elle se taisait, interdite. L'air de son visage étonné me frappa; j'en fus émue moi-même, il me communiqua le trouble que j'y voyais peint, et nous nous considérâmes assez longtemps, dans un silence dont la raison me remuait d'avance, sans que je la susse, lorsqu'elle le rompit d'une voix mal assurée pour me faire encore une question.
Mademoiselle, je crois que votre mère ne m'est pas inconnue, me dit-elle. En quel endroit, s'il vous plaît, demeure ce fils chez qui vous avez été la chercher? A la place Royale, lui répondis-je alors, d'un ton plus altéré que le sien. Et son nom? reprit-elle avec empressement et respirant à peine. M. le marquis de..., repartis-je toute tremblante. Ah! ma chère Tervire! s'écria-t-elle en se laissant aller entre mes bras. A cette exclamation, qui m'apprit sur-le-champ qu'elle était ma mère, je fis un cri dont fut épouvantée Mme Darcire, que son procureur venait de quitter et qui montait en cet instant l'escalier pour revenir nous joindre.
Incertaine de ce que mon cri signifiait dans une auberge de cette espèce, qui ne pouvait guère être que l'asile ou de gens de peu de chose, ou du moins d'une très mince fortune, elle cria à son tour pour faire venir du monde et pour avoir du secours s'il en fallait.
Et en effet, au bruit qu'elle fit, l'hôte et sa fille, tous deux effrayés, montèrent avec le laquais de cette dame, et lui demandèrent de quoi il était question. Je n'en sais rien, leur dit-elle, mais suivez-moi; je viens d'entendre un grand cri qui est parti de la chambre de cette dame malade, chez qui j'ai laissé la jeune personne que j'y ai menée, et je suis bien aise, à tout hasard, que vous veniez avec moi. De façon qu'ils l'accompagnèrent et qu'ils entrèrent ensemble dans cette chambre où j'avais perdu la force de parler, où j'étais faible, pâle, et comme dans un état de stupidité; enfin, où je pleurais de joie, de surprise et de douleur.
Ma mère était évanouie, ou du moins n'avait encore donné aucun signe de connaissance depuis que je la tenais dans mes bras; et la femme de chambre, à qui je n'aidais point, n'oubliait rien de ce qui pouvait la faire revenir à elle.
Que se passe-t-il donc ici? me dit Mme Darcire en entrant; qu'avez-vous, mademoiselle? Pour toute réponse, elle ne reçut d'abord que mes soupirs et mes larmes; et puis, levant la main, je lui montrai ma mère, comme si ce geste avait dû la mettre au fait. Qu'est-ce que c'est? ajouta-t-elle; est-ce qu'elle se meurt? Non, madame, lui dit alors la femme de chambre; mais elle vient de reconnaître sa fille, et elle s'est trouvée mal. Oui, lui dis-je alors en m'efforçant de parler, c'est ma mère.
Votre mère! s'écria-t-elle encore en approchant pour la secourir. Quoi! la marquise de...! Quelle aventure!
Une marquise! dit à son tour l'aubergiste, qui joignait les mains d'étonnement; ah! mon Dieu, cette chère dame! Que ne m'a-t-elle appris sa qualité? Je me serais bien gardé de lui causer la moindre peine.
Cependant, à force de soins, ma mère insensiblement ouvrit les yeux et reprit ses esprits. Je passe le récit de mes caresses et des siennes. Les circonstances attendrissantes où je la retrouvais, la nouveauté de notre connaissance et du plaisir que j'avais à la voir et à l'appeler ma mère, le long oubli même ou elle m'avait laissée, les torts qu'elle avait avec moi et cette espèce de vengeance que je prenais de son coeur par les tendresses du mien; tout contribuait à me la rendre plus chère qu'elle ne me l'aurait peut-être jamais été si j'avais toujours vécu avec elle. Ah! Tervire, ah! ma fille, me disait-elle, que tes transports me rendent coupable!
Cependant cette joie que nous avions, elle et moi, de nous revoir ensemble, nous la payâmes toutes deux bien cher. Soit que la force des mouvements qu'elle avait éprouvés eussent fait une trop grande révolution en elle, soit que sa fièvre et ses chagrins l'eussent déjà trop affaiblie, on s'aperçut quelques jours après d'une paralysie qui lui tenait tout le côté droit, qui gagna bientôt l'autre côté, et qui lui resta jusqu'à la fin de sa vie.
Je parlai ce jour-là même de la transporter dans notre hôtel; mais sa fièvre qui avait augmenté, jointe à son extrême faiblesse, ne le permirent pas, et un médecin que j'envoyai chercher nous en empêcha.
Je n'y vis point d'autre équivalent que de loger avec elle et de ne la point quitter, et je priai la femme de chambre, qui était encore avec nous, d'appeler l'aubergiste pour lui demander une chambre à côté de la sienne; mais ma mère m'assura qu'il n'y en avait point chez lui qui ne fût occupée. Je me ferai donc mettre un lit dans la vôtre, lui dis-je. Non, me répondit-elle, cela n'est pas possible; non, et c'est à quoi il ne faut pas songer; celle-ci est trop petite, comme vous voyez. Gardez-moi votre santé, ma fille, vous reposeriez mal ici; ce serait une inquiétude de plus pour moi, et je n'en serais peut-être que plus malade. Vous demeurez ici près; j'aurai la consolation de vous voir autant que vous le voudrez, et une garde me suffira.
J'insistai vivement. Je ne pouvais consentir à la laisser dans ce triste et misérable gîte, mais elle ne voulut pas m'écouter. Mme Darcire entra dans son sentiment, et il fut arrêté, malgré moi, que je me contenterais de venir chez elle, en attendant qu'on pût la transporter ailleurs. Aussi dès que j'étais levée, je me rendais dans sa chambre, et n'en sortais que le soir. J'y dînais même le plus souvent, et fort mal; mais je la voyais, et j'étais contente.
Sa paralysie m'aurait extrêmement affligée si on ne nous avait pas fait espérer qu'elle en guérirait; cependant on se trompa.
Le lendemain de notre reconnaissance, elle me conta son histoire.
Il n'y avait pas, en effet, plus de dix-huit ou dix-neuf mois que le marquis son mari était mort, accablé d'infirmités. Elle avait été fort heureuse avec lui, et leur union n'avait pas été altérée un instant, pendant près de vingt ans qu'ils avaient vécu ensemble.
Ce fils qu'il avait eu d'elle, cet objet de tant d'amour, qui était bien fait, mais dont elle avait négligé de régler le coeur et l'esprit, et que, par un excès de faiblesse et de complaisance, elle avait laissé s'imbiber de tout ce que les préjugés de l'orgueil et de la vanité ont de plus sot et de plus méprisable; ce fils enfin, qui était un des plus grands partis qu'il y eût en France, avait à peu près dix-huit ans, quand le père, qui était extrêmement riche, et qui souhaitait le voir marié avant que de mourir, proposa à la marquise, sans l'avis de laquelle il ne faisait rien, de parler à M. le duc de... pour sa fille.
La marquise, qui, comme je viens de vous le dire, adorait ce fils et ne respirait que pour lui, approuva non seulement son dessein, mais le pressa de l'exécuter.
Le duc de..., qui n'aurait pu choisir un gendre plus convenable de toutes façons, accepta avec joie la proposition, arrangea tout avec lui, et quinze jours après nos jeunes gens s'épousèrent.
A peine furent-ils mariés, que le marquis (je parle du père) tomba sérieusement malade, et ne vécut plus que six ou sept semaines. Tout le bien venait de lui; vous savez que ma mère n'en avait point, et que, lorsqu'il l'avait épousée, elle ne vivait que sur la légitime de mon père, dont je vous ai déjà dit la valeur, et sur quelques morceaux de terre qu'elle lui avait apportés en mariage, et qui n'étaient presque rien.
Il est vrai que le marquis lui avait reconnu une dot assez considérable, et de laquelle elle aurait pu vivre fort convenablement, si elle n'avait rien changé à son état; mais sa tendresse pour le jeune marquis l'aveugla, et peut-être fallait-il aussi qu'elle fût punie du coupable oubli de tous ses devoirs envers sa fille.
Elle eut donc l'imprudence de renoncer à tous ses droits en faveur de son fils, et de se contenter d'une pension assez modique qu'il était convenu de lui faire, à laquelle elle se borna d'autant plus volontiers qu'il s'engageait à la prendre chez lui et à la défrayer de tout.
Elle se retira donc chez ce fils deux jours après la mort de son mari; on l'y reçut d'abord avec politesse. Le premier mois s'y passe sans qu'elle ait à se plaindre des façons qu'on a pour elle, mais aussi sans qu'elle ait à s'en louer: c'était de ces procédés froids, quoique honnêtes, dont le coeur ne saurait être content, mais dont on ne pourrait ni faire sentir ni expliquer le défaut aux autres.
Après ce premier mois, son fils insensiblement la négligea plus qu'à l'ordinaire. Sa belle-fille, qui était naturellement fière et dédaigneuse, qui avait vu par hasard quelques nobles du pays venir en assez mauvais ordre rendre visite à sa belle-mère, qui la croyait elle-même fort au-dessous de l'honneur que feu le marquis lui avait fait de l'épouser, redoubla de froideur pour elle, supprima de jour en jour de certains égards qu'elle avait eus jusqu'alors, et se relâcha si fort sur les attentions, qu'elle en devint choquante.
Aussi ma mère, qui de son côté avait de la hauteur, en fut-elle extrêmement offensée, et lui en marqua un jour son ressentiment.
Je vous dispense, lui dit-elle, du respect que vous me devez comme à votre belle-mère; manquez-y tant qu'il vous plaira, c'est plus votre affaire que la mienne, et je laisse au public à me venger là-dessus; mais je ne souffrirai point que vous me traitiez avec moins de politesse que vous n'oseriez même en avoir avec votre égale. Moi, vous manquer de politesse, madame! lui répondit sa belle-fille en se retirant dans son cabinet; mais vraiment, le reproche est considérable, et je serais très fâchée de le mériter; quant au respect qu'on vous doit, j'espère que ce public, dont vous menacez, n'y sera pas si difficile que vous.
Ma mère sortit outrée de cette réponse ironique, s'en plaignit quelques heures après à son fils, et n'eut pas lieu d'en être plus contente que de sa belle-fille. Il ne fit que rire de la querelle, qui n'était, disait-il, qu'un débat de femmes, qu'elles oublieraient le lendemain l'une et l'autre, et dont il ne devait pas se mêler.
Les dédains de la jeune marquise pour sa mère ne lui étaient pas nouveaux; il savait déjà le peu de cas qu'elle faisait d'elle, et la différence qu'elle mettait entre la petite noblesse de campagne de cette mère et la haute naissance de feu le marquis son père: il l'avait plus d'une fois entendu badiner là-dessus, et n'en avait point été scandalisé. Ridiculement satisfait de la justice que cette jeune femme rendait au sang de son père, il abandonnait volontiers celui de sa mère à ses plaisanteries: peut-être le dédaignait-il lui-même, et ne le trouvait-il pas digne de lui. Sait-on les folies et les impertinences qui peuvent entrer dans la tête d'un jeune étourdi de grande condition, qui n'a jamais pensé que de travers? Y a-t-il de misères d'esprit dont il ne soit capable?
Enfin ma mère, que personne ne défendait, qui n'avait ni parents qui prissent son parti, ni amis qui s'intéressassent à elle; car des amis courageux et zélés, en a-t-on quand on n'a plus rien, qu'on ne fait plus de figure dans le monde, et que toute la considération qu'on y peut espérer est pour ainsi dire à la merci du bon ou du mauvais coeur de gens à qui l'on a tout donné, et dont la reconnaissance ou l'ingratitude sont désormais les arbitres de votre sort?
Enfin ma mère, dis-je, abandonnée de son fils, dédaignée de sa belle-fille, comptée pour rien dans la maison où elle était devenue comme un objet de risée, où elle essuyait en toute occasion l'insolente indifférence des valets, même pour tout ce qui la regardait, sortit un matin de chez son fils, et se retira dans un très petit appartement qu'elle avait fait louer par cette femme de chambre dont je viens de vous parler tout à l'heure, qui ne voulut point la quitter, et pour qui, dans l'accommodement qu'elle avait fait avec son fils, elle avait aussi retenu cent écus de pension dont elle a été près de huit ans sans recevoir un sol.
Ma mère, en partant, laissa une lettre pour le jeune marquis, où elle l'instruisait des raisons de sa retraite, c'est-à-dire de toutes les indignités qui l'y forçaient, et lui demandait en même temps deux quartiers de sa propre pension, dont il ne lui avait encore rien donné, et dont la moitié lui devenait absolument nécessaire pour l'achat d'une infinité de petites choses dont elle ne pouvait se passer dans cette maison où elle allait vivre, ou plutôt languir. Elle le priait aussi de lui envoyer le reste des meubles qu'elle s'était réservés en entrant chez lui, et qu'elle n'avait pu faire transporter en entier le jour de sa sortie.
Son fils ne reçut la lettre que le soir à son retour d'une partie de chasse; du moins l'assura-t-il ainsi à sa mère qu'il vint voir le lendemain, et à qui il dit que la marquise serait venue avec lui si elle n'avait pas été indisposée.
Il voulut l'engager à retourner: il ne voyait, disait-il, dans sa sortie, que l'effet d'une mauvaise humeur qui n'avait point de fondement; il n'était question, dans tout ce qu'elle lui avait écrit, que de pures bagatelles qui ne méritaient pas d'attention; voulait-elle passer pour la femme du monde la plus épineuse, la plus emportée, et avec qui il était impossible de vivre? Et mille autres discours qu'il lui tint, et qui n'étaient pas propres à persuader.
Aussi ne les écouta-t-elle pas, et les combattit-elle avec une force dont il ne put se tirer qu'en traitant tout ce qu'elle lui disait d'illusions, et qu'en feignant de ne la pas entendre.
Le résultat de sa visite, après avoir bien levé les épaules et joint cent fois les mains d'étonnement, fut de lui promettre, en sortant, d'envoyer l'argent qu'elle demandait, avec tous les meubles qu'il lui fallait, qui lui appartenaient, mais qu'on lui changea en partie, et auxquels on en substitua de plus médiocres et de moindre valeur, qui par là ne furent presque d'aucune ressource pour elle, quand elle fut obligée de les vendre pour subvenir aux extrémités pressantes où elle se trouva dans la suite; car cette pension, dont elle avait prié qu'on lui avançât deux quartiers, et sur laquelle elle ne reçut tout au plus que le tiers de la somme, continua toujours d'être si mal payée qu'il fallut à la fin quitter son appartement, et passer successivement de chambres en chambres garnies, suivant son plus ou moins d'exactitude à satisfaire les gens de qui elle les louait.
Ce fut dans le temps de ces tristes et fréquents changements de lieux, qu'elle se défit de cette fidèle femme de chambre que rien de tout cela n'avait rebutée, qui ne se sépara d'elle qu'à regret, et qu'elle plaça chez la marquise de Viry.
Ce fut aussi dans cette situation que la veuve d'un officier, à qui elle avait autrefois rendu un service important, offrit de l'emmener pour quelques mois à une petite terre qu'elle avait à vingt lieues de Paris, et où elle allait vivre.
Ma mère, qui l'y suivit, y eut une maladie, qui malgré les secours de cette veuve plus généreuse que riche, lui coûta presque tout l'argent qu'elle y avait apporté. De sorte qu'après deux mois et demi de séjour dans cette terre, et se voyant un peu rétablie, elle prit le parti de revenir à Paris pour voir son fils, et pour tirer de lui plus de neuf mois de pension qu'il lui devait, ou pour employer même contre lui les voies de justice, si la dureté de ce fils ingrat l'y forçait.
La terre de la veuve n'était qu'à un demi-quart de lieue de l'endroit où la voiture que nous avions prise s'arrêtait; ma mère l'y joignit, comme vous l'avez vu, et nous y trouva, Mme Darcire et moi. Voilà de quelle façon nous nous rencontrâmes. Elle n'était point en état de faire de la dépense: elle avait dessein de vivre à part, de se séparer de nous dans le repas; et pour éviter de nous donner le spectacle d'une femme de condition dans l'indigence, elle crut devoir changer de nom, et en prendre un qui m'empêcha de la reconnaître. Revenons à présent où nous en étions.
Huit jours après notre reconnaissance chez cet aubergiste, nous jugeâmes qu'il était temps d'aller parler à son fils, et que sans doute il serait de retour de sa campagne. Mme Darcire voulut encore m'y accompagner.
Nous nous y rendîmes donc avec une lettre de ma mère, qui lui apprenait que j'étais sa soeur. Dans la supposition qu'il dînerait chez lui, nous observâmes de n'y arriver qu'à une heure et demie, de peur de le manquer. Mais nous n'étions pas destinées à le trouver sitôt; il n'y avait encore que la marquise qui fur de retour, et l'on n'attendait le marquis que le surlendemain.
N'importe, me dit Mme Darcire, demandez à voir la marquise; et c'était bien mon intention. Nous montâmes donc chez elle: on lui annonça Mlle de Tervire avec une autre dame; et pendant que nous lui entendons dire qu'elle ne sait qui nous sommes, nous entrons.
Il y avait chez elle une assez nombreuse compagnie, qui devait apparemment y dîner. Elle s'avança vers moi qui m'approchais d'elle, et me regarda d'un air qui semblait dire: Que me veut-elle?
Quant à moi, à qui ni le rang qu'elle tenait à Paris et à la cour, ni ses titres, ni le faste de sa maison n'en imposaient, et qui ne voyais tout simplement en elle que ma belle-soeur; qui m'étais d'ailleurs fait annoncer sous le nom de Tervire, dont j'avais lieu de croire qu'elle avait du moins entendu parler, puisque c'était celui de sa belle-mère, j'allai à elle d'une manière assez tranquille, mais polie, pour l'embrasser.
Je vis le moment où elle douta si elle me laisserait prendre cette liberté-là (je parle suivant la pensée qu'elle eut peut-être, et qui me parut signifier ce que je vous dis). Cependant, toute réflexion faite, elle n'osa pas se refuser à ma politesse, et le seul expédient qu'elle y sut pour y répondre sans conséquence fut de s'y prêter par un léger baissement de tête qui avait l'air forcé, et qu'elle accordait nonchalamment à mes avances.
Je sentis tout cela, et malgré mon peu d'usage, je démêlai, à sa contenance paresseuse et hautaine, toutes ces petites fiertés qu'elle avait dans l'esprit. Notre orgueil nous met si vite au fait de celui des autres, et en général les finesses de l'orgueil sont toujours si grossières! Et puis j'étais déjà instruite du sien, on m'avait prévenu contre elle.
Joignez encore à cela une chose qui n'est pas si indifférente en pareil cas, c'est que j'étais, à ce qu'on disait alors, d'une figure assez distinguée; je me tenais bien, et il n'y avait personne qui, à ma façon de me présenter, dût se faire une peine de m'avouer pour parente ou pour alliée.
Madame, lui dis-je, je juge, par l'étonnement où vous êtes, qu'on vous a mal dit mon nom, qui ne saurait vous être inconnu: je m'appelle Tervire.
Elle continuait toujours de me regarder sans me répondre; je ne doutai pas que ce ne fût encore une hauteur de sa part. Et je suis la soeur de M. le marquis, ajoutai-je tout de suite. Je suis bien fâchée, mademoiselle, qu'il ne soit pas ici, me repartit-elle en nous faisant asseoir; il n'y sera que dans deux jours.
On me l'a dit, madame, repris-je; mais ma visite n'est pas pour lui seul, et je venais aussi pour avoir l'honneur de vous voir (ce ne fut pas sans beaucoup de répugnance que je finis ma réponse par ce compliment-là; mais il faut être honnête pour soi, quoique souvent ceux à qui l'on parle ne méritent pas qu'on le soit pour eux). Et d'ailleurs, ajoutai-je sans m'interrompre, il s'agit d'une affaire extrêmement pressée qui doit nous intéresser mon frère et moi, et vous aussi, madame, puisqu'elle regarde ma mère.
Ce n'est pas à moi, me dit-elle en souriant, qu'elle a coutume de s'adresser pour ses affaires, et je crois qu'à cet égard-là, mademoiselle, il vaut mieux attendre que M. le marquis soit revenu, vous vous en expliquerez avec lui. Son indifférence là-dessus me choqua. Je vis aux mines de tous ceux qui étaient présents qu'on nous écoutait avec quelque attention. Je venais de me nommer; les airs froids de la jeune marquise ne paraissaient pas me faire une grande impression; je lui parlais avec une aisance ferme qui commençait à me donner de l'importance, et qui rendait les assistants curieux de ce que deviendrait notre entretien (car voilà comme sont les hommes), de façon que, pour punir la marquise du peu de souci qu'elle prenait de ma mère, je résolus sur-le-champ d'en venir à une discussion qu'elle voulait éloigner, ou comme fatigante, ou comme étrangère à elle, et peut-être aussi comme honteuse.
Il est vrai que ceux que j'avais pour témoins étaient ses amis; mais je jugeais que leur attention curieuse et maligne les disposait favorablement pour moi, et qu'elle allait leur tenir lieu d'équité.
J'étais avec cela bien persuadée qu'ils ne savaient pas l'horrible situation de ma mère; et j'aurais pu les défier, ce me semble, de quelque caractère qu'ils fussent, raisonnables ou non, de n'en être pas scandalisés, quand ils la sauraient.
Madame, lui dis-je donc, les affaires de ma mère sont bien simples et bien faciles à entendre; tout se réduit à de l'argent qu'elle demande, et dont vous n'ignorez pas qu'elle ne saurait se passer.
Je viens de vous dire, repartit-elle, que c'est à M. le marquis qu'il faut parler, qu'il sera ici incessamment, et que ce n'est pas moi qui me mêle de l'arrangement qu'ils ont là-dessus ensemble.
Mais, madame, lui répondis-je, en tournant aussi bien qu'elle, tout cet arrangement ne consiste qu'à acquitter une pension qu'on a négligé de payer depuis près d'un an; et vous pouvez, sans aucun inconvénient, vous mêler des embarras d'une belle-mère qui vous a aimée jusqu'à vous donner tout ce qu'elle avait.
J'ai ouï dire qu'elle tenait elle-même tout ce qu'elle nous a donné de feu M. le marquis, reprit-elle d'un ton presque moqueur; et je ne me crois pas obligée de remercier madame votre mère de ce que son fils est l'héritier de son père.
Prenez donc garde, madame, que cette mère s'appelle aujourd'hui la vôtre aussi bien que la mienne, répondis-je, et que vous en parlez comme d'une étrangère, ou comme d'une personne à qui vous seriez fâchée d'appartenir.
Qui vous dit que j'en suis fâchée, mademoiselle? reprit-elle, et à quoi me servirait-il de l'être? En serait-elle moins ma belle-mère, puisque enfin elle l'est devenue, et qu'il a plu à feu M. le marquis de la donner pour mère à son fils?
Faites-vous bien réflexion à l'étrange discours que vous tenez là, madame? lui dis-je en la regardant avec une espèce de pitié. Que signifie ce reproche que vous faites à feu M. le marquis de son mariage? Car enfin, s'il ne lui avait pas plu d'épouser ma mère, son fils apparemment n'aurait jamais été au monde, et ne serait pas aujourd'hui votre mari. Est-ce que vous voudriez qu'il ne fût pas né? On le croirait; mais assurément ce n'est pas là ce que vous entendez, je suis persuadée que mon frère vous est cher, et que vous êtes bien aise qu'il vive. Mais ce que vous voulez dire, c'est que vous lui souhaiteriez une mère de meilleure maison que la sienne, n'est-il pas vrai? Eh bien! madame, s'il n'y a que cela qui vous chagrine, que votre fierté soit en repos là-dessus. M. le marquis était plus riche qu'elle, j'en conviens, et de ce côté-là vous pouvez vous plaindre de lui tant qu'il vous plaira, je ne la défendrai pas. Quant au reste, soyez convaincue que sa naissance valait bien la sienne, qu'il ne se fit aucun tort en l'épousant, et que toute la province vous le dira. Je m'étonne que mon frère ne vous en ait pas instruit lui-même, et Mme Darcire, que vous voyez, avec qui je suis arrivée à Paris, et dont je ne doute pas que le nom n'y soit connu, voudra bien joindre son témoignage au mien. Ainsi, madame, ajoutai-je sans lui donner le temps de répondre, reconnaissez-la en toute sûreté pour votre belle-mère, vous ne risquez rien. Rendez-lui hardiment tous les devoirs de belle-fille que vous lui avez refusés jusqu'ici. Réparez l'injustice de vos dédains passés, qui ont dû déplaire à tous ceux qui les ont vus, qui vous ont sans doute gênée vous-même, qui auraient toujours été injustes, quand ma mère aurait été mille fois moins que vous ne l'avez crue; et reprenez pour elle des façons et des sentiments dignes de vous, de votre éducation, de votre bon coeur, et de tous les témoignages qu'elle vous a donnés des tendresses du sien, par la confiance avec laquelle elle s'est fiée à vous et à son fils de ce qu'elle deviendrait le reste de sa vie.
Vous feriez vraiment d'excellents sermons, dit-elle alors en se levant d'un air qu'elle tâchait de rendre indifférent et distrait, et j'entendrais volontiers le reste du vôtre; mais il n'y a qu'à le remettre, on vient nous dire qu'on a servi: dînez-vous avec nous, mesdames?
Non, madame, je vous rends grâce, répondis-je en me levant aussi avec quelque indignation; et je n'ai plus que deux mots à ajouter à ce que vous appelez mon sermon. Ma mère, qui ne s'est rien réservé, et que vous et son fils avez tous deux abandonnée aux plus affreuses extrémités; qui a été forcée de vendre jusqu'aux meubles de rebut que vous lui aviez envoyés, et qui n'étaient point ceux qu'elle avait gardés; enfin cette mère qui n'a cru ni son fils, ni vous, madame, capables de manquer de reconnaissance; qui, moyennant une pension très médiocre dont on est convenu, a bien voulu renoncer à tous ses droits par la bonne opinion qu'elle avait de son coeur et du vôtre; elle que vous aviez tous deux engagée à venir chez vous pour y être servie, aimée, respectée autant qu'elle le devait être; qui n'y a cependant essuyé que des affronts, qui s'y est vue rebutée, méprisée, insultée, et que par là vous avez forcée d'en sortir pour aller vivre ailleurs d'une petite pension qu'on ne lui paye point, qu'elle n'avait eu garde d'envisager comme une ressource, qui est cependant le seul bien qui lui reste, et dont la médiocrité même est une si grande preuve de sa confiance; cette belle-mère infortunée, si punie d'en avoir cru sa tendresse, et dont les intérêts vous importent si peu; je viens vous dire, madame, que tout lui manquait hier, qu'elle était dans les derniers besoins, qu'on l'a trouvée ne sachant ni où se retirer, ni où aller vivre; qu'elle est actuellement malade et logée dans une misérable auberge, où elle occupe une chambre obscure qu'elle ne pouvait pas payer, et dont on allait la mettre dehors à moitié mourante, sans une femme de ce quartier-là, qui passait, qui ne la connaissait pas, et qui a eu pitié d'elle: je dis pitié à la lettre, ajoutai-je; car cela ne s'appelle pas autrement, et il n'y a plus moyen de ménager les termes. (Et effectivement vous ne sauriez croire tout l'effet que ce mot produisit sur ceux qui étaient présents; et ce mot qui les remua tant, peut-être aurait-il blessé leurs oreilles délicates, et leur aurait-il paru ignoble et de mauvais goût, si je n'avais pas compris, je ne sais comment, que pour en ôter la bassesse, et pour le rendre touchant, il fallait fortement appuyer dessus, et paraître surmonter la peine et la confusion qu'il me faisait à moi-même.)
Aussi les vis-je tous lever les mains, et donner par différents gestes des marques de surprise et d'émotion.
Oui, madame, repris-je, voilà quelle était la situation de votre belle-mère, quand nous l'avons été voir. On allait vendre ou du moins retenir son linge et ses habits, quand cette femme dont je parle a payé pour elle, sans savoir qui elle était, par pure humanité et sans prétendre lui faire un prêt.
Elle est encore dans cette auberge, d'où son état ne nous a pas permis de la tirer. Cette auberge, madame, est dans tel quartier, dans telle rue, et à telle enseigne. Consultez-vous là-dessus, consultez ces messieurs qui sont vos amis, je ne veux qu'eux pour juges entre vous et la marquise votre belle-mère: voyez si vous avez encore le courage de dire que vous ne vous mêlez point de ses affaires. Mon frère est absent, voici une lettre qu'elle lui écrit, que je lui portais de sa part, et je vous la laisse. Adieu, madame,
Une cloche, qui appelait alors mon amie la religieuse à ses exercices, l'empêcha d'achever cette histoire, qui m'avait heureusement distraite de mes tristes pensées, qui avait duré plus longtemps qu'elle n'avait cru elle-même, et dont je vous enverrai incessamment la fin, avec la continuation de mes propres aventures.
Le paysan parvenu
Première partie
Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance; je ne l'ai jamais dissimulée à qui me l'a demandée, et il semble qu'en tout temps Dieu ait récompensé ma franchise là-dessus; car je n'ai pas remarqué qu'en aucune occasion on en ait eu moins d'égard et moins d'estime pour moi.
J'ai pourtant vu nombre de sots qui n'avaient et ne connaissaient point d'autre mérite dans le monde, que celui d'être né noble, ou dans un rang distingué. Je les entendais mépriser beaucoup de gens qui valaient mieux qu'eux, et cela seulement parce qu'ils n'étaient pas gentilshommes; mais c'est que ces gens qu'ils méprisaient, respectables d'ailleurs par mille bonnes qualités, avaient la faiblesse de rougir eux-mêmes de leur naissance, de la cacher, et de tâcher de s'en donner une qui embrouillât la véritable, et qui les mît à couvert du dédain du monde.
Or, cet artifice-là ne réussit presque jamais; on a beau déguiser la vérité là-dessus, elle se venge tôt ou tard des mensonges dont on a voulu la couvrir; et l'on est toujours trahi par une infinité d'événements qu'on ne saurait ni parer, ni prévoir; jamais je ne vis, en pareille matière, de vanité qui fît une bonne fin.
C'est une erreur, au reste, que de penser qu'une obscure naissance vous avilisse, quand c'est vous-même qui l'avouez, et que c'est de vous qu'on la sait. La malignité des hommes vous laisse là; vous la frustrez de ses droits; elle ne voudrait que vous humilier, et vous faites sa charge, vous vous humiliez vous-même, elle ne sait plus que dire.
Les hommes ont des moeurs, malgré qu'ils en aient; ils trouvent qu'il est beau d'affronter leurs mépris injustes; cela les rend à la raison. Ils sentent dans ce courage-là une noblesse qui les fait taire; c'est une fierté sensée qui confond un orgueil impertinent.
Mais c'est assez parler là-dessus. Ceux que ma réflexion regarde se trouveront bien de m'en croire.
La coutume, en faisant un livre, c'est de commencer par un petit préambule, et en voilà un. Revenons à moi.
Le récit de mes aventures ne sera pas inutile à ceux qui aiment à s'instruire. Voilà en partie ce qui fait que je les donne; je cherche aussi à m'amuser moi-même.
Je vis dans une campagne où je me suis retiré, et où mon loisir m'inspire un esprit de réflexion que je vais exercer sur les événements de ma vie. Je les écrirai du mieux que je pourrai; chacun a sa façon de s'exprimer, qui vient de sa façon de sentir.
Parmi les faits que j'ai à raconter, je crois qu'il y en aura de curieux: qu'on me passe mon style en leur faveur; j'ose assurer qu'ils sont vrais. Ce n'est point ici une histoire forgée à plaisir, et je crois qu'on le verra bien.
Pour mon nom, je ne le dis point: on peut s'en passer; si je le disais, cela me gênerait dans mes récits.
Quelques personnes pourront me reconnaître, mais je les sais discrètes, elles n'en abuseront point. Commençons.
Je suis né dans un village de la Champagne, et soit dit en passant, c'est au vin de mon pays que je dois le commencement de ma fortune.
Mon père était le fermier de son seigneur, homme extrêmement riche (je parle de ce seigneur), et à qui il ne manquait que d'être noble pour être gentilhomme.
Il avait gagné son bien dans les affaires; s'était allié à d'illustres maisons par le mariage de deux de ses fils, dont l'un avait pris le parti de la robe, et l'autre de l'épée.
Le père et les fils vivaient magnifiquement; ils avaient pris des noms de terres; et du véritable, je crois qu'ils ne s'en souvenaient plus eux-mêmes.
Leur origine était comme ensevelie sous d'immenses richesses. On la connaissait bien, mais on n'en parlait plus. La noblesse de leurs alliances avait achevé d'étourdir l'imagination des autres sur leur compte; de sorte qu'ils étaient confondus avec tout ce qu'il y avait de meilleur à la cour et à la ville. L'orgueil des hommes, dans le fond, est d'assez bonne composition sur certains préjugés; il semble que lui-même il en sente le frivole.
C'était là leur situation, quand je vins au monde. La terre seigneuriale, dont mon père était le fermier, et qu'ils avaient acquise, n'était considérable que par le vin qu'elle produisait en assez grande quantité.
Ce vin était le plus exquis du pays, et c'était mon frère aîné qui le conduisait à Paris, chez notre maître, car nous étions trois enfants, deux garçons et une fille, et j'étais le cadet de tous.
Mon aîné, dans un de ces voyages à Paris, s'amouracha de la veuve d'un aubergiste, qui était à son aise, dont le coeur ne lui fut pas cruel, et qui l'épousa avec ses droits, c'est-à-dire avec rien.
Dans la suite, les enfants de ce frère ont eu grand besoin que je les reconnusse pour mes neveux; car leur père qui vit encore, qui est actuellement avec moi, et qui avait continué le métier d'aubergiste, vit, en dix ans, ruiner sa maison par les dissipations de sa femme.
A l'égard de ses fils, mes secours les ont mis aujourd'hui en posture d'honnêtes gens; ils sont bien établis, et malgré cela, je n'en ai fait que des ingrats, parce que je leur ai reproché qu'ils étaient trop glorieux.
En effet, ils ont quitté leur nom, et n'ont plus de commerce avec leur père, qu'ils venaient autrefois voir de temps en temps.
Qu'on me permette de dire sur eux encore un mot ou deux.
Je remarquai leur fatuité à la dernière visite qu'ils lui rendirent. Ils l'appelèrent monsieur dans la conversation. Le bonhomme à ce terme se retourna, s'imaginant qu'ils parlaient à quelqu'un qui venait et qu'il ne voyait pas.
Non, non, lui dis-je alors, il ne vient personne, mon frère, et c'est à vous à qui l'on parle. A moi! reprit-il. Eh! pourquoi cela? Est-ce que vous ne me connaissez plus, mes enfants? Ne suis-je pas votre père? Oh! leur père, tant qu'il vous plaira, lui dis-je, mais il n'est pas décent qu'ils vous appellent de ce nom-là. Est-ce donc qu'il est malhonnête d'être le père de ses enfants? reprit-il; qu'est-ce que c'est que cette mode-là?
C'est, lui dis-je, que le terme de mon père est trop ignoble, trop grossier; il n'y a que les petites gens qui s'en servent, mais chez les personnes aussi distinguées que messieurs vos fils, on supprime dans le discours toutes ces qualités triviales que donne la nature; et au lieu de dire rustiquement mon père, comme le menu peuple, on dit monsieur, cela a plus de dignité.
Mes neveux rougirent beaucoup de la critique que je fis de leur impertinence; leur père se fâcha, et ne se fâcha pas en monsieur, mais en vrai père et en père aubergiste.
Laissons là mes neveux, qui m'ont un peu détourné de mon histoire, et tant mieux, car il faut qu'on s'accoutume de bonne heure à mes digressions; je ne sais pas pourtant si j'en ferai de fréquentes, peut-être que oui, peut-être que non; je ne réponds de rien; je ne me gênerai point; je conterai toute ma vie, et si j'y mêle autre chose, c'est que cela se présentera sans que je le cherche.
J'ai dit que c'était mon frère aîné qui conduisait chez nos maîtres le vin de la terre dont mon père avait soin.
Or, son mariage le fixant à Paris, je lui succédai dans son emploi de conducteur de vin.
J'avais alors dix-huit à dix-neuf ans; on disait que j'étais beau garçon, beau comme peut l'être un paysan dont le visage est à la merci du hâle de l'air et du travail des champs. Mais à cela près j'avais effectivement assez bonne mine; ajoutez-y je ne sais quoi de franc dans ma physionomie; l'oeil vif, qui annonçait un peu d'esprit, et qui ne mentait pas totalement.
L'année d'après le mariage de mon frère, j'arrivai donc à Paris avec ma voiture et ma bonne façon rustique.
Je fus ravi de me trouver dans cette grande ville; tout ce que j'y voyais m'étonnait moins qu'il ne me divertissait; ce qu'on appelle le grand monde me paraissait plaisant.
Je fus fort bien venu dans la maison de notre seigneur. Les domestiques m'affectionnèrent tout d'un coup; je disais hardiment mon sentiment sur tout ce qui s'offrait à mes yeux; et ce sentiment avait assez souvent un bon sens villageois qui faisait qu'on aimait à m'interroger.
Il n'était question que de Jacob pendant les cinq ou six premiers jours que je fus dans la maison. Ma maîtresse même voulut me voir, sur le récit que ses femmes lui firent de moi.
C'était une femme qui passait sa vie dans toutes les dissipations du grand monde, qui allait aux spectacles, soupait en ville, se couchait à quatre heures du matin, se levait à une heure après-midi; qui avait des amants, qui les recevait à sa toilette, qui y lisait les billets doux qu'on lui envoyait, et puis les laissait traîner partout; les lisait qui voulait, mais on n'en était point curieux; ses femmes ne trouvaient rien d'étrange à tout cela; le mari ne s'en scandalisait point. On eût dit que c'était là pour une femme des dépendances naturelles du mariage. Madame, chez elle, ne passait point pour coquette; elle ne l'était point non plus, car elle l'était sans réflexion, sans le savoir; et une femme ne se dit point qu'elle est coquette quand elle ne sait point qu'elle l'est, et qu'elle vit dans sa coquetterie comme on vivrait dans l'état le plus décent et le plus ordinaire.
Telle était notre maîtresse, qui menait ce train de vie tout aussi franchement qu'on boit et qu'on mange; c'était en un mot un petit libertinage de la meilleure foi du monde.
Je dis petit libertinage, et c'est dire ce qu'il faut; car, quoiqu'il fût fort franc de sa part et qu'elle n'y réfléchît point, il n'en était pas moins ce que je dis là.
Du reste, je n'ai jamais vu une meilleure femme; ses manières ressemblaient à sa physionomie qui était toute ronde.
Elle était bonne, généreuse, ne se formalisait de rien, familière avec ses domestiques, abrégeant les respects des uns, les révérences des autres; la franchise avec elle tenait lieu de politesse. Enfin c'était un caractère sans façon. Avec elle, on ne faisait point de fautes capitales, il n'y avait point de réprimandes à essuyer, elle aimait mieux qu'une chose allât mal que de se donner la peine de dire qu'on la fît bien. Aimant de tout son coeur la vertu, sans inimitié pour le vice; elle ne blâmait rien, pas même la malice de ceux qu'elle entendait blâmer les autres. Vous ne pouviez manquer de trouver éloge ou grâce auprès d'elle; je ne lui ai jamais vu haïr que le crime, qu'elle haïssait peut-être plus fortement que personne. Au demeurant, amie de tout le monde, et surtout de toutes les faiblesses qu'elle pouvait vous connaître.
Bonjour, mon garçon, me dit-elle quand je l'abordai. Eh bien! comment te trouves-tu à Paris? Et puis se tournant du côté de ses femmes: Vraiment, ajouta-t-elle, voilà un paysan de bonne mine.
Bon! madame, lui répondis-je, je suis le plus mal fait de notre village. Va, va, me dit-elle, tu ne me parais ni sot ni mal bâti, et je te conseille de rester à Paris, tu y deviendras quelque chose.
Dieu le veuille, madame, lui repartis-je; mais j'ai du mérite et point d'argent, cela ne joue pas ensemble.
Tu as raison, me dit-elle en riant, mais le temps remédiera à cet inconvénient-là; demeure ici, je te mettrai auprès de mon neveu qui arrive de province, et qu'on va envoyer au collège, tu le serviras.
Que le ciel vous le rende, madame, lui répondis-je; dites-moi seulement si cela vaut fait, afin que je l'écrive à notre père; je me rendrai si savant en le voyant étudier, que je vous promets de savoir quelque jour vous dire la sainte Messe. Hé! que sait-on? Comme il n'y a que chance dans ce monde, souvent on se trouve évêque ou vicaire sans savoir comment cela s'est fait.
Ce discours la divertit beaucoup, sa gaieté ne fit que m'animer; je n'étais pas honteux des bêtises que je disais, pourvu qu'elles fussent plaisantes; car à travers l'épaisseur de mon ignorance, je voyais qu'elles ne nuisaient jamais à un homme qui n'était pas obligé d'en savoir davantage, et même qu'on lui tenait compte d'avoir le courage de répliquer à quelque prix que ce fût.
Ce garçon-là est plaisant, dit-elle, je veux en avoir soin; prenez garde à vous, vous autres (et c'était à ses femmes à qui elle parlait), sa naïveté vous réjouit aujourd'hui, vous vous en amusez comme d'un paysan; mais ce paysan deviendra dangereux, je vous en avertis.
Oh! répliquai-je, madame, il n'y a que faire d'attendre après cela; je ne deviendrai point, je suis tout devenu; ces demoiselles sont bien jolies, et cela forme bien un homme; il n'y a point de village qui tienne; on est tout d'un coup né natif de Paris, quand on les voit.
Comment! dit-elle, te voilà déjà galant; et pour laquelle te déclarerais-tu? (elles étaient trois). Javotte est une jolie blonde, ajouta-t-elle. Et Mlle Geneviève une jolie brune, m'écriai-je tout de suite.
Geneviève, à ce discours, rougit un peu, mais d'une rougeur qui venait d'une vanité contente, et elle déguisa la petite satisfaction que lui donnait ma préférence d'un souris qui signifiait pourtant: Je te remercie; mais qui signifiait aussi: Ce n'est que sa naïveté bouffonne qui me fait rire.
Ce qui est de sûr, c'est que le trait porta; et comme on le verra dans la suite, ma saillie lui fit dans le coeur une blessure sourde dont je ne négligeai pas de m'assurer; car je me doutai que mon discours n'avait pas dû lui déplaire, et dès ce moment-là, je l'épiai pour voir si je pensais juste.
Nous allions continuer la conversation, qui commençait à tomber sur la troisième femme de chambre de madame, qui n'était ni brune ni blonde, qui n'était d'aucune couleur, et qui portait un de ces visages indifférents qu'on voit à tout le monde, et qu'on ne remarque à personne.
Déjà je tâchais d'éviter de dire mon sentiment sur son chapitre, avec un embarras maladroit et ingénu qui ne faisait pas l'éloge de ladite personne, quand un des adorateurs de madame entra, et nous obligea de nous retirer.
J'étais fort content du marché que j'avais fait de rester à Paris. Le peu de jours que j'y avais passé m'avait éveillé le coeur, et je me sentis tout d'un coup en appétit de fortune.
Il s'agissait de mander l'état des choses à mon père, et je ne savais pas écrire, mais je songeai à Mlle Geneviève; et sans plus délibérer, j'allai la prier d'écrire ma lettre.
Elle était seule quand je lui parlai; et non seulement elle l'écrivit, mais ce fut de la meilleure grâce du monde.
Ce que je lui dictais, elle le trouvait spirituel et de bon sens, et ne fit que rectifier mes expressions.
Profite de la bonne volonté de madame, me dit-elle ensuite; j'augure bien de ton aventure. Eh bien! mademoiselle, lui répondis-je, si vous mettez encore votre amitié par-dessus, je ne me changerai pas contre un autre; car déjà je suis heureux, il n'y a point de doute à cela, puisque je vous aime.
Comment! me dit-elle, tu m'aimes! Et qu'entends-tu par là, Jacob?
Ce que j'entends? lui dis-je, de la belle et bonne affection, comme un garçon, sauf votre respect, peut l'avoir pour une fille aussi charmante que vous; j'entends que c'est bien dommage que je ne sois qu'un chétif homme; car, mardi, si j'étais roi, par exemple, nous verrions un peu qui de nous deux serait reine, et comme ce ne serait pas moi, il faudrait bien que ce fût vous: Il n'y a rien à refaire à mon dire.
Je te suis bien obligée de pareils sentiments, me dit-elle d'un ton badin, et si tu étais roi, cela mériterait réflexion. Pardi! lui dis-je, mademoiselle, il y a tant de gens par le monde que les filles aiment, et qui ne sont pas rois; n'y aura-t-il pas moyen quelque jour d'être comme eux?
Mais vraiment, me dit-elle, tu es pressant! où as-tu appris à faire l'amour? Ma foi! lui dis-je, demandez-le à votre mérite; je n'ai point eu d'autre maître d'école, et comme il me l'a appris, je le rends.
Madame, là-dessus, appela Geneviève, qui me quitta très contente de moi, à vue de pays, et me dit en s'en allant: Va, Jacob, tu feras fortune, et je le souhaite de tout mon coeur.
Grand merci, lui dis-je, en la saluant d'un coup de chapeau qui avait plus de zèle que de bonne grâce; mais je me recommande à vous, mademoiselle, ne m'oubliez pas, afin de commencer toujours ma fortune, vous la finirez quand vous pourrez. Cela dit, je pris la lettre, et la portai à la poste.
Cet entretien que je venais d'avoir avec Geneviève me mit dans une situation si gaillarde, que j'en devins encore plus divertissant que je ne l'avais été jusque-là.
Pour surcroît de bonne humeur, le soir du même jour on m'appela pour faire prendre ma mesure par le tailleur de la maison, et je ne saurais dire combien ce petit événement enhardit mon imagination, et la rendit sémillante.
C'était madame qui avait eu cette attention pour moi.
Deux jours après on m'apporta mon habit avec du linge et un chapeau, et tout le reste de mon équipage. Un laquais de la maison, qui avait pris de l'amitié pour moi, me frisa; j'avais d'assez beaux cheveux. Mon séjour à Paris m'avait un peu éclairci le teint; et, ma foi! quand je fus équipé, Jacob avait fort bonne façon.
La joie de me voir en si bonne posture me rendit la physionomie plus vive et y jeta comme un rayon de bonheur à venir. Du moins tout le monde m'en prédisait, et je ne doutais point du succès de la prédiction.
On me complimenta fort sur mon bon air; et, en attendant que madame fût visible, j'allai faire essai de mes nouvelles grâces sur le coeur de Geneviève qui, effectivement, me plaisait beaucoup.
Il me parut qu'elle fut surprise de la mine que j'avais sous mon attirail tout neuf; je sentis moi-même que j'avais plus d'esprit qu'à l'ordinaire, mais à peine causions-nous ensemble, qu'on vint m'avertir, de la part de madame, de l'aller trouver.
Cet ordre redoubla encore ma reconnaissance pour elle; je n'allai pas, je volai.
Me voilà, madame, lui dis-je en entrant; je souhaiterais bien avoir assez d'esprit pour vous remercier à ma fantaisie; mais je mourrai à votre service, si vous me le permettez. C'est une affaire finie; je vous appartiens pour le reste de mes jours.
Voilà qui est bien, me dit-elle alors; tu es sensible et reconnaissant, cela me fait plaisir. Ton habit te sied bien; tu n'as plus l'air villageois. Madame, m'écriai-je, j'ai l'air de votre serviteur éternel, il n'y a que cela que j'estime.
Cette dame alors me fit approcher, examina ma parure; j'avais un habit uni et sans livrée. Elle me demanda qui m'avait frisé, et me dit d'avoir toujours soin de mes cheveux, que je les avais beaux, et qu'elle voulait que je lui fisse honneur. Tant que vous voudrez, quoique vous en ayez de tout fait, lui dis-je; mais n'importe, abondance ne nuit point. Notez que madame venait de se mettre à sa toilette, et que sa figure était dans un certain désordre assez piquant pour ma curiosité.
Je n'étais pas né indifférent, il s'en fallait beaucoup; cette dame avait de la fraîcheur et de l'embonpoint, et mes yeux lorgnaient volontiers.
Elle s'en aperçut, et sourit de la distraction qu'elle me donnait; moi, je vis qu'elle s'en apercevait, et je me mis à rire aussi d'un air que la honte d'être pris sur le fait et le plaisir de voir rendaient moitié niais et moitié tendre; et la regardant avec des yeux mêlés de tout ce que je dis là, je ne lui disais rien.
De sorte qu'il se passa alors entre nous deux une petite scène muette qui fut la plus plaisante chose du monde; et puis, se raccommodant ensuite assez négligemment: A quoi penses-tu, Jacob? me dit-elle. Hé! madame, repris-je, je pense qu'il fait bon vous voir, et que monsieur a une belle femme.
Je ne saurais dire dans quelle disposition d'esprit cela la mit, mais il me parut que la naïveté de mes façons ne lui déplaisait pas.
Les regards amoureux d'un homme du monde n'ont rien de nouveau pour une jolie femme; elle est accoutumée à leurs expressions, et ils sont dans un goût de galanterie qui lui est familier, de sorte que son amour-propre s'y amuse comme à une chose qui lui est ordinaire, et qui va quelquefois au-delà de la vérité.
Ici ce n'était pas de même; mes regards n'avaient rien de galant, ils ne savaient être que vrais. J'étais un paysan, j'étais jeune, assez beau garçon; et l'hommage que je rendais à ses appas venait du pur plaisir qu'ils me faisaient. Il était assaisonné d'une ingénuité rustique, plus curieuse à voir, et d'autant plus flatteuse qu'elle ne voulait point flatter.
C'était d'autres yeux, une autre manière de considérer, une autre tournure de mine; et tout cela ensemble me donnait apparemment des agréments singuliers dont je vis que madame était un peu touchée.
Tu es bien hardi de me regarder tant! me dit-elle alors, toujours en souriant. Pardi, lui dis-je, est-ce ma faute, madame? Pourquoi êtes-vous belle? Va-t'en, me dit-elle alors, d'un ton brusque, mais amical, je crois que tu m'en conterais, si tu l'osais; et cela dit, elle se remit à sa toilette, et moi, je m'en allai, en me retournant toujours pour la voir. Mais elle ne perdit rien de vue de ce que je fis, et me conduisit des yeux jusqu'à la porte.
Le soir même, elle me présenta à son neveu, et m'installa au rang de son domestique. Je continuai de cajoler Geneviève. Mais, depuis l'instant où je m'étais aperçu que je n'avais pas déplu à madame même, mon inclination pour cette fille baissa de vivacité, son coeur ne me parut plus une conquête si importante, et je n'estimai plus tant l'honneur d'être souffert d'elle.
Geneviève ne se comporta pas de même, elle prit tout de bon du goût pour moi, tant par l'opinion qu'elle avait de ce que je pourrais devenir, que par le penchant naturel qu'elle se sentit pour moi, et comme je la cherchais un peu moins, elle me chercha davantage. Il n'y avait pas longtemps qu'elle était dans la maison, et le mari de madame ne l'avait pas encore remarquée.
Comme le maître et la maîtresse avaient chacun leur appartement, d'où le matin ils envoyaient savoir comment ils se portaient (et c'était là presque tout le commerce qu'ils avaient ensemble), madame, un matin, sur quelque légère indisposition de son mari, envoya Geneviève pour savoir de ses nouvelles.
Elle me rencontra sur l'escalier en y allant, et me dit de l'attendre. Elle fut très longtemps à revenir, et revint les yeux pleins de coquetterie.
Vous voilà bien émerillonnée, mademoiselle Geneviève, lui dis-je en la voyant. Oh! tu ne sais pas, me dit-elle d'un air gai, mais goguenard, si je veux, ma fortune est faite.
Vous êtes bien difficile de ne pas vouloir, lui dis-je. Oui, dit-elle, mais il y a un petit article qui m'en empêche, c'est que c'est à condition que je me laisserai aimer de monsieur, qui vient de me faire une déclaration d'amour.
Cela ne vaut rien, lui dis-je, c'est de la fausse monnaie que cette fortune-là, ne vous chargez point de pareille marchandise, et gardez la vôtre: Tenez, quand une fille s'est vendue, je ne voudrais pas la reprendre du marchand pour un liard.
Je lui tins ce discours parce que, dans le fond, je l'aimais toujours un peu, et que j'avais naturellement de l'honneur.
Tu as raison, me dit-elle, un peu déconcertée des sentiments que je lui montrais; aussi ai-je tourné le tout en pure plaisanterie, et je ne voudrais pas de lui quand il me donnerait tout son bien.
Vous êtes-vous bien défendue, au moins, lui dis-je, car vous n'étiez pas fort courroucée quand vous êtes revenue. C'est, reprit-elle, que je me suis divertie de tout ce qu'il m'a dit. Il n'y aura pas de mal une autre fois de vous en mettre un peu en colère, répondis-je, cela sera plus sûr que de se divertir de lui; car à la fin il pourrait bien se divertir de vous: En jouant, on ne gagne pas toujours, on perd quelquefois, et quand on est une fois en perte, tout y va.
Comme nous étions sur l'escalier, nous ne nous en dîmes pas davantage: elle rejoignit sa maîtresse, et moi mon petit maître qui faisait un thème, ou plutôt à qui son précepteur le faisait, afin que la science de son écolier lui fît honneur, et que cet honneur lui conservât son poste de précepteur, qui était fort lucratif.
Geneviève avait fait à l'amour de son maître plus d'attention qu'elle ne me l'avait dit.
Ce maître n'était pas un homme généreux, mais ses richesses, pour lesquelles il n'était pas né, l'avaient rendu glorieux, et sa gloire le rendait magnifique. De sorte qu'il était extrêmement dépensier, surtout quand il s'agissait de ses plaisirs.
Il avait proposé un bon parti à Geneviève, si elle voulait consentir à le traiter en homme qu'on aime: elle me dit même, deux jours après, qu'il avait débuté par lui offrir une bourse pleine d'or, et c'est la forme la plus dangereuse que puisse prendre le diable pour tenter une jeune fille un peu coquette, et, par-dessus le marché, intéressée.
Or, Geneviève était encline à ces deux petits vices-là: ainsi, il aurait été difficile qu'elle eût plaisanté de bonne foi de l'amour en question; aussi ne la voyais-je plus que rêveuse, tant la vue de cet or, et la facilité de l'avoir la tentaient, et sa sagesse ne disputait plus le terrain qu'en reculant lâchement.
Monsieur (c'est le maître de la maison dont je parle) ne se rebuta point du premier refus qu'elle avait fait de ses offres; il avait pénétré combien sa vertu en avait été affaiblie; de sorte qu'il revint à la charge encore mieux armé que la première fois, et prit contre elle un renfort de mille petits ajustements, qu'il la força d'accepter sans conséquence; et des ajustements tout achetés, tout prêts à être mis, sont bien aussi séduisants que l'argent même avec lequel on les achète.
De dons en dons toujours reçus, et donnés sans conséquence, tant fut procédé, qu'il devait enfin lui fonder une pension viagère, à laquelle serait ajouté un petit ménage clandestin qu'il promettait de lui faire, si elle voulait sortir d'auprès de sa maîtresse.
J'ai su tout le détail de ce traité impur dans une lettre que Geneviève perdit, et qu'elle écrivait à une de ses cousines, qui ne subsistait, autant que j'en pus juger, qu'au moyen d'un traité dans le même goût, qu'elle avait passé avec un riche vieillard, car cette lettre parlait de lui.
A l'esprit d'intérêt qui possédait Geneviève se joignait encore une tentation singulière, et cette tentation, c'était moi.
J'ai dit qu'elle en était venue à m'aimer véritablement. Elle croyait aussi que je l'aimais beaucoup, non sans se plaindre pourtant de je ne sais quelle indolence, où je restais souvent quand j'aurais pu la voir; mais je raccommodais cela par le plaisir que je lui marquais en la voyant; et du tout ensemble, il résultait que je l'aimais, comme c'était la vérité, mais d'un amour assez tranquille.
Dans la certitude où elle en était, et dans la peur qu'elle eut de me perdre (car elle n'avait rien, ni moi non plus), elle songea que les offres de monsieur, que son argent, et le bien qu'il promettait de lui faire, seraient des moyens d'accélérer notre mariage. Elle espéra que sa fortune, quand elle en jouirait, me tenterait à mon tour, et me ferait surmonter les premiers dégoûts que je lui en avais montrés.
Dans cette pensée, Geneviève répondit aux discours de son maître avec moins de rigueur qu'à l'ordinaire, et se laissa ouvrir la main pour recevoir l'argent qu'il lui offrait toujours.
En pareil cas, quand le premier pas est fait, on a le pied levé pour en faire un second, et puis on va son chemin.
La pauvre fille reçut tout; elle fut comblée de présents; elle eut de quoi se mettre à son aise: et quand elle se vit en cet état, un jour que nous nous promenions ensemble dans le jardin de la maison: Monsieur continue de me poursuivre, me dit-elle adroitement, mais d'une manière si honnête que je ne saurais m'en scandaliser; quant à moi, il me suffit d'être sage, et, sauf ton meilleur avis, je crois que je ne ferais pas si mal de profiter de l'humeur libérale où il est pour moi; il sait bien que son amour est inutile, je ne lui cache pas qu'il n'aboutira à rien: Mais n'importe, me dit-il, je suis bien aise que tu aies de quoi te ressouvenir de moi, prends ce que je te donne, cela ne t'engagera à rien. Jusqu'ici j'ai toujours refusé, ajouta-t-elle, et je crois que j'ai mal raisonné. Qu'en dis-tu? C'est mon maître, il a de l'amitié pour moi; car amitié ou amour, c'est la même chose, de la manière dont j'y réponds; il est riche: eh! pardi, c'est comme si ma maîtresse voulait me donner quelque chose, et que je ne voulusse pas. N'est-il pas vrai? parle.
Moi! répliquai-je, totalement rebuté des dispositions où je la voyais et résolu de la laisser pour ce qu'elle valait, si les choses vont comme vous le dites, cela est à merveille: on ne refuse point ce qu'une maîtresse nous donne, et dès que monsieur ressemble à une maîtresse, que son amour n'est que de l'amitié, voilà qui est bien. Je n'aurais pas deviné cette amitié-là, moi: j'ai cru qu'il vous aimait comme on aime à l'ordinaire une jolie fille; mais dès qu'il est si sage et si discrète personne, allez hardiment; prenez seulement garde de broncher avec lui, car un homme est toujours traître.
Oh! me dit-elle, je sais bien à quoi m'en tenir; et elle avait raison, il n'y avait plus de conseil à prendre, et ce qu'elle m'en disait, n'était que pour m'apprivoiser petit à petit sur la matière.
Je suis charmée, me dit-elle en me quittant, que tu sois de mon sentiment: adieu, Jacob. Je vous salue, mademoiselle, lui répondis-je, et je vous fais mes compliments de l'amitié de votre amant; c'est un honnête homme d'être si amoureux de votre personne, sans se soucier d'elle: bonjour, jusqu'au revoir, que le ciel vous conduise.
Je lui tins ce discours d'un air si gai en la quittant, qu'elle ne sentit point que je me moquais d'elle.
Cependant l'amour de monsieur pour Geneviève éclata un peu dans la maison. Les femmes de chambre ses compagnes en murmurèrent, moins peut-être par sagesse que par envie.
Voilà qui est bien vilain, bien impertinent! me disait Toinette, qui était la jolie blonde dont j'ai parlé. Chut! lui répondis-je. Point de bruit, mademoiselle Toinette: que sait-on ce qui peut arriver? Vous avez aussi bien qu'elle un visage fripon; monsieur a les yeux bons; c'est aujourd'hui le tour de Geneviève pour être aimée; ce sera peut-être demain le vôtre; et puis, de toutes les injures que vous dites contre elle, qu'en arrivera-t-il? Croyez-moi, un peu de charité pour l'amour de vous, si ce n'est pas pour l'amour d'elle.
Toinette se fâcha de ma réponse et s'en alla plaindre à madame en pleurant; mais c'était mal s'adresser pour avoir justice. Madame éclata de rire au récit naïf qu'elle lui fit de notre conversation; la tournure que j'avais donnée à la chose fut tout à fait de son goût, il n'y avait rien de mieux ajusté à son caractère.
Elle apprenait pourtant par là l'infidélité de son mari; mais elle ne s'en souciait guère: ce n'était là qu'une matière à plaisanterie pour elle.
Es-tu bien sûre que mon mari l'aime? dit-elle à Toinette, du ton d'une personne qui veut n'en point douter pour pouvoir en rire en toute confiance; cela serait plaisant, Toinette, tu vaux pourtant mieux qu'elle. Voilà tout ce que Toinette en tira, et je l'aurais bien deviné; car je connaissais madame.
Geneviève, qui s'était méprise au ton dont je lui avais répondu sur les présents de monsieur, et qui alors en était abondamment fournie, vint m'en montrer une partie, pour m'accoutumer par degrés à voir le tout.
Elle me cacha d'abord l'argent, je ne vis que des nippes, et de quoi en faire de toutes sortes d'espèces, habits, cornettes, pièces de toile et rubans de toutes couleurs; et le ruban lui seul est un terrible séducteur de jeunes filles aimables, et femmes de chambre!
Peut-on rien de plus généreux? me disait-elle, me donner cela seulement parce que je lui plais!
Oh! lui disais-je, je n'en suis pas surpris; l'amitié d'un homme pour une jolie fille va bien loin, voyez-vous, vous n'en resterez pas là. Vraiment je le crois, me repartit-elle, car il me demande souvent si j'ai besoin d'argent. Eh! pardi, sans doute vous en avez besoin, lui dis-je; quand vous en auriez jusqu'au cou, il faut en avoir par-dessus la tête: prenez toujours, s'il ne vous sert de rien, je m'en accommoderai, moi, j'en trouverai le débit. Volontiers, me dit-elle, charmée du goût que j'y prenais, et des conjectures favorables qu'elle en tirait pour le succès de ses vues; je t'assure que j'en prendrai à cause de toi, et que tu en auras dès demain peut-être; car il n'y a point de jour où il ne m'en offre.
Et ce qui fut promis fut tenu; j'eus le lendemain six louis d'or à mon commandement, qui joints à trois que madame m'avait donnés pour payer un maître à écrire, me faisaient neuf prodigieuses, neuf immenses pistoles; je veux dire qu'ils composaient un trésor pour un homme qui n'avait jamais que des sous marqués dans sa poche.
Peut-être fis-je mal en prenant l'argent de Geneviève; ce n'était pas, je pense, en agir dans toutes les règles de l'honneur; car enfin, j'entretenais cette fille dans l'idée que je l'aimais et je la trompais: je ne l'aimais plus, elle me plaisait pourtant toujours, mais rien qu'aux yeux, et plus au coeur.
D'ailleurs, cet argent qu'elle m'offrait n'était pas chrétien, je ne l'ignorais pas, et c'était participer au petit désordre de conduite en vertu duquel il avait été acquis; c'était du moins engager Geneviève à continuer d'en acquérir au même prix: mais je ne savais pas encore faire des réflexions si délicates, mes principes de probité étaient encore fort courts; et il y a apparence que Dieu me pardonna ce gain, car j'en fis un très bon usage; il me profita beaucoup: j'en appris à écrire et l'arithmétique, avec quoi, en partie, je suis parvenu dans la suite.
Le plaisir avec lequel j'avais pris cet argent ne fit qu'enhardir Geneviève à pousser ses desseins; elle ne douta point que je ne sacrifiasse tout à l'envie d'en avoir beaucoup; et dans cette persuasion, elle perdit la tête et ne se ménagea plus.
Suis-moi, me dit-elle un matin, je veux te montrer quelque chose.
Je la suivis donc, elle me mena dans sa chambre; et là, m'ouvrit un petit coffre tout plein des profits de sa complaisance: à la lettre, il était rempli d'or, et assurément la somme était considérable; il n'y avait qu'un partisan qui eût le moyen de se damner si chèrement, et bien des femmes plus huppées l'en auraient pour cela quitté à meilleur marché que la soubrette.
Je cachai avec peine l'étonnement où je fus de cette honteuse richesse; et gardant toujours l'air gaillard que j'avais jusque-là soutenu là-dessus: Est-ce encore là pour moi? lui dis-je. Ma chambre n'est pas si bien meublée que la vôtre, et ce petit coffre-là y tiendra à merveille.
Oh! pour cet argent-ci, me répondit-elle, tu veux bien que je n'en dispose qu'en faveur du mari que j'aurai. Avise-toi là-dessus.
Ma foi! lui dis-je, je ne sais où vous en prendre un, je ne connais personne qui cherche femme. Qu'est-ce que c'est que cette réponse-là? me répliqua-t-elle: où est donc ton esprit? Est-ce que tu ne m'entends pas? Tu n'as que faire de me chercher un mari, tu peux en devenir un, n'es-tu pas du bois dont on les fait? Laissons-là le bois, lui dis-je, c'est un mot de mauvais augure. Quant au reste, continuai-je, ne voulant pas la brusquer, s'il ne tenait qu'à être votre mari, je le serais tout à l'heure et je n'aurais peur que de mourir de trop d'aise. Est-ce que vous en doutez? N'y a-t-il pas un miroir ici? Regardez-vous, et puis vous m'en direz votre avis. Tenez, ne faut-il pas bien du temps pour s'aviser si on dira oui avec mademoiselle? Vous n'y songez pas vous-même avec votre avisement. Ce n'est pas là la difficulté.
Eh! où est-elle donc? reprit-elle d'un air avide et content. Oh! ce n'est qu'une petite bagatelle, lui dis-je; c'est que l'amitié de monsieur pourrait bien me procurer des coups de bâton, si j'allais lui souffler son amie. J'ai déjà vu de ces amitiés-là, elles n'entendent pas raillerie; et puis que feriez-vous d'un mari si maltraité?
Quelle imagination vas-tu te mettre dans l'esprit? me dit-elle, je gage que si monsieur sait que je t'aime, il sera charmé que je t'épouse, et qu'il voudra lui-même faire les frais de notre mariage.
Ce ne serait pas la peine, lui dis-je, je les ferais bien moi-même; mais, par ma foi, je n'ose aller en avant, votre bon ami me fait peur; en un mot, sa bonne affection n'est peut-être qu'une simagrée; je me doute qu'il y a sous cette peau d'ami un renard qui ne demande qu'à croquer la poule; et quand il verra un petit roquet comme moi la poursuivre, je vous laisse à penser ce qu'il en adviendra, et si cet hypocrite de renard me laissera faire.
N'est-ce que cela qui t'arrête? Me dis-tu vrai? me repartit-elle. Assurément! lui dis-je. Eh bien! je vais travailler à te mettre en repos là-dessus, me répondit-elle, et à te prouver qu'on n'a pas envie de te disputer ta poule. Je serais fâchée qu'on te surprît dans ma chambre, séparons-nous; mais je te garantis notre affaire faite.
Là-dessus je la quittai un peu inquiet des suites de cette aventure, et avec quelque repentir d'avoir accepté de son argent; car je devinai le biais qu'elle prendrait pour venir à bout de moi: je m'attendis que monsieur s'en mêlerait, et je ne me trompai pas.
Le lendemain un laquais vint me dire de la part de notre maître d'aller lui parler, je m'y rendis fort embarrassé de ma figure. Eh bien! me dit-il, mons Jacob, comment se comporte votre jeune maître? Etudie-t-il assidûment? Pas mal, monsieur, repris-je. Et toi, te trouves-tu bien du séjour de Paris?
Ma foi, monsieur, lui répondis-je, j'y bois et j'y mange d'aussi bon appétit qu'ailleurs.
Je sais, me dit-il, que madame t'a pris sous sa protection, et j'en suis bien aise: mais tu ne me dis pas tout; j'ai déjà appris de tes nouvelles; tu es un compère; comment donc! il n'y a que deux ou trois mois que tu es ici, et tu as déjà fait une conquête? à peine es-tu débarqué, que tu tournes la tête à de jolies filles; Geneviève est folle de toi, et apparemment que tu l'aimes à ton tour?
Hélas! monsieur, repris-je, que m'aurait-elle fait pour la haïr, la pauvre enfant? Oh! me dit-il, parle hardiment, tu peux t'ouvrir à moi; il y a longtemps que ton père me sert, je suis content de lui, et je serai ravi de faire du bien au fils, puisque l'occasion s'en présente; il est heureux pour toi de plaire à Geneviève, et j'approuve ton choix; tu es jeune et bien fait, sage et actif, dit-on; de son côté, Geneviève est une fille aimable, je protège ses parents, et ne l'ai même fait entrer chez moi que pour être plus à portée de lui rendre service, et de la bien placer. (Il mentait.) Le parti qu'elle prend rompt un peu mes mesures; tu n'as encore rien, je lui aurais ménagé un mariage plus avantageux; mais enfin elle t'aime et ne veut que toi, à la bonne heure. Je songe que mes bienfaits peuvent remplacer ce qui te manque, et te tenir lieu de patrimoine. Je lui ai déjà fait présent d'une bonne somme d'argent dont je vous indiquerai l'emploi; je ferai plus, je vous meublerai une petite maison, dont je payerai les loyers pour vous soulager, en attendant que vous soyez plus à votre aise; du reste, ne t'embarrasse pas, je te promets des commissions lucratives; vis bien avec la femme que je te donne, elle est douce et vertueuse; au surplus, n'oublie jamais que tu as pour le moins la moitié de part à tout ce que je fais dans cette occurrence-ci. Quelque bonne volonté que j'aie pour les parents de Geneviève, je n'aurais pas été si loin si je n'en avais pas encore davantage pour toi et pour les tiens.
Ne parle de rien ici, les compagnes de ta maîtresse ne me laisseraient pas en repos, et voudraient toutes que je les mariasse aussi. Demande ton congé sans bruit, dis qu'on t'offre une condition meilleure et plus convenable; Geneviève, de son côté, supposera la nécessité d'un voyage pour voir sa mère qui est âgée, et au sortir d'ici, vous vous marierez tous deux. Adieu. Point de remerciements, j'ai affaire: va seulement informer Geneviève de ce que je t'ai dit, et prends sur ma table ce petit rouleau d'argent avec quoi tu attendras dans une auberge que Geneviève soit sortie d'ici.
Je restai comme un marbre à ce discours; d'un côté, tous les avantages qu'on me promettait étaient considérables.
Je voyais que du premier saut que je faisais à Paris, moi qui n'avais encore aucun talent, aucune avance, qui n'étais qu'un pauvre paysan, et qui me préparais à labourer ma vie pour acquérir quelque chose (et ce quelque chose, dans mes espérances éloignées, n'entrait même en aucune comparaison avec ce qu'on m'offrait), je voyais, dis-je, un établissement certain qu'on me jetait à la tête.
Et quel établissement? Une maison toute meublée, beaucoup d'argent comptant, de bonnes commissions dont je pouvais demander d'être pourvu sur-le-champ, enfin la protection d'un homme puissant, et en état de me mettre à mon aise dès le premier jour, et de m'enrichir ensuite.
N'était-ce pas là la pomme d'Adam toute revenue pour moi?
Je savourais la proposition: cette fortune subite mettait mes esprits en mouvement; le coeur m'en battait, le feu m'en montait au visage.
N'avoir qu'à tendre la main pour être heureux, quelle séduisante commodité! N'était-ce pas là de quoi m'étourdir sur l'honneur?
D'un autre côté, cet honneur plaidait sa cause dans mon âme embarrassée, pendant que ma cupidité y plaidait la sienne. A qui est-ce des deux que je donnerai gagné? disais-je; je ne savais auquel entendre.
L'honneur me disait: Tiens-toi ferme; déteste ces misérables avantages qu'on te propose; ils perdront tous leurs charmes quand tu auras épousé Geneviève; le ressouvenir de sa faute te la rendra insupportable, et puisque tu me portes dans ton sein, tout paysan que tu es, je serai ton tyran, je te persécuterai toute ta vie, tu verras ton infamie connue de tout le monde, tu auras ta maison en horreur, et vous ferez tous deux, ta femme et toi, un ménage du diable, tout ira en désarroi; son amant la vengera de tes mépris, elle pourra te perdre avec le crédit qu'il a. Tu ne seras pas le premier à qui cela sera arrivé, rêves-y bien, Jacob. Le bien que t'apporte ta future est un présent du diable, et le diable est un trompeur. Un beau jour il te reprendra tout, afin de te damner par le désespoir, après t'avoir attrapé par sa marchandise.
On trouvera peut-être les représentations que me faisait l'honneur un peu longues, mais c'est qu'il a besoin de parler longtemps, lui, pour faire impression, et qu'il a plus de peine à persuader que les passions.
Car, par exemple, la cupidité ne répondait à tout cela qu'un mot ou deux; mais son éloquence, quoique laconique, était vigoureuse.
C'est bien à toi, paltoquet, me disait-elle, à t'arrêter à ce chimérique honneur! Ne te sied-il pas bien d'être délicat là-dessus, misérable rustre? Va, tu as raison; va te gîter à l'hôpital, ton honneur et toi, vous y aurez tous deux fort bonne grâce.
Pas si bonne grâce, répondais-je en moi-même; c'est avoir de l'honneur en pure perte que de l'avoir à l'hôpital; je crois qu'il n'y brille guère.
Mais l'honneur vous conduit-il toujours là? Oui, assez souvent, et si ce n'est là, c'est du moins aux environs.
Mais est-on heureux quand on a honte de l'être? Est-ce un plaisir que d'être à son aise à contre-coeur? quelle perplexité!
Ce fut là tout ce qui se présenta en un instant à mon esprit. Pour surcroît d'embarras, je regardais ce rouleau d'argent qui était sur la table, il me paraissait si rebondi! quel dommage de le perdre!
Cependant monsieur, surpris de ce que je ne lui disais rien, et que je ne prenais pas le rouleau qu'il avait mis là pour appuyer son discours, me demanda à quoi je pensais? Pourquoi ne me dis-tu mot? ajouta-t-il.
Hé! monsieur, répondis-je, je rêve, et il y a bien de quoi. Tenez, parlons en conscience; prenez que je sois vous, et que vous soyez moi. Vous voilà un pauvre homme. Mais est-ce que les pauvres gens aiment à être cocus? Vous le serez pourtant, si je vous donne Geneviève en mariage. Eh bien! voilà le sujet de ma pensée.
Quoi! me dit-il là-dessus, est-ce que Geneviève n'est pas une honnête fille? Fort honnête, repris-je, pour ce qui est en cas de faire un compliment ou une révérence: mais pour ce qui est d'être la femme d'un mari, je n'estime pas que l'honnêteté qu'elle a soit propre à cela.
Eh! qu'as-tu donc à lui reprocher? me dit-il. Hé, hé, hé, repris-je en riant, vous savez mieux que moi les tenants et les aboutissants de cette affaire-là, vous y étiez et je n'y étais pas; mais on sait bien à peu près comment cela se gouverne. Tenez, monsieur, dites-moi franchement la vérité; est-ce qu'un monsieur a besoin de femme de chambre? Et quand il en a une, est-ce elle qui le déshabille? Je crois que c'est tout le contraire.
Oh! pour le coup, me dit-il, vous parlez net, Jacob, et je vous entends; tout paysan que vous êtes, vous ne manquez pas d'esprit. Ecoutez donc attentivement ce que je vais vous dire à mon tour.
Tout ce que vous vous imaginez de Geneviève est faux; mais supposons qu'il soit vrai: vous voyez les personnes qui viennent me voir, ce sont tous gens de considération, qui sont riches, qui ont de grands équipages.
Savez-vous bien que parmi eux il y en a quelques-uns qu'il n'est pas nécessaire de nommer, et qui ne doivent leur fortune qu'à un mariage qu'ils ont fait avec des Genevièves?
Or croyez-vous valoir mieux qu'eux? Est-ce la crainte d'être moqué qui vous retient? Et par qui le serez-vous? Vous connaît-on, et êtes-vous quelque chose dans la vie? Songera-t-on à votre honneur? S'imagine-t-on seulement que vous en ayez un, benêt que vous êtes? Vous ne risquez qu'une chose, c'est d'avoir autant d'envieux de votre état, qu'il y a de gens de votre sorte qui vous connaissent. Allez, mon enfant, l'honneur de vos pareils, c'est d'avoir de quoi vivre, et de quoi se retirer de la bassesse de leur condition, entendez-vous? Le dernier des hommes ici-bas, est celui qui n'a rien.
N'importe, monsieur, lui répondis-je d'un air entre triste et mutin; j'aimerais encore mieux être le dernier des autres que le plus fâché de tous. Le dernier des autres trouve toujours le pain bon quand on lui en donne; mais le plus fâché de tous n'a jamais d'appétit à rien; il n'y a pas de morceau qui lui profite, quand ce serait de la perdrix: et, ma foi, l'appétit mérite bien qu'on le garde; et je le perdrais, malgré toute ma bonne chère, si j'épousais votre femme de chambre.
Votre parti est donc pris? repartit monsieur.
Ma foi oui, monsieur, répondis-je, et j'en ai bien du regret; mais que voulez-vous? dans notre village, c'est notre coutume de n'épouser que des filles, et s'il y en avait une qui eût été femme de chambre d'un monsieur, il faudrait qu'elle se contentât d'avoir un amant; mais pour de mari, néant; il en pleuvrait, qu'il n'en tomberait pas un pour elle; c'est notre régime, et surtout dans notre famille. Ma mère se maria fille, sa grande mère en avait fait autant; et de grandes mères en grandes mères, je suis venu droit comme vous voyez, avec l'obligation de ne rien changer à cela.
Je me fus à peine expliqué d'un ton si décisif, que me regardant d'un air fier et irrité: Vous êtes un coquin, me dit-il. Vous avez fait chez moi publiquement l'amour à Geneviève; vous n'aspiriez d'abord, m'a-t-elle dit, qu'au bonheur de pouvoir l'épouser un jour. Les autres filles de madame le savent; d'un autre côté, vous osez l'accuser de n'être pas fille d'honneur; vous êtes frappé de cette impertinente idée-là; je ne doute pas qu'en conséquence vous ne causiez sur son compte, quand on vous parlera d'elle; vous êtes homme à ne la pas ménager dans vos petits discours; et c'est moi, c'est ma simple bonne volonté pour elle qui serait la cause innocente de tout le tort que vous pourriez lui faire. Non, monsieur Jacob, j'y mettrai bon ordre, et puisque j'ai tant fait que de m'en mêler, que vous avez déjà pris de son argent sur le pied d'un homme qui devait l'épouser, je ne prétends pas que vous vous moquiez d'elle. Je ne vous laisserai point en liberté de lui nuire, et si vous ne l'épousez pas, je vous déclare que ce sera à moi à qui vous aurez affaire. Déterminez-vous; je vous donne vingt-quatre heures, choisissez de sa main ou du cachot; je n'ai que cela à vous dire. Allons, retirez-vous, faquin.
Cet ordre, et l'épithète qui le soutenait, me firent peur, et je ne fis qu'un saut de la chambre à la porte.
Geneviève, qui avait été avertie de l'heure où monsieur devait m'envoyer chercher, m'attendait au passage; je la rencontrai sur l'escalier.
Ah! ah! me dit-elle, comme si nous nous étions rencontrés fortuitement, est-ce que tu viens de parler à monsieur? Que te voulait-il donc?
Doucement, Geneviève, ma mie, lui dis-je, j'ai vingt-quatre heures devant moi pour vous répondre, et je ne dirai ma pensée qu'à la dernière minute.
Là-dessus je passai mon chemin d'un air renfrogné et même un peu brutal, et laissai Mlle Geneviève toute stupéfaite, et ouvrant de grands yeux, qui se disposaient à pleurer; mais cela ne me toucha point. L'alternative du cachot, ou de sa main, m'avait guéri radicalement du peu d'inclination qui me restait pour elle; j'en avais le coeur aussi nettoyé que si je ne l'avais jamais connue. Sans compter la farouche épouvante dont j'étais saisi, et qui était bien contraire à l'amour.
Elle me rappela plusieurs fois d'un ton plaintif: Jacob! hé! mais, parle-moi donc, Jacob. Dans vingt-quatre heures, mademoiselle; puis je courus toujours sans savoir où j'allais, car je marchais en égaré.
Enfin je me trouvai dans le jardin, le coeur palpitant, regrettant les choux de mon village, et maudissant les filles de Paris, qu'on vous obligeait d'épouser le pistolet sous la gorge: j'aimerais autant, disais-je en moi-même, prendre une femme à la friperie. Que je suis malheureux!
Ma situation m'attendrit sur moi-même, et me voilà à pleurer; je tournais dans un bosquet, en faisant des exclamations de douleur, quand je vis madame qui en sortait avec un livre à la main.
A qui en as-tu donc, mon pauvre Jacob, me dit-elle avec tes yeux baignés de larmes?
Ah! madame, lui répondis-je en me jetant à ses genoux, ah! ma bonne maîtresse, Jacob est un homme coffré quand vingt-quatre heures seront sonnées.
Coffré! me dit-elle. As-tu commis quelque mauvaise action? Eh! tout à rebours de cela, m'écriai-je; c'est à cause que je n'en veux pas commettre une. Vous m'avez recommandé de vous faire honneur, n'est-ce pas, madame? Eh! où le prendrai-je pour vous en faire, si on ne prétend pas que j'en garde? Monsieur ne veut pas que je me donne les airs d'en avoir. Quel misérable pays, madame, où on met au cachot les personnes qui ont de l'honneur, et en chambre garnie, celles qui n'en ont point! Epousez des femmes de chambre pour homme, et vous aurez des rouleaux d'argent; prenez une honnête fille, vous voilà niché entre quatre murailles. Voilà comme monsieur l'entend, qui veut, sauf votre respect, que j'épouse sa femme de chambre.
Explique-toi mieux, me dit madame qui se mordait les lèvres pour s'empêcher de rire; je ne te comprends point. Qu'est-ce que c'est que cette femme de chambre? Est-ce que mon mari en a une?
Eh! oui, madame, lui dis-je; c'est la vôtre; c'est Mlle Geneviève qui me recherche, et qu'on me commande de prendre pour femme.
Ecoute, Jacob, me dit-elle; c'est à toi à consulter ton coeur. Eh bien! mon coeur et moi, repris-je, avons aussi là-dessus raisonné bien longtemps ensemble, et il n'en veut pas entendre parler.
Il est pourtant vrai, dit-elle, que cela ferait ta fortune; car mon mari ne te laisserait pas là, je le connais.
Oui, madame, répondis-je, mais, par charité, songez un peu à ce que c'est que d'avoir des enfants qui vous appellent leur père, et qui en ont menti. Cela est bien triste! et cependant si j'épouse Geneviève, je suis en danger de n'avoir point d'autres enfants que de ceux-là; je serai obligé de leur donner des nourrices qui me fendront le coeur, et vous me voyez désolé, madame. Naturellement je n'aime pas les enfants de contrebande, et je n'ai que vingt-quatre heures pour dire si je m'en fournirai peut-être d'une demi-douzaine, ou non. Portez-moi secours là-dedans, ayez pitié de moi. Le cachot qu'on me promet, empêchez qu'on ne me le tienne. Je suis d'avis de m'enfuir.
Non, non, me dit-elle, je te le défends, je parlerai à mon mari et je te garantis que tu n'as rien à craindre; va, retourne à ton service sans inquiétude.
Après ce discours, elle me quitta pour continuer sa lecture, et moi, je me rendis auprès de mon petit maître qui ne se portait pas bien.
Il fallait, en m'en retournant, que je passasse devant la chambre de Geneviève qui en avait laissé la porte ouverte, et qui me guettait, assise et fondant en larmes.
Te voilà donc, ingrat! s'écria-t-elle aussitôt qu'elle me vit, fourbe, qui, non content de refuser ma main, m'accable encore de honte et de mépris! Et c'était en me retenant par ma manche qu'elle m'apostrophait sur ce ton.
Parle, ajouta-t-elle, pourquoi dis-tu que je ne suis pas fille d'honneur?
Eh! mon Dieu, mademoiselle Geneviève, pardi, donnez-moi du temps; ce n'est pas que vous ne soyez une honnête fille, il n'y a que ce petit coffre plein d'or, et vos autres brimborions d'affiquets qui me chicanent, et je crois que sans eux vous seriez encore plus honnête; j'aimerais bien autant votre honneur comme il était ci-devant; mais n'en parlons plus, et ne nous querellons point; vous avez tort, ajoutai-je avec adresse: que ne m'avez-vous dit bonnement les choses? il n'y a rien de si beau que la sincérité, et vous êtes une dissimulée: il n'y avait qu'à m'avouer votre petit fait, je n'y aurais pas regardé de si près; car après cela on sait à quoi s'en tenir, et du moins une fille vous est obligée de prendre tout en gré; mais vouloir me brider le nez, venir me bercer avec des contes à dormir debout, pendant que je suis le meilleur enfant du monde, ce n'est pas là la manière dont on en use. Il s'agissait de me dire: Tiens, Jacob, je ne veux point te vendre chat en poche, monsieur a couru après moi, je m'enfuyais, mais il m'a jeté de l'or, des nippes et une maison fournie de ses ustensiles à la tête, cela m'a étourdi, je me suis arrêtée, et puis j'ai ramassé l'or, les nippes et la maison; en veux-tu ta part à cette heure? Voilà comme on parle; dites-moi cela, et puis vous saurez mon dernier mot.
Là-dessus les larmes de Geneviève redoublèrent; il en vint une ondée pendant laquelle elle me serrait les mains tant qu'elle pouvait, sans me répondre, et c'était l'aveu de la vérité qui s'arrêtait au passage.
A la fin pourtant, comme je la consolais en la pressant de parler: Si l'on pouvait se fier à toi, me dit-elle. Eh! qui est-ce qui en doute? lui dis-je. Allons, ma belle demoiselle, courage. Hélas! me répondit-elle, c'est l'amour que j'ai pour toi qui est cause de tout.
Voilà qui est merveilleux, lui dis-je après. Sans lui, ajouta-t-elle, j'aurais méprisé tout l'or et toutes les fortunes du monde; mais j'ai cru te fixer par la situation que monsieur voulait bien me procurer, et que tu serais bien aise de me voir riche. Et cependant je me suis trompée, tu me reproches ce que je n'ai fait que par tendresse.
Ce discours me glaça jusqu'au fond du coeur. Ce qu'elle me disait ne m'apprenait pourtant rien de nouveau; car enfin je savais bien à quoi m'en tenir sur cette aventure, sans qu'elle m'en rendit compte; et malgré cela, tout ce qu'elle me disait, je crus l'apprendre encore en l'entendant raconter par elle-même, j'en fus frappé comme d'une nouveauté.
J'aurais juré que je ne m'intéressais plus à Geneviève, et je crois l'avoir dit plus haut; mais apparemment qu'il me restait encore dans le coeur quelque petite étincelle de feu pour elle, puisque je fus ému; mais tout s'éteignit dans ce moment.
Je cachai pourtant à Geneviève ce qui se passait en moi. Hélas! lui répondis-je, ce que vous me dites est bien fâcheux.
Quoi! Jacob, me dit-elle avec des yeux qui me demandaient grâce, et qui étaient faits pour l'obtenir, si on n'était pas quelquefois plus irréconciliable en pareil cas avec une fille qui est belle qu'avec une autre qui ne l'est pas. Quoi! m'aurais-tu abusée, quand tu m'as fait espérer qu'un peu de sincérité nous raccommoderait ensemble?
Non, lui dis-je, j'aurais juré que je vous parlais loyalement; mais il me semble que mon coeur veut changer d'avis. Eh! pourquoi en changerait-il, mon cher Jacob, s'écria-t-elle; tu ne trouveras jamais personne qui t'aime autant que moi! Tu peux d'ailleurs compter désormais sur une sagesse éternelle de ma part. Oui, mais malheureusement, lui dis-je, cette sagesse vous prend un peu tard; c'est le médecin qui arrive après la mort.
Quoi! reprit-elle, je te perdrai donc? Laissez-moi rêver à cela, lui dis-je, il me faut un peu de loisir pour m'ajuster avec mon coeur, il me chicane, et je vais tâcher aujourd'hui de l'accoutumer à la fatigue. Permettez que je m'en aille penser à cette affaire.
Il vaut autant que tu me poignardes, me dit-elle, que de ne pas prendre ta résolution sur-le-champ. Il n'y a pas moyen, je ne saurais si vite savoir ce que je veux; mais patience, lui dis-je, il y aura tantôt réponse, et peut-être de bonnes nouvelles avec: oui, tantôt, ne vous impatientez pas. Adieu, ma petite maîtresse, restez en paix, et que le ciel nous assiste tous deux!
Je la quittai donc, et elle me vit partir avec une tendre inquiétude, qu'en vérité j'avais honte de ne pas calmer; mais je ne cherchais qu'à m'esquiver, et j'entrai dans ma chambre avec la résolution inébranlable de m'enfuir de la maison, si madame ne mettait pas quelque ordre à mon embarras, comme elle me l'avait promis.
J'appris dans le cours de la journée que Geneviève s'était mise au lit, qu'elle était malade, qu'elle avait eu des maux de coeur; accidents dont on souriait en me les contant, et qu'on me venait conter par préférence. Six ou sept personnes de la maison, et surtout les filles de madame, vinrent me le dire en secret.
Pour moi je me tus, j'avais trop de souci pour m'amuser à babiller avec personne, et je restai tapi dans mon petit taudis jusqu'à sept heures du soir.
Je les comptai, car j'avais l'oreille attentive à l'horloge, parce que je voulais parler à madame qu'une légère migraine avait empêchée de sortir.
Je me préparais donc à l'aller trouver quand j'entendis du bruit dans la maison: on montait, on descendait l'escalier avec un mouvement qui n'était pas ordinaire. Ah! mon dieu, disait-on, quel accident!
Ce fracas-là m'émut, et je sortis de ma chambre pour savoir ce que c'était.
Le premier objet que je rencontrai, ce fut un vieux valet de chambre de monsieur qui levait les mains au ciel en soupirant, qui pleurait et qui s'écriait: Ah! pauvre homme que je suis! Quelle perte! quel malheur! Qu'avez-vous donc, monsieur Dubois? lui dis-je; qu'est-il arrivé?
Hélas! mon enfant, dit-il, monsieur est mort et j'ai envie d'aller me jeter dans la rivière.
Je ne pris pas la peine de l'en dissuader, parce qu'il n'y avait rien à craindre: il n'y avait pas d'apparence qu'il voulût choisir l'eau pour son tombeau, lui qui en était l'ennemi juré: il y avait peut-être plus de trente ans que le vieux ivrogne n'en avait bu.
Au reste il avait raison de s'affliger; la mort lui enlevait un bon chaland; il était depuis quinze ans le pourvoyeur des plaisirs de son maître qui le payait bien, qu'il volait, disait-on, par-dessus le marché.
Je le laissai donc dans sa douleur moitié raisonnable, et moitié bachique; car il était plein de vin quand je lui parlai, et je courus m'instruire plus à fond de ce qu'il venait de m'apprendre.
Rien n'était plus vrai que son rapport, une apoplexie venait d'étouffer monsieur. Il était seul dans son cabinet, quand elle l'avait surpris. Il n'avait eu aucun secours, et un domestique l'avait trouvé mort dans son fauteuil, et devant son bureau, sur lequel était une lettre ébauchée de quelques lignes gaillardes qu'il écrivait à une dame de bonne composition, autant qu'on en pouvait juger, car je crois que tout le monde dans la maison lut cette lettre, que madame avait pris dans le cabinet, et qu'elle laissa tomber de ses mains, dans le désordre où la jeta ce spectacle effrayant.
Pour moi, il faut que je l'avoue franchement, cette mort subite m'épouvanta sans m'affliger; peut-être même la trouvai-je venue bien à propos; je respirai, et j'avais pour excuse de ma dureté là-dessus, que le défunt m'avait menacé de la prison. Cela m'avait alarmé, sa mort me tirait d'inquiétude, et mit le comble à la disgrâce où Geneviève était tombée dans mon coeur.
Hélas! la pauvre fille, le malheur lui en voulait ce jour-là. Elle avait entendu aussi bien que moi le tintamarre qu'on faisait dans la maison, et de son lit elle appela un domestique pour en savoir la cause.
Celui à qui elle s'adressa était un gros brutal, un de ces valets qui dans une maison ne tiennent jamais à rien qu'à leurs gages et qu'à leurs profits, et pour qui leur maître est toujours un étranger, qui peut mourir, périr, prospérer sans qu'ils s'en soucient; tant tenu, tant payé, et attrape qui peut.
Je le peins ici, quoique cela ne soit pas fort nécessaire: mais du moins, sur le portrait que j'en fais, on peut éviter de prendre des domestiques qui lui ressemblent.
Ce fut donc ce gros sournois-là qui vint à la voix de Geneviève qui l'appelait, et qui, interrogé de ce que c'était que ce bruit qu'elle entendait, lui dit: C'est que monsieur est mort.
A cette brusque nouvelle, Geneviève déjà indisposée s'évanouit.
Sans doute que ce valet ne s'amusa pas à la secourir. Le petit coffret plein d'argent dont j'ai parlé, et qui était encore sur sa table, fixa son attention. De sorte que dès ce moment le coffret et lui disparurent; on ne les a jamais revus depuis, et apparemment qu'ils partirent ensemble.
Il nous reste encore d'autres malheurs; le bruit de la mort de monsieur fut bientôt répandu; on ne connaissait pas ses affaires: madame avait vécu jusque-là dans une abondance dont elle ne savait pas la source, et dont elle jouissait dans une quiétude parfaite.
On l'en tira dès le lendemain; mille créanciers fondirent chez elle avec des commissaires et toute leur séquelle. Ce fut un désordre épouvantable.
Les domestiques demandaient leurs gages et pillaient ce qu'ils pouvaient en attendant de les recevoir.
La mémoire de monsieur était maltraitée; nombre de personnes ne lui épargnaient pas l'épithète de fripon. L'un disait: Il m'a trompé; l'autre: Je lui ai confié de l'argent; qu'en a-t-il fait?
Ensuite on insultait à la magnificence de sa veuve, on ne la ménageait pas en sa présence même, et elle se taisait moins par patience que par consternation.
Cette dame n'avait jamais su ce que c'était que chagrin; et dans la triste expérience qu'elle en fit alors, je crois que l'étonnement où la jetait son état lui sauvait la moitié de sa douleur.
Imaginez-vous ce que serait une personne qu'on aurait tout à coup transportée dans un pays affreux, dont tout ce qu'elle aurait vu ne lui aurait pas donné la moindre idée: voilà comment elle se trouvait.
Moi qui n'avais pas été fâché de la mort de son mari, et qui dans le fond n'avais pas dû l'être, je réparai bien cette insensibilité excusable par mon attendrissement pour sa femme. Je ne pus la voir sans pleurer avec elle; il me semblait que si j'avais eu des millions, je les lui aurais donnés avec une joie infinie: aussi était-ce ma bienfaitrice.
Mais de quoi lui servait que je fusse touché de son infortune? C'était la tendre compassion de ses amis qu'il lui fallait alors, et non pas celle d'un misérable comme moi, qui ne pouvais rien pour elle.
Mais dans ce monde toutes les vertus sont déplacées, aussi bien que les vices. Les bons et les mauvais coeurs ne se trouvent point à leur place. Quand je ne me serais pas soucié de la situation de cette dame, elle n'y aurait rien perdu, mon ingrate insensibilité n'eût fait tort qu'à moi. Celle de ses amis qu'elle avait tant fêtés la laissait sans ressource et mettait le comble à ses maux.
Il en vint d'abord quelques-uns, de ces indignes amis; mais dès qu'ils virent que le feu était dans les affaires et que la fortune de leur amie s'en allait en ruine, ils courent encore, et apparemment qu'ils avertirent les autres, car il n'en revint plus.
Je passe la suite de ces tristes événements; le détail en serait trop long.
Je ne demeurai plus que trois jours dans la maison; tous les domestiques furent renvoyés, à une femme de chambre près, que madame n'avait peut-être jamais autant aimée que les autres, à qui dans ce moment elle devait tous ses gages, et qui pourtant ne voulut jamais la quitter.
Cette femme de chambre, c'était ce visage si indifférent dont j'ai parlé tantôt, sur qui j'avais évité de dire mon sentiment, et dont la physionomie était de si petite apparence.
La nature fait assez souvent de ces tricheries-là, elle enterre je ne sais combien de belles âmes sous de pareils visages, on n'y connaît rien, et puis, quand ces gens-là viennent à se manifester, vous voyez des vertus qui sortent de dessous terre.
Pour moi, pénétré comme je l'ai dit de tout ce que je voyais, j'allai me présenter à madame, et lui vouai un service éternel, s'il pouvait lui être utile.
Hélas! mon enfant, me dit-elle, tout ce que je puis te répondre, c'est que je voudrais être en état de récompenser ton zèle; mais tu vois ce que je suis devenue, et je ne sais pas ce que je deviendrai encore, ni ce qui me restera; ainsi je te défends de t'attacher à moi; va te sauver ailleurs. Quand je t'ai mis auprès de mon neveu, je comptais avoir soin de toi; mais puisque aujourd'hui je ne puis rien, ne reste point, ta condition est trop peu de chose, tâche d'en trouver une meilleure, et ne perds point courage, tu as un bon coeur qui ne demeurera pas sans récompense.
J'insistai, mais elle voulut absolument que je la quittasse, et je me retirai en vérité fondant en larmes.
De là, je me rendis à ma chambre pour y faire mon paquet; en y allant, je rencontrai le précepteur de mon petit maître, qui escortait déjà ses ballots. Son disciple pleurait en lui disant adieu et pleurait tout seul. Je pris aussi congé du jeune enfant, qui s'écria d'un ton qui me fendit le coeur: Hé quoi! tout le monde me quitte donc?
Je ne repartis à cela que par un soupir; je n'avais que cette réponse-là à ma disposition, et je sortis chargé de mon petit butin sans dire gare à personne. Je pensai pourtant aller dire adieu à Geneviève; mais je ne l'aimais plus, je ne faisais que la plaindre, et peut-être que, dans la conjoncture où nous nous trouvions, il était plus généreux de ne me pas présenter à elle.
Mon dessein au sortir de chez ma maîtresse fut d'abord de m'en retourner à mon village; car je ne savais que devenir, ni où me placer.
Je n'avais pas de connaissance, point d'autre métier que celui de paysan; je savais parfaitement semer, labourer la terre, tailler la vigne, et voilà tout.
Il est vrai que mon séjour à Paris avait effacé beaucoup de l'air rustique que j'y avais apporté; je marchais d'assez bonne grâce; je portais bien ma tête, et je mettais mon chapeau en garçon qui n'était pas un sot.
Enfin j'avais déjà la petite oie de ce qu'on appelle usage du monde; je dis du monde de mon espèce, et c'en est un. Mais c'étaient là tous mes talents, joint à cette physionomie assez avenante que le ciel m'avait donnée, et qui jouait sa partie avec le reste.
En attendant mon départ de Paris, dont je n'avais pas encore fixé le jour, je me mis dans une de ces petites auberges à qui le mépris de la pauvreté a fait donner le nom de gargote.
Je vécus là deux jours avec des voituriers qui me parurent très grossiers; et c'est que je ne l'étais plus tant, moi.
Ils me dégoûtèrent du village. Pourquoi m'en retourner? me disais-je quelquefois. Tout est plein ici de gens à leur aise, qui, aussi bien que moi, n'avaient pour tout bien que la Providence. Ma foi! restons encore quelques jours ici pour voir ce qui en sera; il y a tant d'aventure dans la vie, il peut m'en échoir quelque bonne; ma dépense n'est pas ruineuse; je puis encore la soutenir deux ou trois semaines; à ce qu'il m'en coûte par repas, j'irai loin; car j'étais sobre, et je l'étais sans peine. Quand je trouvais bonne chère, elle me faisait plaisir; je ne la regrettais pas quand je l'avais mauvaise, tout m'accommodait.
Et ce sont là d'assez bonnes qualités dans un garçon qui cherche fortune avec cette humeur-là. Ordinairement il ne la cherche pas en vain; le hasard est volontiers pour lui, ses soins lui réussissent; et j'ai remarqué que les gourmands perdent la moitié de leur temps à être en peine de ce qu'ils mangeront; ils ont là-dessus un souci machinal qui dissipe une grande partie de leur attention pour le reste.
Voilà donc mon parti pris de séjourner à Paris plus que je n'avais résolu d'abord.
Le lendemain de ma résolution, je commençai par aller m'informer de ce qu'était devenue la dame de chez laquelle j'étais sorti, parce qu'elle aurait pu me recommander à quelqu'un. Mais j'appris qu'elle s'était retirée dans un couvent avec la généreuse femme de chambre dont j'ai parlé; que ses affaires tournaient mal, et qu'à peine aurait-elle de quoi passer dans l'obscurité le reste de ses jours.
Cette nouvelle me fit encore jeter quelques soupirs, car sa mémoire m'était chère; mais il n'y avait point de remède à cela; et tout ce que je pus imaginer de mieux pour me fourrer quelque part, ce fut d'aller chez un nommé maître Jacques, qui était de mon pays, et à qui mon père, quand je partis du village, m'avait dit de faire ses compliments. J'en avais l'adresse, mais jusque-là je n'y avais pas songé.
Il était cuisinier dans une bonne maison, et me voilà en chemin pour l'aller trouver.
Je passais le Pont-Neuf entre sept et huit heures du matin, marchant fort vite à cause qu'il faisait froid, et n'ayant dans l'esprit que mon homme.
Quand je fus près du cheval de bronze, je vis une femme enveloppée dans une écharpe de gros taffetas uni, qui s'appuyait contre les grilles et qui disait: Ah! je me meurs!
A ces mots que j'entendis, je m'approchai d'elle pour savoir si elle n'avait pas besoin de secours. Est-ce que vous vous trouvez mal, madame? lui dis-je. Hélas, mon enfant, je n'en puis plus, me répondit-elle; il vient de me prendre un grand étourdissement et j'ai été obligée de m'appuyer ici.
Je l'examinai un peu pendant qu'elle me parlait, et je vis une face ronde, qui avait l'air d'être succulemment nourrie, et qui, à vue de pays, avait coutume d'être vermeille quand quelque indisposition ne la ternissait pas.
A l'égard de l'âge de cette personne, la rondeur de son visage, sa blancheur et son embonpoint empêchaient qu'on en pût bien décider.
Mon sentiment, à moi, fut qu'il s'agissait d'une quarantaine d'années, et je me trompais, la cinquantaine était complète.
Cette écharpe de gros taffetas sans façon, une cornette unie, un habit d'une couleur à l'avenant, et je ne sais quelle réforme dévote répandue sur toute cette figure, le tout soutenu d'une propreté tirée à quatre épingles, me firent juger que c'était une femme à directeur; car elles ont presque partout la même façon de se mettre, ces sortes de femmes-là; c'est là leur uniforme, et il ne m'avait jamais plu.
Je ne sais à qui il faut s'en prendre, si c'est à la personne ou à l'habit; mais il me semble que ces figures-là ont une austérité critique qui en veut à tout le monde.
Cependant comme cette personne-ci était fraîche et ragoûtante, et qu'elle avait une mine ronde, mine que j'ai toujours aimée, je m'inquiétai pour elle; et lui aidant à se soutenir: Madame, lui dis-je, je ne vous laisserai point là, si vous le voulez bien, et je vous offre mon bras pour vous reconduire chez vous; votre étourdissement peut revenir, et vous aurez besoin d'aide. Où demeurez-vous?
Dans la rue de la Monnaie, mon enfant, me dit-elle, et je ne refuse point votre bras puisque vous me l'offrez de si bon coeur; vous me paraissez un honnête garçon.
Vous ne vous trompez pas, repris-je en nous mettant en marche; il n'y a que trois ou quatre mois que je suis sorti de mon village, et je n'ai pas encore eu le temps d'empirer et de devenir méchant.
Ce serait bien dommage que vous le devinssiez jamais, me dit-elle en jetant sur moi un regard bénévole et dévotement languissant; vous ne me semblez pas fait pour tomber dans un si grand malheur.
Vous avez raison, repris-je, madame; Dieu m'a fait la grâce d'être simple et de bonne foi, et d'aimer les honnêtes gens.
Cela est écrit sur votre visage, me dit-elle; mais vous êtes bien jeune. Quel âge avez-vous? Pas encore vingt ans, repris-je.
Et notez que, pendant cette conversation, nous cheminions d'une lenteur étonnante, et que je la soulevais presque de terre, pour lui épargner la peine de se traîner.
Mon Dieu! mon fils, que je vous fatigue! me disait-elle. Non, madame, lui répondis-je; ne vous gênez point, je suis ravi de vous rendre ce petit service. Je le vois bien, reprenait-elle; mais dites-moi, mon cher enfant, qu'êtes-vous venu faire à Paris? A quoi vous occupez-vous?
A cette question, je m'imaginai heureusement que cette rencontre pouvait tourner à bien. Quand elle m'avait dit que ce serait dommage que je devinsse méchant, ses yeux avaient accompagné ce compliment de tant de bonté, d'un si grand air de douceur, que j'en avais tiré un bon augure. Je n'envisageais pourtant rien de positif sur les suites que pouvait avoir ce coup de hasard; mais j'en espérais quelque chose, sans savoir quoi.
Dans cette opinion, je conçus aussi que mon histoire était très bonne à lui raconter et très convenable.
J'avais refusé d'épouser une belle fille que j'aimais, qui m'aimait et qui m'offrait ma fortune, et cela par un dégoût fier et pudique qui ne pouvait avoir frappé qu'une âme de bien et d'honneur. N'était-ce pas là un récit bien avantageux à lui faire? Et je le fis de mon mieux, d'une manière naïve, et comme on dit la vérité.
Il me réussit, mon histoire lui plut tout à fait.
Le Ciel, me dit-elle, vous récompensera d'une si honnête façon de penser, mon garçon, je n'en doute pas; je vois que vos sentiments répondent à votre physionomie. Oh! madame, pour ma physionomie, elle ira comme elle pourra; mais voilà de quelle humeur je suis pour le coeur.
Ce qu'il dit là est si ingénu! dit-elle avec un souris bénin. Ecoutez, mon fils, vous avez bien des grâces à rendre à Dieu, de ce coeur droit qu'il vous a donné; c'est un don plus précieux que tout l'or du monde, un bien pour l'éternité; mais il faut le conserver, vous n'avez pas d'expérience, et il y a tant de pièges à Paris pour votre innocence, surtout à l'âge où vous êtes. Ecoutez-moi; c'est le ciel apparemment qui a permis que je vous rencontrasse. Je vis avec une soeur que j'aime beaucoup, qui m'aime de même; nous vivons retirées, mais à notre aise, grâce à la bonté divine, et avec une cuisinière âgée qui est une honnête fille. Avant-hier nous nous défîmes d'un garçon qui ne nous convenait point; nous avions remarqué qu'il n'avait point de religion; aussi était-il libertin; et je suis sortie ce matin pour prier un ecclésiastique de nos amis, de nous en envoyer un qu'il nous avait promis. Mais ce domestique a trouvé une maison qu'il ne veut pas quitter, parce qu'il y est avec un de ses frères, et il ne tiendra qu'à vous de tenir sa place, pourvu que vous ayez quelqu'un qui nous réponde de vous.
Hélas! madame, sur ce pied-là, lui dis-je, je ne puis profiter de votre bonne volonté; car je n'ai personne ici qui me connaisse. Je n'ai été que dans la maison dont je vous ai parlé, où je n'ai fait ni bien ni mal: madame y avait pris de l'affection pour moi; mais à cette heure elle est retirée dans un couvent, je ne sais lequel; et cette bonne dame-là, avec un cuisinier de mon pays qui est ici, mais qui n'est pas digne de me présenter à des personnes comme vous, voilà toutes les cautions que j'ai; si vous me donnez le temps de chercher la dame, je suis sûr que vous serez contente de son rapport. Pour maître Jacques le cuisinier, ce qu'il vous dira de moi ira par-dessus le marché.
Mon enfant, me dit-elle, j'aperçois une sincérité dans ce que vous me dites, qui doit vous tenir lieu de répondant.
A ces mots nous nous trouvâmes à sa porte: Montez, montez avec moi, me dit-elle; je parlerai à ma soeur.
J'obéis, et nous entrâmes dans une maison où tout me parut bien étoffé, et dont l'arrangement et les meubles étaient dans le goût des habits de nos dévotes. Netteté, simplicité et propreté, c'est ce qu'on y voyait.
On eût dit que chaque chambre était un oratoire; l'envie d'y faire oraison y prenait en y entrant; tout y était modeste et luisant, tout y invitait l'âme à y goûter la douceur d'un saint recueillement.
L'autre soeur était dans son cabinet, qui, les deux mains sur les bras d'un fauteuil, s'y reposait de la fatigue d'un déjeuner qu'elle venait de faire, et en attendait la digestion en paix.
Les débris du déjeuner étaient là sur une petite table; il avait été composé d'une demi-bouteille de vin de Bourgogne presque toute bue, de deux oeufs frais, et d'un petit pain au lait.
Je crois que ce détail n'ennuiera point, il entre dans le portrait de la personne dont je parle.
Eh! mon Dieu, ma soeur, vous avez été bien longtemps à revenir; j'étais en peine de vous, dit celle qui était dans le fauteuil à celle qui entrait. Est-ce là le domestique qu'on devait nous donner?
Non, ma soeur, reprit l'autre, c'est un honnête jeune homme que j'ai rencontré sur le Pont-Neuf; et sans lui je ne serais pas ici, car je viens de me trouver très mal; il s'en est aperçu en passant, et s'est offert pour m'aider à revenir à la maison.
En vérité, ma soeur, reprit l'autre, vous vous faites toujours des scrupules que je ne saurais approuver. Pourquoi sortir le matin pour aller loin, sans prendre quelque nourriture? Et cela parce que vous n'aviez pas entendu la messe. Dieu exige-t-il qu'on devienne malade? Ne peut-on le servir sans se tuer? Le servirez-vous mieux quand vous aurez perdu la santé, et que vous vous serez mis hors d'état d'aller à l'église? Ne faut-il pas que notre piété soit prudente? N'est-on pas obligé de ménager sa vie pour louer Dieu qui nous l'a donnée, le plus longtemps qu'il sera possible? Vous êtes trop outrée, ma soeur, et vous devez demander conseil là-dessus.
Enfin, ma chère soeur, reprit l'autre, c'est une chose faite. J'ai cru que j'aurais assez de force: j'avais effectivement envie de manger un morceau en partant; mais il était bien matin, et d'ailleurs j'ai craint que ce ne fût une délicatesse; et si on ne hasardait rien, on n'aurait pas grand mérite; mais cela ne m'arrivera plus, car il est vrai que je m'incommoderais. Je crois pourtant que Dieu a béni mon petit voyage, puisqu'il a permis que j'aie rencontré ce garçon que vous voyez: l'autre est placé; il n'y a que trois mois que celui-ci est à Paris, il m'a fait son histoire, je lui trouve de très bonnes moeurs, et c'est assurément la Providence qui nous l'adresse: il veut être sage, et notre condition lui convient; que dites-vous de lui? Il prévient assez, répondit l'autre; mais nous parlerons de cela quand vous aurez mangé; appelez Catherine, ma soeur, afin qu'elle vous apporte ce qu'il vous faut. Pour vous, mon garçon, allez dans la cuisine, vous y déjeunerez aussi.
A cet ordre, je fis la révérence, et Catherine, qu'on avait appelée, monta: on la chargea du soin de me rafraîchir.
Catherine était grande, maigre, mise blanchement, et portant sur sa mine l'air d'une dévotion revêche, en colère et ardente; ce qui lui venait apparemment de la chaleur que son cerveau contractait auprès du feu de sa cuisine et de ses fourneaux, sans compter que le cerveau d'une dévote, et d'une dévote cuisinière, est naturellement sec et brûlé.
Je n'en dirais pas tant de celui d'une pieuse; car il y a bien de la différence entre la véritable piété et ce qu'on appelle communément dévotion.
Les dévots fâchent le monde, et les gens pieux l'édifient; les premiers n'ont que les lèvres de dévotes, c'est le coeur qui l'est dans les autres; les dévots vont à l'église simplement pour y aller, pour avoir le plaisir de s'y trouver, et les pieux pour y prier Dieu; ces derniers ont de l'humilité, les dévots n'en veulent que dans les autres. Les uns sont de vrais serviteurs de Dieu, les autres n'en ont que la contenance. Faire oraison pour se dire: Je la fais; porter à l'église des livres de dévotion pour les manier, les ouvrir et les lire; se retirer dans un coin, s'y tapir pour y jouir superbement d'une posture de méditatifs, s'exciter à des transports pieux, afin de croire qu'on a une âme bien distinguée, si on en attrape; en sentir en effet quelques-uns que l'ardente vanité d'en avoir a fait naître, et que le diable, qui ne les laisse manquer de rien pour les tromper, leur donne. Revenir de là tout gonflé de respect pour soi-même, et d'une orgueilleuse pitié pour les âmes ordinaires. S'imaginer ensuite qu'on a acquis le droit de se délasser de ses saints exercices par mille petites mollesses qui soutiennent une santé délicate.
Tels sont ceux que j'appelle des dévots, de la dévotion desquels le malin esprit a tout le profit, comme on le voit bien.
A l'égard des personnes véritablement pieuses, elles sont aimables pour les méchants mêmes, qui s'en accommodent bien mieux que de leurs pareils; car le plus grand ennemi du méchant, c'est celui qui lui ressemble.
Voilà, je pense, de quoi mettre mes pensées sur les dévots à l'abri de toute censure.
Revenons à Catherine, à l'occasion de qui j'ai dit tout cela.
Catherine donc avait un trousseau de clefs à sa ceinture, comme une tourière de couvent. Apportez des oeufs frais à ma soeur, qui est à jeun à l'heure qu'il est, lui dit Mlle Habert, soeur aînée de celle avec qui j'étais venu; et menez ce garçon dans votre cuisine pour lui faire boire un coup. Un coup? répondit Catherine d'un ton brusque et pourtant de bonne humeur, il en boira bien deux à cause de sa taille. Et tous les deux à votre santé, madame Catherine, lui dis-je. Bon, reprit-elle, tant que je me porterai bien, ils ne me feront pas de mal. Allons, venez, vous m'aiderez à faire cuire mes oeufs.
Eh! non, Catherine, ce n'est pas la peine, dit Mlle Habert la cadette; donnez-moi le pot de confiture, ce sera assez. Mais, ma soeur, cela ne nourrit point, dit l'aînée. Les oeufs me gonfleraient, dit la cadette; et puis ma soeur par-ci, ma soeur par-là. Catherine, d'un geste sans appel, décida pour les oeufs en s'en allant; à cause, dit-elle, qu'un déjeuner n'était pas un dessert.
Pour moi, je la suivis dans sa cuisine, où elle me mit aux mains avec un reste de ragoût de la veille et des volailles froides, une bouteille de vin presque pleine, et du pain à discrétion.
Ah! le bon pain! Je n'en ai jamais mangé de meilleur, de plus blanc, de plus ragoûtant; il faut bien des attentions pour faire un pain comme celui-là; il n'y avait qu'une main dévote qui pût l'avoir pétri; aussi était-il de la façon de Catherine. Oh! l'excellent repas que je fis! La vue seule de la cuisine donnait appétit de manger; tout y faisait entrer en goût.
Mangez, me dit Catherine, en se mettant après ses oeufs frais, Dieu veut qu'on vive. Voilà de quoi faire sa volonté, lui dis-je, et par-dessus le marché j'ai grande faim. Tant mieux, reprit-elle; mais dites-moi, êtes-vous retenu? Restez-vous avec nous? Je l'espère ainsi, répondis-je, et je serais bien fâché que cela ne fût pas; car je m'imagine qu'il fait bon sous votre direction, madame Catherine; vous avez l'air si avenant, si raisonnable! Eh! eh! reprit-elle, je fais du mieux que je peux, que le ciel nous assiste! chacun a ses fautes et je n'en chôme pas; et le pis est, c'est que la vie se passe, et que plus l'on va, plus on se crotte; car le diable est toujours après nous, l'Eglise le dit: mais on bataille; au surplus, je suis bien aise que nos demoiselles vous prennent, car vous me paraissez de bonne amitié. Hélas! tenez, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à défunt Baptiste, que j'ai pensé épouser, qui était bien le meilleur enfant, et beau garçon comme vous; mais ce n'est pas là ce que j'y regardais, quoique cela fasse toujours plaisir. Dieu nous l'a ôté, il est le maître, il n'y a point à le contrôler; mais vous avez toute son apparence; vous parlez tout comme lui: mon Dieu, qu'il m'aimait! Je suis bien changée depuis, sans ce que je changerai encore; je m'appelle toujours Catherine, mais ce n'est plus de même.
Ma foi! lui dis-je, si Baptiste n'était pas mort, il vous aimerait encore; car moi qui lui ressemble, je n'en ferais pas à deux fois. Bon! bon! me dit-elle en riant, je suis encore un bel objet; mangez, mon fils, mangez; vous direz mieux quand vous m'aurez regardé de plus près; je ne vaux plus rien qu'à faire mon salut, et c'est bien de la besogne: Dieu veuille que je l'achève!
En disant ces mots, elle tira ses oeufs, que je voulus porter en haut: Non, non, me dit-elle; déjeunez en repos, afin que cela vous profite; je vais voir un peu ce qu'on pense de vous là-haut; je crois que vous êtes notre fait, et j'en dirai mon avis: nos demoiselles ordinairement sont dix ans à savoir ce qu'elles veulent, et c'est moi qui ai la peine de vouloir pour elles. Mais ne vous embarrassez pas, j'aurai soin de tout; je me plais à servir mon prochain, et c'est ce qu'on nous recommande au prône.
Je vous rends mille grâces, madame Catherine, lui dis-je, et surtout souvenez-vous que je suis un prochain qui ressemble à Baptiste. Mais mangez donc, me dit-elle, c'est le moyen de lui ressembler longtemps en ce monde; j'aime un prochain qui dure, moi. Et je vous assure que votre prochain aime à durer, lui dis-je, en la saluant d'un rouge-bord que je bus à sa santé.
Ce fut là le premier essai que je fis du commerce de Mme Catherine, des discours de laquelle j'ai retranché une centaine de Dieu soit béni! et que le ciel nous assiste! qui servaient tantôt de refrain, tantôt de véhicule à ses discours.
Apparemment que cela faisait partie de sa dévotion verbale; mais peu m'importait; ce qui est de sûr, c'est que je ne déplus point à la bonne dame, non plus qu'à ses maîtresses; surtout à Mmme Habert la cadette, comme on le verra dans la suite.
J'achevai de déjeuner en attendant la réponse que m'apporterait Catherine, qui descendit bientôt, et qui me dit: Allons, notre ami; il ne vous manque plus que votre bonnet de nuit, attendu que votre gîte est ici.
Le bonnet de nuit, nous l'aurons bientôt, lui dis-je; pour mes pantoufles, je les porte actuellement. Fort bien, mon gaillard, me dit-elle, allez donc quérir vos hardes, afin de revenir dîner; pendant que vous déjeuniez, vos gages couraient, c'est moi qui l'ai conclu. Courent-ils en bon nombre? repris-je. Oui, oui, me dit-elle en riant; je t'entends bien, et ils vont un train fort honnête. Je m'en fie bien à vous, répondis-je, je ne veux pas seulement y regarder, et je vais gager que je suis mieux que je ne mérite, grâce à vos bons soins.
Ah! le bon apôtre! me dit-elle, toute réjouie de la franchise que je mettais dans mes louanges; c'est Baptiste tout revenu, il me semble que je l'entends: alerte, alerte, j'ai mon dîner à faire, ne m'amuse pas, laisse-moi travailler, et cours chercher ton équipage; es-tu revenu? Autant vaut, lui dis-je en sortant, j'aurai bientôt fait; il ne faut point de mulets pour amener mon bagage. Et cela dit, je me rendis à mon auberge.
Je fis pourtant en chemin quelques réflexions pour savoir si je devais entrer dans cette maison: Mais, me disais-je, je ne cours aucun risque; il n'y aura qu'à déloger si je ne suis pas content; en attendant, le déjeuner m'est de bon augure, il me semble que la dévotion de ces gens-ci ne compte pas ses morceaux, et n'est pas entêtée d'abstinence. D'ailleurs toute la maison me fait bonne mine; on n'y hait pas les gros garçons de mon âge, je suis dans la faveur de la cuisinière; voilà déjà mes quatre repas de sûrs, et le coeur me dit que tout ira bien: courage!
Je me trouvai à la porte de mon auberge en raisonnant ainsi; je n'y devais rien que le bonsoir à mon hôtesse, et puis je n'avais qu'à décamper avec mon paquet.
Je fus de retour à la maison au moment qu'on allait se mettre à table. Malepeste, le succulent petit dîner! Voilà ce qu'on appelle du potage, sans parler d'un petit plat de rôt d'une finesse, d'une cuisson si parfaite... Il fallait avoir l'âme bien à l'épreuve du plaisir que peuvent donner les bons morceaux, pour ne pas donner dans le péché de friandise en mangeant de ce rôt-là, et puis de ce ragoût, car il y en avait un d'une délicatesse d'assaisonnement que je n'ai jamais rencontré nulle part. Si l'on mangeait au ciel, je ne voudrais pas y être mieux servi; Mahomet, de ce repas-là, en aurait pu faire une des joies de son paradis.
Nos dames ne mangeaient point de bouilli, il ne faisait que paraître sur la table, et puis on l'ôtait pour le donner aux pauvres.
Catherine à son tour s'en passait, disait-elle, par charité pour eux, et je consentis sur-le-champ à devenir aussi charitable qu'elle. Rien n'est tel que le bon exemple.
Je sus depuis que mon devancier n'avait pas eu comme moi part à l'aumône, parce qu'il était trop libertin pour mériter de la faire, et pour être réduit au rôt et au ragoût.
Je ne sais pas au reste comment nos deux soeurs faisaient en mangeant, mais assurément c'était jouer des gobelets que de manger ainsi.
Jamais elles n'avaient d'appétit; du moins on ne voyait point celui qu'elles avaient; il escamotait les morceaux; ils disparaissaient sans qu'il parût presque y toucher.
On voyait ces dames se servir négligemment de leurs fourchettes, à peine avaient-elles la force d'ouvrir la bouche; elles jetaient des regards indifférents sur ce bon vivre: Je n'ai point de goût aujourd'hui. Ni moi non plus. Je trouve tout fade. Et moi tout trop salé.
Ces discours-là me jetaient de la poudre aux yeux, de manière que je croyais voir les créatures les plus dégoûtées du monde, et cependant le résultat de tout cela était que les plats se trouvaient si considérablement diminués quand on desservait, que je ne savais les premiers jours comment ajuster tout cela.
Mais je vis à la fin de quoi j'avais été dupe. C'était de ces airs de dégoût, que marquaient nos maîtresses et qui m'avaient caché la sourde activité de leurs dents.
Et le plus plaisant, c'est qu'elles s'imaginaient elles-mêmes être de très petites et de très sobres mangeuses; et comme il n'était pas décent que des dévotes fussent gourmandes, qu'il faut se nourrir pour vivre, et non pas vivre pour manger; que malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de le laisser faire, sans tremper dans sa gloutonnerie; et c'était par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes, c'était par l'indolence avec laquelle elles y touchaient, qu'elles se persuadaient être sobres en se conservant le plaisir de ne pas l'être; c'était à la faveur de cette singerie, que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l'intempérance.
Il faut avouer que le diable est bien fin, mais aussi que nous sommes bien sots!
Le dessert fut à l'avenant du repas: confitures sèches et liquides, et sur le tout de petites liqueurs, pour aider à faire la digestion, et pour ravigoter ce goût si mortifié.
Après quoi, Mlle Habert l'aînée disait à la cadette: Allons, ma soeur, remercions Dieu. Cela est bien juste, répondait l'autre avec une plénitude de reconnaissance, qu'alors elle aurait assurément eu tort de disputer à Dieu.
Cela est bien juste, disait-elle donc; et puis les deux soeurs se levant de leurs sièges avec un recueillement qui était de la meilleure foi du monde, et qu'elles croyaient aussi méritoire que légitime, elles joignaient posément les mains pour faire une prière commune, où elles se répondaient par versets l'une à l'autre, avec des tons que le sentiment de leur bien-être rendait extrêmement pathétiques.
Ensuite on ôtait le couvert; elles se laissaient aller dans un fauteuil, dont la mollesse et la profondeur invitaient au repos; et là on s'entretenait de quelques réflexions qu'on avait faites d'après de saintes lectures, ou bien d'un sermon du jour ou de la veille, dont elles trouvaient le sujet admirablement convenable pour monsieur ou pour madame une telle.
Ce sermon-là n'était fait que pour eux; l'avarice, l'amour du monde, l'orgueil et d'autres imperfections y avaient si bien été débattus!
Mais, disait une, comment peut-on assister à la sainte parole de Dieu, et n'en pas revenir avec le dessein de se corriger? Ma soeur, comprenez-vous quelque chose à cela?
Madame une telle, qui pendant le carême est venue assidûment au sermon, comment l'entend-elle? car je lui vois toujours le même air de coquetterie; et à propos de coquetterie, mon Dieu! que je fus scandalisée l'autre jour de la manière indécente dont Mlle était vêtue! Peut-on venir à l'église en cet état-là? Je vous dirai qu'elle me donna une distraction dont je demande pardon à Dieu, et qui m'empêcha de dire mes prières. En vérité, cela est effroyable!
Vous avez raison, ma soeur, répondait l'autre, mais quand je vois de pareilles choses, je baisse les yeux; et la colère que j'en ai fait que je refuse de les voir, et que je loue Dieu de la grâce qu'il m'a faite de m'avoir du moins préservée de ces péchés-là, en le priant de tout mon coeur de vouloir bien éclairer de sa grâce les personnes qui les commettent.
Vous me direz: Comment avez-vous su ces entretiens, où le prochain essuyait la digestion de ces dames?
C'était en ôtant la table, en rangeant dans la chambre où elles étaient.
Mlle Habert la cadette, après que j'eus desservi, m'appela comme je m'en allais dîner; et me parlant assez bas, à cause d'un léger assoupissement qui commençait à clore les yeux de sa soeur, me dit ce que vous verrez dans la deuxième partie de cette histoire.
Fin de la première partie
Deuxième partie
J'ai dit dans la première partie de ma vie que Mlle Habert la cadette m'appela pendant que sa soeur s'endormait.
Mon fils, me dit-elle, nous vous retenons; j'y ai fait consentir ma soeur, et je lui ai répondu de votre sagesse; car je crois que votre physionomie et vos discours ne m'ont point trompée; ils m'ont donné de l'amitié pour vous et j'espère que vous la mériterez. Vous serez avec Catherine qui est une bonne et vertueuse fille, et qui m'a paru aussi vous voir de bon oeil; elle vous dira de quoi nous sommes convenues pour vous. Je pense que vous aurez lieu d'être content, et peut-être dans les suites le serez-vous encore davantage; c'est moi qui vous en assure. Allez, mon fils, allez dîner; soyez toujours aussi honnête garçon que vous le paraissez; comptez que je vous estime, et que je n'oublierai point avec quel bon coeur vous m'avez secourue ce matin dans ma faiblesse.
Il y a des choses dont on ne peut rendre ni l'esprit ni la manière, et je ne saurais donner une idée bien complète, ni de tout ce que signifiait le discours de Mlle Habert, ni de l'air dont elle me le tint. Ce qui est de sûr, c'est que son visage, ses yeux, son ton, disaient encore plus que ses paroles, ou du moins, ajoutaient beaucoup au sens naturel de ses termes; et je crus y remarquer une bonté, une douceur affectueuse, une prévenance pour moi, qui auraient pu n'y pas être, et qui me surprirent en me rendant curieux de ce qu'elles voulaient dire.
Mais en attendant, je la remerciai presque dans le même goût, et lui répondis avec une abondance de coeur qui aurait mérité correction, si mes remarques n'avaient pas été justes; et apparemment qu'elles l'étaient, puisque ma façon de répondre ne déplut point. Vous verrez dans les suites où cela nous conduira.
Je faisais ma révérence à Mlle Habert pour descendre dans ma cuisine, quand un ecclésiastique entra dans la chambre.
C'était le directeur ordinaire de ces dames: je dis ordinaire, parce qu'elles étaient amies de plusieurs autres ecclésiastiques qui leur rendaient visite et avec qui, par surcroît, elles s'entretenaient aussi des affaires de leur conscience.
Pour celui-ci, il en avait la direction en chef; c'était l'arbitre de leur conduite.
Encore une fois, que tout ce que je dis là ne scandalise personne, et n'induise pas à penser que je raille indistinctement l'usage où l'on est de donner sa conscience à gouverner à ce qu'on appelle des directeurs, et de les consulter sur toutes ses actions.
Cet usage est sans doute louable et saint en lui-même, c'est bien fait de le suivre, quand on le suit comme il faut, et ce n'est pas cela dont je badine; mais il y a des minuties dont les directeurs ne devraient pas se mêler aussi sérieusement qu'ils le font, et je ris de ceux qui portent leur direction jusque-là.
Ce directeur-ci était un assez petit homme, mais bien fait dans sa taille un peu ronde; il avait le teint frais, d'une fraîcheur reposée; l'oeil vif, mais de cette vivacité qui n'a rien d'étourdi ni d'ardent.
N'avez-vous jamais vu de ces visages qui annoncent dans ceux qui les ont je ne sais quoi d'accommodant, d'indulgent et de consolant pour les autres, et qui sont comme les garants d'une âme remplie de douceur et de charité?
C'était là positivement la mine de notre directeur.
Du reste, imaginez-vous de courts cheveux dont l'un ne passe pas l'autre, qui siéent on ne peut pas mieux, et qui se relèvent en demi-boucles autour des joues par un tour qu'ils prennent naturellement, et qui ne doit rien au soin de celui qui les porte; joignez à cela des lèvres assez vermeilles, avec de belles dents, qui ne sont belles et blanches à leur tour que parce qu'elles se trouvent heureusement ainsi sans qu'on y tâche.
Tels étaient les agréments, soit dit innocents, de cet ecclésiastique, qui dans ses habits n'avait pas oublié que la religion même veut qu'on observe sur soi une propreté modeste, afin de ne choquer les yeux de personne; il excédait seulement un peu cette propreté de devoir, mais il est difficile d'en trouver le point bien juste, de sorte que notre ecclésiastique, contre son intention sans doute, avait été jusqu'à l'ajustement.
Mlle Habert l'aînée, qui s'était assoupie, devina plus son arrivée qu'elle ne l'entendit; car il ne fit pas grand bruit en entrant; mais une dévote en pareil cas a l'ouïe bien subtile.
Celle-ci se réveilla sur-le-champ en souriant de la bonne fortune qui lui venait en dormant; j'entends une bonne fortune toute spirituelle.
Cet ecclésiastique, pour qui j'étais un visage nouveau, me regarda avec assez d'attention.
Est-ce là votre domestique, mesdames? leur dit-il. Oui, monsieur; c'est un garçon que nous avons d'aujourd'hui, répondit l'aînée, et c'est un service qu'il a rendu à ma soeur qui en est cause.
Là-dessus elle se mit à lui conter ce qui m'était arrivé avec sa cadette: et moi je jugeai à propos de sortir pendant l'histoire.
Quand je fus au milieu de l'escalier, songeant aux regards que ce directeur avait jetés sur moi, il me prit envie de savoir ce qu'il en dirait: Catherine m'attendait pourtant dans sa cuisine; mais n'importe, je remontai doucement l'escalier. J'avais fermé la porte de la chambre, et j'en approchai mon oreille le plus près qu'il me fut possible.
Mon aventure avec Mlle Habert la cadette fut bientôt racontée; de temps en temps je regardais à travers la serrure, et de la manière dont le directeur était placé, je voyais son visage en plein, aussi bien que celui de la soeur cadette.
Je remarquai qu'il écoutait le récit qu'on lui faisait d'un maintien froid, pensif, et tirant sur l'austère.
Ce n'était plus cette physionomie si douce, si indulgente qu'il avait quand il était entré dans la chambre; il ne faisait pas encore la mine, mais je devinais qu'il allait la faire, et que mon aventure allait devenir un cas de conscience.
Quand il eut tout entendu, il baissa les yeux en homme qui va porter un jugement de conséquence, et donner le résultat d'une réflexion profonde.
Et puis: Vous avez été bien vite, mesdames, dit-il en les regardant toutes deux avec des yeux qui rendaient le cas grave et important, et qui disposaient mes maîtresses à le voir presque traiter de crime.
A ces premiers mots qui ne me surprirent point, car je ne m'attendais pas à mieux, la soeur cadette rougit, prit un air embarrassé, mais à travers lequel on voyait du mécontentement.
Vous avez été bien vite, reprit-il encore une fois. Eh! quel mal peut-il y avoir là-dedans, reprit cette cadette d'un ton à-demi timide et révolté, si c'est un honnête garçon, comme il y a lieu de le penser? Il a besoin de condition, je le trouve en chemin, il me rend un service, il me reconduit ici, il nous manque un domestique et nous le prenons: quelle offense peut-il y avoir là contre Dieu? J'ai cru faire, au contraire, une action de charité et de reconnaissance.
Nous le savons bien, ma soeur, répondit l'aînée; mais n'importe, puisque monsieur, qui est plus éclairé que nous, n'approuve pas ce que nous avons fait, il faut se rendre. A vous dire la vérité, tantôt, quand vous m'avez parlé de garder ce jeune homme, il me semble que j'y ai senti quelque répugnance; j'ai eu un pressentiment que ce ne serait pas l'avis de monsieur; et Dieu sait que j'ai remis le tout à sa décision!
Ce discours ne persuadait pas la cadette, qui n'y répondait que par des mines qui disaient toujours: Je n'y vois point de mal.
Le directeur avait laissé parler l'aînée sans l'interrompre, et semblait même un peu piqué de l'obstination de l'autre.
Prenant pourtant un air tranquille et bénin: Ma chère demoiselle, écoutez-moi, dit-il à cette cadette; vous savez avec quelle affection particulière je vous donne mes conseils à toutes deux.
Ces dernières paroles, à toutes deux, furent partagées de façon que la cadette en avait pour le moins les trois quarts et demi pour elle, et ce ne fut même que par réflexion subite qu'il en donna le reste à l'aînée; car, dans son premier mouvement, l'homme saint n'avait point du tout songé à elle.
Vraiment, dit l'aînée, qui sentit cette inégalité de partage, et l'oubli qu'on avait d'abord fait d'elle; vraiment, monsieur, nous savons bien que vous nous considérez toutes deux l'une autant que l'autre, et que votre piété n'admet point de préférence, comme cela est juste.
Le ton de ce discours fut un peu aigre, quoique prononcé en riant, de peur qu'on n'y vît de la jalousie.
Hélas! ma soeur, reprit la cadette un peu vivement, je ne l'entends pas autrement non plus, et quand même monsieur serait plus attaché à vous qu'à moi, je n'y trouverais rien à redire; il vous rendrait justice; il connaît le fond de votre âme, et les grâces que Dieu vous fait, et vous êtes assurément bien plus digne de son attention que moi.
Mes chères soeurs, leur répondit là-dessus cet ecclésiastique, qui voyait que ce petit débat venait par sa faute, ne vous troublez point; vous m'êtes égales devant Dieu, parce que vous l'aimez également toutes deux; et si mes soins avaient à se fixer plus sur l'une que sur l'autre, ce serait en faveur de celle que je verrais marcher le plus lentement dans la voie de son salut; sa faiblesse m'y attacherait davantage, parce qu'elle aurait plus besoin de secours; mais, grâce au ciel, vous marchez toutes deux du même pas, aucune de vous ne reste en arrière; et ce n'est pas de cela dont il s'agit. Nous parlons du jeune homme que vous avez retenu (cette jeunesse lui tenait au coeur), vous n'y voyez point de mal, j'en suis persuadé; mais daignez m'entendre.
Là il fit une petite pause comme pour se recueillir.
Et puis continuant: Dieu, par sa bonté, ajouta-t-il, permet souvent que ceux qui nous conduisent aient des lumières qu'il nous refuse, et c'est afin de nous montrer qu'il ne faut pas nous en croire, et que nous nous égarerions si nous n'étions pas dociles.
De quelle conséquence est-il, me dites-vous, d'avoir retenu ce garçon qui paraît sage? D'une très sérieuse conséquence.
Premièrement, c'est avoir agi contre la prudence humaine; car enfin, vous ne le connaissez que de l'avoir rencontré dans la rue. Sa physionomie vous paraît bonne, et je le veux; chacun a ses yeux là-dessus, et les miens ne lui sont pas tout à fait aussi favorables; mais je vous passe cet article. Eh bien, depuis quand, sur la seule physionomie, fie-t-on son bien et sa vie à des inconnus? Quand je dis son bien et sa vie, je n'exagère pas à votre égard. Vous n'êtes que trois filles toutes seules dans une maison; que ne risquez-vous pas, si cette physionomie vous trompe, si vous avez affaire à un aventurier, comme cela peut arriver? Qui vous a répondu de ses moeurs, de sa religion, de son caractère? Un fripon ne peut-il pas avoir la mine d'un honnête homme? A Dieu ne plaise que je le soupçonne d'être un fripon; la charité veut qu'on pense à son avantage: mais la charité ne doit pas aller jusqu'à l'imprudence, et c'en est une que de s'y fier comme vous faites.
Ah! ma soeur, ce que monsieur dit est sensé, s'écria l'aînée à cet endroit. Effectivement, ce garçon a d'abord quelque chose qui prévient, mais monsieur a raison pourtant, à présent que j'y songe, il a un je ne sais quoi dans le regard qui a pensé m'arrêter, moi qui vous parle.
Encore un mot, ajouta l'ecclésiastique en l'interrompant: vous approuvez ce que j'ai dit; et ce n'est pourtant rien en comparaison de ce que j'ai à vous dire.
Ce garçon est dans la première jeunesse, il a l'air hardi et dissipé, vous n'êtes pas encore dans un âge à l'abri de la censure; ne craignez-vous point les mauvaises pensées qui peuvent venir là-dessus à ceux qui le verront chez vous? Ne savez-vous pas que les hommes se scandalisent aisément, et que c'est un malheur terrible que d'induire son prochain au moindre scandale? Ce n'est point moi qui vous le dis, c'est l'Evangile. D'ailleurs, mes chères soeurs, car il faut tout dire, nous-mêmes ne sommes-nous pas faibles? Que faisons-nous dans la vie, que combattre incessamment contre nous, que tomber, que nous relever? Je dis dans les moindres petites choses; et cela ne doit-il pas nous faire trembler? Ah! croyez-moi, n'allons point, dans l'affaire de notre salut, chercher de nouvelles difficultés à vaincre; ne nous exposons point à de nouveaux sujets de faiblesse. Cet homme-ci est trop jeune; vous vivriez avec lui, vous le verriez presque à tout moment; la racine du péché est toujours en nous, et je me défie déjà (je suis obligé de vous le dire en conscience), je me défie déjà de la bonne opinion que vous avez de lui, de cette affection obstinée que vous avez déjà prise pour lui; elle est innocente, le sera-t-elle toujours? Encore une fois, je m'en méfie. J'ai vu Mlle Habert, ajouta-t-il en regardant la soeur cadette, n'être pas contente des sentiments que j'ai d'abord marqués là-dessus; d'où vient cet entêtement dans son sens, cet éloignement pour mes idées, elle que je n'ai jamais vu résister un instant aux conseils que ma conscience m'a dicté pour la sûreté de la sienne? Je n'aime point cette disposition d'esprit-là, elle m'est suspecte; on dirait que c'est un piège que le démon lui tend; et dans cette occurrence, je suis obligé de vous exhorter à renvoyer ce jeune homme, dont la mine, au surplus, ne me revient point autant qu'à vous; et je me charge de vous donner un domestique de ma main, c'est un peu d'embarras pour moi; mais Dieu m'inspire de le prendre; et je vous conjure, en son nom, de vous laisser conduire. Me le promettez-vous?
Pour moi, monsieur, dit l'aînée avec un entier abandon à ses volontés, je vous réponds que vous êtes le maître, et vous verrez quelle est ma soumission; car dès cet instant, je m'engage à n'exiger aucun service du jeune homme en question, et je ne doute pas que ma soeur ne m'imite.
En vérité, reprit la cadette avec un visage presque allumé de colère, je ne sais comment prendre tout ce que j'entends. Voilà déjà ma soeur liguée contre moi; la voilà charmée du tort imaginaire qu'on me donne, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'elle est de cette façon-là à mon égard, puisqu'il faut le dire, et que la manière dont on me parle m'y force; elle ne doute pas, dit-elle, que je ne me conforme à sa conduite, eh! je n'ai jamais fait autre chose depuis que nous vivons ensemble; il a toujours fallu plier sous elle pour avoir la paix: Dieu sait, sans reproche, combien de fois je lui ai sacrifié ma volonté, qui n'avait pourtant point d'autre défaut que de n'être pas la sienne; et franchement, je commence à me lasser de cette sujétion que je ne lui dois point. Oui, ma soeur; vous ferez de ce que je vous dis l'usage qu'il vous plaira; mais vous avez l'humeur haute, et c'est de cette humeur-là dont il serait à propos que monsieur s'alarmât pour vous, et non pas de l'action que j'ai faite en amenant ici un pauvre garçon à qui j'ai peut-être obligation de la vie, et qu'on veut que j'en récompense en le chassant, après que nous lui avons toutes deux donné parole de le garder. Monsieur m'objecte qu'il n'a point de répondant; mais ce jeune homme m'a dit qu'il en trouverait, si nous en voulions; ainsi cette objection tombe. Quant à moi, à qui il a rendu un si grand service, je ne lui dirai point de s'en aller, ma soeur, je ne saurais.
Eh bien! ma soeur, reprit l'aînée, je me charge, si vous me le permettez, de le congédier pour vous, sans que vous vous en mêliez, avec promesse, de ma part, de réparer mes hauteurs passées par une condescendance entière pour vos avis, quoique vous ne soyez que ma cadette; si vous aviez eu la charité de m'avertir de mes défauts, je m'en serais peut-être corrigée avec l'aide de Dieu, et des prières de monsieur, qui ne m'a pourtant jamais reprise de cette hauteur dont vous parlez; mais comme vous avez plus d'esprit qu'une autre, plus de pénétration, vous ne sauriez vous être trompée, et je suis bien heureuse que vous aperceviez en moi ce qui est échappé à la prudence de monsieur même.
Je ne suis pas venu ici, dit alors l'ecclésiastique en se levant d'un air dépité, pour semer la zizanie entre vous, mademoiselle; et dès que je laisse subsister les défauts de mademoiselle votre soeur, que je ne suis pas assez éclairé pour les voir, que d'ailleurs mes avis sur votre conduite ne vous paraissent pas justes, je conclus que je vous suis inutile, et qu'il faut que je me retire.
Comment! monsieur, vous retirer! s'écria l'aînée, ah! monsieur, mon salut m'est encore plus cher que ma soeur, et je sens bien qu'il n'y a qu'avec un aussi saint homme que vous que je le puis faire. Vous retirer, mon Dieu! Non, monsieur, c'est d'avec ma soeur qu'il faut que je me retire. Nous pouvons vivre séparément l'une de l'autre, elle n'a que faire de moi, ni moi d'elle; qu'elle reste, je lui cède cette maison-ci, et je vais de ce pas m'en chercher une autre où j'espère de votre piété que vous voudrez bien me continuer les visites que vous nous rendiez ici; eh! juste ciel! où en sommes-nous?
L'ecclésiastique ne répondit rien à ce dévot et même tendre emportement qu'on marquait en sa faveur. Ne conserver que l'aînée, c'était perdre beaucoup. Il me sembla qu'il était extrêmement embarrassé; et comme la scène menaçait de devenir bruyante par les larmes que l'aînée commençait à répandre, et par les éclats de voix dont elle remplissait la chambre, je quittai mon poste, et descendis vite dans la cuisine, où il y avait près d'un quart d'heure que Catherine m'attendait pour dîner.
Je n'ai que faire, je pense, d'expliquer pourquoi le directeur opinait sans quartier pour ma sortie, il leur avait dit dans son sermon qu'il était indécent que je demeurasse avec elles; mais je crois qu'il aurait passé là-dessus, qu'il n'y aurait même pas songé sans un autre motif que voici: c'est qu'il voyait la soeur cadette obstinée à me garder; cela pouvait signifier qu'elle avait du goût pour moi: ce goût pour moi aurait pu la dégoûter d'être dévote, et puis d'être soumise, et adieu l'autorité du directeur: et on aime à gouverner les gens. Il y a bien de la douceur à les voir obéissants et attachés, à être leur roi, pour ainsi dire, et un roi souvent d'autant plus chéri qu'il est inflexible et rigoureux.
Après cela, j'étais un gros garçon de bonne mine, et peut-être savait-il que Mlle Habert n'avait point d'antipathie pour les beaux garçons; car enfin un directeur sait bien des choses! Retournons à notre cuisine.
Vous avez été bien longtemps à venir, me dit Catherine qui m'y attendait en filant, et en faisant chauffer notre potage: de quoi parliez-vous donc tous si haut dans la chambre? J'ai entendu quelqu'un qui criait comme un aigle. Eh! tenez, écoutez le beau tintamarre qu'elles font encore? Est-ce que nos demoiselles se querellent?
Ma foi! madame Catherine, je n'en sais rien, lui dis-je; mais elles ne peuvent pas se quereller, car ce serait offenser Dieu, et elles ne sont pas capables de cela.
Oh! que si, reprit-elle; ce sont les meilleures filles du monde; cela vit comme des saintes; mais c'est justement à cause de leur sainteté qu'elles sont mutines entre elles deux; cela fait qu'il ne se passe pas de jour qu'elles ne se chamaillent sur le bien, sur le mal, à cause de l'amour de Dieu qui les rend scrupuleuses; et quelquefois j'en ai ma part aussi, moi; mais je me moque de cela; je vous les rembarre qu'il n'y manque rien; je hausse le coude et puis je m'en vais, et Dieu par-dessus tout: allons, mangeons, ce sera autant de fait.
Ce que le directeur avait dit de moi ne m'avait pas ôté l'appétit: En arrive ce qui pourra, disais-je en moi-même; mettons toujours ce dîner à l'abri du naufrage.
Là-dessus, je doublais les morceaux, et j'entamais la cuisse d'un excellent lapereau, quand le bruit d'en haut redoubla jusqu'à dégénérer en charivari.
A qui diantre en ont-elles donc? dit Catherine, la bouche pleine. On dirait qu'elles s'égorgent.
Le bruit continua: Il faut que j'y monte, dit-elle; je gage que c'est quelque cas de conscience qui leur tourne la cervelle. Bon! lui dis-je, un cas de conscience. Est-ce qu'il n'y a pas un casuiste avec elles? Il peut bien mettre le holà; il doit savoir la Bible et l'Evangile par coeur. Hé! oui, me dit-elle en se levant; mais cette Bible et cet Evangile ne répondent pas à toutes les fantaisies musquées des gens, et nos bonnes maîtresses en ont je ne sais combien de celles-là; attendez-moi en mangeant, je vais voir ce que c'est. Et elle monta.
Pour moi, je suivis ses ordres à la lettre, et je continuai de dîner comme elle me l'avait recommandé, d'autant plus que j'étais bien aise, comme je l'ai déjà dit, de me munir toujours d'un bon repas, dans l'incertitude où j'étais de ce qui pourrait m'arriver de tout ce tapage.
Cependant Catherine ne revenait point, et j'avais achevé de dîner; j'entendais quelquefois sa voix primer sur celle des autres; elle était reconnaissable par un ton brusque et décisif. Le bruit continuait et même augmentait.
Je regardais mon paquet que j'avais porté le même jour dans cette maison, et qui était resté dans un coin de la cuisine: J'ai bien la mine de te reporter, disais-je en moi-même, et j'ai bien peur que ceci n'arrête tout court les bons gages qu'on m'a promis et qui courent de ce matin.
C'étaient là les pensées dont je m'entretenais, quand il me sembla que le tintamarre baissait.
Un moment après, la porte de la chambre s'ouvrit et quelqu'un descendit l'escalier. Je me mis à l'entrée de la cuisine pour voir qui sortait: c'était notre directeur.
Il avait l'air d'un homme dont l'âme est en peine; il descendait d'un pas mal assuré.
Je voulus repousser la porte de la cuisine pour m'épargner le coup de chapeau qu'il aurait fallu lui donner en me montrant, mais je n'y gagnai rien, car il la rouvrit et entra.
Mon garçon, me dit-il en rappelant à lui toutes les ressources de son art, je veux dire de ces tons dévots et pathétiques, qui font sentir que c'est un homme de bien qui vous parle.
Mon garçon, vous êtes ici la cause d'un grand trouble. Moi, monsieur! lui répondis-je. Hé! je ne dis mot; je n'ai pas prononcé quatre paroles là-haut depuis que je suis dans la maison.
N'importe, mon enfant, repartit-il, je ne vous dis pas que ce soit vous qui fassiez le trouble, mais c'est vous qui en êtes le sujet, et Dieu ne vous demande pas ici, puisque vous en bannissez la paix, sans y contribuer que de votre présence.
Une de ces demoiselles vous souffre volontiers, mais l'autre ne veut point de vous: ainsi vous mettez la division entre elles, et ces filles pieuses qui, avant que vous fussiez ici, ne disputaient que de douceur, de complaisance, et d'humilité l'une avec l'autre, les voilà qui vont se séparer pour l'amour de vous; vous êtes la pierre de scandale pour elles; vous devez vous regarder comme l'instrument du démon; c'est de vous dont il se sert pour les désunir, pour leur enlever la paix dans laquelle elles vivaient, en s'édifiant réciproquement. A mon égard, j'en ai le coeur saisi, et je vous déclare, de la part de Dieu, qu'il vous arrivera quelque grand malheur, si vous ne prenez pas votre parti. Je suis bien aise de vous avoir rencontré en m'en allant; car si j'en juge par votre physionomie, vous êtes un garçon sage et de bonnes moeurs, et vous ne résisterez pas aux conseils que je vous donne pour votre bien, et pour celui de tout le monde ici. Moi! monsieur, un garçon de bonnes moeurs? lui dis-je après l'avoir écouté d'un air distrait et peu touché de son exhortation. Vous dites que vous voyez à ma physionomie que je suis sage? non, monsieur, vous vous méprenez, vous ne songez pas à ce que vous dites; je vous soutiens que vous ne voyez point cela sur ma mine; au contraire, vous me trouvez l'air d'un fripon qui n'aura pas les mains engourdies pour emporter l'argent d'une maison; il ne faut pas se fier à moi, je pourrais fort bien couper la gorge aux gens pour avoir leur bourse: voilà ce qui vous en semble.
Eh! qui est-ce qui vous dit cela, mon enfant? me répondit-il en rougissant. Oh! repris-je, je parle d'après un habile homme qui m'a bien envisagé, Dieu lui inspire que je ne vaux rien. Vous faites le discret; mais je sais bien votre pensée. Cet honnête homme a dit aussi que je suis trop jeune, et que, si ces demoiselles me gardaient, cela ferait venir de mauvaises pensées aux voisins. Sans compter que le diable est un éveillé qui pourrait bien tenter mes maîtresses de moi; car je suis un vaurien de bonne mine. N'est-ce pas, monsieur le directeur? Je ne sais ce que cela signifie, me dit-il en baissant les yeux.
Oh! que si, lui répondis-je. Ne trouvez-vous pas encore que Mlle Habert la cadette m'affectionne déjà trop à cause du service que je lui ai rendu? Il y a peut-être un péché là-dessous qui veut prendre racine, voyez-vous. Il n'y a rien à craindre pour l'aînée, elle est bien obéissante, celle-là; je pourrais rester s'il n'y avait qu'elle, ma mine ne la dérange point, car elle veut bien qu'on me chasse; mais cette cadette fait l'opiniâtre, c'est mauvais signe, elle me voudrait trop de bien, et il faut qu'elle n'ait de l'amitié qu'envers son directeur, pour le salut de sa conscience, et pour le contentement de la vôtre. Prenez-y garde pourtant; car à propos de conscience, sans la bonté de la vôtre, la paix de Dieu serait encore ici, vous le savez bien, monsieur le directeur.
Qu'est-ce que c'est donc que ce langage? dit-il alors. Tant y a, lui répondis-je, que Dieu ne veut pas qu'on cherche midi à quatorze heures. Rêvez à cela: quand vous prêchiez ces demoiselles, je n'étais pas loin de la chaire. Pour ce qui est de moi, je n'y entends point finesse; je ne saurais gagner ma vie à gouverner les filles, je ne suis pas si aise, et je la gagne à faire le tracas des maisons; que chacun dans son métier aille aussi droit que moi. Il m'est avis que le vôtre est encore plus casuel que le mien, et je ne suis pas aussi friand de ma condition que vous l'êtes de la vôtre. Je ne ferai jamais donner congé à personne de peur d'avoir le mien.
Notre homme, à ce discours, me tourna le dos sans me répondre, et se retira.
Il y a de petites vérités contre lesquelles on n'est point en garde. Sa confusion ne lui donna pas le temps d'ajuster sa réplique, et le plus court était de se sauver.
Cependant Catherine ne revenait point, et je fus bien encore un quart d'heure à l'attendre; enfin elle descendit, et je la vis entrer en levant les mains au ciel, et en s'écriant: Hé! mon bon Dieu! qu'est-ce que c'est que tout cela?
Quoi! lui dis-je, madame Catherine, s'est-on battu là-haut? Quelqu'un est-il mort? C'est notre ménage qui se meurt, mon pauvre garçon, me dit-elle: le voilà qui s'en va.
Hé! qu'est-ce qui l'a tué? lui dis-je. Hélas! reprit-elle, c'est le scrupule qui s'est mis après, par le moyen d'une prédication de monsieur le directeur. Il y a longtemps que j'ai dit que cet homme-là lanternait trop après les consciences.
Mais encore, de quoi s'agit-il? lui dis-je. Que tout est chu, reprit-elle, et que nos demoiselles ne peuvent plus gagner le ciel ensemble; conclusion, que c'est une affaire faite; notre demoiselle la cadette va louer une autre maison, et elle m'a dit que tu l'attendes pour aller avec elle, et vous n'avez qu'à m'attendre tous deux; cette aînée est une piegrièche; moi j'ai la tête près du bonnet, jamais les prêtres n'ont pu me guérir de cela, car je suis Picarde, cela vient du terroir, et comme deux têtes ne valent rien dans une maison, il faudra que j'aille porter la mienne avec la cadette qui n'en a point.
A peine Catherine achevait-elle ce discours, que cette cadette parut.
Mon enfant, me dit-elle en entrant, ma soeur ne veut pas que vous restiez ici, mais moi, je vous garde; elle et l'ecclésiastique qui sort viennent de me dire là-dessus des choses qui m'y engagent, et vous profiterez de l'imprudence choquante avec laquelle on m'a parlé. C'est moi qui vous ai produit ici, je vous ai d'ailleurs obligation: ainsi vous me suivrez. Je vais de ce pas chercher un appartement: venez m'aider à marcher, car je ne suis pas encore trop forte.
Allons, mademoiselle, lui dis-je, il n'y a que vous qui êtes ma maîtresse ici, et vous serez contente de mon service assurément.
Mademoiselle, dit alors Catherine, nous ne nous quitterons pas non plus, entendez-vous? Je vous ferai, ailleurs d'aussi bonnes fricassées qu'ici. Que notre aînée s'accommode, je commençais à en être bien lasse; ce n'est jamais fini avec elle, tantôt il y a trop de ci, tantôt il y a trop de ça: pardi! allez, sans vous il y aurait longtemps que j'aurais planté là sa cuisine; mais vous êtes douce, on est chrétienne, et on prend patience, et puis je vous aime.
Je vous remercie de ce sentiment-là, dit Mlle Habert, et nous verrons comment nous ferons quand j'aurai arrêté une maison. J'ai beaucoup de meubles ici, je n'en puis sortir que dans deux ou trois jours, et nous aurons le temps de nous ajuster: allons, Jacob, partons. C'était le nom que j'avais pris, et dont cette demoiselle se souvint alors.
Sa réponse, à ce qu'il me parut, déconcerta un peu dame Catherine, et toute prompte qu'elle était ordinairement à la repartie, elle n'en trouva point alors, et demeura muette.
Pour moi, je vis très bien que Mlle Habert n'avait pas dessein qu'elle fût des nôtres; et à dire la vérité, il n'y avait pas grande perte; car quoiqu'elle bredouillât plus de prières en un jour qu'il n'en eût fallu pour un mois, si elles avaient été conditionnées de l'attention nécessaire, ce devait être ordinairement la plus revêche et la plus brutale créature dont on pût se servir. Quand elle vous disait une douceur, c'était du ton dont les autres querellent.
Mais laissons-la bouder de la réponse que Mlle Habert lui avait faite.
Nous partîmes, elle et moi, elle me prit sous le bras, et de ma vie je n'ai aidé quelqu'un à marcher d'aussi bon coeur que je le fis alors. Le procédé de cette bonne demoiselle m'avait gagné. Y a-t-il rien de si doux que d'être sûr de l'amitié de quelqu'un? J'étais sûr de la sienne, absolument sûr; et même cette amitié, dont je ne doutais pas, je ne saurais dire comment je la comprenais; mais dans mon esprit je la faisais d'une espèce très flatteuse; elle me touchait plus que n'aurait dû faire une bienveillance ordinaire. Je lui trouvais des agréments que cette dernière n'a pas, et j'en témoignai ma reconnaissance d'une manière assez particulière à mon tour; car il s'y mêlait quelque chose de caressant.
Quand cette demoiselle me regardait, je prenais garde à moi, j'ajustais les yeux; tous mes regards étaient presque autant de compliments, et cependant je n'aurais pu moi-même rendre aucune raison de tout cela; car ce n'était que par instinct que j'en agissais ainsi, et l'instinct ne débrouille rien.
Nous étions déjà à cinquante pas de la maison, et nous n'avions pas encore dit une parole; mais nous marchions de bon coeur. Je la soutenais avec joie, et le soutien lui faisait plaisir: voilà du moins ce que je sentais, et je ne me trompais pas.
Pendant que nous avancions sans parler, ce qui venait, je crois, de ne savoir par où commencer pour entamer la conversation, j'aperçus un écriteau qui annonçait à peu près ce qu'il fallait d'appartements à Mlle Habert, et je saisis ce prétexte pour rompre un silence, dont, suivant toute apparence, nous étions tous deux embarrassés.
Mademoiselle, lui dis-je, voulez-vous voir ce que c'est que cette maison-ci? Non, mon enfant, me répondit-elle, je serais trop voisine de ma soeur; allons plus loin, voyons dans un autre quartier.
Eh! mon Dieu, repris-je, mademoiselle, comment est-ce donc que cette soeur a fait pour se brouiller avec vous, vous qui êtes si douce? car on vous aimerait, quand on serait un Turc. Moi, par exemple, qui ne vous ai vu que d'aujourd'hui, je n'ai jamais eu le coeur si content. Tout de bon, Jacob? me dit-elle. Oh! pardi, mademoiselle, lui dis-je, cela est aisé à connaître, il n'y a qu'à me voir. Tant mieux, me dit-elle, et tu fais bien; car tu m'as plus d'obligation que tu ne penses.
Tant mieux aussi, lui dis-je; car il n'y a rien qui fasse tant de plaisir, que d'avoir obligation aux personnes qui vous ont gagné l'âme.
Eh bien! me dit-elle, apprends, Jacob, que je ne me sépare d'avec ma soeur qu'à cause de toi. Je te le répète encore; tu m'as secouru tantôt avec tant d'empressement, que j'en ai été sérieusement touchée. Quel bonheur pour moi! repris-je avec un geste qui me fit un peu serrer le bras que je lui tenais. Dieu soit loué d'avoir adressé mon chemin sur le Pont-Neuf! Pour ce qui est du secours que je vous ai donné, il n'y a pas tant à se récrier, mademoiselle; car qui est-ce qui pourrait voir une personne comme vous se trouver mal, sans en être en peine? J'en ai été tout en frayeur. Tenez, ma maîtresse, je vous demande pardon de mes paroles; mais il y a des gens qui ont une mine qui rend tous les passants leurs bons amis, et de ces mines-là, votre mère, de sa grâce, vous en a donné une.
Tu t'expliques plaisamment, me dit-elle; mais si naïvement que tu plais. Dis-moi, Jacob, que font tes parents à la campagne? Hélas! mademoiselle, lui dis-je, ils ne sont pas riches; mais pour honorables, oh! c'est la crème de notre paroisse; il n'y a pas à dire non. Pour ce qui est de la profession, mon père est le vigneron et le fermier du seigneur de notre village. Mais je dis mal, je ne sais plus ce qu'il est, il n'y a plus ni vignes ni ferme; car notre seigneur est mort, et c'est de son logis de Paris que je sors. Pour ce qui est de mes autres parents, ce n'est pas du fretin non plus, on les appelle monsieur et madame. Hors une tante que j'ai, qui ne s'appelle que mademoiselle, faute d'avoir été mariée au chirurgien de notre pays qui ne put achever la noce à cause qu'il mourut; et par dépit de cette mort, ma tante s'est mise à être maîtresse d'école de notre village; on la salue, il faut voir! Outre cela, j'ai deux oncles dont l'un est curé, qui a toujours de bon vin chez lui, et l'autre a pensé l'être plus de trois fois; mais il va toujours son train de vicaire en attendant mieux. Le tabellion de chez nous est aussi notre cousin pour le moins, et même on dit par le pays, que nous avons eu une grande mère qui était la fille d'un gentilhomme: il est vrai, pour n'en point mentir, que c'était du côté gauche; mais le côté droit n'en est pas loin; on arrive en ce monde du côté qu'on peut, et c'est toujours de la noblesse à gauche. Au reste, ce sont tous de braves gens; et voilà au juste tout le compte de la parenté, sinon que j'oublie un petit marmot de cousin qui ne fait encore rien que d'être au maillot.
Eh bien! reprit Mlle Habert, on peut appeler cela une bonne famille de campagne, et il y a bien des gens qui font figure dans le monde, et qui n'ont pas une si honnête origine. Nous autres, par exemple, nous en avons une comme la vôtre, et je ne m'en tiens pas déshonorée. Notre père était le fils d'un gros fermier dans la Beauce, qui lui laissa de quoi faire un grand négoce, et nous sommes restées, ma soeur et moi, fort à notre aise.
Cela se connaît fort bien, lui dis-je, au bon ménage que vous tenez, mademoiselle, et j'en suis ravi pour l'amour de vous qui mériteriez d'avoir toutes les métairies de la ville et faubourgs de Paris; mais cela me fait songer que c'est grand dommage que vous ne laissiez personne de votre race; il y a tant de mauvaise graine dans le monde, que c'est péché de n'en pas porter de bonne quand on le peut, l'une raccommode l'autre, et les galants ne vous auraient non plus manqué que l'eau à la rivière. Peut-être bien, me dit-elle en riant; mais il n'est plus temps; ils me manqueraient aujourd'hui, mon pauvre Jacob.
Ils vous manqueraient! m'écriai-je; oh! que nenni, mademoiselle; il faudrait donc pour cet effet que vous missiez un crêpe sur votre visage? car tant qu'on le verra, c'est du miel qui fera venir les mouches. Jerni de ma vie! qui est-ce qui ne voudrait pas marier sa mine avec la vôtre, quand même ce ne serait pas par devant notaire? Si j'étais aussi bien le fils d'un père qui eût été l'enfant d'un gros fermier de la Beauce, et qui eût pu faire le négoce: ah! pardi, nous verrions un peu si ce minois-là passerait son chemin sans avoir affaire à moi.
Mlle Habert ne répondait à mes discours qu'en riant presque de toute sa force, et c'était d'un rire qui venait moins de mes plaisanteries, que des éloges qu'elles contenaient. On voyait que son coeur savait bon gré au mien de ses dispositions.
Plus elle riait, plus je poursuivais. Petit à petit mes discours augmentaient de force; d'obligeants, ils étaient déjà devenus flatteurs, et puis quelque chose de plus vif encore, et puis ils approchaient du tendre; et puis, ma foi, c'était de l'amour, au mot près que je n'aventurai point, parce que je le trouvais trop gros à prononcer; mais je lui en donnai bien la valeur, et de reste.
Elle ne faisait pas semblant d'y prendre garde, et laissait tout passer, sous prétexte du plaisir innocent qu'elle prenait à ma naïveté.
Je profitai fort bien de son hypocrite façon de m'entendre. J'ouvris alors les yeux sur ma bonne fortune, et je conclus sur-le-champ qu'il fallait qu'elle eût du penchant pour moi, puisqu'elle n'arrêtait pas des discours aussi tendres que les miens.
Rien ne rend si aimable que de se croire aimé; et comme j'étais naturellement vif, que d'ailleurs ma vivacité m'emportait, et que j'ignorais l'art des détours, qu'enfin je ne mettais pas d'autre frein à mes pensées qu'un peu de retenue maladroite, que l'impunité diminuait à tout moment, je laissais échapper des tendresses étonnantes, et cela avec un courage, avec une ardeur qui persuadaient du moins que je disais vrai, et ce vrai-là plaît toujours, même de la part de ceux qu'on n'aime point.
Notre conversation nous intéressa tant tous deux, que nous en avions oublié la maison qu'elle voulait louer.
A la fin pourtant, l'embarras que nous trouvâmes dans une rue nous força de nous interrompre, et je remarquai que Mlle Habert avait les yeux bien plus gais qu'à l'ordinaire.
Pendant cet embarras de rue, elle vit à son tour un écriteau. J'aime assez ce quartier-ci, me dit-elle (c'était du côté de Saint-Gervais), voici une maison à louer, allons voir ce que c'est. Nous y entrâmes effectivement, et nous demandâmes à voir l'appartement qui était à louer.
La propriétaire de cette maison y avait son logement, elle vint à nous.
C'était la veuve d'un procureur qui lui avait laissé assez abondamment de quoi vivre, et qui vivait à proportion de son bien. Femme avenante au reste, à peu près de l'âge de Mlle Habert, aussi fraîche, et plus grasse qu'elle; un peu commère par le babil, mais commère d'un bon esprit, qui vous prenait d'abord en amitié, qui vous ouvrait son coeur, vous contait ses affaires, vous demandait les vôtres, et puis revenait aux siennes, et puis à vous. Vous parlait de sa fille, car elle en avait une; vous apprenait qu'elle avait dix-huit ans, vous racontait les accidents de son bas âge, ses maladies; tombait ensuite sur le chapitre de défunt son mari, en prenait l'histoire du temps qu'il était garçon, et puis venait à leurs amours, disait ce qu'ils avaient duré, passait de là à leur mariage, ensuite au récit de la vie qu'ils avaient mené ensemble; c'était le meilleur homme du monde! très appliqué à son étude; aussi avait-il gagné du bien par sa sagesse et par son économie: un peu jaloux de son naturel, et aussi parce qu'il l'aimait beaucoup; sujet à la gravelle; Dieu sait ce qu'il avait souffert! les soins qu'elle avait eus de lui! Enfin, il était mort bien chrétiennement. Ce qui se disait en s'essuyant les yeux qui en effet larmoyaient, à cause que la tristesse du récit le voulait, et non pas à cause de la chose même; car de là on allait à un accident de ménage qui demandait d'être dit en riant, et on riait.
Pour faire ce portrait-là, au reste, il ne m'en a coûté que de me ressouvenir de tous les discours que nous tint cette bonne veuve, qui après que nous eûmes vu l'appartement en question, et en attendant que nous convinssions du prix sur lequel il y avait dispute, nous fit entrer dans une chambre où était sa fille; nous fit asseoir amicalement, se mit devant nous, et là nous accabla, si cela se peut dire, de ce déluge de confiance et de récits que je vous rapporte ici.
Son babil m'ennuya beaucoup, moi, mais il n'empêcha pas que son caractère ne me plût, parce qu'on sentait qu'elle ne jasait tant, que par ce qu'elle avait l'innocente faiblesse d'aimer à parler, et comme qui dirait une bonté de coeur babillarde.
Elle nous offrit la collation; la fit venir, quoique nous la refusassions, nous fit manger sans que nous en eussions envie, et nous dit qu'elle ne nous laisserait pas sortir que nous ne fussions d'accord. Je dis nous; car on se rappellera que j'avais un habit uni et sans livrée que m'avait fait faire la femme du seigneur de notre village; et dans cet équipage dont j'avais l'assortiment, avec la physionomie que je portais, on pouvait me prendre ou pour un garçon de boutique, ou pour un parent de Mlle Habert. Et la manière simple, quoique honnête, dont elle était elle-même vêtue, permettait qu'on me fît cet honneur-là, d'autant plus que, dans la conversation, cette demoiselle se tournait souvent de mon côté, d'un air amical et familier; et moi je m'y conformais comme si elle m'avait donné le mot.
Pour en agir ainsi, elle avait ses raisons que je ne pénétrais pas encore, mais sans m'en embarrasser, je prenais toujours et j'étais charmé de son procédé.
La séance dura bien deux bonnes heures, un peu par la faute de Mlle Habert, qui ne haïssait pas les entretiens diffus, et qui y perdait son temps assez volontiers. Il faut bien se sentir de ce qu'on est: toute femme a du caquet, ou s'amuse avec plaisir de celui des autres; l'amour du babil est un tribut qu'elle paye à son sexe. Il y a pourtant des femmes silencieuses, mais je crois que ce n'est point par caractère qu'elles le sont; c'est l'expérience ou l'éducation qui leur ont appris à le devenir.
Enfin Mlle Habert se ressouvint que nous avions du chemin à faire pour nous en retourner; elle se leva.
On parla encore assez longtemps debout, après quoi elle s'approcha de la porte, où se fit une autre station, qui enfin termina l'entretien, et pendant laquelle Mlle Habert, caressée, flattée sur son air doux et modeste, sur l'opinion qu'on avait de ses bonnes qualités morales et chrétiennes, de son aimable caractère, conclut aussi le marché de l'appartement.
Il fut arrêté qu'elle y viendrait loger trois jours après; on ne demanda ni avec qui, ni combien elle avait de personnes qui la suivraient; c'est une question qu'on oublia dans le nombre des choses qui furent dites. Ce qui fut fort heureux; car on verra que Mlle Habert aurait été très embarrassée s'il avait fallu répondre sur-le-champ là-dessus.
Nous voilà donc en chemin pour nous en retourner; je passe une infinité de choses que nous nous dîmes encore, Mlle Habert et moi. Nous parlâmes de l'hôtesse chez qui nous devions loger.
J'aime cette femme-là, me dit-elle, il y a apparence que nous serons bien chez elle, et il me tarde déjà d'y être: il ne s'agit plus que de trouver une cuisinière; car je t'avoue, Jacob, que je ne veux point de Catherine; elle a l'esprit rude et difficile, elle serait toujours en commerce avec ma soeur, qui est naturellement curieuse, sans compter que toutes les dévotes le sont; elles se dédommagent des péchés qu'elles ne font pas par le plaisir de savoir les péchés des autres; c'est toujours autant de pris; et c'est moi qui fais cette réflexion-là, ce n'est pas Mlle Habert, qui, continuant à me parler de sa soeur, me dit: Puisque nous nous séparons, il faut que la chose soit sans retour, voilà qui est fini; mais tu ne sais pas faire la cuisine, et quand tu la saurais faire, mon intention n'est pas de t'employer à cela.
Vous m'emploierez à tout ce qu'il vous plaira, lui dis-je: mais puisque nous discourons sur ce sujet, est-ce que vous songez pour moi à quelque autre ouvrage?
Ce n'est pas ici le lieu de te dire mes pensées, reprit-elle, mais, en attendant, tu as dû remarquer que je n'ai rien dit chez notre hôtesse qui pût te faire connaître pour un domestique; elle n'aura pas non plus deviné sur ton habit que tu en es un; ainsi je te recommande, quand nous irons chez elle, de régler tes manières sur les miennes. Ne m'en demande pas davantage aujourd'hui, c'est là tout l'éclaircissement que je puis te donner à présent.
Que le ciel bénisse les volontés que vous avez, répondis-je, enchanté de ce petit discours qui me parut d'un bon pronostic: mais écoutez, mademoiselle, il faut encore ajuster une autre affaire; on pourra s'enquêter à moi de ma personne, et me dire: Qui êtes-vous, qui n'êtes-vous pas? Or, à votre avis, qui voulez-vous que je sois? Voilà que vous me faites un monsieur; mais ce monsieur, qui sera-ce? Monsieur Jacob? Cela va-t-il bien? Jacob est mon nom de baptême, il est beau et bon ce nom-là; il n'y a qu'à le laisser comme il est, sans le changer contre un autre qui ne vaudrait pas mieux; ainsi je m'y tiens; mais j'en ai besoin d'un autre; on appelle notre père le bonhomme la Vallée, et je serai monsieur de la Vallée son fils, si cela vous convient.
Tu as raison, me dit-elle en riant, tu as raison, monsieur de la Vallée, appelle-toi ainsi. Il n'y a pas encore là tout, lui dis-je; si on me dit: Monsieur de la Vallée, que faites-vous chez Mlle Habert? que faut-il que je reparte?
Hé bien! me répondit-elle, la difficulté n'est pas grande; je ne laisserai pas longtemps les choses indécises; et dans l'appartement que je viens de prendre, il y a une chambre très éloignée de l'endroit que j'habiterai; tu seras là à part, et décemment sous le titre d'un parent qui vit avec moi, et qui me secourt dans mes affaires. D'ailleurs, comme je te dis, nous nous mettrons bientôt tout à fait à notre aise sur cet article-là; quelques jours suffiront pour me déterminer à ce que je médite, et il faut se hâter; car les circonstances ne permettent pas que je diffère. Ne parle de rien au logis de ma soeur, et vis à ton ordinaire durant le peu de temps que nous y serons. Retourne dès demain chez notre hôtesse, elle me paraît obligeante; tu la prieras de vouloir bien nous chercher une cuisinière, et si elle te fait des questions qui te regardent, réponds-y suivant ce que nous venons de dire; prends le nom de la Vallée, et sois mon parent; tu as assez bonne mine pour cela.
Vertubleu! que je suis aise de toute cette manigance-là, m'écriai-je; que j'ai de joie qui me trotte dans le coeur, sans savoir pourquoi, je serai donc votre cousin? Pourtant, ma cousine, si on me mettait à même de prendre mes qualités, ce ne serait pas votre parent que je voudrais être, non, j'aurais bien meilleur appétit que cela; la parenté me fait bien de l'honneur néanmoins; mais quelquefois l'honneur et le plaisir vont de compagnie, n'est-ce pas?
Nous approchions du logis pendant que je parlais ainsi; et je sentis sur-le-champ qu'elle ralentissait sa marche pour avoir le temps de me répondre et de me faire expliquer.
Je ne vous entends pas bien, monsieur de la Vallée, me dit-elle d'un ton de bonne humeur, et je ne sais pas ce que c'est que cette qualité que vous voudriez.
Oh! malepeste! cousine, lui dis-je, je ne saurais m'avancer plus avant, et je ne suis pas homme à perdre le respect envers vous, toute ma parente que vous êtes; mais si, par hasard, quelque jour vous aviez envie de prendre un camarade de ménage, là, de ces garçons qu'on n'envoie point dans une chambre à part, et qui sont assez hardis pour dormir côte à côte du monde; comment appelle-t-on la profession de ces gens-là? On dit chez nous que c'est des maris: est-ce ici de même? Hé bien, cette qualité, par exemple, le camarade qui l'aura, et que vous prendrez, la voudrait-il troquer contre la qualité de parent que j'ai de votre grâce? Répondez en conscience? Voilà mon énigme, devinez-la?
Je t'en dirai le mot une autre fois, me dit-elle en se retournant de mon côté avec bienveillance; mais ton énigme est jolie. Oui-da, cousine, répliquai-je, on en pourrait faire quelque chose de bon, si on voulait s'entendre. Paix, me dit-elle alors, il n'est pas question ici d'un pareil badinage; et dans l'instant qu'elle m'arrêta, nous étions à la porte du logis, où nous arrivâmes à l'entrée de la nuit.
Catherine vint au-devant de nous, toujours fort intriguée des intentions de Mlle Habert sur son chapitre.
Je ne dirai rien des façons empressées qu'elle eut pour nous, ni du dégoût qu'elle disait avoir pour le service de la soeur aînée. Et ce dégoût-là était alors sincère, parce que la retraite de la soeur cadette allait la laisser seule avec l'autre: mais aussi, pendant que leur union avait duré, dame Catherine n'avait jamais fait sa cour qu'à l'aînée, dont l'esprit impérieux et tracassier lui en imposait davantage, et qui d'ailleurs avait toujours gouverné la maison.
Mais la société des deux soeurs finissant, cela changeait la thèse, et il était bien plus doux de passer au service de la cadette dont elle aurait été la maîtresse.
Catherine nous apprit que l'aînée était sortie, et qu'elle devait coucher chez une dévote de ses amies, de peur que Dieu ne fût offensé, si les deux soeurs se revoyaient dans la conjoncture présente: Et tant mieux qu'elle soit partie, dit Catherine, nous en souperons de meilleur coeur, n'est-ce pas, mademoiselle? Assurément, reprit Mlle Habert; ma soeur a fait prudemment, et elle est la maîtresse de ses actions comme je le suis des miennes.
A cela succédèrent plusieurs petites questions de la part de la caressante cuisinière: Mais vous avez été bien longtemps à revenir. Avez-vous retenu une maison? Est-elle en beau quartier? Y a-t-il loin d'ici? Serons-nous près des marchés? La cuisine est-elle commode? Aurai-je une chambre?
Elle obtint d'abord quelques réponses laconiques; j'eus aussi ma part de ses cajoleries, à quoi je repartais avec ma gaillardise ordinaire, sans lui en apprendre plus que ne faisait Mlle Habert, sur qui je me réglais.
Nous parlerons de tout cela une autre fois, Catherine, dit celle-ci pour abréger; je suis trop lasse à présent, faites-moi souper de bonne heure, afin que je me couche.
Et là-dessus elle monta à sa chambre, et j'allai mettre le couvert, pour me soustraire aux importunes interrogations de Catherine, dont je m'attendais bien d'être persécuté quand nous serions ensemble.
Je fus long dans mon service. Mlle Habert était revenue dans la chambre où je mettais le couvert, et je plaisantai avec elle de l'inquiétude de Catherine. Si nous la menions avec nous, lui disais-je, nous ne pourrions plus être parents, il n'y aurait plus de monsieur de la Vallée.
Je l'amusais de pareils discours, pendant qu'elle faisait un petit mémoire des meubles qui lui appartenaient, et qu'elle devait emporter de chez sa soeur; car sur l'éloignement que celle-ci témoignait pour elle en s'absentant de la maison, elle avait dessein, s'il était possible, de coucher le lendemain dans son nouvel appartement.
Monsieur de la Vallée, me dit-elle en badinant, va demain, le plus matin que tu pourras, me chercher un tapissier pour détendre mon cabinet et ma chambre, et dis-lui qu'il se charge aussi des voitures nécessaires pour emporter tous mes meubles; une journée suffira pour transporter tout, si on veut aller un peu vite. Je voudrais que cela fût déjà fait, lui dis-je, tant j'ai hâte que nous buvions ensemble; car là-bas il faudra bien que mon assiette soit vis-à-vis la vôtre, attendu qu'un parent prend ses repas avec sa parente; ainsi faites votre compte que dès demain tout sera détalé dès sept heures du matin.
Ce qui fut conclu fut exécuté. Mlle Habert soupa. Devenu hardi avec elle, je l'invitai à boire à la santé du cousin le dernier coup que je lui versai, pendant que Catherine, qui de temps en temps montait pour la servir, était allée dans sa cuisine.
La santé du cousin fut bue, il fit raison sur-le-champ; car dès qu'elle eut vidé sa tasse (et c'en était une), je la remplis d'une rasade de vin pur; et puis: A votre santé, cousine! Après quoi je descendis pour souper à mon tour.
Je mangeai beaucoup, mais je mâchai peu pour avoir plus tôt fait; j'aimais mieux courir les risques d'une indigestion que de demeurer longtemps avec Catherine, dont l'inquiète curiosité me tracassa beaucoup, et, sous prétexte d'avoir à me lever matin le lendemain, je me retirai vite en la laissant tristement ébahie de tout ce qu'elle voyait, aussi bien que de la précipitation avec laquelle j'avais entassé mes morceaux sans lui avoir répondu que des monosyllabes.
Mais, Jacob, dis-moi donc ceci? conte-moi donc cela? Ma foi, dame Catherine, Mlle Habert a loué une maison, je lui ai donné le bras dans les chemins, nous étions allés, nous sommes revenus; voilà tout ce que je sais, bonsoir. Ah! qu'elle m'eût de bon coeur dit des injures! Mais elle espérait encore, et la brutale n'osait faire du bruit.
Il me tarde d'en venir à de plus grands événements: ainsi passons vite à notre nouvelle maison.
Le tapissier est venu le lendemain, nos meubles sont partis, nous avons dîné debout, remettant de manger mieux et plus à notre aise au souper dans notre nouveau gîte. Catherine, convaincue enfin qu'elle ne nous suivra pas, nous a traités à l'avenant de notre indifférence pour elle, et comme le méritait la banqueroute que nous lui faisions; elle a disputé la propriété de je ne sais combien de nippes à Mlle Habert, et soutenu qu'elles étaient à sa soeur aînée; elle lui a fait mille chicanes, elle m'a voulu battre, moi qui ressemble à ce défunt Baptiste qu'elle m'a dit qu'elle avait tant aimé. Mlle Habert a écrit un petit billet qu'elle a laissé sur la table pour sa soeur, et par lequel elle l'avertit que dans sept ou huit jours elle viendra pour s'arranger avec elle, et régler quelques petits intérêts qu'elles ont à vider ensemble. Un fiacre est venu nous prendre; nous nous y sommes emballés sans façon, la cousine et moi; et puis fouette cocher.
Nous voilà à l'autre maison; et c'est d'ici qu'on va voir mes aventures devenir plus nobles et plus importantes; c'est ici où ma fortune commence: serviteur au nom de Jacob, il ne sera plus question que de monsieur de la Vallée; nom que j'ai porté pendant quelque temps, et qui était effectivement celui de mon père; mais à celui-là on en joignait un autre qui servait à le distinguer d'un de ses frères, et c'est sous cet autre nom qu'on me connaît dans le monde; c'est celui-ci qu'il n'est pas nécessaire que je dise et que je ne pris qu'après la mort de Mlle Habert, non pas que je ne fusse content de l'autre, mais parce que les gens de mon pays s'obstinèrent à ne m'appeler que de ce nom-là. Passons à l'autre maison.
Notre hôtesse nous reçut comme ses amis les plus intimes. La chambre où devait coucher Mlle Habert était déjà rangée, et j'avais un petit lit de camp tout prêt, dans l'endroit qui m'était réservé, et dont j'ai déjà fait mention.
Il ne s'agissait plus que d'avoir de quoi souper, et le rôtisseur qui était à notre porte nous eût fourni ce qu'il fallait; mais notre obligeante hôtesse, à qui j'avais dit que nous arriverions le soir même, y avait pourvu, et voulut absolument que nous soupassions chez elle.
Elle nous fit bonne chère, et notre appétit y fit honneur.
Mlle Habert commença d'abord par établir ma qualité de cousin, à quoi je ripostai sans façon par le nom de cousine; et comme il me restait encore un petit accent et même quelques expressions de village, on remédia à cela par dire que j'arrivais de la campagne, et que je n'étais à Paris que depuis deux ou trois mois.
Jusqu'ici donc mes discours avaient toujours eu une petite tournure champêtre; mais il y avait plus d'un mois que je m'en corrigeais assez bien, quand je voulais y prendre garde, et je n'avais conservé cette tournure avec Mlle Habert, qu'à cause que je m'étais aperçu qu'elle me réussissait auprès d'elle, et que je lui avais dit tout ce qui m'avait plu à la faveur de ce langage rustique; mais il est certain que je parlais meilleur français quand je voulais. J'avais déjà acquis assez d'usage pour cela, et je crus devoir m'appliquer à parler mieux qu'à l'ordinaire.
Notre repas fut le plus gai du monde, et j'y fus plus gai que personne.
Ma situation me paraissait assez douce; il y avait grande apparence que Mlle Habert m'aimait, elle était encore assez aimable, elle était riche pour moi; elle jouissait bien de quatre mille livres de rente et au delà, et j'apercevais un avenir très riant et très prochain; ce qui devait réjouir l'âme d'un paysan de mon âge, qui presque au sortir de la charrue pouvait sauter tout d'un coup au rang honorable de bon bourgeois de Paris; en un mot j'étais à la veille d'avoir pignon sur rue, et de vivre de mes rentes, chéri d'une femme que je ne haïssais pas, et que mon coeur payait du moins d'une reconnaissance qui ressemblait si bien à de l'amour, que je ne m'embarrassais pas d'en examiner la différence.
Naturellement j'avais l'humeur gaillarde, on a pu s'en apercevoir dans les récits que j'ai faits de ma vie; et quand, à cette humeur naturellement gaillarde, il se joint encore de nouveaux motifs de gaillardise, Dieu sait comme on pétille! Aussi faisais-je; mettez avec cela un peu d'esprit, car je n'en manquais pas; assaisonnez le tout d'une physionomie agréable, n'a-t-on pas de quoi plaire à table avec tous ces agréments-là? N'y remplit-on pas bien sa place?
Sans doute que j'y valais quelque chose; car notre hôtesse, qui était amie de la joie, à la vérité plus capable de la goûter quand elle la trouvait que de la faire naître; car sa conversation était trop diffuse pour être piquante, et à table il ne faut que des mots et point de récits.
Notre hôtesse donc ne savait quel compliment me faire qui fût digne du plaisir que lui donnait ma compagnie, disait-elle; elle s'attendrissait ingénument en me regardant, je lui gagnais le coeur et elle le disait bonnement, elle ne s'en cachait pas.
Sa fille, qui avait, comme je l'ai dit, dix-sept ou dix-huit ans, je ne sais plus combien, et dont le coeur était plus discret et plus matois, me regardait du coin de l'oeil, et, prenant un extérieur plus dissimulé que modeste, ne témoignait que la moitié du goût qu'elle prenait à ce que je disais.
Mlle Habert, d'une autre part, me paraissait stupéfaite de toute la vivacité que je montrais; je voyais à sa mine qu'elle m'avait bien cru de l'esprit, mais non pas tant que j'en avais.
Je pris garde en même temps qu'elle augmentait d'estime et de penchant pour moi; mais que cette augmentation de sentiments n'allait pas sans inquiétude.
Les éloges de ma naïve hôtesse l'intriguaient, les regards fins et dérobés que la jeune fille me lançait de côté ne lui échappaient pas. Quand on aime, on a l'oeil à tout, et son âme se partageait entre le souci de me voir si aimé et la satisfaction de me voir si aimable.
Je m'en aperçus à merveille; et ce talent de lire dans l'esprit des gens et de débrouiller leurs sentiments secrets est un don que j'ai toujours eu et qui m'a quelquefois bien servi.
Je fus charmé d'abord de voir Mlle Habert dans ces dispositions-là; c'était bon signe pour mes espérances, cela me confirmait son inclination pour moi, et devait hâter ses bons desseins, d'autant plus que les regards de la jeune personne, et les douceurs que me disait la mère, me mettaient comme à l'enchère.
Je redoublai donc d'agréments le plus qu'il me fut possible, pour entretenir Mlle Habert dans les alarmes qu'elle en prenait; mais comme il fallait qu'elle eût peur du goût qu'on avait pour moi, et non pas de celui qu'elle m'aurait senti pour quelqu'une de ces deux personnes, je me ménageai de façon que je ne devais lui paraître coupable de rien; elle pouvait juger que je n'avais point d'autre intention que de me divertir et non pas de plaire, et que, si j'étais aimable, je n'en voulais profiter que dans son coeur, et non dans celui d'aucune de ces deux femmes.
Pour preuve de cela j'avais soin de la regarder très souvent avec des yeux qui demandaient son approbation pour tout ce que je disais; de sorte que j'eus l'art de la rendre contente de moi, de lui laisser ses inquiétudes qui pouvaient m'être utiles, et de continuer de plaire à nos deux hôtesses, à qui je trouvai aussi le secret de persuader qu'elles me plaisaient, afin de les exciter à me plaire à leur tour, et de les maintenir dans ce penchant qu'elles marquaient pour moi, et dont j'avais besoin pour presser Mlle Habert de s'expliquer; et s'il faut tout dire, peut-être aussi voulais-je voir ce qui arriverait de cette aventure, et tirer parti de tout; on est bien aise d'avoir, comme on dit, plus d'une corde à son arc.
Mais j'oubliais une chose, c'est le portrait de la jeune fille, et il est nécessaire que je le fasse.
J'ai dit son âge. Agathe, c'était son nom, dans son éducation bourgeoise, avait bien plus d'esprit que sa mère, dont les épanchements de coeur et la naiveté babillarde lui paraissaient ridicules; ce que je connaissais par certains petits sourires malins qu'elle faisait de temps en temps, et dont la signification passait la mère, qui était trop bonne et trop franche pour être si intelligente.
Agathe n'était pas belle, mais elle avait beaucoup de délicatesse dans les traits, avec des yeux vifs et pleins de feu, mais d'un feu que la petite personne retenait, et ne laissait éclater qu'en sournoise, ce qui tout ensemble lui faisait une physionomie piquante et spirituelle, mais friponne, et de laquelle on se méfiait d'abord à cause de ce je ne sais quoi de rusé qui brochait sur le tout, et qui ne la rendait pas bien sûre.
Agathe, à vue de pays, avait du penchant à l'amour; on lui sentait plus de disposition à être amoureuse que tendre, plus d'hypocrisie que de moeurs, plus d'attention pour ce qu'on dirait d'elle que pour ce qu'elle serait dans le fond; c'était la plus intrépide menteuse que j'aie connue. Je n'ai jamais vu son esprit en défaut sur les expédients; vous l'auriez crue timide, il n'y avait point d'âme plus ferme, plus résolue, point de tête qui se démontât moins; il n'y avait personne qui se souciât moins dans le coeur d'avoir fait une faute, de quelque nature qu'elle fût; personne en même temps qui se souciât tant de la couvrir ou de l'excuser; personne qui en craignît moins le reproche, quand elle ne pouvait l'éviter; et alors, vous parliez à une coupable si tranquille, que sa faute ne vous paraissait plus rien.
Ce ne fut pas sur-le-champ que je démêlai tout ce caractère que je développe ici, je ne le sentis qu'à force de voir Agathe.
Il est certain qu'elle me trouva à son gré aussi bien que sa mère à qui je plus beaucoup, et qui était une bonne femme dont on pouvait mener le coeur bien loin; ainsi, des deux côtés, je voyais une assez belle carrière ouverte à mes galanteries, si j'en avais voulu tenter le succès.
Mais Mlle Habert était plus sûre que tout cela; elle ne répondait de ses actions à personne, et ses desseins, s'ils m'étaient favorables, n'étaient sujets à aucune contradiction. D'ailleurs je lui devais de la reconnaissance, et c'était là une dette que j'ai toujours bien payée à tout le monde.
Ainsi, malgré la faveur que j'acquis dès ce jour dans la maison, malgré toutes les apparences qu'il y avait que je serais en état de me faire valoir, je résolus de m'en tenir au coeur le plus prêt et le plus maître de se déterminer.
Il était minuit quand nous sortîmes de table; on conduisit Mlle Habert à sa chambre, et dans l'espace du peu de chemin qu'il fallait faire pour cela, Agathe trouva plus de dix fois le moment de jouer de la prunelle sur moi, d'une manière très flatteuse, et toujours sournoise; à quoi je ne pus m'empêcher de répondre à mon tour, et le tout si rapidement de part et d'autre, qu'il n'y avait que nous qui pussions saisir ces éclairs-là.
Quant à moi, je ne répondais à Agathe, ce me semble, que pour ne pas mortifier son amour-propre; car il est dur de faire le cruel avec de beaux yeux qui cherchent les vôtres.
La mère m'avait pris sous le bras, et ne se lassait point de dire: Allez, vous êtes un plaisant garçon; on ne s'ennuiera pas avec vous.
Je ne l'ai jamais vu si gaillard, repartait à cela la cousine, d'un ton qui me disait: Vous l'êtes trop.
Ma foi, mesdames, disais-je, mon humeur est de l'être toujours; mais avec de bon vin, bonne chère et bonne compagnie, on l'est encore davantage qu'à son ordinaire. Est-il pas vrai, cousine? ajoutai-je en lui serrant le bras que je tenais aussi.
Ce fut en tenant de pareils discours que nous arrivâmes à l'appartement de Mlle Habert.
Je crois que je dormirai bien, dit-elle quand nous y fûmes, en affectant une lassitude qu'elle n'avait pas, et qu'elle feignait pour engager notre hôtesse à prendre congé d'elle.
Mais notre hôtesse n'était pas expéditive dans ses politesses; et par abondance d'amitié pour nous, il n'y eut point de petites commodités dans cet appartement qu'elle ne se piquât de nous faire remarquer.
Elle proposa ensuite de me mener à ma chambre; mais je compris à l'air de la cousine que cet excès de civilité n'était pas de son goût, et je la refusai le plus honnêtement qu'il me fut possible.
Enfin nos dames s'en allèrent, chassées par les bâillements de Mlle Habert, qui en fit à la fin de très vrais, peut-être pour en avoir fait de faux.
Et moi je sortais avec nos hôtesses pour me retirer décemment chez moi, quand la cousine me rappela.
Monsieur de la Vallée, cria-t-elle, attendez un instant, j'ai une commission à vous donner pour demain. Et là-dessus je rentrai en souhaitant le bonsoir à la mère et à la fille, honoré moi-même de leur révérence, et surtout de celle d'Agathe qui ne confondit pas la sienne avec celle de sa mère, qui la fit à part afin que je la distinguasse, et que je prisse garde à tout ce qu'elle y mit d'expressif et d'obligeant pour moi.
Quand je fus rentré chez Mlle Habert, et que nous fûmes seuls, je présumai qu'il allait être question de quelque réflexion chagrine sur nos aventures de table et sur l'avantage que j'avais eu d'y paraître si amusant.
Cependant je me trompai; mais non pas sur les intentions, car ce qu'elle me dit marquait que ce n'était que partie remise.
Notre joyeux cousin, me dit-elle, j'ai à vous parler; mais il est trop tard et heure indue, ainsi, différons la conversation jusqu'à demain; je me lèverai plus matin qu'à l'ordinaire pour ranger quelques hardes qui sont dans ces paquets, et je vous attendrai entre huit et neuf dans ma chambre, afin de voir quelles mesures nous devons prendre sur mille choses que j'ai dans l'esprit, entendez-vous? N'y manquez pas; car notre hôtesse a tout l'air de venir demain savoir des nouvelles de ma santé, et peut-être de la vôtre, et nous n'aurions pas le temps de nous entretenir, si nous ne prévenions pas la fureur de ses politesses.
Ce petit discours, comme vous voyez, était un prélude d'humeur jalouse, ou du moins inquiète; ainsi je ne doutai pas un instant du sujet d'entretien que nous traiterions le lendemain.
Je ne manquai pas au rendez-vous; j'y fus même un peu plus tôt qu'elle ne me l'avait dit, pour lui témoigner une impatience qui ne pouvait que lui être agréable: aussi m'aperçus-je qu'elle m'en sut bon gré.
Ah! voilà qui est bien, dit-elle en me voyant; vous êtes exact, monsieur de la Vallée. N'avez-vous vu encore aucune de nos hôtesses depuis que vous êtes levé? Bon! lui dis-je, je n'ai pas seulement songé si elles étaient au monde; est-ce que nous avons affaire ensemble? J'avais, ma foi, bien autre chose dans la tête!
Eh! qu'est-ce donc qui vous a occupé? reprit-elle. Notre rendez-vous, lui dis-je, que j'ai eu toute la nuit dans la pensée.
Je n'ai pas laissé que d'y rêver aussi, me dit-elle; car ce que j'ai à te dire, La Vallée, est de conséquence pour moi. Eh! mardi, ma chère cousine, repartis-je là-dessus, faites donc vite, vous me rendez malade d'inquiétude. Dès que le sujet regarde votre personne, je ne saurais plus durer sans le savoir; est-ce qu'il y a quelque chose qui vous fait peine? Y a-t-il du remède? N'y en a-t-il pas? Me voilà comme un troublé si vous ne parlez vite.
Ne t'inquiète pas, me dit-elle; il ne s'agit de rien de fâcheux. Dame! répondis-je, c'est qu'il faut compter que j'ai un coeur qui n'entend envers vous pas plus de raison qu'un enfant; et ce n'est pas ma faute. Pourquoi m'avez-vous été si bonne? Je n'ai pu y tenir. Mais, mon garçon, me dit-elle alors en me regardant avec une attention qui me conjurait d'être vrai, n'exagères-tu point ton attachement pour moi, et me dis-tu ce que tu penses? Puis-je te croire?
Comment! repris-je en faisant un pas en arrière, vous doutez de moi, mademoiselle? Pendant que je mettrais ma vie en gage, et une centaine avec, si je les avais, pour acheter la santé de la vôtre et sa continuation, vous doutez de moi? Hélas! il n'y aura donc plus de joie en moi; car je n'ai vaillant que mon pauvre coeur; et dès que vous ne le connaissez pas, c'est tout comme si je n'avais plus rien: voilà qui est fini; après toutes les grâces que j'ai reçues d'une maîtresse qui m'a donné sa parenté pour rien, si vous me dites: M'aimes-tu, cousin? que je vous dise: Eh! pardi, oui, cousine; et que vous repartiez: Peut-être que non, cousin: votre parent est donc pis qu'un ours; il n'y a point dans les bois d'animal qui soit son pareil, ni si dénaturé que lui. N'est-ce pas là un beau bijou que vous avez mis dans votre famille? Allez, que Dieu vous le pardonne, mademoiselle, car il n'y a plus de cousine, j'aurais trop de confusion de proférer ce nom-là, après la barbarie que vous me croyez dans l'âme; allez, mademoiselle, j'aimerais mieux ne vous avoir jamais ni vue ni aperçue, que de m'entendre accuser de la sorte par une personne qui a été le sujet de la première affection que j'aie eue dans le coeur, hormis père et mère que je ne compte pas, parce qu'on est leur race, et que l'amitié qu'on a pour eux n'ôte point la part des autres: mais j'avais une grande consolation à croire que vous saviez le fond de ma pensée; que le ciel me soit en aide, et à vous aussi. Hélas! de gaillard que j'étais, me voilà bien triste!
Je me ressouviens bien qu'en lui parlant ainsi, je ne sentais rien en moi qui démentît mon discours. J'avoue pourtant que je tâchai d'avoir l'air et le ton touchant, le ton d'un homme qui pleure, et que je voulus orner un peu la vérité; et ce qui est de singulier, c'est que mon intention me gagna tout le premier. Je fis si bien que j'en fus la dupe moi-même, et je n'eus plus qu'à me laisser aller sans m'embarrasser de rien ajouter à ce que je sentais; c'était alors l'affaire du sentiment qui m'avait pris, et qui en sait plus que tout l'art du monde.
Aussi ne manquai-je pas mon coup; je convainquis, je persuadai si bien Mlle Habert, qu'elle me crut jusqu'à en pleurer d'attendrissement, jusqu'à me consoler de la douleur que je témoignais, et jusqu'à me demander excuse d'avoir douté.
Je ne m'apaisai pourtant pas d'abord; j'eus le coeur gros encore quelque temps, le sentiment me menait ainsi, et il me menait bien: car quand on est une fois en train de se plaindre des gens, surtout en fait de tendresse, les reproches ont toujours une certaine durée; et on se plaint encore d'eux, même après leur avoir pardonné; c'est comme un mouvement qu'on a donné à quelque chose; il ne cesse pas tout d'un coup, il diminue, et puis finit.
Mes tendres reproches finirent donc, et je me rendis ensuite à tout ce qu'elle me dit d'obligeant pour m'apaiser.
Rien n'attendrit tant de part et d'autre que ces scènes-là, surtout dans un commencement de passion: cela fait faire à l'amour un progrès infini, il n'y a plus dans le coeur de discrétion qui tienne; il dit en un quart d'heure ce que, suivant la bienséance, il n'aurait osé dire qu'en un mois, et le dit sans paraître aller trop vite; c'est que tout lui échappe.
Voilà du moins ce qui arriva à Mlle Habert. Je suis persuadé qu'elle n'avait pas dessein de s'avancer tant qu'elle le fit, et qu'elle ne m'eût annoncé ma bonne fortune qu'à plusieurs reprises; mais elle ne fut pas maîtresse d'observer cette économie-là: son coeur s'épancha, j'en tirai tout ce qu'il méditait pour moi; et peut-être qu'à son tour elle tira du mien plus de tendresse qu'il n'en avait à lui rendre; car je me trouvai moi-même étonné de l'aimer tant, et je n'y perdis rien, comme on le va voir dans la suite de notre conversation, qu'il est nécessaire que je rapporte, parce que c'est celle où Mlle Habert se déclare.
Mon enfant, me dit-elle, après m'avoir vingt fois répété: Je te crois, voilà qui est fait; mon enfant, me dit-elle donc, je pense qu'à présent tu vois bien de quoi il s'agit. Hélas! lui dis-je, ma gracieuse parente, il me paraît que je vois quelque chose; mais l'appréhension de m'abuser me rend la vue trouble, et les choses que je vois me confondent à cause de mon petit mérite. Est-ce qu'il se pourrait, Dieu me pardonne, que ma personne ne serait pas déplaisante à la vôtre? Est-ce qu'un bonheur comme celui-là serait la part d'un pauvre garçon qui sort du village? Car voilà ce qui m'en semble; et si j'en étais bien certain, il faudrait donc mourir de joie.
Oui, Jacob, me répondit-elle alors, puisque tu m'entends, et que cela te fait tant de plaisir, réjouis-t'en en toute sûreté.
Doucement donc, lui dis-je; car j'en pâmerai d'aise! Il n'y a qu'une raison qui me chicane à tout ceci, ajoutai-je. Eh! laquelle? me dit-elle. C'est, lui repartis-je, que vous me direz: Tu n'as rien, ni revenu, ni profit d'amassé; rien à louer, tout à acheter, rien à vendre; point d'autre gîte que la maison du prochain, ou bien la rue; pas seulement du pain pour attraper le bout du mois; après cela, mon petit monsieur, n'êtes-vous pas bien fatigué de vous réjouir tant de ce que je vous aime? Ne faudra-t-il pas encore vous remercier de la peine que vous prenez d'en être si ravi? Voilà, ma précieuse cousine, ce qu'il vous est loisible de repartir au contentement que je témoigne de votre affection: mais Dieu le sait, ma parente, ce n'est point pour l'amour de toutes ces provisions-là que mon coeur se transporte.
J'en suis persuadée, me dit-elle, et tu ne penserais pas à m'en assurer si cela n'était pas vrai, mon cher enfant.
Tenez, cousine, ajoutai-je, je ne songe non plus à pain, à vin, ni à gîte, que s'il n'y avait ni blé, ni vigne, ni logis dans le monde. Je les prendrai pourtant quand ils viendront, mais seulement parce qu'ils seront là. Pour à de l'argent, j'y rêve comme au Mogol; mon coeur n'est pas une marchandise, on ne l'aurait pas quand on m'en offrirait mille écus plus qu'il ne vaut, mais on l'a pour rien quand il y prend goût, et c'est ce qu'il a fait avec vous sans rien demander en retour. Que ce coeur vous plaise ou vous fâche, n'importe, il a pris sa secousse, il est à vous. Je confesse bonnement néanmoins que vous pouvez me faire du bien, parce que vous en avez; mais je ne rêvais pas à cette arithmétique-là, quand je me suis rendu à votre mérite, à votre jolie mine, à vos douces façons; et je m'attendais à votre amitié, comme à voir un samedi arriver dimanche. La mienne est une affaire qui a commencé sur le Pont-Neuf; de là jusqu'à votre maison, elle a pris vigueur et croissance, sa perfection est venue chez vous, et deux heures après, il n'y avait plus rien à y mettre; en voilà le récit bien véritable.
Quoi! me répondit-elle, si tu avais été plus riche et en situation de me dire: Je vous aime, mademoiselle, tu me l'aurais dit, Jacob?
Qui? moi? m'écriai-je; eh! merci de ma vie, je vous l'aurais dit avant que de parler, tout ainsi que je l'ai fait, ne vous déplaise; et si j'avais été digne que vous m'eussiez envisagé à bon escient, vous auriez bien vu que mes yeux vous disaient des paroles que je n'osais pas prononcer; jamais ils ne vous ont regardée qu'ils ne vous aient tenu les mêmes discours que je vous tiens; et toujours je vous aime, et quoi encore? je vous aime; je n'avais que ces mots-là dans l'oeil. Hé bien, mon enfant, me répondit-elle en jetant un soupir qui partait d'une abondance de tendresse, tu viens de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien.
Quand tu m'as rencontrée, il y avait longtemps que l'humeur difficile de ma soeur m'avait rebutée de son commerce; d'un autre côté je ne savais quel parti prendre, ni à quel genre de vie je devais me destiner en me séparant d'avec elle; j'avais quelquefois envie de me mettre en pension; mais cette façon de vivre a ses désagréments, il faut le plus souvent sacrifier ce qu'on veut à ce que veulent les autres, et cela m'en dégoûtait. Je songeais quelquefois au mariage: Je ne suis pas encore en âge d'y renoncer, me disais-je; je puis apporter un assez beau bien à celui qui m'épousera; et si je rencontre un honnête homme, un esprit doux, un bon caractère, voilà du repos pour le reste de mes jours. Mais cet honnête homme, où le trouver? Je voyais bien des gens qui me jetaient des discours à la dérobée pour m'attirer à eux. Il y en avait de riches, mais ils ne me plaisaient point; les uns étaient d'une profession que je n'aimais pas; j'apprenais que les autres n'avaient point de conduite; celui-ci aimait le vin, celui-là le jeu, un autre les femmes; car il y a si peu de personnes dans le monde qui vivent dans la crainte de Dieu, si peu qui se marient pour remplir les devoirs de leur état! Parmi ceux qui n'avaient point ces vices-là, l'un était un étourdi, l'autre était sombre et mélancolique, et je cherchais quelqu'un d'un caractère ouvert et gai, qui eût le coeur bon et sensible, qui répondît à la tendresse que j'aurais pour lui. Peu m'importait qu'il fût riche ou pauvre, qu'il eût quelque rang ou qu'il n'en eût pas. Je n'étais pas délicate non plus sur l'origine, pourvu qu'elle fût honnête; c'est-à-dire, pourvu qu'elle ne fût qu'obscure, et non pas vile et méprisable; et j'avais raison de penser modestement là-dessus, car je ne suis née moi-même que de parents honorables, et non pas connus. J'attendais donc que la Providence, à qui je remettais le tout, me fît trouver l'homme que je cherchais; et ce fut dans ce temps-là que je te rencontrai sur le Pont-Neuf.
Je l'interrompis à cet endroit de son discours.
Je veux, lui dis-je, acheter une tablette pour écrire l'année, le jour, l'heure et le moment, avec le mois, la semaine, et le temps qu'il faisait le jour de cette heureuse rencontre.
La tablette est toute achetée, mon fils, me dit-elle, et je te la donnerai, laisse-moi achever.
J'étais extrêmement faible, quand nous nous rencontrâmes, et il faut avouer que tu me secourus avec beaucoup de zèle.
Lorsque, par tes soins, je fus revenue à moi, je te regardai avec beaucoup d'attention, et tu me parus d'une physionomie tout à fait prévenante.
Grand merci à Dieu qui a permis que je la porte, m'écriai-je encore à ces mots. Oui, dit-elle, tu me plus d'abord, et le penchant que j'eus pour toi me parut être si subit et si naturel, que je ne pus m'empêcher d'y faire quelque réflexion. Qu'est-ce que c'est que ceci, me dis-je, je me sens comme obligée d'aimer ce jeune homme? Là-dessus je me recommandai à Dieu qui dispose de tout, et le priai de vouloir bien, dans les suites, me manifester sa sainte volonté sur une aventure qui m'étonnait moi-même. Hé bien, cousine, lui dis-je alors, ce jour-là, nos prières partirent donc l'une quand et quand l'autre; car, pendant que vous faisiez la vôtre, je fis aussi ma petite oraison à part. Mon Dieu! disais-je, qui avez mené Jacob sur ce Pont-Neuf, mon Dieu, que vous seriez clément envers moi, si vous mettiez dans la fantaisie de cette honnête demoiselle de me garder toute sa vie, ou seulement toute la mienne, à son aimable service!
Est-il bien possible, me répondit Mlle Habert, que cette idée-là te soit venue, mon garçon?
Par ma foi, oui, lui dis-je, et je ne la sentis point venir, je la trouvai toute arrivée.
Que cela est particulier, reprit-elle. Quoi qu'il en soit, tu m'aidas à revenir chez moi; et durant le chemin, nous nous entretînmes de ta situation. Je te fis plusieurs questions; et je ne saurais t'exprimer combien je fus contente de tes réponses, et des moeurs que tu montrais. Je te voyais une simplicité, une candeur qui me charmait, et j'en revenais toujours à ce penchant que je ne pouvais m'empêcher d'avoir pour toi. Toujours je demandais à Dieu qu'il daignât m'éclairer là-dessus, et me manifester ce qu'il voulait que cela devînt. Si sa volonté est que j'épouse ce garçon-là, disais-je, il arrivera des choses qui me le prouveront pendant qu'il demeurera chez nous.
Et je raisonnais fort bien: Dieu ne m'a pas laissée longtemps dans l'incertitude. Le même jour, cet ecclésiastique de nos amis vint nous voir, et je t'ai dit la querelle que nous eûmes ensemble.
Ah! ma cousine, la bonne querelle! m'écriai-je, et que ce bon directeur a bien fait d'être si fantasque! Comme tout cela s'arrange! Une rue où l'on se rencontre, une prière d'un côté, une oraison d'un autre, un prêtre qui arrive, et qui vous réprimande; votre soeur qui me chasse; vous qui me dites; Arrête; une division entre deux filles pour un garçon que Dieu envoie; que cela est admirable! Et puis vous me demandez si je vous aime? Eh! mais cela se peut-il autrement? Ne voyez-vous pas bien que mon affection se trouve là par prophétie divine, et que cela était décidé avant nous? Il n'y a rien de si visible.
En vérité, tu dis à merveilles, me répondit-elle, et il semble que Dieu te fournisse de quoi achever de me convaincre. Allons, mon fils, je n'en doute pas, tu es celui à qui Dieu veut que je m'attache; tu es l'homme que je cherchais, avec qui je dois vivre, et je me donnerai à toi.
Et moi, lui dis-je, je m'humilie devant ce bienheureux don, ce béni mariage que je ne mérite point, sinon que c'est Dieu qui vous l'ordonne et que vous êtes trop bonne chrétienne pour aller là-contre. Tout le profit en est à moi, et toute la charité à vous.
Je m'étais jeté à genoux pour lui parler ainsi, et je lui baisai la main, qu'elle crut dévotement devoir abandonner aux transports de ma reconnaissance.
Lève-toi, la Vallée. Oui, me dit-elle après, oui, je t'épouserai; et comme on ne peut se mettre trop tôt dans l'état où la Providence nous demande; que d'ailleurs, malgré notre parenté établie, on pourrait trouver indécent de nous voir loger ensemble, il faut hâter notre mariage.
Il est matin, répondis-je; en se trémoussant le reste de la journée, en allant et venant, est-ce qu'on ne pourrait pas faire en sorte, avec le notaire et le prêtre, de nous bénir après minuit? je ne sais pas comment cela se pratique.
Non, me dit-elle, mon enfant, les choses ne sauraient aller si vite; il faut d'abord que tu écrives à ton père de t'envoyer son consentement.
Bon! repartis-je, mon père n'est pas dégoûté; il consentirait, quand il serait mort, tant il serait aise de ma rencontre.
Je n'en doute pas, dit-elle, mais commence par faire ta lettre ce matin; il nous faudra des témoins, je les veux discrets; mon dessein est de cacher d'abord notre mariage, à cause de ma soeur, et je ne sais qui prendre.
Prenons notre hôtesse, lui dis-je, et quelqu'un de ses amis; c'est une bonne femme qui ne dira mot.
J'y consens, dit-elle, d'autant plus que cela fera cesser toutes ces petites amitiés qu'elle te fit hier, et qu'elle continuerait peut-être encore; aussi bien que la fille qui est une jeune étourdie assez mal élevée, à ce qu'il m'a paru, et avec qui je te prie de battre froid.
Nous en étions là, quand nous entendîmes du bruit; c'était notre hôtesse, escortée de sa cuisinière qui nous apportait du café.
Etes-vous levée, ma voisine? s'écria-t-elle à la porte. Il y a longtemps, dit Mlle Habert, en allant lui ouvrir; entrez, madame. Ah! bonjour, lui dit l'autre. Comment vous portez-vous? Avez-vous bien reposé? Monsieur de la Vallée, je vous salue. Je passe tous nos compliments, et la conversation qui se fit en prenant du café.
Quand la cuisinière eut remporté les tasses: Madame, lui dit Mlle Habert, vous me paraissez la meilleure personne du monde, et j'ai une confidence à vous faire sur une chose où j'ai même besoin de votre secours. Eh! mon Dieu, ma chère demoiselle, quel service puis-je vous rendre? répondit l'hôtesse avec une effusion de zèle et de bonté qui était sincère. Parlez; mais non, ajouta-t-elle tout de suite, attendez que j'aille fermer les portes; dès que c'est un secret, il faut que personne ne nous entende.
Elle se leva en disant ceci, sortit, et puis, du haut de l'escalier, appela sa cuisinière. Javote! lui cria-t-elle, si quelqu'un vient me demander, dites que je suis sortie; empêchez aussi qu'on ne monte chez mademoiselle; et surtout que ma fille n'y entre pas, parce que nous avons à parler en secret ensemble, entendez-vous? Et après ces mesures si discrètement prises contre les importuns, la voilà qui revient à nous en fermant portes et verrous; de sorte que par respect pour la confidence qu'on devait lui faire, elle débuta par avertir toute la maison qu'on devait lui en faire une; son zèle et sa bonté n'en savaient pas davantage; et c'est assez là le caractère des meilleures gens du monde. Les âmes excessivement bonnes sont volontiers imprudentes par excès de bonté même, et d'un autre côté, les âmes prudentes sont assez rarement bonnes.
Eh! madame, lui dit Mlle Habert, vous ne deviez point dire à votre cuisinière que nous avions à nous entretenir en secret; je ne voulais point qu'on sût que j'ai quelque chose à vous confier.
Oh! n'importe, dit-elle, ne vous embarrassez pas. Si je n'avais pas averti, on serait venu nous troubler; et n'y eût-il que ma fille, la précaution était nécessaire. Allons, mademoiselle, voyons de quoi il s'agit; je vous défie de trouver quelqu'un qui vous veuille tant de bien que moi, sans compter que je suis la confidente de tous ceux qui me connaissent: quand on m'a dit un secret, tenez, j'ai la bouche cousue, j'ai perdu la parole. Hier encore, madame une telle, qui a un mari qui lui mange tout, m'apporta mille francs qu'elle me pria de lui cacher, et qu'il lui mangerait aussi s'il le savait; mais je les lui garde. Ah çà! dites.
Toutes ces preuves de la discrétion de notre bonne hôtesse n'encourageaient point Mlle Habert: mais après lui avoir promis un secret, il était peut-être encore pis de le lui refuser que de le lui dire; ainsi il fallut parler.
J'aurai fait en deux mots, dit Mlle Habert; c'est que nous allons nous marier, M. de la Vallée que vous voyez, et moi. Ensemble? dit l'hôtesse avec un air de surprise. Oui, reprit Mlle Habert, je l'épouse.
Oh, oh! dit-elle, eh bien! il est jeune, il durera longtemps. Je voudrais en trouver un comme lui, moi, j'en ferais de même. Y a-t-il longtemps que vous vous aimez? Non, dit Mlle Habert en rougissant. Eh bien! c'est encore mieux, mes enfants, vous avez raison. Pour faire l'amour, il n'y a rien de tel que d'être mari et femme: mais n'avez-vous pas vos dispenses? Car vous êtes cousins.
Nous n'en avons pas besoin, dis-je alors: nous n'étions parents que par prudence, que par honnêteté pour les discours du monde.
Ha! ha! cela est plaisant, dit-elle. Eh! mais, vous m'apprenez là des choses que je n'aurais jamais devinées. C'est donc de votre noce que vous me priez?
Ce n'est pas là tout, dit Mlle Habert, nous voulons tenir notre mariage secret à cause de ma soeur qui ferait du bruit peut-être.
Eh! pourquoi du bruit? A cause de votre âge? reprit notre hôtesse. Eh! pardi, voilà bien de quoi! La semaine passée, n'y eut-il pas une femme de soixante et dix ans pour le moins, qu'on fiança dans notre paroisse avec un cadet de vingt ans? L'âge n'y fait rien que pour ceux et celles qui l'ont; c'est leur affaire.
Je ne suis pas si âgée, dit Mlle Habert d'un air un peu déconcerté qui ne l'avait pas quittée. Eh! pardi, non, dit l'hôtesse; vous êtes en âge d'épouser, ou jamais; après tout, on aime ce qu'on aime; il se trouve que le futur est jeune; hé bien, vous le prenez jeune. S'il n'a que vingt ans, ce n'est pas votre faute non plus que la sienne. Tant mieux qu'il soit jeune, ma voisine, il aura de la jeunesse pour vous deux. Dix ans de plus, dix ans de moins; quand ce serait vingt, quand ce serait trente, il y a encore quarante par-dessus; et l'un n'offense pas plus Dieu que l'autre. Qu'est-ce que vous voulez qu'on dise? Que vous seriez sa mère? Eh bien! le pis aller de tout cela, c'est qu'il serait votre fils. Si vous en aviez un, il n'aurait peut-être pas si bonne mine, et il vous aurait déjà coûté davantage: moquez-vous du caquet des gens, et achevez de me conter votre affaire.
Vous voulez cacher votre mariage, n'est-ce pas? Eh! cela vous sera aisé; car de marmot, il n'y en a point à craindre, vous en voilà quitte, et il n'y a que cela qui trahisse: après?
Si vous faites toujours vos réflexions aussi longues sur chaque article, dit alors Mlle Habert excédée de ces discours, je n'aurai pas le temps de vous mettre au fait. A l'égard de l'âge, je suis bien aise de vous dire, madame, que je n'ai pas lieu de craindre les caquets, et qu'à quarante-cinq ans que j'ai...
Quarante-cinq ans! s'écria l'autre en l'interrompant; eh! ce n'est rien que cela: ce n'est que vingt-cinq de plus qu'il a; pardi, je vous en croyais cinquante pour le moins; c'est sa mine qui m'a trompée en comparaison de la vôtre. Rien que quarante-cinq ans! ma voisine; oh! votre fils pourra bien vous en donner un autre. Vis-à-vis de nous, il y a une dame qui accoucha le mois passé à quarante-quatre et qui n'y renonce pas à quarante-cinq; et si son mari en a plus de soixante et douze. Oh! nous voilà bien; vous qui êtes appétissante, et lui qui est jeune, il y aura famille. Eh! dites-moi donc? est-ce un notaire pour le contrat que vous voulez que je vous enseigne? Je vous mènerai tantôt chez le mien, ou bien je vais dire à Javote d'aller le prier de passer ici.
Eh! non, madame, dit Mlle Habert, ne vous souvenez-vous plus que je veux tenir mon mariage secret? Ah! oui à propos, dit-elle; nous irons donc chez lui en cachette. Ah çà! il y a les bans à cette heure? C'est touchant tout cela, lui dis-je alors, que Mlle Habert souhaitait que vous l'aidassiez, soit pour des témoins, soit pour parler aux prêtres de la paroisse.
Laissez-m'en le soin, dit-elle; c'est après-demain dimanche, il faut faire publier un ban; tantôt nous sortirons pour arranger le tout. Je connais un prêtre qui nous mènera bon train; ne vous inquiétez pas, je lui parlerai ce matin. Je vais m'habiller; sans adieu, voisine. A quarante-cinq ans, appréhender qu'on ne cause d'un mariage? Eh! vous n'y songez pas, voisine. Adieu, adieu, ma bonne amie, votre servante, monsieur de la Vallée. A propos, vous me parlâtes hier d'une cuisinière, vous en aurez une tantôt, Javote me l'a dit, elle est allée l'avertir ce matin de venir; elle est de sa connaissance, elles sont toutes deux du même pays: ce sont des Champenoises, et moi aussi; c'est déjà trois, et cela fera quatre avec vous; car je vous crois de Champagne, n'est-ce pas? ajouta-t-elle en riant. Non, c'est moi, lui dis-je, vous vous êtes méprise, madame. Eh bien! oui, dit-elle, je savais bien qu'il y en avait un de vous deux du pays; n'importe qui. Bonjour, jusqu'au revoir.
Quand elle fut partie: Voilà une sotte femme, me dit Mlle Habert, avec son âge, et sa mère, et son fils; je suis bien fâchée de lui avoir déclaré nos affaires. Jacob, si je suis aussi vieille à tes yeux que je le suis aux siens, je ne te conseille pas de m'épouser.
Eh! ne voyez-vous pas, lui dis-je, que c'est un peu par rancune? Tenez, entre nous, ma parente, je crois qu'elle me prendrait si vous me laissiez là, en cas que je le voulusse, et je ne le voudrais pas; il n'y a point de femme qui me fût quelque chose après vous. Mais attendez, je m'en vais vous montrer votre vieillesse: et je courus, en disant ces mots, détacher un petit miroir qui était accroché à la tapisserie. Tenez, lui dis-je, regardez vos quarante-cinq ans, pour voir s'ils ne ressemblent pas à trente, et gageons qu'ils en approchent plus que vous ne dites.
Non, mon cher enfant, reprit-elle; j'ai l'âge que je viens de dire, et il est vrai que presque personne ne me le donne. Ce n'est pas que je me vante d'être ni fraîche, ni jolie, quoiqu'il n'ait tenu qu'à moi d'être bien cajolée; mais je n'ai jamais pris garde à ce qu'on m'a dit là-dessus.
Nous n'eûmes pas le temps d'en dire davantage, car Agathe arriva.
Hélas! mademoiselle, s'écria-t-elle en entrant à Mlle Habert, vous me prenez donc pour une causeuse, puisque vous n'avez pas voulu que je susse ce que vous avez dit à ma mère? Elle dit qu'elle s'en va pour vous chez son notaire, et puis de là à la paroisse. Est-ce pour un mariage?
A ce mot de mariage, Mlle Habert rougit sans savoir que répondre. C'est pour un contrat, dis-je en prenant la parole, et il faut même à cause de cela que j'écrive tout à l'heure une lettre qui presse. Ce que je dis exprès afin que la petite fille nous laissât en repos; car je sentais que sa présence pesait à Mlle Habert, qui ne pouvait revenir de la surprise où la jetait la conduite étourdie de la mère.
Et sur-le-champ je cherchai du papier et me mis en effet à écrire à mon père; Mlle Habert faisait semblant de me dicter tout bas ce que j'écrivais; de façon qu'Agathe sortit.
Toute indiscrète qu'était la mère, elle nous servit pourtant à merveilles. En un mot, toutes les mesures furent prises, nous eûmes le surlendemain un ban de publié. L'après-midi du même jour nous allâmes chez le notaire, où le contrat fut dressé: Mlle Habert m'y donna tout ce qu'elle avait pour en jouir pendant ma vie. Le consentement de mon père arriva quatre jours après, et nous étions à la veille de nos noces secrètes, quand, pour je ne sais quoi, dont je ne me ressouviens plus, nous fûmes obligés d'aller parler à ce prêtre de la connaissance de notre hôtesse. C'était lui qui devait nous marier le lendemain, c'est-à-dire pendant la nuit, et qui s'était même chargé d'une quantité de petits détails par considération pour notre hôtesse, à qui il avait quelque obligation.
Ce fut Mlle Habert qui donna le soir à souper à celle-ci, à sa fille et à quatre témoins. On était convenu qu'on sortirait de table à onze heures; que la mère et la fille se retireraient dans leur appartement, qu'on laisserait coucher Agathe, et qu'à deux heures après minuit, nous partirions, notre hôtesse, les quatre témoins ses amis, Mlle Habert et moi, pour aller à l'église.
Nous nous rendîmes donc sur les six heures du soir à la paroisse où devait se trouver cet ecclésiastique, à qui nous avions à parler; il était averti que nous viendrions, mais il n'avait pu nous attendre, et un de ses confrères nous dit, de sa part, qu'il se rendrait dans une heure ou deux chez notre hôtesse.
Nous nous en retournâmes et nous étions prêts à nous mettre à table, quand on nous annonça l'ecclésiastique en question, qu'on ne nous avait pas nommé, et à qui on n'avait pas dit notre nom non plus.
Il entre. Figurez-vous notre étonnement, quand, au lieu d'un homme que nous pensions ne pas connaître, nous vîmes ce directeur qui chez Mlles Habert avait décidé pour ma sortie de chez elles!
Ma prétendue fit un cri en le voyant, cri assez imprudent, mais ce sont de ces mouvements qui vont plus vite que la réflexion. Moi j'étais en train de lui tirer une révérence que je laissai à moitié faite; il avait la bouche ouverte pour parler, et il demeura sans mot dire. Notre hôtesse marchait à lui, et s'arrêta avec des yeux stupéfaits de nous voir tous immobiles; un des témoins ami de l'hôtesse, qui s'était avancé vers l'ecclésiastique pour l'embrasser, était resté les bras tendus; et nous composions tous le spectacle le plus singulier du monde: c'était autant de statues à peindre.
Notre silence dura bien deux minutes. A la fin, le directeur le rompit; et s'adressant à l'hôtesse:
Madame, lui dit-il, est-ce que les personnes en question ne sont pas ici? (car il ne s'imagina pas que nous fussions les sujets de sa mission présente, c'est-à-dire ceux qu'il devait marier cinq ou six heures après). Hé, pardi, répondit-elle, les voilà toutes deux, Mlle Habert et M. de la Vallée.
A peine put-il le croire: et effectivement il était fort singulier que ce fût nous. C'était de ces nouvelles qu'on peut apprendre, et dont on ne se doute point.
Quoi! dit-il après avoir, un instant ou deux; promené ses regards étonnés sur nous, vous nommez ce jeune homme monsieur de la Vallée, et c'est lui qui épouse cette nuit Mlle Habert?
Lui-même, répondit l'hôtesse, je n'en sache d'autre, et apparemment que mademoiselle n'en épouse pas deux.
Ma future ni moi nous ne répondions rien; je tenais mon chapeau à la main de l'air le plus dégagé qu'il m'était possible; je souriais même en regardant le directeur pendant qu'il interrogeait notre hôtesse: mais je ne souriais que par contenance, et non pas tout de bon; et je suis persuadé que ma façon dégagée n'empêchait pas que je n'eusse l'air assez sot. Il faudrait avoir un furieux fonds d'effronterie pour tenir bon contre de certaines choses, et je n'étais né que hardi, et point effronté.
A l'égard de ma future, sa contenance était d'avoir les yeux baissés, avec une mine qu'il serait assez difficile de définir. Il y avait de tout, du chagrin, de la confusion, de la timidité, qui venaient d'un reste de respect dévot pour ce directeur; et sur le tout, un air pensif, comme d'une personne qui a envie de dire: Je me moque de cela, mais qui est encore trop étourdie pour être si résolue.
Cet ecclésiastique, après avoir jeté les yeux sur nous: Madame, dit-il en s'adressant à notre hôtesse, cette affaire-ci mérite un peu de réflexion: voulez-vous bien que je vous dise un mot en particulier? Passons un moment chez vous, je vous prie; notre entretien ne sera que d'un instant.
Oui-da, monsieur, répondit-elle, charmée de se trouver de toute manière un personnage si important dans l'aventure: mademoiselle, ne vous impatientez pas, cria-t-elle à Mlle Habert en partant; monsieur dit que nous aurons bientôt fait.
Là-dessus elle prend un flambeau, sort avec l'ecclésiastique, et nous laisse, ma future, ceux qui devaient nous servir de témoins, et qui ne témoignèrent rien, Agathe, à qui on avait tout caché, et moi, dans la chambre.
Monsieur de la Vallée, me dit alors un de nos témoins, qu'est-ce que cela signifie? Est-ce que M. Doucin (parlant du prêtre) vous connaît? Oui, lui dis-je; nous nous sommes rencontrés chez mademoiselle. Ah! ah! vous vous mariez donc? dit Agathe à son tour. Hé mais, pas encore, comme vous voyez, répondis-je.
Et jusque-là pas un mot de la part de Mlle Habert, mais, pendant son silence, sa confusion se passait; l'amour reprenait le dessus, et la débarrassait de tous ces petits mouvements qui l'avaient d'abord déconcertée: Et il n'en sera ni plus ni moins, dit-elle en s'assoyant courageusement.
Savez-vous, lui dit un de nos témoins, l'ami de l'hôtesse, ce que M. Doucin va dire à Mme d'Alain? (C'était le nom de notre hôtesse.) Oui, monsieur, lui répondit-elle, je m'en doute, mais je ne m'en soucie guère.
C'est un fort honnête homme, un saint homme que M. Doucin, au moins, dit la malicieuse Agathe; c'est le confesseur de ma tante. Hé bien! mademoiselle, je le connais mieux que vous, dit ma future, mais il n'est pas question de sa sainteté; on le canonisera s'il est si saint. Qu'est-ce que cela fait ici?
Oh! ce que j'en dis, reprit la petite friponne, n'est que pour montrer l'estime que nous avons pour lui; car du reste, je n'en parle pas: ce ne sont point mes affaires. Je suis fâchée de ce qu'il ne se comporte pas à votre fantaisie: mais il faut croire que c'est apparemment pour votre bien; car il est si prudent!
A ces mots, la mère rentra. Vous revenez sans M. Doucin? dit notre témoin; je pensais qu'il souperait avec nous.
Oui, souper! répondit Mme d'Alain; vraiment, il est bien question de cela! Allons, allons, il n'y aura point de mariage cette nuit non plus, et s'il n'y en a point du tout, ce sera encore mieux. Soupons, puisque nous y voilà. C'est un bon coeur que ce M. Doucin, et vous lui avez bien obligation, mademoiselle, dit-elle à ma future, on ne saurait croire combien il vous aime toutes deux, votre bonne soeur et vous; le pauvre homme! il s'en va presque la larme à l'oeil, et j'ai pleuré moi-même en le quittant; je ne fais que d'essuyer mes yeux. Quelle nouvelle pour cette soeur, mon Dieu! qu'est-ce que c'est que nous?
A qui en avez-vous donc, madame, avec vos exclamations? lui dit Mlle Habert. Oh! rien, reprit-elle; mais me voilà bien ébaubie. Passe pour se quitter toutes deux, on n'est pas obligé de vivre ensemble, et vous serez aussi bien ici: mais se marier en cachette; et puis ce Pont-Neuf où l'on se rencontre; un mari sur le Pont-Neuf! Vous qui êtes si pieuse, si raisonnable, qui êtes de famille, qui êtes riche: oh! pour cela, vous n'y songez pas; je n'en veux pas dire davantage; car on m'a recommandé de ne vous parler qu'en secret; c'est une affaire qu'il ne faut pas que tout le monde sache. Et que vous apprenez pourtant à tout le monde, lui répondit Mlle Habert d'un ton de dépit.
Non, non, reprit la discrète d'Alain, je ne parle que de rencontre sur le Pont-Neuf et personne ne sait ce que c'est; demandez plutôt à ma fille, et à monsieur, ajouta-t-elle, en montrant notre témoin, s'ils y comprennent quelque chose? Il n'y a que vous et ce garçon qui était avec vous, qui m'entendiez.
Oh! pour moi, je n'y entends rien, dit Agathe, sinon que c'est sur le Pont-Neuf que s'est fait la connaissance de M. de la Vallée et vous; et voilà tout.
Encore n'y a-t-il que six jours, reprit la mère, et c'est de quoi je ne dis mot. Six jours! s'écria le témoin. Oui, six jours, mon voisin; mais n'en parlons plus, car aussi bien vous ne saurez rien de moi; il est inutile de m'interroger, il suffit que nous en causerons, Mlle Habert et moi. Mettons-nous à table, et que M. de la Vallée s'y mette aussi, puisque M. de la Vallée y a. Ce n'est pas que je méprise personne assurément; il est bon garçon et de bonne mine, et il n'y a point de bien que je ne lui souhaite: s'il n'est pas encore un monsieur, peut-être qu'il le sera un jour; aujourd'hui serviteur, demain maître; il y en a bien d'autres que lui qui ont été aux gages des gens, et puis qui ont eu des gens à leurs gages.
M. de la Vallée aux gages des gens! s'écria Agathe. Taisez-vous, petite fille, lui dit la mère; de quoi vous mêlez-vous?
Etait-ce aux gages de mademoiselle qui est présente? dit alors notre témoin. Eh! qu'importe, répondit-elle, laissons tout cela, mon compère, à bon entendeur, salut. C'est aujourd'hui M. de la Vallée, on vous le donne pour cela, prenez-le de même et mangeons.
Comme vous voudrez, reprit-il: mais c'est qu'on aime à être avec les gens de sa sorte; au surplus, je ferai comme vous, commère: on ne saurait faillir en vous imitant.
Ce petit dialogue au reste alla si vite, qu'à peine eûmes-nous le temps de nous reconnaître, Mlle Habert et moi; chaque détail nous assommait, et le temps se passe à rougir en pareille occasion. Imaginez-vous ce que c'est que de voir toute notre histoire racontée, article par article, par cette femme qui ne devait en parler qu'à Mlle Habert, qui se tue de dire: Je ne dirai mot, et qui conte tout, en disant toujours qu'elle ne contera rien.
Pour moi, j'en fus terrassé, je restai muet, rien ne me vint, et ma future n'y sut que se mettre à pleurer en se renversant dans le fauteuil où elle était assise.
Je me remis pourtant au discours que tint notre témoin, quand il dit qu'on aimait à être avec les gens de sa sorte.
Cet honnête convive n'avait pas une mine fort imposante, malgré un habit de drap neuf qu'il avait pris, malgré une cravate bien blanche, bien longue, bien empesée et bien roide, avec une perruque toute neuve aussi, qu'on voyait que sa tête portait avec respect, et dont elle était plus embarrassée que couverte, parce qu'apparemment elle n'y était pas encore familiarisée, et que cette perruque n'avait peut-être servi que deux ou trois dimanches.
Le bonhomme, épicier du coin, comme je le sus après, s'était mis dans cet équipage-là pour honorer notre mariage, et la fonction de témoin qu'il y devait faire; je ne dis rien de ses manchettes, qui avaient leur gravité particulière, je n'en vis jamais de si droites.
Eh! mais vous, monsieur, qui parlez des gens de votre sorte, lui dis-je, de quelle sorte êtes-vous donc? Le coeur me dit que je vous vaux bien, hormis que j'ai mes cheveux, et vous ceux des autres. Ah! oui, dit-il, nous nous valons bien, l'un pour demander à boire, et l'autre pour en apporter: mais ne bougez, je n'ai pas de soif. Bonsoir, madame d'Alain, je vous souhaite une bonne nuit, mademoiselle. Et puis voilà notre témoin sorti.
Fin de la seconde partie
Troisième partie
Jusque-là nos autres témoins n'auraient rien dit, et seraient volontiers restés, je pense, n'eût-ce été que pour faire bonne chère; car il n'est pas indifférent à de certaines gens d'être convives, un bon repas est quelque chose pour eux.
Mais ce témoin, qui sortait, était leur ami et leur camarade, et comme il avait la fierté de ne pas manger avec moi, ils crurent devoir suivre son exemple, et se montrer aussi délicats que lui.
Puisque monsieur un tel... (parlant de l'autre) s'en va, nous ne pouvons plus vous être utiles, dit à Mlle Habert l'un des trois, qui était gros et court; ainsi, mademoiselle, je crois qu'il est à propos que nous prenions congé de la compagnie.
Discours qu'il tint d'un air presque aussi triste que sérieux; il semblait qu'il disait: C'est bien à regret que nous nous retirons, mais nous ne saurions faire autrement.
Et ce qui rendait leur retraite encore plus difficile, c'est que pendant que leur orateur avait parlé, on avait apporté les premiers plats de notre souper, qu'ils trouvaient de fort bonne mine; je le voyais bien à leur façon de les regarder.
Messieurs, leur dit Mlle Habert d'un ton assez sec, je serais fâchée de vous gêner, vous êtes les maîtres.
Eh! pourquoi s'en aller? dit Mme d'Alain, qui aimait les assemblées nombreuses et bruyantes, et qui se voyait enlever l'espoir d'une soirée où elle aurait fait la commère à discrétion. Eh pardi! puisque voilà le souper servi, il n'y a qu'à se mettre à table.
Nous sommes bien mortifiés, mais cela ne se peut pas, répondit le témoin gros et court, cela ne se peut pas, notre voisine.
Ses confrères, qui étaient rangés à côté de lui, n'opinaient qu'en baissant la tête, et se laissaient conduire sans avoir la force de prononcer un mot; ces viandes qu'on venait de servir leur ôtaient la parole; il salua, ils saluèrent, il sortit le premier, et ils le suivirent.
Il ne nous resta donc que Mme d'Alain et sa fille.
Voilà ce que c'est, dit la mère en me regardant brusquement, voilà ce que c'est que de répondre aux gens mal à propos; si vous n'aviez rien dit, ils seraient encore là, et ne s'en iraient pas mécontents.
Pourquoi leur camarade a-t-il mal parlé? répondis-je; que veut-il dire avec les gens de sa sorte? Il me méprise, et je ne dirais mot?
Mais entre nous, monsieur de la Vallée, reprit-elle, a-t-il tant de tort? voyons, c'est un marchand, un bourgeois de Paris, un homme bien établi; de bonne foi, êtes-vous son pareil, un homme qui est marguillier de sa paroisse?
Qu'appelez-vous, madame, marguillier de sa paroisse? lui dis-je; est-ce que mon père ne l'a pas été de la sienne? est-ce que je pouvais manquer à l'être aussi, moi, si j'avais resté dans notre village, au lieu de venir ici?
Ah! oui, dit-elle, mais il y a paroisse et paroisse, monsieur de la Vallée. Eh! pardi, lui dis-je, je pense que notre saint est autant que le vôtre, madame d'Alain, saint Jacques vaut bien saint Gervais.
Enfin, ils sont partis, dit-elle d'un ton plus doux, car elle n'était point opiniâtre; ce n'est pas la peine de disputer, cela ne les fera pas revenir; pour moi, je ne suis point glorieuse, et je ne refuse pas de souper. A l'égard de votre mariage, il en sera ce qui plaira à Dieu; je n'en ai dit mon avis que par amitié, et je n'ai envie de fâcher personne.
Vous m'avez pourtant bien fâchée, dit alors Mlle Habert en sanglotant, et sans la crainte d'offenser Dieu, je ne vous pardonnerais jamais le procédé que vous avez eu ici. Venir dire toutes mes affaires devant des gens que je ne connais pas, insulter un jeune homme que vous savez que je considère, en parler comme d'un misérable, le traiter comme un valet, pendant qu'il ne l'a été qu'un moment, par hasard, et encore parce qu'il n'était pas riche, et puis citer un Pont-Neuf, me faire passer pour une folle, pour une fille sans coeur, sans conduite, et répéter tous les discours d'un prêtre qui n'en a pas agi selon Dieu dans cette occasion-ci; car, d'où vient est-ce qu'il vous a fait tous ces contes-là? Qu'il parle en conscience; est-ce par religion, est-ce à cause qu'il est en peine de moi et de mes actions? S'il a tant d'amitié pour moi, s'il s'intéresse si chrétiennement à ce qui me regarde, pourquoi donc m'a-t-il toujours laissé maltraiter par ma soeur pendant que nous demeurions toutes deux ensemble? Y avait-il moyen de vivre avec elle? pouvais-je y résister? il sait bien que non: je me marie aujourd'hui; eh bien, il aurait fallu me marier demain, et je n'aurais peut-être pas trouvé un si honnête homme. M. de la Vallée m'a sauvé la vie; sans lui je serais peut-être morte; il est d'aussi bonne famille que moi: que veut-on dire? à qui en a M. Doucin? Vraiment, l'intérêt est une belle chose; parce que je le quitte, et qu'il n'aura plus de moi les présents que je lui faisais tous les jours, il faut qu'il me persécute sous prétexte qu'il prend part à ce qui me regarde; il faut qu'une personne chez qui je demeure, et à qui je me suis confiée, me fasse essuyer la plus cruelle avanie du monde; car y a-t-il rien de plus mortifiant que ce qui m'arrive?
Là les pleurs, les sanglots, les soupirs, et tous les accents d'une douleur amère étouffèrent la voix de Mlle Habert, et l'empêchèrent de continuer.
Je pleurai moi-même, au lieu de lui dire: Consolez-vous; je lui rendis les larmes qu'elle versait pour moi; elle en pleura encore davantage pour me récompenser de ce que je pleurais; et comme Mme d'Alain était une si bonne femme, que tout ce qui pleurait avait raison avec elle, nous la gagnâmes sur-le-champ, et ce fut le prêtre qui eut tort.
Eh doucement donc, ma chère amie! dit-elle à Mlle Habert en allant à elle. Eh mon Dieu! que je suis mortifiée de n'avoir pas su tout ce que vous me dites! Allons, monsieur de la Vallée, bon courage, mon enfant! venez m'aider à consoler cette chère demoiselle qui se tourmente pour deux mots que j'ai véritablement lâchés à la légère; mais que voulez-vous, je ne devinais pas; on entend un prêtre qui parle, et qui dit que c'est dommage qu'on se marie à vous; dame, je l'ai cru, moi. On ne va pas s'imaginer qu'il a ses petites raisons pour être si scandalisé. Pour ce qui est d'aimer qu'on lui donne, oh! je n'en doute pas; c'est de la bougie, c'est du café, c'est du sucre. Oui, oui, j'ai une de mes amies qui est dans la grande dévotion, qui lui envoie de tout cela; je m'en ressouviens à cette heure que vous en touchez un mot; vous lui en donniez aussi, et voilà ce qui en est; faites comme moi, je parle de Dieu tant qu'on veut, mais je ne donne rien; ils sont trois ou quatre de sa robe qui fréquentent ici, je les reçois bien: bonjour, monsieur, bonjour, madame; on prend du thé, quelquefois on dîne; la reprise de quadrille ensuite, un petit mot d'édification par-ci par-là, et puis je suis votre servante; aussi, que je me marie vingt fois au lieu d'une, je n'ai pas peur qu'ils s'en mettent en peine. Au surplus, ma chère amie, consolez-vous, vous n'êtes pas mineure, et c'est bien fait d'épouser M. de la Vallée, si ce n'est pas cette nuit ce sera l'autre, et ce n'est qu'une nuit de perdue. Je vous soutiendrai, moi, laissez-moi faire. Comment donc, un homme sans qui vous seriez morte! Eh pardi! il n'y aurait pas de conscience! Oh! il sera votre mari; je serais la première à vous blâmer s'il ne l'était pas.
Elle en était là quand nous entendîmes monter la cuisinière de Mlle Habert (car celle de Mme d'Alain nous en avait procuré une, et j'avais oublié de vous le dire).
Allons, ma mie, ajouta-t-elle en caressant Mlle Habert, mettons-nous à table, essuyez vos yeux et ne pleurez plus; approchez son fauteuil, monsieur de la Vallée, et tenez-vous gaillard; soupons: mettez-vous là, petite fille.
C'était à Agathe à qui elle parlait, laquelle Agathe n'avait dit mot depuis que sa mère était rentrée.
Notre situation ne l'avait pas attendrie, et plaindre son prochain n'était pas sa faiblesse; elle n'avait gardé le silence que pour nous observer en curieuse, et pour s'amuser de la mine que nous faisions en pleurant. Je vis à la sienne que tout ce petit désordre la divertissait, et qu'elle jouissait de notre peine, en affectant pourtant un air de tristesse.
Il y a dans le monde bien des gens de ce caractère-là, qui aiment mieux leurs amis dans la douleur que dans la joie; ce n'est que par compliment qu'ils vous félicitent d'un bien, c'est avec goût qu'ils vous consolent d'un mal.
A la fin pourtant, Agathe, en se mettant à table, fit une petite exclamation en notre faveur, et une exclamation digne de la part hypocrite qu'elle prenait à notre chagrin; on se peint en tout, et la petite personne, au lieu de nous dire: Ce n'est rien que cela! s'écria: Ah! que ceci est fâcheux! et voilà toujours dans quel goût les âmes malignes s'y prennent en pareil cas; c'est là leur style.
La cuisinière entra, Mlle Habert sécha ses pleurs, nous servit, Mme d'Alain, sa fille et moi; et nous mangeâmes tous d'assez bon appétit. Le mien était grand; j'en cachai pourtant une partie, de peur de scandaliser ma future, qui soupait très sobrement, et qui m'aurait peut-être accusé d'être peu touché, si j'avais eu le courage de manger tant. On ne doit pas avoir faim quand on est affligé.
Je me retenais donc par décence, ou du moins j'eus l'adresse de me faire dire plusieurs fois: Mangez donc; Mlle Habert m'en pria elle-même, et de prières en prières, j'eus la complaisance de prendre une réfection fort honnête sans qu'on y pût trouver à redire.
Notre entretien pendant le repas n'eut rien d'intéressant; Mme d'Alain, à son ordinaire, s'y répandit en propos inutiles à répéter, nous y parla de notre aventure d'une manière qu'elle croyait très énigmatique, et qui était fort claire, remarqua que celle qui nous servait prêtait l'oreille à ses discours, et lui dit qu'il ne fallait pas qu'une servante écoutât ce que disaient les maîtres.
Enfin Mme d'Alain en agit toujours avec sa discrétion accoutumée; le repas fini, elle embrassa Mlle Habert, lui promit son amitié, son secours, presque sa protection, et nous laissa, sinon consolés, du moins plus tranquilles que nous l'aurions été sans ses assurances de services. Demain, dit-elle, au défaut de M. Doucin, nous trouverons bien un prêtre qui vous mariera. Nous la remerciâmes de son zèle, et elle partit avec Agathe, qui, ce soir-là, ne mit rien pour moi dans la révérence qu'elle nous fit.
Pendant que Cathos nous desservait (c'était le nom de notre cuisinière): Monsieur de la Vallée, me dit tout bas Mlle Habert, il faut que tu te retires; il ne convient pas que cette fille nous laisse ensemble. Mais ne sais-tu personne qui puisse te protéger ici? car je crains que ma soeur ne nous inquiète; je gage que M. Doucin aura été l'avertir; et je la connais, je ne m'attends pas qu'elle nous laisse en repos.
Pardi cousine, lui dis-je, pourvu que vous me souteniez, que peut-elle faire? Si j'ai votre coeur, qu'ai-je besoin d'autre chose? Je suis honnête garçon une fois, fils de braves gens; mon père consent, vous consentez, je consens aussi, voilà le principal.
Surtout, me dit-elle, ne te laisse point intimider, quelque chose qui arrive; je te le recommande; car ma soeur a bien des amis, et peut-être emploiera-t-on la menace contre toi; tu n'as point d'expérience, la peur te prendra, et tu me quitteras faute de résolution.
Vous quitter? lui dis-je; oui, quand je serai mort, il n'y aura que cela qui me donnera mon congé; mais tant que mon âme et moi serons ensemble, nous vous suivrons partout l'un portant l'autre, entendez-vous, cousine? Je ne suis pas peureux de mon naturel, qui vit bien ne craint rien; laissez-les venir. Je vous aime, vous êtes aimable, il n'y aura personne qui dise que non; l'amour est pour tout le monde, vous en avez, j'en ai, qui est-ce qui n'en a pas? Quand on en a, on se marie, les honnêtes gens le pratiquent, nous le pratiquons, voilà tout.
Tu as raison, me dit-elle, et ta fermeté me rassure; je vois bien que c'est Dieu qui te la donne; c'est lui qui conduit tout ceci; je me ferais un scrupule d'en douter. Va, mon enfant, mettons toute notre confiance en lui, remercions-le du soin visible qu'il a de nous. Mon Dieu, bénissez une union qui est votre ouvrage. Adieu la Vallée, plus il vient d'obstacles, et plus tu m'es cher.
Adieu, cousine; plus on nous chicane et plus je vous aime, lui dis-je à mon tour. Hélas! que je voudrais être à demain pour avoir à moi cette main que je tiens! Je croyais l'avoir tantôt avec toute la personne; quel tort il me fait, ce prêtre! ajoutai-je en lui pressant la main, pendant qu'elle me regardait avec des yeux qui me répétaient: Quel tort il nous fait! mais qui le répétaient le plus chrétiennement que cela se pouvait, vu l'amour dont ils étaient pleins, et vu la difficulté d'ajuster tant d'amour avec la modestie.
Va-t'en, me dit-elle toujours tout bas et en ajoutant un soupir à ces mots, va-t'en, il ne nous est pas encore permis de nous attendrir tant; il est vrai que nous devions être mariés cette nuit, mais nous ne le serons pas, la Vallée, ce n'est que pour demain. Va-t'en donc.
Cathos alors avait le dos tourné, et je profitai de ce moment pour lui baiser la main, galanterie que j'avais déjà vu faire, et qu'on apprend aisément; la mienne me valut encore un soupir de sa part, et puis je me levai et lui donnai le bonsoir.
Elle m'avait recommandé de prier Dieu, et je n'y manquai pas; je le priai même plus qu'à l'ordinaire, car on aime tant Dieu, quand on a besoin de lui!
Je me couchai fort content de ma dévotion, et persuadé qu'elle était très méritoire. Je ne me réveillai le lendemain qu'à huit heures du matin.
Il en était près de neuf, quand j'entrai dans la chambre de Mlle Habert, qui s'était levée aussi plus tard que de coutume; et j'avais eu à peine le temps de lui donner le bonjour, quand Cathos vint me dire que quelqu'un demandait à me parler.
Cela me surprit, je n'avais d'affaire avec personne. Est-ce quelqu'un de la maison? dit Mlle Habert encore plus intriguée que moi.
Non, mademoiselle, répondit Cathos, c'est un homme qui vient d'arriver tout à l'heure. Je voulus aller voir qui c'était. Attendez, dit Mlle Habert; je ne veux pas que vous sortiez; qu'il vienne vous parler ici, il n'y a qu'à le faire entrer.
Cathos nous l'amena; c'était un homme assez bien mis, une manière de valet de chambre qui avait l'épée au côté.
N'est-ce pas vous qui vous appelez monsieur de la Vallée? me dit-il. Oui, monsieur, répondis-je, qu'est-ce, qu'y a-t-il pour votre service?
Je viens ici de la part de M. le président... (c'était un des premiers magistrats de Paris); qui souhaiterait vous parler, me dit-il.
A moi! m'écriai-je, cela ne se peut pas, il faut que ce soit un autre M. de la Vallée, car je ne connais pas ce M. le président, je ne l'ai de ma vie ni vu ni aperçu.
Non, non, reprit-il, c'est vous-même qu'il demande, c'est l'amant d'une nommée Mlle Habert; j'ai là-bas un fiacre qui nous attend, et vous ne pouvez pas vous dispenser de venir; car on vous y obligerait: ainsi ce n'est pas la peine de refuser; d'ailleurs on ne veut vous faire aucun mal, on ne veut que vous parler.
J'ai fort l'honneur de connaître une parente de M. le président, et qui loge chez lui, dit alors Mlle Habert; et comme je soupçonne que c'est une affaire qui me regarde aussi, je vous suivrai, messieurs; ne vous inquiétez point, monsieur de la Vallée, nous y allons ensemble; tout ceci vient de mon aînée; c'est elle qui cherche à nous traverser, nous la trouverons chez M. le président, j'en suis sûre, et peut-être M. Doucin avec elle. Allons, allons voir de quoi il s'agit, vous n'attendrez pas, monsieur; je n'ai qu'à changer de robe.
Non, mademoiselle, dit le valet de chambre (car c'en était un), j'ai précisément ordre de n'amener que M. de la Vallée; il faut qu'on ait prévu que vous voudriez venir, puisqu'on m'a donné cet ordre positif, ainsi vous ne sauriez nous suivre; je vous demande pardon du refus que je vous fais, mais il faut que j'obéisse.
Voilà de grandes précautions, d'étranges mesures, dit-elle, eh bien,! monsieur de la Vallée, partez, allez devant, présentez-vous hardiment; j'y serai presque aussitôt que vous, car je vais envoyer chercher une voiture.
Je ne vous le conseille pas, mademoiselle, dit le valet de chambre; car j'ai charge de vous dire qu'en ce cas vous ne parleriez à personne.
A personne! s'écria-t-elle; eh! qu'est-ce que cela signifie? M. le président passe pour un si honnête homme; on le dit si homme de bien; comment se peut-il qu'il en use ainsi? où est donc sa religion? ne tient-il qu'à être président pour envoyer chercher un homme qui n'a que faire à lui? C'est comme un criminel qu'on envoie prendre; en vérité, je n'y comprends rien, Dieu n'approuve pas ce qu'il fait là; je suis d'avis qu'on n'y aille pas. Je m'intéresse à M. de la Vallée, je le déclare; il n'a ni charge, ni emploi, j'en conviens, mais c'est un sujet du roi comme un autre, et il n'est pas permis de maltraiter les sujets du roi, ni de les faire marcher comme cela, sous prétexte qu'on est président, et qu'ils ne sont rien; mon sentiment est qu'il reste.
Non, mademoiselle, lui dis-je alors, je ne crains rien (et cela était vrai). Ne regardons pas si c'est bien ou mal fait de m'envoyer dire que je vienne; qu'est-ce que je suis pour être glorieux? ne faut-il pas se mesurer à son aune? quand je serai bourgeois de Paris, encore passe; mais à présent que je suis si petit, il faut bien en porter la peine, et aller suivant ma taille: aux petits les corvées, dit-on. M. le président me mande, trouvons que je suis bien mandé; M. le président me verra, Sa Présidence me dira ses raisons, je lui dirai les miennes, nous sommes en pays de chrétiens, je lui porte une bonne conscience, et Dieu par-dessus tout. Marchons, monsieur, je suis tout prêt.
Eh bien! j'y consens, dit Mlle Habert; car en effet, qu'en peut-il être? Mais avant que vous partiez, venez, que je vous dise un petit mot dans ce cabinet, monsieur de la Vallée.
Elle y entra, je la suivis; elle ouvrit une armoire, mit sa main dans un sac, et en tira une somme en or qu'elle me dit de prendre. Je soupçonne, ajouta-t-elle, que tu n'as pas beaucoup d'argent, mon enfant; à tout hasard, mets toujours cela dans ta poche. Va, monsieur de la Vallée, que Dieu soit avec toi, qu'il te conduise et te ramène, ne tarde point à revenir, dès que tu le pourras, et souviens-toi que je t'attends avec impatience.
Oui cousine, oui maîtresse, oui charmante future, et tout ce qui m'est le plus cher dans le monde, oui, je retourne aussitôt; je ne ferai de bon sang qu'à mon arrivée; je ne vivrai point que je vous revoie, lui dis-je en me jetant sur cette main généreuse qu'elle avait vidée dans mon chapeau. Hélas! quand on aurait un coeur de rocher, ce serait bientôt un coeur de chair avec vous et vos chères manières; quelle bonté d'âme! mon Dieu, la charmante fille, que je l'aimerai quand je serai son homme! la seule pensée m'en fait mourir d'aise; viennent tous les présidents du monde et tous les greffiers du pays, voilà ce que je leur dirai, fussent-ils mille, avec autant d'avocats. Adieu, la reine de mon âme, adieu, personne chérie; j'ai tant d'amour que je n'en saurais plus parler sans notre mariage: il me faut cela pour dire le reste.
Pour toute réponse, elle se laissa tomber dans un fauteuil en pleurant, et je partis avec ce valet de chambre qui m'attendait, et qui me parut honnête homme.
Ne vous alarmez point, me dit-il en chemin, ce n'est pas un crime que d'être aimé d'une fille, et ce n'est que par complaisance que M. le président vous envoie chercher; on l'en a prié dans l'espérance qu'il vous intimiderait; mais c'est un magistrat plein de raison et d'équité; ainsi, soyez en repos, défendez-vous honnêtement, et tenez bon.
Aussi ferai-je, mon cher monsieur, lui dis-je; je vous remercie du conseil, quelque jour je vous le revaudrai si je puis, mais je vous dirai que je vais là aussi gaillard qu'à ma noce.
Ce fut en tenant de pareils discours que nous arrivâmes chez son maître. Apparemment que mon histoire avait éclaté dans la maison; car j'y trouvai tous les domestiques assemblés qui me reçurent en haie sur l'escalier.
Je ne me démontai point; chacun disait son mot sur ma figure, et heureusement, de tous ces mots, il n'y en avait pas un dont je pusse être choqué; il y en eut même de fort obligeants de la part des femmes. Il n'a pas l'air sot, disait l'une. Mais vraiment la dévote a fort bien choisi, il est beau garçon, disait l'autre.
A droit, c'était: Je suis bien aise de sa bonne fortune; à gauche: J'aime sa physionomie. Qu'il m'en vienne un de cette mine-là, je m'y tiens, entendais-je dire ici. Vous n'êtes pas dégoûtée, disait-on là.
Enfin je puis dire que mon chemin fut semé de compliments, et si c'était là passer par les baguettes, du moins étaient-elles les plus douces du monde, j'aurais eu lieu d'être bien content, sans une vieille gouvernante qui gâta tout, que je rencontrai au haut de l'escalier, et qui se fâcha sans doute de me voir si jeune, pendant qu'elle était si vieille et si éloignée de la bonne fortune de Mlle Habert.
Oh! le coup de baguette de celle-là ne fut pas doux; car, me regardant d'un oeil hagard, et levant les épaules sur moi: Hum! qu'est-ce que c'est que cela? dit-elle; quelle bégueule, à son âge, de vouloir épouser ce godelureau! il faut qu'elle ait perdu l'esprit.
Tout doucement, ma bonne mère, vous le perdriez bien au même prix, lui répondis-je, enhardi par tout ce que les autres m'avaient dit de flatteur.
Ma réponse réussit, ce fut un éclat de rire général, tout l'escalier en retentit, et nous entrâmes, le valet de chambre et moi, dans l'appartement, en laissant une querelle bien établie entre la gouvernante et le reste de la maison qui la sifflait en ma faveur.
Je ne sais pas comment la vieille s'en tira: mais, comme vous voyez, mon début était assez plaisant.
La compagnie était chez madame; on m'y attendait, et ce fut aussi chez elle que me mena mon guide.
Modestie et courage, voilà avec quoi j'y entrai. J'y trouvai Mlle Habert, l'aînée, par qui je commence parce que c'est contre elle que je vais plaider. M. le président, homme entre deux âges.
Mme la présidente, dont la seule physionomie m'aurait rassuré, si j'avais eu peur; il n'en faut qu'une comme celle-là dans une compagnie pour vous faire aimer toutes les autres; non pas que Mme la présidente fût belle, il s'en fallait bien; je ne vous dirai pas non plus qu'elle fût laide, je n'oserais; car si la bonté, si la franchise, si toutes les qualités qui font une âme aimable prenaient une physionomie en commun, elles n'en prendraient point d'autre que celle de cette présidente.
J'entendis qu'elle disait au président d'un ton assez bas: Mon Dieu! monsieur, il me semble que ce pauvre garçon tremble, allez-y doucement, je vous prie; et puis elle me regarda tout de suite d'un air qui me disait: Ne vous troublez point.
Ce sont de ces choses si sensibles qu'on ne saurait s'y méprendre.
Mais ce que je dis là m'a écarté. Je comptais les assistants, en voilà déjà trois de nommés, venons aux autres.
Il y avait un abbé d'une mine fine, et mis avec toute la galanterie que pouvait comporter son habit, gesticulant décemment, mais avec grâce; c'était un petit-maître d'église, je n'en dirai pas de lui davantage, car je ne l'ai jamais revu.
Il y avait encore une dame, parente du président, celle que Mlle Habert avait dit connaître, et qui occupait une partie de la maison; veuve d'environ cinquante ans, grande personne bien faite, et dont je ferai le portrait dans un moment; voilà tout:
Il est bon d'avertir que cette dame, dont je promets le portrait, était une dévote aussi. Voilà bien des dévotes, dira-t-on, mais je ne saurais qu'y faire; c'était par là que Mlle Habert l'aînée la connaissait, et qu'elle avait su l'intéresser dans l'affaire dont il s'agissait; elles allaient toutes deux au même confessionnal.
Et, à propos de dévotes, ce fut bien dans cette occasion où j'aurais pu dire:
Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots!
Je n'ai jamais vu de visage si furibond que celui de la Mlle Habert présente; cela la changeait au point que je pensai la méconnaître.
En vérité il n'y a de mouvements violents que chez ces personnes-là, il n'appartient qu'à elles d'être passionnées; peut-être qu'elles croient être assez bien avec Dieu pour pouvoir prendre ces licences-là sans conséquence, et qu'elles s'imaginent que ce qui est péché pour nous autres profanes, change de nom, et se purifie en passant par leur âme. Enfin je ne sais pas comment elles l'entendent, mais il est sûr que la colère des dévots est terrible.
Apparemment qu'on fait bien de la bile dans ce métier-là; je ne parle jamais que des dévots, je mets toujours les pieux à part; ceux-ci n'ont point de bile, la piété les en purge.
Je ne m'embarrassai guère de la fureur avec laquelle me regardait Mlle Habert; je jetai les yeux sur elle aussi indifféremment que sur le reste de la compagnie, et je m'avançai en saluant M. le président.
C'est donc toi, me dit-il, que la soeur de mademoiselle veut épouser?
Oui, monsieur, du moins me le dit-elle, et assurément je ne l'en empêcherai pas; car cela me fait beaucoup d'honneur et de plaisir, lui répondis-je d'un air simple, mais ferme et tranquille. Je m'observai un peu sur le langage, soit dit en passant.
T'épouser, toi? reprit le président. Es-tu fait pour être son mari? Oublies-tu que tu n'es que son domestique?
Je n'aurais pas de peine à l'oublier, lui dis-je, car je ne l'ai été qu'un moment par rencontre.
Voyez l'effronté, comme il vous répond, monsieur le président, dit alors Mlle Habert.
Ah! point du tout, mademoiselle: c'est que vous êtes fâchée, dit sur-le-champ la présidente d'un ton de voix si bien assorti avec cette physionomie dont j'ai parlé; M. le président l'interroge, il faut bien qu'il réponde, il n'y a point de mal à cela, écoutons-le.
L'abbé à ce dialogue souriait sous sa main d'un air spirituel et railleur; M. le président baissait les yeux de l'air d'un homme qui veut rester grave, et qui retient une envie de rire.
L'autre dame, parente de la maison, faisait des noeuds, je pense, et la tête baissée, se contentait par intervalles de lever sourdement les yeux sur moi; je la voyais qui me mesurait depuis les pieds jusqu'à la tête.
Pourquoi, reprit le président, me dis-tu que tu n'as été qu'un moment son domestique, puisque tu es actuellement à son service?
Oui, monsieur, à son service comme au vôtre, je suis fort son serviteur, son ami, et son prétendu, et puis c'est tout.
Mais, petit fripon que vous êtes, s'écria là-dessus ma future belle-soeur, qui ne trouvait pas que le président me parlât à sa fantaisie, mais pouvez-vous à votre âge mentir aussi impudemment que vous le faites? Là, mettez la main sur la conscience, songez que vous êtes devant Dieu, et qu'il nous écoute. Est-ce que ma folle de soeur ne vous a pas rencontré dans la rue? N'étiez-vous pas sur le pavé, sans savoir où aller, quand elle vous a pris? Que seriez-vous devenu sans elle? Ne seriez-vous pas réduit à tendre la main aux passants, si elle n'avait pas eu la charité de vous mener au logis? Hélas! la pauvre fille, il valait bien mieux qu'elle n'eût pas pitié de vous: il faut bien que sa charité n'ait pas été agréable à Dieu, puisqu'il s'en est suivi un si grand malheur pour elle; et quel égarement, monsieur le président, que les jugements de Dieu sont terribles! Elle passe un matin sur le Pont-Neuf, elle rencontre ce petit libertin, elle me l'amène, il ne me revient pas, elle veut le garder à toute force malgré mon conseil et l'inspiration d'un saint homme qui tâche de l'en dissuader; elle se brouille avec lui, se sépare d'avec moi, prend une maison ailleurs, y va loger avec ce misérable, (Dieu me pardonne de l'appeler ainsi!) se coiffe de lui, et veut être sa femme, la femme d'un valet, à près de cinquante ans qu'elle a.
Oh! l'âge ne fait rien à cela, dit sans lever la tête la dame dévote, à qui cet article des cinquante ans ne plut pas, parce qu'elle avait sa cinquantaine et qu'elle craignait que ce discours ne fît songer à elle. Et d'ailleurs, dit-elle en continuant, est-elle si âgée, mademoiselle votre soeur? Vous êtes en colère, et il me semble lui avoir entendu dire qu'elle était de mon âge, et sur ce pied-là, elle serait à peu près de cinq ans plus jeune.
Je vis le président sourire à ce calcul; apparemment qu'il ne lui paraissait pas exact.
Eh! madame, reprit Mlle Habert l'aînée d'un ton piqué, je sais l'âge de ma soeur, je suis son aînée, et j'ai près de deux ans plus qu'elle. Oui, madame, elle a cinquante ans moins deux mois, et je pense qu'à cet âge-là on peut passer pour vieille; pour moi, je vous avoue que je me regarde comme telle; tout le monde ne se soutient pas comme vous, madame.
Autre sottise qui lui échappa, ou par faute d'attention, ou par rancune.
Comme moi, mademoiselle Habert? répondit la dame en rougissant; eh! où allez-vous? Est-ce qu'il est question de moi ici? Je me soutiens, dites-vous, je le crois bien, et Dieu sait si je m'en soucie! mais il n'y a pas grand miracle qu'on se soutienne encore à mon âge.
Il est vrai, dit le président en badinant, que Mlle Habert rend le bel âge bien court, et que la vieillesse ne vient pas de si bonne heure; mais laissons-là la discussion des âges.
Oui, monsieur le président, répondit notre aînée, ce n'est pas les années que je regarde à cela, c'est l'état du mari qu'elle prend; c'est la bassesse de son choix; voyez quel affront ce sera pour la famille. Je sais bien que nous sommes tous égaux devant Dieu, mais devant les hommes ce n'est pas de même, et Dieu veut qu'on ait égard aux coutumes établies parmi eux, il nous défend de nous déshonorer, et les hommes diront que ma soeur aura épousé un gredin, voilà comment ils appelleront ce petit garçon-là, et je demande qu'on empêche une pauvre égarée de nous couvrir de tant de honte; ce sera même travailler pour son bien; il faut avoir pitié d'elle, je l'ai déjà recommandée aux prières d'une sainte communauté; M. Doucin m'a promis les siennes; madame aussi, ajouta-t-elle en regardant la dame dévote, qui ne parut pas alors goûter beaucoup cette apostrophe; voilà Mme la présidente et M. l'abbé, que je n'ai pas l'honneur de connaître, qui ne nous refuseront pas les leurs (les prières de M. l'abbé étaient quelque chose d'impayable en cette occasion-ci; on pensa en éclater de rire, et aussi remercia-t-il de l'invitation, d'un air qui mettait ses prières au prix qu'elles valaient), et vous aurez part à une bonne oeuvre, dit-elle encore au président, si vous voulez bien nous secourir de votre crédit là-dedans.
Allez, mademoiselle, ne vous inquiétez point, dit le président, votre soeur ne l'épousera pas; il n'oserait porter la chose jusque-là; et s'il avait envie d'aller plus loin, nous l'en empêcherions bien, mais il ne nous en donnera pas la peine, et pour le dédommager de ce qu'on lui ôte, je veux avoir soin de lui, moi.
Il y avait longtemps que je me taisais, parce que je voulais dire mes raisons tout de suite, et je n'avais pas perdu mon temps pendant mon silence; j'avais jeté de fréquents regards sur la dame dévote, qui y avait pris garde, et qui m'en avait même rendu quelques-uns à la sourdine; et pourquoi m'étais-je avisé de la regarder? C'est que je m'étais aperçu par-ci par-là qu'elle m'avait regardé elle-même, et que cela m'avait fait songer que j'étais beau garçon; ces choses-là se lièrent dans mon esprit: on agit dans mille moments en conséquence d'idées confuses qui viennent je ne sais comment, qui vous mènent, et qu'on ne réfléchit point.
Je n'avais pas négligé non plus de regarder la présidente, mais celle-là d'une manière humble et suppliante. J'avais dit des yeux à l'une: Il y a plaisir à vous voir, et elle m'avait cru; à l'autre: Protégez-moi, et elle me l'avait promis; car il me semble qu'elles m'avaient entendu toutes deux, et répondu ce que je vous dis là.
M. l'abbé même avait eu quelque part à mes attentions; quelques regards extrêmement honnêtes me l'avaient aussi disposé en ma faveur; de sorte que j'avais déjà les deux tiers de mes juges pour moi, quand je commençai à parler.
D'abord je fis faire silence, car de la manière dont je m'y pris, cela voulait dire: Ecoutez-moi.
Monsieur le président, dis-je donc, j'ai laissé parler mademoiselle à son aise, je l'ai laissé m'injurier tant qu'il lui a plu: quand elle ferait encore un discours d'une heure, elle n'en dirait pas plus qu'elle en a dit; c'est donc à moi à parler à présent; chacun à son tour, ce n'est pas trop.
Vous dites, monsieur le président, que si je veux épouser Mlle Habert la cadette, on m'en empêchera bien; à quoi je vous réponds que si on m'en empêche, il me sera bien force de la laisser là; à l'impossible nul n'est tenu; mais que si on ne m'en empêche pas, je l'épouserai, cela est sûr, et tout le monde en ferait autant à ma place.
Venons à cette heure aux injures qu'on me dit; je ne sais pas si la dévotion les permet; en tout cas, je les mets sur la conscience de mademoiselle qui les a proférées. Elle dit que Dieu nous écoute, et tant pis pour elle, car ce n'est pas là de trop belles paroles qu'elle lui a fait entendre; bref, à son compte, je suis un misérable, un gredin; sa soeur une folle, une pauvre vieille égarée; à tout cela il n'y a que le prochain de foulé, qu'il s'accommode. Parlons de moi. Voilà, par exemple, Mlle Habert l'aînée, monsieur le président; si vous lui disiez comme à moi, toi par-ci, toi par-là, qui es-tu? qui n'es-tu pas? elle ne manquerait pas de trouver cela bien étrange; elle dirait: Monsieur, vous me traitez mal; et vous penseriez en vous-même: Elle a raison; c'est mademoiselle qu'il faut dire: aussi faites-vous; mademoiselle ici, mademoiselle là, toujours honnêtement mademoiselle et à moi toujours tu et toi. Ce n'est pas que je m'en plaigne, monsieur le président, il n'y a rien à dire, c'est la coutume de vous autres grands messieurs; toi, c'est ma part et celle-là du pauvre monde; voilà comme on le mène: pourquoi pauvre monde est-il? ce n'est pas votre faute, et ce que j'en dis n'est que pour faire une comparaison. C'est que mademoiselle, à qui ce serait mal fait de dire: Que veux-tu? n'est presque pourtant pas plus mademoiselle que je suis monsieur, c'est ma foi la même chose.
Comment donc, petit impertinent, la même chose? s'écria-t-elle.
Eh! pardi, oui, répondis-je; mais je n'ai pas fait, laissez-moi me reprendre. Est-ce que M. Habert votre père, et devant Dieu soit son âme, était un gredin, mademoiselle? Il était fils d'un bon fermier de Beauce, moi fils d'un bon fermier de Champagne; c'est déjà ferme pour ferme; nous voilà déjà, monsieur votre père et moi, aussi gredins l'un que l'autre; il se fit marchand, n'est-ce pas? Je le serai peut-être; ce sera encore boutique pour boutique. Vous autres demoiselles qui êtes ses filles, ce n'est donc que d'une boutique que vous valez mieux que moi; mais cette boutique, si je la prends, mon fils dira: Mon père l'avait; et par là mon fils sera au niveau de vous. Aujourd'hui vous allez de la boutique à la ferme, et moi j'irai de la ferme à la boutique; il n'y a pas là grande différence; ce n'est qu'un étage que vous avez de plus que moi; est-ce qu'on est misérable à cause d'un étage de moins? Est-ce que les gens qui servent Dieu comme vous, qui s'adonnent à l'humilité comme vous, comptent les étages, surtout quand il n'y en a qu'un à redire?
Pour ce qui est de cette rue où vous dites que votre soeur m'a rencontré, eh bien cette rue, c'est que tout le monde y passe; j'y passais, elle y passait, et il vaut autant se rencontrer là qu'ailleurs, quand on a à se rencontrer quelque part. J'allais être mendiant sans elle; hélas! non pas le même jour, mais un peu plus tard, il aurait bien fallu en venir là ou s'en retourner à la ferme; je le confesse franchement, car je n'y entends point finesse; c'est bien un plaisir que d'être riche, mais ce n'est pas une gloire hormis pour les sots; et puis y a-t-il si grande merveille à mon fait? on est jeune, on a père et mère, on sort de chez eux pour faire quelque chose, quelle richesse voulez-vous qu'on ait? on a peu, mais on cherche, et je cherchais; là-dessus votre soeur vient: Qui êtes-vous? me dit-elle; je le lui récite. Voulez-vous venir chez nous? Nous sommes deux filles craignant Dieu, dit-elle. Oui-da, lui dis-je, et en attendant mieux, je la suis. Nous causons par les chemins, je lui apprends mon nom, mon surnom, mes moyens, je lui détaille ma famille; elle me dit: La nôtre est de même étoffe; moi je m'en réjouis; elle dit qu'elle en est bien aise; je lui repars, elle me repart; je la loue, elle me le rend. Vous me paraissez bon garçon. Vous, mademoiselle, la meilleure fille de Paris. Je suis content, lui dis-je. Moi contente. Et puis nous arrivons chez vous, et puis vous la querellez à cause de moi; vous dites que vous la quitterez, elle vous quitte la première; elle m'emmène; la voilà seule, l'ennui la prend, la pensée du mariage lui vient, nous en devisons, je me trouve là tout porté, elle m'estime, je la révère; je suis fils de fermier, elle petite-fille, elle ne chicane pas sur un cran de plus, sur un cran de moins, sur une boutique en deçà, sur une boutique en delà; elle a du bien pour nous deux, moi de l'amitié pour quatre; on appelle un notaire; j'écris en Champagne, on me récrit, tout est prêt; et je demande à monsieur le président qui sait la justice par coeur, à madame la présidente, qui nous écoute, à madame, qui a si bon esprit, à monsieur l'abbé qui a de la conscience; je demande à tout Paris, comme s'il était là, où est ce grand affront que je vous fais? A ces mots, la compagnie se tut, personne ne répondit. Notre aînée, qui s'attendait que M. le président parlerait, le regardait étonnée de ce qu'il ne disait rien. Quoi! monsieur, lui dit-elle, est-ce que vous m'abandonnez!
J'aurais fort envie de vous servir, mademoiselle, lui dit-il, mais que voulez-vous que je fasse en pareil cas? je croyais l'affaire bien différente, et si tout ce qu'il dit est vrai, il ne serait ni juste ni possible de s'opposer à un mariage qui n'a point d'autre défaut que d'être ridicule à cause de la disproportion des âges.
Sans compter, dit la dame parente, qu'on en voit tous les jours de bien plus grandes, de ces disproportions, et que celle-ci ne sera sensible que dans quelques années, car votre soeur est encore fraîche.
Et d'ailleurs, dit la présidente d'un air conciliant, elle est sa maîtresse, cette fille; et ce jeune homme n'a contre lui que sa jeunesse, dans le fond.
Et il n'est pas défendu d'avoir un mari jeune, dit l'abbé d'un ton goguenard.
Mais n'est-ce pas une folie qu'elle fait, dit Mlle Habert, dont toutes ces généalogies avaient mis la tête en désordre; et n'y a-t-il pas de la charité à l'en empêcher? Vous, madame, qui m'avez tant promis d'engager M. le président à me prêter son secours, ajouta-t-elle en parlant à cette dame dévote, est-ce que vous ne le presserez point d'agir? Je comptais tant sur vous.
Mais, ma bonne demoiselle Habert, reprit la dame, il faut entendre raison. Vous m'avez parlé de ce jeune homme comme du dernier des malheureux, n'appartenant à personne, et j'ai pris feu là-dessus; mais point du tout, ce n'est point cela, c'est le fils d'honnêtes gens d'une bonne famille de Champagne, d'ailleurs un garçon raisonnable; et je vous avoue que je me ferais un scrupule de nuire à sa petite fortune.
A ce discours, le garçon raisonnable salua la scrupuleuse; ma révérence partit sur-le-champ.
Mon Dieu! qu'est-ce que c'est que le monde? s'écria ma belle-soeur future. Pour avoir dit à madame qu'elle se soutenait bien à l'âge qu'a ma soeur, voilà que j'ai perdu ses bonnes grâces; qui est-ce qui devinerait qu'on est encore une nymphe à cinquante ans? Adieu, madame; monsieur le président, je suis votre servante.
Cela dit, elle salua le reste de la compagnie, pendant que la dame dévote la regardait de côté d'un air méprisant, sans daigner lui répondre.
Allez, mon enfant, me dit-elle quand l'autre fut partie, mariez-vous, il n'y a pas le mot à vous dire.
Je lui conseille même de se hâter, dit la présidente, car cette soeur-là est bien mal intentionnée. De quelque façon qu'elle s'y prenne, ses mauvaises intentions n'aboutiraient à rien, dit froidement le président, et je ne vois pas ce qu'elle pourrait faire.
Là-dessus on annonça quelqu'un. Venez, me dit en se levant la nymphe de cinquante ans, je vais vous donner un petit billet pour Mlle Habert; c'est une fort bonne fille, je l'ai toujours mieux aimée que l'autre; et je suis bien aise de lui apprendre comment ceci s'est passé. Monsieur le président, permettez-moi de passer un moment dans votre cabinet pour écrire; et tout de suite elle part, et je la suis, très content de mon ambassade.
Quand nous fûmes dans ce cabinet: Franchement mon garçon, me dit-elle en prenant une feuille de papier, et en essayant quelques plumes, j'ai d'abord été contre vous; cette emportée qui sort nous avait si fort parlé à votre désavantage, que votre mariage paraissait la chose du monde la plus extraordinaire; mais j'ai changé d'avis dès que je vous ai vu; je vous ai trouvé une physionomie qui détruisait tout le mal qu'elle avait dit; et effectivement vous l'avez belle, et même heureuse; Mlle Habert la cadette a raison.
Je suis bien obligé, madame, à la bonne opinion que vous avez de moi, lui répondis-je, et je tâcherai de la mériter.
Oui, me dit-elle, je pense très bien de vous, extrêmement bien, je suis charmée de votre aventure; et si cette fâcheuse soeur vous faisait encore quelque chicane, vous pouvez compter que je vous servirai contre elle.
C'était toujours en essayant différentes plumes qu'elle me tenait ces discours, et elle ne pouvait pas en trouver de bonnes.
Voilà de mauvaises plumes, dit-elle, en tâchant d'en tailler, ou plutôt d'en raccommoder une; quel âge avez-vous? Bientôt vingt ans, madame, lui dis-je en gros. C'est le véritable âge de faire fortune, reprit-elle; vous n'avez besoin que d'amis qui vous poussent, et je veux vous en donner; car j'aime votre Mlle Habert, et je lui sais bon gré de ce qu'elle fait pour vous; elle a du discernement. Mais est-il vrai qu'il n'y a que quatre ou cinq mois que vous arrivez de campagne? on ne le croirait point à vous voir, vous n'êtes point hâlé, vous n'avez point l'air campagnard; il a le plus beau teint du monde.
A ce compliment les roses du beau teint augmentèrent; je rougis un peu par pudeur, mais bien plus par je ne sais quel sentiment de plaisir qui me vint de me voir loué sur ce ton-là par une femme de cette considération.
On se sent bien fort et bien à son aise, quand c'est par la figure qu'on plaît, car c'est un mérite qu'on n'a point de peine à soutenir ni à faire durer; cette figure ne change point, elle est toujours là, vos agréments y tiennent; et comme c'est à eux qu'on en veut, vous ne craignez point que les gens se détrompent sur votre chapitre, et cela vous donne de la confiance.
Je crois que je plais par ma personne, disais-je donc en moi-même. Et je sentais en même temps l'agréable et le commode de cette façon de plaire; ce qui faisait que j'avais l'air assez aisé.
Cependant les plumes allaient toujours mal; on essayait de les tailler, on ne pouvait en venir à bout, et tout en se dépitant, on continuait la conversation.
Je ne saurais écrire avec cela, me dit-elle; ne pourriez-vous pas m'en tailler une?
Oui-da, madame, lui dis-je, je vais tâcher. J'en prends donc une, et je la taille.
Vous mariez-vous cette nuit? reprit-elle pendant que j'étais après cette plume. Je crois qu'oui, madame.
Eh! dites-moi, ajouta-t-elle en souriant, Mlle Habert vous aime beaucoup, mon garçon, je n'en doute pas, et je n'en suis point surprise; mais entre nous, l'aimez-vous un peu aussi? avez-vous de l'amour pour elle? là, ce que l'on appelle de l'amour, ce n'est pas de l'amitié que j'entends, car de cela elle en mérite beaucoup de votre part, et vous n'êtes pas obligé au reste; mais a-t-elle quelques charmes à vos yeux, toute âgée qu'elle est?
Ces derniers mots furent prononcés d'un ton badin qui me dictait ma réponse, qui semblait m'exciter à dire que non, et à plaisanter de ses charmes. Je sentis que je lui ferais plaisir de n'être pas impatient de les posséder, et ma foi! je n'eus pas la force de lui refuser ce qu'elle demandait.
En fait d'amour, tout engagé qu'on est déjà, la vanité de plaire ailleurs vous rend l'âme si infidèle, et vous donne en pareille occasion de si lâches complaisances!
J'eus donc la faiblesse de manquer d'honneur et de sincérité ici; car j'aimais Mlle Habert, du moins je le croyais, et cela revient au même pour la friponnerie que je fis alors; et quand je ne l'aurais pas aimé, les circonstances où je me trouvais avec elle, les obligations que je lui avais et que j'allais lui avoir, tout n'exigeait-il pas que je disse sans hésiter: Oui, je l'aime, et de tout mon coeur?
Je n'en fis pourtant rien, parce que cette dame ne voulait pas que je l'aimasse, et que j'étais flatté de ce qu'elle ne le voulait pas.
Mais comme je n'étais pas de caractère à être un effronté fripon, que je n'étais même tout au plus capable d'un procédé faux que dans un cas de cette nature, je pris un milieu que je m'imaginai en être un, et ce fut de me contenter de sourire sans rien répondre, et de mettre une mine à la place du mot qu'on me demandait.
Oui, oui, je vous entends, dit la dame, vous êtes plus reconnaissant qu'amoureux, je m'en doutais bien; cette fille-là n'a pourtant pas été désagréable autrefois.
Pendant qu'elle parlait, j'essayais la plume que j'avais taillée; elle n'allait pas à ma fantaisie, et j'y retouchais pour allonger un entretien qui m'amusait beaucoup, et dont je voulais voir la fin.
Oui, elle est fort passée, mais je pense qu'elle a été assez jolie, dit encore la dame en continuant, et comme dit sa soeur, elle a bien cinquante ans; il n'a pas tenu à moi tantôt qu'elle ne fût de beaucoup plus jeune; car je la faisais de mon âge pour la rendre plus excusable. Si j'avais pris le parti de sa soeur aînée, je vous aurais nui auprès du président, mais je n'ai eu garde.
J'ai bien remarqué, lui dis-je, la protection que vous m'accordiez, madame. Il est vrai, reprit-elle que je me suis assez ouvertement déclarée; cette pauvre cadette, je me mets à sa place, elle aurait eu trop de chagrin de vous perdre, toute vieille qu'elle est; et d'ailleurs je vous veux du bien.
Hélas! madame, repris-je d'un air naïf, j'en dirais bien autant de vous, si je valais la peine de parler. Hé! pourquoi non? répondit-elle; je ne néglige l'amitié de personne, mon cher enfant, surtout de ceux qui sont à mon gré autant que vous, car vous me plaisez; je ne sais, mais vous m'avez prévenue en votre faveur; je ne regarde pas à la condition des gens, moi; je ne règle pas mon goût là-dessus.
Et quoiqu'elle glissât ces dernières paroles en femme qui prend les mots qui lui viennent, et qui n'a pas à s'observer sur ce qu'elle pense, la force du discours l'obligea pourtant à baisser les yeux, car on ne badine pas avec sa conscience.
Cependant je ne savais plus que faire de cette plume, il était temps de l'avoir rendue bonne, ou de la laisser là.
Je vous supplie, lui dis-je, de me conserver cette bonne volonté que vous me marquez, madame; il ne saurait me venir du bien d'aucune part, que j'aime autant que de la vôtre.
Et c'était en lui rendant la plume que je parlais ainsi; elle la prit, l'essaya, et dit: Elle va fort bien. Vous écrivez lisiblement sans doute? Assez, lui dis-je.
Cela suffit, et j'ai envie, reprit-elle, de vous donner à copier quelque chose que je souhaiterais avoir au net. Quand il vous plaira, madame, lui dis-je.
Là-dessus elle commença sa lettre à Mlle Habert, et de temps en temps levait les yeux sur moi.
Votre père est-il bel homme? Est-ce à lui que vous ressemblez, ou à votre mère? me dit-elle, après deux ou trois lignes d'écrites. C'est à ma mère, madame, lui dis-je.
Deux lignes après: Votre histoire avec cette vieille fille qui vous épouse est singulière, ajouta-t-elle comme par réflexion et en riant; il faut pourtant qu'elle ait de bons yeux, toute retirée qu'elle a vécu, et je ne la plains pas; mais surtout vivez en honnête homme avec elle, je vous y exhorte, mon garçon, et faites après de votre coeur ce qu'il vous plaira, car à votre âge on ne le garde pas.
Hélas! madame, lui dis-je, à quoi me servirait-il de le donner? Qui est-ce qui voudrait d'un villageois comme moi? Oh! reprit-elle en secouant la tête, ce ne serait pas là la difficulté. Vous m'excuserez, madame, lui dis-je, parce que ce ne serait pas ma pareille que j'aimerais, je ne m'en soucierais pas, ce serait quelque personne qui serait plus que moi; il n'y a que cela qui me ferait envie.
Eh bien! me dit-elle, c'est là penser à merveille, et je vous en estime davantage: ce sentiment-là vous sied bien, ne le perdez pas, il vous fait honneur, et il vous réussira, je vous le prédis. Je m'y connais, vous devez m'en croire, ayez bon courage; et c'était avec un regard persuasif qu'elle me disait cela. A propos de coeur, ajouta-t-elle, êtes-vous né un peu tendre? C'est la marque d'un bon caractère.
Oh pardi, je suis donc du meilleur caractère du monde, repris-je. Oui-da, dit-elle, ha, ha, ha... ce gros garçon, il me répond cela avec une vivacité tout à fait plaisante. Eh! parlez-moi franchement, est-ce que vous auriez déjà quelque vue? Aimeriez-vous actuellement quelque personne?
Oui, lui dis-je, j'aime toutes les personnes à qui j'ai obligation comme à vous, madame, que j'aime plus que toutes les autres.
Prenez garde, me dit-elle, je parle d'amour, et vous n'en avez pas pour ces personnes-là, non plus que pour moi; si vous nous aimez, c'est par reconnaissance, et non pas à cause que nous sommes aimables. Quand les personnes sont comme vous, c'est à cause de tout, lui repartis-je; mais ce n'est pas à moi à le dire. Oh! dites, mon enfant, dites, reprit-elle, je ne suis ni sotte ni ridicule, et pourvu que vous soyez de bonne foi, je vous le pardonne.
Pardi, de bonne foi; répondis-je, si je ne l'étais pas, je serais donc bien difficile. Doucement pourtant, me dit-elle, en se mettant le doigt sur la bouche, ne dites cela qu'à moi, au moins, car on en rirait, mon enfant, et d'ailleurs, vous me brouilleriez avec Mlle Habert, si elle le savait.
Je m'empêcherais bien de le dire, si elle était là, repris-je. Vraiment c'est que ces vieilles sont jalouses, et que le monde est méchant, ajouta-t-elle en achevant sa lettre, et il faut toujours se taire.
Nous entendîmes alors du bruit dans une chambre prochaine.
N'y aurait-il pas là quelque domestique qui nous écoute? dit-elle en pliant sa lettre. J'en serais fâchée; sortons. Rendez ce billet à Mlle Habert, dites-lui que je suis son amie, entendez-vous, et dès que vous serez marié, venez m'en informer ici où je demeure; mon nom est au bas du billet que j'ai écrit; mais ne venez que sur le soir, je vous donnerai ces papiers que vous copierez, et nous causerons sur les moyens de vous rendre service dans la suite. Allez, mon cher enfant, soyez sage, j'ai de bonnes intentions pour vous, dit-elle d'un ton plus bas avec douceur, et en me tendant la lettre d'une façon qui voulait dire: Je vous tends la main aussi; du moins je le compris de même, de sorte qu'en recevant le billet, je baisai cette main qui paraissait se présenter, et qui ne fit point la cruelle, malgré la vive et affectueuse reconnaissance avec laquelle je la baisais, et cette main était belle.
Pendant que je la tenais: Voilà encore ce qu'il ne faut point dire, me glissa-t-elle en me quittant. Oh! je suis honnête garçon, madame, lui répondis-je bien confidemment, en vrai paysan pour le coup, en homme qui convient de bonne foi qu'on ne le maltraite pas, et qui ne sait pas vivre avec la pudeur des dames.
Le trait était brutal; elle rougit légèrement, car je n'étais pas digne qu'elle en rougît beaucoup; je ne savais pas l'indécence que je faisais; ainsi elle se remit sur-le-champ, et je vis que, toute réflexion faite, elle était bien aise de cette grossièreté qui m'était échappée; c'était une marque que je comprenais ses sentiments, et cela lui épargnait les détours qu'elle aurait été obligée de prendre une autre fois pour me les dire.
Nous nous quittâmes donc; elle rentra dans l'appartement de Mme la présidente, et moi, je me retirai plein d'une agréable émotion.
Est-ce que vous aviez dessein de l'aimer? me direz-vous. Je n'avais aucun dessein déterminé; j'étais seulement charmé de me trouver au gré d'une grande dame, j'en pétillais d'avance, sans savoir à quoi cela aboutirait, sans songer à la conduite que je devais tenir.
De vous dire que cette dame me fût indifférente, non; de vous dire que je l'aimais, je ne crois pas non plus. Ce que je sentais pour elle ne pouvait guère s'appeler de l'amour, car je n'aurais pas pris garde à elle, si elle n'avait pas pris garde à moi; et de ses attentions même, je ne m'en serais point soucié si elle n'avait pas été une personne de distinction.
Ce n'était donc point elle que j'aimais, c'était son rang, qui était très grand par rapport à moi.
Je voyais une femme de condition d'un certain air, qui avait apparemment des valets, un équipage, et qui me trouvait aimable; qui me permettait de lui baiser la main, et qui ne voulait pas qu'on le sût; une femme enfin qui nous tirait, mon orgueil et moi, du néant où nous étions encore; car avant ce temps-là m'étais-je estimé quelque chose? avais-je senti ce que c'était qu'amour-propre?
Il est vrai que j'allais épouser Mlle Habert; mais c'était une petite bourgeoise qui avait débuté par me dire que j'étais autant qu'elle, qui ne m'avait pas donné le temps de m'enorgueillir de sa conquête, et qu'à son bien près, je regardais comme mon égale.
N'avais-je pas été son cousin? Le moyen, après cela, de voir une distance sensible entre elle et moi?
Mais ici elle était énorme, je ne la pouvais pas mesurer, je me perdais en y songeant; cependant c'était de cette distance-là qu'on venait à moi, ou que je me trouvais tout d'un coup porté jusqu'à une personne qui n'aurait pas seulement dû savoir si j'étais au monde. Oh! voyez s'il n'y avait pas là de quoi me tourner la tête, de quoi me donner des mouvements approchants de ceux de l'amour?
J'aimais donc par respect et par étonnement pour mon aventure, par ivresse de vanité, par tout ce qu'il vous plaira, par le cas infini que je faisais des appas de cette dame; car je n'avais rien vu de si beau qu'elle, à ce que je m'imaginais alors; elle avait pourtant cinquante ans, et je l'avais fixée à cela dans la chambre de la présidente, mais je ne m'en ressouvenais plus; je ne lui désirais rien; eût-elle eu vingt ans de moins, elle ne m'aurait pas paru en valoir mieux; c'était une déesse, et les déesses n'ont point d'âge.
De sorte que je m'en retournai pénétré de joie, bouffi de gloire, et plein de mes folles exagérations sur le mérite de la dame.
Il ne me vint pas un moment en pensée que mes sentiments fissent tort à ceux que je devais à Mlle Habert, rien dans mon esprit n'avait changé pour elle, et j'allais la revoir aussi tendrement qu'à l'ordinaire; j'étais ravi d'épouser l'une, et de plaire à l'autre, et on sent fort bien deux plaisirs à la fois.
Mais avant que de me mettre en chemin pour retourner chez ma future, j'aurais dû faire le portrait de cette déesse que je venais de quitter; mettons-le ici, il ne sera pas long.
Vous savez son âge; je vous ai dit qu'elle était bien faite, et ce n'est pas assez dire; j'ai vu peu de femmes d'une taille aussi noble, et d'un aussi grand air.
Celle-ci se mettait toujours d'une manière modeste, d'une manière pourtant qui n'ôtait rien à ce qui lui restait d'agréments naturels.
Une femme aurait pu se mettre comme cela pour plaire, sans être accusée de songer à plaire; je dis une femme intérieurement coquette; car il fallait l'être pour tirer parti de cette parure-là, il y avait de petits ressorts secrets à y faire jouer pour la rendre aussi gracieuse que décente, et peut-être plus piquante que l'ajustement le plus déclaré.
C'était de belles mains et de beaux bras sous du linge uni: on les en remarque mieux là-dessous, cela les rend plus sensibles.
C'était un visage un peu ancien, mais encore beau, qui aurait paru vieux avec une cornette de prix, qui ne paraissait qu'aimable avec une cornette toute simple. C'est le négliger trop, que de l'orner si peu, avait-on envie de dire.
C'était une gorge bien faite (il ne faut pas oublier cet article-là qui est presque aussi considérable que le visage dans une femme), gorge fort blanche, fort enveloppée, mais dont l'enveloppe se dérangeait quelquefois par un geste qui en faisait apparaître la blancheur, et le peu qu'on en voyait alors en donnait la meilleure idée du monde.
C'était de grands yeux noirs qu'on rendait sages et sérieux, malgré qu'ils en eussent, car foncièrement ils étaient vifs, tendres et amoureux.
Je ne les définirai pas en entier: il y aurait tant à parler de ces yeux-là, l'art y mettait tant de choses, la nature y en mettait tant d'autres, que ce ne serait jamais fait si on en voulait tout dire, et peut-être qu'on n'en viendrait pas à bout. Est-ce qu'on peut dire tout ce qu'on sent? Ceux qui le croient ne sentent guère, et ne voient apparemment que la moitié de ce qu'on peut voir.
Venons à la physionomie que composait le tout ensemble.
Au premier coup d'oeil on eût dit de celle qui la portait; Voilà une personne bien grave et bien posée.
Au second coup d'oeil: Voilà une personne qui a acquis cet air de sagesse et de gravité, elle ne l'avait pas. Cette personne-là est-elle vertueuse? La physionomie disait oui, mais il lui en coûte; elle se gouverne mieux qu'elle n'est souvent tentée de le faire: elle se refuse au plaisir, mais elle l'aime, gare qu'elle n'y cède. Voilà pour les moeurs.
Quant à l'esprit, on la soupçonnait d'en avoir beaucoup, et on soupçonnait juste, je ne l'ai pas assez connue pour en dire davantage là-dessus.
A l'égard du caractère, il me serait difficile de le définir aussi: ce que je vais en rapporter va pourtant en donner une idée assez étendue, et assez singulière.
C'est qu'elle n'aimait personne, qu'elle voulait pourtant plus de mal à son prochain qu'elle ne lui en faisait directement.
L'honneur de passer pour bonne l'empêchait de se montrer méchante; mais elle avait l'adresse d'exciter la malignité des autres, et cela tenait lieu d'exercice à la sienne.
Partout où elle se trouvait, la conversation n'était que médisance; et c'était elle qui mettait les autres dans cette humeur-là, soit en louant, soit en défendant quelqu'un mal à propos: enfin par une infinité de rubriques en apparence toutes obligeantes pour ceux qu'elle vous donnait à déchirer; et puis, pendant qu'on les mettait en pièces, c'étaient des exclamations charitables, et en même temps encourageantes: Mais que me dites-vous là, ne vous trompez-vous point? cela est possible? De façon qu'elle se retirait toujours innocente des crimes qu'elle faisait commettre (j'appelle ainsi tout ce qui est satire), et toujours protectrice des gens qu'elle perdait de réputation par la bouche des autres.
Et ce qui est de plaisant, c'est que cette femme, telle que je vous la peins, ne savait pas qu'elle avait l'âme si méchante, le fond de son coeur lui échappait, son adresse la trompait, elle s'y attrapait elle-même, et parce qu'elle feignait d'être bonne, elle croyait l'être en effet.
Telle était donc la dame d'auprès de qui je sortais; je vous la peins d'après ce que j'entendis dire d'elle dans les suites, d'après le peu de commerce que nous eûmes ensemble, et d'après les réflexions que j'ai faites depuis.
Il y avait huit ou dix ans qu'elle était veuve; son mari, à ce qu'on disait, n'était pas mort content d'elle; il l'avait accusée de quelque irrégularité de conduite; et pour prouver qu'il avait eu tort, elle s'était depuis son veuvage jetée dans une dévotion qui l'avait écartée du monde, et qu'elle avait soutenue, tant par fierté que par habitude, et par la raison de l'indécence qu'il y aurait eu à reparaître sur la scène avec des appas qu'on n'y connaissait plus, que le temps avait un peu usés, et que la retraite même aurait flétris; car elle fait cet effet-là sur les personnes qui en sortent. La retraite, surtout la chrétienne, ne sied bien qu'à ceux qui y demeurent, et jamais on n'en rapporta un visage à la mode, il en devient toujours ou ridicule ou scandaleux.
Je retournais donc chez Mlle Habert ma future, et je doublais joyeusement le pas pour y arriver plus tôt, quand un grand embarras de carrosses et de charrettes m'arrêta à l'entrée d'une rue; je ne voulus pas m'y engager, de peur d'être blessé; et en attendant que l'embarras fût fini, j'entrai dans une allée, où, pour passer le temps, je me mis à lire la lettre que Mme de Ferval (c'est ainsi que je nommerai la dame dont je viens de parler) m'avait donnée pour Mlle Habert, et qui n'était pas cachetée.
J'en lisais à peine les premiers mots, qu'un homme descendu de l'escalier qui était au fond de l'allée, la traversa en fuyant à toutes jambes, me froissa en passant, laissa tomber à mes pieds une épée nue qu'il tenait, et se sauva en fermant sur moi la porte de la rue.
Me voilà donc enfermé dans cette allée, non sans quelque émotion de ce que je venais de voir.
Mon premier soin fut de me hâter d'aller à la porte pour la rouvrir; mais j'y tâchai en vain, je ne pus en venir à bout.
D'un autre côté, j'entendais du bruit en haut de l'escalier. L'allée était assez obscure, cela m'inquiéta.
Et comme en pareil cas tous nos mouvements tendent machinalement à notre conservation, que je n'avais ni verge ni bâton, je me mis à ramasser cette épée, sans trop savoir ce que je faisais.
Le bruit d'en haut redoublait; il me semblait même entendre des cris comme venants d'une fenêtre de la maison sur la rue, et je ne me trompais pas. Je démêlai qu'on criait: Arrête, arrête. Et, à tout hasard, je tenais toujours cette épée nue d'une main, pendant que de l'autre je tâchais encore d'ouvrir cette misérable porte, qu'à la fin j'ouvris, sans songer à lâcher l'épée.
Mais je n'en fus pas mieux; toute une populace s'y était assemblée, qui, en me voyant avec l'air effaré que j'avais, et cette épée nue que je tenais, ne douta point que je ne fusse, ou un assassin, ou un voleur.
Je voulus m'échapper, mais il me fut impossible, et les efforts que je fis pour cela ne servirent qu'à rendre contre moi les soupçons encore plus violents.
En même temps voilà des archers ou des sergents, accourus d'une barrière prochaine, qui percent la foule, m'arrachent l'épée que je tenais, et qui me saisissent.
Je veux crier, dire mes raisons; mais le bruit et le tumulte empêchent qu'on ne m'entende, et malgré ma résistance, qui n'était pas de trop bon sens, on m'entraîne dans la maison, on me fait monter l'escalier, et j'entre avec les archers qui me mènent, et quelques voisins qui nous suivent, dans un petit appartement où nous trouvons une jeune dame couchée à terre, extrêmement blessée, évanouie, et qu'une femme âgée tâchait d'appuyer contre un fauteuil.
Vis-à-vis d'elle était un jeune homme fort bien mis, blessé aussi, renversé sur un sopha, et qui, en perdant son sang, demandait du secours pour la jeune dame en question, pendant que la vieille femme et une espèce de servante poussaient les hauts cris.
Eh vite! messieurs, vite un chirurgien, dit le jeune homme à ceux qui me tenaient, qu'on se hâte de la secourir, elle se meurt, peut-être la sauvera-t-on. (Il parlait de la jeune dame.)
Le chirurgien n'était pas loin; il en demeurait un vis-à-vis la maison qu'on appela de la fenêtre, et qui monta sur-le-champ; il vint aussi un commissaire.
Et comme je parlais beaucoup, que je protestais n'avoir point de part à cette aventure, et qu'il était injuste de me retenir, on m'entraîna dans un petit cabinet voisin, où j'attendis qu'on eût visité les blessures de la dame et du jeune homme.
La dame qui était évanouie revint à elle, et quand on eut mis ordre à tout, on me ramena du cabinet où j'étais dans leur chambre.
Connaissez-vous ce jeune homme? leur dit un des archers; examinez-le; nous l'avons trouvé dans l'allée dont la porte était fermée sur lui, et qu'il a ouverte en tenant à la main cette épée que vous voyez. Elle est encore toute sanglante, s'écria là-dessus quelque autre qui l'examina, et voilà sans doute un de ceux qui vous ont blessés.
Non, messieurs, répondit le jeune homme d'une voix très faible; nous ne connaissons point cet homme, ce n'est pas lui qui nous a mis dans l'état où nous sommes, mais nous connaissons notre assassin; c'est un nommé tel... (il dit un nom dont je ne me ressouviens plus), mais puisque celui-ci était dans la maison, et que vous l'y avez saisi avec cette épée encore teinte de notre sang, peut-être celui qui nous a assassiné l'avait-il pris pour le soutenir en cas de besoin, et il faut toujours l'arrêter.
Misérable, me dit à son tour la jeune dame, sans me donner le temps de répondre, qu'est devenu celui dont tu es sans doute le complice? Hélas! messieurs, il vous est échappé. Elle n'eut pas la force d'aller plus loin, elle était blessée à mort, et ne pouvait pas en revenir.
Je crus alors pouvoir parler; mais à peine commençais-je à m'expliquer, que l'archer, qui avait le premier pris la parole, m'interrompant:
Ce n'est pas ici que tu dois te justifier, me dit-il; marche. Et sur-le-champ on me traîne en bas, où je restai jusqu'à l'arrivée d'un fiacre qu'on était allé chercher, et dans lequel on me mena en prison.
L'endroit où je fus mis n'était pas tout à fait un cachot, mais il ne s'en fallait guère.
Heureusement celui qui m'enferma, tout geôlier qu'il était, n'avait point la mine impitoyable, il ne m'effraya point; et comme en de pareils moments on s'accroche à tout, et qu'un visage un peu moins féroce que les autres vous paraît le visage d'un bon homme: Monsieur, dis-je à ce geôlier en lui mettant dans la main quelques-unes de ces pièces d'or que m'avait donné Mlle Habert, qu'il ne refusa point, qui l'engagèrent à m'écouter, et que j'avais conservées, quoiqu'on m'eût fait quitter tout ce que j'avais conservées, quoiqu'on m'eût fait quitter tout ce que j'avais, parce que de ma poche qui se trouva percée, elles avaient, en bon français, coulé plus bas; il ne m'était resté que mon billet, que j'avais mis dans mon sein après l'avoir tenu longtemps chiffonné dans ma main.
Hélas! monsieur, lui dis-je donc, vous qui êtes libre d'aller et de venir, rendez-moi un service: je ne suis coupable de rien, vous le verrez; ce n'est ici qu'un malheur qui m'est arrivé. Je sors de chez M. le président de..., et une dame, qui est sa parente, m'a remis un billet pour le porter chez une nommée Mlle Habert, qui demeure en telle rue et en tel endroit, et comme je ne saurais le rendre, je vous le remets, à vous; ayez la bonté de le porter ou de l'envoyer chez cette demoiselle, et de lui dire en même temps où je suis: tenez, ajoutai-je en tirant encore quelques pièces, voilà de quoi payer le message, s'il le faut; et ce n'est rien que tout cela, vous serez bien autrement récompensé, quand on me retirera d'ici.
Attendez, me dit-il en tirant un petit crayon, n'est-ce pas chez Mlle Habert que vous dites, en telle rue? Oui, monsieur, répondis-je; mettez aussi que c'est dans la maison de Mme d'Alain la veuve.
Bon, reprit-il, dormez en repos, j'ai à sortir et dans une heure au plus tard votre affaire sera faite.
Il me laissa brusquement après ces mots, et je restai pleurant entre mes quatre murailles, mais avec plus de consternation que d'épouvante; ou, si j'avais peur, c'était par un effet de l'émotion que m'avait causé mon accident, car je ne songeai point à craindre pour ma vie.
En de pareilles occasions, nous sommes d'abord saisi des mouvements que nous méritons d'avoir; notre âme, pour ainsi dire, se fait justice. Un innocent en est quitte pour soupirer, et un coupable tremble; l'un est affligé, l'autre est inquiet.
Je n'étais donc qu'affligé, je méritais de n'être que cela. Quel désastre, disais-je en moi-même. Ah la maudite rue avec ses embarras! Qu'avais-je affaire dans cette misérable allée? C'est bien le diable qui m'y a poussé quand j'y suis entré.
Et puis mes larmes coulaient: Eh mon Dieu! où en suis-je? Eh mon Dieu! tirez-moi d'ici, disais-je après. Voilà de méchantes gens que cette Habert aînée et M. Doucin; quel chagrin ils me donnent avec leur président où il a fallu que j'aille; et puis de soupirer, puis de pleurer, puis de me taire et de parler. Mon pauvre père ne se doute pas que je suis en prison le jour de ma noce, reprenais-je; et cette chère Mlle Habert qui m'attend, ne sommes-nous pas bien en chemin de nous revoir?
Toutes ces considérations m'abîmaient de douleur; à la fin pourtant d'autres réflexions vinrent à mon secours: Il ne faut point me désespérer, disais-je, Dieu ne me délaissera pas. Si ce geôlier rend ma lettre à Mlle Habert, et qu'il lui apprenne mon malheur, elle ne manquera pas de travailler à ma délivrance.
Et j'avais raison de l'espérer, comme on le verra. Le geôlier ne me trompa point. La lettre de Mme de Ferval fut portée une ou deux heures après à ma future; ce fut lui-même qui en fut le porteur, et qui l'instruisit de l'endroit où j'étais; il vint me le dire à son retour, en m'apportant quelque nourriture qui ne me tenta point.
Bon courage, me dit-il, j'ai donné votre lettre à la demoiselle; je lui ai dit que vous étiez en prison, et quand elle l'a su, elle s'est tout d'un coup évanouie; adieu! C'était bien là un style de geôlier, comme vous voyez.
Eh! un moment, lui criai-je en l'arrêtant, y avait-il quelqu'un pour la secourir, au moins?
Oh! qu'oui, me dit-il, ce ne sera rien que cela; il y avait deux personnes avec elle. Eh! ne vous a-t-elle rien dit? repris-je encore. Eh pardi non! me répondit-il, puisqu'elle avait perdu la parole; mangez toujours en attendant mieux.
Je ne saurais, lui dis-je, je n'ai que soif, et j'aurais besoin d'un peu de vin, n'y aurait-il pas moyen d'en avoir? Oui-da, reprit-il, donnez, je vous en ferai venir.
Après tout l'argent qu'il avait eu de moi, en tout autre lieu que celui où je me trouvais, le mot de donner aurait été ingrat et malhonnête; mais en prison, c'était moi qui avais tort, et qui manquais de savoir-vivre.
Hélas! lui dis-je, excusez-moi, j'oubliais de l'argent, et je tire encore un louis d'or; je n'avais pas d'autre monnaie.
Voulez-vous, me répondit-il en s'en allant, qu'au lieu de vous rendre votre reste, je vous fournisse de vin tant que cela durera? vous aurez bien le loisir de le boire.
Comme il vous plaira, dis-je humblement, et le coeur serré de me voir en commerce avec ce nouveau genre d'hommes qu'il fallait remercier du bien qu'on leur faisait.
Ce vin arriva fort à propos, car j'allais tomber en faiblesse quand on me l'apporta; mais il me remit, et je ne me sentis plus pour tout mal qu'une extrême impatience de voir ce que produirait la nouvelle dont j'avais fait informer la secourable Mlle Habert.
Quelquefois son évanouissement m'inquiétait un peu, je craignais qu'il ne la mît hors d'état d'agir elle-même, et je m'en fiais bien plus à elle qu'à tous les amis qu'elle aurait pu employer pour moi.
D'un autre côté, cet évanouissement m'était un garant de sa tendresse et de la vitesse avec laquelle elle viendrait à mon secours.
Trois heures s'étaient déjà passées depuis qu'on m'avait apporté du vin, quand on vint me dire que deux personnes me demandaient en bas, qu'elles ne monteraient point, et que je pouvais descendre.
Le coeur m'en battit de joie; je suivis le geôlier, qui me mena dans une chambre, où en entrant je fus accueilli par Mlle Habert, qui m'embrassa fondant en larmes.
A côté d'elle était un homme vêtu de noir que je ne connaissais pas.
Eh! monsieur de la Vallée, mon cher enfant, par quel hasard êtes-vous donc ici? s'écria-t-elle. Je l'embrasse, monsieur, n'en soyez point surpris, nous devions être mariés aujourd'hui, dit-elle à celui qui l'accompagnait. Et puis revenant à moi:
Que vous est-il donc arrivé? de quoi s'agit-il?
Je ne répondis pas sur-le-champ, attendri par l'accueil de Mlle Habert; il fallut me laisser le temps de pleurer à mon tour.
Hélas! lui dis-je à la fin, c'est une furieuse histoire que la mienne, imaginez-vous que c'est une allée qui est cause que je suis ici; pendant que j'y étais, on en a fermé la porte, il y avait deux meurtres de faits en haut, on a cru que j'y avais part, et tout de suite me voilà.
Comment! part à deux meurtres, pour être entré dans une allée? me répondit-elle. Eh! mon enfant, qu'est-ce que cela signifie? expliquez-vous; eh! qui est-ce qui a tué? Je n'en sais rien, repris-je, je n'ai vu que l'épée, que j'ai par mégarde ramassé dans l'allée.
Ceci a l'air grave, dit alors l'homme vêtu de noir; ce que vous nous rapportez ne saurait nous mettre au fait; assoyons-nous, et contez-nous la chose comme elle est; qu'est-ce que c'est que cette allée à laquelle nous n'entendons rien?
Voici, lui dis-je, comment le tout s'est passé. Et là-dessus je commençai mon récit par ma sortie de chez le président; de là j'en vins à l'embarras qui m'avait arrêté à cette allée dont je parlais, à cet inconnu qui m'y avait enfermé en s'enfuyant, à cette épée qu'il avait laissé tomber, que j'avais prise, enfin à tout le reste de l'aventure.
Je ne connais, lui dis-je, ni le tueur, ni les tués, qui n'étaient pas encore morts quand on m'a présenté à eux, et ils ont confessé qu'ils ne me connaissaient point non plus; c'est là tout ce que je sais moi-même du sujet pour lequel on m'emprisonne.
Tout le corps me frémit, dit Mlle Habert; eh quoi! on n'a donc pas voulu entendre raison? Dès que les blessés ne vous connaissent pas, qu'ont-ils à vous dire? Que je suis peut-être le camarade du méchant homme qui les a mis à mort, et dont je n'ai jamais vu que le dos, répondis-je.
Cette épée sanglante avec laquelle on vous a saisi, dit l'habillé de noir, est un article fâcheux, cela embarrasse; mais votre récit me fait faire une réflexion.
Nous avons entendu dire là-bas que, depuis trois ou quatre heures, on a mené un prisonnier qui a, dit-on, poignardé deux personnes dans la rue dont vous nous parlez; ce pourrait bien être là l'homme qui a traversé cette allée où vous étiez. Attendez-moi ici tous deux, je vais tâcher de savoir plus particulièrement de quoi il est question, peut-être m'instruira-t-on.
Il nous quitte là-dessus. Mon pauvre garçon, me dit Mlle Habert quand il fut parti, en quel état est-ce que je te retrouve? j'en ai pris un saisissement qui me tient encore et qui m'étouffe; j'ai cru que ce serait aujourd'hui le dernier jour de ma vie. Eh! mon enfant, quand tu as vu cet embarras, que ne prenais-tu par une autre rue?
Eh! mon aimable cousine, lui dis-je, c'était pour jouir plus tôt de votre vue que je voulais aller par le plus droit chemin; qui est-ce qui va penser qu'une rue est si fatale? on marche, on est impatient, on aime une personne qu'on va trouver, et on prend son plus court; cela est naturel.
Je lui baignais les mains de pleurs en lui tenant ce discours, et elle en versait tant qu'elle pouvait aussi.
Qui est cet homme que vous avez amené avec vous, lui dis-je, et d'où venez-vous, cousine? Hélas! me dit-elle, je n'ai fait que courir depuis la lettre que tu m'as envoyée; Mme de Ferval m'y faisait tant d'honnêtetés, tant d'offres de service, que j'ai d'abord songé à m'adresser à elle pour la prier de nous secourir. C'est une bonne dame, elle n'en aurait pas mieux agi quand ç'aurait été pour son fils; je l'ai vue presque aussi fâchée que je l'étais. Ne vous chagrinez point, m'a-t-elle dit, ce ne sera rien, nous avons des amis, je le tirerai de là; restez chez moi, je vais parler à M. le président.
Et sans perdre de temps, elle m'a quittée, et un moment après elle est revenue avec un billet du président pour M. de... (c'était un des principaux magistrats pour les affaires de l'espèce de la mienne). J'ai pris le billet, je l'ai porté sur le champ chez ce magistrat, qui, après l'avoir lu, a fait appeler un de ses secrétaires, lui a parlé à part, ensuite lui a dit de me suivre à la prison, de m'y procurer la liberté de te voir, et nous sommes venus ensemble pour savoir ce que c'est que ton affaire. Mme de Ferval m'a promis aussi de se joindre à moi, si je voulais, pour m'accompagner partout où il faudrait aller.
Le secrétaire qui nous avait quitté revint au moment que Mlle Habert finissait ce détail.
J'ai pensé juste, nous dit-il; l'homme qu'on a amené ici ce matin est certainement l'assassin des deux personnes en question; je viens de parler à un des archers qui l'a arrêté comme il s'enfuyait sans chapeau et sans épée, poursuivi d'une populace qui l'a vu sortir tout en désordre d'une maison que l'on dit être dans la même rue où vous avez trouvé l'embarras; il s'est passé un espace de temps considérable avant qu'on ait pu le saisir, parce qu'il avait couru fort loin, et il a été ramené dans cette maison d'où il était sorti, et d'où, ajoute-t-on, venait de partir un autre homme qu'on y avait pris, qu'on avait déjà mené en prison, et qu'on soupçonne d'être son complice. Or, suivant ce que vous nous avez dit, cet autre homme, cru son complice, il y a bien de l'apparence que c'est vous.
C'est moi-même, répondis-je, c'est l'homme de cette allée; voilà tout justement comme quoi je suis ici, sans que personne sache que c'était en passant mon chemin que j'ai eu le guignon d'être fourré là-dedans.
Ce prisonnier sera bientôt interrogé, me dit le secrétaire, et, s'il ne vous connaît point, s'il répond conformément à ce que vous nous dites, comme je n'en doute pas, vous serez bientôt hors d'ici, et l'on hâtera votre sortie. Retournez-vous-en chez vous, mademoiselle, et soyez tranquille; sortons. Pour vous, ajouta-t-il en me parlant, vous resterez dans cette chambre-ci, vous y serez mieux qu'où vous étiez, et je vais avoir soin qu'on vous porte à dîner.
Hélas! dis-je, ils m'ont déjà apporté quelque chétive pitance dans mon trou de là-haut, qui y serait bien moisie, et l'appétit n'y est point.
Ils m'exhortèrent à manger, me quittèrent, et nous nous embrassâmes, Mlle Habert et moi, en pleurant un peu sur nouveaux frais. Qu'on ne le laisse manquer de rien, dit cette bonne fille à celui qui me renferma; et il y avait déjà deux ou trois minutes qu'ils étaient partis, que le bruit des clefs qui m'enfermaient durait encore. Il n'y a rien de si rude que les serrures de ce pays-là, et je crois qu'elles déplaisent plus à l'innocent qu'au coupable; ce dernier a bien autre chose à faire qu'à prendre garde à cela.
Mon dîner vint quelques moments après; la comparaison que j'en fis avec celui qu'on m'avait apporté auparavant me réconforta un peu; c'était un changement de bon augure; on ne demande qu'à vivre, tout y pousse, et je jetai quelques regards nonchalants sur un poulet d'assez bonne mine dont je levai nonchalamment aussi les deux ailes, qui se trouvèrent insensiblement mangées; j'en rongeai encore par oisiveté quelque partie; je bus deux ou trois coups d'un vin qui me parut passable sans que j'y fisse attention, et finis mon repas par quelques fruits dont je goûtai, parce qu'ils étaient là.
Je me sentis moins abattu après que j'eus mangé. C'est une chose admirable que la nourriture, lorsqu'on a du chagrin; il est certain qu'elle met du calme dans l'esprit; on ne saurait être bien triste pendant que l'estomac digère.
Je ne dis pas que je perdisse de vue mon état, j'y rêvai toujours, mais tranquillement; à la fin pourtant ma tristesse revint. Je laisse là le récit de tout ce qui se passa depuis la visite de Mlle Habert, pour en venir à l'instant où je comparus devant un magistrat, accompagné d'un autre homme de justice qui paraissait écrire, et dont je ne savais ni le nom ni les fonctions; vis-à-vis d'eux était encore un homme d'une extrême pâleur, et qui avait l'air accablé, avec d'autres personnes dont il me sembla qu'on recevait les dépositions.
On m'interrogea; ne vous attendez point au détail exact de cet interrogatoire, je ne me ressouviens point de l'ordre qu'on y observa; je n'en rapporterai que l'article essentiel, qui est que cet homme si défait, qui était précisément l'homme de l'allée, dit qu'il ne me connaissait pas; j'en dis autant de lui. Je racontai mon histoire, et la racontai avec des expressions si naïves sur mon malheur, que quelques-uns des assistants furent obligés de se passer la main sur le visage pour cacher qu'ils souriaient.
Quand j'eus fini: Je vous le répète encore, dit le prisonnier les larmes aux yeux, je n'ai eu ni confident ni complice; je ne sais pas si je pourrais disputer ma vie, mais elle m'est à charge, et je mérite de la perdre. J'ai tué ma maîtresse, je l'ai vu expirer (et en effet, elle mourut quand on le ramena vers elle); elle est morte d'horreur en me revoyant, et en m'appelant son assassin. J'ai tué mon ami, dont j'étais devenu le rival (et il est vrai qu'il se mourait aussi); je les ai tué tous deux en furieux; je suis au désespoir, je me regarde comme un monstre, je me fais horreur, je me serais poignardé moi-même si je n'avais pas été pris; je ne suis pas digne d'avoir le temps de me reconnaître et de me repentir de ma rage; qu'on me condamne, qu'on les venge; je demande la mort comme une grâce; épargnez-moi des longueurs qui me font mourir mille fois pour une, et renvoyez ce jeune homme qu'il est inutile de retenir ici, et que je n'ai jamais vu que dans ce passage, où je l'aurais tué lui-même de peur qu'il ne me reconnût, si, dans le trouble où j'étais en fuyant, mon épée ne m'avait pas échappé des mains; renvoyez-le, monsieur, qu'il se retire, je me reproche la peine qu'on lui a faite, et je le prie de me pardonner la frayeur où je le vois, et dont je suis cause; il n'a rien de commun avec un abominable comme moi.
Je frémis en l'entendant dire qu'il avait eu dessein de me tuer, ç'aurait été bien pis que d'être en prison. Malgré cet aveu, pourtant, je plaignis alors cet infortuné coupable, son discours m'attendrit, et pour répondre à la prière qu'il me fit de lui pardonner mon accident: Moi, monsieur, lui dis-je à mon tour, je prie Dieu d'avoir pitié de vous et de votre âme.
Voilà tout ce que je dirai là-dessus. Mlle Habert revint me voir après toutes les corvées que j'avais essuyées; le secrétaire était encore avec elle; il nous laissa quelque temps seuls, jugez avec quel attendrissement nos coeurs s'épanchèrent! On est de si bonne humeur, on sent quelque chose de si doux dans l'âme quand on sort d'un grand péril, et nous en sortions tous deux chacun à notre manière; car à tout prendre, ma vie avait été exposée, et Mlle Habert avait couru risque de me perdre; ce qu'elle regardait à son tour comme un des plus grands malheurs du monde, surtout si elle m'avait perdu dans cette occasion.
Elle me conta tout ce qu'elle avait fait, les nouveaux mouvements que s'était donné Mme de Ferval, tant auprès du président qu'auprès du magistrat qui m'avait interrogé.
Nous bénîmes mille et mille fois cette dame pour les bons services qu'elle nous avait rendus; ma future s'extasiait sur sa charité et sur sa piété: La bonne chrétienne! s'écria-t-elle, la bonne chrétienne! Et moi, disais-je, le bon coeur de femme, car je n'osais pas répéter les termes de Mlle Habert, ni employer les mêmes éloges qu'elle; j'avais la conscience d'en prendre d'autres; et en vérité il n'y aurait pas eu de pudeur, en présence de ma future, à louer la piété d'une personne qui avait jeté les yeux sur son mari, et qui ne me servait si bien, précisément que parce qu'elle n'était pas si chrétienne. Or, j'étais encore en prison, cela me rendait scrupuleux, et j'avais peur que Dieu ne me punît, si je traitais de pieux des soins dont vraisemblablement le diable et l'homme avaient tous les honneurs.
Je rougis même plus d'une fois pendant que Mlle Habert louait sur ce ton-là Mme de Ferval, sur le compte de laquelle je n'étais pas moi-même irréprochable, et j'étais honteux de voir cette bonne fille si dupe, elle qui méritait si peu de l'être.
Des éloges de Mme de Ferval, nous en vînmes à ce qui s'était passé dans ma prison; la joie est babillarde, nous ne finissions point; je lui contait tout ce qu'avait dit le vrai coupable, avec quelle candeur il m'avait justifié, et que c'était grand dommage qu'il se fût malheureusement abandonné à de si terribles coups; car au fond, il fallait que ce fût un honnête homme; et puis nous en vînmes à nous, à notre amour, à notre mariage, et vous me demanderez peut-être ce que c'était que ce coupable; voici en deux mots le sujet de son action.
Il y avait près d'un an que son meilleur ami aimait une demoiselle, dont il était aimé: comme il n'était pas aussi riche qu'elle, le père de la fille la lui refusait en mariage, et défendit même à sa fille de le voir davantage. Dans l'embarras où cela les mit, ils se servirent de celui qui les tua pour s'écrire et recevoir leurs billets.
Celui-ci, qui était un des amis de la maison, mais qui n'y venait pas souvent, devint éperdument amoureux de la demoiselle à force de la voir et de l'entendre soupirer pour l'autre. Il était plus riche que son ami; il parla d'amour, la demoiselle en badina quelque temps comme d'une plaisanterie, s'en fâcha quand elle vit que la chose était sérieuse, et en fit avertir son amant, qui en fit des reproches à ce déloyal ami. Cet ami en fut d'abord honteux, parut s'en repentir, promit de les laisser en repos, puis continua, puis acheva de se brouiller avec le défunt qui rompit avec lui; et il porta enfin l'infidélité jusqu'à se proposer pour gendre au père, qui l'accepta, et qui voulut inutilement forcer sa fille à l'épouser.
Nos amants, désespérés, eurent recours à d'autres moyens, tant pour s'écrire que pour se parler. Une veuve âgée, qui avait été la femme de chambre de la mère de la demoiselle, les recueillit dans sa maison, où ils allaient quelquefois se trouver, pour voir ensemble quelles mesures il y avait à prendre; l'autre le sut, en devint furieux de jalousie; c'était un homme violent, apparemment sans caractère, et de ces âmes qu'une grande passion rend méchantes et capables de tout. Il les fit suivre un jour qu'ils se rendirent chez la veuve, y entra après eux, les y surprit au moment que son ami baisait la main de la demoiselle, et dans sa fureur le blessa d'abord d'un coup d'épée, qu'il allait redoubler d'un autre, quand la demoiselle, qui voulut se jeter sur lui, le reçut et tomba; celui-ci s'enfuit, et on sait le reste de l'histoire. Retournons à moi.
Notre secrétaire revint, et nous dit que je sortirais le lendemain. Passons à ce lendemain, tout ce détail de prison est triste.
Mlle Habert me vint prendre à onze heures du matin; elle ne monta pas, elle me fit avertir, je descendis, un carrosse m'attendait à la porte, et quel carrosse? celui de Mme de Ferval, où Mme de Ferval était elle-même, et cela pour donner plus d'éclat à ma sortie, et plus de célébrité à mon innocence.
Le zèle de cette dame ne s'en tint pas là: Avant que de le ramener chez vous, dit-elle à Mlle Habert, je suis d'avis que nous le menions dans le quartier et vis-à-vis l'endroit où il a été arrêté; il est bon que ceux qui le virent enlever, et qui pourraient le reconnaître ailleurs, sachent qu'il est innocent; c'est une attention qui me paraît nécessaire, et peut-être, ajouta-t-elle en s'adressant à moi, reconnaîtrez-vous vous-même quelques-uns de ceux qui vous entouraient quand vous fûtes pris.
Oh! pour cela, oui, lui dis-je, et n'y eût-il que le chirurgien qui était vis-à-vis la maison, et qu'on appela pour panser les défunts, je serais bien aise de le voir pour lui montrer que je suis plus honnête garçon qu'il ne s'imagine.
Mon Dieu, que madame est incomparable! s'écria là-dessus Mlle Habert; car vous n'avez qu'à compter que c'est elle qui a tout fait, monsieur de la Vallée, et quoiqu'elle n'ait regardé que Dieu là dedans. A ce mot de Dieu, que Mme de Ferval savait bien être de trop là dedans: Laissons cela, dit-elle en interrompant; quand avez-vous dessein de vous marier? Cette nuit, si rien ne nous empêche, dit Mlle Habert.
Sur ce propos, nous arrivâmes dans cette rue qui m'avait été si fatale, et dont nous avions dit au cocher de prendre le chemin. Nous arrêtâmes devant la maison du chirurgien; il était à sa porte, et je remarquai qu'il me regardait beaucoup: Monsieur, lui dis-je, vous souvenez-vous de moi? me reconnaissez-vous?
Mais je pense qu'oui, me répondit-il en ôtant bien honnêtement son chapeau, comme à un homme qu'il voyait dans un bon équipage, avec deux dames dont l'une paraissait de grande considération. Oui, monsieur, je vous remets, je crois que c'est vous qui étiez avant-hier dans cette maison (montrant celle où l'on m'avait pris), et à qui il arriva... Il hésitait à dire le reste. Achevez, lui dis-je, oui, monsieur, c'est moi qu'on y saisit et qu'on mena en prison. Je n'osais vous le dire, reprit-il, mais je vous examinai tant que je vous ai reconnu tout d'un coup. Eh bien, monsieur, vous n'aviez donc point de part à l'affaire en question?
Pas plus que vous, lui répondis-je, et là-dessus, je lui expliquai comment j'y avait été mêlé. Eh! pardi, monsieur, reprit-il, je m'en réjouis, et nous le disions tous ici, nos voisins, ma femme, mes enfants, moi et mes garçons: A qui diantre se fiera-t-on après ce garçon-là, car il a la meilleure physionomie du monde. Oh! parbleu, je veux qu'ils vous voient. Holà Babet (c'était une de ses filles qu'il appelait), ma femme, approchez: venez, vous autres (il parlait à ses garçons), tenez, regardez bien monsieur, savez-vous qui c'est?
Eh! mon père, s'écria Babet, il ressemble au visage de ce prisonnier de l'autre jour. Eh! vraiment oui, dit la femme, il lui ressemble tant que c'est lui-même. Oui, répondis-je, en propre visage. Ah! ah! dit encore Babet, voilà qui est drôle, vous n'avez donc aidé à tuer personne, monsieur? Eh! non certes, repris-je, j'en serais bien fâché, d'aider à la mort de quelqu'un; à la vie, encore passe. En bonne foi, dit la femme, nous n'y comprenions rien. Oh! pour cela, dit Babet, si jamais quelqu'un a eu la mine d'un innocent, c'était vous assurément.
Le peuple commençait à s'assembler, nombre de gens me reconnaissaient. Mme de Ferval eut la complaisance de laisser durer cette scène aussi longtemps qu'il le fallait pour rétablir ma réputation dans tout le quartier; je pris congé du chirurgien et de toute sa famille, avec la consolation d'être salué bien cordialement par ce peuple, et bien purgé, tout le long de la rue, des crimes dont on m'y avait soupçonné; sans compter l'agrément que j'eus d'y entendre de tous côtés faire l'éloge de ma physionomie, ce qui mit Mlle Habert de la meilleure humeur du monde, et l'engagea à me regarder avec une avidité qu'elle n'avait pas encore eue.
Je la voyais qui se pénétrait du plaisir de me considérer, et qui se félicitait d'avoir eu la justice de me trouver si aimable.
J'y gagnai même auprès de Mme de Ferval, qui, de son côté, en appliqua sur moi quelques regards plus attentifs qu'à l'ordinaire, et je suis persuadé qu'elle se disait: Je ne suis donc point de si mauvais goût, puisque tout le monde est de mon sentiment.
Ce que je vous dis là, au reste, se passait en parlant; aussi étais-je bien content, et ce ne fut pas là tout.
Nous approchions de la maison de Mlle Habert, où Mme de Ferval voulait nous mener, quand nous rencontrâmes, à la porte d'une église, la soeur aînée de ma future et M. Doucin, qui causaient ensemble, et qui semblaient parler d'action. Un carrosse, qui retarda la course du nôtre, leur donna tout le temps de nous apercevoir.
Quand j'y songe, je ris encore du prodigieux étonnement où ils restèrent tous deux en nous voyant.
Nous les pétrifiâmes; ils en furent si déroutés, si étourdis, qu'il ne leur resta pas même assez de présence d'esprit pour nous faire la moue, comme ils n'y auraient pas manqué s'ils avaient été moins saisis; mais il y a des choses qui terrassent, et pour surcroît de chagrin, c'est que nous ne pouvions leur apparaître dans un instant qui leur rendît notre apparition plus humiliante et plus douloureuse. Le hasard y joignait des accidents faits exprès pour les désoler; c'était triompher d'eux d'une manière superbe, et qui aurait été insolente si nous l'avions méditée; et c'est, ne vous déplaise, qu'au moment qu'ils nous aperçurent, nous éclations de rire, Mme de Ferval, Mlle Habert et moi, de quelque chose de plaisant que j'avais dit; ce qui joint à la pompe triomphante avec laquelle Mme de Ferval semblait nous mener, devait assurément leur percer le coeur.
Nous les saluâmes fort honnêtement; ils nous rendirent le salut comme gens confondus, qui ne savaient plus ce qu'ils faisaient, et qui pliaient sous la force du coup qui les assommait.
Vous saurez encore qu'ils venaient tous deux de chez Mlle Habert la cadette (nous l'apprîmes en rentrant), et que là on leur avait dit que j'étais en prison; car Mme d'Alain, qui avait été présente au rapport du geôlier que j'avais envoyé de la prison, n'avait pas pu se taire, et tout en les grondant en notre faveur, les avait régalés de cette bonne nouvelle.
Jugez des espérances qu'ils en avaient tirées contre moi. Un homme en prison, qu'a-t-il fait? Ce n'est pas nous qui avons part à cela; ce n'est pas le président non plus, qui a refusé de nous servir; il faut donc que ce soit pour quelque action étrangère à notre affaire. Que sais-je s'ils n'allaient pas jusqu'à me soupçonner de quelque crime; ils me haïssaient assez tous deux pour avoir cette charitable opinion de moi; les dévots prennent leur haine contre vous pour une preuve que vous ne valez rien: oh! voyez quel rabat-joie de nous rencontrer subitement, en situation si brillante et si prospère.
Mais laissons-les dans leur confusion, et arrivons chez la bonne Mlle Habert.
Je ne monte point chez vous, lui dit Mme de Ferval, parce que j'ai affaire; adieu, prenez vos mesures pour vous marier au plus tôt, n'y perdez point de temps, et que M. de la Vallée, je vous prie, vienne m'avertir quand c'en sera fait, car jusque-là je serai inquiète.
Nous irons vous en informer tous deux, répondit Mlle Habert; c'est bien le moins que nous vous devions, madame. Non, non, reprit-elle en jetant sur moi un petit regard d'intelligence qu'elle vit bien que j'entendais, il suffira de lui, mademoiselle, faites à votre aise; et puis elle partit.
Eh! Dieu me pardonne, s'écria Mme d'Alain en me revoyant, je crois que c'est M. de la Vallée que vous nous ramenez, notre bonne amie. Tout juste, madame d'Alain, vous y êtes, lui dis-je, et Dieu vous pardonnera de le croire, car vous ne vous trompez point; bonjour, mademoiselle Agathe (sa fille était là). Soyez le bienvenu, me répondit-elle, ma mère et moi, nous vous croyions perdu.
Comment perdu? s'écria la veuve; si vous n'étiez pas venu ce matin, j'allais cet après-midi mettre tous mes amis par voie et par chemin; votre soeur et M. Doucin sortent d'ici, qui venaient vous voir, ajouta-t-elle, à ma future; allez, je ne les ai pas mal accommodés; demandez le train que je leur ai fait. Le pauvre garçon est en prison, leur ai-je dit, vous le savez bien, c'est vous qui en êtes cause, et c'est fort mal fait à vous. En prison? Eh! depuis quand? Bon! depuis quand, depuis vos menées, depuis que vous courez partout pour l'y mettre; et puis ils sont partis sans que je leur aie seulement dit: Asseyez-vous.
Par ce discours de Mme d'Alain que je rapporte, on voit bien qu'elle ignorait les causes de ma prison; et en effet, Mlle Habert s'était bien gardée de les lui dire, et lui avait laissé croire que j'y avais été mis par les intrigues de sa soeur. Si Mme d'Alain avait été instruite, quelle bonne fortune pour elle qu'un pareil récit à faire! Tout le quartier aurait retenti de mon aventure, elle aurait été la conter de porte en porte, pour y avoir le plaisir d'étaler ses regrets sur mon compte, et c'était toujours autant de mauvais bruits d'épargnés.
Eh mais! dites-nous donc ceci, dites-nous donc ceci, dites-nous donc cela. C'était le détail de ma prison qu'elle me demandait; je lui en inventai quelques-uns: je ne lui dis point les véritables. Et puis, je vous ai trouvé un prêtre qui vous mariera quand vous voudrez, me dit-elle, tout à l'heure s'il n'était pas trop tard, mais ce sera pour après minuit, si c'est votre intention.
Oui-da, madame, dit Mlle Habert, et nous vous serons fort obligés de le faire avertir. J'irai moi-même tantôt chez lui, nous dit-elle; il s'agit de dîner, à présent; allons, venez manger ma soupe, vous me donnerez à souper ce soir; et de témoins pour votre mariage, je vous en fournirai qui ne seront pas si glorieux que les premiers.
Mais tous ces menus récits m'ennuient moi-même; sautons-les, et supposons que le soir est venu, que nous avons soupé avec nos témoins, qu'il est deux heures après minuit, et que nous partons pour l'église.
Enfin pour le coup nous y sommes, la messe est dite, et nous voilà mariés en dépit de notre soeur aînée et du directeur son adhérent, qui n'aura plus ni café ni pain de sucre de Mme de la Vallée.
J'ai bien vu des amours en ma vie, au reste, bien des façons de dire et de témoigner qu'on aime, mais je n'ai rien vu d'égal à l'amour de ma femme.
Les femmes du monde les plus vives, les plus tendres, vieilles ou jeunes, n'aiment point dans ce goût-là, je leur défierais même de l'imiter; non, pour ressembler à Mlle Habert, que je ne devrais plus nommer ainsi, il ne sert de rien d'avoir le coeur le plus sensible du monde; joignez-y de l'emportement, cela n'avance de rien encore; mettez enfin dans le coeur d'une femme tout ce qui vous plaira, vous ferez d'elle quelque chose de fort vif, de fort passionné, mais vous n'en ferez point une Mlle Habert; tout l'amour dont elle sera capable ne vous donnera point encore une juste idée de celui de ma femme.
Pour aimer comme elle, il faut avoir été trente ans dévote, et pendant trente ans avoir eu besoin de courage pour l'être; il faut pendant trente ans avoir résisté à la tentation de songer à l'amour, et trente ans s'être fait un scrupule d'écouter ou même de regarder les hommes qu'on ne haïssait pourtant pas.
Oh! mariez-vous après trente ans d'une vie de cette force-là, trouvez-vous du soir au matin l'épouse d'un homme, c'est déjà beaucoup; j'ajoute aussi d'un homme que vous aimerez d'inclination, ce qui est encore plus, et vous serez pour lors une autre Mlle Habert, et je vous réponds que qui vous épousera verra bien que j'ai raison, quand je dis que son amour n'était fait comme celui de personne.
Caractérisez donc cet amour, me dira-t-on; mais doucement, aussi bien je ne saurais; tout ce que j'en puis dire, c'est qu'elle me regardait ni plus ni moins que si j'avais été une image; et c'était sa grande habitude de prier et de tourner affectueusement les yeux en priant qui faisait que ses regards sur moi avaient cet air-là.
Quand une femme vous aime, c'est avec amour qu'elle vous le dit; c'était avec dévotion que me le disait la mienne, mais avec une dévotion délicieuse; vous eussiez cru que son coeur traitait amoureusement avec moi une affaire de conscience, et que cela signifiait: Dieu soit béni qui veut que je vous aime, et que sa sainte volonté soit faite; et tous les transports de ce coeur étaient sur ce ton-là, et l'amour n'y perdait qu'un peu de son air et de son style, mais rien de ses sentiments; figurez-vous là-dessus de quel caractère il pouvait être.
Il était dix heures quand nous nous levâmes; nous nous étions couchés à trois, et nous avions eu besoin de repos.
Monsieur de la Vallée, me dit-elle un quart d'heure avant que nous nous levassions, nous avons bien quatre à cinq mille livres de rente, c'est de quoi vivre passablement; mais tu es jeune, il faut s'occuper, à quoi te destines-tu? A ce qui vous plaira, cousine, lui dis-je; mais j'aime assez cette maltôte, elle est de si bon rapport, c'est la mère nourrice de tous ceux qui n'ont rien; je n'ai que faire de nourrice avec vous, cousine, vous ne me laisserez pas manquer de nourriture, mais abondance de vivre ne nuit point, faisons-nous financiers par quelque emploi qui ne nous coûte guère, et qui rende beaucoup, comme c'est la coutume du métier. Le seigneur de notre village, qui est mort riche comme un coffre, était parvenu par ce moyen, parvenons de même.
Oui-da, me dit-elle, mais tu ne sais rien, et je serais d'avis que tu t'instruisisses un peu auparavant; je connais un avocat au Conseil chez qui tu pourrais travailler, veux-tu que je lui en parle?
Si je le veux? dis-je; eh! pardi, cousine, est-ce qu'il y a deux volontés ici? est-ce que la vôtre n'est pas la nôtre? Hélas! mon bien-aimé, reprit-elle, je ne voudrai jamais rien que pour ton bien; mais à propos, mon cher mari, nos embarras m'ont fait oublier une chose; tu as besoin d'habit et de linge, et je sortirai cette après-midi pour t'acheter l'un et l'autre.
Et à propos d'équipage d'homme, ma petite femme, lui dis-je, il y a encore une bagatelle qui m'a toujours fait envie; votre volonté n'y penserait-elle pas par hasard? Dans cette vie, un peu de bonne mine ne gâte rien.
Eh! de quoi s'agit-il, mon ami? me répondit-elle. Rien que d'une épée avec son ceinturon, lui dis-je, pour être M. de la Vallée à forfait; il n'y a rien qui relève tant la taille, et puis, avec cela, tous les honnêtes gens sont vos pareils.
Eh bien! mon beau mari, vous avez raison, me dit-elle, nous en ferons ce matin l'emplette; il y a près d'ici un fourbisseur, il n'y a qu'à l'envoyer chercher; voyez, songez, que désirez-vous encore? ajouta-t-elle, car en ce premier jour de noces, cette âme dévotement enflammée ne respirait que pour son jeune époux; si je lui avais dit que je voulais être roi, je pense qu'elle m'aurait promis de marchander une couronne.
Sur ces entrefaites dix heures sonnèrent; la tasse de café nous attendait: Mme d'Alain, qui nous la faisait porter, criait à notre porte, et demandait à entrer avec un tapage qu'elle croyait la chose du monde la plus galante, vu que nous étions de nouveaux mariés.
Je voulais me lever: Laissez mon fils, laissez, me dit Mme de la Vallée, tu serais trop longtemps à t'habiller: voilà qui me fait encore ressouvenir qu'il te faut une robe de chambre. Bon, bon, il me faut, lui répondis-je en riant; allez, allez, vous n'y entendez rien, ma femme, il me fallait ma cousine, avec cela j'aurai de tout.
Là-dessus elle sortit du lit, mit une robe, et ouvrit à notre bruyante hôtesse, qui lui dit en entrant: Venez ça, que je vous embrasse, avec votre bel oeil mourant: eh bien! qu'est-ce que c'est, ce gros garçon, s'en accommodera-t-on? Vous riez, c'est signe qu'oui; tant mieux, je m'en serais bien douté, le gaillard, je pense qu'il fait bon vivre avec lui, n'est-ce pas? Debout, debout, jeunesse, me dit-elle en venant à moi, quittez le chevet, votre femme n'y est plus, et il sera nuit ce soir.
Je ne saurais, lui dis-je, je suis trop civil pour me lever devant vous, demain tant que vous voudrez, j'aurai une robe de chambre. Eh pardi, dit-elle, voilà bien des façons, s'il n'y a que cela qui manque, je vais vous en chercher une qui est presque neuve; mon pauvre défunt ne l'a pas mis dix fois; quand vous l'aurez, il me semblera le voir lui-même.
Et sur-le-champ elle passe chez elle, rapporte cette robe de chambre, et me la jette sur le lit; tenez, me dit-elle, elle est belle et bonne, gardez-la, je vous en ferai bon compte.
La veux-tu? me dit Mme de la Vallée. Oui-da, repris-je; à combien est-elle? je ne sais pas marchander.
Et là-dessus: Je vous la laisse à tant, c'est marché donné. Non, c'est trop. Ce n'est pas assez. Bref, elles convinrent, et la robe de chambre me demeura; je la payai de l'argent qui me restait de ma prison.
Nous prîmes notre café; Mme de la Vallée confia mes besoins, tant en habits qu'en linge, à notre hôtesse, et la pria de l'aider l'après-midi dans ses achats, mais quant à l'habit, le hasard en ordonna autrement.
Un tailleur, à qui Mme d'Alain louait quelques chambres dans le fond de la maison, vint un quart d'heure après lui apporter un reste de terme qu'il lui devait. Eh! pardi, monsieur Simon, vous arrivez à propos, lui dit-elle en me montrant, voilà une pratique pour vous, nous allons tantôt lever un habit pour ce monsieur-là.
M. Simon me salua, me regarda: Eh! ma foi, dit-il, ce ne serait pas la peine de lever de l'étoffe, j'ai chez moi un habit tout battant neuf à qui je mis hier le dernier point, et que l'homme à qui il est m'a laissé pour les gages, à cause qu'il n'a pas pu me payer l'avance que je lui en ai faite, et que hier au matin, ne vous déplaise, il a délogé de son auberge sans dire adieu à personne; je crois qu'il sera juste à monsieur, c'est une occasion de s'habiller tout d'un coup, et pas si cher que chez le marchand; il y a habit, veste et culotte, d'un bel et bon drap bien fin, tout uni, doublé de soie rouge, rien n'y manque.
Cette soie rouge me flatta; une doublure de soie, quel plaisir et quelle magnificence pour un paysan! Qu'en dites-vous, ma mie? dis-je à Mme de la Vallée. Eh! mais, dit-elle, s'il va bien, mon ami, c'est autant de pris. Il sera comme de cire, reprit le tailleur, qui courut le chercher; il l'apporte, je l'essaye, il m'habillait mieux que le mien, et le coeur me battait sous la soie; on en vient au prix.
Le marché en fut plus long à conclure que de la robe de chambre; non pas de la part de ma femme, à qui Mme d'Alain dit: Ne vous mêlez point de cela, c'est mon affaire. Allons, monsieur Simon, peut-être que d'un an vous ne vendrez cette friperie-là si à propos; car il faut une taille et en voilà une; c'est comme si Dieu vous l'envoyait, il n'y a peut-être que celle-là à Paris; lâchez la main, pour trop avoir, on n'a rien; et d'offres en offres, notre officieuse tracassière conclut.
Quand l'habit fut acheté, l'amoureuse envie de me voir tout équipé prit à ma femme: Mon fils, me dit-elle, envoyons tout de suite chercher un ceinturon, des bas, un chapeau (et je veux qu'il soit bordé), une chemise neuve toute faite, et tout l'attirail, n'est-ce pas?
Comme il vous plaira, lui dis-je, avec une gaieté qui m'allait jusqu'à l'âme, et aussitôt dit aussitôt fait; tous les marchands furent appelés; Mme d'Alain toujours présente, toujours marchandant, toujours tracassière; et avant le dîner j'eus la joie de voir Jacob métamorphosé en cavalier, avec la doublure de soie, avec le galant bord d'argent au chapeau, et l'ajustement d'une chevelure qui me descendait jusqu'à la ceinture, et après laquelle le baigneur avait épuisé tout son savoir-faire.
Je vous ai déjà dit que j'étais beau garçon, mais jusque-là il avait fallu le remarquer pour y prendre garde. Qu'est-ce que c'est qu'un beau garçon sous des habits grossiers? il est bien enterré là-dessous; nos yeux sont si dupes à cet égard-là! S'aperçût-on même qu'il est beau, quel mérite cela a-t-il? On dirait volontiers: De quoi se mêle-t-il, il lui appartient bien! Il y a seulement par-ci par-là quelques femmes moins frivoles, moins dissipées que d'autres, qui ont le goût plus essentiel, et qui ne s'y trompent point. J'en avais déjà rencontré quelques-unes de celles-là, comme vous l'avez vu; mais ma foi sous mon nouvel attirail, il ne fallait que des yeux pour me trouver aimable, et je n'avais que faire qu'on les eût si bons; j'étais bel homme, j'étais bien fait, j'avais des grâces naturelles, et tout cela au premier coup d'oeil.
Voyez donc l'air qu'il a, ce cher enfant! dit Mme de la Vallée, quand je sortis du cabinet où je m'étais retiré pour m'habiller. Comment donc, dit Mme d'Alain, savez-vous bien qu'il est charmant? Et ce n'était plus en babillarde qu'elle le disait, il me parut que c'était en femme qui le pensait, et qui même, pendant quelques moments, en perdit son babil. A la manière étonnée dont elle me regarda, je crois qu'elle convoitait le mari de ma femme, je lui avais déjà plu à moins de frais.
Voilà une belle tête, disait-elle, si jamais je me marie, je prendrai un homme qui aura la pareille. Oh! oui, ma mère, dit Agathe qui venait d'entrer, mais ce n'est pas le tout, il faut la mine avec.
Cependant nous dînâmes; Mme d'Alain se répandit en cajoleries pendant le repas, Agathe ne m'y parla que des yeux, et m'en dit plus que sa mère, et ma femme ne vit que moi, ne songea qu'à moi, et je parus à mon tour n'avoir d'attention que pour elle.
Nos témoins, que Mme de la Vallée avait invités à souper en les quittant à trois heures du matin le même jour, arrivèrent sur les cinq heures du soir.
Monsieur de la Vallée, me dit la cousine, je serais d'avis que vous allassiez chez Mme de Ferval, nous ne souperons que sur les huit heures, et vous aurez le temps de la voir; faites-lui bien des compliments de ma part, et dites-lui que demain nous aurons l'honneur de la voir ensemble.
Eh! oui, à propos, lui dis-je, elle nous a bien recommandé de l'avertir, et cela est juste. Adieu, mesdames, adieu, messieurs, vous le voulez bien, jusqu'à tantôt.
Ma femme croyait me faire ressouvenir de cette Mme de Ferval, mais je l'en aurais fait ressouvenir elle-même, si elle l'avait oubliée; je mourais d'envie qu'elle me vît fait comme j'étais. Oh! comme je vais lui plaire, disais-je en moi-même, ce sera bien autre chose que ces jours passés. On verra dans la suite ce qu'il en fut.
Fin de la troisième partie
Quatrième partie
Je me rendis donc chez Mme de Ferval, et ne rencontrai dans la cour de la maison qu'un laquais qui me conduisit chez elle par un petit escalier que je ne connaissais pas.
Une de ses femmes, qui se présenta d'abord, me dit qu'elle allait avertir sa maîtresse; elle revint un moment après, et me fit entrer dans la chambre de cette dame. Je la trouvai qui lisait couchée sur un sopha, la tête appuyée sur une main, et dans un déshabillé très propre, mais assez négligemment arrangé.
Figurez-vous une jupe qui n'est pas tout à fait rabattue jusqu'aux pieds, qui même laisse voir un peu de la plus belle jambe du monde; (et c'est une grande beauté qu'une belle jambe dans une femme.)
De ces deux pieds mignons, il y en avait un dont la mule était tombée, et qui, dans cette espèce de nudité, avait fort bonne grâce.
Je ne perdis rien de cette touchante posture; ce fut pour la première fois de ma vie que je sentis bien ce que valaient le pied et la jambe d'une femme; jusque-là je les avais comptés pour rien; je n'avais vu les femmes qu'au visage et à la taille, j'appris alors qu'elles étaient femmes partout. Je n'étais pourtant encore qu'un paysan; car qu'est-ce que c'est qu'un séjour de quatre ou cinq mois à Paris? Mais il ne faut ni délicatesse ni usage du monde pour être tout d'un coup au fait de certaines choses, surtout quand elles sont à leur vrai point de vue; il ne faut que des sens, et j'en avais.
Ainsi, cette belle jambe et ce joli petit pied sans pantoufle me firent beaucoup de plaisir à voir.
J'ai bien vu depuis des objets de ce genre-là qui m'ont toujours plu, mais jamais tant qu'ils me plurent alors; aussi, comme je l'ai déjà dit, était-ce la première fois que je les sentais; c'est tout dire, il n'y a point de plaisir qui ne perdre à être déjà connu.
Je fis, en entrant, deux ou trois révérences à Mme de Ferval, qui, je pense, ne prit pas garde si elles étaient bien ou mal faites; elle ne me demandait pas des grâces acquises, elle n'en voulait qu'à mes grâces naturelles, qu'elle pouvait alors remarquer encore mieux qu'elle ne l'avait fait, parce que j'étais plus paré.
De l'air dont elle me regarda, je jugeai qu'elle ne s'était pas attendue à me voir ni si bien fait ni de si bonne mine.
Comment donc, s'écria-t-elle avec surprise, et en se relevant un peu de dessus son sopha, c'est vous, la Vallée! je ne vous reconnais pas; voilà vraiment une très jolie figure, mais très jolie; approchez, mon cher enfant, approchez; prenez un siège, et mettez-vous là; mais cette taille, comme elle est bien prise! cette tête, ces cheveux: en vérité, il est trop beau pour un homme, la jambe parfaite avec cela; il faut apprendre à danser, la Vallée, n'y manquez pas; asseyez-vous. Vous voilà on ne peut pas mieux, ajouta-t-elle en me prenant par la main pour me faire asseoir.
Et comme j'hésitais par respect: Asseyez-vous donc, me répéta-t-elle encore, du ton d'une personne qui vous dirait: Oubliez ce que je suis, et vivons sans façon.
Eh bien, gros garçon, me dit-elle, je songeais à vous, car je vous aime, vous le savez bien; ce qu'elle me dit avec des yeux qui expliquaient sa manière de m'aimer: oui, je vous aime, et je veux que vous vous attachiez à moi, et que vous m'aimiez aussi, entendez-vous?
Hélas! charmante dame, lui répondis-je, avec un transport de vanité et de reconnaissance, je vous aimerai peut-être trop, si vous n'y prenez garde.
Et à peine lui eus-je tenu ce discours, que je me jetai sur sa main qu'elle m'abandonna, et que je baisais de tout mon coeur.
Elle fut un moment ou deux sans rien dire, et se contenta de me voir faire; je l'entendis seulement respirer d'une manière sensible, et comme une personne qui soupire un peu. Parle donc, est-ce que tu m'aimes tant? me dit-elle pendant que j'avais la tête baissée sur cette main; eh! pourquoi crains-tu de m'aimer trop, explique-toi, la Vallée, qu'est-ce que tu veux dire?
C'est, repris-je, que vous êtes si aimable, si belle; et moi qui sens tout cela, voyez-vous, j'ai peur de vous aimer autrement qu'il ne m'appartient.
Tout de bon, me dit-elle, on dirait que tu parles d'amour, la Vallée? Et on dirait ce qui est, repartis-je; car je ne saurais m'en empêcher.
Parle bas, me dit-elle; ma femme de chambre est peut-être là dedans (c'était l'antichambre qu'elle marquait). Ah! mon cher enfant, qu'est-ce que tu viens de me dire? Tu m'aimes donc? Hélas! tout petit homme que je suis, dirai-je qu'oui? repartis-je. Comme tu voudras, me répondit-elle avec un petit soupir: mais tu es bien jeune, j'ai peur à mon tour de me fier à toi; approche-toi, afin de nous entretenir de plus près, ajouta-t-elle. J'oublie de vous dire que, dans le cours de la conversation, elle s'était remise dans la posture où je l'avais trouvée d'abord; toujours avec cette pantoufle de moins, et toujours avec ces jambes un peu découvertes, tantôt plus, tantôt moins, suivant les attitudes qu'elle prenait sur le sopha.
Les coups d'oeil que je jetais de ce côté-là ne lui échappaient pas. Quel friand petit pied vous avez là, madame, lui dis-je en avançant ma chaise; car je tombais insensiblement dans le ton familier.
Laisse-là mon pied, dit-elle, et remets-moi ma pantoufle; il faut que nous causions sur ce que tu viens de me dire, et voir un peu ce que nous ferons de cet amour que tu as pour moi.
Est-ce que par malheur il vous fâcherait? lui dis-je. Eh! non, la Vallée, il ne me fâche point, me répondit-elle; il me touche au contraire, tu ne m'as que trop plu, tu es beau comme l'Amour.
Eh! lui dis-je, qu'est-ce que c'est mes beautés auprès des vôtres? Un petit doigt de vous vaut mieux que tout ce que j'ai en moi; tout est admirable en vous: voyez ce bras, cette belle façon de corps, des yeux que je n'ai jamais vu à personne; et là-dessus, les miens la parcouraient tout entière. Est-ce que vous n'avez pas pris garde comme je vous regardais la première fois que je vous ai vue? lui disais-je; je devinais que votre personne était charmante, plus blanche qu'un cygne: ah! si vous saviez le plaisir que j'ai eu à venir ici, madame, et comme quoi je croyais toujours tenir votre chère main que je baisai l'autre jour, quand vous me donnâtes la lettre. Ah! tais-toi, me dit-elle en mettant cette main sur ma bouche pour me la fermer; tais-toi, la Vallée, je ne saurais t'écouter de sang-froid. Après quoi, elle se rejeta sur le sopha avec un air d'émotion sur le visage qui m'en donna beaucoup à moi-même.
Je la regardais, elle me regardait, elle rougissait; le coeur me battait, je crois que le sien allait de même; et la tête commençait à nous tourner à tous deux, quand elle me dit: Ecoute-moi, la Vallée, tu vois bien qu'on peut entrer à tout moment, et puisque tu m'aimes, il ne faut plus nous voir ici, car tu n'y es pas assez sage. Un soupir interrompit ce discours.
Tu es marié? reprit-elle après. Oui, de cette nuit, lui dis-je. De cette nuit? me répondit-elle. Eh bien, conte-moi ton amour; en as-tu eu beaucoup? Comment trouves-tu ta femme? M'aimerais-tu bien autant qu'elle? Ah! que je t'aimerais à sa place! Ah! repartis-je, que je vous rendrais bien le change. Est-il vrai? me dit-elle; mais ne parlons plus de cela, la Vallée; nous sommes trop près l'un de l'autre, recule-toi un peu, je crains toujours une surprise. J'avais quelque chose à te dire, et ton mariage me l'a fait oublier; nous aurions été plus tranquilles dans mon cabinet, j'y suis ordinairement, mais je ne prévoyais pas que tu viendrais ce soir. A propos, j'aurais pourtant envie que nous y allassions, pour te donner les papiers dont je te parlai l'autre jour, veux-tu y venir?
Elle se leva tout à fait là-dessus. Si je le veux, lui dis-je. Elle rêva alors un instant, et puis: Non, dit-elle, n'y allons point, si cette femme de chambre arrivait, et qu'elle ne nous trouvât pas ici, que sait-on ce qu'elle penserait? restons.
Je voudrais pourtant bien ces papiers, repris-je. Il n'y a pas moyen, dit-elle, tu ne les auras pas aujourd'hui. Et alors elle se remit sur le sopha, mais ne fit que s'y asseoir. Et ces pieds si mignons, lui dis-je, si vous vous tenez comme cela, je ne les verrai donc plus?
Elle sourit à ce discours, et me passant tendrement la main sur le visage: Parlons d'autre chose, répondit-elle. Tu dis que tu m'aimes, et je te le pardonne; mais, mon enfant, si j'allais t'aimer aussi, comme je prévois que cela pourrait bien être, et le moyen de s'en défendre avec un aussi aimable jeune homme que toi: dis-moi, me garderais-tu le secret, la Vallée?
Eh ma belle dame, lui dis-je, à qui voulez-vous donc que j'aille rapporter nos affaires? il faudrait que je fusse bien méchant: ne sais-je pas bien que cela ne se fait pas, surtout envers une grande dame comme vous, qui est veuve, et qui me fait cent fois plus d'honneur que je n'en mérite en m'accordant le réciproque? et puis, ne sais-je pas encore que vous tenez un état de dévote, qui ne permet pas que pareille chose soit connue du monde? Non, me répondit-elle, en rougissant un peu; tu te trompes, je ne suis pas si dévote que retirée.
Eh pardi! repris-je, dévote ou non, je vous aime autant d'une façon que d'une autre; cela empêche-t-il qu'on ne vous donne son coeur, et que vous ne preniez ce qu'on vous donne? On est ce qu'on est, et le monde n'y a que voir: après tout, qu'est-ce qu'on fait dans cette vie? un peu de bien, un peu de mal; tantôt l'un, tantôt l'autre: on fait comme on peut, on n'est ni des saints ni des saintes; ce n'est pas pour rien qu'on va à confesse, et puis qu'on y retourne; il n'y a que les défunts qui n'y vont plus, mais pour des vivants, qu'on m'en cherche.
Ce que tu dis n'est que trop certain; chacun a ses faiblesses, me répondit-elle. Eh! vraiment oui, lui dis-je; ainsi, ma chère dame, si par hasard vous voulez du bien à votre petit serviteur, il ne faut pas en être si étonnée; il est vrai que je suis marié, mais il n'en serait ni plus ni moins quand je ne le serais pas, sans compter que j'étais garçon quand vous m'avez vu; et si j'ai pris femme depuis, ce n'est pas votre faute, ce n'est pas vous qui me l'avez fait prendre; et ce serait bien pis si nous étions mariés tous deux, au lieu que vous ne l'êtes pas; c'est toujours autant de rabattu; on se prend comme on se trouve, ou bien il faudrait se laisser, et je n'en ai pas le courage depuis vos belles mains que j'ai tant tenues dans les miennes, et les petites douceurs que vous m'avez dites.
Je t'en dirais encore si je ne me retenais pas, me répondit-elle, car tu me charmes, la Vallée, et tu es le plus dangereux petit homme que je connaisse. Mais revenons.
Je te disais qu'il fallait être discret, et je vois que tu en sens les conséquences. La façon dont je vis, l'opinion qu'on a de ma conduite; ta reconnaissance pour les services que je t'ai rendus, pour ceux que j'ai dessein de te rendre, tout l'exige, mon cher enfant. S'il t'échappait jamais le moindre mot, tu me perdrais, souviens-toi bien de cela, et ne l'oublie point, je t'en prie; voyons à présent comment tu feras pour me voir quelquefois. Si tu continuais de venir ici, on pourrait en causer; car sous quel prétexte y viendrais-tu? Je tiens quelque rang dans le monde, et tu n'es pas en situation de me rendre de fréquentes visites. On ne manquerait pas de soupçonner que j'ai du goût pour toi; ta jeunesse et ta bonne façon le persuaderaient aisément, et c'est ce qu'il faut éviter. Voici donc ce que j'imagine.
Il y a dans un tel faubourg (je ne sais plus lequel c'était) une vieille femme dont le mari, qui est mort depuis six ou sept mois, m'avait obligation; elle loge en tel endroit, et s'appelle Mme Remy; tiens, écris tout à l'heure son nom et sa demeure, voici sur cette table ce qu'il faut pour cela.
J'écrivis donc ce nom, et quand j'eus fait, Mme de Ferval continuant son discours: C'est une femme dont je puis disposer, ajouta-t-elle. Je lui enverrai dire demain de venir me parler dans la matinée. Ce sera chez elle où nous nous verrons; c'est un quartier éloigné où je serai totalement inconnue. Sa petite maison est commode, elle y vit seule; il y a même un petit jardin par lequel on peut s'y rendre, et dont une porte de derrière donne dans une rue très peu fréquentée; ce sera dans cette rue que je ferai arrêter mon carrosse; j'entrerai toujours par cette porte, et toi toujours par l'autre. A l'égard de ce qu'en penseront mes gens, je ne m'en mets pas en peine; ils sont accoutumés à me mener dans toutes sortes de quartiers pour différentes oeuvres de charité que nous exerçons souvent, deux ou trois dames de mes amies et moi, et auxquelles il m'est quelquefois arrivé d'aller seule aussi bien qu'en compagnie, soit pour des malades, soit pour de pauvres familles. Mes gens le savent, et croiront que ce sera de même quand j'irai chez la Remy. Pourras-tu t'y trouver demain sur les cinq heures du soir, la Vallée? J'aurai vu la Remy, et toutes mes mesures seront prises.
Eh pardi! lui dis-je, je n'y manquerai pas; je suis seulement fâché que ce ne soit pas tout à l'heure; eh! dites-moi, ma bonne et chère dame, il n'y aura donc point, comme ici, de femme de chambre qui nous écoute, et qui m'empêche d'avoir les papiers?
Eh! vraiment non! me dit-elle en riant, et nous parlerons tout aussi haut qu'il nous plaira; mais je fais une réflexion. Il y a loin de chez toi à ce faubourg; tu auras besoin de voitures pour y venir, et ce serait une dépense qui t'incommoderait.
Bon! bon! lui dis-je, cette dépense, il n'y aura que mes jambes qui la feront, ne vous embarrassez pas. Non, mon fils, me dit-elle en se levant, il y a trop loin, et cela te fatiguerait. Et en tenant ce discours, elle ouvrit un petit coffret, d'où elle tira une bourse assez simple, mais assez pleine.
Tiens, mon enfant, ajouta-t-elle, voilà de quoi payer tes carrosses; quand cela sera fini, je t'en donnerai d'autres.
Eh mais! ma belle maîtresse, lui dis-je, gonflé d'amour-propre, et tout ébloui de mon mérite, arrêtez-vous donc, votre bourse me fait honte.
Et ce qui est de plaisant, c'est que je disais vrai; oui, malgré la vanité que j'avais, il se mêlait un peu de confusion à l'estime orgueilleuse que je prenais pour moi. J'étais charmé qu'on m'offrît, mais je rougissais de prendre; l'un me paraissait flatteur, et l'autre bas.
A la fin pourtant, dans l'étourdissement où j'étais, je cédai aux instances qu'elle me faisait, et après lui avoir dit deux ou trois fois: Mais, madame, mais, ma maîtresse, je vous coûterais trop, ce n'est pas la peine d'acheter mon coeur, il est tout payé, puisque je vous le donne pour rien, à quoi bon cet argent? à la fin, dis-je, je pris.
Au reste, dit-elle en fermant le petit coffre, nous n'irons dans l'endroit que je t'indique que pour empêcher qu'on ne cause; mon cher enfant, tu m'y verras avec plus de liberté, mais avec autant de sagesse qu'ici, au moins; entends-tu, la Vallée? Je t'en prie, n'abuse point de ce que je fais pour toi, je n'y entends point finesse.
Hélas! lui dis-je, je ne suis pas plus fin que vous non plus; j'y vais tout bonnement pour avoir le plaisir d'être avec vous, d'aimer votre personne à mon aise, voilà tout; car au surplus, je n'ai envie de vous chagriner en rien, je vous assure, mon intention est de vous complaire; je vous aime ici, je vous aimerai là-bas, je vous aimerai partout. Il n'y a point de mal à cela, me dit-elle, et je ne te défends point de m'aimer, la Vallée, mais c'est que je voudrais bien n'avoir rien à me reprocher: voilà ce que je veux dire.
Ah çà, il me reste à te parler d'une chose; c'est d'une lettre que j'ai écrite pour toi, et que j'adresse à Mme de Fécour, à qui tu la porteras. M. de Fécour, son beau-frère, est un homme d'un très grand crédit dans les finances, il ne refuse rien à la recommandation de sa belle-soeur, et je la prie ou de te présenter à lui, ou de lui écrire en ta faveur, afin qu'il te place à Paris, et te mette en chemin de t'avancer; il n'y a point pour toi de voie plus sûre que celle-là pour aller à la fortune.
Elle prit alors cette lettre qui était sur une table et me la donna; à peine la tenais-je, qu'un laquais annonça une visite, et c'était Mme de Fécour elle-même.
Je vis donc entrer une assez grosse femme, de taille médiocre, qui portait une des plus furieuses gorges que j'aie jamais vu: femme d'ailleurs qui me parut sans façon; aimant à vue de pays le plaisir et la joie, et dont je vais vous donner le portrait, puisque j'y suis.
Mme de Fécour pouvait avoir trois ou quatre années de moins que Mme de Ferval. Je crois que dans sa jeunesse elle avait été jolie; mais ce qui alors se remarquait le plus dans sa physionomie, c'était un air franc et cordial qui la rendait assez agréable à voir.
Elle n'avait pas dans ses mouvements la pesanteur des femmes trop grasses; son embonpoint ni sa gorge ne l'embarrassaient pas, et on voyait cette masse se démener avec une vigueur qui lui tenait lieu de légèreté. Ajoutez à cela un air de santé robuste, et une certaine fraîcheur qui faisait plaisir, de ces fraîcheurs qui viennent d'un bon tempérament, et qui ont pourtant essuyé de la fatigue.
Il n'y a presque point de femme qui n'ait des minauderies, ou qui ne veuille persuader qu'elle n'en a point; ce qui est une autre sorte de coquetterie; et de ce côté-là, Mme de Fécour n'avait rien de femme. C'était même une de ses grâces que de ne point songer en avoir.
Elle avait la main belle, et ne le savait pas; si elle l'avait eu laide, elle l'aurait ignoré de même; elle ne pensait jamais à donner de l'amour, mais elle était sujette à en prendre. Ce n'était jamais elle qui s'avisait de plaire, c'était toujours à elle à qui on plaisait. Les autres femmes, en vous regardant, vous disent finement: Aimez-moi pour ma gloire; celle-ci vous disait naturellement: Je vous aime, le voulez-vous bien? et elle aurait oublié de vous demander: M'aimez-vous? pourvu que vous eussiez fait comme si vous l'aimiez.
De tout ce que je dis là, il résulte qu'elle pouvait quelquefois être indécente; et non pas coquette.
Quand vous lui plaisiez, par exemple, cette gorge dont j'ai parlé, il semblait qu'elle vous la présentât, c'était moins pour tenter votre coeur que pour vous dire que vous touchiez le sien; c'était une manière de déclaration d'amour.
Mme de Fécour était bonne convive, plus joyeuse que spirituelle à table, plus franche que hardie, pourtant plus libertine que tendre; elle aimait tout le monde, et n'avait d'amitié pour personne; vivait du même air avec tous, avec le riche comme avec le pauvre, avec le seigneur comme avec le bourgeois, n'estimait le rang des uns, ni ne méprisait le médiocre état des autres. Ses gens n'étaient point ses valets; c'étaient des hommes et des femmes qu'elle avait chez elle; ils la servaient, elle en était servie; voilà tout ce qu'elle y voyait.
Monsieur, que ferons-nous? vous disait-elle; et si Bourguignon venait: Bourguignon, que faut-il que je fasse? Jasmin était son conseil, s'il était là; c'était vous qui l'étiez, si vous vous trouviez auprès d'elle; il s'appelait Jasmin, et vous monsieur: c'était toute la différence qu'elle y sentait, car elle n'avait ni orgueil ni modestie.
Encore un trait de son caractère par lequel je finis, et qui est bien singulier.
Lui disiez-vous: J'ai du chagrin ou de la joie, telles ou telles espérances ou tel embarras, elle n'entrait dans votre situation qu'à cause du mot et non pas de la chose: ne pleurait avec vous qu'à cause que vous pleuriez, et non parce que vous aviez sujet de pleurer; riait de même, s'intriguait pour vous sans s'intéresser à vos affaires, sans savoir qu'elle ne s'y intéressait pas, et seulement parce que vous lui aviez dit: Intriguez-vous. En un mot, c'étaient les termes et le ton avec lequel vous les prononciez, qui la remuaient. Si on lui avait dit: Votre ami, ou bien votre parent est mort, et qu'on le lui eût dit d'un air indifférent, elle eût répondu du même air: Est-il possible? Lui eussiez-vous reparti avec tristesse qu'il n'était que trop vrai, elle eût repris d'un air affligé: Cela est bien fâcheux.
Enfin c'était une femme qui n'avait que des sens et point de sentiments, et qui passait pourtant pour la meilleure femme du monde, parce que ses sens en mille occasions lui tenaient exactement lieu de sentiment et lui faisaient autant d'honneur.
Ce caractère, tout particulier qu'il pourra paraître, n'est pas si rare qu'on le pense, c'est celui d'une infinité de personnes qu'on appelle communément de bonnes gens dans le monde; ajoutez seulement de bonnes gens qui ne vivent que pour le plaisir et pour la joie, qui ne haïssent rien que ce qu'on leur fait haïr, ne sont que ce qu'on veut qu'ils soient, et n'ont jamais d'avis que celui qu'on leur donne.
Au reste, ce ne fut pas alors que je connus Mme de Fécour comme je la peins ici, car je n'eus pas dans ce temps une assez grande liaison avec elle, mais je la retrouvai quelques années après, et la vis assez pour la connaître: Revenons.
Eh! mon Dieu, madame, dit-elle à Mme de Ferval, que je suis charmée de vous trouver chez vous, j'avais peur que vous n'y fussiez pas; car il y a longtemps que nous ne nous sommes vues, comment vous portez-vous?
Et puis elle me salua, moi qui faisais là la figure d'un honnête homme, et en me saluant me regarda beaucoup, et longtemps.
Après que les premiers compliments furent passés, Mme de Ferval lui en fit un sur ce grand air de santé qu'elle avait. Oui, dit-elle, je me porte fort bien, je suis d'un fort bon tempérament; je voudrais bien que ma belle-soeur fût de même, je vais la voir au sortir d'ici; la pauvre femme me fit dire avant-hier qu'elle était malade.
Je ne le savais pas, dit Mme de Ferval; mais peut-être qu'à son ordinaire ce sera plus indisposition que maladie, elle est extrêmement délicate.
Ah! sans doute, reprit la grosse réjouie, je crois comme vous que ce n'est rien de sérieux.
Pendant leurs discours, j'étais assez décontenancé; moins qu'un autre ne l'aurait été à ma place pourtant, car je commençais à me former un peu, et je n'aurais pas été si embarrassé, si je n'avais point eu peur de l'être.
Or j'avais par mégarde emporté la tabatière de Mme de la Vallée, je la sentis dans ma poche, et pour occuper mes mains, je me mis à l'ouvrir et à prendre du tabac.
A peine l'eus-je ouverte, que Mme de Fécour, qui jetait sur moi de fréquents regards, et de ces regards qu'on jette sur quelqu'un qu'on aime à voir; que Mme de Fécour, dis-je, s'écria: Ah! monsieur, vous avez du tabac, donnez-m'en, je vous prie, j'ai oublié ma tabatière; il y a une heure que je ne sais que devenir.
Là-dessus, je me lève et lui en présente; et comme je me baissais afin qu'elle en prît, et que, par cette posture, j'approchais ma tête de la sienne, elle profita du voisinage pour m'examiner plus à son aise, et en prenant du tabac leva les yeux sans façon sur moi, et les y fixa si bien que j'en rougis un peu.
Vous êtes bien jeune pour vous accoutumer au tabac, me dit-elle; quelque jour vous en serez fâché, monsieur, il n'y a rien de si incommode; je le dis à tout le monde, et surtout aux jeunes messieurs de votre âge à qui j'en vois prendre, car assurément monsieur n'a pas vingt ans.
Je les aurai bientôt, madame, lui dis-je, en me reculant jusqu'à ma chaise. Ah! le bel âge, s'écria-t-elle. Oui, dit Mme de Ferval, mais il ne faut pas qu'il perde son temps, car il n'a point de fortune; il n'y a que cinq ou six mois qu'il arrive de province, et nous voudrions bien l'employer à quelque chose.
Oui-da, répondit-elle, ce sera fort bien fait, monsieur plaira à tous ceux qui le verront, je lui pronostique un mariage heureux. Hélas! madame, il vient de se marier à une nommée Mlle Habert qui est de son pays, et qui a bien quatre ou cinq mille livres de rentes, dit Mme de Ferval.
Aha, Mlle Habert, reprit l'autre, j'ai entendu parler de cela dans une maison d'où je sors.
A ce discours nous rougîmes tous deux, Mme de Ferval et moi; de vous dire pourquoi elle rougissait aussi, c'est ce que je ne sais pas, à moins que ce ne fût de ce que Mme de Fécour avait sans doute appris que j'étais un bien petit monsieur, et qu'elle l'avait pourtant surprise en conversation réglée avec moi. D'ailleurs elle aimait ce petit monsieur; elle était dévote ou du moins elle passait pour telle, et tout cela ensemble pouvait un peu embarrasser sa conscience.
Pour moi, il était naturel que je fusse honteux: mon histoire, que Mme de Fécour disait qu'on lui avait faite, était celle d'un petit paysan, d'un valet en bon français, d'un petit drôle rencontré sur le Pont-Neuf, et c'était dans la tabatière de ce petit drôle qu'on venait bien poliment de prendre du tabac; c'était à lui qu'on avait dit: Monsieur n'a que vingt ans; oh voyez si c'était la peine de le prendre sur ce ton-là avec le personnage, et si Mme de Fécour ne devait pas rire d'avoir été la dupe de ma mascarade.
Mais je n'avais rien à craindre, nous avions affaire à une femme sur qui toutes ces choses-là glissaient, et qui ne voyait jamais que le présent et point le passé. J'étais honnêtement habillé, elle me trouvait avec Mme de Ferval, il ne m'en fallait pas davantage auprès d'elle, sans parler de ma bonne façon, pour qui elle avait, ce me semblait, une singulière estime; de sorte que, continuant son discours tout aussi rondement qu'elle l'avait commencé: Ah! c'est monsieur, reprit-elle, qui a épousé cette Mlle Habert, une fille dans la grande dévotion, à ce qu'on disait, cela est plaisant; mais, monsieur, il n'y a donc que deux jours tout au plus que vous êtes marié? car cela est tout récent.
Oui, madame, lui dis-je, un peu revenu de ma confusion, parce que je voyais qu'il n'en était ni plus ni moins avec elle, je l'épousai hier.
Tant mieux, j'en suis charmée, me répondit-elle; c'est une fille un peu âgée, dit-on, mais elle n'a rien perdu pour attendre; vraiment, ajouta-t-elle en se tournant du côté de Mme de Ferval, on m'avait bien dit qu'il était beau garçon, et on avait raison; si je connaissais la demoiselle, je la féliciterais; elle a fait un fort bon mariage; eh! peut-on vous demander comment elle s'appelle à cette heure?
Mme de la Vallée, répondit pour moi Mme de Ferval; et le père de son mari est un très honnête homme, un gros fermier qui a plusieurs enfants, et qui avait envoyé celui-ci à Paris pour tâcher d'y faire quelque chose; en un mot, ce sont de fort honnêtes gens.
Oui certes, reprit Mme de Fécour: comment donc, des gens qui demeurent à la campagne, des fermiers; oh je sais ce que c'est: oui, ce sont de fort honnêtes gens, fort estimables assurément; il n'y a rien à dire à cela.
Et c'est moi, dit Mme de Ferval, qui ai fait terminer son mariage. Oui, est-ce vous? reprit l'autre; mais cette bonne dévote vous a obligation; je fais grand cas de monsieur, seulement à le voir, encore un peu de votre tabac, monsieur de la Vallée; c'est vous être marié bien jeune, mon bel enfant, vous n'auriez pu manquer de l'être quelque jour avantageusement, fait comme vous êtes, mais vous en serez plus à votre aise à Paris, et moins à charge à votre famille. Madame, ajouta-t-elle en s'adressant à Mme de Ferval, vous avez des amis, il est aimable, il faut le pousser.
Nous en avons fort envie, reprit l'autre, et je vous dirai même que lorsque vous êtes entrée, je venais de lui donner une lettre pour vous, par laquelle je vous le recommandais. M. de Fécour, votre beau-frère, est fort en état de lui rendre service, et je vous priais de l'y engager.
Eh! mon Dieu, de tout mon coeur, dit Mme de Fécour; oui, monsieur, il faut que M. de Fécour vous place, je n'y songeais pas, mais il est à Versailles pour quelques jours; voulez-vous que je lui écrive en attendant que je lui parle? Tenez, il n'y a pas loin d'ici chez moi, nous n'avons qu'à y passer un moment, j'écrirai, et M. de la Vallée lui portera demain ma lettre. En vérité, monsieur, dit-elle en se levant, je suis ravie que madame ait pensé à moi dans cette occasion-ci; partons, j'ai encore quelques visites à faire, ne perdons point de temps; adieu, madame, ma visite est courte, mais vous voyez pourquoi je vous quitte.
Et là-dessus elle embrasse Mme de Ferval qui la remercie, qu'elle remercie, s'appuie sans façon sur mon bras, m'emmène, me fait monter dans son carrosse, m'y appelle tantôt monsieur, tantôt mon bel enfant, m'y parle comme si nous nous fussions connus depuis dix ans, toujours cette grosse gorge en avant, et nous arrivons chez elle.
Nous entrons, elle me mène dans un cabinet; asseyez-vous, me dit-elle, je n'ai que deux mots à écrire à M. de Fécour, et ils seront pressants.
En effet sa lettre fut achevée en un instant: Tenez, me dit-elle en me la donnant, on vous recevra bien sur ma parole; je lui dis qu'il vous place à Paris, car il faut que vous restiez ici pour y cultiver vos amis; ce serait dommage de vous envoyer en campagne, vous y seriez enterré, et nous sommes bien aises de vous voir. Je ne veux pas que notre connaissance en demeure là au moins, monsieur de la Vallée; qu'en dites-vous, vous fait-elle un peu de plaisir?
Et beaucoup d'honneur aussi, lui repartis-je. Bon de l'honneur, me dit-elle, il s'agit bien de cela, je suis une femme sans cérémonie, surtout avec les personnes que j'aime et qui sont aimables, monsieur de la Vallée, car vous l'êtes beaucoup; oh beaucoup! Le premier homme pour qui j'ai eu de l'inclination vous ressemblait tout à fait; je crois le voir et je l'aime toujours; je le tutoyais, c'est assez ma manière, j'ai déjà pensé en user de même avec vous, et cela viendra, en serez-vous fâché? ne voulez-vous pas bien que je vous traite comme lui? ajouta-t-elle, avec sa gorge sur qui par hasard j'avais alors les yeux fixés; ce qui me rendit distrait et m'empêcha de lui répondre; elle y prit garde, et fut quelque temps à m'observer.
Eh bien! me dit-elle en riant, à quoi pensez-vous donc? C'est à vous, madame, lui répondis-je d'un ton assez bas, toujours la vue attachée sur ce que j'ai dit. A moi, reprit-elle, dites-vous vrai, monsieur de la Vallée? vous apercevez-vous que je vous veux du bien? il n'est pas difficile de le voir, et si vous en doutez, ce n'est pas ma faute; vous voyez que je suis franche, et j'aime qu'on le soit avec moi; entendez-vous, belle jeunesse? Quels yeux il a, et avec cela il a peur de parler! Ah çà! monsieur de la Vallée, j'ai un conseil à vous donner; vous venez de province, vous en avez apporté un air de timidité qui ne sied pas à votre âge; quand on est fait comme vous, il faut se rassurer un peu, surtout en ce pays-ci; que vous manque-t-il pour avoir de la confiance? qui est-ce qui en aura, si vous n'en avez pas, mon enfant? vous êtes si aimable! Et elle me disait cela d'un ton si vrai, si caressant, que je commençais à prendre du goût pour ses douceurs, quand nous entendîmes un carrosse entrer dans la cour.
Voilà quelqu'un qui me vient, dit-elle, serrez votre lettre, mon beau garçon, reviendrez-vous me voir bientôt? Dès que j'aurai rendu la lettre, madame, lui dis-je.
Adieu donc, me répondit-elle en me tendant la main que je baisai tout à mon aise: ah çà, une autre fois, soyez donc bien persuadé qu'on vous aime; je suis fâchée de n'avoir point fait dire que je n'y étais pas; je ne serais peut-être pas sortie, et nous aurions passé le reste de la journée ensemble, mais nous nous reverrons, et je vous attends, n'y manquez pas.
Et l'heure de votre commodité, madame, voulez-vous me la dire? A l'heure qu'il te plaira, me dit-elle; le matin, le soir, toute heure est bonne, si ce n'est qu'il est plus sûr de me trouver le matin; adieu, mon gros brunet (ce qu'elle me dit en me passant la main sous le menton), de la confiance avec moi à l'avenir, je te la recommande.
Elle achevait à peine de parler qu'on lui vint dire que trois personnes étaient dans sa chambre, et je me retirai pendant qu'elle y passait.
Mes affaires, comme vous voyez, allaient un assez bon train. Voilà des aventures bien rapides, j'en étais étourdi moi-même.
Figurez-vous ce que c'est qu'un jeune rustre comme moi, qui, dans le seul espace de deux jours, est devenu le mari d'une fille riche, et l'amant de deux femmes de condition. Après cela mon changement de décoration dans mes habits, car tout y fait; ce titre de monsieur dont je m'étais vu honoré, moi qu'on appelait Jacob dix ou douze jours auparavant, les amoureuses agaceries de ces deux dames, et surtout cet art charmant, quoique impur, que Mme de Ferval avait employé pour me séduire; cette jambe si bien chaussée, si galante, que j'avais tant regardée; ces belles mains si blanches qu'on m'avait si tendrement abandonnées; ces regards si pleins de douceurs; enfin l'air qu'on respire au milieu de tout cela: voyez que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon coeur, voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment; car l'âme se raffine à mesure qu'elle se gâte. Aussi étais-je dans un tourbillon de vanité si flatteuse, je me trouvais quelque chose de si rare, je n'avais point encore goûté si délicatement le plaisir de vivre, et depuis ce jour-là je devins méconnaissable, tant j'acquis d'éducation et d'expérience.
Je retournai donc chez moi, perdu de vanité, comme je l'ai dit, mais d'une vanité qui me rendait gai, et non pas superbe et ridicule; mon amour-propre a toujours été sociable; je n'ai jamais été plus doux ni plus traitable que lorsque j'ai eu lieu de m'estimer et d'être vain; chacun a là-dessus son caractère, et c'était là le mien. Mme de la Vallée ne m'avait encore vu ni si caressant, ni si aimable que je le fus avec elle à mon retour.
Il était tard, on m'attendait pour se mettre à table, car on se ressouviendra que nous avions retenu à souper notre hôtesse, sa fille, et les personnes qui nous avaient servi de témoins le jour de notre mariage.
Je ne saurais vous dire combien je fis d'amitiés à mes convives, ni avec quelle grâce je les excitai à se réjouir. Nos deux témoins étaient un peu épais, et ils me trouvèrent si léger en comparaison d'eux, je dirais presque si galant dans mes façons, que je leur en imposai, et que malgré toute la joie à laquelle je les invitais, ils ne se familiarisaient avec moi qu'avec discrétion.
J'étonnai même Mme d'Alain, qui, toute commère qu'elle était, regardait de plus près que de coutume à ce qu'elle disait. Mon éloge faisait toujours le refrain de la conversation, éloge qu'on tâchait même de tourner le plus poliment qu'on le pouvait: de sorte que je sentis que les manières avaient augmenté de considération pour moi.
Et il fallait bien que ce fût mon entretien avec ces deux dames qui me valait cela, et que j'en eusse rapporté je ne sais quel ait plus distingué que je ne l'avais d'ordinaire.
Ce qui est de vrai, c'est que moi-même je me trouvais tout autre, et que je me disais à peu de chose près, en regardant nos convives: Ce sont là de bonnes gens qui ne sont pas de ma force, mais avec qui il faut que je m'accommode pour le présent.
Je passerai tout ce qui fut dit dans notre entretien. Agathe m'y lança de fréquents regards; j'y fis le plaisant de la table, mais le plaisant presque respecté, et j'y parus si charmant à Mme de la Vallée, que dans l'impatience de me voir à son aise, elle tira sa montre à plusieurs reprises, et dit l'heure qu'il était, pour conseiller honnêtement la retraite à nos convives.
Enfin on se leva, on s'embrassa, tout notre monde partit, on desservit, et nous restâmes seuls, Mme de la Vallée et moi.
Alors, sans autre compliment, sous prétexte d'un peu de fatigue, ma pieuse épouse se mit au lit et me dit: Couchons-nous, mon fils, il est tard; ce qui voulait dire: Couche-toi, parce que je t'aime. Je l'entendis bien de même, et me couchai de bon coeur, parce que je l'aimais aussi; car elle était encore aimable et d'une figure appétissante; je l'ai déjà dit au commencement de cette histoire. Outre cela, j'avais l'âme remplie de tant d'images tendres, on avait agacé mon coeur de tant de manières, on m'avait tant fait l'amour ce jour-là, qu'on m'avait mis en humeur d'être amoureux à mon tour; à quoi se joignait la commodité d'avoir avec moi une personne qui ne demandait pas mieux que de m'écouter, telle qu'était Mme de la Vallée, ce qui est encore un motif qui engage.
Je voulus en me déshabillant lui rendre compte de ma journée; je lui parlai des bons desseins que Mme de Ferval avait pour moi, de l'arrivée de Mme de Fécour chez elle, de la lettre qu'elle m'avait donnée, du voyage que je ferais le lendemain à Versailles pour porter cette lettre: je prenais mal mon temps, quelque intérêt que Mme de la Vallée prît à ce qui me regardait, rien de tout ce que je lui dis ne mérita son attention; je ne pus jamais tirer que des monosyllabes: Oui-da, fort bien, tant mieux et puis: Viens, viens, nous parlerons de cela ici.
Je vins donc, et adieu les récits, j'oubliai de les reprendre, et ma chère femme ne m'en fit pas ressouvenir.
Que d'honnêtes et ferventes tendresses ne me dit-elle pas! On a déjà vu le caractère de ses mouvements, et tout ce que j'ajouterai, c'est que jamais femme dévote n'usa avec tant de passion du privilège de marquer son chaste amour; je vis le moment qu'elle s'écrierait: Quel plaisir de frustrer les droits du diable, et de pouvoir sans péché être aussi aise que les pécheurs!
Enfin nous nous endormîmes tous deux, et ce ne fut que le matin, sur les huit heures, que je repris mes récits de la veille.
Elle loua beaucoup les bonnes intentions de Mme de Ferval, pria Dieu d'être sa récompense et celle de Mme de Fécour: ensuite nous nous levâmes et sortîmes ensemble, et pendant que j'allais à Versailles, elle alla entendre la messe pour le succès de mon voyage.
Je me rendis donc à l'endroit où l'on prend les voitures; j'en trouvai une à quatre, dont il y avait déjà trois places de remplies, et je pris la quatrième.
J'avais pour compagnons de voyage un vieux officier, homme de très bon sens, et qui, avec une physionomie respectable, était fort simple et fort uni dans ses façons.
Un grand homme sec et décharné, qui avait l'air inquiet et les yeux petits, noirs et ardents: nous sûmes bientôt que c'était un plaideur; et ce métier, vu la mine du personnage, lui convenait on ne peut pas mieux.
Après ces messieurs, venait un jeune homme d'une assez belle figure; l'officier et lui se regardaient comme gens qui se sont vus ailleurs, mais qui ne se remettent pas. A la fin, ils se reconnurent, et se ressouvinrent qu'ils avaient mangé ensemble.
Comme je n'étais pas là avec des madames d'Alain, ni avec des femmes qui m'aimassent, je m'observai beaucoup sur mon langage, et tâchai de ne rien dire qui sentît le fils du fermier de campagne; de sorte que je parlai sobrement, et me contentai de prêter beaucoup d'attention à ce que l'on disait.
On ne s'aperçoit presque pas qu'un homme ne dit mot, quand il écoute attentivement, du moins s'imagine-t-on toujours qu'il va parler: et bien écouter c'est presque répondre.
De temps en temps je disais un: oui, sans doute, vraiment non, vous avez raison; et le tout conformément au sentiment que je voyais être le plus général.
L'officier, chevalier de Saint-Louis, fut celui qui engagea le plus la conversation. Cet air d'honnête guerrier qu'il avait, son âge, sa façon franche et aisée, apprivoisèrent insensiblement notre plaideur, qui était assez taciturne, et qui rêvait plus qu'il ne parlait.
Je ne sais d'ailleurs par quel hasard notre officier parla au jeune homme d'une femme qui plaidait contre son mari, et qui voulait se séparer d'avec lui.
Cette matière intéressa le plaideur, qui, après avoir envisagé deux ou trois fois l'officier, et pris apparemment quelque amitié pour lui, se mêla à l'entretien, et s'y mêla de si bon coeur que, de discours en discours, d'invectives en invectives contre les femmes, il avoua insensiblement qu'il était dans le cas de l'homme dont on s'entretenait, et qu'il plaidait aussi contre sa femme.
A cet aveu, on laissa là l'histoire dont il était question, pour venir à la sienne; et on avait raison: l'une était bien plus intéressante que l'autre, et c'était, pour ainsi dire, préférer un original à la simple copie.
Ah! ah! monsieur, vous êtes en procès avec votre femme, lui dit le jeune homme; cela est fâcheux: c'est une triste situation que celle-là pour un galant homme; eh! pourquoi donc vous êtes-vous brouillés ensemble?
Bon, pourquoi? reprit l'autre; est-ce qu'il est si difficile de se brouiller avec sa femme? être son mari, n'est-ce pas avoir déjà un procès tout établi contre elle? Tout mari est plaideur, monsieur, ou il se défend, ou il attaque: quelquefois le procès ne passe pas la maison, quelquefois il éclate, et le mien a éclaté.
Je n'ai jamais voulu me marier, dit alors l'officier; je ne sais si j'ai bien ou mal fait, mais jusqu'ici je ne m'en repens pas. Que vous êtes heureux, reprit l'autre, je voudrais bien être à votre place. Je m'étais pourtant promis de rester garçon; j'avais même résisté à nombre de tentations qui méritaient plus de m'emporter que celle à laquelle j'ai succombé; je n'y comprends rien, on ne sait comment cela arrive: j'étais amoureux, mais fort doucement et de moitié moins que je ne l'avais été ailleurs; cependant j'ai épousé.
C'est que sans doute la personne était riche? dit le jeune homme. Non, reprit-il, pas plus riche qu'une autre, et même pas si jeune. C'était une grande fille de trente-deux à trente-trois ans, et j'en avais quarante. Je plaidais contre un certain neveu que j'ai, grand chicaneur, avec qui je n'ai pas fini, et que je ruinerai comme un fripon qu'il est, dussé-je y manger jusqu'à mon dernier sol; mais c'est une histoire à part que je vous conterai si nous avons le temps.
Mon démon (c'est de ma femme dont je parle) était parente d'un de mes juges: je la connaissais, j'allai la prier de solliciter pour moi; et comme une visite en attire une autre, je lui en rendis de si fréquentes, qu'à la fin je la voyais tous les jours sans trop savoir pourquoi, par habitude: nos familles se convenaient, elle avait du bien ce qui m'en fallait; le bruit courut que je l'épousais, nous en rîmes tous deux. Il faudra pourtant nous voir moins souvent pour faire cesser ce bruit-là, à la fin on dirait pis, me dit-elle en riant. Eh pourquoi? repris-je: j'ai envie de vous aimer, qu'en dites-vous? le voulez-vous bien? Elle ne me répondit ni oui ni non.
J'y retournai le lendemain, toujours en badinant de cet amour que je disais vouloir prendre, et qui, à ce que je crois, était tout pris, ou qui venait sans que je m'en aperçusse; je ne le sentais pas; je ne lui ai jamais dit: Je vous aime. On n'a jamais rien vu d'égal à ce misérable amour d'habitude qui n'avertit point, et qui me met encore en colère toutes les fois que j'y songe; je ne saurais digérer mon aventure. Imaginez-vous que quinze jours après, un homme veuf, fort à son aise, plus âgé que moi, s'avisa de faire la cour à ma belle, que j'appelle belle en plaisantant car il y a cent mille visages comme le sien, auxquels on ne prend pas garde; et excepté de grands yeux de prude qu'elle a, et qui ne sont pourtant pas si beaux qu'ils le paraissent, c'est une mine assez commune, et qui n'a vaillant que de la blancheur.
Cet homme dont je vous parle me déplut; je le trouvais toujours là, cela me mit de mauvaise humeur; je n'étais jamais de son avis, je le brusquais volontiers; il y a des gens qui ne reviennent point, et c'est à quoi j'attribuai mon éloignement pour lui; voilà tout ce que j'y compris, et je me trompais encore: c'est que j'étais jaloux. Cet homme apparemment s'ennuyait d'être veuf; il parla d'amour, et puis de mariage; je le sus, je l'en haïs davantage, et toujours de la meilleure foi du monde.
Est-ce que vous voulez épouser cet homme-là? dis-je à cette fille. Mes parents et mes amis me le conseillent, me dit-elle; de son côté, il me presse, et je ne sais que faire, je ne suis encore déterminée à rien. Que me conseillez-vous vous-même? Moi rien, lui dis-je en boudant, vous êtes votre maîtresse; épousez, mademoiselle, épousez, puisque vous en avez envie. Eh mon Dieu, monsieur, me dit-elle en me quittant, comme vous me parlez, si vous ne vous souciez pas des gens, du moins dispensez-vous de le dire. Pardi, mademoiselle, c'est vous qui ne vous souciez pas d'eux, répondis-je. Plaisante déclaration d'amour, comme vous voyez: c'est pourtant la plus forte que je lui ai faite, encore m'échappa-t-elle, et n'y fis-je aucune réflexion; après quoi je m'en allai chez moi tout rêveur. Un de mes amis vint m'y voir sur le soir. Savez-vous, me dit-il, qu'on doit demain passer un contrat de mariage entre mademoiselle une telle et M. de ...? Je sors de chez elle; tous les parents y sont actuellement assemblés; il ne paraît pas qu'elle en soit fort empressée, elle; je l'ai même trouvée triste, n'en seriez-vous pas cause?
Comment! m'écriai-je sans répondre à la question, on parle de contrat? Eh mais, mon ami, je crois que je l'aime, je l'aurais aussi bien épousée qu'un autre, et je voudrais de tout mon coeur empêcher ce contrat-là.
Eh bien! me dit-il, il n'y a point de temps à perdre; courez chez elle; voyez ce qu'elle vous dira. Les choses sont peut-être trop avancées, repris-je le coeur ému, et si vous aviez la bonté d'aller vous-même lui parler pour moi, vous me feriez grand plaisir, ajoutai-je d'un air niais et honteux.
Volontiers, me dit-il, attendez-moi ici, j'y vais tout à l'heure, et je reviendrai sur-le-champ vous rendre sa réponse.
Il y alla donc, lui dit que je l'aimais, et que je demandais la préférence sur l'autre. Lui? répondit-elle; voilà qui est plaisant, il m'en a fait un secret, dites-lui qu'il vienne, nous verrons.
A cette réponse que mon ami me rendit, j'accourus; elle passa dans une chambre à part où je lui parlai.
Que me vient donc conter votre ami? me dit-elle avec ses grands yeux assez tendres; est-ce que vous songez à moi? Eh! vraiment oui, répondis-je décontenancé. Eh! que ne le disiez-vous donc? me répondit-elle; comment faire à présent? vous m'embarrassez.
Là-dessus je lui pris la main. Vous êtes un étrange homme ajouta-t-elle. Eh pardi, lui dis-je, est-ce que je ne vaux pas bien l'autre? Heureusement qu'il vient de sortir, dit-elle; il y a d'ailleurs une petit difficulté pour le contrat, et il faut voir si on ne pourra pas en profiter; il n'y a plus que mes parents là-dedans, entrons.
Je la suivis; je parlai à ses parents que je rangeai de mon parti; la demoiselle était de bonne volonté, et quelqu'un d'eux, pour finir sur-le-champ, proposa d'envoyer chercher le notaire.
Je ne pouvais pas dire non; et vite, et vite; on part, le notaire arrive; la tête me tourna de la rapidité avec laquelle on y allait: on me traita comme on voulut, j'étais pris; je signai, on signa, et puis des dispenses de bans. Pas le moindre petit mot d'amour au milieu de cela; et puis je l'épouse, et le lendemain des noces je fus tout surpris de me trouver marié; avec qui? du moins est-ce avec une personne fort raisonnable, disais-je en moi-même.
Oui, ma foi, raisonnable, c'était bien la connaître; savez-vous ce qu'elle devint au bout de trois mois, cette fille que j'avais cru si sensée? Une bigote de mauvaise humeur, sérieuse, quoique babillarde, car elle allait toujours critiquant mes discours et mes actions: enfin une folle grave, qui ne me montra plus qu'une longue mine austère, qui se coiffa de la triste vanité de vivre en recluse; non pas au profit de sa maison qu'elle abandonnait: elle aurait cru se dégrader par le soin de son ménage, et elle ne donnait pas dans une piété si vulgaire et si unie; non, elle ne se tenait chez elle que pour passer sa vie dans une oisiveté contemplative, que pour vaquer à de saintes lectures dans un cabinet dont elle ne sortait qu'avec une tristesse dévote et précieuse sur le visage comme si c'était un mérite devant Dieu que d'avoir ce visage-là.
Et puis madame se mêlait de raisonner de religion; elle avait des sentiments, elle parlait de doctrine, c'était une théologienne.
Je l'aurais pourtant laissé faire, s'il n'y avait eu que cela, mais cette théologienne était fâcheuse et incommode.
Retenais-je un ami à dîner, madame ne voulait pas manger avec ce profane; elle était indisposée, et dînait à part dans sa chambre, où elle demandait pardon à Dieu du libertinage de ma conduite.
Il fallait être moine, ou du moins prêtre ou bigote comme elle, pour être convive chez moi; j'avais toujours quelque capuchon ou quelque soutane à ma table. Je ne dis pas que ce ne fussent d'honnêtes gens; mais ces honnêtes gens-là ne sont pas faits pour être les camarades d'honnêtes gens comme nous, et ma maison n'était ni un couvent ni une église, ni ma table un réfectoire.
Et ce qui m'impatientait, c'est qu'il n'y avait rien d'assez friand pour ces grands serviteurs de Dieu, pendant que je ne faisais qu'une chère ordinaire à mes amis mondains et pécheurs: vous voyez qu'il n'y avait ni bon sens, ni morale à cela.
Eh bien, messieurs, je vous en dis là beaucoup, mais je m'y étais fait, j'aime la paix, et sans un commis que j'avais...
Un commis, s'écria le jeune homme en l'interrompant; ceci est considérable.
Oui, dit-il, j'en devins jaloux, et Dieu veuille que j'aie eu tort de l'être. Les amis de mon épouse ont traité ma jalousie de malice et de calomnie, et m'ont regardé comme un méchant d'avoir soupçonné une si vertueuse femme de galanterie, une femme qui ne visitait que les églises, qui n'aimait que les sermons, les offices et les saluts; voilà qui est à merveille, on dira ce qu'on voudra.
Tout ce que je sais, c'est que ce commis dont j'avais besoin à cause de ma charge, qui était le fils d'une femme de chambre de défunt sa mère, un grand benêt sans esprit, que je gardais par complaisance, assez beau garçon au surplus et qui avait la mine d'un prédestiné, à ce qu'elle disait.
Ce garçon, dis-je, faisait ordinairement ses commissions, allait savoir de sa part comment se portait le père un tel, la mère une telle, monsieur celui-ci, monsieur celui-là, l'un curé, l'autre vicaire, l'autre chapelain, ou simple ecclésiastique; et puis venait lui rendre réponse, entrait dans son cabinet, y causait avec elle, lui plaçait un tableau, un agnus, un reliquaire; lui portait des livres, quelquefois les lui lisait.
Cela m'inquiétait, je jurais de temps en temps. Qu'est-ce que c'est donc que cette piété hétéroclite? disais-je; qu'est-ce que c'est qu'une sainte qui m'enlève mon commis? Aussi l'union entre elle et moi n'était-elle pas édifiante?
Madame m'appelait sa croix, sa tribulation; moi, je l'appelais du premier nom qui me venait, je ne choisissais pas. Le commis me fâchait, je ne m'y accoutumais point. L'envoyais-je un peu loin? je le fatiguais. En vérité, disait-elle avec une charité qui, je crois, ne fera point le profit de son âme, en vérité, il tuera ce pauvre garçon.
Cet animal tomba malade, et la fièvre me prit à moi le lendemain.
Je l'eus violente; c'étaient mes domestiques qui me servaient, et c'était madame qui servait ce butor.
Monsieur est le maître, disait-elle là-dessus, il n'a qu'à ordonner pour avoir tout ce qu'il lui faut, mais ce garçon, qui est-ce qui en aura soin, si je l'abandonne? Ainsi c'était encore par charité qu'elle me laissait là.
Son impertinence me sauva peut-être la vie. J'en fus si outré que je guéris de fureur; et dès que je fus sur pied, le premier signe de convalescence que je donnai, ce fut de mettre l'objet de sa charité à la porte; je l'envoyai se rétablir ailleurs. Ma béate en frémit de rage, et s'en vint comme une furie m'en demander raison.
Je sens bien vos motifs, me dit-elle; c'est une insulte que vous me faites, monsieur, l'indignité de vos soupçons est visible, et Dieu me vengera, monsieur, Dieu me vengera.
Je reçus mal ses prédictions; elle les fit en furieuse, j'y répondis presque en brutal. Eh! morbleu! lui dis-je, ce ne sera pas la sortie de ce coquin-là qui me brouillera avec Dieu. Allons, retirez-vous avec votre piété équivoque; ne m'échauffez pas la tête, et laissez-moi en repos.
Que fit-elle? Nous avions une petite femme de chambre dans la maison, assez gentille, et fort bonne enfant, qui ne plaisait pas à madame, parce qu'elle était, je pense, plus jeune et plus jolie qu'elle, et que j'en étais assez content. Je serais peut-être mort dans ma maladie sans elle.
La pauvre petite fille me consolait quelquefois des bizarreries de ma femme, et m'apaisait quand j'étais en colère; ce qui faisait que, de mon côté, je la soutenais et que j'avais de la bienveillance pour elle. Je l'ai même gardée, parce qu'elle est entendue, et qu'elle m'est extrêmement utile.
Or ma femme, après qu'on eut dîné, la fit venir dans sa chambre, prit je ne sais quel prétexte pour la quereller, la souffleta sur quelque réponse, lui reprocha cet air de bonté que j'avais pour elle, et la chassa.
Nanette (c'est le nom de cette jeune fille) vint prendre congé de moi toute en pleurs, me conta son aventure et son soufflet.
Et comme je vis que, dans tout cela, il n'y avait qu'une malice vindicative de la part de ma femme: Va, va, lui dis-je, laisse-la faire, tu n'as qu'à rester, Nanette, je me charge du reste.
Ma femme éclata, ne voulut plus la voir: mais je tins bon, il faut être le maître chez soi, surtout quand on a raison de l'être.
Ma résistance n'adoucit pas l'aigreur de notre commerce; nous nous parlions quelquefois, mais pour nous quereller.
Vous observerez, s'il vous plaît, que j'avais pris un autre commis, qui était l'aversion de ma femme, elle ne pouvait pas le souffrir; aussi le harcelait-elle à propos de rien, et le tout pour me chagriner; mais il ne s'en souciait guère, je lui avais dit de n'y pas prendre garde, et il suivait exactement mes intentions, il ne l'écoutait pas.
J'appris quelques jours après que ma femme avait envie de me pousser à bout.
Dieu me fera peut-être la grâce que ce brutal-là me frappera, disait-elle en parlant de moi; je le sus: Oh! que non, lui dis-je; ne vous y attendez pas; soyez convaincue que je ne vous ferai pas ce plaisir-là; pour des mortifications, vous en aurez; elles ne vous manqueront pas, j'en fais voeu, mais voilà tout.
Mon voeu me porta malheur, il ne faut jamais jurer de rien. Malgré mes louables résolutions, elle m'excéda tant un jour, me dit dévotement des choses si piquantes, enfin le diable me tenta si bien, qu'au souvenir de ses impertinences et du soufflet qu'elle avait donné à Nanette à cause de moi, il m'échappa de lui en donner un en présence de quelques témoins de ses amis.
Cela partit plus vite qu'un éclair; elle sortit sur-le-champ, m'attaqua en justice, et depuis ce temps-là nous plaidons à mon grand regret: car cette sainte personne, en dépit du commis que j'ai mis sur son compte, et qu'il a bien fallu citer, pourrait bien gagner son procès, si je ne trouve pas de puissants amis, et je vais en chercher à Versailles.
Ce soufflet-là m'inquiète pour vous, lui dit notre jeune homme quand il eut fini; je crains qu'il ne nuise à votre cause. Il est vrai que ce commis est un article dont je n'ai pas meilleure idée que vous; je vous crois assurément très maltraité à cet égard, mais c'est une affaire de conscience que vous ne sauriez prouver, et ce malheureux soufflet a eu des témoins.
Tout doux, monsieur, répondit l'autre d'un air chagrin, laissons là les réflexions sur le commis, s'il vous plaît, je les ferai bien moi-même, sans que personne les fasse: ne vous embarrassez pas, le soufflet ira comme il pourra, je ne suis fâché à présent que de n'en avoir donné qu'un; quant au reste, supprimons le commentaire. Il n'y a peut-être pas tant de mal qu'on le croirait bien dans l'affaire du commis; j'ai mes raisons pour crier. Ce commis était un sot; ma femme a bien pu l'aimer sans le savoir elle-même, et offenser Dieu dans le fond, sans que j'y aie rien perdu dans la forme. Et en un mot, qu'il y ait du mal ou non, quand je dis qu'il y en a, le meilleur est de me laisser dire.
Sans doute, dit l'officier pour le calmer: en doit-on croire un mari fâché? il est si sujet à se tromper! Je ne vois moi-même, dans le récit que vous venez de nous faire, qu'une femme insociable et misanthrope, et puis c'est tout.
Changeons de discours, et sachons un peu ce que nos deux jeunes gens vont faire à Versailles, ajouta-t-il en s'adressant au jeune homme et à moi. Pour vous, monsieur, qui sortez à peine du collège, me dit-il, vous n'y allez apparemment que pour vous divertir ou que par curiosité.
Ni pour l'un ni pour l'autre, répondis-je, j'y vais demander un emploi à quelqu'un qui est dans les affaires. Si les hommes vous en refusent, appelez-en aux femmes, reprit-il en badinant.
Et vous, monsieur (c'était au jeune homme à qui il parlait), avez-vous des affaires où nous allons?
J'y vais voir un seigneur à qui je donnai dernièrement un livre qui vient de paraître, et dont je suis l'auteur, dit-il. Ah oui! reprit l'officier; c'est le livre dont nous parlions l'autre jour, lorsque nous dînâmes ensemble. C'est cela même, répondit le jeune homme. L'avez-vous lu, monsieur? ajouta-t-il.
Oui, je le rendis hier à un de mes amis qui me l'avait prêté, dit l'officier. Eh bien! monsieur, dites-moi ce que vous en pensez, je vous prie, répondit le jeune homme. Que feriez-vous de mon sentiment? dit l'officier; il ne déciderait de rien, monsieur. Mais encore, dit l'autre en le pressant beaucoup, comment le trouvez-vous?
En vérité, monsieur, reprit le militaire, je ne sais que vous en dire, je ne suis guère en état d'en juger, ce n'est pas un livre fait pour moi, je suis trop vieux.
Comment trop vieux! reprit le jeune homme. Oui, dit l'autre, je crois que dans une grande jeunesse on peut avoir du plaisir à le lire: tout est bon à cet âge où l'on ne demande qu'à rire, et où l'on est si avide de joie qu'on la prend comme on la trouve, mais nous autres barbons, nous y sommes un peu plus difficiles; nous ressemblons là-dessus à ces friands dégoûtés que les mets grossiers ne tentent point, et qu'on n'excite à manger qu'en leur en donnant de fins et de choisis. D'ailleurs, je n'ai point vu le dessein de votre livre, je ne sais à quoi il tend, ni quel en est le but. On dirait que vous ne vous êtes pas donné la peine de chercher des idées, mais que vous avez pris seulement toutes les imaginations qui vous sont venues, ce qui est différent: dans le premier cas, on travaille, on rejette, on choisit; dans le second, on prend ce qui se présente, quelque étrange qu'il soit, et il se présente toujours quelque chose; car je pense que l'esprit fournit toujours, bien ou mal.
Au reste, si les choses purement extraordinaires peuvent être curieuses, si elles sont plaisantes à force d'être libres, votre livre doit plaire; si ce n'est à l'esprit, c'est du moins aux sens; mais je crois encore que vous vous êtes trompé là-dedans, faute d'expérience, et sans compter qu'il n'y a pas grand mérite à intéresser de cette dernière manière, et que vous m'avez paru avoir assez d'esprit pour réussir par d'autres voies, c'est qu'en général ce n'est pas connaître les lecteurs que d'espérer de les toucher beaucoup par là. Il est vrai, monsieur, que nous sommes naturellement libertins, ou pour mieux dire corrompus; mais en fait d'ouvrages d'esprit, il ne faut pas prendre cela à la lettre, ni nous traiter d'emblée sur ce pied-là. Un lecteur veut être ménagé. Vous, auteur, voulez-vous mettre sa corruption dans vos intérêts? allez-y doucement du moins, apprivoisez-la, mais ne la poussez pas à bout.
Ce lecteur aime pourtant les licences, mais non pas les licences extrêmes, excessives; celles-là ne sont supportables que dans la réalité, qui en adoucit l'effronterie; elles ne sont à leur place que là, et nous les y passons, parce que nous y sommes plus hommes qu'ailleurs; mais non pas dans un livre, où elles deviennent plates, sales et rebutantes, à cause du peu de convenance qu'elles ont avec l'état tranquille d'un lecteur.
Il est vrai que ce lecteur est homme aussi, mais c'est alors un homme en repos, qui a du goût, qui est délicat, qui s'attend qu'on fera rire son esprit, qui veut pourtant bien qu'on le débauche, mais honnêtement, avec des façons, et avec de la décence.
Tout ce que je dis là n'empêche pas qu'il n'y ait de jolies choses dans votre livre, assurément j'y en ai remarqué plusieurs de ce genre.
A l'égard de votre style, je ne le trouve point mauvais, à l'exception qu'il y a quelquefois des phrases allongées, lâches, et par là confuses, embarrassées; ce qui vient apparemment de ce que vous n'avez pas assez débrouillé vos idées, ou que vous ne les avez pas mises dans un certain ordre. Mais vous ne faites que commencer, monsieur, et c'est un petit défaut dont vous vous corrigerez en écrivant, aussi bien que de celui de critiquer les autres, et surtout de les critiquer de ce ton aisé et badin que vous avez tâché d'avoir, et avec cette confiance dont vous rirez vous-même, ou que vous vous reprocherez, quand vous serez un peu plus philosophe, et que vous aurez acquis une certaine façon de penser plus mûre et plus digne de vous. Car vous aurez plus d'esprit que vous n'en avez, au moins j'ai vu de vous des choses qui le promettent; vous ne ferez pas même grand cas de celui que vous avez eu jusqu'ici, et à peine en ferez-vous un peu de tout celui qu'on peut avoir: voilà du moins comment sont ceux qui ont le plus écrit, à ce qu'on leur entend dire.
Je ne vous parle de critique, au reste, qu'à l'occasion de celle que j'ai vue dans votre livre, et qui regarde un des convives (et il le nomma) qui était avec nous le jour que nous dînâmes ensemble, et je vous avoue que j'ai été surpris de trouver cinquante ou soixante pages de votre ouvrage pesamment employées contre lui; en vérité je voudrais bien, pour l'amour de vous, qu'elles n'y fussent pas.
Mais nous voici arrivés, vous m'avez demandé mon sentiment; je vous l'ai dit en homme qui aime vos talents, et qui souhaite vous voir un jour l'objet d'autant de critiques qu'on en a fait contre celui dont nous parlons. Peut-être n'en serez-vous pas pour cela plus habile homme qu'il l'est; mais du moins ferez-vous alors la figure d'un homme qui paraîtra valoir quelque chose.
Voilà par où finit l'officier, et je rapporte son discours à peu près comme je le compris alors.
Notre voiture arrêta là-dessus, nous descendîmes, et chacun se sépara.
Il n'était pas encore midi, et je me hâtai d'aller porter ma lettre à M. de Fécour, dont je n'eus pas de peine à apprendre la demeure; c'était un homme dans d'assez grandes affaires, et extrêmement connu des ministres.
Il me fallut traverser plusieurs cours pour arriver jusqu'à lui, et enfin on m'introduisit dans un grand cabinet où je le trouvai en assez nombreuse compagnie.
M. de Fécour paraissait avoir cinquante-cinq à soixante ans; un assez grand homme de peu d'embonpoint, très brun de visage; d'un sérieux, non pas à glacer, car ce sérieux-là est naturel, et vient du caractère de l'esprit.
Mais le sien glaçait moins qu'il n'humiliait: c'était un air fier et hautain qui vient de ce qu'on songe à son importance et qu'on veut la faire respecter.
Les gens qui nous approchent sentent ces différences-là plus ou moins confusément; nous nous connaissons tous si bien en orgueil, que personne ne saurait nous faire un secret du sien; c'est quelquefois même sans y penser la première chose à quoi l'on regarde en abordant un inconnu.
Quoi qu'il en soit, voilà l'impression que me fit M. de Fécour. Je m'avançai vers lui d'un air fort humble; il écrivait une lettre, je pense, pendant que sa compagnie causait.
Je lui fis mon compliment avec cette émotion qu'on a quand on est un petit personnage, et qu'on vient demander une grâce à quelqu'un d'important qui ne vous aide ni ne vous encourage, qui ne vous regarde point; car M. de Fécour entendit tout ce que je lui dis sans jeter les yeux sur moi.
Je tenais ma lettre, que je lui présentais et qu'il ne prenait point, et son peu d'attention me laissait dans une posture qui était risible, et dont je ne savais pas comment me remettre.
Il y avait d'ailleurs là cette compagnie dont j'ai parlé, et qui me regardait; elle était composée de trois ou quatre messieurs, dont pas un n'avait une mine capable de me réconforter.
C'était de ces figures, non pas magnifiques, mais opulentes, devant qui la mienne était si ravalée, malgré ma petite doublure de soie! Tous gens d'ailleurs d'un certain âge, pendant que je n'avais que dix-huit ans, ce qui n'était pas un article si indifférent qu'on le croirait; car si vous aviez vu de quel air ils m'observaient, vous auriez jugé que ma jeunesse était encore un motif de confusion pour moi.
A qui en veut ce polisson-là avec sa lettre? semblaient-ils me dire par leurs regards libres, hardis, et pleins d'une curiosité sans façon.
De sorte que j'étais là comme un spectacle de mince valeur, qui leur fournissait un moment de distraction, et qu'ils s'amusaient à mépriser en passant.
L'un m'examinait superbement de côté; l'autre, se promenant dans ce vaste cabinet, les mains derrière le dos, s'arrêtait quelquefois auprès de M. de Fécour qui continuait d'écrire, et puis se mettait de là à me considérer commodément et à son aise.
Figurez-vous la contenance que je devais tenir.
L'autre, d'un air pensif et occupé, fixait les yeux sur moi comme sur un meuble ou sur une muraille, et de l'air d'un homme qui ne songe pas à ce qu'il voit.
Et celui-là, pour qui je n'étais rien, m'embarrassait tout autant que celui pour qui j'étais si peu de chose. Je sentais fort bien que je n'y gagnais pas plus de cette façon que d'une autre.
Enfin j'étais pénétré d'une confusion intérieure. Je n'ai jamais oublié cette scène-là; je suis devenu riche aussi, et pour le moins autant qu'aucun de ces messieurs dont je parle ici; et je suis encore à comprendre qu'il y ait des hommes dont l'âme devienne aussi cavalière que je le dis là, pour celle de quelque homme que ce soit.
A la fin pourtant M. de Fécour finit sa lettre, de sorte que tendant la main pour avoir celle que je lui présentais: Voyons, me dit-il; et tout de suite: Quelle heure est-il, messieurs? Près de midi, répondit négligemment celui qui se promenait en long, pendant que M. de Fécour décachetait la lettre qu'il lut assez rapidement.
Fort bien, dit-il après l'avoir lue; voilà le cinquième homme, depuis dix-huit mois, pour qui ma belle-soeur m'écrit ou me parle, et que je place; je ne sais où elle va chercher tous ceux qu'elle m'envoie, mais elle ne finit point, et en voici un qui m'est encore plus recommandé que les autres. L'originale femme, tenez, vous la reconnaîtrez bien à ce qu'elle m'écrit, ajouta-t-il en donnant la lettre à un de ces messieurs.
Et puis: Je vous placerai, me dit-il, je m'en retourne demain à Paris, venez me trouver le lendemain.
Là-dessus, j'allais prendre congé de lui, quand il m'arrêta.
Vous êtes bien jeune, me dit-il; que savez-vous faire? Rien, je gage.
Je n'ai encore été dans aucun emploi, monsieur, lui répondis-je. Oh! je m'en doutais bien, reprit-il, il ne m'en vient point d'autre de sa part; et ce sera un grand bonheur si vous savez écrire.
Oui, monsieur, dis-je en rougissant, je sais même un peu d'arithmétique. Comment donc! s'écria-t-il en plaisantant, vous nous faites trop de grâce. Allez, jusqu'à après-demain.
Sur quoi je me retirais avec l'agrément de laisser ces messieurs riant de tout leur coeur de mon arithmétique, et de mon écriture, quand il vint un laquais qui dit à M. de Fécour qu'une appelée madame une telle (c'est ainsi qu'il s'expliqua) demandait à lui parler.
Ah! ah! répondit-il, je sais qui elle est; elle arrive fort à propos, qu'elle entre: et vous, restez (c'était à moi à qui il parlait).
Je restai donc, et sur-le-champ deux dames entrèrent qui étaient modestement vêtues, dont l'une était une jeune personne de vingt ans, accompagnée d'une femme d'environ cinquante.
Toutes deux d'un air fort triste, et encore plus suppliant.
Je n'ai vu de ma vie rien de si distingué ni de si touchant que la physionomie de la jeune; on ne pouvait pourtant pas dire que ce fût une belle femme; il faut d'autres traits que ceux-là pour faire une beauté.
Figurez-vous un visage qui n'a rien d'assez brillant ni d'assez régulier pour surprendre les yeux, mais à qui rien ne manque de ce qui peut surprendre le coeur, de ce qui peut inspirer du respect, de la tendresse et même de l'amour; car ce qu'on sentait pour cette jeune personne était mêlé de tout ce que je dis là.
C'était, pour ainsi dire, une âme qu'on voyait sur ce visage, mais une âme noble, vertueuse et tendre, et par conséquent charmante à voir.
Je ne dis rien de la femme âgée qui l'accompagnait, et qui n'intéressait que par sa modestie et par sa tristesse.
M. de Fécour, en me congédiant, s'était levé de sa place et causait debout au milieu du cabinet avec ces messieurs; il salua assez négligemment la jeune dame qui l'aborda.
Je sais ce qui vous amène, lui dit-il, madame; j'ai révoqué votre mari, mais ce n'est pas ma faute s'il est toujours malade, et s'il ne peut exercer son emploi; que voulez-vous qu'on fasse de lui? ce sont des absences continuelles.
Quoi! monsieur, lui dit-elle d'un ton fait pour tout obtenir, n'y a-t-il plus rien à espérer? Il est vrai que mon mari est d'une santé fort faible; vous avez eu jusqu'ici la bonté d'avoir égard à son état; faites-nous encore la même grâce, monsieur, ne nous traitez pas avec tant de rigueur (et ce mot de rigueur, dans sa bouche, perçait l'âme), vous nous jetteriez dans un embarras dont vous seriez touché, si vous le connaissiez tout entier; ne me laissez point dans l'affliction où je suis, et où je m'en retournerais si vous étiez inflexible! (inflexible, il n'y avait non plus d'apparence qu'on pût l'être;) mon mari se rétablira; vous n'ignorez pas qui nous sommes, et le besoin extrême que nous avons de votre protection, monsieur.
Ne vous imaginez pas qu'elle pleura en tenant ce discours; et je pense que, si elle avait pleuré, sa douleur en aurait eu moins de dignité, en aurait paru moins sérieuse et moins vraie.
Mais la personne qui l'accompagnait, et qui se tenait un peu au-dessous d'elle, avait les yeux mouillés de larmes.
Je ne doutai pas un instant que M. de Fécour ne se rendît; je trouvais impossible qu'il résistât: hélas, que j'étais neuf! Il n'en fut pas seulement ému.
M. de Fécour était dans l'abondance; il y avait trente ans qu'il faisait bonne chère; on lui parlait d'embarras, de besoin, d'indigence même, au mot près, et il ne savait pas ce que c'était que tout cela.
Il fallait pourtant qu'il eût le coeur naturellement dur, car je crois que la prospérité n'achève d'endurcir que ces coeurs-là.
Il n'y a plus moyen, madame, lui dit-il, je ne puis plus m'en dédire, j'ai disposé de l'emploi; voilà un jeune homme à qui je l'ai donné, il vous le dira.
A cette apostrophe qui me fit rougir, elle jeta un regard sur moi, mais un regard qui m'adressait un si doux reproche: Eh quoi! vous aussi, semblait-il me dire, vous contribuez au mal qu'on me fait?
Eh! non, madame, lui répondis-je dans le même langage, si elle m'entendit. Et puis: C'est donc l'emploi du mari de madame que vous voulez que j'aie, monsieur? dis-je à M. de Fécour. Oui, reprit-il, c'est le même. Je suis votre serviteur, madame.
Ce n'est pas la peine, monsieur, lui répondis-je en l'arrêtant. J'aime mieux attendre que vous m'en donniez un autre quand vous le pourrez; je ne suis pas si pressé, permettez que je laisse celui-là à cet honnête homme; si j'étais à sa place, et malade comme lui, je serais bien aise qu'on en usât envers moi comme j'en use envers lui.
La jeune dame n'appuya point ce discours, ce qui était un excellent procédé, et les yeux baissés attendit en silence que M. de Fécour prît son parti, sans abuser par aucune instance de la générosité que je témoignais, et qui pouvait servir d'exemple à notre patron.
Pour lui, je m'aperçus que l'exemple l'étonna sans lui plaire, et qu'il trouva mauvais que je me donnasse les airs d'être plus sensible que lui.
Vous aimez donc mieux attendre? me dit-il; voilà qui est nouveau. Eh bien! madame, retournez-vous-en, nous verrons à Paris ce qu'on pourra faire, j'y serai après-demain. Allez, me dit-il à moi, je parlerai à Mme de Fécour.
La jeune dame le salua profondément sans rien répliquer; l'autre femme la suivit, et moi de même, et nous sortîmes tous trois; mais du ton dont notre homme nous congédia, je désespérai que mon action pût servir de quelque chose au mari de la jeune dame, et je vis bien à sa mine qu'elle n'en augurait pas une meilleure réussite.
Mais voici qui va vous surprendre: un de ces messieurs qui étaient avec M. de Fécour sortit un moment après nous.
Nous nous étions arrêtés, la jeune dame et moi, sur l'escalier, où elle me remerciait de ce que je venais de faire pour elle, et m'en marquait une reconnaissance dont je la voyais réellement pénétrée.
L'autre dame, qu'elle nommait sa mère, joignait ses remerciements aux siens, et je présentais la main à la fille pour l'aider à descendre (car j'avais déjà appris cette petite politesse, et on se fait honneur de ce qu'on sait), quand nous vîmes venir à nous celui de ces messieurs dont je vous ai parlé, et qui s'approchant de la jeune dame: Ne dînez-vous pas à Versailles avant que de vous en retourner, madame? lui dit-il en bredouillant et d'un ton brusque.
Oui, monsieur, répondit-elle. Eh bien! reprit-il, après votre dîner, venez me trouver à telle auberge où je vais; je serais bien aise de vous parler, n'y manquez pas. Venez-y aussi, vous, me dit-il, et à la même heure, vous n'en serez pas fâché, entendez-vous? Adieu, bonjour! Et puis il passa son chemin.
Or, ce gros et petit homme, car il était l'un et l'autre, aussi bien que bredouilleur, était celui dont j'avais été le moins mécontent chez M. de Fécour, celui dont la contenance m'avait paru la moins fâcheuse: il est bon de remarquer cela chemin faisant.
Soupçonnez-vous ce qu'il nous veut? me dit la jeune dame. Non, madame, lui répondis-je; je ne sais pas même qui il est; voilà la première fois de ma vie que je le vois.
Nous arrivâmes au bas de l'escalier en nous entretenant ainsi, et j'allais à regret prendre congé d'elle; mais au premier signe que j'en donnai: Puisque vous et ma fille devez vous rendre tantôt au même endroit, ne nous quittez pas, monsieur, me dit la mère, et faites-nous l'honneur de venir dîner avec nous; aussi bien, après le service que vous avez tâché de nous rendre, serions-nous mortifiées de ne connaître qu'en passant un aussi honnête homme que vous.
M'inviter à cette partie, c'était deviner mes désirs. Cette jeune dame avait un charme secret qui me retenait auprès d'elle, mais je ne croyais que l'estimer, la plaindre, et m'intéresser à ce qui la regardait.
D'ailleurs, j'avais eu un bon procédé pour elle, et on se plaît avec les gens dont on vient de mériter la reconnaissance. Voilà bonnement tout ce que je comprenais au plaisir que j'avais à la voir; car pour d'amour ni d'aucun sentiment approchant, il n'en était pas question dans mon esprit; je n'y songeais pas.
Je m'applaudissais même de mon affection pour elle, comme d'un attendrissement louable, comme d'une vertu, et il y a de la douceur à se sentir vertueux; de sorte que je suivis ces dames avec une innocence d'intention admirable, et en me disant intérieurement: Tu es un honnête homme.
Je remarquai que la mère dit quelques mots à part à l'hôtesse, pour ordonner sans doute quelque apprêt; je n'osai lui montrer que je soupçonnais son intention, ni m'y opposer, j'eus peur que ce ne fût pas savoir vivre.
Un quart d'heure après on nous servit, et nous nous mîmes à table.
Plus je regarde monsieur, disait la mère, et plus je lui trouve une physionomie digne de ce qu'il a fait chez M. de Fécour. Eh! mon Dieu, madame, lui répondis-je, qui est-ce qui n'en aurait pas fait autant que moi, en voyant madame dans la douleur où elle était? Qui est-ce qui ne voudrait pas la tirer de peine? Il est bien triste de ne pouvoir rien, quand on rencontre des personnes dans l'affliction; et surtout des personnes aussi estimables qu'elle l'est. Je n'ai de ma vie été si touché que ce matin, j'aurais pleuré de bon coeur si je ne m'en étais pas empêché.
Ce discours, quoique fort simple, n'était plus d'un paysan, comme vous voyez; on n'y sentait plus le jeune homme de village, mais seulement le jeune homme naïf et bon.
Ce que vous dites ajoute encore une nouvelle obligation à celle que nous vous avons, monsieur, dit la jeune dame en rougissant, sans qu'elle-même sût pourquoi elle rougissait peut-être; à moins que ce ne fût de ce que je m'étais attendri dans mes expressions, et de ce qu'elle avait peur d'en être trop touchée; et il est vrai que ses regards étaient plus doux que ses discours; elle ne me disait que ce qu'elle voulait, s'arrêtait où il lui plaisait; mais quand elle me regardait, ce n'était plus de même, à ce qu'il me paraissait. Et ce sont là des remarques que tout le monde peut faire, surtout dans les dispositions où j'étais.
De mon côté, je n'avais ni la gaîté ni la vivacité qui m'étaient ordinaires, et pourtant j'étais charmé d'être là; mais je songeais à être honnête et respectueux; c'était tout ce que cet aimable visage me permettait d'être; on n'est pas ce qu'on veut avec de certaines mines, il y en a qui vous en imposent.
Je ne finirais point, si je voulais rapporter tout ce que ces dames me dirent d'obligeant, tout ce qu'elles me témoignèrent d'estime.
Je leur demandai où elles demeuraient à Paris, et elles me l'apprirent aussi bien que leur nom, avec une amitié qui prouvait l'envie sincère qu'elles avaient de me voir.
C'était toujours la mère qui répondait la première; ensuite venait la fille qui appuyait modestement ce qu'elle avait dit, et toujours à la fin de son discours un regard où je voyais plus qu'elle ne me disait.
Enfin notre repas finit; nous parlâmes du rendez-vous que nous avions qui nous paraissait très singulier.
Deux heures sonnèrent, et nous y allâmes; on nous dit que notre homme achevait de dîner, et comme il avait averti ses gens que nous viendrions, on nous fit entrer dans une petite salle où nous l'attendîmes, et où il vint quelques instants après, un cure-dent à la main. Je parle du cure-dent, parce qu'il sert à caractériser la réception qu'il nous fit.
Il faut le peindre. Comme je l'ai déjà dit, un gros homme, d'une taille au-dessous de la médiocre, d'une allure assez pesante, avec une mine de grondeur, et qui avait la parole si rapide, que de quatre mots qu'il disait, il en culbutait la moitié.
Nous le reçûmes avec force révérences, qu'il nous laissa faire tant que nous voulûmes, sans être tenté d'y répondre seulement du moindre salut de tête, et je ne crois pas que ce fût par fierté, mais bien par un pur oubli de toute cérémonie; c'est que cela lui était plus commode, et qu'il avait petit à petit pris ce pli-là, à force de voir journellement des subalternes de son métier.
Il s'avança vers la jeune dame avec le cure-dent, qui, comme vous voyez, accompagnait fort bien la simplicité de son accueil.
Ah bon! lui dit-il, vous voilà, et vous aussi, ajouta-t-il en me regardant; eh bien! qu'est-ce que c'est? Vous êtes donc bien triste, pauvre jeune femme? (On sent bien à qui cela s'adressait.) Qui est cette dame-là avec qui vous êtes? Est-ce votre mère ou votre parente?
Je suis sa fille, monsieur, répondit la jeune personne. Ah! vous êtes sa fille, voilà qui est bien, elle a l'air d'une honnête femme, et vous aussi; j'aime les honnêtes gens, moi. Et ce mari, quelle espèce d'homme est-ce? D'où vient donc qu'il est si souvent malade? Est-ce qu'il est vieux? N'y a-t-il pas un peu de débauche dans son fait?
Toutes questions qui étaient assez dures, et pourtant faites avec la meilleure intention du monde, ainsi que vous le verrez dans la suite, mais qui n'avaient rien de moelleux; c'était presque autant de petits affronts à essuyer pour l'amour-propre.
On dit de certaines gens qu'ils ont la main lourde; cet honnête homme-ci ne l'avait pas légère.
Revenons: c'était du mari dont il s'informait. Il n'est ni vieux ni débauché, répondit la jeune dame; c'est un homme de très bonnes moeurs, qui n'a que trente-cinq ans, et que les malheurs qui lui sont arrivés ont accablé; c'est le chagrin qui a ruiné sa santé.
Oui-da, dit-il, je le croirais bien, le pauvre homme. Cela est fâcheux; vous m'avez touché tantôt, aussi bien que votre mère, j'ai pris garde qu'elle pleurait. Eh! dites-moi, vous avez donc bien de la peine à vivre, quel âge avez-vous?Vingt ans, monsieur, reprit-elle en rougissant. Vingt ans, dit-il, pourquoi se marier jeune? Vous voyez ce qui en arrive: il vient des enfants, des traverses, on n'a qu'un petit bien; et puis on souffre, et adieu le ménage. Ah çà! n'importe, elle est gentille, votre fille, fort gentille, ajouta-t-il en parlant à la mère, j'aimerais assez sa figure, mais ce n'est pas à cause de cela que j'ai eu envie de la voir; au contraire, puisqu'elle est sage, je veux l'aider, et lui faire du bien. Je fais grand cas d'une jeune femme qui a de la conduite, quand elle est jolie et mal à son aise, je n'en ai guère vu de pareilles; on ne fuit pas les autres, mais on ne les estime pas. Continuez, madame, continuez d'être toujours de même. Tenez, je suis aussi fort content de ce jeune homme-là, oui, très édifié; il faut que ce soit un honnête garçon, de la manière dont il a parlé tantôt, allez, vous êtes un bon coeur, vous m'avez plu, j'ai de l'amitié pour vous; ce qu'il a fait chez M. de Fécour est fort beau, il m'a étonné. Au reste, s'il ne vous donne pas un autre emploi (c'était à moi à qui il parlait, et de M. de Fécour), j'aurai soin de vous, je vous le promets; venez me voir à Paris, et vous de même (c'était la jeune dame que ces paroles regardaient). Il faut voir à quoi M. de Fécour se déterminera pour votre mari; s'il le rétablit, à la bonne heure; mais indépendamment de ce qui en sera, je vous rendrai service, moi, j'ai des vues qui vous conviendront et qui vous seront avantageuses. Mais assoyons-nous, êtes-vous pressée? il n'est que deux heures et demie, contez-moi un peu vos affaires, je serai bien aise d'être un peu au fait. D'où vient est-ce que votre mari a eu des malheurs? est-ce qu'il était riche? de quel pays êtes-vous?
D'Orléans, monsieur, lui dit-elle. Ah! d'Orléans, c'est une fort bonne ville, reprit-il; y avez-vous vos parents? qu'est-ce que c'est que votre histoire? j'ai encore un quart d'heure à vous donner, et comme je m'intéresse à vous, il est naturel que je sache qui vous êtes, cela me fera plaisir; voyons.
Monsieur, lui dit-elle, mon histoire ne sera pas longue.
Ma famille est d'Orléans, mais je n'y ai point été élevée. Je suis la fille d'un gentilhomme peu riche, et qui demeurait avec ma mère à deux lieues de cette ville, dans une terre qui lui restait des biens de sa famille, et où il est mort.
Ah! ah! dit M. Bono (c'était le nom de notre patron), la fille d'un gentilhomme: à la bonne heure, mais à quoi cela sert-il quand il est pauvre? Continuez.
Il y a trois ans que mon mari s'attacha à moi, reprit-elle: c'était un autre gentilhomme de nos voisins. Bon! s'écria-t-il là-dessus, le voilà bien avancé, avec sa noblesse: après?
Comme on me trouvait alors quelques agréments... Oui-da, dit-il, on avait raison, ce n'est pas ce qui vous manque; oh! vous étiez mignonne, et une des plus jolies filles du canton, j'en suis sûr. Eh bien?
J'étais en même temps recherchée, dit-elle, par un riche bourgeois d'Orléans.
Ah! passe pour celui-là, reprit-il encore, voilà du solide; c'était ce bourgeois-là qu'il fallait prendre.
Vous allez voir, monsieur, pourquoi je ne l'ai pas pris: il était bien fait, je ne le haïssais pas, non que je l'aimasse; je le souffrais seulement plus volontiers que le gentilhomme, qui avait pourtant autant de mérite que lui; et comme ma mère, qui était la seule dont je dépendais alors, car mon père était mort; comme, dis-je, ma mère me laissait le choix des deux, je ne doute pas que ce léger sentiment de préférence que j'avais pour le bourgeois ne m'eût enfin déterminée en sa faveur, sans un accident qui me fit tout d'un coup pencher du côté de son rival.
On était à l'entrée de l'hiver, et nous nous promenions un jour, ma mère et moi, le long d'une forêt avec ces deux messieurs; je m'étais un peu écartée, je ne sais pour quelle bagatelle à laquelle je m'amusais dans cette campagne, quand un loup furieux, sorti de la forêt, vint à moi en me poursuivant.
Jugez de ma frayeur; je me sauvai vers ma compagnie en jetant de hauts cris. Ma mère, épouvantée, voulut se sauver aussi, et tomba de précipitation; le bourgeois s'enfuit, quoiqu'il eût une épée à son côté.
Le gentilhomme seul, tirant la sienne, resta, accourut à moi, fit face au loup et l'attaqua dans le moment qu'il allait se jeter sur moi et me dévorer.
Il le tua, non sans courir risque de la vie, car il fut blessé en plusieurs endroits, et même renversé par le loup, avec qui il se roula longtemps sur la terre sans quitter son épée, dont enfin il acheva ce furieux animal.
Quelques paysans dont les maisons étaient voisines de ce lieu, et qui avaient entendu nos cris, ne purent arriver qu'après que le loup fut tué, et enlevèrent le gentilhomme qui ne s'était pas encore relevé, qui perdait beaucoup de sang, et qui avait besoin d'un prompt secours.
De mon côté, j'étais à six pas de là, tombée et évanouie, aussi bien que ma mère qui était un peu plus loin dans le même état, de sorte qu'il fallut nous emporter tous trois jusqu'à notre maison, dont nous nous étions assez écartés en nous promenant.
Les morsures que le loup avait faites au gentilhomme étaient fort guérissables; mais sur la fureur de cet animal, on eut peur qu'elles n'eussent les suites les plus affreuses; et dès le lendemain ce gentilhomme, tout blessé qu'il était, partit de chez nous pour la mer.
Je vous avoue, monsieur, que je restai pénétrée du mépris qu'il avait fait de sa vie pour moi (car il n'avait tenu qu'à lui de se sauver, aussi bien que son rival) et encore pénétrée de voir qu'il ne tirait aucune vanité de son action, qu'il ne s'en faisait pas valoir davantage, et que son amour n'en avait pas pris plus de confiance. Je ne suis point aimé, mademoiselle, me dit-il, seulement en partant; je n'ai point le bonheur de vous plaire, mais je ne suis point si malheureux puisque j'ai eu celui de vous montrer que rien ne m'est si cher que vous. Personne à présent ne me doit l'être autant que vous non plus, lui répondis-je sans aucun détour, et devant ma mère qui approuva ma réponse.
Oui, oui, dit alors M. Bono, voilà qui est à merveille, il n'y a rien de si beau que ces sentiments-là, quand ce serait pour un roman; je vois bien que vous l'épouserez à cause des morsures; mais tenez j'aimerais encore mieux que ce loup ne fût pas venu; vous vous en seriez bien passée, car il vous fait grand tort: et le bourgeois, à propos court-il encore? Est-ce qu'il ne revint pas?
Il osa reparaître dès le soir même, dit la jeune dame. Il revint au logis, et soutint pendant une heure la présence de ce rival blessé; ce qui me le rendit encore plus méprisable que son manque de courage dans le péril où il m'avait abandonnée.
Oh! ma foi, dit M. Bono, je ne sais que vous dire, serviteur à l'amour en pareil cas. Pour la visite, passe, je la blâme, mais pour ce qui est de sa fuite, c'est une autre affaire; je ne trouve pas qu'il ait si mal fait, moi, c'était là un fort vilain animal, au moins, et votre mari n'était qu'un étourdi dans le fond. Achevez, le gentilhomme revint, et vous l'épousâtes, n'est-ce pas?
Oui, monsieur, dit la jeune dame; je crus y être obligée.
Ah! comme vous voudrez, reprit-il là-dessus, mais je regrette le fuyard, il valait mieux pour vous puisqu'il était riche; votre mari était excellent pour tuer des loups, mais on ne rencontre pas toujours des loups sur son chemin, et on a toujours besoin d'avoir de quoi vivre.
Mon mari, quand je l'épousai, dit-elle, avait du bien, il jouissait d'une fortune suffisante. Bon! reprit-il, suffisante! A quoi cela va-t-il? Tout ce qui n'est que suffisant ne suffit jamais; voyons, comment a-t-il perdu cette fortune?
Par un procès, reprit-elle, que nous avons eu contre un seigneur de nos voisins pour de certains droits; procès qui n'était presque rien d'abord, qui est devenu plus considérable que nous ne l'avions cru, qu'on a gagné contre nous à force crédit, et dont la perte nous a totalement ruinés. Il a fallu que mon mari soit venu à Paris pour tâcher d'obtenir quelque emploi; on le recommanda à M. de Fécour, qui lui en donna un; c'est ce même emploi qu'il lui a ôté ces jours passés, et que vous avez entendu que je lui redemandais. J'ignore s'il le lui rendra, il ne m'a rien dit qui me le promette; mais je pars bien consolée, monsieur, puisque j'ai eu le bonheur de rencontrer une personne aussi généreuse que vous, et que vous avez la bonté de vous intéresser à notre situation.
Oui, oui, dit-il, ne vous affligez pas, comptez sur moi; il faut bien secourir les gens qui sont dans la peine; je voudrais que personne ne souffrît, voilà comme je pense, mais cela ne se peut pas. Et vous, mon garçon, d'où êtes-vous? me dit-il à moi. De Champagne, monsieur, lui répondis-je.
Ah! du pays du bon vin? reprit-il, j'en suis bien aise; vous y avez votre père? Oui, monsieur. Tant mieux, dit-il; il pourra donc m'en faire venir, car on y est souvent trompé. Et qui êtes-vous?
Le fils d'un honnête homme qui demeure à la campagne, répondis-je. C'était dire vrai, et pourtant esquiver le mot de paysan qui me paraissait dur; les synonymes ne sont pas défendus, et tant que j'en ai trouvé là-dessus, je les ai pris: mais ma vanité n'a jamais passé ces bornes-là; et j'aurais dit tout net: Je suis le fils d'un paysan, si le mot de fils d'un homme de la campagne ne m'était pas venu.
Trois heures sonnèrent alors; M. Bono tira sa montre, et puis se levant: Ah çà! dit-il, je vous quitte, nous nous reverrons à Paris, je vous y attends et je vous tiendrai parole: bonjour, je suis votre serviteur. A propos, vous en retournez-vous tout à l'heure? J'envoie dans un moment mon équipage à Paris; mettez-vous dedans, les voitures sont chères, et ce sera autant d'épargné.
Là-dessus il appela un laquais. Picard se prépare-t-il à s'en aller? lui dit-il. Oui, monsieur, il met les chevaux au carrosse, répondit le domestique. Eh bien, dis-lui qu'il prenne ces dames et ce jeune homme, reprit-il; adieu.
Nous voulûmes le remercier; mais il était déjà bien loin. Nous descendîmes, l'équipage fut bientôt prêt, et nous partîmes très contents de notre homme et de sa brusque humeur.
Je ne vous dirai rien de notre entretien sur la route; arrivons à Paris, nous y entrâmes d'assez bonne heure pour mon rendez-vous, car vous savez que j'en avais un avec Mme de Ferval chez Mme Remy dans un faubourg.
Le cocher de M. Bono mena mes deux dames chez elles, où je les quittai après plusieurs compliments et de nouvelles instances de leur part pour les venir voir.
De là je renvoyai le cocher, je pris un fiacre, et je partis pour mon faubourg.
Fin de la quatrième partie
Cinquième partie
J'ai dit dans la dernière partie que je me hâtai de me rendre chez Mme Remy, où m'attendait Mme de Ferval. Il était à peu près cinq heures et demie du soir quand j'y arrivai. Je trouvai tout d'un coup l'endroit. Je vis aussi le carrosse de Mme de Ferval dans cette petite rue dont elle m'avait parlé, et où était cette porte de derrière par laquelle elle m'avait dit qu'elle entrerait, et suivant mes instructions, j'entrai par l'autre porte, après m'être assuré auparavant que c'était là que demeurait Mme Remy. D'abord je vis une allée assez étroite, qui aboutissait à une petite cour, au bout de laquelle on entrait dans une salle; et c'était de cette salle qu'on passait dans le jardin dont Mme de Ferval avait fait mention.
Je n'avais pas encore traversé la cour, qu'on ouvrit la porte de la salle; (et apparemment qu'on m'entendit venir). Il en sortit une grande femme âgée, maigre, pâle, vêtue en femme du commun, mais proprement pourtant, qui avait un air posé et matois. C'était Mme Remy elle-même.
Qui demandez-vous, monsieur? me dit-elle quand je me fus approché. Je viens, répondis-je, parler à une dame qui doit être ici depuis quelques moments, ou qui va y arriver bientôt.
Et son nom, monsieur? me dit-elle. Mme de Ferval, repris-je; et sur-le-champ: Entrez, monsieur.
J'entre, il n'y avait personne dans la salle. Elle n'est donc pas encore venue? lui dis-je. Vous allez la voir, me répondit-elle en tirant de sa poche une clef dont elle ouvrit une porte que je ne voyais pas, et qui était celle d'une chambre où je trouvai Mme de Ferval assise auprès d'un petit lit, et qui lisait.
Vous venez bien tard, monsieur de la Vallée, me dit-elle en se levant, il y a pour le moins un quart d'heure que je suis ici.
Hélas! madame, ne me blâmez pas, dis-je, il n'y a point de ma faute; j'arrive en ce moment de Versailles où j'ai été obligé d'aller, et j'étais bien impatient de me voir ici.
Pendant que nous nous parlions, notre complaisante hôtesse, sans paraître nous écouter, et d'un air distrait, rangeait par-ci par-là dans la chambre, et puis se retira sans nous rien dire. Vous vous en allez donc, madame Remy? lui cria Mme de Ferval en s'approchant d'une porte ouverte qui donnait dans le jardin.
Oui, madame, répondit-elle, j'ai affaire là-haut pour quelques moments, et puis peut-être avez-vous à parler à monsieur; aurez-vous besoin de moi?
Non, dit Mme de Ferval, vous pouvez rester si vous voulez, mais ne vous gênez point. Et là-dessus la Remy nous salue, nous laisse, ferme la porte sur nous, ôte la clef, que nous lui entendîmes retirer quoiqu'elle y allât doucement.
Il faut donc que cette femme soit folle: je crois qu'elle nous enferme! me dit alors Mme de Ferval en souriant d'un air qui entamait la matière, qui engageait amoureusement la conversation, et qui me disait: Nous voilà donc seuls?
Qu'importe? lui dis-je, (et nous étions sur le pas de la porte du jardin). Nous n'avons que faire de la Remy pour causer ensemble, ce serait encore pis que la femme de chambre de là-bas; n'avons-nous pas fait marché que nous serons libres?
Et pendant que je lui tenais ce discours, je lui prenais la main dont je considérais la grâce et la blancheur, que je baisais quelquefois. Est-ce là comme tu me contes ton histoire? me dit-elle. Je vous la conterai toujours bien, lui dis-je; ce conte-là n'est pas si pressé que moi. Que toi! me dit-elle en me jetant son autre main sur l'épaule; et de quoi donc es-tu tant pressé? De vous dire que vous avez des charmes qui m'ont fait rêver toute la journée à eux, repris-je. Je n'ai pas mal rêvé à toi non plus, me dit-elle, et tant rêvé que j'ai pensé ne pas venir ici.
Eh! pourquoi donc, maîtresse de mon coeur? lui repartis-je. Oh! pourquoi? me dit-elle, c'est que tu es si jeune, si remuant! il me souvient de tes vivacités d'hier, tout gêné que tu étais; et à présent que tu ne l'es plus, te corrigeras-tu? j'ai bien de la peine à le croire. Et moi aussi, lui dis-je, car je suis encore plus amoureux que je ne l'étais hier, à cause qu'il me semble que vous êtes encore plus belle.
Fort bien, fort bien! me dit-elle avec un souris; voilà de très bonnes dispositions, et qui me rassurent beaucoup: être seule avec un étourdi comme vous, sans pouvoir sortir; car où est-elle allée, cette sotte femme qui nous laisse? Je gagerais qu'il n'y a peut-être que nous ici actuellement; ah! elle n'a qu'à revenir, je ne la querellerai pas mal; voyez, je vous prie, à quoi elle m'expose.
Par la mardi! lui dis-je, vous en parlez bien à votre aise; vous ne savez pas ce que c'est que d'être amoureux de vous. Ne tient-il qu'à dire aux gens: tenez-vous en repos; je voudrais bien vous voir à ma place, pour savoir ce que vous feriez. Va, va, tais-toi! dit-elle d'un air badin; j'ai assez de la mienne. Mais encore? insistais-je sur le même ton. Eh bien! à ta place, reprit-elle, je tâcherais apparemment d'être raisonnable. Et s'il ne vous servait de rien d'y tâcher, répondis-je, qu'en serait-il? Oh! ce qu'il en serait, dit-elle, je n'en sais rien, tu m'en demandes trop, je n'y suis pas; mais qu'importe que tu m'aimes, ne saurais-tu faire comme moi? Je suis raisonnable, quoique je t'aime aussi; et je ne devrais pas te le dire, car tu n'en feras que plus de folies, et ce sera ma faute, petit mutin que tu es! Voyez comme il me regarde, où a-t-il pris cette mine-là, ce fripon? On n'y saurait tenir. Parlons de Versailles.
Oh! que non, répondis-je, parlons de ce que vous dites que vous m'aimez, cette parole est si agréable, c'est un charme de l'entendre, elle me ravit, elle me transporte, quel plaisir! Ah! que votre chère personne est enchantée!
Et en lui tenant ce discours, je levais avidement les yeux sur elle; elle était un peu moins enveloppée qu'à l'ordinaire. Il n'y a rien de si friand que ce joli corset-là, m'écriai-je. Allons, allons, petit garçon, ne songez point à cela, je ne le veux pas, dit-elle.
Et là-dessus elle se raccommodait assez mal. Eh! ma gracieuse dame, repartis-je, cela est si bien arrangé, n'y touchez pas. Je lui pris les mains alors; elle avait les yeux pleins d'amour, elle soupira, me dit: Que me veux-tu, la Vallée, j'ai bien mal fait de ne pas retenir la Remy, une autre fois je la retiendrai, tu n'entends point raison, recule-toi un peu; voilà des fenêtres d'où on peut nous voir.
Et en effet, il y avait de l'autre côté des vues sur nous. Il n'y a qu'à rentrer dans la chambre, lui dis-je. Il le faut bien, reprit-elle; mais modère-toi, mon bel enfant, modère-toi; je suis venue ici de si bonne foi, et tu m'inquiètes avec ton amour.
Je n'ai pourtant que celui que vous m'avez donné, répondis-je; mais vous voilà debout, cela fatigue, assoyons-nous, tenez, remettez-vous à la place où vous étiez quand je suis venu. Quoi, là, dit-elle; oh! je n'oserais, j'y serais trop enfermée, à moins que tu n'appelles la Remy; appelle-la, je t'en prie; ce qu'elle disait d'un ton qui n'avait rien d'opiniâtre, et insensiblement nous nous approchions de l'endroit où je l'avais d'abord trouvée. Où me mènes-tu donc? dit-elle d'un air nonchalant et tendre. Cependant elle s'asseyait, et je me jetais à ses genoux, quand nous entendîmes tout à coup parler dans la salle.
Et puis le bruit devint plus fort, c'était comme une dispute.
Ah! la Vallée, qu'est-ce que c'est que cela? Lève-toi, s'écria Mme de Ferval; le bruit s'augmente encore.
Nous distinguions la voix d'un homme en colère, contre qui Mme Remy, que nous entendions aussi, paraissait se défendre. Enfin, on mit la clef dans la serrure, la porte s'ouvre, et nous vîmes entrer un homme de trente à trente-cinq ans, très bien fait et de fort bonne mine, qui avait l'air extrêmement ému. Je tenais la garde de mon épée, et je m'étais avancé au milieu de la chambre, fort inquiet de cette aventure, mais bien résolu de repousser l'insulte, supposé que c'en fût une qu'on eût envie de nous faire.
A qui en voulez-vous, monsieur, lui dis-je aussitôt. Cet homme, sans me répondre, jette les yeux sur Mme de Ferval, se calme sur-le-champ, ôte respectueusement son chapeau, non sans marquer beaucoup d'étonnement, et s'adressant à Mme de Ferval: Ah! madame, je vous demande mille pardons, dit-il, je suis au désespoir de ce que je viens de faire; je m'attendais à voir une autre dame à qui je prends intérêt, et je n'ai pas douté que ce ne fût elle que je trouverais ici.
Ah! vraiment oui; lui dit Mme Remy, il est bien temps de demander des excuses, et voilà une belle équipée que vous avez fait là! Madame qui vient ici pour affaires de famille, parler à son neveu qu'elle ne peut voir qu'en secret, avait grand besoin de vos pardons et moi aussi!
Vous avez plus tort que moi, lui dit l'homme en question, vous ne m'aviez jamais averti que vous receviez ici d'autres personnes que la dame que j'y cherchais et moi. Je reviens de dîner de la campagne; je passe, j'aperçois un équipage dans la petite rue; je crois qu'à l'ordinaire c'est celui de la dame que je connais. Je ne lui ai pourtant pas donné rendez-vous; cela me surprend; je vois même de loin un laquais dont la livrée me trompe. Je fais arrêter mon carrosse pour savoir ce que cette dame fait ici, vous me dites qu'elle n'y est pas; je vous vois embarrassée; qui est-ce qui ne se serait pas imaginé à ma place qu'il y avait du mystère? Au reste, ôtez l'inquiétude que cela a pu donner à madame, c'est comme si rien n'était arrivé, et je la supplie encore une fois de me pardonner, ajouta-t-il, en s'approchant encore plus de Mme de Ferval, avec une action tout à fait galante, et qui avait même quelque chose de tendre.
Mme de Ferval rougit et voulut retirer sa main qu'il avait prise et qu'il baisait avec vivacité.
Là-dessus je m'avançai, et ne crus pas devoir demeurer muet. Madame ne me paraît pas fâchée, dis-je à ce cavalier, le plus avisé s'abuse, vous l'avez prise pour une autre, il n'y a pas grand mal; elle vous excuse, il ne reste plus qu'à s'en aller, c'est le plus court, à présent que vous voyez ce qui en est, monsieur.
Là-dessus il se retourna, et me regarda avec quelque attention. Il me semble que vous ne m'êtes pas inconnu, me dit-il; ne vous ai-je pas vu chez madame une telle?
Il ne parlait, s'il vous plaît, que de la femme du défunt le seigneur de notre village. Cela se pourrait, lui dis-je en rougissant malgré que j'en eusse. Et en effet, je commençais à le remettre lui-même. Eh! c'est Jacob, s'écria-t-il alors, je le reconnais, c'est lui-même. Eh! parbleu, mon enfant, je suis charmé de vous voir ici en si bonne posture; il faut que ta fortune ait bien changé de face, pour t'avoir mis à portée d'être en liaison avec madame; tout homme de condition que je suis, je voudrais bien avoir cet honneur-là comme vous; il y a quatre mois que je souhaite d'être un peu de ses amis; elle a pu s'en apercevoir quoique je ne l'aie encore rencontrée que trois ou quatre fois; mes regards lui ont dit combien elle était aimable, je suis né avec le plus tendre penchant pour elle; et je suis bien sûr, mon cher Jacob, que mon amour date avant le tien.
Mme Remy n'était pas présente à ce discours, elle était passée dans la salle et nous avait laissé le soin de nous tirer d'intrigue.
Pour moi, je n'avais plus de contenance, et en vrai benêt je saluais cet homme à chaque mot qu'il m'adressait; tantôt je tirais un pied, tantôt j'inclinais la tête, et ne savais plus ce que je faisais, j'étais démonté. Cette assommante époque de notre connaissance, son tutoiement, ce passage subit de l'état d'un homme en bonne fortune où il m'avait pris, à l'état de Jacob où il me remettait, tout cela m'avait renversé.
A l'égard de Mme de Ferval, il serait difficile de vous dire la mine qu'elle faisait.
Souvenez-vous que la Remy avait parlé de moi comme d'un neveu de cette dame; songez qu'elle était dévote, que j'étais jeune; que sa parure était ce jour-là plus mondaine qu'à l'ordinaire, son corset plus galant, moins serré, et par conséquent sa gorge plus à l'aise; songez qu'on nous trouvait enfermés chez une Mme Remy, femme commode, sujette à prêter sa maison, comme nous l'apprenions; n'oubliez pas que ce chevalier qui nous surprenait, connaissait Mme de Ferval, était ami de ses amis; et sur tous ces articles que je viens de dire, voyez la curieuse révélation qu'on avait des moeurs de Mme de Ferval. Le bel intérieur de conscience à montrer, que de misères mises au jour, et quelles misères encore! de celles qui déshonorent le plus une dévote, qui décident qu'elle est une hypocrite, une franche friponne. Car, qu'elle soit maligne, vindicative, orgueilleuse, médisante, elle fait sa charge et n'en a pas moins droit de tenir sa morgue; tout cela ne jure point avec l'impérieuse austérité de son métier. Mais se trouver convaincue d'être amoureuse, être surprise dans un rendez-vous gaillard, oh! tout est perdu; voilà la dévote sifflée, il n'y a point de tournure à donner à cela.
Mme de Ferval essaya pourtant d'en donner une et dit quelque chose pour se défendre; mais ce fut avec un air de confusion si marqué, qu'on voyait bien que sa cause lui paraissait désespérée.
Aussi n'eut-elle pas le courage de la plaider longtemps.
Vous vous trompez, monsieur, je vous assure que vous vous trompez; c'est fort innocemment que je me trouve ici; je n'y suis que pour lui parler à l'occasion d'un service que je voulais lui rendre. Après ce peu de paroles, le ton de sa voix s'altéra, ses yeux se mouillèrent de quelques larmes, et un soupir lui coupa la parole.
De mon côté, je ne savais que dire; ce nom de Jacob, qu'il m'avait rappelé, me tenait en respect, j'avais toujours peur qu'il n'en recommençât l'apostrophe; et je ne songeais qu'à m'évader du mieux qu'il me serait possible; car que faire là avec un rival pour qui on ne s'appelle que Jacob, et cela en présence d'une femme que cet excès de familiarité n'humiliait pas moins que moi? Avoir un amant, c'était déjà une honte pour elle, et en avoir un de ce nom-là, c'en était deux; il ne pouvait pas être question entre elle et Jacob d'une affaire de coeur bien délicate.
De sorte qu'avec l'embarras personnel où je me trouvais, je rougissais encore de voir que j'étais son opprobre, et ainsi je devais être fort mal à mon aise; je cherchais donc un prétexte raisonnable de retraite, quand Mme de Ferval vint à dire qu'elle n'était là que pour me rendre un service.
Et sur-le-champ, sans donner le temps au cavalier de répondre: Ce sera pour une autre fois, madame, repris-je, conservez-moi toujours votre bonne volonté, j'attendrai que vous me fassiez savoir vos intentions; et puisque vous connaissez monsieur, et que monsieur vous connaît, je vais prendre congé de vous, aussi bien je n'entends rien à cet amour dont il me parle.
Mme de Ferval ne répondit mot, et resta les yeux baissés, avec un visage humble et mortifié, sur lequel on voyait couler une larme ou deux. Ce cavalier, notre trouble-fête, venait de lui reprendre la main qu'elle lui laissait, parce qu'elle n'osait la lui ôter sans doute. Le fripon était comme l'arbitre de son sort, il pouvait lui faire justice ou grâce; en un mot, il avait droit d'être un peu hardi, et elle n'avait pas le droit de le trouver mauvais.
Adieu donc, mons Jacob, jusqu'au revoir, me cria-t-il comme je me retirais. Oh! pour lors, cela me déplut, je perdis patience, et devenu plus courageux, parce que je m'en allais: Bon, bon! criai-je à mon tour en hochant la tête, adieu, mons Jacob! Eh bien! adieu, mons Pierre, serviteur à mons Nicolas; voilà bien du bruit pour un nom de baptême. Il fit un grand éclat de rire à ma réponse, et je sortis en fermant la porte sur eux de pure colère.
Je trouvai Mme Remy à la porte de la rue.
Vous vous en allez donc, me dit-elle. Eh! pardi, oui, repris-je, qu'est-ce que vous voulez que je fasse là à cette heure que cet homme y est, et pourquoi l'avez-vous accoutumé à venir ici? Cela est bien désagréable, madame Remy; on vient de Versailles pour se parler honnêtement chez vous, on prend votre chambre, on croit être en repos; et point du tout, c'est comme si on était dans la rue. C'était bien la peine de me presser tant! Ce n'est pas moi que je regarde là dedans, c'est Mme de Ferval; qu'est-ce que ce grand je ne sais qui va penser d'elle? Une porte fermée, point de clef à une serrure, une femme de bien avec un jeune garçon, voilà qui a bonne mine.
Eh! mon Dieu, mon enfant, me dit-elle, j'en suis désolée; je tenais la clef de votre chambre quand il est arrivé, savez-vous bien qu'il me l'a arrachée des mains? Il n'y a rien à craindre, au surplus, c'est un de mes amis, un fort honnête homme, qui voit quelquefois ici une dame de ma connaissance. Je crois entre nous qu'il ne la hait pas, et l'étourdi qu'il est a voulu entrer par jalousie; mais qu'est-ce que cela fait? Restez, je suis sûre qu'il va sortir. Bon! lui dis-je, après celui-là un autre; vous avez trop de connaissances, madame Remy.
Oh! dame, reprit-elle, que voulez-vous? J'ai une grande maison, je suis veuve, je suis seule; d'honnêtes gens me disent: Nous avons des affaires ensemble, il ne faut pas qu'on le sache; prêtez-nous votre chambre. Dirai-je que non, surtout à des gens qui me font plaisir, qui ont de l'amitié pour moi? C'est encore un beau taudis que le mien pour en être chiche, n'est-ce pas? Après cela, quel mal y a-t-il qu'on ait vu Mme de Ferval avec vous chez moi? Je me repens de n'avoir pas ouvert tout d'un coup, car qu'est-ce qu'on en peut dire? Voyons: d'abord il me vient une dame, ensuite arrive un garçon, je les reçois tous deux, les voilà donc ensemble, à moins que je ne les sépare. Le garçon est jeune, est-il obligé d'être vieux? Il est vrai que la porte était fermée; eh bien! une autre fois elle sera ouverte; c'est tantôt l'un, tantôt l'autre, où est le mystère? On l'ouvre quand on entre, on la ferme quand on est entré. Pour ce qui est de moi, si je n'étais pas avec vous, c'est que j'étais ailleurs, on ne peut pas être partout, je vas, je viens, je tracasse, je fais mon ménage, et ma compagnie cause; et puis, est-ce que je ne serais pas revenue? De quoi Mme de Ferval s'embarrasse-t-elle! N'ai-je pas dit même que c'était votre tante?
Eh! vraiment, tant pis, repris-je, car il sait tout le contraire. Pardi! me dit-elle, le voilà bien savant, n'avez-vous pas peur qu'il vous fasse un procès?
Pendant que la Remy me parlait, je songeais à ces deux personnes que j'avais laissées dans la chambre; et quoique je fusse bien aise d'en être sorti à cause de ce nom de Jacob, j'étais pourtant très fâché de ce qu'on avait troublé mon entretien avec Mme de Ferval; j'en regrettais la suite. Non pas que j'eusse de la tendresse pour elle, je n'en avais jamais eu, quoiqu'il m'eût semblé que j'en avais; je me suis déjà expliqué là-dessus. Ce jour-là même je ne m'étais pas senti fort empressé en venant au faubourg; la rencontre de cette jeune femme à Versailles avait extrêmement diminué de mon ardeur pour le rendez-vous.
Mais Mme de Ferval était une femme de conséquence, qui était encore très bien faite, qui était fort blanche, qui avait de belles mains, que j'avais vue négligemment couchée sur un sopha, qui m'y avait jeté d'amoureux regards; et à mon âge, quand on a ces petites considérations-là dans l'esprit, on n'a pas besoin de tendresse pour aimer les gens et pour voir avec chagrin troubler un rendez-vous comme celui qu'on m'avait donné.
Il y a bien des amours où le coeur n'a point de part, il y en a plus de ceux-là que d'autres même, et dans le fond, c'est sur eux que roule la nature, et non pas sur nos délicatesses de sentiment qui ne lui servent de rien. C'est nous le plus souvent qui nous rendons tendres, pour orner nos passions, mais c'est la nature qui nous rend amoureux; nous tenons d'elle l'utile que nous enjolivons de l'honnête; j'appelle ainsi le sentiment; on n'enjolive pourtant plus guère; la mode en est assez passée dans ce temps où j'écris.
Quoi qu'il en soit, je n'avais qu'un amour fort naturel; et comme cet amour-là a ses agitations, il me déplaisait beaucoup d'avoir été interrompu.
Le cavalier lui a pris la main, il la lui a baissée sans façon; et ce drôle-là va devenir bien hardi de ce qu'il nous a surpris ensemble, disais-je en moi-même; car je comprenais à merveille l'abus qu'il pourrait faire de cela. Mme de Ferval, ci-devant dévote, et maintenant reconnue pour très profane, pour une femme très légère de scrupules, ne pouvait plus se donner les airs d'être fière; le gaillard m'avait paru aimable, il était grand et de bonne mine; il y avait quatre mois, disait-il, qu'il aimait la dame; il avait surpris le secret de ses moeurs, peut-être se vengerait-il si on le rebutait, peut-être se tairait-il si on le traitait avec douceur. Mme de Ferval était née douce, il y avait ici des raisons pour l'être: le serait-elle; ne le serait-elle pas? Me voilà là-dessus dans une émotion que je ne puis exprimer; me voilà remué par je ne sais quelle curiosité inquiète, jalouse, un peu libertine, si vous voulez; enfin, très difficile à expliquer. Ce n'est pas du coeur d'une femme dont on est en peine, c'est de sa personne; on ne songe point à ses sentiments, mais à ses actions; on ne dit point: Sera-t-elle infidèle? mais: Sera-t-elle sage?
Dans ces dispositions, je songeai que j'avais beaucoup d'argent sur moi, que la Remy aimait à en gagner, et qu'une femme qui ne refusait pas de louer sa chambre pour deux ou trois heures, voudrait bien pour quelques moments me louer un cabinet, ou quelque autre lieu attenant la chambre, si elle en avait un.
Je suis d'avis de ne pas m'en aller, lui dis-je, et d'attendre que cet homme ait quitté Mme de Ferval; n'auriez-vous pas quelque endroit près de celui où ils sont et où je pourrais me tenir? Je ne vous demande pas ce plaisir-là pour rien, je vous payerai; et c'était en tirant de l'argent de ma poche que je lui parlais ainsi.
Oui-da, dit-elle en regardant un demi-louis d'or que je tenais; il y a justement un petit retranchement qui n'est séparé de la chambre que par une cloison, et où je mets de vieilles hardes; mais montez plutôt à mon grenier, vous y serez mieux.
Non, non, lui dis-je, le retranchement me suffit; je serai plus près de Mme de Ferval, et quand l'autre la quittera, je le saurai tout d'un coup. Tenez, voilà ce que je vous offre, le voulez-vous? ajoutai-je, en lui présentant mon demi-louis, non sans me reprocher un peu de le dépenser ainsi; car voyez quel infidèle emploi de l'argent de Mme de la Vallée! J'en étais honteux; mais je tâchais de n'y prendre pas garde, afin d'avoir moins de tort.
Hélas! il ne fallait pas rien pour cela, me dit la Remy en recevant ce que je lui donnais, c'est une bonté que vous avez, et je vous en suis obligée; venez, je vais vous mener dans ce petit endroit; mais ne faites point de bruit au moins, et marchez doucement en y allant, il n'est pas nécessaire que nos gens y entendent personne, il semblerait qu'il y aurait du mystère.
Oh! ne craignez rien, lui dis-je, je n'y remuerai pas. Et tout en parlant nous revînmes dans la salle. Ensuite elle poussa une porte qui n'était couverte que d'une mauvaise tapisserie, et par où l'on entrait dans ce petit retranchement où je me mis.
J'étais là en effet à peu près comme si j'avais été dans la chambre; il n'y avait rien de si mince que les planches qui m'en séparaient, de sorte qu'on n'y pouvait respirer sans que je l'entendisse. Je fus pourtant bien deux minutes sans pouvoir démêler ce que l'homme en question disait à Mme de Ferval, car c'était lui qui parlait; mais j'étais si agité dans ce premier moment, j'avais un si grand battement de coeur que je ne pus d'abord donner d'attention à rien. Je me méfiais un peu de Mme de Ferval, et ce qui est de plaisant, c'est que je m'en méfiais à cause que je lui avais plu; c'était cet amour dont elle s'était éprise en ma faveur qui, bien loin de me rassurer, m'apprenait à douter d'elle.
Je prête donc attentivement l'oreille, et on va voir une conversation qui n'est convenable qu'avec une femme qu'on n'estime point, mais qu'à force de galanteries on apprivoise aux impertinences qu'on lui débite et qu'elle mérite; il me sembla d'abord que Mme de Ferval soupirait.
De grâce, madame, assoyez-vous un instant, lui dit-il; je ne vous laisserai point dans l'état où vous êtes; dites-moi de quoi vous pleurez; de quoi s'agit-il? Que craignez-vous de ma part, et pourquoi me haïssez-vous, madame? Je ne vous hais point, monsieur, dit-elle en sanglotant un peu; et si je pleure, ce n'est pas que j'aie rien à me reprocher; mais voici un accident bien malheureux pour moi, d'autant plus qu'il s'y trouve des circonstances où je n'ai point de part. Cette femme nous avait enfermés, et je ne le savais pas; elle vous a dit que ce jeune homme était mon neveu; elle a parlé de son chef, et dans la surprise où j'en étais moi-même, je n'ai pas eu le temps de l'en dédire; je ne sais pas la finesse qu'elle y a entendue; et tout cela retombe sur moi pourtant; il n'y a rien que vous ne puissiez en imaginer et en dire; et voilà pourquoi je pleure!
Oui, madame, reprit-il, je conviens qu'avec un homme sans caractère et sans probité, vous auriez raison de pleurer, et que cette aventure-ci pourrait vous faire un grand tort, surtout à vous qui vivez plus retirée qu'une autre; mais, madame, commencez par croire qu'une action dont vous n'auriez pour témoin que vous-même ne serait pas plus ignorée que le sera cet événement-ci avec un témoin comme moi; ayez donc l'esprit en repos de ce côté-là; soyez aussi tranquille que vous l'étiez avant que je vinsse; puisqu'il n'y a que moi qui vous aie vue, c'est comme si vous n'aviez été vue de personne. Il n'y a qu'un méchant qui pourrait parler, et je ne le suis point; je ne serais pas tenté de l'être avec mon plus grand ennemi; vous avez affaire à un honnête homme, à un homme incapable d'une lâcheté, et c'en serait une indigne, affreuse, que celle de vous trahir dans cette occasion-ci.
Voilà qui est fini, monsieur, vous me rassurez, répondit Mme de Ferval. Vous dites que vous êtes un honnête homme, et il est vrai que vous paraissez l'être; quoique je vous connaisse fort peu, je l'ai toujours pensé de même; les gens chez qui nous nous sommes vus vous le diraient; et il ne faudrait compter sur la physionomie de personne si vous me trompiez. Au reste, monsieur, en gardant le silence, non seulement vous satisferez à la probité qui l'exige, mais vous rendrez encore justice à mon innocence; il n'y a ici que les apparences contre moi, soyez-en persuadé, je vous prie.
Ah! madame, reprit-il alors, vous vous méfiez encore de moi, puisque vous songez à vous justifier. Eh! de grâce, un peu plus de confiance; j'ai intérêt de vous en inspirer; ce serait autant de gagné sur votre coeur, et vous en seriez moins éloignée d'avoir quelque retour pour moi.
Du retour pour vous! dit-elle avec un ton d'affliction; vous me tenez là un terrible discours; il est bien dur pour moi d'y être exposée, vous me l'auriez épargné en tout autre temps; mais vous croyez qu'il vous est permis de tout dire dans la situation où je me trouve; et vous abusez des raisons que j'ai de vous ménager, je le vois bien.
Par parenthèse, n'oubliez pas que j'étais là, et qu'en entendant parler ainsi Mme de Ferval, je me sentais insensiblement changer pour elle, que ma façon de l'aimer s'ennoblissait, pour ainsi dire, et devenait digne de la sagesse qu'elle montrait.
Non, madame, ne me ménagez point, s'écria-t-il, rien ne vous y engage; ma discrétion dans cette affaire-ci est une chose à part; elle me regarde encore plus que vous; je me déshonorerais si je parlais. Quoi! vous croyez qu'il faut que vous achetiez mon silence! En vérité, vous me faites injure; non, madame, je vous le répète, quelle que soit la façon dont vous me traitiez, il n'importe pour le secret de votre aventure, et si dans ce moment-ci vous voulez que je m'en aille, si je vous déplais, je pars.
Non, monsieur, ce n'est pas là ce que je veux dire, reprit-elle, le reproche que je vous fais ne signifie pas que vous me déplaisez; ce n'est pas même votre amour qui me fait de la peine. On est libre d'en avoir pour qui l'on veut, une femme ne saurait empêcher qu'on en ait pour elle, et celui d'un homme comme vous est plus supportable que celui d'un autre. J'aurais seulement souhaité que le vôtre eût paru dans une autre occasion, parce que je n'aurais pas eu lieu de penser que vous tirez une sorte d'avantage de ce qui m'arrive, tout injuste qu'il serait de vous en prévaloir; car assurément il n'y aurait rien de si injuste; vous ne voulez pas le croire; mais je vous dis vrai.
Ah! que j'en serais fâché, que vous disiez vrai, madame, reprit-il vivement. De quoi est-il question? D'avoir eu quelque goût pour ce jeune homme? Ah! que vous êtes aimable, faite comme vous êtes, d'avoir encore le mérite d'être un peu sensible!
Eh! non, monsieur, lui dit-elle, ne le croyez point, il ne s'agit point de cela, je vous jure.
Il me sembla qu'alors il se jetait à ses genoux, et que l'interrompant: Cessez de vouloir me désabuser, lui dit-il, avec qui vous justifiez-vous? Suis-je d'un âge et d'un caractère à vous faire un crime de votre rendez-vous? Pensez-vous que je vous en estime moins, parce que vous êtes capable de ce qu'on appelle une faiblesse? Eh! tout ce que j'en conclus, au contraire, c'est que vous avez le coeur meilleur qu'une autre. Plus on a de sensibilité, plus on a l'âme généreuse, et par conséquent estimable; vous n'en êtes que plus charmante en tous sens; c'est une grâce de plus dans votre sexe, que d'en être susceptible, de ces faiblesses-là. (Petite morale bonne à débiter chez Mme Remy; mais il fallait bien dorer la pilule.) Vous m'avez touché dès la première fois que je vous aie vue, continua-t-il, vous le savez, je vous regardais avec un plaisir infini; vous vous en êtes aperçue, j'ai lu plus d'une fois dans vos yeux que vous m'entendiez, avouez-le, madame.
Il est vrai, dit-elle d'un ton plus calme, que je soupçonnais quelque chose. (Et moi je soupçonnais à ces deux petits mots que je redeviendrais ce que j'avais été pour elle.) Oui, je vous aimais, ajouta-t-il, toute triste, toute solitaire, toute ennemie du commerce des hommes que je vous croyais; et ce n'est point cela, je me trompais; Mme de Ferval est née tendre, est née sensible; elle peut elle-même se prendre de goût pour qui l'aimera; elle en a eu pour ce jeune homme; il ne serait donc pas impossible qu'elle en eût pour moi qui la cherche, et qui la préviens; peut-être en avait-elle avant que ceci arrivât? et en ce cas, pourquoi me le cacheriez-vous, ou pourquoi n'en auriez-vous plus? qu'ai-je fait pour être puni? qu'avez-vous fait pour être obligée de dissimuler? De quoi rougiriez-vous? où est le tort que vous avez? dépendez-vous de quelqu'un? avez-vous un mari? n'êtes-vous pas veuve et votre maîtresse? y a-t-il rien à redire à votre conduite? n'avez-vous pas pris dans cette occasion-ci les mesures les plus sages? Et faut-il vous désespérer, vous imaginer que tout est perdu, parce que le hasard m'amène ici; moi que vous pouvez traiter comme vous voudrez; qui suis homme d'honneur, et raisonnable; moi qui vous adore, et que vous ne hairiez peut-être pas, si vous ne vous alarmiez point d'une chose qui n'est rien, précisément rien, et dont il n'y a rien qu'à rire dans le fond, si vous m'estimez un peu?
Ah! dit ici Mme de Ferval avec un soupir qui faisait espérer un accommodement, que vous m'embarrassez, monsieur le chevalier! Je ne sais que vous répondre; car il n'y a pas moyen de vous ôter vos idées, et vous êtes un étrange homme de vous mettre dans l'esprit que j'aie jeté les yeux sur ce garçon. (Notez qu'ici mon coeur se retire, et ne se mêle plus d'elle.)
Eh bien, soit, il n'en est rien, reprit-il; d'où vient que je vous en parle? ce n'est que pour faciliter nos entretiens, pour abréger les longueurs. Tout ce que cet événement-ci peut avoir d'heureux pour moi, c'est que, si vous le voulez, il nous met tout d'un coup en état de nous parler avec franchise. Sans cette aventure, il aurait fallu que je soupirasse longtemps avant que de vous mettre en droit de m'écouter, ou de me dire le moindre mot favorable; au lieu qu'à présent nous voilà tout portés, il n'y a plus que votre goût qui décide; et puisqu'on peut vous plaire, et que je vous aime, à quoi dois-je m'attendre? Que ferez-vous de moi? Prononcez, madame.
Que ne me dites-vous cela ailleurs? répondit-elle. Cette circonstance-ci me décourage; je m'imagine toujours que vous en profitez, et je voudrais que vous n'eussiez ici pour vous que mes dispositions.
Vos dispositions! s'écria-t-il, pendant que j'étais indigné dans ma niche. Ah! madame, suivez-les, ne les contraignez pas, vous me mettez au comble de la joie; suivez-les, et si, malgré tout ce que je vous ai dit, vous me craignez encore, si ma parole ne vous a pas tout à fait rassurée, eh bien, qu'importe? Oui, craignez-moi, doutez de ma discrétion; j'y consens, je vous passe cette injure, pourvu qu'elle serve à hâter ces dispositions dont vous me parlez, et qui me ravissent. Oui, madame, il faut me ménager, vous ferez bien; j'ai envie de vous le dire moi-même; je sens qu'à force d'amour on peut manquer de délicatesse; je vous aime tant que je n'ai pas la force de refuser ce petit secours contre vous: je n'en aurais pas pourtant besoin si vous me connaissiez, et je devrais tout à l'amour; oubliez donc que nous sommes ici, songez que vous m'auriez aimé tôt ou tard, puisque vous y étiez disposée, et que je n'aurais rien négligé pour cela.
Je ne m'en défends point, dit-elle, je vous distinguais, j'ai plus d'une fois demandé de vos nouvelles.
Eh bien, dit-il avec feu, louons-nous donc de cette aventure, il n'y a point à hésiter, madame. Quand je songe, répondit-elle, que c'est un engagement qu'il s'agit de prendre, un engagement, chevalier! cela me fait peur. Pensez de moi comme il vous plaira, quelles que soient vos idées, je ne les combats plus, mais il n'en est pas moins vrai que la vie que je mène est bien éloignée de ce que vous me demandez; et puisqu'enfin il faut tout dire, savez-vous bien que je vous fuyais, que je me suis plus d'une fois abstenue d'aller chez les gens chez qui je vous rencontrais? Je n'y ai pourtant encore été que trop souvent.
Quoi! dit-il, vous me fuyiez, pendant que je vous cherchais! vous me l'avouez, et je ne profiterais pas du hasard qui m'en venge, et je vous laisserais la liberté de me fuir encore! Non, madame, je ne vous quitte point que je ne sois sûr de votre coeur, et qu'il ne m'ait mis à l'abri de cette cruauté-là. Non, vous ne m'échapperez plus, je vous adore, il faut que vous m'aimiez, il faut que vous me le disiez, que je le sache, que je n'en puisse douter. Quelle impétuosité! s'écria-t-elle, comme il me persécute! Ah! chevalier, quel tyran vous êtes, et que je suis imprudente de vous en avoir tant dit!
Eh! répondit-il avec douceur, qu'est-ce qui vous arrête? Qu'a-t-il donc de si terrible pour vous, cet engagement que vous redoutez tant? Ce serait à moi à le craindre; ce n'est pas vous qui risquez de voir finir mon amour, vous êtes trop aimable pour cela, c'est moi qui le suis mille fois moins que vous, et qui par là suis exposé à la douleur de voir finir le vôtre, sans qu'il y ait de votre faute et que je puisse m'en plaindre; mais n'importe, ne m'aimassiez-vous qu'un jour, ces beaux yeux noirs qui m'enchantent ne dussent-ils jeter sur moi qu'un seul regard un peu tendre, je me croirais encore trop heureux.
Et moi qui l'écoutais, vous ne sauriez vous figurer de quelle beauté je les trouvais dans ma colère, ces beaux yeux noirs dont il faisait l'éloge.
C'est bien à vous, vraiment, à parler de fidélité! lui dit-elle. M'aimeriez-vous aujourd'hui si vous n'étiez pas un inconstant? N'était-ce pas une autre que moi que vous cherchiez ici? Je ne vous demanderai point qui elle est, vous êtes trop honnête homme pour me le dire, et je ne dois pas le savoir; mais je suis persuadée qu'elle est aimable, et vous la quittez pourtant, cela est-il de bon augure pour moi?
Que vous vous rendez peu de justice, et quelle comparaison vous faites! répondit-il. Y avait-il six mois que je vous voyais avant que je vous aimasse? Quelle différence entre une personne qu'on aime, parce qu'on ne saurait faire autrement, parce qu'on est né avec un penchant naturel et invincible pour elle (c'est de vous que je parle), et une femme à qui on ne s'arrête que parce qu'il faut faire quelque chose, que parce que c'est une de ces coquettes qui s'avisent de s'adresser à vous, qui ne sauraient se passer d'amants; à qui on parle d'amour sans qu'on les aime; qui s'imaginent vous aimer elles-mêmes seulement parce qu'elles vous le disent, et qui s'engagent avec vous par oisiveté, par caprice, par vanité, par étourderie, par un goût passager que je n'oserais vous expliquer, et qui ne mérite pas que je vous en entretienne; enfin par tout ce qui vous plaira. Quelle différence, encore une fois, entre une aussi fade, aussi languissante, aussi peu digne liaison, et la vérité des sentiments que j'ai pris pour vous dès que je vous ai vue; dont je me serais fort bien passé, et que j'ai gardés contre toute apparence de succès! Distinguons les choses, je vous prie, ne confondons point un simple amusement avec une inclination sérieuse, et laissons-là cette chicane.
Je me lasse de dire que Mme de Ferval soupira; elle fit pourtant encore un soupir ici, et il est vrai que chez les femmes ces situations-là en fourmillent de faux ou de véritables.
Que vous êtes pressant, chevalier! dit-elle après; je conviens que vous êtes aimable, et que vous ne l'êtes que trop. N'est-ce pas assez? Faut-il encore vous dire qu'on pourra vous aimer? A quoi cela ressemblera-t-il? Ne soupçonnerez-vous pas vous-même que vous ne devez ce que je vous dis d'obligeant qu'à mon aventure? Encore si j'avais été prévenue de cet amour-là, ce que j'y répondrais aujourd'hui aurait meilleure grâce, et vous m'en sauriez plus de gré aussi; mais s'entendre dire qu'on est aimée, avouer sur-le-champ qu'on le veut bien, et tout cela dans l'espace d'une demi-heure; en vérité il n'y a rien de pareil; je crois qu'il faudrait un petit intervalle, et vous n'y perdriez point, chevalier.
Eh! madame, vous n'y songez pas, reprit-il; souvenez-vous donc qu'il y a quatre mois que je vous aime, que mes yeux vous en entretiennent, que vous y prenez garde, et que vous me distinguez, dites-vous. Quatre mois! Les bienséances ne sont-elles pas satisfaites? Eh! de grâce, plus de scrupules; vous baissez les yeux, vous rougissez (et peut-être ne supposait-il le dernier que pour lui faire honneur); m'aimez-vous un peu? Voulez-vous que je le croie? Le voulez-vous? Oui n'est-ce pas? Encore un mot, pour plus de sûreté.
Quel enchanteur vous êtes! répondit-elle; voilà qui est étonnant, j'en suis honteuse. Non, il n'y a rien d'impossible après ce qui m'arrive; je pense que je vous aimerai.
Eh! pourquoi me remettre, dit-il, et ne pas m'aimer tout à l'heure? Mais, chevalier, ajouta-t-elle, vous qui parlez, ne me trompez-vous pas? M'aimez-vous vous-même autant que vous le dites? N'êtes-vous pas un fripon? Vous êtes si aimable que j'en ai peur, et j'hésite.
Ah! nous y voilà! m'écriai-je involontairement, sans savoir que je parlais haut, et emporté par le ton avec lequel elle prononça ces dernières paroles; aussi était-ce un ton qui accordait ce qu'elle lui disputait encore un peu dans ses expressions.
Le bruit que je fis me surprit moi-même, et aussitôt je me hâtai de sortir de mon retranchement pour m'esquiver; en me sauvant, j'entendis Mme de Ferval qui criait à son tour: Ah! monsieur le chevalier, c'est lui qui nous écoute.
Le chevalier sortit de la chambre; il fut longtemps à ouvrir la porte, et puis: Qu'est-ce qui est là? dit-il. Mais j'allais si vite que j'étais déjà dans l'allée quand il m'aperçut. La Remy filait, je pense, à la porte de la rue, et voyant que je me retirais avec précipitation: Qu'est-ce que c'est donc que cela? me dit-elle, qu'avez-vous fait? Vos deux locataires vous le diront, lui répondis-je brusquement et sans la regarder, et puis je marchai dans la rue d'un pas ordinaire.
Si je me sauvai au reste, ce n'est pas que je craignisse le chevalier; ce n'était que pour éviter une scène qui serait sans doute arrivée avec Jacob; car s'il ne m'avait pas connu, si j'avais pu figurer comme M. de la Vallée, il est certain que je serais resté, et qu'il n'aurait pas même été question du retranchement où je m'étais mis.
Mais il n'y avait que quatre ou cinq mois qu'il m'avait vu Jacob; le moyen de tenir tête à un homme qui avait cet avantage-là sur moi! Ma métamorphose était de trop fraîche date; il y a de certaines hardiesses que l'homme qui est né avec du coeur ne saurait avoir; et quoiqu'elles ne soient peut-être pas des insolences, il faut pourtant, je crois, être né insolent pour en être capable.
Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas manque d'orgueil que je pliai dans cette occasion-ci, mais mon orgueil avait de la pudeur, et voilà pourquoi il ne tint pas.
Me voici donc sorti de chez la Remy avec beaucoup de mépris pour Mme de Ferval, mais avec beaucoup d'estime pour sa figure, et il n'y a rien là d'étonnant: il n'est pas rare qu'une maîtresse coupable en devienne plus piquante. Vous croyez à présent que je poursuis mon chemin, et que je retourne chez moi; point du tout, une nouvelle inquiétude me prend. Voyons ce qu'ils deviendront, dis-je en moi-même, à présent que je les ai interrompus; je les ai quittés bien avancés; quel parti prendra-t-elle, cette femme? Aura-t-elle le courage de demeurer?
Et là-dessus, j'entre dans l'allée d'une maison éloignée de cinquante pas de celle de la Remy, et qui était vis-à-vis la petite rue où Mme de Ferval avait laissé son carrosse. Je me tapis là, d'où je jetais les yeux tantôt sur cette petite rue, tantôt sur la porte par où je venais de sortir, toujours le coeur ému; mais ému d'une manière plus pénible que chez la Remy où j'entendais du moins ce qui se passait, et entendais si bien que c'était presque voir; ce qui faisait que je savais à quoi m'en tenir. Mais je ne fus pas longtemps en peine, et je n'avais pas attendu quatre minutes, quand je vis Mme de Ferval sortir de la porte du jardin, et rentrer dans son carrosse. Après quoi parut de l'autre côté mon homme qui entra dans le sien, et que je vis passer. Ce qui me calma sur-le-champ.
Tout ce qui me resta pour Mme de Ferval, ce fut ce qu'ordinairement on appelle un goût, mais un goût tranquille, et qui ne m'agita plus; c'est-à-dire que si on m'avait laissé en ce moment le choix des femmes, ç'aurait été à elle à qui j'aurais donné la préférence.
Vous jugez bien que tout ceci rompait notre commerce; elle ne devait pas elle-même souhaiter de me revoir, instruit comme je l'étais de son caractère; aussi ne songeais-je pas à aller chez elle. Il était encore de bonne heure; Mme de Fécour m'avait recommandé de lui donner au plus tôt des nouvelles de mon voyage de Versailles, et je pris le chemin de sa maison avant que de retourner chez moi; j'y arrive.
Il n'y avait aucun de ses gens dans la cour, ils étaient apparemment dispersés; je ne vis pas même le portier, pas une femme en haut; je traversai tout son appartement sans rencontrer personne, et je parvins jusqu'à une chambre dans laquelle j'entendais ou parler ou lire; car c'était une continuité de ton qui ressemblait plus à une lecture qu'à un langage de conversation. La porte n'était que poussée, je ne pensais pas que ce fût la peine de frapper à une porte à demi ouverte, et j'entrai tout de suite à cause de la commodité.
J'avais soupçonné juste, on lisait au chevet du lit de Mme de Fécour, qui était couchée. Il y avait une vieille femme de chambre assise au pied de son lit, un laquais debout auprès de la fenêtre, et c'était une grande dame, laide, maigre, d'une physionomie sèche, sévère et critique, qui lisait.
Ah! mon Dieu, dit-elle en pie-grièche, et s'interrompant quand je fus entré, est-ce que vous n'avez pas fermé cette porte, vous autres? Il n'y a donc personne là-bas pour empêcher de monter? Ma soeur est-elle en état de voir du monde?
Le compliment n'était pas doux, mais il s'ajustait à merveilles à l'air de la personne qui le prononçait; sa mine et son accueil étaient faits pour aller ensemble.
Elle n'avait pourtant pas l'air d'une dévote, celle-là; et comme je l'ai connue depuis, j'ai envie de vous dire en passant à quoi elle ressemblait.
Imaginez-vous de ces laides femmes qui ont bien senti qu'elles seraient négligées dans le monde, qu'elles auraient la mortification de voir plaire les autres et de ne plaire jamais, et qui, pour éviter cet affront-là, pour empêcher qu'on ne voie la vraie cause de l'abandon où elles resteront, disent en elles-mêmes, sans songer à Dieu ni à ses saints: Distinguons-nous par des moeurs austères; prenons une figure inaccessible, affectons une fière régularité de conduite, afin qu'on se persuade que c'est ma sagesse et non pas mon visage qui fait qu'on ne me dit mot.
Et effectivement cela réussit quelquefois, et la dame en question passait pour une femme hérissée de cette espèce de sagesse-là.
Comme elle m'avait déplu dès le premier coup d'oeil, son discours ne me démonta point, il me parut convenable, et sans faire d'attention à elle, je saluai Mme de Fécour qui me dit: Ah! c'est vous, monsieur de la Vallée; approchez, approchez. Ne querellez point, ma soeur, il n'y a point de mal, je suis bien aise de le voir.
Eh! mon Dieu, madame, lui répondis-je, comme vous voilà! Je vous quittai hier en si bonne santé! Cela est vrai, mon enfant, reprit-elle assez bas, on ne pouvait pas se mieux porter; j'allai même souper en compagnie, où je mangeai beaucoup et de fort bon appétit. J'ai pourtant pensé mourir cette nuit d'une colique si violente qu'on a cru qu'elle m'emporterait, et qui m'a laissé la fièvre avec des accidents très dangereux, dit-on; j'étouffe de temps en temps, et on est d'avis de me faire confesser ce soir. Il faut bien que la chose soit sérieuse, et voilà ma soeur qui, heureusement pour moi, arriva hier de la campagne, et qui avait tout à l'heure la bonté de me lire un chapitre de l'Imitation, cela est fort beau. Eh bien, monsieur de la Vallée, contez-moi votre voyage; êtes-vous content de M. de Fécour? Voici un accident qui vient fort mal à propos pour vous, car je l'aurais pressé. Que vous a-t-il dit? J'ai tant de peine à respirer que je ne saurais plus parler. Aurez-vous un emploi? C'est pour Paris que je l'ai demandé.
Eh! ma soeur, lui dit l'autre, tenez-vous en repos; et vous, monsieur, ajouta-t-elle en m'adressant la parole, allez-vous-en, je vous prie; vous voyez bien qu'il s'agit d'autre chose ici que de vos affaires, et il ne fallait pas entrer sans savoir si vous le pouviez.
Doucement, dit la malade en respirant à plusieurs reprises, et pendant que je faisais la révérence pour m'en aller, doucement, il ne savait pas comment j'étais, le pauvre garçon. Adieu donc, monsieur de la Vallée. Hélas! c'est lui qui se porte bien! Voyez qu'il a l'air frais! mais il n'a que vingt ans. Adieu, adieu, nous nous reverrons, ceci ne sera rien, je l'espère. Et moi, madame, je le souhaite de tout mon coeur, lui dis-je en me retirant et ne saluant qu'elle; aussi bien l'autre, à vue de pays, eût-elle reçu ma révérence en ingrate, et je sortis pour aller chez moi.
Remarquez, chemin faisant, l'inconstance des choses de ce monde. La veille j'avais deux maîtresses, ou si vous voulez, deux amoureuses; le mot de maîtresse signifie trop ici; communément il veut dire une femme qui a donné son coeur, et qui veut le vôtre; et les deux personnes dont je parle, ne m'avaient je pense, ni donné le leur, ni ne s'étaient souciées d'avoir le mien, qui ne s'était pas non plus soucié d'elles.
Je dis les deux personnes; car je crois pouvoir compter Mme de Fécour, et la joindre à Mme de Ferval; et en vingt- quatre heures de temps, en voilà une qu'on me souffle, que je perds en la tenant; et l'autre qui se meurt; car Mme de Fécour m'avait paru mourante; et supposons qu'elle en réchappât, nous allions être quelque temps sans nous voir; son amour n'était qu'une fantaisie, les fantaisies se passent; et puis n'y avait-il que moi de gros garçon à Paris qui fût joli et qui n'eût que vingt ans?
C'en était donc fait de ce côté-là, suivant toute apparence, et je ne m'en embarrassais guère. La Fécour, avec son énorme gorge, m'était fort indifférente; il n'y avait que cette hypocrite de Ferval qui m'eût un peu remué.
Elle avait des grâces naturelles. Par-dessus cela, elle était fausse dévote, et ces femmes-là, en fait d'amour, ont quelque chose de plus piquant que les autres; il y a dans leurs façons je ne sais quel mélange indéfinissable de mystère, de fourberie, d'avidité libertine et solitaire, et en même temps de retenue, qui tente extrêmement: vous sentez qu'elles voudraient jouir furtivement du plaisir de vous aimer et d'être aimées, sans que vous y prissiez garde, ou qu'elles voudraient du moins vous persuader que, dans tout ce qui se passe, elles sont vos dupes et non pas vos complices.
Revenons, je m'en retourne enfin chez moi; je vais retrouver Mme de la Vallée qui m'aimait tant, et que toutes mes dissipations n'empêchaient pas que je n'aimasse, et à cause de ses agréments (car elle en avait), et à cause de cette pieuse tendresse qu'elle avait pour moi.
Je crois pourtant que je l'aurais aimée davantage si je n'avais été que son amant (j'appelle aimer d'amour), mais quand on a d'aussi grandes obligations à une femme que je lui en avais, en vérité, ce n'est pas avec de l'amour qu'un bon coeur les paie, il se pénètre de sentiments plus sérieux, il sent de l'amitié et de la reconnaissance; aussi en étais-je plein, et je pense que l'amour en souffrait un peu.
Quand je serais revenu du plus long voyage, Mme de la Vallée ne m'aurait pas revu avec plus de joie qu'elle en marqua. Je la trouvai priant Dieu pour mon heureux retour, et il n'y avait pas plus d'une heure, à ce qu'elle me dit, qu'elle était revenue de l'église, où elle avait passé une partie de l'après-dînée, toujours à mon intention; car elle ne parlait plus à Dieu que de moi seul, et à la vérité, c'était toujours lui parler pour elle dans un autre sens.
Le motif de ses prières, quand j'y songe, devait pourtant être quelque chose de fort plaisant, je suis sûr qu'il n'y en avait pas une où elle ne dît: Conservez-moi mon mari, ou bien: Je vous remercie de me l'avoir donné; ce qui, à le bien rendre, ne signifiait autre chose, sinon: Mon Dieu, conservez-moi les douceurs que vous m'avez procurées par le saint mariage, ou: Je vous rends mes actions de grâces de ces douceurs que je goûte en tout bien et tout honneur par votre sainte volonté, dans l'état où vous m'avez mise.
Et jugez combien de pareilles prières étaient ferventes; les dévots n'aiment jamais tant Dieu que lorsqu'ils en ont obtenu leurs petites satisfactions temporelles, et jamais on ne prie mieux que quand l'esprit et la chair sont contents, et prient ensemble; il n'y a que lorsque la chair languit, souffre, et n'a pas son compte, et qu'il faut que l'esprit soit dévot tout seul, qu'on a de la peine.
Mais Mme de la Vallée n'était pas dans ce cas-là; elle n'avait rien à souhaiter, ses satisfactions étaient légitimes, elle pouvait en jouir en conscience; aussi sa dévotion en avait-elle augmenté de moitié, sans en être apparemment plus méritoire, puisque c'était le plaisir de posséder ce cher mari, ce gros brunet, comme elle m'appelait quelquefois, et non pas l'amour de Dieu, qui était l'âme de sa dévotion.
Nous soupâmes chez notre hôtesse, qui, de la manière dont elle en agissait, me parut cordialement amoureuse de moi, sans qu'elle s'en aperçût elle-même peut-être. La bonne femme me trouvait à son gré et le témoignait tout de suite, comme elle le sentait.
Oh! pour cela, madame de la Vallée, il n'y a rien à dire, vous avez pris là un mari de bonne mine, un gros dodu que tout le monde aimera; moi à qui il n'est rien, je l'aime de tout mon coeur, disait-elle; et puis, un moment après: Vous ne devez pas avoir regret de vous être mariée si tard, vous n'auriez pas mieux choisi il y a vingt ans au moins. Et mille autres naïvetés de la même force qui ne divertissaient pas beaucoup Mme de la Vallée, surtout quand elles tombaient sur ce mariage tardif, et qu'elles la harcelaient sur son âge.
Mais, mon Dieu! madame, lui répondit-elle d'un ton doux et brusque; Je conviens que j'ai bien choisi, je suis fort satisfaite de mon choix, et très ravie qu'il vous plaise. Au surplus, je ne me suis pas mariée si tard, que je ne me sois encore mariée fort à propos, ce me semble, on est fort bonne à marier à mon âge; n'est-ce pas, mon ami? ajouta-t-elle en mettant sa main dans la mienne, et en me regardant avec des yeux qui me disaient confidemment: Tu m'as paru content.
Comment donc, ma chère femme, si vous êtes bonne! répondais-je; et à quel âge est-on meilleure et plus ragoûtante, s'il vous plaît? Là-dessus, elle souriait, me serrait la main, et finissait par demander, presque en soupirant: Quelle heure est-il? pour savoir s'il n'était pas temps de sortir de table: c'était là son refrain.
Quant à l'autre petite personne, la fille de Mme d'Alain, je la voyais qui, d'un coin de l'oeil, observait notre chaste amour, et qui ne le voyait pas, je pense, d'un regard aussi innocent qu'il l'était. Agathe avait le bras et la main passables, et je remarquais que la friponne jouait d'industrie pour les mettre en vue le plus qu'elle pouvait, comme si elle avait voulu me dire: Regardez, votre femme a-t-elle rien qui vaille cela?
C'est pour la dernière fois que je fais ces sortes de détails; à l'égard d'Agathe, je pourrai en parler encore; mais de ma façon de vivre avec Mme de la Vallée, je n'en dirai plus mot; on est suffisamment instruit de son caractère, et de ses tendresses pour moi. Nous voilà mariés; je sais tout ce que je lui dois; j'irai toujours au-devant de ce qui pourra lui faire plaisir; je suis dans la fleur de mon âge; elle est encore fraîche, malgré le sien; et quand elle ne le serait pas, la reconnaissance, dans un jeune homme qui a des sentiments, peut suppléer à bien des choses: elle a de grandes ressources. D'ailleurs, Mme de la Vallée m'aime avec une passion dont la singularité lui tiendrait lieu d'agréments, si elle en manquait; son coeur se livre à moi dans un goût dévot qui me réveille. Mme de la Vallée, toute tendre qu'elle est, n'est point jalouse; je n'ai point de compte importun à lui rendre de mes actions, qui jusqu'ici, comme vous voyez, n'ont déjà été que trop infidèles, et qui n'en font point espérer sitôt de plus réglées. Suis-je absent, Mme de la Vallée souhaite ardemment mon retour, mais l'attend en paix; me revoit-elle? point de questions, la voilà charmée, pourvu que je l'aime, et je l'aimerai.
Qu'on s'imagine donc de ma part toutes les attentions possibles pour elle; qu'on suppose entre nous le ménage le plus doux et le plus tranquille; tel sera le nôtre; et je ne ferai plus mention d'elle que dans les choses où par hasard elle se trouvera mêlée. Hélas! bientôt ne sera-t-elle plus de rien dans tout ce qui me regarde; le moment qui doit me l'enlever n'est pas loin, et je ne serai pas longtemps sans revenir à elle pour faire le récit de sa mort et celui de la douleur que j'en eus.
Vous n'aurez pas oublié que M. Bono nous avait dit ce jour-là, à la jeune dame de Versailles et à moi, de l'aller voir, et nous avions eu soin de demander son adresse à son cocher, qui nous avait ramenés de Versailles.
Je restai le lendemain toute la matinée chez moi; je ne m'y ennuyai pas; je m'y délectai dans le plaisir de me trouver tout à coup un maître de maison; j'y savourai ma fortune, j'y goûtai mes aises, je me regardai dans mon appartement; j'y marchai, je m'y assis, j'y souris à mes meubles, j'y rêvai à ma cuisinière, qu'il ne tenait qu'à moi de faire venir, et que je crois que j'appelai pour la voir; enfin j'y contemplai ma robe de chambre et mes pantoufles; et je vous assure que ce ne furent pas là les deux articles qui me touchèrent le moins; de combien de petits bonheurs l'homme du monde est-il entouré et qu'il ne sent point, parce qu'il est né avec eux?
Comment donc, des pantoufles et une robe de chambre à Jacob! Car c'était en me regardant comme Jacob que j'étais si délicieusement étonné de me voir dans cet équipage; c'était de Jacob que M. de la Vallée empruntait toute sa joie. Ce moment-là n'était si doux qu'à cause du petit paysan.
Je vous dirai, au reste, que, tout enthousiasmé que j'étais de cette agréable métamorphose, elle ne me donna que du plaisir et point de vanité. Je m'en estimai plus heureux, et voilà tout, je n'allai pas plus loin.
Attendez pourtant, il faut conter les choses exactement; il est vrai que je ne me sentis point plus glorieux, que je n'eus point cette vanité qui fait qu'un homme va se donner des airs; mais j'en eus une autre, et la voici.
C'est que je songeai en moi-même qu'il ne fallait pas paraître aux autres ni si joyeux, ni si surpris de mon bonheur, qu'il était bon qu'on ne remarquât pas combien j'y étais sensible, et que si je ne me contenais pas, on dirait: Ah! le pauvre petit garçon, qu'il est aise! il ne sait à qui le dire.
Et j'aurais été honteux qu'on fît cette réflexion-là; je ne l'aurais pas même aimée dans ma femme; je voulais bien qu'elle sût que j'étais charmé, et je le lui répétais cent fois par jour, mais je voulais le lui dire moi-même, et non pas qu'elle y prit garde en son particulier: j'y faisais une grande différence, sans démêler que confusément pourquoi; et la vérité est qu'en pénétrant par elle-même toute ma joie, elle eût bien vu que c'était ce petit valet, ce petit paysan, ce petit misérable qui se trouvait si heureux d'avoir changé d'état, et il m'aurait été déplaisant qu'elle m'eût envisagé sous ces faces-là: c'était assez qu'elle me crût heureux, sans songer à ma bassesse passée. Cette idée-là n'était bonne que chez moi, qui en faisais intérieurement la source de ma joie; mais il n'était pas nécessaire que les autres entrassent si avant dans le secret de mes plaisirs, ni sussent de quoi je les composais.
Sur les trois heures après-midi, vêpres sonnèrent; ma femme y alla pendant que je lisais je ne sais quel livre sérieux que je n'entendais pas trop, que je ne me souciais pas trop d'entendre, et auquel je ne m'amusais que pour imiter la contenance d'un honnête homme chez soi.
Quand ma compagne fut partie, je quittai ma robe de chambre (laissez-moi en parler pendant qu'elle me réjouit, cela ne durera pas; j'y serai bientôt accoutumé), je m'habillai, et je sortis pour aller voir la jeune dame de Versailles, pour qui j'avais conçu une assez tendre estime, comme vous l'avez pu voir dans ce que je vous ai déjà dit.
Tout M. de la Vallée que j'étais, moi qui n'avais jamais eu d'autre voiture que mes jambes, ou que ma charrette, quand j'avais mené à Paris le vin du seigneur de notre village, je n'avais pas assurément besoin de carrosse pour aller chez cette dame, et je ne songeais pas non plus à en prendre; mais un fiacre qui m'arrêta sur une place que je traversais me tenta: Avez-vous affaire de moi, mon gentilhomme? me dit-il.
Ma foi, mon gentilhomme me gagna; et je lui dis: Approche.
Voici pourtant des airs, me direz-vous; point du tout, je ne pris ce carrosse que par gaillardise, pour être encore heureux de cette façon-là, pour tâter, chemin faisant, d'une autre petite douceur dont je n'avais déjà goûté qu'une fois, en allant chez Mme Remy.
Il y avait quelques embarras dans la rue de la jeune dame en question, dont je vais vous dire le nom, pour la commodité de mon récit: c'était Mme d'Orville. Mon fiacre fut obligé de me descendre à quelques pas de chez elle.
A peine en étais-je descendu, que j'entendis un grand bruit à vingt pas derrière moi. Je me retournai, et je vis un jeune homme d'une très belle figure, et fort bien mis, à peu près de mon âge, c'est-à-dire de vingt et un à vingt-deux ans, qui, l'épée à la main, se défendait du mieux qu'il pouvait contre trois hommes qui avaient la lâcheté de l'attaquer ensemble.
En pareil cas, le peuple crie, fait du tintamarre, mais ne secourt point: il y avait autour des combattants un cercle de canailles qui s'augmentait à tous moments, et qui les suivait, tantôt s'avançant, tantôt reculant, à mesure que ce brave jeune homme était poussé et reculait plus ou moins.
Le danger où je le vis et l'indignité de leur action m'émut le coeur à un point que, sans hésiter et sans aucune réflexion, me sentant une épée au côté, je la tire, fais le tour de mon fiacre pour gagner le milieu de la rue, et je vole comme un lion au secours du jeune homme en lui criant: Courage, monsieur, courage!
Et il était temps que j'arrivasse; car il y en avait un des trois qui, pendant que le jeune homme bataillait contre les autres, allait tout à son aise lui plonger de côté son épée dans le corps. Arrête, arrête, à moi! criai-je à celui-ci en allant à lui; ce qui l'obligea bien vite à me faire face. Le mouvement qu'il fit le remit du côté de ses camarades, et me donna la liberté de me joindre au jeune homme, qui en reprit de nouvelles forces, et qui, voyant avec quelle ardeur j'y allais, poussa à son tour ces misérables, sur qui j'allongeais à tout instant et à bras raccourci des bottes qu'ils ne paraient qu'en lâchant. Je dis à bras raccourci; car c'est la manière de combattre d'un homme qui a du coeur et qui n'a jamais manié d'épée; il n'y fait pas plus de façon, et n'en est peut-être pas moins dangereux ennemi pour n'en savoir pas davantage.
Quoi qu'il en soit, nos trois hommes reculèrent, malgré la supériorité du nombre qu'ils avaient encore; mais aussi n'étaient-ce pas des braves gens, leur combat en fait foi. Ajoutez à cela que mon action anima le peuple en notre faveur. On ne vit pas plus tôt ces trois hommes lâcher le pied, que l'un avec un grand bâton, l'autre avec un manche à balai, l'autre avec une arme de la même espèce, vint les charger et acheva de les mettre en fuite.
Nous laissâmes la canaille courir après eux avec des huées, et nous restâmes sur le champ de bataille, qui, je ne sais comment, se trouva alors près de la porte de Mme d'Orville; de sorte que l'inconnu que je venais de défendre entra dans sa maison pour se débarrasser de la foule importune qui nous environnait.
Son habit, et la main dont il tenait son épée, étaient tout ensanglantés. Je priai qu'on fît venir un chirurgien; il y a de ces messieurs-là dans tous les quartiers, et il nous en vint un presque sur-le-champ.
Une partie de ce peuple nous avait suivis jusque dans la cour de Mme d'Orville, ce qui causa une rumeur dans la maison qui en fit descendre les locataires de tous les étages. Mme d'Orville logeait au premier sur le derrière, et vint savoir, comme les autres, de quoi il s'agissait. Jugez de son étonnement quand elle me vit là, tenant encore mon épée nue à la main, parce qu'on est distrait en pareil cas, et que d'ailleurs je n'avais pas eu même assez d'espace pour la remettre dans le fourreau, tant nous étions pressés par la populace.
Oh! c'est ici où je me sentis un peu glorieux, un peu superbe, et où mon coeur s'enfla du courage que je venais de montrer et de la noble posture où je me trouvais. Tout distrait que je devais être par ce qui se passait encore, je ne laissai pas que d'avoir quelques moments de recueillement où je me considérai avec cette épée à la main, et avec mon chapeau enfoncé en mauvais garçon; car je devinais l'air que j'avais, et cela se sent; on se voit dans son amour-propre, pour ainsi dire; et je vous avoue qu'en l'état où je me supposais, je m'estimais digne de quelques égards, que je me regardais moi-même moins familièrement et avec plus de distinction qu'à l'ordinaire; je n'étais plus ce petit polisson surpris de son bonheur, et qui trouvait tant de disproportion entre son aventure et lui. Ma foi! j'étais un homme de mérite, à qui la fortune commençait à rendre justice.
Revenons à la cour de cette maison où nous étions, mon jeune inconnu, moi, le chirurgien et tout ce monde. Mme d'Orville m'y aperçut tout d'un coup.
Eh! monsieur, c'est vous! s'écria-t-elle effrayée de dessus son escalier où elle s'arrêta. Eh! que vous est-il donc arrivé? Êtes-vous blessé? Je n'ai, répondis-je en la saluant d'un air de héros tranquille, qu'une très petite égratignure, madame, et ce n'est pas à moi à qui on en voulait; c'est à monsieur qui est blessé, ajoutai-je en lui montrant le jeune inconnu à qui le chirurgien parlait alors, et qui, je pense, n'avait ni entendu ce qu'elle m'avait dit, ni encore pris garde à elle.
Ce chirurgien connaissait Mme d'Orville, il avait saigné son mari la veille, comme nous l'apprîmes après; et voyant que ce jeune homme pâlissait, sans doute à cause de la quantité de sang qu'il avait perdue et qu'il perdait encore:
Madame, dit-il à Mme d'Orville, je crains que monsieur ne se trouve mal; il n'y a pas moyen de le visiter ici; voudriez-vous pour quelques moments nous prêter chez vous une chambre où je puisse examiner ses blessures?
A ce discours, le jeune homme jeta les yeux sur la personne à qui on s'adressait, et me parut étonné de voir une si aimable femme, qui, malgré la simplicité de sa parure, et mise en femme qui vient de quitter son ménage, avait pourtant l'air noble et digne de respect.
Ce que vous me demandez n'est point une grâce, et ne saurait se refuser, répondit Mme d'Orville au chirurgien, pendant que l'autre ôtait son chapeau et la saluait d'une façon qui marquait beaucoup de considération. Venez, messieurs, ajouta-t-elle, puisqu'il n'y a point de temps à perdre.
Je ne suis fâché de cet accident-ci, dit alors le jeune homme, que parce que je vais vous embarrasser, madame. Et là-dessus il s'avança, et monta l'escalier en s'appuyant sur moi, à qui il avait déjà dit par intervalles mille choses obligeantes, et qu'il n'appelait que son cher ami. Vous sentez-vous faible? lui dis-je. Pas beaucoup, reprit-il, je ne me crois blessé qu'au bras et un peu à la main; ce ne sera rien, je n'aurai perdu qu'un peu de sang, et j'y aurai gagné un ami qui m'a sauvé la vie.
Oh! pardi, lui dis-je, il n'y a pas à me remercier de ce que j'ai fait, car j'y ai eu trop de plaisir, et je vous ai aimé tout d'un coup, seulement en vous regardant. J'espère que vous m'aimerez toujours, reprit-il, et nous entrions dans l'appartement de Mme d'Orville, qui nous avait précédés pour ouvrir un cabinet assez propre, où elle nous fit entrer avec le chirurgien, et où il y avait un petit lit qui était celui de la mère de cette dame.
A peine y fûmes-nous, que son mari, M. d'Orville m'envoya une petite servante d'assez bonne façon, qui me fit des compliments de sa part, et me dit que sa femme venait de lui apprendre que j'étais la personne à qui il avait tant d'obligation, qu'il ne pouvait se lever à cause qu'il était malade, mais qu'il espérait que je voudrais bien lui faire l'honneur de le voir avant que je m'en allasse.
Pendant que cette servante me parlait, Mme d'Orville tirait d'une armoire tout le linge dont on pouvait avoir besoin pour le blessé.
Dites à M. d'Orville, répondis-je, que c'est moi qui aurai l'honneur de le saluer; que je vais dans un instant passer dans sa chambre, et que j'attends seulement qu'on ait visité les blessures de monsieur, ajoutai-je en montrant le jeune homme à qui on avait déjà ôté son habit, et qui était assis dans un grand fauteuil.
Mme d'Orville sortit alors du cabinet; le chirurgien fit sa charge, visita le jeune homme, et ne lui trouva qu'une blessure au bras, qui n'était point dangereuse, mais de laquelle il perdait beaucoup de sang. On y remédia; et comme Mme d'Orville avait pourvu à tout, le blessé changea de linge; et pendant que le chirurgien lui aidait à se rhabiller, j'allai voir cette dame et son mari, à qui, tout malade et tout couché qu'il était, je trouvai l'air d'un honnête homme, je veux dire d'un homme qui a de la naissance: on voyait bien à ses façons, à ses discours, qu'il aurait dû être mieux logé qu'il n'était, et que l'obscurité où il vivait venait de quelque infortune. Il faut qu'il soit arrivé quelque chose à cet homme-là, disait-on en le voyant; il n'est pas à sa place.
Et en effet, ces choses-là se sentent; il en est de ce que je dis là-dessus comme d'un homme d'une certaine condition à qui vous donneriez un habit de paysan; en faites-vous un paysan pour cela? Non, vous voyez qu'il n'en porte que l'habit; sa figure en est vêtue, et point habillée, pour ainsi dire; il y a des attitudes, et des mouvements, et des gestes dans cette figure, qui font qu'elle est étrangère au vêtement qui la couvre.
Il en était donc à peu près de même de M. d'Orville; quoiqu'il eût un logement et des meubles, on trouvait qu'il n'était ni logé ni meublé. Voilà tout ce que je dirai de lui à cet égard. C'en est assez sur un homme que je n'ai guère vu, et dont la femme sera bientôt veuve.
Il n'y a point de remercîments qu'il ne me fît sur mon aventure de Versailles avec Mme d'Orville, point d'éloges qu'il ne donnât à mon caractère; mais j'abrège. Je ne vis point la mère; apparemment elle était sortie. Nous parlâmes de M. Bono, qui nous avait recommandé de l'aller voir, et il fut décidé que nous nous y rendrions le lendemain, et que, pour n'y aller ni plus tôt ni plus tard l'un que l'autre, je viendrais prendre Mme d'Orville sur les deux heures et demie.
Nous en étions là, quand le blessé entra dans la chambre avec le chirurgien. Autres remercîments de sa part sur tous les secours qu'il avait reçus dans la maison; force regards sur Mme d'Orville, mais modestes, respectueux, enfin ménagés avec beaucoup de discrétion; le tout soutenu de je ne sais quelle politesse tendre dans ses discours, mais d'une tendresse presque imperceptible et hors de la portée d'un mari, qui, quoiqu'il aime sa femme, l'aime en homme tranquille, et qui a fait sa fortune auprès d'elle, ce qui lui ôte en pareil cas une certaine finesse de sentiment, et lui épaissit extrêmement l'intelligence.
Quant à moi, je remarquai sur-le-champ cette petite teinte de tendresse dont je parle, parce que, sans le savoir encore, j'étais très disposé à aimer Mme d'Orville, et je suis sûr que cette dame le remarqua aussi: j'en eus du moins pour garant sa façon d'écouter le jeune homme, un certain baissement d'yeux, et ses reparties modiques et rares.
Et puis, Mme d'Orville était si aimable! En faut-il davantage pour mettre une femme au fait, quelque raisonnable qu'elle soit? Est-ce que cela ne lui donne pas alors le sens de tout ce qu'on lui dit? Y a-t-il rien dans ce goût-là qui puisse lui échapper, et ne s'attend-elle pas toujours à pareille chose?
Mais, monsieur, pourquoi ces trois hommes vous ont-ils attaqué? lui dit le mari, qui le plus souvent répondait pour sa femme, et qui, de la meilleure foi du monde, disputait de compliments avec le blessé, parce qu'il ne voyait dans les siens que les expressions d'une simple et pure reconnaissance. Les connaissez-vous, ces trois hommes? ajouta-t-il.
Non, monsieur, reprit le jeune homme, qui, comme vous le verrez dans la suite, nous cacha alors le vrai sujet de son combat; je n'ai fait que les rencontrer; ils venaient à moi dans cette rue-ci; j'étais distrait; je les ai fort regardés en passant sans songer à eux; cela leur a déplu; un d'entre eux m'a dit quelque chose d'impertinent; je lui ai répondu; ils ont répliqué tous trois. Là-dessus je n'ai pu m'empêcher de leur donner quelques marques de mépris; un d'eux m'a dit une injure, je n'y ai reparti qu'en l'attaquant, ils se sont joints à lui, je les ai eus tous trois sur les bras, et j'aurais succombé sans doute, si monsieur (il parlait de moi) n'était généreusement venu me défendre.
Je lui dis qu'il n'y avait pas là une grande générosité; que tout honnête homme à ma place aurait fait de même. Ensuite: N'auriez-vous pas besoin de vous reposer plus longtemps, lui dit M. d'Orville, ne sortez-vous pas trop tôt? N'êtes-vous pas affaibli? Nullement, monsieur, il n'y a point de danger, dit à son tour le chirurgien; monsieur est en état de se retirer chez lui, il ne lui faut qu'une voiture; on en trouvera sur la place voisine.
Aussitôt la petite servante part pour en amener une; la voiture arrive; le blessé me prie de ne le pas quitter; j'aurais mieux aimé rester pour avoir le plaisir d'être avec Mme d'Orville; mais il n'y avait pas moyen de le refuser, après le service que je venais de lui rendre.
Je le suivis donc; une petite toux, qui prit au mari, abrégea toutes les politesses avec lesquelles on se serait encore reconduit de part et d'autre; nous voilà descendus; le chirurgien, qui nous reconduisit jusque dans la cour, me parut très révérencieux, apparemment qu'il était bien payé; nous le quittons, et nous montons dans notre fiacre.
Je n'attendais rien de cette aventure-ci, et ne pensais pas qu'elle dût me rapporter autre chose que l'honneur d'avoir fait une belle action. Ce fut là pourtant l'origine de ma fortune, et je ne pouvais guère commencer ma course avec plus de bonheur.
Savez-vous qui était l'homme à qui probablement j'avais sauvé la vie? Rien qu'un des neveux de celui qui pour lors gouvernait la France, du premier ministre, en un mot; vous sentez bien que cela devient sérieux, surtout quand on a affaire à un des plus honnêtes hommes du monde, à un neveu qui aurait mérité d'être fils de roi. Je n'ai jamais vu d'âme si noble.
Par quel hasard, me direz-vous, s'était-il trouvé exposé au péril dont vous le tirâtes? Vous l'allez voir.
Où allons-nous? lui dit le cocher. A tel endroit, répondit-il; et ce ne fut point le nom d'une rue qu'il lui donna, mais seulement le nom d'une dame: Chez madame la marquise une telle; et le cocher n'en demanda pas davantage, ce qui marquait que ce devait être une maison fort connue, et me faisait en même temps soupçonner que mon camarade était un homme de conséquence. Aussi en avait-il la mine, et je soupçonnais juste.
Ah ça! mon cher ami, me dit-il dans le trajet; je vais vous dire la vérité de mon histoire, à vous.
Dans le quartier d'où nous sortons, il y a une femme que je rencontrai il y a quelques jours à l'Opéra. Je la remarquai d'une loge où j'étais avec des hommes; elle me parut extrêmement jolie, aussi l'est-elle; je demandai qui elle était, on ne la connaissait pas. Sur la fin de l'Opéra, je sortis de ma loge pour aller la voir sortir de la sienne, et la regarder tout à mon aise. Je me trouvai donc sur son passage, elle ne perdait rien à être vue de près; elle était avec une autre femme assez bien faite; elle s'aperçut de l'attention avec laquelle je la regardais; et de la façon dont elle y prit garde, il me sembla qu'elle me disait: En demeurerez-vous là? Enfin, je vis je ne sais quoi dans ses yeux qui m'encourageait, qui m'assurait qu'elle ne serait pas d'un difficile abord.
Il y a de certains airs dans une femme qui vous annoncent ce que vous pourriez devenir avec elle; vous y démêlez, quand elle vous regarde, s'il n'y a que de la coquetterie dans son fait, ou si elle aurait envie de lier connaissance. Quand ce n'est que le premier, elle ne veut que vous paraître aimable, et voilà tout, ses mines ne passent pas cela; quand c'est le second, ces mines en disent davantage, elles vous appellent, et je crus voir ici que c'était le second.
Mais on a peur de se tromper, et je la suivis jusqu'à l'escalier sans rien oser que d'avoir toujours les yeux sur elle, et la coudoyer même en marchant.
Elle me tira d'intrigue, et remédia à ma retenue discrète par une petite finesse qu'elle imagina, et qui fut de laisser tomber son éventail.
Je sentis son intention, et profitai du moyen qu'elle m'offrait de placer une politesse, et de lui dire un mot ou deux en lui rendant l'éventail que je ramassai bien vite.
Ce fut pourtant elle qui, de peur de manquer son coup, parla la première: Monsieur, je vous suis obligée, me dit-elle d'un air gracieux en le recevant. Je suis trop heureux, madame, d'avoir pu vous rendre ce petit service, lui répondis-je le plus galamment qu'il me fut possible; et comme en cet instant elle semblait chercher à mettre sûrement le pied sur la première marche de l'escalier, je tirai encore parti de cela, et lui dis: Il y a bien du monde, on nous pousse, que j'aie l'honneur de vous donner la main pour plus de sûreté, madame.
Je le veux bien, dit-elle d'un air aisé, car je marche mal; et je la menai ainsi, toujours l'entretenant du plaisir que j'avais eu à la voir, et de ce que j'avais fait pour la voir de plus près.
N'est-ce pas vous aussi, monsieur, que j'ai vu dans une telle loge? me dit-elle comme pour m'insinuer à son tour qu'elle m'avait démêlé.
Et de discours en discours, nous arrivâmes jusqu'en bas, où un grand laquais (qui n'avait pas trop l'air d'être à elle, à la manière prévenante dont il se présenta, ce qui est une liberté que ces messieurs-là ne prennent pas avec leur maîtresse) vint à elle, et lui dit qu'on aurait de la peine à faire approcher le carrosse; mais qu'il n'était qu'à dix pas. Eh bien! allons jusque-là, sauvons-nous, dit-elle à sa compagne, n'est-ce pas? Comme il vous plaira, reprit l'autre; et je les y menai en rasant la muraille.
Le mien, je dis mon carrosse, n'était qu'à moitié chemin, notre court entretien m'avait enhardi, et je leur proposai sans façon d'y entrer, et de les ramener tout de suite chez elles pour avoir plus tôt fait; mais elles ne voulurent pas.
J'observai seulement que celle que je tenais jetait un coup d'oeil sur l'équipage, et l'examinait; et nous arrivâmes au leur qui, par parenthèse, n'appartenait à aucune d'elles, et n'était qu'un carrosse de remise qu'on leur avait prêté.
J'ai oublié de vous dire qu'en la menant jusqu'à ce carrosse je l'avais priée de vouloir bien que je la revisse chez elle. Ce qu'elle m'avait accordé sans façon, et en femme du monde qui rend, sans conséquence, politesse pour politesse. Volontiers, monsieur, vous me ferez honneur, m'avait-elle répondu: A quoi elle avait ajouté tout ce qu'il fallait pour la trouver; de sorte qu'en la quittant je la menaçai d'une visite très prompte.
Et en effet, j'y allai le lendemain; elle me parut assez bien logée, je vis des domestiques; il y avait du monde et d'honnêtes gens, autant que j'en pus juger; on y joua; j'y fus reçu avec distinction; nous eûmes ensemble quelques instants de conversation particulière; je lui parlai d'amour; elle ne me désespéra pas, et elle m'en plut davantage. Nous nous entretenions encore à l'écart, quand un de ceux qui viennent de m'attaquer entra. C'est un homme entre deux âges, qui fait de la dépense, et que je crois de province; il me parut inquiet de notre tête-à-tête; il me sembla aussi qu'elle avait égard à son inquiétude, et qu'elle se hâta de rejoindre sa compagne.
Quelques moments après, je me retirai, et le lendemain je retournai chez elle de meilleure heure que la veille. Elle était seule, je lui en contai sur nouveaux frais.
D'abord elle badina de mon amour d'un ton qui signifiait pourtant: Je voudrais qu'il fût vrai. J'insistai pour la persuader. Mais cela est-il sérieux? Vous m'embarrassez; on pourrait vous écouter de reste, ce n'est pas là la difficulté, me dit-elle, mais ma situation ne me le permet guère; je suis veuve, je plaide, il me restera peu de bien peut-être. Vous avez vu ici un assez grand homme d'une figure bien au-dessous de la vôtre, et qui n'est qu'un simple bourgeois, mais qui est riche, et dont je puis faire un mari quand il me plaira, il m'en presse beaucoup; et j'ai tant de peine à m'y résoudre que je n'ai rien décidé jusqu'ici, et depuis un jour ou deux, ajouta-t-elle en souriant, je déciderais encore moins, si je m'en croyais. Il y a des gens qu'on aimerait plus volontiers qu'on en épouserait d'autres; mais j'ai trop peu de fortune pour suivre mes goûts; je ne saurais même demeurer encore longtemps à Paris, comme il me conviendrait d'y être, et si je n'épouse pas, il faut que je m'en retourne à une terre que je hais, et dont le séjour est si triste qu'il me fait peur; ainsi comment voulez-vous que je fasse? Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela, au reste; il faut que je sois folle; et je ne veux plus vous voir.
A ce discours, je sentis à merveilles que j'étais avec une de ces beautés malaisées dont le meilleur revenu consiste en un joli visage; je compris l'espèce de liaison qu'elle avait avec cet homme qu'elle qualifiait d'un mari futur; je sentis bien aussi qu'elle me disait: Si je le renvoie, le remplacerez-vous, ou bien ne me demandez-vous qu'une infidélité passagère?
Petite façon de traiter l'amour qui me rebuta un peu; je ne m'étais imaginé qu'une femme galante, et non pas intéressée; de sorte que, pendant qu'elle parlait, je n'étais pas d'accord avec moi-même sur ce que je devais lui répondre.
Mais je n'eus pas le temps de me déterminer, parce que ce bourgeois en question arriva et nous surprit; il fronça le sourcil, mais insolemment, en homme qui peut mettre ordre à ce qu'il voit; il est vrai que je tenais la main de cette femme quand il entra.
Elle eut beau le prendre d'un air riant avec lui, et lui dire même: Je vous attendais; il n'en reprit pas plus de sérénité, et sa physionomie resta toujours sombre et brutale. Heureusement, vous ne vous ennuyez pas; ce fut là tout ce qu'elle en put tirer.
Pour moi, je ne daignai pas jeter les yeux sur lui, et ne cessai point d'entretenir cette femme de mille cajoleries, pour le punir de son impertinent procédé. Après quoi je sortis.
Le jeune homme en était là de son récit, quand le cocher arrêta à quelques pas de la maison où il nous menait, et dont il ne pouvait approcher à cause de deux ou trois carrosses qui l'en empêchaient. Nous sortîmes du fiacre; je vis le jeune homme parler à un grand laquais, qui ensuite ouvrit la portière d'un de ces carrosses. Montez, mon cher ami, me dit aussitôt mon camarade. Où? lui dis-je. Dans ce carrosse, me répondit-il; c'est le mien, que je n'ai pu prendre en allant chez la femme en question.
Et remarquez qu'il n'y avait rien de plus leste que cet équipage.
Oh! oh! dis-je en moi-même, ceci va encore plus loin que je ne croyais; voici du grand; est-ce que mon ami serait un seigneur? Il faut prendre garde à vous, monsieur de la Vallée, et tâcher de parler bon français; vous êtes vêtu en enfant de famille, soutenez l'honneur du justaucorps, et que votre entretien réponde à votre figure, qui est passable.
Je vous rends à peu près ce que je pensai rapidement alors; et puis je montai en carrosse, incertain si je devais y monter le premier, et n'osant en même temps faire des compliments là-dessus. Le savoir-vivre veut-il que j'aille en avant, ou bien veut-il que je recule? me disais-je en l'air, c'est-à-dire en montant. Car le cas était nouveau pour moi, et ma légère expérience ne m'apprenait rien sur cet article; sinon qu'on se fait des cérémonies lorsqu'on est deux à une porte, et je penchais à croire que ce pouvait être ici de même.
A bon compte je montais toujours, et j'étais déjà placé, que je songeais encore au parti qu'il fallait prendre. Me voilà donc côte à côte de mon ami de qualité, et de pair à compagnon avec un homme à qui par hasard j'aurais fort bien pu cinq mois auparavant tenir la portière ouverte de ce carrosse que j'occupais avec lui. Je ne fis pourtant pas alors cette réflexion; je la fais seulement à présent que j'écris; elle se présenta bien un peu, mais je refusai tout net d'y faire attention; j'avais besoin d'avoir de la confiance, et elle me l'aurait ôtée.
Avez-vous à faire? me dit le comte d'Orsan (c'était le nom du maître de l'équipage); je me porte fort bien, et ne veux pas m'en retourner sitôt chez moi; il est encore de bonne heure, allons à la Comédie, j'y serai aussi à mon aise que dans ma chambre.
Jusque-là je m'étais assez possédé, je ne m'étais pas tout à fait perdu de vue; mais ceci fut plus fort que moi, et la proposition d'être mené ainsi gaillardement à la Comédie me tourna entièrement la tête; la hauteur de mon état m'éblouit; je me sentis étourdi d'une vapeur de joie, de gloire, de fortune, de mondanité, si on veut bien me permettre de parler ainsi (car je n'ignore pas qu'il y a des lecteurs fâcheux, quoique estimables, avec qui il vaut mieux laisser là ce qu'on sent que de le dire, quand on ne peut l'exprimer que d'une manière qui paraîtrait singulière; ce qui arrive quelquefois pourtant, surtout dans les choses où il est question de rendre ce qui se passe dans l'âme; cette âme qui se tourne en bien plus de façons que nous n'avons de moyens pour les dire, et à qui du moins on devrait laisser, dans son besoin, la liberté de se servir des expressions du mieux qu'elle pourrait, pourvu qu'on entendît clairement ce qu'elle voudrait dire, et qu'elle ne pût employer d'autres termes sans diminuer ou altérer sa pensée). Ce sont les disputes fréquentes qu'on fait là-dessus, qui sont cause de ma parenthèse; je ne m'y serais pas engagé si j'avais cru la faire si longue, revenons.
Comme il vous plaira, lui répondis-je; et le carrosse partit.
Je ne vous ai pas achevé le récit de mon aventure, me dit-il, en voici le reste. J'ai dîné aujourd'hui chez Mme la marquise de...; sous prétexte d'affaires, j'en suis sorti sur les trois heures pour aller chez cette femme.
Mon carrosse n'était point encore revenu; je n'ai vu aucun de mes gens en bas; il y a des carrosses près de là, j'ai dit qu'on allât m'en chercher un, dans lequel je me suis mis, et qui m'a conduit à sa porte.
A peine allais-je monter l'escalier, que j'ai vu paraître cet homme de si brutale humeur qui en descendait avec deux autres, et qui, son chapeau sur la tête, quoique je saluasse par habitude, m'a rudement poussé en passant.
Vous êtes bien grossier! lui ai-je dit en levant les épaules avec dédain. A qui parlez-vous? a repris un des deux autres qui n'avaient pas salué non plus. A tous, ai-je répondu.
A ce discours, il a porté la main sur la garde de son épée. J'ai cru devoir tirer la mienne, en sautant en arrière, parce que deux de ces gens-là étaient au-dessus de moi, et avaient encore deux marches à descendre; il n'y avait que l'autre qui était passé. Aussitôt j'ai vu trois épées tirées contre moi; les lâches m'ont poursuivi jusque dans la rue; et nous nous battions encore quand vous êtes venu à mon secours, et venu au moment où l'un de mes assassins m'allait porter un coup mortel.
Oui, lui dis-je, j'en ai eu grande peur, et c'est pourquoi j'ai tant crié après lui pour empêcher son dessein, mais n'en parlons plus; ce sont des canailles, et la femme aussi.
Vous jugez bien du cas que je fais d'elle, me répondit-il, mais parlons de vous. Après ce que vous avez fait pour moi, il n'y a point d'intérêt que je ne doive prendre à ce qui vous regarde. Il faut que je sache à qui j'ai tant d'obligation, et que de votre côté vous me connaissiez aussi.
On m'appelle le comte d'Orsan; je n'ai plus que ma mère; je suis fort riche; les personnes à qui j'appartiens ont quelque crédit; j'ose vous dire qu'il n'y a rien où je ne puisse vous servir; et je serai trop heureux que vous m'en fournissiez l'occasion; réglez-vous là-dessus, et dites-moi votre nom et votre fortune.
D'abord je le remerciai, cela va sans dire; mais brièvement, parce qu'il le voulut ainsi, et que je craignais d'ailleurs de m'engager dans quelque tournure de compliment qui ne fût pas d'un goût convenable. Quand on manque d'éducation, il n'y paraît jamais tant que lorsqu'on veut en montrer.
Je remerciai donc dans les termes les plus simples; ensuite: Mon nom est la Vallée, lui dis-je; vous êtes un homme de qualité, et moi je ne suis pas un grand monsieur; mon père demeure à la campagne où est tout son bien, et d'où je ne fais presque que d'arriver dans l'intention de me pousser et de devenir quelque chose, comme font tous les jeunes gens de province et de ma sorte (et dans ce que je disais là, on voit que je n'étais que discret et point menteur).
Mais, ajoutai-je d'un ton plein de franchise, quand je ne ferais de ma vie rien à Paris, et que mon voyage ne me vaudrait que le plaisir d'avoir été bon à un si honnête homme que vous, par ma foi, monsieur, je ne me plaindrais pas, je m'en retournerais content. Il me tendit la main à ce discours, et me dit: Mon cher la Vallée, votre fortune n'est plus votre affaire, c'est la mienne, c'est l'affaire de votre ami; car je suis le vôtre, et je veux que vous soyez le mien.
Le carrosse s'arrêta alors, nous étions arrivés à la Comédie, et je n'eus le temps de répondre que par un souris à de si affectueuses paroles.
Suivez-moi, me dit-il après avoir donné à un laquais de quoi prendre des billets; et nous entrâmes; et me voilà donc à la Comédie, d'abord au chauffoir, ne vous déplaise, où le comte d'Orsan trouva quelques amis qu'il salua.
Ici se dissipèrent toutes ces enflures de coeur dont je vous ai parlé, toutes ces fumées de vanité qui m'avaient monté à la tête.
Les airs et les façons de ce pays-là me confondirent et m'épouvantèrent. Hélas! mon maintien annonçait un si petit compagnon, je me voyais si gauche, si dérouté au milieu de ce monde qui avait quelque chose de si aisé et de si leste! Que vas-tu faire de toi? me disais-je.
Aussi, de ma contenance, je n'en parlerai pas, attendu que je n'en avais point, à moins qu'on ne dise que n'en point avoir est en avoir une. Il ne tint pourtant pas à moi de m'en donner une autre; mais je crois que je n'en pus jamais venir à bout, non plus que d'avoir un visage qui ne parût ni déplacé ni honteux; car, pour étonné, je me serais consolé que le mien n'eût paru que cela, ce n'aurait été que signe que je n'avais jamais été à la Comédie, et il n'y aurait pas eu grand mal; mais c'était une confusion secrète de me trouver là, un certain sentiment de mon indignité qui m'empêchait d'y être hardiment, et que j'aurais bien voulu qu'on ne vît pas dans ma physionomie, et qu'on n'en voyait que mieux, parce que je m'efforçais de le cacher.
Mes yeux m'embarrassaient, je ne savais sur qui les arrêter; je n'osais prendre la liberté de regarder les autres, de peur qu'on ne démêlât dans mon peu d'assurance que ce n'était pas à moi à avoir l'honneur d'être avec de si honnêtes gens, et que j'étais une figure de contrebande; car je ne sache rien qui signifie mieux ce que je veux dire que cette expression qui n'est pas trop noble.
Il est vrai aussi que je n'avais pas passé par assez de degrés d'instruction et d'accroissements de fortune pour pouvoir me tenir au milieu de ce monde avec la hardiesse requise. J'y avais sauté trop vite; je venais d'être fait monsieur, encore n'avais-je pas la subalterne éducation des messieurs de ma sorte, et je tremblais qu'on ne connût à ma mine que ce monsieur-là avait été Jacob. Il y en a qui, à ma place, auraient eu le front de soutenir cela, c'est-à-dire qui auraient payé d'effronterie; mais qu'est-ce qu'on y gagne? Rien. Ne voit-on pas bien alors qu'un homme n'est effronté que parce qu'il devrait être honteux?
Vous êtes un peu changé, dit quelqu'un de ces messieurs au comte d'Orsan. Je le crois bien, dit-il; et je pouvais être pis. Là-dessus il conta son histoire, et par conséquent la mienne, de la manière du monde la plus honorable pour moi. De sorte, dit-il en finissant, que c'est à monsieur à qui je dois l'honneur de vous voir encore.
Autre fatigue pour La Vallée, sur qui ce discours attirait l'attention de ces messieurs; ils parcouraient donc mon hétéroclite figure; et je pense qu'il n'y avait rien de si sot que moi, ni de si plaisant à voir. Plus le comte d'Orsan me louait, plus il m'embarrassait.
Il fallait pourtant répondre, avec mon petit habit de soie et ma petite propreté bourgeoise, dont je ne faisais plus d'estime depuis que je voyais tant d'habits magnifiques autour de moi. Mais que répondre? Oh! point du tout, monsieur, vous vous moquez; et puis: C'est une bagatelle, il n'y a pas de quoi; cela se devait; je suis votre serviteur.
Voilà de mes réponses, que j'accompagnais civilement de courbettes de corps courtes et fréquentes, auxquelles apparemment ces messieurs prirent goût, car il n'y en eut pas un qui ne me fît des compliments pour avoir la sienne.
Un d'entre eux que je vis se retourner pour rire me mit au fait de la plaisanterie, et acheva de m'anéantir; il n'y eut plus de courbettes; ma figure alla comme elle put, et mes réponses de même. Le comte d'Orsan, qui était un galant homme, d'un caractère d'esprit franc et droit, continuait de parler sans s'apercevoir de ce qui se passait sur mon compte. Allons prendre place, me dit-il. Et je le suivis. Il me mena sur le théâtre, où la quantité de monde me mit à couvert de pareils affronts, et où je me plaçai avec lui comme un homme qui se sauve.
C'était une tragédie qu'on jouait, Mithridate, s'il m'en souvient. Ah! la grande actrice que celle qui jouait Monime! J'en ferai le portrait dans ma sixième partie, de même que je ferai celui des acteurs et des actrices qui ont brillé de mon temps.
Fin de la cinquième partie
Lettres sur les habitants de Paris
Avant-propos du Théophraste moderne
La quantité de matières que je traite ici, leur variété, le mélange alternatif du sérieux et du gai dans les réflexions, pourront faire plaisir à ceux qui liront cet ouvrage. Je n'ai point prétendu établir d'ordre dans la distribution des sujets; cela m'a paru fort indifférent. J'adresse cette relation à une dame qui me l'avait demandée, et j'ai tâché de ne rien oublier de tout ce qui peut instruire ou divertir un esprit juste et délicat, tel qu'est le sien. Je commence par lui parler des choses qui se passaient quand je fis cette relation. Je continue au hasard, et je finis quand il me plaît. Cet ouvrage, en un mot, est la production d'un esprit libertin, qui ne se refuse rien de ce qui peut l'amuser en chemin faisant. J'espère que le lecteur n'y perdra rien.
A Madame***
Je vous tiens parole, madame, ou plutôt je vous obéis; car ce qu'un amant promet à ce qu'il aime, vaut un devoir d'obéissance envers son maître.
Vous avez raison de vouloir être instruite des moeurs et du caractère des habitants de Paris, et de tout ce qui se pratique dans cet abrégé du monde.
Paris est le centre des vertus et des vices; c'est le lieu où les méchants développent leur iniquité; l'endroit où se manifeste toute leur capacité de mal faire. La raison de cela, madame, est qu'ils ont abondance d'occasions, et que l'exercice met en oeuvre et perfectionne leurs mauvaises dispositions.
Les vertus n'y règnent pas moins que les vices; mais elles y règnent sans bruit et secrètement. Les justes y composent un parti ignoré de la foule des hommes. On y voit encore un troisième ordre de personnes; ce sont d'honnêtes gens d'une probité morale qui n'a pour principe, ou qu'un heureux caractère qui les porte à vivre avec honneur, ou qu'un goût de sagesse philosophique qui les maintient dans un esprit de justice et d'union avec les hommes. Ce sont de ces gens qui, bornés à satisfaire leurs petits plaisirs, tâchent, autant qu'ils peuvent, de ne troubler ceux de personne, de ces gens, en un mot, qui adoptent le frein des lois, moins, si vous voulez, par respect pour elles, que par ménagement pour le préjugé public.
Cette secte, madame, ne laisse pas que d'être un peu pyrrhonienne; car elle n'a de vertus que par convention; mais vivre bien avec les hommes, et penser autrement qu'eux, est une chose qui paraît si belle, et si distinguée, que dans bien des endroits à Paris vous ne passez pour homme d'esprit, qu'autant qu'on vous croit confirmé dans cette impiété philosophique.
Je m'étendrais là-dessus davantage, si je ne prévoyais que, dans la suite de cette relation, l'occasion se présentera d'en parler encore: venons à d'autres matières.
Chapitre I
Il est difficile de définir la population de Paris, je vais pourtant tâcher de vous en donner quelque idée.
Imaginez-vous un monstre remué par un certain instinct, et composé de toutes les bonnes et mauvaises qualités ensemble; prenez la fureur et l'emportement, la folie, l'ingratitude, l'insolence, la trahison et la lâcheté; ajustez tout cela, si vous le pouvez, avec la compassion tendre, la fidélité, la bonté, l'empressement obligeant, la reconnaissance et la bonne foi, la prudence même; en un mot, formez votre monstre de toutes ces contrariétés; voilà le peuple, voilà son génie.
Pour en achever le portrait, il faut lui supposer encore une nécessité machinale de passer en un instant du bon mouvement au mauvais: détaillons à présent ce caractère.
Le peuple est une portion d'hommes qu'une égalité de bassesse dans la condition réunit: ils se querellent, ils se battent, se tendent la main, se rendent service et se desservent tout à la fois: un moment voit renaître et mourir leur amitié; ils se raccommodent et se brouillent sans s'entendre. Le peuple a des fougues de soumission et de respect pour le grand seigneur, et des saillies de mépris et d'insolence contre lui: un denier donné par-dessus son salaire vous en attire un dévouement sans réserve; ce denier retranché vous en attire mille outrages. Quand il est bon, vous en auriez son sang; quand il est mauvais, il vous ôterait tout le vôtre: sa malice lui fournit des moyens de nuire, que l'homme d'esprit n'imaginerait jamais. Tel est le pathétique de ses discours, qu'il laisse, parmi les plus honnêtes gens et les meilleurs esprits, une opinion de bien ou de mal, pour ou contre vous, qui ne manque pas de vous servir ou de vous nuire.
Le peuple, à Paris, a tous les vices qu'il se reproche dans ses querelles.
Une chose m'a toujours surpris: deux femmes s'accusent de mauvaise vie, citent les lieux et les circonstances: les assistants croient tout; la querelle finit et ne leur a fait aucun tort.
Les femmes, entre elles, ne rougissent pas de l'opprobre dont elles se chargent; leur motif de honte est d'avoir été vaincues en coups ou en injures.
Plus une femme a la voix vigoureuse, et plus celle avec qui elle se querelle a de tort.
Plus une querelle a de témoins, plus elle s'échauffe: ce n'est plus tant alors une vraie colère qui anime les combattantes, qu'une émulation d'invectives.
Personne ne caractérise plus éloquemment que le peuple.
On lui inspire aisément de la confiance; mais quand il la perd, il déshonore.
Toute belle que vous êtes, madame, si le hasard vous avait attiré le courroux d'une femme du peuple, elle vous ferait rougir de vos propres charmes. L'union des gens mariés parmi le peuple est la chose du monde la plus divertissante; vous diriez, à les entendre se parler et se répondre, qu'ils ne peuvent se supporter et qu'ils souffrent de se voir.
Voici la réflexion que je fais là-dessus, madame: un mot plus haut que l'autre brouille des époux honnêtes gens; pourquoi cela? C'est que leur commerce est ordinairement honnête: cette honnêteté cesse-t-elle un moment? l'union s'altère. Les gens mariés d'entre le peuple se parlent toujours comme s'ils s'allaient battre; cela les accoutume à une rudesse de manière qui ne fait pas grand effet quand elle est sérieuse et qu'il y entre de la colère: une femme ne s'alarme pas de s'entendre dire un bon gros mot, elle y est faite en temps de paix comme en temps de guerre; le mari de son côté n'est point surpris d'une réplique brutale, ses oreilles n'y trouvent rien d'étrange; le coup de poing seulement avertit que la querelle est sérieuse; et leur façon de se parler en est toujours si voisine, que ce coup de poing ne fait pas un grand dérangement.
Savez-vous bien, madame, qu'à tout prendre, il y a plus de gain dans cette façon de se traiter que dans celle des honnêtes gens?
Je compare l'union de ces derniers à une mer calme: les deux époux y voguent en paix; vient-il un seul coup de vent? Il porte l'alarme dans la barque, et nos époux, accoutumés à une longue bonace, ne se remettent que longtemps après de leur frayeur.
La même comparaison me servira pour figurer l'union des gens du peuple.
Cette mer, pour eux, est toujours agitée; les vents et les éclairs y règnent sans interruption; la barque va son train, sans s'en apercevoir: la tempête lui est familière, la foudre tombe quelquefois; mais elle est une suite si naturelle de l'orage que la barque tâche de se réparer sans en avoir frémi. Manie de politesse à part, la mer agitée me paraît préférable à la mer calme.
Je n'aurais jamais fait, si je ne voulais rien omettre dans le portrait du génie du peuple, inconstant par nature, vertueux ou vicieux par accident; c'est un vrai caméléon qui reçoit toutes les impressions des objets qui l'environnent.
Là-dessus, vous vous imaginez que le peuple est méchant; vous avez raison; mais il n'a point une méchanceté de réflexion; c'est une méchanceté de hasard, qui lui vient de ce qu'il voit ou de ce qu'il entend, il devient méchant, comme il devient bon, sans le plus souvent être ni l'un ni l'autre.
Il exprimera, par exemple, des cris de malédiction contre les gens d'affaires; non pas qu'il ait conclu qu'ils le méritent, mais la voix publique les annonce haïssables: voilà le peuple irrité contre eux.
On allait un jour faire mourir deux voleurs de grands chemins; je vis une foule de peuple qui les suivait; je lui remarquai deux mouvements qui n'appartiennent, je pense, qu'à la populace de Paris.
Ce peuple courait à ce triste spectacle avec une avidité curieuse, qui se joignait à un sentiment de compassion pour ces malheureux; je vis une femme qui, la larme à l'oeil, courait tout autant qu'elle pouvait, pour ne rien perdre d'une exécution dont la pensée lui mouillait les yeux de pleurs.
Que pensez-vous de ces deux mouvements? pour moi je ne les appellerai ni dureté ni pitié. Je regarde en cette occasion l'âme du peuple comme une espèce de machine incapable de sentir et de penser par elle-même, et comme esclave de tous les objets qui la frappent.
Par ce système, je vois, clair comme le jour, la raison de ces deux mouvements contraires: on va faire mourir deux hommes; l'appareil de leur mort est fort triste: voilà la machine frappée d'un mouvement assortissant; voilà le peuple qui pleure ou qui se contriste.
L'exécution de ces hommes a quelque chose de singulier; voilà la machine devenue curieuse.
Je gagerais que le peuple pourrait, en même temps, plaindre un homme destiné à la mort, avoir du plaisir en le voyant mourir, et lui donner mille malédictions.
Que dirions-nous encore de lui? Il est de certains endroits à Paris, madame, où le peuple est en possession d'une liberté despotique dans le langage, et souvent dans les actions: il y règne souverainement; il y parle de tout et n'y craint personne: achetez-vous quelque chose aux marchés publics, par exemple; votre honneur, votre taille, votre visage y sont à la discrétion des marchandes: il faut opter, ou d'être dupe ou d'être maltraité, dans ces endroits qu'on pourrait appeler l'empire des Amazones: vous avez autant de juges et de parties qu'il y a de femmes; si la colère d'une d'entre elles vous déclare coupable, c'en est fait; toutes les autres vous condamnent sans consultation et vous exécutent à la même heure: toute la liberté qu'on vous laisse, c'est de vous sauver; et vous ressemblez, en ce cas, à ces soldats qui passent par les baguettes en courant.
Je connais un de mes amis, homme d'esprit et de bon sens, qui me disait un jour, en parlant du génie du peuple: le moyen le plus sûr de connaître ses défauts et ses vices serait de familiariser quelque temps avec lui, et de lui chercher querelle après. On a trouvé l'invention de se voir le visage par les miroirs: une querelle avec le peuple serait la meilleure invention du monde pour se voir l'esprit et le corps ensemble. Une aimable fille, entendant parler ainsi mon ami, nous dit, en badinant: Tous mes amants me disent belle; ma glace et mon amour-propre m'en disent autant; mais, pour en avoir le coeur net, quelque jour en carnaval j'userai de l'invention dont vous parlez.
Qu'ajouterai-je encore sur le caractère du peuple?
Les dévots d'entre le peuple, le sont infiniment dans la forme: la vraie piété est au-dessus de la portée de leur coeur et de leur esprit.
Une grosse voix dans un prédicateur les persuade; ils ne comprennent rien à ce qu'il dit, mais il crie beaucoup et les voilà pénétrés.
Ainsi, je ne conseillerais à personne de compter beaucoup sur la religion du plus dévot personnage d'entre le peuple: de là vient aussi qu'il est aisé d'en corrompre le plus honnête homme; car, pour l'engager au crime, il ne s'agit pas de gagner son esprit, on a bon marché de cette pièce; il faut seulement effacer une impression par une autre: celle du cérémonial de la religion qui les a rendu pieux, par l'impression d'une offre qui les chatouille.
Vous m'avouerez qu'on peut faire tout ce qu'on veut d'un homme qu'il ne s'agit que de toucher sensiblement; l'impression la plus fraîche est toujours la victorieuse.
Ne vous attendez pas, madame, que j'épuise la matière là-dessus; je n'en dirai plus qu'un mot.
Le peuple, dans les provinces, reconnaît autant de maîtres qu'il est de gens au-dessus de lui.
L'intérêt seul, ici, fait la vraie dépendance du peuple. Le cordonnier y va de pair avec le duc et le marquis: si l'on ne veut pas qu'il manque de respect pour ces grands noms, il faut acheter son hommage. L'argent est le seul titre de grandeur qu'il révère: le peuple est comme un gros mâtin; le mâtin aboie après tout ce qui passe; jetez-lui un morceau de pain, il vous caresse.
Ainsi, madame, si vous venez jamais à Paris, en cas que vous ayez affaire au peuple, prenez avec lui des mesures qui mettent vos charmes à l'abri de la correction.
Chapitre II, Le bourgeois
Le bourgeois à Paris, madame, est un animal mixte, qui tient du grand seigneur et du peuple.
Quand il a de la noblesse dans ses manières, il est presque toujours singe: quand il a de la petitesse, il est naturel; ainsi il est noble par imitation, et peuple par caractère.
Entre les bourgeois, la cérémonie est sans fin: je crois en savoir la raison, en suivant toujours mes principes.
Il règne parmi les gens de qualité une certaine politesse dégagée de toute fade affectation: cette politesse n'est autre chose qu'une façon d'agir naturelle, épurée de la grossièreté que pourrait avoir la nature.
Le bourgeois voudrait bien imiter cette politesse; mais, malheureusement, son premier effort pour cela le tire de l'air naturel, et tout ce qu'il fait est cérémonie.
Le bourgeois dans ses ameublements, ses maisons et sa dépense, est souvent aussi magnifique que le sont les gens de qualité; mais la manière dont il produit sa magnificence a toujours certain air subalterne qui le met au-dessous de ce qu'il possède: y paraît-il indifférent? On voit qu'il gêne sa vanité: en jouit-il avec faste? il s'y prend avec petitesse.
Le bourgeois est quelquefois fier avec les gens au-dessus de lui, mais c'est une fierté qu'il se donne, et non pas qu'il trouve en lui; il fait comme ceux qui se haussent sur leurs talons pour paraître plus grands.
Un bourgeois qui s'en tient à sa condition, qui en sait les bornes et l'étendue, qui sauve son caractère de la petitesse de celui du peuple, qui s'abstient de tout amour de ressemblance avec l'homme de qualité, dont la conduite, en un mot, tient le juste milieu; cet homme serait mon sage.
Généralement parlant, à Paris, vous trouverez de la franchise et de l'amitié dans le bourgeois; mais il ne faut pas le tâter sur la bourse: une froideur subite et l'éloignement succéderont aux marques d'affection que vous en aurez reçu: le bourgeois alors, se fait, de vous fuir, un principe de sagesse et d'habileté; il se croirait votre dupe, s'il vous avait obligé.
Je connais un homme qui avait été longtemps en commerce d'amitié avec un bourgeois. Il eut, un jour, un besoin pressant de quelque somme d'argent: il écrivit au bourgeois et le pria de la lui prêter. Je me trouvais chez lui, quand il reçut la lettre: il lui répondit qu'il lui était impossible de lui faire ce plaisir: lorsque le laquais fut parti: Monsieur... me demande de l'argent à emprunter, me dit-il: malpeste, qu'il est fin avec ses amitiés! Mais j'en sais autant que lui. Monsieur, répondis-je, il n'y a pas grande finesse à avoir besoin d'argent et à en demander à ses amis: Bon! ses amis, reprit-il, il en a cinquante comme moi; mais il n'aura garde de leur proposer la chose; il sait bien qu'il n'y aurait rien à faire, et il m'a cru plus sot qu'un autre; peut-être plus généreux, répondis-je: il n'y a plus que les bêtes qui le sont, me dit-il.
Parlons un peu des dames bourgeoises; car vous avez, sans doute, plus envie de connaître les personnes de votre sexe que celles du nôtre.
Comme je n'ai d'ordre que le hasard dans cette relation, je ne ferai point difficulté de vous dire ici ce que j'aurais pu vous dire ailleurs.
C'est qu'il y a différentes bourgeoises: le commerce, par exemple, est un métier qui fait une espèce de bourgeoisie: la pratique fait une autre espèce, et dans ces deux espèces-là il y a encore une différence du plus au moins.
Je suis tenté de vous dire que, pour l'ordinaire, les bourgeoises marchandes sont de grosses personnes bien nourries: vous en trouvez de fort brusques, qui vous querellent presque au premier signe de difficulté que vous faites: vous en trouvez d'affables; mais d'une affabilité vive et bruyante. Rien n'est épargné pour vous faire plaisir, on devine ce qui vous plaît, faites un geste de tête, toute la boutique est en mouvement: cet empressement d'actions est entremêlé, comme je vous l'ai dit, d'un torrent de douceurs et d'honnêtetés.
Un jour, un provincial, nouvellement débarqué dans Paris, entra dans la boutique d'une de ces marchandes pour acheter quelque chose de considérable. D'abord, salut gracieux, étalage empressé; la marchandise ne lui plaisait pas, il mâchait un refus de la prendre et n'osait le prononcer: la reconnaissance, pour tant d'honnêtetés, l'arrêtait: plus il hésitait, plus la marchande chargeait son homme de nouveaux motifs de reconnaissance. De dépit de lui voir prendre tant de peine, et de n'avoir pas la force d'être ingrat, il se lève et tire sa bourse; tenez, madame, lui dit-il, votre marchandise ne me convient pas, et je n'ai nulle envie de la prendre; vous m'avez accablé d'honnêtetés et j'en enrage; je n'ai pas le front de sortir sans acheter; voilà ma bourse, je vous laisse la liberté de me vendre ou de me renvoyer; le dernier m'obligera davantage. Ce discours ne démonta pas la marchande: il crut, le pauvre homme, avoir trouvé le secret de se tirer d'affaire avec honneur: ce que vous me dites est trop obligeant, lui dit-elle, je n'ai pas le coeur moins bon que vous, monsieur, et je ne puis répondre mieux à la bonté du vôtre, qu'en vous vendant ma marchandise: j'en sais la valeur et vous seriez assurément trompé ailleurs; je veux vous faire du bien malgré que vous en ayez. Là-dessus, elle ouvrit la bourse, en prit ce qu'il lui fallait, fit couper la marchandise et la livra à notre provincial, de qui cette action avait dissipé la honte; mais il n'était plus temps d'être courageux.
Vous me direz là-dessus que toute marchande n'aurait point été capable de profiter de la bêtise de l'autre avec autant d'esprit; mais vous serez bien surprise, quand je vous dirai qu'elle en avait fort peu, quoiqu'il y eût bien de la finesse dans sa réplique.
Il y a à Paris un certain esprit de pratique parmi les marchands: rien n'est plus adroit, plus souple, plus spirituel que leur façon d'offrir à qui vient acheter. Vous croyez que cette souplesse veut réellement de l'esprit, et qu'elle est mieux ou moins bien pratiquée par ceux ou celles qui ont plus ou moins d'esprit: point du tout, cette souplesse, cet art de captiver la bienveillance, d'embarrasser la reconnaissance, n'est qu'un métier qui s'apprend, comme celui de tailleur ou de cordonnier: les plus spirituels n'y sont pas les plus parfaits: dans cet art, un garçon de boutique épais et pesant d'intellect y sera le plus habile.
Il me vient une pensée assez plaisante sur le babil obligeant des marchands dont j'ai parlé: je les compare aux chirurgiens qui, avant que de vous percer la veine, passent longtemps la main sur votre bras pour l'endormir: les marchandes, pour tirer l'argent de votre bourse, endorment aussi votre intérêt à force d'empressements et de discours; et quand le bras est en état, je veux dire, quand elles ont tourné votre esprit à leur profit, le coup de lancette vient ensuite, elles disposent de votre volonté, elles coupent, elles tranchent, elles vous arrachent votre argent, et vous ne vous sentez blessé que quand la saignée est faite.
La boutique de ces marchandes est un vrai coupe-gorge pour les bonnes gens qui n'ont pas la force de dire non. Etes-vous belle et jeune? Elles vous cajolent sur vos appas en déployant leurs marchandises: ces compliments ne sont pas étrangers à la vente; on dirait qu'ils font partie de la marchandise même. Vous êtes cajolée, vous écoutez, vous leur en savez gré, vous vous prévenez pour elles, tout cela sans que vous vous en aperceviez. Etes-vous vieux ou vieille? Elles ont des recettes de surprises pour tout âge. Etes-vous jeune homme? Elles font en sorte qu'un peu de galanterie vous amuse; pendant lequel temps la bourse se délie et l'argent est jeté sur la table, tout en badinant. Vous me demanderez peut-être, madame, si la bonne foi règne dans la boutique des marchands.
Si vous entendez par cette bonne foi une certaine exactitude de conscience sans détour, en un mot cette bonne foi prescrite à la rigueur par la loi, je vous répondrai franchement que je n'en sais rien: en revanche, je vous dirai qu'il peut s'y trouver une bonne foi mitigée, qui, dégagée de la sévérité du précepte, s'accommode à l'avidité que les marchands ont de gagner sans violer absolument la religion. Le marchand partage le différend en deux: la religion veut une régularité absolue, l'avidité veut un gain hors de tout scrupule. On est chrétien, mais on est marchand: ce sont deux contraires, c'est le froid et le chaud, il faut vivre et se sauver. Que fait-on? on cherche un tempérament: comme chrétien, je m'abstiendra d'un gain exorbitant; comme marchand, je le ferai raisonnable: le malheur est que ce n'est presque jamais le chrétien, mais bien le marchand qui fixe ce raisonnable.
Ce discours sur le commerce commence à m'ennuyer: changeons de sujet sans changer d'objet. Tous les plaisirs, tous les délices de la vie sont, à Paris, tellement à portée de celui qui les peut prendre, qu'il faut être d'un tempérament bien insensible, pour ne point abuser de la possibilité de les goûter. Les riches marchands ici ne s'en refusent guère. Il est surtout un agrément fort goûté du bourgeois opulent, c'est, ne vous déplaise, madame, l'agrément d'aimer une personne, qui n'est point leur femme, mais qui les traite avec autant de bonté que leur épouse même.
A propos de ces femmes si bonnes, puisque j'en suis à elles: détaillons un peu les différents degrés de bonté que comprend le métier de femme obligeante.
Paris, madame, est aujourd'hui rempli de femmes excessivement bonnes, dont la charité ne fait acception de personne: cette sorte de femmes possède le degré de bonté le plus éminent. Il y en a d'autres d'une charité un peu inférieure, et que j'appellerai, pour quitter le langage figuré, des coquettes parfaites.
Ce sont de ces femmes qui n'affichent point, pour ainsi dire, l'excès de leur coquetterie, qui ne la promènent pas dans les rues; mais qui, sans beaucoup de façon, la montrent tout entière à ceux qui le hasard la fait deviner.
Il y en a d'une autre espèce encore, qui sont celles à qui les bourgeois donnent volontiers le superflu de leur bien. Dans le métier de coquetterie, elles sont sans doute les plus honorables, et le défaut qui se trouve dans leur conduite est à présent, parmi la plupart des femmes, un si petit objet, que depuis le peuple jusqu'aux femmes de qualité, tout s'en mêle et personne n'en rougit.
Je me trouvais un jour en compagnie, j'y vis une des plus belles personnes de la ville; je m'approchai d'elle dans le dessein de la féliciter de ses appas; elle me reçut honnêtement, mais elle avait de grandes distractions. J'aperçus dans un coin un homme de cinquante ans, et en rabat; il fronçait le sourcil, et jetait de notre côté de noirs regards, qui signifiaient méchante humeur.
Un de mes amis plus au fait que moi des moeurs et de la conduite de ceux qui composaient la compagnie vint me tirer par la manche, m'arracha d'auprès de ma belle, sous prétexte de me dire quelque chose: Vous ne savez pas, me dit-il, que vous causez de l'inquiétude à deux personnes, à la demoiselle à qui vous parliez, et à celui que vous voyez dans le coin, ajouta-t-il, en me montrant mon homme à rabat. Est-ce son mari, répondis-je? Non. C'est apparemment son père? repris-je. Ce n'est ni l'un ni l'autre, me dit-il, mais c'est un ami, c'est un brutal dont elle a besoin. Mademoiselle de... n'a pas de bien, et elle est obligée d'avoir des ménagements pour cet homme-là qui lui fait plaisir.
J'entends, répondis-je, elle fait avec lui un troc de ce qu'elle a contre ce qui lui manque et qu'il possède; mais comment n'a-t-elle pas honte de se montrer en si bonne compagnie, puisque l'on sait le secret de son petit ménage? Vous vous moquez, me dit-il, si une petite bagatelle déshonorait, il n'y aurait pas une femme ici qu'on ne dût fuir. On vit à présent plus aisément dans le monde; la rareté de l'argent a fait congédier bien des scrupules, les bonnes moeurs ne sont plus si farouches; se conserver un amant utile est prudence. Une femme regarde même comme un bienfait l'amour qu'un homme riche veut bien prendre pour elle; mais enfin, répondis-je, l'honneur? Bon, l'honneur! me dit-il en m'interrompant: le public ne se scandalise plus de ces bagatelles-là et ôtez le scandale, il n'y aura plus de cruelles.
Je ne sais plus où j'en suis, je parlais des bourgeoises ou de marchandes.
Disons encore un mot sur ces dernières.
Le comptoir est une place d'une dangereuse conséquence pour un mari, quand sa femme est belle et qu'elle l'occupe; les regards des curieux qui la contemplent donnent aux siens une hardiesse, qui, des yeux, passe dans le discours, et du discours dans les actions.
Une femme qui s'accoutume à regarder ceux qui la regardent répond aisément à ceux qui lui parlent.
Les marchandes à Paris peuvent, au comptoir, avoir impunément auprès d'elles un soupirant, mais je doute qu'elles l'aient impunément pour leur innocence.
S'il était possible que la coquetterie se perdît parmi les femmes, on la retrouverait chez les filles des marchands; je ne crois pas qu'on soit obligé de l'y aller chercher; les bourgeoises de toute espèce en ont bonne provision.
La passion la plus dominante chez les bourgeoises, c'est la vanité: elle est la tige de tous les autres menus défauts qu'elles contractent. Sans la vanité, elles n'aimeraient pas la bonne chère; sans la vanité, elles ne seraient point avides de plaisirs.
La vue d'une bourgeoise magnifique, quoique galante, va triompher de la vertu de cinquante de ses semblables qui la verront, et qui n'auront pas autant de parure qu'elle: la preuve la plus certaine qu'elles voudraient être à sa place, c'est le mépris qu'elles témoigneront pour elle.
Parmi les bourgeoises, la médisance n'est qu'une expression de l'envie qu'elles auraient de la mériter.
Ce qui gâte l'esprit des bourgeoises, c'est le faste continuel qui s'offre à leurs yeux: chaque équipage que rencontre en chemin une femme à pied porte en son cerveau une impression de douleur et de plaisir; de douleur, en se voyant à pied; de plaisir, en se figurant celui qu'elle aurait si elle possédait une pareille voiture. Le moyen que le cerveau d'une femme tienne à cela?
Portrait de Climène
Ode anacréontique
Il faisait nuit quand, seul, de l'aimable Climène
Je voulus peindre un soir l'esprit et les appas.
Vains efforts, pour prix de ma peine,
Je l'admirais toujours et ne la peignais pas.
Apollon vint à moi; ce Dieu, par sa présence,
Fit briller un éclat dans les lieux d'alentour
Plus beau que n'est l'éclat du jour:
Faible mortel, dit-il, connais ton impuissance,
Le portrait de Climène est l'ouvrage des dieux.
Le soin de la tracer est un soin digne d'eux.
A ces mots, Apollon le commençait lui-même,
Quand l'Amour, à l'instant, parut et vint à nous:
Cet air si charmant et si doux,
Qui brille dans ses yeux auprès de ce qu'il aime,
Etait banni par le courroux.
Cessez, dit-il, d'exciter ma colère,
Apollon, et quittez un dessein téméraire:
Le portrait de Climène est l'ouvrage des dieux,
Dites-vous; mais je suis encore au-dessus d'eux;
Et si de ce mortel l'entreprise fut vaine,
Quand vous voulez peindre Climène,
Sachez qu'il est autant de distance entre nous,
Qu'il en est d'un mortel à vous.
Ce discours n'a rien qui m'étonne,
Dit Apollon au dieu des coeurs;
L'Amour est jeune, on lui pardonne
D'un peu de vanité les flatteuses douceurs.
J'aime à voir un débat que Climène a fait naître;
Sans y penser, ici nous faisons son portrait
Et plus noble et plus grand que nous ne l'eussions fait.
Oui, ce débat fera connaître
Combien nous l'estimons tous deux;
Et le spectacle de deux dieux
Jaloux de peindre une mortelle
Est un éloge du modèle
Qui le met presque au-dessus d'eux.
Lettre écrite par M. de Marivaux à l'auteur du Mercure.
Je vous suis obligé, Monsieur, d'avoir trouvé mes réflexions dignes d'avoir place dans un Mercure estimable, par le choix des pièces dont vous le remplissez. Ce livre n'a pas toujours été le rendez-vous des bonnes choses, mais on y peut mettre aujourd'hui ce qu'on a fait de meilleur, sûr de l'y trouver en bonne compagnie; c'est une justice qu'on doit vous rendre.
Ce commencement de ma lettre ne vous présage point de querelle; je vais cependant vous en faire une. Je pensais, au train que vous prenez, qu'on [n']aurait jamais rien à vous reprocher. Voici, disais-je, un Mercure prudent et délicat; il satisfera tout le monde. Conclusion imprudente et trop hâtée. Un moment plus tard, vous ne teniez rien, car j'ouvris un de vos livres, où je me vis couché sous le nom du Théophraste moderne. Répondez, s'il vous plaît, Monsieur; votre devise n'est-elle pas: Qui fert mandata per auras? Je l'explique ainsi, à votre égard: celui qui va porter les nouvelles. Où avez-vous pris celle qui m'appelle le Théophraste moderne? La nouvelle serait curieuse, si elle était véritable; mais le public, tout crédule qu'il est, n'en croira rien sur ma parole. Savez-vous bien, Monsieur, que, quand on aurait à présent autant de génie que les hommes de cet ordre, on n'irait jamais jusqu'à gagner leur nom, ou la valeur de l'idée qu'on a d'eux. C'en est fait: ils ont moissonné, dans l'esprit des hommes, le plus beau de l'estime qu'il peut donner là-dessus, et l'on ne fait plus qu'y glaner. Moi qui n'y prétends rien; moi qui n'y peux rien prétendre; moi dont tous les petits ouvrages sont nés du caprice; moi qui, sans m'embarrasser des lecteurs qu'ils auraient, voulus me satisfaire en les faisant, et n'eus d'autre objet que moi-même, je me trouve chargé du poids d'un nom qui compromet, avec le public, le peu que j'ai de forces.
Je suis, etc.
De Marivaux.
Varions les matières: laissons là les bourgeois et leurs femmes, pour les reprendre en chemin faisant, et parlons un peu des dames de qualité.
C'est là votre ordre, madame; heureux ceux qui, comme vous, savent en rendre la chimère respectable, et qui, par leur affabilité, restituent à l'ignoble comme un équivalent de l'égalité naturelle qui est entre les hommes!
J'ai dit chimère, et ce mot est sans conséquence, c'est le langage des philosophes, et leurs idées ne gâtent personne sur le train établi des choses.
Pouvoir être impunément superbe, parce qu'on est d'une grande naissance; sentir pourtant qu'il n'y a point là matière à orgueil, et se rendre modeste, non pour l'honneur de l'être, mais par sagesse; cela est beau.
Etre né sans noblesse, acquiescer de bonne grâce aux droits qu'on a donnés au noble, sans envier son état, ni rougir du sien propre; cela est plus beau que d'être noble, c'est une raison au-dessus de la noblesse.
Ces deux caractères d'esprit que je viens de peindre sont peut-être sans exemple; mais en revanche nous avons des fourbes qu'on appelle sages ou philosophes: ils n'ont point les vertus que je viens de dire; mais ils ont de l'esprit, et beaucoup d'orgueil; ils font, avec ces deux pièces, la même figure que s'ils étaient en effet ce qu'ils feignent d'être. Ils trompent les sots; et les clairvoyants sont en si petit nombre qu'ils ne valent pas une exception.
Vous seriez surprise de voir ici, madame, de quel air certains hommes du plus haut rang abordent leurs inférieurs; j'ai souvent regardé leur façon de près.
Celui-ci vous caresse, vous tend la main, vous sourit, familiarise, pourvu qu'il ait des témoins; car c'est un rôle de simplicité trop brillant pour le perdre dans l'obscurité. Notre homme n'est point simple, c'est un acteur qui veut être applaudi. Il lui faut du spectacle: tous les instants ne sont pas favorables; il en vient un. L'acteur vous trouve: vous devenez l'instrument et la victime de sa gloire: vous restez caressé, marqué de honte, confirmé petit, insulté par l'estime que s'acquiert le perfide qui vous sacrifie, qui a joué le public et qui s'est joué lui-même; car il jouit de l'applaudissement, sans se douter que c'est un bien mal acquis.
Sur cela je fais une réflexion. De tous les hommes les plus sots, peut-être les plus misérables, ce sont les hommes orgueilleux; mais l'homme qui pousse l'orgueil jusqu'à vouloir contrefaire le modeste, pour mériter l'estime qu'on donne à la modestie, cet homme-là est un petit monstre.
Un jour je me trouvai dans un endroit où vint un de ces hauts seigneurs dont nous avons parlé; il se fit un écart dans la compagnie; on lui prodigua les honnêtes déférences. Messieurs, dit-il, avec un geste de main qui mélangeait artistement la hauteur et la simplicité, ou qui, pour mieux dire, était équivoque de l'une et de l'autre, aussi flatteur pour lui qu'il le croyait flatteur pour nous; messieurs, point de cérémonie, je vis sans façon, et partout où je vais, c'est m'obliger que de n'en point faire.
Cela, bien interprété, signifiait: on doit des respects à mon rang, je le sais; je suis charmé que vous ne l'ignoriez pas, mais je vous en fais grâce; vous vous êtes mis en état et cela me suffit.
A votre avis, madame, ai-je mal fondu ce compliment? n'est-ce pas là le sens qu'il peut rendre? Et l'inférieur n'est-il pas bien flatté d'une familiarité dont on ne l'honore qu'en se montrant satisfait des sentiments qu'il a de sa petitesse?
Avec cela cependant, et d'autres vertus de la même force, l'homme de haute qualité gagne le titre de philosophe. Celui dont je vous parle nous fit un récit qui tendait à nous prouver sa modestie; mais qui charriait en même temps une historiette de ses avantages. Ce récit est de trois lignes, le voici.
Les provinciaux sont fatigants, nous dit-il; je ne pus l'autre jour me dispenser d'aller à une petite ville dont je suis seigneur; j'appris que les habitants viendraient en corps me complimenter à mon arrivée. Le gentilhomme de France le plus ennemi de ces fadaises-là, c'est moi: la vanité de mes confrères là-dessus m'est insupportable. Pour me sauver, je dis à mes gens d'arrêter à deux lieues de la ville, dans le dessein de n'y entrer qu'à dix heures du soir, et d'envoyer dire que je n'arriverais que le lendemain sur le soir. Mais je m'assoupis pour mes péchés, dans le lieu où je m'étais arrêté, mes gens n'osèrent me réveiller, j'y passai la nuit et, par là, le lendemain je fus contraint d'essuyer une kyrielle de respects ridicules: quelle corvée! Je baissai mes glaces, et fis le malade.
Tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde que l'homme du haut rang; le petit noble ne peut guère se donner ces airs mitigés de hauteur et de modestie; la distance d'un bourgeois à lui n'est pas assez grande pour qu'ils soient à leur place. Dénué de ces équipages magnifiques, de cet appareil de domestiques qui subjugue la vanité des inférieurs à la faveur d'un sentiment de vanité même, il n'a pour toute ressource d'orgueil que le maigre titre de noble; et sa philosophie, quand il se mêle d'en avoir, n'est guère au large avec cela.
S'il contrefait le modeste, ce ne peut être qu'avec le bourgeois, et sa modestie avec lui ne ferait pas fortune: le bourgeois, à la vérité, l'en croira sur sa mine; mais il ne l'en louera pas; il le trouvera seulement dans l'ordre, et si le bourgeois est plus riche, il croira pouvoir, en conscience, faire deux nombres égaux en valeur de sa roture et de ses richesses avec la naissance et la médiocrité des biens du noble, tant pour tant, et le compte fait, sa fierté se tient en garde.
Il y a de l'erreur, dit intérieurement le noble, qui se doute bien du calcul; mais comment faire pour le prouver au bourgeois? Le voici, madame.
Parmi les hommes, le préjugé de la noblesse est violent; le riche bourgeois a beau s'étourdir là-dessus, il n'y a que façon de le prendre pour le rendre au joug.
Le gentilhomme, pour cela, emploie une familiarité franche, raille la noblesse, vante le bon citoyen, lui fait honneur de sa roture, et le confirme dans le mépris qu'il a pour les avantages de la naissance. C'est là le hameçon qui rattrape le bourgeois qui avait rompu ses filets.
Comme il s'était attendu à quelque résistance de la part du noble, quand il avait arrêté son compte, il est charmé de sa docilité; il en a de la reconnaissance, il estime, il admire enfin celui qui a bien voulu ne pas sentir qu'il était gentilhomme: voilà le grand oeuvre du petit noble philosophe, dont l'amour-propre, longtemps contraint, trouve enfin la récompense de la contrainte qu'il a soufferte.
Il me semble, madame, que vous me demandez comment il en use avec l'homme de qualité; c'est une autre allure; jeune, il brigue sa compagnie, son amitié, sa confidence; quelquefois, par un autre tour d'imagination, il travaille d'esprit, de geste et de dépense, pour arriver à prendre un ton d'égal à égal, il s'enfle, fait comme la grenouille, qui veut être aussi grosse que le boeuf.
Si son bien et sa situation lui interdisent le commerce des gens de qualité, que par hasard il ait à leur parler, il affiche sur son visage qu'il est gentilhomme, et paraît à peu près dans le goût de ces aventuriers de roman, casque en tête et lance au poing, et qui se vantent par la posture.
Tous ces caractères se peuvent trouver en province, à l'air près de société moins aisé. Parlons de choses plus nouvelles pour vous, madame: par exemple, disons un mot des femmes de qualité, cela vous réjouira.
Otez à la campagnarde de qualité son masque qu'elle porte, quand, montée sur sa haquenée, elle traverse d'un château à l'autre; ôtez-lui sa vanité crue sur les antiquités de sa famille, son ton bruyant, son estomac redressé par intervalles de réflexions, l'embarras total de sa contenance, et sa marche à mouvement uniforme; car tout cela compose l'économie de sa figure; ôtez-lui son fils le marquis et le chevalier, petits enfants qu'elle dresse devant vous à la révérence villageoise, et qui, par fatalité, sont toujours morveux quand ils arrivent, afin d'être mouchés du mouchoir de la mère; passez-moi le portrait; ôtez-lui, dis-je, toutes ces choses, il ne vous reste plus rien de curieux chez elle, si ce n'est la langueur ou le ton emphatique des compliments qu'elle fait, quand elle est en ville.
Tout cela vu et entendu, le sujet est épuisé; les femmes de qualité dans ce pays sont un spectacle bien plus varié: les définirai-je en général? Le projet est hardi; n'importe.
La femme de qualité a tous les défauts de la bourgeoise; mais, pour ainsi dire, tirés au clair par l'éducation et l'usage. Elle possède un goût de hardiesse si heureux qu'elle jouit du bénéfice de l'effronterie, sans être effrontée. Peut-être ne doit-elle cet avantage qu'à la nature de l'esprit des hommes, faciles à donner des droits plus amples à qui les étonne par de plus fortes impressions.
L'air de mépris le mieux entendu de la femme de qualité pour la bourgeoise, ce sont ses caresses et ses honnêtetés; et là-dessus: rien n'est plus poli que la femme de qualité, dit la bourgeoise; l'innocente qui ne voit pas le stratagème, et qui ne sent pas que, par cette politesse, la voilà marquée au coin de subordination!
Dans la femme de qualité, l'habillement, la marche, le geste et le ton, tout est formé par les grâces; mais ces grâces-là, la nature ne les a point faites; ce ne sont pas de ces grâces qui font partie nécessaire de la figure, que l'on a sans y penser, qui nous suivent partout, qui sont en nous, qui sont nous-mêmes: ce sont des grâces de hasard, d'après coup, que la vanité des parents a commencées, que l'exemple et le commerce aisé des autres femmes ont avancées, et qu'une étude de vanité personnelle a finies.
Grâces ridicules aux gens raisonnables, attirantes pour les jeunes gens, imposantes pour le peuple, inimitables aux bourgeoises, quoique toujours copiées par elles; voisines du mal dont elles aplanissent les voies, et peut-être le chef-d'oeuvre de l'orgueil.
Et voilà, madame, ce que l'on appelle air du monde.
On ne peut aisément exprimer ce que c'est que le commerce mutuel des femmes de qualité. Sans aller même jusqu'au crime, tout est je pour elles; jusqu'à leur réputation; et cette réputation est un jeu pour ceux dont elles dépendent.
Parmi elles, attrape qui peut, tout passe, un bon mot tire tout le monde d'affaire; elles sont les confidentes les unes des autres, se prêtent réciproquement secours dans l'occasion, se promettent le secret, que réciproquement elles violent aussi; la médisance court, on la croise par une autre, et pendant que la demande et la repartie amusent le public, elles restent, en bonnes amies, spectatrices des effets plaisants de leur perfidie.
Il y a l'espèce des femmes tendres; ce sont celles dont le coeur embrasse la profession du bel amour; leur esprit fourmille d'idées délicates; elles aiment en un mot plus par métier que par passion. Un amant infidèle met leur talent au jour; sans lui on ne saurait pas qu'elles ont mille grâces attendrissantes dans une affliction de tendresse.
Il y a l'espèce des femmes coquettes: celles-là font l'amour indistinctement; ce sont des femmes à promenades, à rendez-vous imprudents; ce sont des furieuses d'éclat; elles ne languissent point, elles aiment hardiment, se plaignent de même; c'est pour elles faveur du hasard, quand on trouve un de leurs billets d'intrigue; tout cela va au profit de leur gloire. Il y a les femmes prudes; ce sont celles qui s'entêtent, non de l'amour de l'ordre, mais de l'estime qu'on fait de ceux qui sont dans l'ordre. Elles sont ordinairement âgées; cabale d'autant plus dangereuse qu'elle est, du côté des plaisirs, dans une oisiveté dont elles enragent. Je vous les peindrai une autre fois, madame, en achevant l'article des femmes de qualité qui ne fait que commencer, et où je n'ai rien dit encore des exceptions avantageuses.
Suite des caractères de M. de M***.
Dans mes dernières réflexions, madame, je vous en promis de nouvelles sur les femmes de qualité. J'en vis l'autre jour deux ou trois qui m'en fournirent quelques-unes; elles étaient ce qu'on appelle en négligé.
J'ai toujours regardé cet habit comme un honnête équivalent de la nudité même. Vous verrez dans un moment pourquoi je l'appelle équivalent: les femmes ont un sentiment de coquetterie, qui ne désempare jamais leur âme; il est violent dans les occasions d'éclat, quelquefois tranquille dans les indifférentes, mais toujours présent, toujours sur le qui-vive: c'est en un mot le mouvement perpétuel de leur âme, c'est le feu sacré qui ne s'éteint jamais; de sorte qu'une femme veut toujours plaire, sans le vouloir par une réflexion expresse. La nature a mis ce sentiment chez elle à l'abri de la distraction et de l'oubli. Une femme qui n'est plus coquette, c'est une femme qui a cessé d'être.
Mais revenons à ma thèse. J'ai nommé le négligé l'équivalent de la nudité même. Pourquoi, madame? Le voici.
Je vous ai dit que les femmes étaient coquettes sans relâche. Or elles ne le sont jamais plus que quand elles veulent insinuer qu'elles ne le sont pas.
Le négligé, par exemple, est une abjuration simulée de coquetterie; mais en même temps le chef-d'oeuvre de l'envie de plaire.
L'habit magnifique donne de l'éclat à l'aimable femme; elle en devient plus curieuse à voir, mais non pas si touchante; elle en est plus belle, et moins dangereuse; et cet éclat étranger, qui saute aux yeux, étouffe l'impression des grâces naturelles, et divertit le spectateur de l'attention risquable qu'il donnerait au reste.
Cette façon de se montrer est plus superbe que délicate: user d'ornements pour plaire, c'est s'appuyer de seconds, c'est combattre avec ruse; et comme cela, la victoire n'est pas nette. Ai-je plu comme femme ornée, ou comme femme aimable? Voilà la sourde question qu'en pareil cas se fait une dame; argument dicté par l'amour-propre qui se connaît en vrais avantages, et qui se juge à la rigueur quand il prévoit n'y rien risquer.
Pour vider la question, on a recours au négligé; c'est par lui qu'on fait une épreuve de ses charmes, qui finit les chicanes de l'amour-propre; c'est par lui qu'on expose la vérité toute nue, et qu'on semble dire: me voilà telle que la nature m'a fait; voilà du moins une copie modeste de l'original. Mais à vous dire vrai, ce modeste est si superficiel, qu'il n'est presque de nulle fatigue pour l'imagination des hommes. Mais, me direz-vous, les femmes savent-elles ce libertinage d'imagination? Je ne vous dirai pas si elles le savent; mais, pour le peu qu'elles s'en doutent, le négligé durera longtemps.
Concluez sur tout ce que nous venons de dire, madame, que cet habit a la simplicité, la propreté, le peu d'affectation des habits vraiment modestes; mais qu'il n'en a pas la pudeur, qu'il porte, pour ainsi dire, le caractère de la peu chaste vanité qui l'inventa sans doute: quand je dis peu chaste, je n'entends pas des desseins formellement mauvais; mais de vifs sentiments de complaisance pour ses charmes; sentiments de qui vient l'art de se vêtir sans y rien perdre, et de mettre, sans blâme, ses appas dans leur plus dangereuse posture.
Revenons aux dames que je vis. Une d'elles se retira, je m'en allais aussi: un cavalier s'avança pour lui parler. Je m'attendis sur-le-champ à quelque phrase de manège, et je ne me trompai point. Laissez-moi, lui dit-elle, je me sauve, je suis faite comme une folle. Savez-vous, madame, ce qu'une femme de qualité pense confusément toutes les fois qu'elle prononce ce peu de mots? Regardez-moi, je ne suis point parée comme les femmes doivent l'être; mon bon air et les grâces de ma taille ne sont point équivoques; tout naît de moi, c'est moi qui donne la forme à mon habit, et non mon habit qui me la donne; je sais combien je suis aimable et touchante en cet état; mais je dois paraître ne le pas savoir; c'est une grâce de plus, que d'en avoir tant et de les ignorer. On les voit, on les sent, on croit qu'elles m'échappent, croyez-le de même, je me sauve, je suis faite comme une folle.
Voilà, madame, ce que signifie le langage hypocrite dont nous parlons; et le plaisant de cela, c'est que les hommes n'en expliquent que le sens favorable; et que leur jugement étourdi fait grâce du reste à la comédienne, et glisse sur le ridicule qu'il contient. Il y a là-dessus bien des réflexions à faire, convenables au feu de mon âge, mais d'un vrai trop voisin de la licence: quelque agréable que soit ce champ d'idées qu'elles ouvriraient à mon esprit, je vous les sacrifie, madame.
Que vous dirai-je encore? Les femmes de qualité élevées dans les usages de la cour, qui savent leurs droits et l'étendue de leur liberté, ne rougissent pas d'avoir un amant avoué; ce serait rougir à la bourgeoise. De quoi rougissent-elles donc? C'est de ne pas avoir d'amant, ou de le perdre. J'aurais pu dire des amants; ce pluriel, ailleurs déshonorant, fait ici cortège glorieux. Chaque pays a sa guise: on sait à la cour le prix de la vie, et l'on n'y admet nulle maxime qui ne tende à la faire sentir.
Nous avons dit qu'elles y rougissaient de n'avoir point d'amant: cela n'est pas difficile à comprendre, en les supposant coquettes. Une femme qui vit sans être aimée vit dans l'opprobre et dans la dernière des réputations; la plus galante des femmes de cour a le pas sur elle dans l'esprit des hommes. Je ne sais même, à bien examiner l'esprit de cour, si cette plus galante n'est pas dans mille moments la plus estimée. Ces moments sont ceux où les courtisans ne font point de réflexions raisonnables: il serait hardi de parier qu'ils en fissent quelquefois.
Il faut donc des amants, il faut même se les conserver. Ah! c'en est trop, me répondrez-vous: ceci devient sérieux; j'en conviens, madame, et très sérieux; surtout avec des amants de cour, qui veulent bien essuyer des délais de bienséance, qui s'attendent bien à combattre des imitations de vertu, mais non pas la vertu même; et qui savent à un jour près assigner la durée raisonnable de ces imitations; qui soupirent enfin, non pour tâcher de vaincre, car tâcher suppose des efforts pour un succès douteux; mais parce que les soupirs sont un cérémonial qui doit précéder la récompense; et qu'il est de l'ordre qu'une femme paraisse récompenser, et non donner d'avance.
Comment donc conserver des amants de cette espèce? Comment? Comme on peut, par des espérances. Ah! Grands dieux! Est-il permis d'en souffrir l'idée dans un homme? Une femme a-t-elle besoin d'un plus grand oubli de vertu pour les remplir que pour les donner? C'est contester sur le temps et non sur le crime.
Oh! Madame, attendez, ces espérances qui vous choquent ne sont pas si criminelles que vous le pensez. Si nous parlions d'une femme ordinaire, j'entends femme de ville ou de province, vos conséquences seraient justes. Une éducation roturière, purgée de licence, et qui lui a appris à observer les vertus à la lettre lui défend de souffrir un amant: le souffre-t-elle? elle a fait un premier pas dans la voie du crime; lui permet-elle d'espérer? elle en a fait mille ou bien les fera.
En effet, avant que d'en venir là, que de diminutions journalières dans la sagesse! Que d'inutiles travaux de pudeur! Quelle succession de mouvements libertins n'a-t-il pas fallu pour aguerrir son âme, pour la familiariser avec l'idée du crime? Elle donne des espérances, le crime est résolu; elle l'envisage, elle s'y promet. Que ne s'y livre-t-elle? Ce n'est pas la pudeur qui l'en empêche, c'est le souvenir d'en avoir eu qui la retarde.
Voilà, madame, l'histoire du coeur ordinaire, qui donne des espérances. Vous vous imaginez qu'il en est de même du coeur d'une femme de cour; mais il n'y a rien du tout de tout cela. Quoiqu'elle soit mariée, elle peut avoir un soupirant; il fait comme partie de son équipage. Quant aux espérances qu'elle lui donne, c'est un discours en l'air, un proverbe, un vaudeville de cour: en fait de galanterie, elle ne sait pas ce qu'elle donne alors.
Mais, l'amant, qui en attend l'échéance, comme d'un bon billet, presse, s'impatiente, fait ses diligences, menace d'infidélité; et si quelqu'un alors se présente pour tenir sa place, en cas de désertion, je crois franchement qu'une femme est en péril manifeste.
L'on voit encore une autre sorte de femme de cour. Il est, par exemple, des coquettes honoraires; ce sont celles qui font leurs preuves d'agréments et de charmes, en laissant seulement aborder les amants; et qui, résolues d'être sages, prennent de publiques attestations de la facilité qu'elles auraient à se mettre au rang des aimables folles.
Ce n'est pas là vertu parfaite; mais que voulez-vous, madame, la corruption est tellement sympathique avec le coeur humain, qu'on ne peut l'en purger si bien, qu'il n'y reste souvent ou la honte de n'oser paraître sage, ou du penchant à ne pas l'être. Là-dessus, ne pourrait-on pas dire que le vice est comme l'amant chéri de l'âme? Elle le regrette en y renonçant, et ne le hait jamais.
Il y a des femmes de qualité plus courageuses encore que ces dernières, et qui ne souffrent point d'adorateurs: on voudrait bien qu'elles fussent coquettes; elles savent qu'on le voudrait bien, et le savent avec plaisir; voilà leur coquetterie: il leur est doux d'être comptées comme des beautés inaccessibles; il leur est doux, toutes séquestrées qu'elles sont de la foule, d'inquiéter les sens des spectateurs.
Je vous parlerais ici, madame, des femmes de qualité dévotes; mais c'est une espèce trop marquée: il vous suffit de savoir, en général, que la dévotion dont il s'agit les éloigne du monde, sans, le plus souvent, les approcher de Dieu.
Quand je vois ces saintes âmes, je ne puis m'empêcher de les comparer à ces soldats que leurs blessures envoient aux Invalides. Les blessures de nos femmes, c'est l'âge et le déchet de leurs charmes: adieu le monde, belle vocation! Les habits, le maintien, le discours, les démarches, tout est pieux, le coeur même prend du goût pour la façon des actions pieuses; il aime son métier; le formulaire ambulant ou contemplatif lui en plaît; on gémira sans douleur aux pieds des autels, on versera des pleurs, dont la source sera, non l'amour de Dieu, mais la vive et jalouse imitation de cet amour, je veux dire que l'âme entrera dans son sujet, ainsi qu'un acteur tragique entre dans la passion qu'il représente.
Mais, sans m'en apercevoir, je traite une matière que je m'étais d'abord interdite. Peu s'en est fallu, que je ne parlasse de ceux à qui ces dames confient leur conscience, gens au profit de qui tourne la piété de nos dévotes, pendant que Dieu n'en a que les honneurs.
Je ne sais; mais l'inquiétude, ce scrupule toujours renaissant, et ces visites fréquentes chez l'homme de Dieu, sont une image bien ressemblante des mouvements d'un coeur tendre; ce pourrait être de l'amour qui n'a fait que changer de nom; peut-être que l'âme s'y méprend elle-même, et qu'elle n'est jamais plus profane que quand elle paraît scrupuleuse.
Suite des caractères de M. de M***.
Vous voulez que je vous parle des beaux esprits de Paris, madame; la matière est fine; et bien m'en prend d'avoir un zèle d'obéissance, qui m'étourdit sur les difficultés du sujet. J'oserai donc obéir; mais observez, s'il vous plaît, madame, qu'ici tout mon devoir est d'oser, et point de réussir; à moins qu'il ne soit vrai, comme on dit, que l'amour donne de l'esprit: nous saurons bientôt ce qu'il en faut croire; car je vais éprouver le proverbe, comme partie capable s'il en fut jamais.
Paris fourmille de beaux esprits: il n'y en eut jamais tant; mais il en est d'eux, à peu près comme d'une armée; il y a peu d'officiers généraux, beaucoup d'officiers subalternes, un nombre infini de soldats.
J'appelle officiers généraux les auteurs qu'en fait d'ouvrages de goût le public avoue pour excellents.
Après eux, viennent les grands médiocres dans le même genre de travail, passez-moi ce nom plaisant que je leur donne, ou bien mettons-les à la tête des officiers subalternes; appelons-les les premiers de ceux-là.
Imaginez-vous, madame, un espace entre l'excellent et le médiocre; c'est celui qu'ils occupent. Leurs idées sont intermédiaires; ce n'est pas que ce milieu qu'ils tiennent soit senti de tout le monde; il n'appartient qu'au lecteur excellent lui-même de les y voir; et leur caractère d'esprit, généralement parlant, leur fait tour à tour trop de tort et trop d'honneur: trop de tort parce que bien des gens, machinalement connaisseurs du beau, ne se sentant pas assez frappés du ton de leurs idées, les confondent avec les médiocres: trop d'honneur, parce que bien des gens aussi, n'ayant qu'un goût peu sûr, peu décisif, les jugent excellents sur la foi du peu de plaisir qu'ils prennent à la lecture de leurs ouvrages.
Après eux sont les médiocres, comme les officiers subalternes; gens dont le talent est de fixer avec ordre sur du papier un certain genre d'idées raisonnables, mais communes, qui suffisent pour le commerce et la conduite des honnêtes gens entre eux, et par là si familières, qu'elles ne méritent pas d'être expressément offertes à la curiosité du lecteur un peu délicat.
Disons un mot, en passant, des esprits du plus bas rang: ce sont des auteurs au-dessous du médiocre; gens si misérables, que c'est fortune à eux que de fixer même une idée commune dans son degré de force et de justesse.
Un si petit talent d'esprit ne vaut pas la peine d'une plus grande analyse; qu'il vous suffise de savoir, madame, que ces messieurs n'ont point de nom: qu'on ne connaît chacun d'eux ni par la chute ni par le succès particulier de leurs ouvrages; fût-ce par la chute: ce serait toujours être connu par quelque chose. Un médiocre compose-t-il? S'il tombe, du moins dit-on, un tel est tombé, comme on dit: un tel officier a été tué; mais à l'égard de ces derniers, on sait, en gros, que mille de leurs productions paraissent et ne valent rien; c'est comme un bataillon qui se présente, et que le mousquet fait tomber: qui est-ce qui s'avisera de demander le nom des soldats morts?
Il y a d'autres auteurs encore, que nous mettrons si vous voulez au rang des beaux esprits: ce sont les traducteurs; ils savent les langues savantes, ils ressuscitent l'esprit des anciens qui, disent-ils, vaut cent fois mieux que l'esprit des modernes; du moins faut-il avouer qu'ils le croient de bonne foi, puisque nous ne voyons pas qu'ils s'estiment assez pour penser par eux-mêmes. C'est agir conséquemment à leur principe.
Je vous aurais parlé plutôt d'une autre sorte d'auteurs, si je n'avais jugé qu'ils tiendraient à injure de se voir au rang de ceux qu'on appelle beaux esprits: ce sont les philosophes et les géomètres. J'ai quelquefois pensé au peu de cas que ces messieurs-là semblent faire des productions de sentiment et de goût; aussi bien qu'à la distinction avantageuse que le public fait d'eux.
Le bel esprit, il est vrai, ne s'est pas fait de la géométrie une science particulière; il n'est point géomètre ouvrier, c'est un architecte né, qui, méditant un édifice, le voit s'élever à ses yeux dans toutes ses parties différentes; il en imagine et en voit l'effet total par un raisonnement imperceptible et comme sans progrès, lequel raisonnement pour le géomètre contiendrait la valeur de mille raisonnements qui se succéderaient avec lenteur. Le bel esprit, en un mot, est doué d'une heureuse conformation d'organes, à qui il doit un sentiment fin et exact de toutes les choses qu'il voit ou qu'il imagine; il est entre ses organes et son esprit d'heureux accords qui lui forment une manière de penser, dont l'étendue, l'évidence et la chaleur ne font qu'un corps; je ne dis pas qu'il ait chacune de ces qualités dans toute leur force: un si grand bien est au-dessus de l'homme; mais il en a ce qu'il en faut pour voler à une sphère d'idées, dont non seulement les rapports, mais la simple vue passe le géomètre.
A l'égard des philosophes, la nature et ses principaux effets ne sont-ils pas le noeud gordien pour eux? Nous sommes-nous à nous-mêmes moins énigmes qu'il y a quatre mille ans? qu'a pu penser sur l'homme un philosophe, qu'un bel esprit excellent ne nous puisse dire, et plus ingénieusement, et par des préceptes plus accommodés à nos façons non réfléchies de connaître et de sentir? A entendre fastueusement prononcer le nom de philosophe, qui ne croirait que son esprit est d'un autre genre que celui du bel esprit? L'homme, pour l'ordinaire, est cependant leur sujet commun. En quoi diffèrent-ils donc? C'est que l'un traite ce sujet dans un poème, dans une ode; l'autre le traite dans un corps de raisonnement qu'on appelle système. L'un glisse l'instruction à la faveur du sentiment; c'est un maître caressant qui vous fait des leçons utiles, mais intéressantes; l'autre est un pédagogue qui vous régente durement, et dans un triste silence.
Pourquoi donc pense-t-on plus respectueusement du philosophe que du bel esprit? Ne serait-ce pas que le philosophe, ou bien l'homme au système, nous proposant une connaissance expresse de nous-même, nous fait penser que nous sommes difficiles à comprendre, et par là importants; au lieu que le philosophe qui fait un poème ou une ode semble ne nous exposer à nos propres yeux que pour nous divertir: ce dessein-là ne nous fait pas tant d'honneur.
Pardon, madame, si ceci m'a conduit un peu loin: ce que j'ai dit est une idée que j'avais depuis longtemps dans l'esprit, et qui a trouvé jour. Revenons à nos auteurs. Je sais que vous aimez à raisonner; je vais tâcher de vous servir à votre goût.
L'amour-propre est à peu près à l'esprit ce qu'est la forme à la matière. L'un suppose l'autre. Tout esprit a donc de l'amour-propre, comme toute portion de matière a sa forme: de même aussi que toute portion de matière est pliable à une forme plus ou moins fine et variée, suivant qu'elle est plus ou moins fine et délicate elle-même, de même encore notre amour-propre est-il plus ou moins subtil, suivant que notre esprit a lui-même plus ou moins de finesse.
Ces principes établis, concluons que l'auteur excellent est de tous les auteurs celui dont l'amour-propre est le plus subtil.
Tâchons d'en développer le jeu: tout homme vraiment supérieur a sentiment de sa supériorité. Il a les yeux bons; il voit incontestablement ce qu'il est; or, il se complaît à se voir, il s'estime: voilà le début de son amour-propre; il veut des témoins de ses avantages: en voilà le progrès. Il veut des témoins sans faveur, naïfs, irréprochables, portant témoignage avec un étonnement qui les décèle inférieurs; il veut mettre leur propre orgueil en défaut; il est bon juge des moindres expressions de confusion qui échappent à cet orgueil; il apprécie un geste, le silence même: voilà la finesse de l'amour-propre excellent. Mais observez, madame, que cet amour-propre est à son dernier période, quand, avec l'art de ces appréciations dont j'ai parlé, il joint encore l'art de dérober ses inquiétudes superbes, et de jouir de ses découvertes sans paraître y avoir tâché. Insinuer qu'il est bonnement, innocemment supérieur, escamoter à ceux qu'il surpasse jusqu'à la triste consolation de l'appeler vain; voilà ce nec plus ultra de l'orgueil d'auteur.
Nous poursuivrons le reste une autre fois, madame, il vous divertira.
Suite des caractères de M. de M***.
Nous parlions l'autre jour de l'amour-propre de l'auteur excellent ou supérieur; et je vous dis là-dessus, madame, que cet auteur savait ses avantages; qu'il se disait: je connais ma supériorité, cela est doux, mais il me revient encore un plaisir bien flatteur à prendre; c'est de voir les autres la connaître avec moi.
Ces autres, madame, ce sont des hommes orgueilleux, comme lui, qui composent ou qui ne composent pas. Mais en un mot qui ont de l'esprit, qui sont marqués dans le monde comme gens qui en ont beaucoup, qui s'en croient encore davantage, parce qu'ils supposent que le monde, jaloux, loue modiquement, et que, quand il va pour nous jusqu'à l'estime, c'est signe qu'il devrait aller plus loin. Gens enfin qui font sentinelle sur tout ce qui paraît de beau, qui vont et viennent pour en arrêter les impressions, dans la crainte que ce beau ne leur nuise, et qu'en pensant indirectement à eux, on ne présumât pas qu'ils pussent en faire ou dire autant, et même plus.
Voilà, madame, quels sont ceux de qui l'auteur supérieur veut un hommage.
Cet hommage, je vous ai dit ce que c'était: ce n'est, le plus souvent, qu'un geste, un mot; c'est le silence même, de certaine espèce.
Il faut être bien fin pour expliquer de pareils signes, que la jalousie de ceux mêmes à qui ils échappent rend obscurs: ce sont comme des énigmes dont l'homme supérieur a le talent de trouver le mot; mais il se garde bien de laisser apercevoir qu'il l'a trouvé.
Non pas qu'il paraisse indifférent aux louanges formelles qu'on veut bien lui donner; l'air d'indifférence serait trop grossier, et qui veut trop prouver ne prouve rien.
Ce n'est pas là le parti qu'il prend; cela ne serait digne que d'un maladroit, qui ne saurait pas qu'il est des occasions, où, pour faire mystère de toute sa vanité, il faut en montrer un peu; parce qu'il ne serait pas naturel de n'en point avoir alors, et de ne pas ressembler à tous les autres hommes.
Bien loin donc d'être indifférent aux éloges, il les reçoit d'un air ingénu, et qui semble dire: Tenez, messieurs, je n'y entends point de finesse; franchement votre approbation me flatte; j'ai du plaisir à vous voir estimer ce que j'ai fait; vous récompensez mon travail.
Et voilà, madame, ce qui s'appelle agir en habile homme. Voulez-vous savoir ce qui arrive de cela?
Il a forcé les autres à l'admirer; ils ont rougi de se trouver inférieurs. Imaginez-vous une jolie femme qui n'a pu s'empêcher de convenir avec elle-même que ses appas le cèdent à ceux de sa compagne; quelle mortification!
Eh bien, nos gens ont senti un chagrin de la même nature! Mais de la façon dont s'y prend l'homme supérieur, ils se trouvent soulagés.
Ils ont pu comprendre qu'il n'a pas aperçu l'excès humiliant de leur admiration; c'est autant de diminué sur la honte de l'avoir senti: ils n'en ont eu de témoins qu'eux-mêmes; ce témoin-là n'est point incorruptible, on peut se sauver avec lui; à la fin, il se trouvera qu'il s'est trompé.
D'ailleurs, cet homme supérieur aurait pu surprendre leur secret; il l'ignore, il ne leur a pas fait tout le mal qu'il pouvait leur faire; ils l'en haïssent moins, ils le supportent volontiers; à la fin même ils lui voudraient du bien, parce que l'ignorance où il est de ce qu'il vaut les met plus à leur aise en le louant, et rend la louange sans conséquence, et de pair à pair. Voici un homme, disent-ils, qui n'abusera point de l'estime que nous lui montrerons; il l'a simplement espérée, et cela nous fait honneur: car espérer un bien, c'est l'estimer soi-même; et n'en regardant pas l'acquisition comme infaillible, c'est nous dire: je souhaite de l'obtenir; jugez si je le mérite. Nous voici donc juges et dispensateurs de ce bien qu'il attend; c'est jouer un rôle avantageux, et plus noble que le sien même.
Après ces courtes réflexions, qui, dans l'esprit de nos admirateurs, s'arrangent en un instant, et non par reprises, comme ici, le croiriez-vous, madame, l'affront s'oublie, leur dépit passe, l'art de l'homme supérieur a mis, pour ainsi dire, un appareil à tout; il s'est justifié parce qu'il a su raccommoder les autres avec eux-mêmes, en amusant leur vanité par de petits profits, qui lui font regarder son désavantage passé comme une fausse alarme.
Que conclure de la confiance de nos dupes, qui croient s'être effarouchés mal à propos?
Que l'homme vraiment supérieur est celui qui sait plier les autres à lui souffrir, à lui pardonner sa supériorité: tout homme supérieur qui révolte les autres n'est pas si supérieur que l'on pense; je dis: quand même on lui passe en secret qu'il l'est; il lui manque au moins de voir qu'il intéresse la malice des autres à lui refuser nettement, pour le punir, ce qu'il veut emporter à force ouverte, et ce qu'il pourrait obtenir sans violence.
Car quoique l'auteur supérieur dont je vous ai parlé, madame, ait fait penser aux autres qu'il traite avec lui de pair à pair; cependant le dépit de se sentir inférieurs, les petites illusions dont ils ont eu besoin pour perdre ce sentiment d'infériorité, tant de mouvements, enfin, ont laissé chez eux des traces de ce sentiment même; et l'auteur revient si souvent à la charge, les réveille si souvent, ces traces, qu'elles se fortifient au point que, petit à petit, les illusions n'ont plus de prise.
Voilà ce qui arrive en faveur de l'homme supérieur, quand il sait se ménager.
Ses ouvrages peuvent impunément mortifier l'orgueil des autres, pourvu que, par sa conduite personnelle, il répare l'effet de ses ouvrages: il les gâte, en les appuyant de sa voix; qu'il se réjouisse de ce que les autres les trouvent bons, il doit alors des démonstrations de joie à ceux qui l'environnent, et qu'il irriterait s'il paraissait peu touché de leur approbation: il les a blessé par l'excès de ses talents; qu'il les guérisse en ne s'en prévalant que de leur aveu; ce sera tenir d'eux ses plaisirs. Par là il calmera leur orgueil par cet orgueil même: s'ils ont été fâchés de le sentir au-dessus d'eux, ils seront flattés de penser qu'il ne se croit louable que sur leur parole; il gouvernera leur amour-propre, tandis qu'ils s'imagineront qu'ils gouvernent le sien.
Disons encore un mot de l'homme supérieur: si par hasard il se trouve dans le monde avec de grands médiocres, et qu'on vienne à parler d'ouvrages, quel parti croyez-vous que lui fera prendre sa vanité? De mettre les siens sur le tapis? Non, madame, mais bien ceux des grands médiocres.
Dans le monde, on est fort persuadé que ces messieurs ont de l'esprit; mais comme cet esprit est entre deux feux, ni excellent ni médiocre, la réputation qu'il leur produit est comme indécise; on ne sait pas bien jusqu'à quel degré d'estime il faut les honorer. Parler d'eux alors, leur donner occasion de briller, c'est donner sujet aux autres de les estimer plus hardiment, et de se déterminer du moins sur leur compte le plus favorablement qu'il sera possible; c'est leur procurer une bonne fortune de passage.
Vous me demanderez pourquoi leur prêter ce secours, et se taire sur son chapitre?
Tout doucement, madame, car voici un des plus fins et des plus superbes procédés de l'amour-propre dans notre auteur; voyons ce qu'il pense.
Il s'agit d'ouvrages; si je parle des miens, mes inférieurs parleront des leurs; on me louera, on les louera de même, et me voilà compromis, car ils feront comparaison avec moi. Non, non, faisons garder le respect qui m'est dû: je suis déshonoré si l'on me loue, et l'éloge ici le plus digne de moi, c'est de n'en point recevoir. Qu'ils brillent au contraire, ces inférieurs, et qu'ils brillent par moi-même; le géant a bonne grâce à louer la taille des hommes; c'est montrer à l'oeil sa grandeur et leur petitesse; à leur égard, ils ne remarqueront pas l'affront que leur fera mon suffrage; la remarque est au-dessus d'eux.
Voilà, madame, ce que signifie le secours dont vous vous étonniez, et que notre auteur prête aux grands médiocres.
Une autre fois, madame, nous verrons le reste: je vous parlerai des médiocres, ensuite des traducteurs, ou des amateurs des Anciens; vous verrez les combats qu'ils ont livrés aux Modernes, et leurs malheurs; préparez-vous, en attendant, à les regarder comme une famille ruinée, où tout le monde, jusqu'aux domestiques, se plaint de la partie adverse, et des indifférents même au procès.
Lettre à une dame sur la perte d'un perroquet
Avant-propos du Mercure
Je vous ai promis, Madame, de vous donner l'histoire des combats des amateurs des Anciens contre les Modernes. Mais peut-être cela m'eût-il engagé dans un badinage que j'ai cru devoir épargner à ceux qu'il aurait touchés de plus près. Je ne suis point étonné de l'opiniâtre admiration que bien des gens ont pour les Anciens; quand le hasard a voulu qu'on ait fait sa principale obligation du grec et du latin, il faut bien remplir la vocation qu'il nous a choisie, et devenir l'admirateur des idées dont il a tant coûté d'avoir l'intelligence. Je regarde l'étude de ces langues comme un noviciat très dur. Ceux de qui la docte ferveur les y soutient font profession: ils admirent tout. Après tout, nous nous vouons presque tous à quelque manie. Admirer aveuglément les Anciens en est une. Les mépriser en est une aussi. Tenons le milieu en tout.
J'avais dessein, ce mois-ci, de vous parler d'un système sur l'éloquence, dont une personne d'excellent esprit est l'auteur. Il m'a paru très habilement imaginé: j'augurerais presque mal de celui qui ne s'y rendrait pas à la première lecture. Je lui pardonnerais de se rendre encore à la seconde. On y a répondu: Je ne vous dirai rien de la réponse; j'y ai quelque part, et je vous la promets, Madame, au mois prochain. En attendant, je vous envoie une lettre que j'écris à Madame de... sur la mort de son perroquet. Comme vous avez une linotte que vous aimez beaucoup, la morale de ma lettre peut être à votre usage.
Texte
Lettre à une dame sur la perte d'un perroquet par M. de M***.
A Paris le jour qu'un filou
Me prit mon argent dans ma poche,
Dans un bateau qu'on nomme un coche,
Qui me menait je ne sais où.
Car je ne me ressouviens plus où nous allions, mes amis et moi, qui nous étions mis là par curiosité; mais,
Que ce soit bien ou mal daté,
J'ai pourtant dit la vérité.
Venons au fait.
Vous m'écrivez que votre chatte,
De sa griffe incluse en sa patte,
A tué votre perroquet
Comme d'un coup de pistolet.
Oh! la déplaisante aventure,
Et que sa petite figure
Naquit pour un étrange sort!
Oh, quelle espiègle que la mort!
Quelle diable de fantaisie
(Car j'en jure de tout mon coeur),
L'a donc en ce moment saisie?
Quel est son gain dans son malheur?
Passe encor, lorsqu'à leurs provinces
Elle ravit d'aimables princes;
D'un peuple entier le désespoir
Est pour elle un objet à voir.
Que d'un magistrat équitable,
Au pauvre, au malheureux affable,
Elle médite le trépas:
Cela ne me surprendra pas.
Si quelque élève de Turenne
Nous fait vaincre dans les combats,
Passe aussi qu'elle nous le prenne:
Nous avions besoin de son bras.
Que de crainte enfin d'être oisive,
Sa malice toujours active,
Porte en détail de menus coups,
Et nous enlève, parmi nous,
Là, quelque ami, là, quelque père,
Ici le fils, ici la mère:
Ce qu'il en naît d'affliction
Vaut encore son attention.
Qu'un amant perde sa maîtresse
Ou qu'elle perde son amant,
Passe; il en résulte un tourment
Digne d'amuser la traîtresse:
Mais, vous ôter un perroquet,
Parce qu'il avait du caquet;
Se détourner de son ouvrage,
Pour tuer l'hôte d'une cage;
Car c'était là qu'on le tenait,
Qu'il buvait, mangeait, raisonnait.
En vérité, madame, j'en suis dans un étonnement qui me fait perdre la rime. Attendez cependant je la retrouve, et tout subitement là-dessus,
Il m'apparaît une pensée,
Qui, peu s'en faut, sera sensée.
Quoi, peu s'en faut? je vous dis net
Qu'elle le sera tout à fait.
De tout temps la mort fut perfide,
Et s'occupa de l'homicide,
Et toujours s'en occupera,
Tant qu'au monde un humain vivra:
Mais on dit qu'autrefois, madame,
Quand elle frappait homme ou femme,
Amis ou parents qui restaient
Amèrement les regrettaient.
Remarquez cela, s'il vous plaît; et je quitte exprès le vers, pour vous le dire: Alors donc,
Point de procès dans les familles;
La mère y voyait sans chagrin
Embellir et croître ses filles:
On n'enviait point son voisin:
L'amant aimait avec tendresse;
Et, jaloux d'un tendre retour,
C'était le coeur de sa maîtresse
Qu'estimait son fidèle amour.
Si jusqu'à l'extrême vieillesse
Le ciel ne prolongeait vos ans,
Vos héritiers ou vos enfants
En mouraient presque de détresse;
Et finir à cent ans passés,
Ce n'était pas durer assez.
Faisons là-dessus nos petites réflexions en prose:
Amants tendres, mères non coquettes, héritiers désintéressés, voisins bons amis, familles en paix: Quelle conséquence tirer de cela? que la mort de tout défunt affligeait quelqu'un, et qu'il était plaint de tout le monde.
Et qu'ainsi la mort, dont l'office
Est de mettre au tombeau les gens,
En prenant ce bel exercice
Jouissait encor du supplice
De ceux qu'elle laissait vivants.
On eût alors vu des spectacles
Incroyables, de vrais miracles:
L'épouse versant sur l'époux,
Ou bien l'époux versant sur elle
Des pleurs vrais, inconnus à nous.
Que de plaisir pour la cruelle!
Que son métier lui semblait doux!
Dites, madame: alors eût-elle
Entrepris une bagatelle?
Sur un oiseau porté ses coups?
Non sans doute; la meurtrière
Trouvait dans la bonté des coeurs,
Une inépuisable matière
A de plus flatteuses douceurs:
Mais ce n'est plus la même chose;
Et le temps a fait dans les moeurs
Une étrange métamorphose.
En vain toujours sa cruauté
Les uns des autres nous sépare:
Ces plaisirs de malignité,
Que goûtait jadis la barbare,
Sont, grâce à notre iniquité,
Devenus d'une rareté,
Que, maintenant, je lui pardonne
(Ne trouvant presque plus personne
Qui puisse être bien regretté)
De descendre à la minutie,
De nous harceler par des riens,
Des oiseaux ou de petits chiens,
Dont elle ignorerait la vie,
Si nos coeurs lui marquaient encor
De plus doux objets à détruire,
Et ne la réduisaient à nuire
Par un simple perroquet mort.
Peut-être aussi que j'exagère,
Et qu'il peut vivre sur la terre
Certain nombre de bonnes gens,
De parents, d'amis ou d'amants,
Dont les coeurs, de bonne fabrique,
S'unissent, s'aiment à l'antique;
Et qu'aujourd'hui la mort encor
Fait son profit de leur accord:
Mais ce profit d'une journée,
Ne faut-il pas, quand il est fait,
Qu'elle en revienne au perroquet,
Pour en avoir pendant l'année?
Quant à ce profit qui dure si peu, vous ajouteriez même encore celui qu'elle peut faire en nous enlevant certaines personnes absolument nécessaires ici-bas, et qui le seront toujours, vous lui donnerez de quoi la divertir, tout au plus une semaine: ainsi comme elle est avide, il lui faudra toujours le perroquet.
Vous ne vous attendiez pas à cette morale. Mais lisez-la sérieusement; vous n'avez ni père ni mère, et vous les avez perdus si jeune, que vous étiez dispensée de les regretter. Vous êtes veuve; mas vous avez un coeur. De quoi l'occupez-vous, pour ne pas ressembler aux gens de ce siècle pervers? D'amitié? Jeune et belle comme vous l'êtes, il vous est bien difficile d'avoir des amis de notre sexe. Jugez donc, s'il vous sera facile d'avoir des amies du vôtre. Qu'aimerez-vous donc, quelque nouvel oiseau? Oh, le digne objet, pendant qu'une infinité d'amants frappent à la porte de votre coeur, et que nul d'eux n'y peut entrer! Il me semble vous entendre d'ici: si j'aimais quelqu'un, la mort me l'enlèverait comme mon perroquet, et ce serait bien pis. D'ailleurs, où trouver un homme tendre, qui n'estime, comme vous l'avez dit, que le coeur? Eh! madame, c'est bien à vos pareilles à chercher des hommes qui soient nés tendres! Ne les font-elles pas ce qu'ils doivent être? Mais la mort vous ôtera celui que vous choisirez? le ciel ne le permettra point; et si ce malheur arrive, du moins alors votre affliction fera-t-elle l'éloge de votre coeur; du moins, je franchis le mot, sera-t-elle raisonnable; du moins, le défunt vous laissera-t-il la satisfaction de penser, qu'en l'aimant, vous aviez fait un digne usage de votre capacité d'aimer. Hésitez-vous sur votre choix? Me voilà tout prêt de courir les risques de l'aventure. Je ne crains rien; si tous les dangers ressemblaient à celui dont il s'agit, où seraient les poltrons? Consultez-vous; j'ai tout dit, et je suis avec respect, etc.
Pensées sur différents sujets
Sur la clarté du discours
L'exacte clarté, Madame, est le premier et le plus essentiel devoir de l'auteur; mais il faut se faire une idée nette, et non mal entendue, de ce qu'on entend par clarté, et ne pas se mettre en danger de supposer à la vraie certaine clarté pédantesque qui ne laisse, il est vrai, nulle obscurité dans le discours, mais qui en ruine la force et la vivacité.
Voyons donc ce que c'est que l'exacte clarté dans le discours.
A la regarder, madame, dans toute son étendue, et par rapport à l'auteur, c'est l'exposition nette de notre pensée au degré précis de force et de sens dans lequel nous l'avons conçue; et si la pensée ou le sentiment trop vif passe toute expression, ce qui peut arriver, ce sera pour lors l'exposition nette de cette même pensée dans un degré de sens propre à la fixer, et à faire entrevoir en même temps toute son étendue non exprimable de vivacité.
C'est comme si l'âme, dans l'impuissance d'exprimer une modification qui n'a point de nom, en fixait une de la même espèce que la sienne, mais inférieure à la sienne en vivacité, et l'exprimait de façon que l'image de cette moindre modification pût exciter, dans les autres, une idée plus ou moins fidèle de la véritable modification qu'elle ne peut produire.
Voilà de quelle façon un auteur doit être clair: voilà la clarté qu'il lui convient d'avoir, quand il veut se faire honneur de tout ce qu'il sent de beau.
Mais la clarté, prise plus simplement et dans son sens étroit, est une exposition de nos pensées qui fait que tout le monde les aperçoit, les entend dans le même sens. Il n'est pas nécessaire, pour être clair, d'avoir exprimé tout ce que vous pensez; mais il est nécessaire que ce que vous exprimez soit entendu de tous également. Tant pis pour vous si vous perdez à l'exposition: en ce cas, vous êtes exact et clair, quant à ce que vous devez aux autres; mais vous péchez quant à ce que vous vous devez à vous-même; et comme on ne se doute pas du tort que vous vous faites, on n'a rien à vous reprocher.
Cette dernière clarté que j'ai définie est donc la seule qu'on doive exiger d'un auteur.
Bien des gens, trop scrupuleux, reprochent aux auteurs un défaut de clarté dont l'homme qui a du bon sens, sans fantaisie, ne se plaindra jamais: un seul exemple donnera pleine idée de ce défaut reproché; deux vers de M. de Crébillon me le fournissent.
Agénor, héros, mais d'une naissance inconnue, aimait la fille du prince Bélus. Bélus est choqué de cette audace, dans un homme né peut-être d'un sang obscur; il lui parle avec hauteur. Agénor lui répond avec toute la fierté d'un guerrier qui se sent de vrais et de respectables avantages, je veux dire son extrême valeur et sa vertu. Il ferme sa repartie courageuse par ces deux vers:
"Et quand j'ai recherché votre auguste alliance,
J'ai compté vos vertus, et non votre naissance."
La naissance se compte-t-elle, disent une infinité de gens, dans le sens qu'on peut compter des vertus une par une? Cette critique n'est pas juste, ce me semble. Quand j'ai recherché votre alliance, vos vertus, et non votre naissance, me la firent regarder comme honorable.
Voici à peu près, je pense, ce que signifient ces deux vers, encore laissé-je bien de la hauteur et de la fierté de reste; mais, de bonne foi, n'est-ce pas là le fond uniforme de sens que tout le monde a tout d'un coup senti là-dedans? Notre auteur ici s'est donc acquitté de son devoir envers autrui. Quant à celui qu'il se doit à lui-même, a-t-on lieu de supposer un instant qu'il s'est fait tort? Est-il aisé de donner à ce fond de sens une gradation supérieure?
On ne compte point la naissance, à la prendre comme un jeton qu'on va ajouter à un autre; mais on peut la compter, à la prendre, ainsi qu'on nous l'offre ici, comme un motif d'intérêt, qu'on pourrait ajouter à d'autres motifs de faire quelque chose. Ce calcul même des vertus que fait Agénor, sans y faire entrer la naissance, sert à mieux marquer le peu d'impression qu'elle fait sur lui; et corrige plus précisément l'erreur de Bélus à la croire un grand avantage. En un mot, c'est une façon de penser qui met en image courte et vive le mépris généreux qu'il a pour cet avantage.
On prouvera bien que ces vers ne doivent point signifier ce que je dis; mais on n'empêchera pas qu'ils ne le signifient pour tout le monde.
En fait d'exposition d'idées, il est un certain point de clarté au-delà duquel toute idée perd nécessairement de sa force ou de sa délicatesse. Ce point de clarté est, aux idées, ce qu'est, à certains objets, le point de distance auquel ils doivent être regardés, pour qu'ils offrent leurs beautés attachées à cette distance. Si vous approchez trop de ces objets, vous croyez l'objet rendu plus net; il n'est rendu que plus grossier. Un auteur va-t-il au-delà du point de clarté qui convient à ses idées, il croit les rendre plus claires; il se trompe, il prend un sens diminué pour un sens plus net.
L'exemple que j'ai rapporté de l'inexactitude reprochée peut en montrer l'espèce; mais comme, après tout, il peut y avoir des inexactitudes qui sortent de cette espèce, et pour lesquelles je n'aurais tout au plus que de l'indulgence, suivant le degré d'obscurité qu'elles jetteraient dans un sens vaste et distingué, voici, ce semble, sur quoi l'on pourrait se régler pour faire justice à tout auteur.
Toute pensée a sa clarté suffisante, quand tout le monde l'entend de même; je veux dire, quand le sens qui s'en présente à votre esprit est celui qui se présente à tout le monde, soit que l'auteur ait appuyé d'une image la chose principale qu'il a voulu dire. Quand cette image, regardée séparément, n'aurait aucun rapport avec la chose, si vous sentez que cette image, unie à la chose, sert à la rendre plus vivement intelligible, à vous comme à tout le monde, vous pouvez, je pense, en toute sûreté, ne faire aucune attention à la critique qu'on ferait de l'exposition de cette pensée ou de cette chose, puisqu'elle a tout ce qu'il lui faut pour être bonne.
Mais s'il vous en coûte, à vous comme à d'autres, le moindre embarras pour saisir le sens fixe de cette pensée; si vous avez de la peine à démêler le rapport des idées qui la composent, le nombre de ceux qui n'y trouveraient rien à redire ne justifie pas l'auteur, parce qu'il y a des gens dont l'esprit remédie tout d'un coup aux défauts d'une exposition, et voit ce qu'un auteur a pensé d'après ce qu'il a mal exprimé; mais ces gens-là ne sont qu'une très petite portion d'hommes. L'auteur est obscur pour les autres; ainsi, il n'a satisfait que très imparfaitement à ses devoirs. C'est lui faire grâce de l'excuser, si ce n'est dans des idées concernant des matières savantes et philosophiques; auquel cas son public, je crois, est restreint au nombre de ceux à qui l'étude, ou une capacité distinguée, donne la clé de ces matières; mais son devoir, alors, sera d'être toujours clair pour tout ce public-là.
Il serait aisé de se régler sur ce que je viens de dire; mais il faut s'y régler de bonne foi; et je suis bien aise d'ajouter que mille gens sont souvent les dupes des scrupules de clarté que leur jettent dans l'esprit une infinité de gens qui, par leur capacité, ont effectivement droit de juger, mais qui s'entêtent souvent eux-mêmes, et qui, en réfléchissant sur ce qu'ils ont d'abord compris comme tout le monde, trouvent le secret de se prouver qu'on pourrait ou qu'on devrait ne le pas comprendre ainsi. Ils énervent souvent eux-mêmes leurs pensées par des fatigues peu nécessaires de netteté; ils sont assez malheureux pour y soupçonner des imperfections de clarté qui n'y sont pas; ils se chicanent sur une hardiesse de rapports qui leur est venue; ils s'excitent à en être choqués, et jugent les autres comme ils se jugent.
L'amour de la clarté, dans d'autres, est une marotte dont ils se font honneur; ils ne la désirent pas tant parce qu'elle est nécessaire, que parce qu'il y a préjugé qu'on a l'esprit bon quand on la désire. Je suis pesant; il me faut une extrême clarté, disent-ils. Ce je suis pesant est l'éloge de la bonté de leur jugement; cela leur établit parmi les crédules un caractère de juges exacts. Quels juges, grands dieux! Et comment démêlerait-on le vrai d'avec le faux, tandis que les hommes seront mutuellement les dupes de mille fantaisies pareilles?
D'autres désirent encore la clarté, non qu'elle ne soit où ils la désirent; mais elle découvre un sens magnifique, et le plaisir qu'il fait scandalise leur amour-propre. Quand ils on dit cela n'est pas clair, les voilà non seulement dispensés de louer le sens, mais souvent ils altèrent encore l'opinion avantageuse que les autres en avaient.
Il est des gens qui sont de bonne foi, et qui diront aussi d'une pensée qu'elle est obscure, mais voici pourquoi.
Cette pensée peint un sujet par des côtés extrêmement fins; l'image de ces côtés s'aperçoit aisément; mais elle est de difficile consistance aux yeux de l'esprit; sa délicatesse la fait perdre de vue à cet esprit; et ces personnes appellent obscurité ce qui ne vient que de la difficulté qu'ils ont de continuer d'apercevoir l'objet d'abord bien aperçu.
Je parle ici d'une méprise de la part du lecteur, qu'il avouerait lui-même, s'il y prenait garde, et que tout homme qui connaîtra l'effet de l'objet délié sur l'esprit humain avouera possible.
Cependant, à tout prendre, l'auteur pourrait être en faute; et certainement il y sera, si, dans ces occasions, on peut se convaincre intérieurement qu'on n'aperçoit rien de net. Car, comme je l'ai dit, il y a des pensées qui sont d'abord bien aperçues, mais dont les rapports sont si fins, si peu familiers, qu'on a peine à les contenir à ses yeux, même en le voyant. Ceux qui éprouvent ces disparitions d'objets ne peuvent se plaindre que d'eux-mêmes, et non de l'auteur.
Sur la pensée sublime.
L'idée sublime n'est dans son principe qu'une idée commune, à qui la chaleur de l'esprit donne une croissance de force; j'appelle principe de l'idée sublime son fond commun, qui est à tous les hommes. Dans ce fond commun, elle est idée vulgaire. Quand elle devient sublime, elle conserve son fond, et elle ne fait que changer de forme; mais il y a bien loin de son fond commun, ou de sa forme vulgaire, à sa forme sublime; et ce sont deux extrémités entre lesquelles se jouent les auteurs ordinaires, et dont l'espace peut être rempli par une infinité d'autres formes synonymes, plus ou moins distinguées, suivant qu'elles s'approchent ou s'éloignent de l'une des deux extrémités.
Voulez-vous un petit exemple de l'une et l'autre extrémité? Le vieil Horace s'irrite de ce que son fils a fui contre trois. Et que vouliez-vous qu'il fît, lui dit-on? Il répond: qu'il mourût.
Trouvons le fond grossier de ce sentiment sublime. Que vouliez-vous qu'il fît contre trois? Je voulais qu'il pérît, qu'il se fît tuer. Voilà l'idée dans les proportions communes du sentiment. Voilà de la matière propre à devenir sublime. Le qu'il mourût la rend telle.
Le sublime enferme donc un fond de pensée ou de sentiment, qui est à la portée de tous les hommes, qui pourrait leur être familier, qui est enfin de toute capacité. C'est par la proportion de ce fond de pensée avec toute capacité, que cette même pensée, rendue sublime, est aperçue, qui plus, qui moins, par l'homme épais, ainsi que par l'homme délicat.
Ainsi cette pensée, dans son fond, porte une nature de sens que tous les hommes pourraient trouver; mais ce sens ne reçoit pas, dans tous les hommes, l'augmentation de qualité ou de quantité qui le rend sublime. Ce n'est que par cette augmentation que les hommes diffèrent entre eux.
Si tout ce que je dis était vrai, ne pourrait-on définir le sublime en général une exposition exacte de toute espèce de pensées dans toute la gradation de sens et de vrai dont elle est susceptible?
Il me semble, enfin, que le sublime est à l'âme le point de vue le plus frappant de toute nature de pensées. Celui dont l'esprit se tourne à cette façon de voir n'aperçoit rien dont il ne saisisse le vrai original. Celui qui s'écarte de cette façon ne peut trouver l'aspect unique d'une chose. Il voit ou trop loin, au-dessous, ou à côté; cependant, il voit quelquefois confusément cet aspect vrai de son sujet; il l'a chez lui, mais non à lui; et s'il l'exprime, c'est avec les diminutions qui distinguent une copie faible d'avec l'original.
Presque tous les esprits errent autour de la chose qu'ils veulent exprimer, sans aller jusqu'à elle, ou sans l'entamer entière. De là vient peut-être qu'en matière d'esprit, on a nommé sublime ce qui n'est que cet excellent vrai toujours manqué.
Voulez-vous, Madame, que je hasarde encore une explication de ce vrai?
Il me souvient de vous avoir entendu dire que certaine dame s'ajustait de fort mauvais goût; il est donc un arrangement propre à la parure. Cet arrangement en fait l'agrément, et cet agrément, c'est l'excellent, c'est le sublime de la parure.
Une idée dans l'esprit d'un auteur est, je dis à peu près, est donc un habit entre les mains d'une femme. Cette femme a certaine espèce d'habillement à mettre; cet auteur a certain fond d'idées à exprimer. Cet habit sans grâce, quand il est vêtu par cette femme, devient charmant, vêtu par une autre. Ce fond d'idées, froid et vulgaire dans cet auteur, présente un sens neuf dans celui-ci; toutes les façons de mettre cet habit sont des copies de la façon originale; ces copies sont muettes, l'original parle au coeur; toutes les fausses expositions de ce fond d'idées sont des imitations sans âme de la vraie. Les fausses répètent à l'esprit du lecteur ce qu'il a souvent pensé lui-même, ou ne lui montrent que ce qu'il pourrait penser; tout lui paraît neuf dans la vraie.
Peut-être, et ce n'est ici qu'une conjecture, que les charmes de l'habit sont comme égarés ou dispersés dans toutes les mauvaises façons de le vêtir. Peut-être, dans tous les sens informes qu'on peut donner à cette idée, le vrai sens est-il partagé comme en lambeaux, et que le vrai sens n'est qu'un vif abrégé de toutes ces parcelles.
A présent que nous avons définie le sublime en général, examinons-en l'espèce la plus applaudie; c'est le sublime tragique. Car, quoique toute idée, exposée dans toute la gradation de vrai qu'elle peut recevoir, ait tout le sublime dont elle est susceptible, il est des idées dont le vrai, dans sa gradation, est d'un caractère plus vif, et dont par conséquent le sublime est plus frappant.
Les sentiments impétueux qu'inspire le sublime tragique marquent sa supériorité. L'âme est agréablement amusée par les autres sublimes; elle leur rit en paix.
Un visage joli, par exemple, je veux dire avec une sorte de grâces inférieures aux grâces majestueuses et touchantes, invite agréablement à l'amour, à la familiarité. Vous savez, madame, si vous le voulez, combien les impressions de certain visage diffèrent de celles-ci; il frappe de respect, d'étonnement et de tendresse; cela remue l'âme et la pénètre: il est donc préférable à tous les plus jolis visages du monde.
Nous devons penser de même du sublime tragique; et c'est ainsi qu'il l'emporte sur les autres sublimes, dont les impressions ne font que plaire ou divertir, et que par là je compare au visage simplement joli.
Bien des gens semblent établir deux sortes de sublime tragique; ils vous disent: c'est ici sublime de sentiment, c'est là sublime de pensée.
Vous entendez bien, Madame, qu'il s'agit ici du sublime d'auteur; et je dis, en ce cas, que la distinction mystérieuse qu'on fait de ces deux sublimes peut avoir deux faces.
Je croirais donc qu'en fait de composition, le sublime de pensée serait une image de la façon de l'esprit; je veux dire, de la façon de l'âme réfléchissante, qui médite un abrégé subtil de ses vues, ou qui cherche à voir des côtés singuliers, et qui s'excite oisivement à des tours d'imagination; à moins qu'on entende, par sublime de pensée, certaines idées conçues sur des sujets d'une impression moins vive, et plus sérieux que d'autres: tels sont les sujets de politique, de délibération, etc.
Mais, en regardant le sublime du premier côté, c'est l'image des efforts de l'esprit auteur: ce sublime nous peint ce qu'un auteur se fait devenir; il est l'effet des impressions qu'il appelle à lui, qu'il cherche.
Par sublime de sentiment, au contraire, l'auteur nous peint ce qu'il devient; il est l'effet des impressions qu'il reçoit et qui le surprennent.
La distinction du sublime de pensée et de sentiment peut avoir encore une autre face.
Je veux dire que l'on a peut-être fait deux parts de la matière qui est du ressort de la tragédie.
L'on a, je crois, entendu par sentiment cette matière exposée d'une façon relative à la trempe du coeur en général. On a nommé pensée cette même matière, traitée dans un goût de sentiment particulier.
Quelques hommes, charmés de voir les singularités de leur âme saisies de cette dernière façon et tirées du caractère général, ont peut-être, par ce motif, préféré Corneille à Racine, sans songer que la simple connaissance des caprices de la nature est bien moins vaste que le sentiment continu de sa méthode générale, et n'est, en fait de talent, que ce que la partie est au prix du tout.
Mais il ne s'agit pas ici de ces deux grands hommes; revenons.
Le sublime de sentiment, pris dans ce sens, c'est donc cette matière qui traite, ou plutôt qui peint le coeur en général. Le sublime de pensée, c'est cette matière qui peint les différences du coeur. Ces différences font, dans leur espèce, comme un objet métaphysique; elles ont leur hauteur et leur délicatesse de sentiments, qui ne sont crus plus raffinés, que parce qu'ils sont une exception du sentiment général; exception plus curieuse qu'instructive; hauteur, dans le fond, grotesque, hors de la ligne du vrai d'usage, et qu'on pourrait appeler fanatisme de sentiment, dans ceux dont l'âme se tourne de ce côté.
Ce fanatisme a cependant son vrai; mais vrai vicieux, quant à nous, quant aux autres hommes, à qui il ne peut et ne doit même servir que de spéculation.
Suivant ma réflexion sur ces deux sortes de sublime, vous voyez bien, madame, que les auteurs de l'un et de l'autre n'ont tous qu'un même objet, mais qu'ils voient par des côtés différents: envisager cet objet par des côtés convenables ou relatifs à tous les hommes est sans doute le meilleur.
Oubliant à présent toute différence de sublime de sentiment et de pensée, je dis qu'en général on pourrait avec raison remarquer deux espèces de sublime tragique. Le premier est le sublime de la nature, et le second est le sublime de l'homme.
Celui de la nature est une exposition du sujet rendu tel que l'esprit l'a vu, rendu dans l'audace et le feu de la perception, dans cet indivisible tissu de parties; ouvrage de la chaleur de l'esprit; tissu dont nous ne connaissons pas la façon, qui se fait en nous, non par nous; sur qui l'âme a comme empreint son caractère, et qui est enfin le fruit de la liberté que nous lui laissons.
Le sublime de l'homme est l'exposition d'un sujet aperçu par l'âme, et rendu, non tel qu'il se présente à elle, mais tel qu'il devient par son retardement à le saisir; tel qu'il devient par des additions ou des soustractions de parties, par des corrections étrangères, dont l'usage lui vient, ou de l'envie de briller, ou des préjugés d'exactitude qui l'empêchent d'être l'arbitre de son idée. De sorte qu'on voit la mécanique de son ouvrage; elle y a comme imprimé les marques de son travail.
Et voilà ce que n'a pas le génie ferme et supérieur. Ce n'est pas qu'il ne réfléchisse sur son travail; mais, quand il est au vrai distingué de son idée, il le connaît; ce vrai le domine, il n'y désire plus rien.
Vous jugez bien à présent, Madame, que le sublime de la nature est le seul digne de notre admiration; et ce sublime, le tragique supérieur l'emploie de plusieurs manières.
Il y a ce qu'on appelle le trait sublime, ou le trait marqué. En voici un exemple: il est pris de Rhadamiste, qui parle à Zénobie qu'il croyait avoir tuée autrefois, et qu'il avait jetée dans un fleuve, pour empêcher qu'elle ne tombât vivante entre les mains d'un rival. Au bout de quelques années, il la retrouve; et voici ce qu'après les premiers moments de la surprise il lui dit, pénétré d'amour et de remords, en la pressant de le suivre en Arménie:
César m'en a fait roi; viens me voir désormais,
A force de vertus, réparer mes forfaits.
Ou bien, quand, se reprochant ses fureurs passées à la vue de Zénobie, captive alors, et qui témoigne le retrouver avec plaisir:
O de mon désespoir victime trop aimable!
Que tout ce que je vois rend votre époux coupable!
Voilà, Madame, ce que j'appelle un trait sublime. Le premier est l'exposition d'un sentiment de l'âme rendue à la vertu, qui appuie ses projets de changement de l'horreur de ses crimes; qui prend ces crimes même pour garants d'une conversion constante, et qui semble mériter qu'on la croie par l'aveu franc qu'elle en fait.
Le second trait est l'exposé d'un sentiment de l'âme coupable et touchée, qui peint ses remords avec d'autant plus de force et de vérité, qu'elle expose à ses yeux, avec une ingénieuse cruauté pour elle, les différents motifs qui la rendent haïssable et criminelle.
Il y a le sublime de continuité: en voici un exemple. Il est de trente-quatre vers, mais ne vous en alarmez pas, car j'espère qu'il ne vous ennuiera point.
C'est Electre, esclave d'Egisthe meurtrier d'Agamemnon son père, qui, prête d'être forcée à épouser le fils de ce meurtrier (qu'elle aime en secret cependant), conjure Oreste son frère (mais qu'elle ne connaît point pour tel), de lui montrer, de lui rendre ce frère même qu'elle soupçonne d'être à la cour, et de qui elle attend du secours. Oreste, qui passe pour le fils de Palamède, sous le nom de Tydée, lui dit, sans se découvrir, que ce frère a péri dans les flots. Voici ce qu'elle répond:
Eh! n'avez-vous pas cru, Seigneur, qu'avec Oreste,
Palamède avait vu cet empire funeste!
Il revoit cependant la clarté qui nous luit:
Mon frère est-il le seul que le destin poursuit?
Vous-même, sans espoir de revoir le rivage,
Ne trouvâtes-vous pas un port dans le naufrage?
Oreste, comme vous, peut en être échappé;
Il n'est point mort, Seigneur, vous vous êtes trompé.
J'ai vu dans ce palais une marque assurée
Que ces lieux ont revu le petit-fils d'Atrée:
Le tombeau de mon père, encor mouillé de pleurs;
Qui les aurait versés? qui l'eût couvert de fleurs?
Qui l'eût orné d'un fer? quel autre que mon frère
L'eût osé consacrer aux mânes de mon père?
Mais quoi, vous vous troublez! Ah! mon frère est ici!
Hélas, qui mieux que vous peut en être éclairci!
Ne me le cachez point, Oreste vit encore.
Pourquoi me fuir, pourquoi vouloir que je l'ignore?
J'aime Oreste, Seigneur: un malheureux amour
N'a pu de mon esprit le bannir un seul jour.
Rien n'égale l'ardeur qui pour lui m'intéresse;
Si vous pouviez savoir jusqu'où va ma tendresse,
Votre coeur frémirait de l'état où je suis,
Et vous termineriez mon trouble et mes ennuis.
Hélas, depuis vingt ans que j'ai perdu mon père,
N'ai-je pas donc assez éprouvé de misère?
Esclave dans des lieux où le plus grand des Rois
A l'Univers entier semblait donner des lois,
Qu'a fait aux Dieux cruels sa malheureuse fille?
Quel crime contre Electre arme enfin sa famille?
Une mère en fureur la hait et la poursuit;
Ou son frère n'est plus, ou le cruel la fuit.
Ah! donnez-moi la mort, ou me rendez Oreste!
Rendez-moi, par pitié, le seul bien qui me reste.
Voilà, Madame, un sublime continu, d'autant plus estimable, à mon gré, qu'il est composé de sentiments d'une généalogie naturelle, doux à l'âme, et qui la pénètrent par un progrès sourd dont elle ne s'est presque pas doutée.
Imaginez-vous bien la situation d'une jeune princesse abandonnée par sa mère dans les fers d'un tyran insolent, qui n'a qu'un frère pour toute ressource, un frère qu'elle chérit, et qui pourrait finir ses malheurs, s'il venait, s'il vit encore, et s'il arrive. Imaginez-vous qu'elle soupçonne qu'il est venu, mais qu'il se cache; sa ressource est donc près d'elle. Confrontez à présent ce qu'elle doit dire à ce qu'elle dit ici; ou bien, mettez-vous à sa place, et essayez votre âme à ses discours.
Elle vous peint d'abord une âme avide d'espérance. La nature, dans tous les malheureux, en a fait le contrepoids à leur affliction. Une âme, dis-je, à qui rien de ce qui peut donner de l'espoir n'échappe: ingénieuse à prouver qu'elle a raison d'espérer; non spirituelle en le prouvant: je veux dire ingénieuse, comme Electre infortunée doit l'être, et non comme le poète aurait pu la rendre.
Vous-même, sans espoir de revoir le rivage,
Ne trouvâtes-vous pas un port dans le naufrage?
Oreste, comme vous, peut en être échappé;
Il n'est point mort, Seigneur, vous vous êtes trompé.
Voilà les promptes conséquences qu'une lueur d'espoir fait tirer dans l'infortune; c'est là le langage de l'âme ardente à la fin de son malheur. La raison les désavouerait, ces conséquences; elle ne sait conclure qu'à coup sûr; elle ne dirait pas il n'est point mort, vous vous-êtes trompé; mais l'âme, dans son affliction, a ses principes à part; et l'impression qui la porte à souhaiter son bonheur, est comme un charme heureux, qui lui garantit et qui lui fournit ses espérances. Electre conclut donc que son frère n'est point mort, et le conclut d'une façon si séduisante, ou que l'on pense qu'elle ne se trompe pas, ou que l'on voudrait au moins qu'elle ne se trompât point. Ce n'est point assez pour elle: des preuves de la vie de son frère, elle passe aux preuves de son arrivée: il n'est point mort, il est ici; voilà l'excès de l'âme affligée dans ces sentiments subits de consolation; nous voilà généralement peints.
Le tombeau de mon père encor mouillé de pleurs!
Qui les aurait versé? Qui l'eût couvert de fleurs?
Qui l'eût orné d'un fer? Quel autre que mon frère
L'eût osé consacrer aux mânes de mon père?
Examinez ce qui suit ces vers, Madame. Electre n'a jusqu'ici conclu que sur de légères apparences. Une secourable illusion les avait rendues certitudes; mais il est resté, dans ces certitudes mêmes, comme un levain de doute; l'âme les a plus exprimés comme des erreurs qui la flattaient que comme des vérités qui l'aient convaincue. Non, Oreste n'est point mort; on s'est trompé. Quel autre que mon frère aurait pu mettre sur le tombeau de mon père ce que j'y ai vu? Qui n'aperçoit pas dans ce discours l'âme qui croit sans fondement? Entendez-la s'exprimer, quand elle croit sur des preuves.
Mais quoi, vous vous troublez? Ah! mon frère est ici!
Ne me le cachez point, Oreste vit encore.
Pourquoi me fuir? pourquoi vouloir que je l'ignore?
J'aime Oreste, Seigneur: un malheureux amour
N'a pu de mon esprit le bannir un seul jour.
Rien n'égale l'ardeur qui pour lui m'intéresse;
Si vous pouviez savoir jusqu'où va ma tendresse,
Votre coeur frémirait de l'état où je suis,
Et vous termineriez mon trouble et mes ennuis.
Voyez-vous dans ces vers l'âme absolument convaincue, franche de tout doute? Sa certitude est ici l'ouvrage de l'évidence, et non le sien propre: Vous vous troublez? Ah! mon frère est ici! Rien n'est plus simple que ce sentiment, mais aussi rien de plus judicieux. Electre n'interroge point Tydée sur son trouble: Il s'est troublé, Electre sait tout; intelligence impétueuse, digne de sa tendresse pour son frère, et bien naturelle dans la douleur. Pourquoi me fuir, dit-elle, pourquoi vouloir que j'ignore qu'il est ici? Voyez Madame, avec quelle souplesse son impatience et sa joie la font parler; elle écarte la question de savoir si son frère est à la cour. Il paraît, à l'entendre, que cette question est vidée, pourquoi me fuir? Je vous avoue, madame, que ce piège qu'Electre tend à Tydée me semble admirable; j'y reconnais les tours séduisants qu'enseigne à l'âme un intérêt cher, cet art de l'amour-propre à tromper la réserve de ceux de qui nous voulons apprendre quelque chose; art inimitable au travail réfléchi, et que le poète ne peut saisir que quand, par emportement d'imagination, il devient lui-même ce qu'est la personne dont il parle.
L'âme sait plus d'un tour dans les occasions dont il s'agit: remarquons-le. Notre propre attendrissement sur nos malheurs est encore un de ces innocents stratagèmes de l'âme. Ajoutez à cela que cet attendrissement est comme une crise, qui soulage l'âme du poids de mille sentiments douloureux qui la chargeaient.
Hélas! depuis vingt ans que j'ai perdu mon père,
N'ai-je donc pas assez éprouvé de misère?
Esclave dans des lieux où le plus grand des Rois
A l'Univers entier semblait donner des lois:
Qu'a fait aux Dieux cruels sa malheureuse fille?
Quel crime contre Electre arme enfin sa famille?
Une mère en fureur la hait et la poursuit;
Ou son frère n'est plus, ou le cruel la fuit.
Ah! donnez-moi la mort, ou me rendez Oreste;
Rendez-moi par pitié le seul bien qui me reste!
Cette douleur, Madame, ne plaide-t-elle pas bien pour elle? Quelle exposition de l'état d'Electre! Ses fers me pèsent; triste effet du malheur: elle en a contracté jusqu'aux sentiments humiliés dont il marque les coeurs les plus fiers. Electre ne se respecte plus; elle ne rougit pas de faire compassion.
N'ai-je donc pas assez éprouvé de misère?
Quel langage pour une princesse! Mais qu'il convient bien à sa jeunesse, à son état, et qu'il est bien vrai que l'orgueil plie sous l'infortune. Je ne dis rien du contraste qu'elle expose, de ce qu'elle était et de ce qu'elle est. Poursuivons.
Une mère en fureur la hait et la poursuit;
Ou son frère n'est plus, ou le cruel la fuit.
L'âme, en de certains moments, s'afflige, se décourage avec excès du plus petit obstacle qu'elle trouve à ce qu'elle veut. Tout lui est successivement matière de douleur ou de joie, d'espérance ou de désespoir; point de milieu pour elle; et cela doit être: car tous ses excès vont à son profit, par la compassion qu'ils inspirent.
Ou son frère n'est plus, ou le cruel la fuit.
Ah! donnez-moi la mort, ou me rendez Oreste;
Rendez-moi par pitié le seul bien qui me reste!
Quelles contradictions de jugement! Non, mon frère n'est point mort, mon frère est ici. Electre sur tout cela demandait un aveu franc; on ne lui refuse pas, on se tait seulement. C'en est fait; espérance, certitude, tout s'évanouit; ce ne sont plus que des éclats de douleur. Si le portrait de l'âme n'est original ici, voilà du moins la plus grande copie que je connaisse.
Rendez-moi par pitié le seul bien qui me reste!
Il est difficile de demander plus violemment.
J'aime le sentiment, Madame. Ces vers, qui en sont pleins, m'ont peut-être trop amusé; vite à autre chose.
Il est une troisième sorte de sublime qui regarde la combinaison des événements de la tragédie; mais comme il faudra l'examiner ailleurs, je n'en dirai rien ici.
Il nous reste un quatrième sublime. Par ce dernier, j'entends l'exposition des détails les plus indifférents d'une tragédie par leur côté le plus excellent. En voici un exemple: il est de Rhadamiste, qui raconte à Hiéron comment Corbulon le sauva des mains de ceux qui voulaient le tuer.
Ce même Corbulon, armé pour m'accabler,
Conserva l'ennemi qu'il venait immoler.
De mon funeste sort touché, sans me connaître,
Ou de quelque valeur que j'avais fait paraître,
Ce Romain, par des soins dignes de son grand coeur,
Me sauva, malgré moi, de ma propre fureur.
Sensible à sa vertu, mais sans reconnaissance,
Je lui cachai longtemps mon nom et ma naissance,
Traînant avec horreur, etc.
Ces idées ont tout le sublime qu'elles peuvent porter; j'entends toujours par là que leur fond, dans son espèce, a reçu tout l'accroissement de sens qu'il pouvait recevoir; et ce sont là des choses que j'appelle indifférentes: matières de détails qui conduisent aux sujets sublimes, mais qui, malgré leur peu de valeur, peuvent être annoncées sous des faces dignes d'accompagner les matières vraiment hautes; de sorte que l'on conserve le ton majestueux de la tragédie en donnant à ces détails, aux discours des confidents, une proportion de dignité qui les allie sans contraste au sujet grand.
Figurez-vous de hauts seigneurs, suivis de leur train. Si ce train est leste, s'il a bon air, leurs valets n'offrent-ils pas aux yeux une grandeur de proportion avec la majesté de leur maître? Il en est de même de ce dernier sublime dont il s'agit, si vous le comparez aux autres.
Voilà, Madame, les espèces de sublime que le génie supérieur emploie dans la tragédie.
Permettez-moi de m'arrêter ici pour discuter une question que j'ai vu souvent agitée. C'est de savoir si un trait sublime devait frapper également, non tous les hommes, mais les hommes en général.
Observez, Madame, que je ne parle pas du sublime de la façon de l'esprit auteur. Ce sublime, dont j'ai déjà donné l'idée, est un jeu de réflexion trop combiné pour se laisser saisir par l'homme ordinaire, qui difficilement pourrait être au fait des sentiments qu'un auteur a reçus en cherchant à se frapper d'impressions singulières. Les sentiments qui résultent de ces impressions sont, pour l'homme ordinaire, comme des objets étrangers, presque inconnus; ce sont des sentiments d'étude. Effectivement, il n'arrive jamais que l'âme, dans la vie civile, soit remuée ou modifiée dans ce goût; il n'y a que l'homme très fin qui se prête beaucoup à ces façons d'être de l'âme, à ces jeux d'imagination.
Je parle ici d'une pensée, d'un sentiment sublime que reçoit un auteur vif, qui s'est mis à la place d'un personnage, et qui, dans cet état, acquiert des idées d'une ressemblance franche, foncière et générale avec celles que pourrait avoir l'homme réellement intéressé. Je dis donc, à propos de notre question, qu'il ne me paraît pas possible qu'un trait sublime, dans ce caractère, soit généralement senti avec le même plaisir; non que l'obstacle soit dans le plus ou moins d'étendue de vue qui se trouverait parmi les hommes. Car enfin, chacun sentirait à la mesure de son étendue; bien des gens sentiraient davantage, sans être, dans un sens, plus frappé que celui qui sentirait moins.
Si ce dernier fournissait vingt degrés de sentiment, et qu'il n'eût que cela, ce serait comme un nain qui, ne pouvant porter que vingt livres pesant, en serait aussi chargé que le seraient les géants même de deux mille.
L'homme le plus délicat, et de la conformation d'organes la plus heureuse, porte sa vue et son sentiment plus loin que l'homme ordinaire, voilà tout.
Tous les hommes peuvent être amoureux, vindicatifs, jaloux, perfides, vains, superbes, hypocrites. Ils sont tous susceptibles de sentiments vicieux, lâches et vertueux, suivant la nature des impressions qui les frappent le plus dans l'occasion. Or, les spectateurs reçoivent des impressions à la tragédie, ils sentent ce que chaque personnage paraît sentir; leur âme est comme l'écho qui répond à la sienne; mais qui répond plus ou moins exactement, avec plus ou moins d'étendue, dans tel ou tel spectateur.
S'il s'agit, par exemple, d'un sentiment délicat de jalousie, l'homme épais n'en reçoit pas toute la finesse; il ne s'en fait chez lui qu'un imparfait écho; et pour quitter toute comparaison, il ne voit pas dans tout son jour cette délicate espèce de jalousie. Mais comme cette espèce est toujours jalousie, et qu'elle en porte le caractère générique, il reçoit l'impression du caractère. D'ailleurs, il aperçoit le fond grossier de cette pensée; il peut même apercevoir quelque chose de la quantité de sens qu'elle représente, et cela par une vue d'instinct qui souvent le dédommage de l'intelligence totale qu'il perd par le malheur de ses organes.
Ainsi, une pensée sublime pourrait frapper également tous les hommes, malgré la différence de leur étendue de sentiment: mais je vois un inconvénient qui me paraît rendre la chose absolument impossible: le voici, Madame.
Pour qu'un trait sublime puisse frapper également le gros des spectateurs dans les proportions de leur capacité, il ne suffit pas qu'ils soient susceptibles du même genre d'impressions; il faudrait encore que le hasard des organes ne rendît pas ces hommes plus dépendants d'une impression que d'une autre, et que la nature tînt là-dessus dans leur cerveau la balance égale; il faudrait qu'allant à la tragédie, comme amoureux d'impressions, ils y portassent une âme en disposition d'être également frappée de tels exemples ou de tels sentiments de vice et de vertu, et même de telle espèce de vice ou de vertu.
Une comparaison familière achèvera de mettre là-dessus ma pensée au net.
Imaginez-vous, Madame, un banquet de trente convives. Tel d'entre eux distinguera des finesses de ragoût dans les mets, qui échapperont à celui-ci, dont l'appétit peu délicat ne saisira que le goût principal. Qu'en arrivera-t-il? le friand est le plus flatté, sans être plus content; chacun d'eux a sa charge de plaisir.
Ces deux convives sont l'image des spectateurs, de l'homme à sentiment grossier, et de l'homme à sentiment fin. S'il n'y avait à présent que la différence de finesse de goût dans nos deux convives, elle n'empêcherait pas que tous les excellents mets du repas ne leur parussent également bons; si vous leur supposez un appétit commun, je veux dire une disposition commune à manger qui les détermine également pour toutes les sortes d'assaisonnement sublimes, sans les faire pencher pour aucun mets préférablement à l'autre. Cependant, dans notre banquet, chacun d'eux se déclare pour certains mets, et néglige les autres: d'où vient cela, Madame? le voici.
La disposition à manger est bien générale entre eux; aussi mangeront-ils tous. Cette disposition, dans les uns, a de fines qualités qui manquent à la disposition des autres. De là vient cette distance de friandise que j'ai marquée; distance qui ne leur rendrait aucun mets préférable à l'autre, si elle était l'unique inconvénient de leur disposition générale à manger; mais cette disposition, toute générale qu'elle est, se tourne à des espèces favorites d'assaisonnement.
Voilà ce qui fait qu'avec un goût générique pour tout mets excellent, nos convives en ont cependant de choix, qui leur font négliger les autres.
Ainsi, Madame, le cuisinier ne pourra se flatter d'avoir fait un plat d'une excellence généralement aimée.
Vous me demanderez peut-être si, parmi nos convives, il n'y aura pas quelqu'un d'une disposition si heureuse qu'elle le mette au fait de l'excellence de chaque mets, sans l'entraîner à des goûts amis. Oui, madame, il est possible qu'il se trouve un convive de cette délicatesse, à qui la disposition générale fournisse un amour d'équilibre pour tout ce qui sera vraiment excellent dans son espèce; mais ce convive est bien rare.
Retournons maintenant aux spectateurs de la tragédie. J'ai fait choix, pour les figurer, de l'image la moins ennuyeuse: achevons le parallèle en quatre mots.
Nos convives ont une disposition générale à manger de tous mets excellents; nos spectateurs en ont une à sentir en tout genre de sentiment; il est, de tous degrés, des convives plus friands les uns que les autres, en fait d'étendue de sentiment; nos spectateurs aussi ne sont pas égaux; la disposition générale à manger de nos convives ne rend pas à chacun d'eux tout mets excellent également agréable. La capacité de sentir en tout genre de nos spectateurs n'assujettit pas chacun d'eux à toute espèce de sentiment également. De même enfin que nos convives ont plus d'appétit pour un ragoût que pour un autre, de même aussi nos spectateurs se prêtent-ils plus volontiers à certaines impressions qu'à d'autres.
En effet, Madame, ce sont de ces préférences que l'âme, au gré de ses organes, fait d'un sentiment à un autre, de qui vient l'impossibilité qu'un trait sublime se concilie l'admiration de tous les honnêtes gens ensemble.
Le cuisinier, par aucun art, ne peut préparer un plat excellent pour tout le monde; mais son art, s'il le possède bien, est de faire que chacun de ces mets soit du moins au goût général des convives; son art est à rassembler dans le nombre de ses plats tout ce qui peut assortir l'appétit d'un chacun.
Le grand poète ne peut composer une tragédie dont chaque partie sublime frappe chaque spectateur; mais heureux si la nature a mis son âme au point de sentir génériquement! Par là, madame, il accommodera tout le monde, et peut-être trouvera-t-il quelque spectateur supérieur, qui, sans avoir le goût général au degré de capacité qu'il faut pour être auteur, l'aura du moins au degré qu'il faut pour sentir le vaste génie de l'auteur.
Par tout ce que nous venons de dire, madame, vous voyez qu'il ne peut y avoir de trait sublime d'une approbation vive et générale; mais qu'il peut y avoir une tragédie d'un sublime générique, et, par conséquent, un auteur d'une capacité de génie assez heureuse pour rencontrer le goût, non de tous les honnêtes gens, mais de ces honnêtes gens en général, pour combiner dans son travail les goûts particuliers de sentiments, et donner à chacun comme sa partie d'âme à sentir. Nous parlerons ailleurs de cela plus amplement.
Je suis à présent tenté de vous donner un exemple de certain point que j'ai avancé: c'est un petit épisode qui ne gâtera rien à nos réflexions. J'ai dit que l'homme le plus délicat sentait au-delà de l'homme épais; voilà tout.
Zénobie dit à Rhadamiste, qui l'avait traitée cruellement: Va, je te pardonne,
Sûre que les remords qui déchirent ton coeur
Naissent de ta vertu plus que de ton malheur.
Qu'apercevrait l'homme délicat là-dedans? Oui, dirait-il, le malheur ralentit la fureur de l'âme qui s'abandonne au crime; le crime veut des efforts dont l'homme infortuné se lasse et se dégoûte, quand ils sont sans profit; son courage en cet état le quitte; il s'attendrit sur lui-même, à l'aspect des coupables transports dont il est la victime. Cet attendrissement a sa source dans son infortune. S'il était heureux, il serait encore méchant; mais il est épuisé de fureur; il a la faiblesse de se repentir. Ce ne sont pas là les dispositions que Zénobie souhaite à Rhadamiste; elle lui veut un remords pur, qui ne doive rien au hasard des circonstances; elle veut un homme rendu à la vertu par la voie de l'horreur pour ses crimes, non terrassé par la fatigue infructueuse de ses forfaits. D'ailleurs, dans ces vers, Zénobie fait une leçon à Rhadamiste; elle lui marque ce qu'il doit être, en cas qu'il ne le soit pas.
Ce sont là les délicatesses du trait, ou du moins je le suppose, dont voici les impressions grossières que pourrait recevoir l'homme épais.
Effectivement, Rhadamiste pourrait bien n'être converti que parce qu'il n'a pu rien gagner à être méchant.
Comparez à présent, madame, le sentiment de l'homme épais avec celui de l'homme délicat; vous ne trouverez dans ce dernier qu'un développement de principes, à raison d'une impression plus complète qu'il a reçue du trait; vous verrez que l'homme épais en a saisi le fonds superficiel, la vérité grossière; mais vérité sans extension.
Semblable à celui qui, voyant une machine, en démêlerait les ressorts principaux, sans se douter de l'infinité de ressorts fins et cachés qui contribuent à la force et à la justesse de la machine entière.
Je dis, madame, que cet homme épais n'a saisi du trait que l'image grossière; et remarquez, effectivement, qu'il y a dans ce trait une infinité d'autres petites images sous-entendues, qui peignent les agitations de l'âme criminelle et malheureuse, à la vue de sa misère, de ses crimes et de sa vertu passée, et qui, de leur assemblage tumultueux, forment un sentiment marqué de découragement, et un sentiment de remords. Ce découragement et ce remords sont clairement annoncés dans le trait dont il s'agit. L'homme épais en reçoit l'impression comme de choses exposées dans un point de vue sublime pour son âme. Le reste, je veux dire ces agitations dont se composent le découragement et le remords, ce sont des finesses de traits qui le passent, qui ne se développent point en lui, et dont le poète, dans une adroite exposition des sentiments principaux, a su ménager l'intelligence à l'homme délicat.
Cependant, quand je dis que l'homme épais n'aperçoit que le découragement et le remords, il faut encore m'expliquer; j'entends qu'il ne voit clairement que ces deux choses; car au moment où il aperçoit que le méchant peut cesser de l'être, ou par découragement ou par vertu, l'aspect net de ces deux motifs de conversion qu'il lie ensemble sous-entend nécessairement chez lui un sentiment d'instinct des agitations qui forment ces deux motifs dans l'homme méchant; ce ne peut être même qu'en conséquence de ce sentiment d'instinct qu'il approuve ces motifs exposés par le poète, et les sent vrais: car il ne jugerait pas que ce méchant pût devenir bon par telle ou telle raison, si son âme ne voyait confusément comment.
Cet instinct est donc connaissance, direz-vous, madame; non, c'est une sorte de sentiment qui porte instruction sans clarté; c'est une vue trouble de l'âme embarrassée dans ses organes; en un mot, l'instinct est à l'âme humaine un sentiment non déployé, qui lui prouve la vérité des choses qu'elle aperçoit nettement, en lui montrant un mystère obscur des dépendances qu'elles ont avec d'autres.
Cette définition, madame, peut même expliquer l'instinct de l'homme supérieur; car il a le sien aussi dans bien des choses.
Lettres contenant une aventure
Lettre de M. de M*** contenant une aventure
J'ai reçu votre lettre, mon cher ami. L'aventure dont vous m'y faites le récit est particulière, et vous avez, dites-vous, de l'admiration pour une femme qui meurt de douleur, après avoir appris l'irréparable infidélité de son amant; un si prodigieux excès d'amour vous pénètre de respect pour elle, et je n'en suis point surpris, car vous aimez. Cette tragique histoire fait un exemple du caractère d'amour que vous souhaiteriez pour vous à votre maîtresse; mais cruel! en le lui souhaitant, songez-vous aux conséquences? Je la garantis morte, si vous êtes exaucé, et morte peut-être dans huit jours: peut-être le hasard va-t-il vous présenter un visage aimable, dont la propriétaire armera toute la coquetterie contre vous. Vous aurez des yeux, un coeur et de l'amour-propre; vous vous amuserez à regarder avec plaisir; vous aimerez à plaire; voilà votre maîtresse à son dernier soupir; vous achèverez de vous gâter la nuit par de flatteuses et de reconnaissantes réflexions; la voilà morte. Où est-il, le coeur de tout sexe dont la loyauté ne périsse dans les dangers dont je parle? Et que deviendraient les amants, si l'inconstance de l'un était un arrêt de mort contre l'autre? Les hommes et les femmes tomberaient autour de nous par pelotons; on ne pourrait compter sur la vie de personne, et je conçois qu'il ne resterait plus sur terre que quelques gens, qui, par cas fortuit, se seraient mutuellement portés un coup fourré d'inconstance. Juste Ciel! que de trépas indiscrets et scandaleux ne verrait-on pas? Que de dévots reconnus pour hypocrites après leur mort! eux, dont la bonne odeur ne subsiste qu'à la faveur du secret qui dérobe leurs faiblesses. Que de mères détrompées de l'innocence de leurs filles! Que de maris crédules, et qui ne pourraient plus l'être! Que de vieilles femmes ridiculisées, en cessant de vivre! Mais, grâce à Dieu, nous n'avons rien à craindre de tout cela. La nature plus sage que vous, mon ami, ne donne pas à l'amour un si grand crédit sur les coeurs; le pouvoir qu'elle lui laisse va tout à l'avantage du genre humain, et loin d'être homicide, il n'est dangereux que par le contraire. On pleure l'inconstance de son amant ou de sa maîtresse, on la soupire; voilà le plus grand inconvénient d'un amour trahi; encore ne voit-on passer par ces peines que ceux dont la nature a manqué le coeur; je veux dire que c'est un vice dans son ouvrage, que cet excès de sensibilité qu'elle y laisse. Sa règle générale est plus douce, les amants abandonnés en sont quittes pour quelques chagrins que le moindre amusement écarte, et qui ne s'aperçoit que dans ceux qui ne veulent pas se gêner; je ne sais même si le plus grand nombre n'en n'est pas quitte à moins: quoi qu'il en soit, pour payer votre petite histoire par une autre, je vais vous rapporter un exemple sur lequel vous pouvez, presque à coup sûr, tirer l'horoscope de votre maîtresse, en cas que vous deveniez infidèle.
J'étais, il y a quelques jours, à la campagne, chez un de mes amis: nombre de dames et de cavaliers s'y étaient rassemblés. Il me prit fantaisie, un matin, d'aller me promener seul dans le bois de la maison: je m'enfonçais déjà dans les routes les plus obscures, quand la pluie me surprit; pour l'éviter, je courus vers un cabinet que je vis assez près de moi. J'allais y entrer, quand j'entendis parler: je prêtai l'oreille; c'étaient deux dames de notre compagnie, qui s'y étaient apparemment réfugiées avant moi. L'une d'elles, un moment après, poussa quelques soupirs qui me donnèrent la curiosité d'en apprendre la cause. Je suis jeune: ces soupirs me présageaient de l'amour; je crus qu'il serait bon de voir comment ces deux femmes en traiteraient à coeur ouvert: j'en pouvais tirer des conséquences générales, et m'instruire moi-même, en cas d'accident, du plus ou moins de sûreté qui se trouvait dans les petites façons extérieures du sexe. Hélas! Ma chère, dit la dame qui me semblait avoir soupiré, ne me reproche point ma mélancolie: ne sais-tu pas que Pyrame est absent, et que je ne le verrai de six mois. Ah! répondit l'autre, en éclatant de rire; gageons que ton coeur a pillé ce ton-là dans Cléopâtre. Que tu es folle à contretemps, dit l'affligée, si tu étais à ma place, tu n'aurais pas le mot pour rire. Ne te fâche pas, ma bonne, répliqua l'autre; je t'avoue que j'ai ri d'étonnement: tu ne dois voir ton amant de six mois; tu te prépares, ce me semble, à gémir autant de temps; il n'est pas jusqu'au son de ta voix que tu n'aies mis en deuil: cela m'a paru singulier. Je connais bien cette espèce d'amour languissant et tous ses devoirs, mais franchement je n'ai pas cru que ce fût celui dont le coeur se servît dans l'occasion. Je l'ai pris pour cet amour qu'on imprime, et dont on remplit de gros volumes de roman: et tu te joues à mourir de fatigue, si tu veux imiter ces amantes que ce fou de La Calprenède a faites avec une plume et de l'encre. Il faut s'imaginer, ma chère, qu'un coeur romanesque fournit plus d'amour lui tout seul que n'en fournirait tout Paris ensemble. Ne prends pas ce que je te dis pour un manque d'expérience. Nous sommes seules. Au moment où je te parle, j'aime; mon amant est absent, non pas absent comme le tien, qui n'est allé que chez son père; il est à l'armée; le voilà bien en risque; il pleurait en me quittant; je pleurai de même, et les larmes m'en viennent encore aux yeux. Tout cela est à sa place. Mais, ajouta-t-elle, en riant, je veux dire en mariant une folie plaisante avec ses pleurs, je verse des larmes, et n'en suis pas plus triste; bien au contraire, ma chère, je ne pleure que parce que je m'attendris; mais mon attendrissement me fait plaisir, et les larmes qu'il amène sont en vérité des larmes que je répands avec goût. Je ne sais pas si tu comprends comment cela s'ajuste; je suis tendre autant qu'on peut l'être. Je tremble pour mon amant sans inquiétude; je le désire ardemment sans impatience; je gémis même sans être affligée, et tous ces mouvements ne me sont point à charge; souvent je les réveille, de peur d'être oisive; ils me suivent où je vais; ils se mêlent à mes plaisirs; ils ne les rendent que plus touchants; c'est comme une provision toute faite de réflexions douces, qui ne m'en tiennent que plus disposée à la joie, quand j'en trouve. Je me dis à moi-même: Je fais la passion d'un homme aimable; cette idée me flatte, c'est une preuve de mérite; je m'en estime avec plus de sûreté de conscience, et je ne suis pas fâchée de trouver alors sur mon chemin un hommage de petits soins: je m'en amuse sans scrupule; ils me répètent ce que je vaux: je les encourage quelquefois par un coup d'oeil, un geste, un souris, et je te jure enfin que mon amant ne m'est jamais plus cher que quand je me suis prouvé qu'il ne tient qu'à moi de lui donner des rivaux. A leur égard, je ne les aime point, ce me semble; cependant ils me plaisent; mon amour-propre a de l'inclination pour eux, mais je sens bien confusément qu'eux et mon coeur n'ont rien à démêler ensemble; voilà tout ce que j'en puis dire, et voilà comme on aime, ma chère: crois-moi; règle-toi là-dessus. Et que deviendrais-tu donc, si ton amant venait à changer? Ah! de quoi parles-tu là? s'écria l'autre. Ah, mon Dieu, tout me frémit! Lui, changer: toi qui aimes si fort à ton aise, comment te sauverais-tu de la douleur la plus vive, et peut-être du désespoir, s'il t'arrivait ce que tu me fait craindre? Eh, que me dis-tu répondit l'autre, avec ta douleur la plus vive, et ton désespoir? du dépit encore, passe. Du dépit, juste Ciel! du dépit pour une perfidie! dit l'autre dame. Oh, je n'en sais pas davantage, reprit son amie; et je n'ai jamais connu d'autre accident en pareil cas: je te parle bien naturellement, comme tu vois, mais je t'aime, et tu as besoin d'instruction.
Et je vais, pour te la donner plus ample, te faire un abrégé succinct de mes petites aventures.
A neuf ans, on me mit dans un couvent, avec intention de m'engager à des voeux: j'avais une soeur aînée à qui mes parents destinaient leur héritage: ils crurent devoir commencer de bonne heure à me soustraire du monde, afin que l'ignorance de ses plaisirs m'empêchât de les regretter, et que la victime, dans un âge plus avancé, ignorât du moins tout ce que lui dérobait son sacrifice; j'y restai trois ans avec tranquillité, et j'y reçus une éducation dévote, qui porta plus sur mes manières que sur mon coeur; je veux dire, qui ne m'inspira pas de vocation, mais qui me donna l'air d'en avoir une. Je promis tout autant qu'on voulut que je serais religieuse, mais je le promis sans envie de le devenir, et sans dessein de ne pas l'être. Je vivais sans réflexion; je m'occupais de mon propre feu; j'étais étourdie et badine; je jouissais de ma première jeunesse, et je m'amusais de tout cela, sans en désirer davantage.
Il est vrai que ce coeur vide de goût pour la clôture, et qu'on n'avait pu tourner à l'amour de la règle, quoiqu'il ne souhaitât rien encore, semblait deviner par son agitation folâtre qu'il était d'agréables mouvements qui lui convenaient, et qu'il attendait que les mouvements lui vinssent; et l'accident que je vais te dire me débrouilla tout cela!
Une de nos petites pensionnaires tomba malade: sa mère, qui l'aimait beaucoup, ne voulut point la confier aux soins du monastère; elle vint la chercher, et demanda à me voir, parce que mes parents l'en avaient priée. Je fus donc au parloir; et j'y perdis sur-le-champ mon ignorance.
J'y vis un cavalier; c'était le fils de la dame en question: nos yeux se rencontrèrent; je sentis ce qu'ils se dirent, sans être étonnée de la nouveauté du goût que j'avais à voir ce jeune homme, et la conversation que mes yeux eurent avec les siens n'eut de ma part aucun air d'apprentissage. Si je péchai, ce fut par un excès d'éloquence, dont à présent je retranche un peu dans l'occasion; je n'ai point appris à mieux dire que j'aime, j'ai seulement appris à le dire un peu moins.
La dame, qui emmenait sa fille, me parla conformément aux instructions que mes parents lui avaient données; me vanta les charmes du cloître, et mit sa main dans sa poche, pour chercher des lettres qu'elle devait me rendre de la part de ma mère. Heureusement, elle les avait oubliées; son fils s'offrit sur-le-champ de me les apporter, et avant qu'il eût parlé, j'avais déjà compris et souhaité ce qu'il devait dire. Je l'en remerciai par un regard, dont je vis bien qu'à son tour il avait senti la nécessité, puisque je lui trouvai déjà les yeux sur moi.
Enfin, ma chère, après quelques discours fatigants, sa mère sortit, avec promesse de renvoyer son fils me porter mes lettres; et de mon côté, je m'en allai dans ma chambre donner du progrès à mes sentiments, les goûter à l'aise, et contempler l'image de mon vainqueur. Au retour de ma méditation, on ne me vit plus ni si badine ni si vive; mais en revanche, j'étais négligente et distraite; non que j'eusse perdu ma gaieté, mais elle se répandait moins au-dehors. Je jouissais d'un plaisir qui m'occupait tant qu'il arrêtait ma dissipation; et pour vaquer à mes petites réflexions, j'oubliais tout le reste.
Cependant, le jeune homme revint; il me demande; une religieuse me suit au parloir. Que je la haïssais là! mais le hasard m'a toujours servi assez fidèlement: une soeur converse vint pour parler à ma religieuse, cela nous fit un moment de liberté, dont le cavalier et moi profitâmes, parce que nous en étions tous deux également avides; il me glissa adroitement, avec mes lettres, un billet qu'un serrement de main m'avertit être mystérieux; ma main lui redit aussitôt que j'entendais la sienne. Je rougis pourtant de ce geste mis en réplique; il le vit, et pour m'enhardir le petit fripon me baisa la main. Ce qui est de plaisant, c'est qu'effectivement j'en devins moins honteuse; mais mon importune compagne, la religieuse, retourna la tête à l'instant le plus intéressant de notre action; elle en surprit toute l'ardeur sur le visage du jeune homme, et tout le consentement sur le mien; et la nonne commença à rougir, où j'achevais de le faire.
Monsieur, dit-elle au jeune homme, en me retirant de la grille, Madame votre mère ne vous a point donné cette commission. Il est vrai, Madame, répondit-il; mais une si belle main, et mon âge me l'ont donnée; et je n'ai pas cru que ce fût un mal que de les en croire. Pour moi, ma mère, répondis-je, je n'ai pas eu le temps d'arrêter Monsieur. Allez-vous-en, Mademoiselle, me repartit-elle, vêpres sonnent, vous ferez mieux de vous y rendre.
Je fis alors une révérence, où, à travers beaucoup de modestie, j'enveloppai je ne sais quel air content de mon amant, qu'il dut comprendre, et je me retirai plus curieuse qu'inquiète des suites de l'aventure, et dans une impatience extrême de lire mon billet; il me parut charmant, peut-être l'était-il: je le gardai comme un trésor, où je puisais, dans mille moments du jour, une agréable vanité: je me regardais comme une personne importante; je n'avais besoin que de le toucher pour m'estimer, et pour tressaillir de joie. On veilla dès lors mes actions de plus près; mais au bout de quelque temps je me vis libre par la mort de ma soeur. On me vint reprendre au couvent: mon amant eut la liberté de me voir; ma nouvelle situation me ravit au point que j'en étais comme étourdie: les moindres visites étaient pour moi des plaisirs sérieux; un rien m'était beaucoup, ou quelque chose; mon amour même augmenta à proportion; la journée ne suffisait pas à sentir ma satisfaction.
Voilà quelle j'étais, quand les empressements de mon amant baissèrent, et quand enfin j'appris qu'il les portait ailleurs. Je te l'avoue, ma chère, le jour où l'on m'en confirma la nouvelle, je fus bien une bonne heure où il me sembla que tout était désert dans le monde, et que tout m'avait abandonné. Dans cette détresse, il me vint compagnie; le monde à mes yeux se repeupla; mon chagrin s'affaiblit; je me crus moins délaissée; deux jeunes gens me firent des mines que je trouvai sincères; je me sentis réconfortée, et je pris tant de courage dans cette soirée, que lorsque la compagnie sortit, je me félicitai de mes nouvelles conquêtes, sans me ressouvenir que trois heures avant, je regrettais la perte d'une... Cette dame en était là de son discours, quand je fis par mégarde un petit bruit qui la fit taire. Remettons le reste; dit-elle, à une autre fois, il te divertira. Je me sauvai là-dessus, avec dessein de guetter l'occasion de savoir la suite de l'histoire; je l'ai sue; et comme cette lettre est déjà très longue, ce que j'ai appris sera le sujet d'une autre. Bonjour.
Suite de la lettre de M. de M***.
Non, mon cher, je ne vous manquerai point de parole; je vous ai promis la suite de l'histoire en question; vous souhaitez que j'entre d'abord en matière, et je commence.
Je vous ai dit qu'un petit bruit que je fis avait interrompu la dame qui parlait, et qu'elle était sortie du cabinet avec sa tendre compagne, dans le dessein de continuer une autre fois son discours. Le lendemain je les épiai si bien toutes deux, que je les vis sur le soir se prendre sous le bras, et se retirer dans le cabinet, d'où j'avais tout entendu la veille; je me glissai donc à ma place, et je crois être obligé de vous conter la nouvelle conversation qu'elles eurent ensemble, avant que la dame qui avait commencé son histoire la poursuivît.
Eh bien, ma chère, dit la dame folâtre à son amie, comment as-tu passé la nuit? Mon Dieu! répondit l'autre, j'ai honte de te le dire. Ah j'entends, reprit l'amie; je sais ta nuit par coeur; je la lus hier en me couchant. Tu l'as lue? Tu rêves! dit l'autre. Non je te dis vrai, repartit-elle; je lisais hier Cassandre; l'auteur suppose son amant absent, et j'en étais aux agitations qui tourmentaient son coeur pendant la nuit; ainsi tu vois bien que je dois savoir l'histoire du tien; car apparemment il n'a pas dérogé, et l'exercice de toutes ces nuits-là est uniforme. Tiens, je te dirais de la tienne le commencement, le milieu et la fin, par ordre alphabétique: gageons que c'est d'abord une réflexion cruelle qui produit un soupir douloureux, ou bien, si tu le veux, c'est le soupir qui précède la réflexion; car les coeurs de ton espèce soupirent souvent d'avance, en attendant de savoir pourquoi.
Il en est d'eux là-dessus, comme de ces poètes qui font la rime avant que d'avoir trouvé la raison; mais d'ordinaire, c'est la réflexion qui produit le soupir; le soupir à son tour est le père d'une apostrophe à l'amant absent: cher Pyrame! quand le Ciel permettra-t-il que je te revoie?
En voilà l'exorde: après on se parle à soi-même: ô fille ou femme infortunée! etc. Ensuite, il y a des pauses, je veux dire qu'on se tait, qu'on parle, qu'on s'agite; une famille de nouveaux soupirs naît encore de tout cela; ils ont aussi pour enfants de nouvelles apostrophes à la nuit, au lit où l'on repose, à la chambre où l'on est; car dans cet état le coeur fait inventaire de tout: dis-moi la vérité; voilà la généalogie des actions de ta nuit; voilà du moins comment l'original en est dans Cassandre. A la pointe du jour tu t'es endormie d'abattement, et je gage encore que ton sommeil était orageux, nuisible à l'estomac par la quantité des soupirs qui l'ont gonflé.
Après tant de railleries, répondit l'autre dame en souriant (car sans la voir, je devinais qu'elle souriait par son ton), tu ne mérites pas que je te confie ce que j'ai senti cette nuit. Ah! ma toute bonne, repartit l'autre, rends-moi compte, je t'en prie; si tu n'as pas été si tourmentée qu'à l'ordinaire, c'est une fortune que tu me dois: je t'ai donné des remèdes qui t'ont soulagée; parle.
As-tu observé, dit l'autre dame, l'empressement que Lisidor marquait hier au soir pour moi? Oui sans doute, dit sa compagne, et ma vanité commençait à souffrir un peu de voir tes appas préférés aux miens (car tu sais que voilà la règle entre nous autres femmes). Quand deux cavaliers ont paru se disputer l'honneur de me plaire, leur hommage m'a raccommodée avec toi: je t'ai pardonné Lisidor en leur faveur; je t'avoue qu'alors je t'ai perdue de vue, et que mon acquisition m'a fait oublier la tienne. Eh bien! continue, qu'est-il arrivé de cet empressement? Mais, dit l'autre, il est arrivé... j'ai de la peine à te l'avouer. Que signifie cela? répondit son amie; Pyrame est-il sorti de ton esprit? N'aimes-tu plus qu'Alidor? Je te louerais de ce double impromptu, si tu n'avais que quatorze ans: je t'ai déjà dit qu'à cet âge mon coeur avait joué le même tour à sa première inclination; mais à vingt-cinq ans, ma chère, ce n'est plus là qu'un tour d'enfant: change, sois volage, quand le coeur t'en dira; à la bonne heure: mais tu n'as pas tant besoin de savoir changer de penchant, que tu as besoin de savoir changer ta façon d'en prendre. Tu aimais Pyrame; il était absent; tu t'étais ensevelie dans la douleur: voilà ce qu'on appelle l'amour pris de travers. Alidor le chasse subitement de ton coeur, c'est quelque chose; et cela marque qu'on peut te conduire à mieux; mais si tu recommences avec ce dernier un cours de tendresse pareil à celui que tu quittes, si tu vas avec lui doubler encore Cassandre ou Cléopâtre, plus de commerce entre nous, je me retire. Aussi bien je m'imagine que tu as des devoirs solitaires, des réflexions à faire sur la honte de ton amour naissant: tu n'as qu'à dire et je te laisse, sur-le-champ, la liberté d'être honteuse à ton aise: mais si tu veux être raisonnable, faire le profit de ton amour-propre et de ton coeur, aimer Lisidor parce qu'il te plaît, en te conservant Pyrame, parce qu'il t'aime: oh! tu seras de ce monde! Je suis toute à toi, et je te continue mes conseils pour ta conversion.
En vérité, tu n'es qu'une étourdie, répondit alors l'autre dame, tu ne m'as pas donné le temps de m'expliquer, et depuis que tu causes, tu n'as combattu que tes chimères, et point du tout mes idées: Eh! qu'importe? reprit l'autre. J'y ai toujours gagné, puisque je suis femme, et que j'ai parlé longtemps. Mais quelle est donc ta pensée? La voilà, repartit son amie; c'est que, Dieu me pardonne, il me semblait, cette nuit, que j'aimais Pyrame sans douleur, tout absent qu'il est, et qu'Alidor me plaisait encore, sans que je l'aimasse. D'abord cela m'a fait peur à cause de ce pauvre garçon qui est éloigné de moi: je craignais de lui faire tort; mais autant qu'il m'en souvient, cela faisait dans mon coeur un mélange d'amour et de vanité, qui ressemblait assez à ce que tu m'en enseignes. J'ai perdu quelque temps à m'examiner, par scrupule pour l'absent; mais j'ai vu qu'il n'entrait rien là-dedans contre ses intérêts: en effet le chagrin que j'avais, en l'aimant, ne lui rapportait rien. Oh! si fait, si fait; il lui rapportait, reprit son amie en souriant; ce chagrin-là n'était qu'un dévouement de ton âme à une fidélité éternelle, et cela ne vaut rien: laisse-la hardiment mourir, cette fidélité; il n'y a que les dupes qui en font leur objet; je suis très contente de toi; à tes scrupules près, tu marches à pas de géant dans la bonne voie; avance et ferme les yeux.
Tu as beau dire, reprit l'autre, je me reproche encore quelque chose; mais, si Alidor continue à m'en vouloir, j'espère que cela se passera. Bon! dit son amie; puisque tu vas jusqu'à l'espérer, cela vaut fait; jamais ces espérances-là ne trompent. As-tu vu ce matin Alidor? Je le quitte il n'y a qu'un moment, dit-elle; il est venu voir tantôt si j'étais levée. Tu l'étais sans doute, reprit sa compagne. Point du tout, repartit-elle; comme je n'ai point fermé l'oeil de toute la nuit, j'ai tâché de m'assoupir ce matin; car tu sais qu'on est à faire peur, quand on n'a pas dormi. Comment, s'écria l'autre, tu crains déjà de faire peur? Oh! mon enfant, ton coeur a fait un coup de maître. N'importe, reprit la convertie, tu feras bien de m'achever ta vie, et cela me fortifiera. J'y consens, dit son amie; aussi bien l'habitude d'aimer languissamment t'a laissé je ne sais quelle bigoterie de langage, dont je veux te défaire. Cela me fortifiera, dis-tu. A t'entendre, on dirait d'une dévote, qui fait une action libertine. Tu ris, mais je veux mourir, si cela ne ressemble... A propos, de ma vie, où en étais-je? Aux conquêtes que tu fis un soir, lui dit l'autre dame, et qui te firent oublier subitement l'inconstance de ton premier amant. Nous y voilà, reprit l'autre.
Je fus le reste de la soirée dans une situation de coeur qui, par intervalle, me fournissait des secousses de joie incroyables. Les deux jeunes gens, qui s'étaient déclarés pour moi, me revenaient dans l'esprit avec leurs petites façons: à cela se joignait une apparition subite des plaisirs de coquetterie que me vaudrait leur amour. Quelle vue, ma chère, pour une fille, et pour une fille de mon âge! aussi je n'y pouvais tenir et je tressaillais entre cuir et chair, tout autant de fois que cela me passait dans l'esprit. Cela ne m'y passait cependant que d'une façon très confuse, parce que la présence de mon père et de ma mère me gênait; j'en réservai donc l'examen, et j'en fis ma tâche pour la nuit.
Quand il fut l'heure de se coucher, je volai dans ma chambre pour me déshabiller et pour me voir: oui, pour me voir, car j'étais pressée d'une nouvelle estime pour mon visage, et je brûlais d'envie de me prouver que j'avais raison. Tu penses bien que mon miroir ne me mit pas dans mon tort; et je n'y fis point de mine qui ne me parût meurtrière; et la contenance la moins façonnée de mes charmes pouvait, à mon goût, achever mes deux amants.
Te ferai-je le détail de mes petites grimaces? Nous sommes toutes deux du même sexe, et je ne t'apprendrai rien de nouveau: tantôt c'est un mixte de langueur et d'indolence, dont on attendrit négligemment une physionomie; c'est un air de vivacité dont on l'anime, d'usage et d'éducation dont on la distingue; enfin, ce sont des yeux qui jouent toutes sortes de mouvements; qui se fâchent, qui se radoucissent, qui feignent de ne pas entendre ce qu'on voit bien qu'ils comprennent; des yeux hypocrites, qui ajustent habilement une réponse tendre; à qui cette réponse échappe, et qui la confirment par la confusion qu'ils ont de l'avoir faite.
Voilà en gros les aspects sous lesquels je m'admirai pendant un quart d'heure: je me retouchai, cependant, sous quelques-uns, non que je ne fusse bien, mais pour être mieux; après quoi je me couchai remplie de sécurité sur l'avenir; mais je me couchai sans envie de dormir: j'avais trop bonne compagnie d'idées: les deux jeunes gens, leurs tendres dispositions, ma gloire présente et future, la bonne opinion de moi-même, tout cela me suivit au lit.
Je me mis donc à rêver, et à faire mille projets de conduite: j'arrangeais les discours de mes amants et les miens; j'imaginais des incidents; je troublais leur repos; je les calmais; j'inventais des caprices dont je me divertissais de les voir dépendre: et toute jeune que j'étais, je commençais à comprendre la valeur de nos inégalités d'humeur avec les hommes: je jugeais qu'elles nous variaient à leurs yeux, et nous exposaient sous différentes formes, dont l'inconstance les obstinait à nous fixer dans la bonne; mais qu'il ne fallait pas qu'ils pussent s'en assurer; et qu'ainsi, leur temps se passait à nous chercher, et à ne nous trouver, comme ils souhaitaient, qu'à la traverse.
Voilà, ma chère, jusqu'où portaient alors mes lumières naturelles: enfin, mon enfant, le sommeil me prit au milieu de toutes ces idées, et je m'endormis sans m'en apercevoir.
Le jour vint; je ne m'étais pas trompée; nos deux jeunes gens étaient blessés. A mon égard, j'étais saine et sauve, et je n'avais encore que ma vanité d'intriguée.
Mais l'amour est comme un mauvais air que nous portent les amants qui nous approchent. Un des miens fut deux jours sans venir au logis; mon coeur s'avisa naïvement de s'en apercevoir; je ne m'amusai point à me le vouloir cacher; c'eût été trop de peine, et je hais l'embarras qui ne mène à rien. Je pris la chose tout comme mon coeur me la donnait; je vis qu'il y avait de l'amour, j'y acquiesçai.
Tu ne le croiras peut-être pas; mais rien ne nuit tant à l'amour que de s'y rendre sans façon. Bien souvent il vit de la résistance qu'on lui fait, et ne devient plus qu'une bagatelle, quand on le laisse en repos. Telle que tu me vois, je suis un peu philosophe, moi. Tiens, j'ai trouvé que la raison nous rend nos plaisirs plus chers en les condamnant. Si l'on s'y arrache, on en souffre, et en souffrant, on croit se refuser à des délices; le plus court pour en perdre le goût, c'est de se les permettre, je dis, quand ils ne choquent pas absolument les moeurs que doit avoir une honnête femme du monde; car je ne suis pas une libertine, au moins; mais se pardonner quelque amour dans le coeur n'est pas un si grand crime; et je t'avoue d'ailleurs que je n'espérerais rien de bon de la conduite à venir d'une femme qui combattrait un grand penchant dont elle se voit prévenue: si le penchant l'entraîne, gare qu'il n'en fasse ce qu'il veut! car elle est bien fatiguée, et ne peut guère ménager de conditions avec son vainqueur. Il n'est pas de gens plus extrêmes dans leurs excès que ceux qui l'étaient dans leurs scrupules; ils vont toujours plus loin que la tentation ne leur proposait; elle n'a du moins qu'à se présenter pour être obéie.
Voilà un échantillon de ma philosophie, et je te la donne pour excuser ma façon d'agir avec cet amour naissant dont je m'aperçus.
Celui de qui je le tenais vint le lendemain; il entra dans le moment que je m'occupais à le souhaiter. Comme il me surprit, je n'eus pas le temps de m'empêcher d'être ingénue; je désirai de le voir; je le reçus en conformité; en un mot, il connut qu'il me faisait plaisir; il en devint plus aimable; car, en amour, pareille découverte donnera toujours de nouvelles grâces à l'homme d'esprit qui la fait.
Le nouvel agrément qu'il prit ne m'échappa pas; mon coeur n'en perdit rien; il lui en tint compte, et je ne vis qu'avec plus de complaisance une passion qui s'augmentait des faveurs qu'on lui faisait.
Quelques visites qui vinrent alors abrégèrent le bon accueil qu'il recevait de moi, non que je lui eusse dit que je l'aimais: j'avais été plus modeste, sans être pourtant moins claire, et j'en avais glissé l'aveu sous des plaintes assez empressées de son absence.
On nous interrompit donc; j'allai recevoir la compagnie qui venait, et avec laquelle il sortit trois heures après.
J'oubliais à te dire que son rival en était, de cette compagnie; sa présence écarta, sans les renvoyer, les sentiments de préférence que j'avais pour le premier de ces deux adorateurs. Risquer d'en perdre un, par trop de naïveté pour l'autre, c'était jouer trop gros jeu; et je n'étais pas d'humeur à ruiner les plaisirs de ma vanité, en faveur de ceux de mon amour.
D'ailleurs, j'étais un peu fâchée que ce jeune homme préféré m'eût fait un larcin de mon secret, quand il m'avait surprise; et comme il n'entrait pas dans mes petits maximes que la certitude lui durât longtemps, je me déterminai, tout d'un coup, à le dérouter en fêtant son rival.
Trois ou quatre minauderies, tant en gestes qu'en paroles, corrigèrent le premier de sa sécurité et firent germer l'espoir dans le coeur du second: de là, je vis naître des nuages sur le visage de l'un, et la sérénité sur le visage de l'autre.
La paix en souffrit; le favorisé raillait le malheureux; il abusait insolemment de sa fortune, et le malheureux répandait un esprit d'envie sur tout ce qu'il répondait, mais d'une envie douloureuse, plus humiliée que brusque.
Cela me toucha; l'amour dans mon coeur plaida sa cause, et la gagna, mais si adroitement que j'avais déjà soulagé la douleur de ce pauvre garçon, quand je croyais en être encore à décider du parti que je devais prendre.
Voilà les surprises de l'amour; mais t'avouerai-je toutes mes folies? Ce soir-là, je fis et défis plusieurs fois la même chose, tombant, tour à tour, d'un acte de pur amour dans un acte de vanité; je ne crois pas qu'il y ait rien de si divertissant.
Cependant l'heure de se retirer vint, et mes deux amants sortirent plus piqués et plus incertains que jamais de leur destinée. Quand je les vis partir, j'étais bien tentée de finir la scène à la satisfaction de mon amour; il n'était question que d'un petit tour de gibecière, du moindre petit clin d'oeil, fait en cachette et reçu de même. Je ne sais pas comment je m'en abstins, en voyant l'air mortifié de celui que j'aimais; mais je regardai ailleurs par un esprit de ménage sur mes plaisirs. Je me dis qu'il fallait en réserver pour le lendemain, et que si mon amant partait consolé, je m'ôtais la douceur de jouir plus au long de son inquiétude, et de l'effet de mes bontés.
Je passai la nuit à merveille; il y avait longtemps que je ne m'occupais plus à rêver éveillée; j'avais pris, de cet amusement-là, jusqu'à satiété, et je n'y trouvais plus rien de piquant; en effet, il n'est bon qu'à des filles novices. Devine qui me rendit visite le lendemain. L'amant du couvent, mon infidèle! Devine encore ce qu'il m'arriva quand on me l'annonça. T'y attendrais-tu? le coeur me battit.
Mais, mon enfant, je songe qu'il se fait tard, dit-elle, en s'interrompant; on peut nous attendre pour dîner; remettons le reste à tantôt.
Et vous, mon cher, vous voulez bien que je m'interrompe aussi, avec promesse de vous dire la suite, à condition que je l'apprendrai.
Suite de la lettre de M. de M***.
Je vais enfin vous rapporter le dernier entretien des deux dames en question. Je sors actuellement de ma niche, et elles du cabinet d'où je les ai toujours entendues: vous vous souvenez, sans doute, de la différence de leur caractère.
L'une est une coquette badine, qui quand un amant lui plaît, n'y sait d'autre façon que de l'aimer, que de l'oublier sans y tâcher, quand il l'oublie; et quand il est absent, que de se divertir, en l'attendant, des coeurs étrangers qui lui venaient; et d'employer, dans cet agréable exercice de coquetterie, le temps qu'une autre donnerait au désir impatient de revoir ce qu'elle aimerait.
C'est une femme dont le coeur, en amour, est fermé à toute impression fâcheuse, accessible à toute impression agréable autant de fois que le hasard le veut; un coeur, enfin, qui tire parti de tout, qui, devenu tendre pour un objet, ne renonce pas pour cela aux autres; mais qui retient pour sa vanité ceux dont son penchant ne s'accommode pas, et qui souvent même dans le même jour, se trouve sensible autant de fois qu'il est coquet.
La compagne de la dame que je viens de peindre est d'un caractère tout opposé; c'est une femme dont le coeur est plus sage et plus neuf, et qui paraît avoir toujours regardé l'amour comme un péril, dont elle avait honte de s'approcher; mais le péril, apparemment, l'a poursuivie; et comme on fuit avec paresse ce que l'on fuit à contrecoeur, le péril l'a surprise; elle aime.
Oh! vous savez que plus une femme a craint l'amour, plus scrupuleusement le sert-elle, quand les forces lui ont manqué, et qu'elle ne peut plus s'en défendre; c'est en aimant de tout son coeur qu'elle se délasse de la fatigue qu'elle a soufferte en combattant, mais elle aime comme un autre remplit un devoir, je veux dire avec une exactitude de sentiments qui n'est jamais un défaut, et dont elle se fait comme une obligation religieuse.
L'amant est-il absent pour un demi-jour? il faut y rêver solitairement, fuir ou défier toute occasion qui oserait réjouir.
Revoit-on cet amant? il faut un épanchement modeste de tendresse; mais cependant plus tendre que ne pourrait être une joie libertine: il faut soupçonner cet amant de n'avoir eu ni l'air ni le coeur assez mortifié, pendant sa courte absence, et perdre ses soupçons, après avoir eu le plaisir de sa justification; lui jurer après, cent fois, qu'on l'aimera toujours; car cette répétition de serments n'est que dans les paroles; mais le sentiment en est toujours nouveau.
Enfin, il entre dans la tendresse d'une femme de ce caractère une infinité d'autres petites formalités, qui sont toutes de l'invention des coeurs qui étaient sages et timides, avant que d'être tendres.
Telle est donc la dame à qui sa compagne a déjà raconté une partie de ses aventures: elles prirent ensemble le chemin du cabinet, et moi celui de mon bosquet.
Quel livre as-tu dans ta poche? dit la coquette, en ouvrant la conversation. C'est Pharamond, répondit-elle. Pharamond! s'écria l'autre, quoi! pendant que je travaille à ta conversion, et qu'elle est plus d'à moitié achevée, tu lis encore des livres hérétiques? Donne-moi ce livre; je te défends d'en lire de pareils, sous peine de ma colère; donne, te dis-je: tu n'as pas encore la tête assez forte, pour soutenir l'air dangereux qu'on y respire.
Il me semble que si, répondit l'autre, et je t'assure que ce matin mon coeur a déjà critiqué dans les amants de Pharamond des lenteurs, des timidités, des fiertés, qui autrefois étaient tout à fait de mon goût. J'ai trouvé que ces gens-là s'amusaient trop à respecter, à se fâcher, ou à se plaindre; et que les meilleures occasions périssaient entre leurs mains: tu vois bien que de pareilles remarques ne me menacent pas de rechute.
Ta critique est judicieuse, reprit l'autre: effectivement, si toutes ces folies étaient d'usage, et si les amants d'aujourd'hui se ballottaient comme ceux-là, le mariage serait assez inutile; car on ne serait d'accord qu'après quatre-vingts ans de martyre.
Abrège tes réflexions, dit sa compagne, pour m'achever ta vie; je ne suis venue ici que pour l'entendre; tes coquetteries m'ont d'abord fait peur; mais à présent, la comédie m'en plaît.
Je te la donne aujourd'hui, reprit l'autre, mais j'espère que tu la joueras bientôt toi-même: achevons mes aventures, puisque tu le veux: il ne m'en reste pas beaucoup; mais je travaille tous les jours à les augmenter.
J'en étais, je pense, à mon amant de couvent, qui s'avisa de me rendre visite, quand je ne songeais plus à lui.
Le petit infidèle avait entendu parler de mes conquêtes. Le don de mon coeur, autrefois, lui avait paru plus agréable qu'important: il en avait aimé la tendresse; mais il avait oublié de l'estimer; et franchement, quelque aimé que soit un amant, quelque amour qu'il ait lui-même, s'il n'est glorieux d'avoir acquis le nôtre, c'est un amant manqué.
Ce n'est pas assez qu'il soit glorieux de nous paraître aimable; il faut qu'il le soit de nous l'avoir paru plus que d'autres, qui aspirent à le paraître aussi bien que lui. Ses rivaux, en lui exagérant ce qu'il vaut, quand il en triomphe, l'avertissent de ce que nous valons nous-mêmes; cette dernière leçon tient son amour en respect, et son orgueil en haleine: il a eu l'honneur de la préférence; cela ne lui suffit pas; il reste que cette préférence lui soit continuée.
Il ne s'était rien passé de semblable avec mon inconstant, quand nous nous étions aimés; mais on ne lui eût pas plus tôt dit que j'avais deux esclaves à ma suite, et que mes appas étaient en haute réputation, qu'il jugea que c'était un beau coup à faire, s'il pouvait rattraper les droits qu'il avait eus sur mon coeur; mais il avait eu ces droits sur un coeur brut, sur un coeur enfant.
Dans le couvent j'avais regardé son amour comme un effet étonnant de mon mérite; et le retour que j'avais eu pour lui n'était qu'une admiration de moi-même, qui m'échauffait, à quoi s'était jointe une curiosité puérile d'essayer mes yeux sur un homme, et de voir ce qu'il en arriverait; de sorte que je n'aurais jamais eu d'amour pour lui, sans l'envie que j'avais eue d'en avoir pour qui que ce fût, pour savoir ce que c'était; mes deux dernières conquêtes, et je ne sais combien de petits amours momentanés, qui naissaient autour de moi partout où j'étais, m'avaient guérie de ces enfances; je n'étais plus surprise d'être aimée, et je l'aurais été de ne l'être pas.
Ainsi mon infidèle était bien loin de son compte; et comme tu vois, de pareilles dispositions ne lui faisaient pas beau jeu.
Cependant je t'ai dit que le coeur me battit quand on me l'annonça; mais ce n'était qu'émotion d'orgueil; encore cet orgueil ne le regardait-il pas. Il revient, me dis-je aussitôt; sans doute c'est le bruit que je fais qui le ramène; je ne me flatte pas quand je crois valoir mieux qu'une autre; il court dans le monde une estime publique en ma faveur; le repentir de mon infidèle en est la preuve.
Qu'en dis-tu? pareille idée ne méritait-elle pas une émotion? le fripon entra donc; peut-être crut-il que j'allais traiter froidement avec lui; et que trop fière pour lui rappeler son crime, je serais du moins assez malhabile pour être sérieuse.
Mais qu'il s'abusait, le pauvre garçon! Ah! vous voilà, mon cher enfant? lui écriai-je au milieu de sa révérence. Vous avez la conscience en peine, je gage, et vous craignez de mourir sans mon absolution. Allez, je suis bonne, et je vous la donne; ma générosité va plus loin, je vous permets l'honneur de rentrer dans mes fers; vous ne vous y ennuierez pas comme autrefois, et vous aurez bonne compagnie dans votre esclavage.
Ma saillie le déconcerta; il se prisait assez pour ne s'y pas attendre, et rien n'est plus sot, en pareil cas, qu'un homme vain qui se trouve innocent, où il se flattait d'être coupable.
Je vis son embarras; une autre en aurait eu pitié; mais pour moi je ne vaux rien dans ces occasions. Eh, quoi! mon brave, lui dis-je, vous voilà bien étourdi de ne me pas trouver fâchée; rendez-moi compte de vos petits sentiments de présomption.
A cette demande, il me répondit par un bégaiement; je me mis à rire de toute ma force. A la fin je ne sais s'il ne serait pas mort de honte, ou plutôt de pure vanité confondue, s'il n'était entré du monde; il se sauva pendant les compliments.
Suite de la lettre de M. de M***.
Quelqu'un, qui l'autre jour entra dans ma chambre, quand je vous écrivais, m'empêcha de continuer notre histoire: en voici la suite.
La dame qui raconte ses aventures dit que l'amant qui lui avait ramené la réputation de ses charmes s'était sauvé de ses plaisanteries, à la faveur d'une visite qui survint.
Il s'éclipsa si adroitement, continua-t-elle, que je ne m'en aperçus pas: sa retraite me fit rire, et je n'y songeai plus. Une dame de la compagnie proposa une partie de comédie; on me demanda à ma mère, et nous y allâmes; j'y retrouvai mon fugitif; il était dans une loge, voisine de la mienne, avec deux dames, dont l'une me parut une brune fort aimable, sans être belle; c'était un de ces visages de goût, dont les traits ont je ne sais quelle heureuse irrégularité; et qui n'en valent que mieux de n'être pas beaux. J'ai toujours appelé ces physionomies-là d'agréables fantaisies de la nature, qui n'amusent jamais les yeux qu'aux dépens du coeur. Oui, ce sont de ces physionomies à part, qui ne ressemblent à rien; on aime à les voir, sans s'aviser de les craindre; on les regarde avec un plaisir de bonne foi, qui n'avertit pas de ce qu'il est. Il y a des visages d'ostentation, déclarés dangereux, quand on vient à les aimer; on n'en a point été la dupe, on avait présagé l'aventure; mais les physionomies dont je parle ne font point de fracas; rien n'est d'abord plus familier, leur charme agit sans faste, il ne prélude pas avec un coeur, et l'on est tout surpris de se trouver un amour dont on n'avait pas eu la moindre nouvelle.
Tu ne douterais pas des petites raisons que j'ai de caractériser ces friponnes de physionomies-là; c'est que je connais leurs mauvais tours par expérience.
J'en ai rencontré une de cette espèce; je croyais, quand elle me plaisait, que c'était sans conséquence; je le disais partout très innocemment; celui qui la portait vint un beau matin prendre congé de moi pour un petit voyage qu'il allait faire. Jusque-là je ne l'avais cru que mon ami: quand il partit, je le trouvai mon amant; mais il n'est pas temps d'en venir à lui.
L'aimable brune dont je t'ai parlé me parut prendre quelque intérêt au jeune homme en question; et le jeune homme fit tout ce qu'il put pour me faire remarquer cet intérêt.
L'intelligence de ces petites façons me vint sur-le-champ. "Vous m'avez méprisé, vous voyez cependant que je vaux quelque chose": voilà le langage muet qu'elles m'adressaient.
Là-dessus je pris, tout d'un coup, mon parti; j'aurais été fâchée qu'il eût cru que je le comprenais; encore plus fâchée qu'il eût vu que je refusais de le comprendre; car en pareil cas, c'est être trop au fait, que de n'y vouloir pas être.
J'appelai donc à moi toute mon industrie, pour cacher l'attention que j'avais, et pour dérober que je la cachais.
Je pense que je me tirai d'affaire: tantôt je parlais aux personnes de ma loge; je regardais de tous côtés indifféremment; je me fis enfin de ces postures oisives, de ces regards dissipés, qui ne tombent sur rien, et qui tombent sur tout, et dont une curiosité vague ou le hasard dispose.
La nature n'est pas plus vraie que mon art dans ces occasions; c'est un talent qui m'a souvent bien réjouie; le petit bonhomme crut assurément avoir perdu ses peines; j'en jugeai du moins par le ralentissement des soins qu'il se donnait pour être entendu de moi.
Pendant ce temps-là, je méditais de ma part un coup de coquette, dont je goûtais le plaisir par avance, car il ne me vint pas un moment dans l'esprit de douter du succès, et voilà ma façon de penser: écoute donc quel était mon dessein.
J'avais trouvé la brune fort aimable, je m'étais aperçue qu'elle ne haïssait pas le jeune homme; il pouvait l'aimer aussi, lui, et quand il ne l'aurait pas aimée, l'honneur de plaire à la belle valait bien qu'on ne s'exposât pas légèrement à le perdre.
Oh bien! ma chère, je voulais triompher de l'estime qu'apparemment il faisait de cet honneur, et lui faire abandonner sa maîtresse, sur la simple espérance de rattraper mon coeur. Je trouvai dans ce triomphe un ragoût infini; je savais bien que j'étais aimable; c'était une vérité prouvée; mais il me sembla que je n'en avais que des preuves ordinaires. Je n'avais fait encore soupirer que des indifférents, ou de jeunes gens sans maîtresse, qui n'étaient ni amoureux ni aimés, et je ne voyais pas qu'il y eût un si grand mystère à cela. Mon idée me fit penser que je n'étais encore qu'une enchanteresse d'un ordre subalterne, puisqu'il me restait à faire une épreuve de mes charmes supérieure à tout ce que j'avais fait jusqu'ici. J'étais comptable à ma vanité d'un amant qui brisât ses fers, pour s'engager dans les miens, ou qui préférât la poursuite de mon coeur à la gloire d'en conserver un tout acquis.
Je formais là des desseins meurtriers pour la brune en question, qu'on me dit être intime amie d'une de mes parentes; mais je n'aurais pas fait grâce à ma soeur; si elle avait été à la place de la brune; il s'agissait d'un plaisir de vanité coquette; et quand il se présente un pareil gain à faire, parmi nous autres femmes, on en ignore encore le sacrifice; et j'étais femme complète à cet égard; ou pour mieux dire, j'avais là-dessus, pour ma part, l'avidité de quatre femmes ensemble.
La brune m'en a toujours voulu depuis; elle a tort cependant; passe qu'elle me haït alors: encore ces ressentiments-là ne doivent-ils durer qu'un jour. Pour moi, si jamais semblable aventure m'arrivait, je proteste aujourd'hui contre la rancune qui me saisira et dont la durée excédera le temps que je viens de te dire.
Suite de la lettre de M. de M***.
Tu te ressouviens bien, ajouta la dame à sa compagne, en continuant son histoire, que j'avais déjà deux amants: j'en retenais un, parce que j'étais coquette; mais le coeur me parlait pour l'autre; et pour entretenir deux amants de cette espèce, il faut du manège.
Il est difficile de se conserver des plaisirs de vanité, qui nuisent à tout moment à ceux que le coeur veut prendre; et d'ailleurs une coquette, en pareil cas, oublie souvent de l'être, ou du moins, pour veiller à sa gloire, pour la trouver touchante, il faut qu'elle s'avise d'y penser; mais elle pense à son amour, sans s'en aviser; elle n'a besoin que de sentiment pour en goûter les douceurs; et ce sentiment, elle ne le cherche pas; il est toujours tout trouvé.
C'est donc un grand embarras que d'avoir à garder deux conquêtes pareilles aux miennes; et il fallait être bien hardie pour en méditer une troisième.
Mais, il faut te l'avouer, je ne suis point faite là-dessus, comme les autres femmes; ce n'est pas même à force d'esprit et de finesse que je me démêle de ces intrigues; je ne réfléchis jamais, je badine, et je sens: voilà tous mes talents; c'est avec cela que je me suis toujours tirée d'affaire. Les mesures les plus délicates, les tours les plus subtils ne coûtent aucun effort de pensée; j'ai là-dessus une adresse de tempérament; j'agis par instinct, toujours à propos, et toujours me divertissant de tout, même de la violence que je me fais avec mes amants, pour ne point donner l'avantage à celui que j'aime sur celui que je n'aime point.
Autant que j'en puis juger cependant, je crois que cette souplesse de coeur et d'esprit, cette audace à tenter plusieurs conquêtes, à vouloir me les conserver, malgré leur nombre, quand elles sont faites, cet art de surmonter alors les difficultés que je ne prévoyais jamais, et dont j'ai l'habileté de me tirer, sans tâcher d'être habile; ce talent d'être impunément coquette, de faire soupirer mes amants sous le joug d'une coquetterie actuelle, dont aucun d'eux ne m'accuse, qu'ils ne devinent point; je crois, dis-je, ne devoir ces avantages qu'à l'insatiable envie de sentir que je suis aimable, et qu'à un goût dominant pour tout ce qui m'en fait preuve.
Vois-tu, mon enfant, si j'ai quatre amants, j'ai pour moi-même un amour de la valeur de tout celui qu'ils ont pour moi. Oh! Il faut que tu saches que le plaisir de s'aimer si prodigieusement produit naturellement l'envie de s'aimer encore davantage; et quand un nouvel amant m'acquiert ce droit; quand je me vois les délices de ses yeux, je ne puis t'exprimer ce que je deviens aux miens. Mes conquêtes présentes et passées s'offrent à moi; je vois que j'ai su plaire indistinctement, et je conclus, en tressaillant d'orgueil et de joie, que j'aurais autant d'amants qu'il y a d'hommes, s'il était possible d'exercer mes yeux sur eux tous.
Et même alors, en concluant ce que je dis là, je vois en idée les regards que savent porter mes yeux; je les admire; j'en deviens amoureuse; le charme m'en émeut intérieurement; je brûle de trouver quelqu'un qui les éprouve: et si, chemin faisant, il se présente un objet pour qui mon coeur se déclare, c'est une aventure agréable, un bénéfice dont je jouis par surérogation, et qui dure autant qu'il peut, et qui n'interrompt nullement mes desseins de conquête.
Toutes ces parenthèses que je mêle au récit de ma vie vont à ton instruction; voilà pourquoi je me les permets volontiers. Jusqu'ici ton amour-propre n'était qu'un maladroit, qui prenait les intérêts à gauche: je crois pourtant m'apercevoir qu'il est de bonne trempe, et qu'il ne tient qu'à lui de s'évertuer. Songe bien, ma fille, à méditer sur l'avidité du mien, et sur la préférence que je donne au plaisir d'être aimée, sur celui d'aimer moi-même: échauffe ton orgueil d'idée de régner sur plusieurs coeurs, et tu sentiras que l'art de conserver ses conquêtes naît du désir bien ardent de les faire: continuons à présent.
La comédie finit; le jeune homme dont je t'ai parlé, la belle brune avec laquelle il était, et leur compagnie se levèrent pour sortir de leur loge: personne de la mienne ne remuait encore, mais je me levai pour inviter les autres à en faire autant. J'avais envie de rencontrer mon fugitif en descendant l'escalier: j'y réussis, il me salua d'une révérence que j'interprétai encore, car elle était parlante: c'était un défi qu'il faisait au pouvoir de mes charmes. Je fermai les yeux sur l'injure et je résolus, sur-le-champ, de tourner sa vanité même à mon avantage.
Je sentis, je ne sais comment, qu'en pareil cas, le plus sûr moyen de triompher d'un fanfaron, c'était de feindre de le regretter. Le plaisir que vous lui faites, en flattant la bonne opinion qu'il a de lui, l'attire insensiblement à vous, pour l'amour de vous-même; il se charge, sans y penser, d'une reconnaissance qui le conduit à l'amour; d'abord il s'humanise par curiosité pour la joie que vous aurez de le voir revenir; mais il paye enfin de tout son coeur le plaisir superbe de voir agir le vôtre.
Monsieur, dis-je, au jeune homme, en m'approchant de lui avec un sérieux que la dupe prit pour un dépit; il y a six mois que je vous prêtai les Lettres portugaises: ce livre n'est point à moi; on me le redemande, et je vous prie de me le renvoyer... J'irai vous le rendre moi-même au hasard d'être encore raillé, me répondit-il, du ton d'un homme qui veut bien laisser entrevoir qu'il pourrait devenir traitable... Non, lui dis-je, un laquais suffit; je ne vous raillerais pas, mais je ne vous renverrais pas plus content.
Je prononçai ces derniers mots en le quittant, sans le regarder, et avec un dédain qui, sans doute, lui parut alors tenir la place d'un soupir.
Il ne me répondit point, mais je m'aperçus bien que sa vanité mordait à l'hameçon. Pour moi qui l'avais abordé très froidement, je gardai toujours un maintien uniforme; je remarquai qu'il jetait les yeux sur moi à la dérobée, et qu'il avalait, à longs traits, le plaisir dangereux de me voir sérieuse; ce qui, dans cette occasion, valait autant que me voir triste.
Nous remontâmes en carrosse, et j'attendis le lendemain, persuadée que le jeune homme ne pourrait porter plus loin l'envie de jouir, ou de ma douleur, ou de mes timides espérances.
Je l'attendis donc, comme en embuscade, je veux dire que je lui fis une nouvelle friponnerie. Il vint effectivement, et me trouva dans un négligé, dont l'économie était un chef-d'oeuvre. J'avais laissé dans ma parure les marques d'une distraction que je n'avais pas eue; et cela, sans préjudice des grâces que j'y avais ménagées, de façon, cependant, que ces grâces s'y trouvaient sans qu'on pût m'accuser d'avoir pris la peine de les y mettre; elles n'étaient là que parce que j'avais une figure, et qu'elles y tenaient: et je vis bien quand il entra, qu'il me croyait effectivement innocente.
Je le reçus avec un air d'indifférence, qui semblait gêner un moment de surprise agréable; tout cela porta coup. Voici, mademoiselle, le livre que vous m'avez prêté, me dit-il, et je viens vous demander excuse de l'avoir gardé si longtemps. Cela n'en vaut pas la peine, monsieur, lui dis-je, et je pardonne aisément de pareilles fautes. Je serais au désespoir d'en avoir de plus grandes à me reprocher, repartit-il. Brisons là-dessus, répondis-je vivement, et avec une adresse qui paraissait exclure une explication qu'elle amenait: brisons là-dessus, je vous pardonne tout. Mais, mademoiselle, me dit-il, charmé de voir que je lui pardonnais du ton dont on accuse; de grâce, apprenez-moi mes crimes.
Changeons de discours, ou je vous quitte, lui répondis-je impatiemment, en me levant, et faisant quelques pas.
A ce transport, le petit orgueilleux, content et rassasié de gloire, me sut si bon gré du mérite que lui supposait ma colère, qu'il se jette à mes genoux transporté d'aise, et me prit une main que je ne voulus pas avoir la force de retirer d'entre les siennes; car il fallait qu'à mon emportement succédât une tendre indulgence. Ce sont deux sentiments, qu'en pareil cas, la nature a liés l'un à l'autre.
Il donnait mille baisers à ma main: les souffrir, c'était faire un doux aveu du plaisir que j'avais de le revoir tendre; et dans cet aveu même, il entrait d'amoureuses plaintes de son inconstance passée.
Je ne sais si tu conçois comment mon action signifiait tout ce que je dis; mais il est certain que peu de chose, en amour, contient souvent le sens de plusieurs pensées.
Mais, ma chère, le plus plaisant de l'histoire, c'est qu'au milieu de tout cela il m'arriva un accident que je n'avais pas mis en ligne de compte dans mon projet, c'est que je pris ma part au plaisir d'un raccommodement que je n'avais médité que par coquetterie; je dis ma part en amour, ce n'était plus vanité, c'était tendresse; apparemment que mon coeur voulut profiter aussi bien que le sien de l'occasion d'être bien aise; le fripon me remit sur mon siège, et là, mon attendrissement redoublant le sien, il m'embrassait les genoux avec une ardeur prouvée par quelques larmes, qui me parurent différentes de celles qui viennent du don d'en savoir verser.
Dans cet état: Oui! s'écriait-il, mademoiselle, j'ai fait mille crimes, puisque j'ai pu vous être inconstant, si c'est l'être que de négliger un bien dont une étourderie de jeunesse, dont mon peu d'expérience, me laissait ignorer le prix. D'autres objets m'ont amusé quelque temps, je l'avoue, mais il y a plus de quatre mois que mon coeur expie sa faute, qu'il vous regrette, qu'il adore votre image, et je n'osais paraître. Je me trouvais trop indigne d'obtenir grâce; et je le suis encore, je le serai toujours, malgré mon repentir. Oui! ma chère maîtresse; oui, punissez-moi, vengez-vous, en me permettant de vous voir; plus je vous verrai, plus je pleurerai la perte de votre coeur.
De temps en temps le fripon s'interrompait d'un baiser qu'il donnait à ma main, c'était malgré moi, mais je ne l'en empêchais pas. A te dire le vrai, je me sentais étourdie; ses caresses, ses larmes, ses regrets me faisaient trembler de peur et de plaisir. L'occasion était vive, le jeune homme vif, moi vive aussi: levez-vous, lui dis-je, en baissant ma tête auprès de la sienne; il me vola un baiser; je m'en fâchai, sans pouvoir m'en mettre en colère: je craignis son désordre et le mien; assoyez-vous, lui dis-je, d'une voix plus ferme que mon coeur; je le veux, asseyez-vous.
Il se levait, quand j'entendis du bruit dans l'antichambre; c'était celui de mes deux amants pour qui j'avais du penchant qui venait.
Lettre à mademoiselle Silvia pour sa fête
Vous me disiez hier, mademoiselle, et bien naïvement: "C'est demain ma fête, monsieur de Marivaux... Vous, qui vous mêlez de bel esprit, est-ce que vous ne ferez pas quelques vers pour moi?..." Non, en vérité, mademoiselle, je m'en garderai bien! Vous êtes un point de vue un peu trop dangereux pour moi...
Car enfin, dites-moi, Silvie,
Sur quoi les faire, je vous prie?
Quand on versifie à l'honneur de quelqu'un, le jour de sa fête, on le loue, on célèbre ses bonnes qualités:
C'est d'ordinaire son portrait,
Qu'en pareille aventure on fait.
Mais à faire un portrait de l'espèce du vôtre,
Il y va, ma foi, trop du nôtre:
A mon original je ne me fierais pas!
Le moyen, avec lui, que le Peintre badine?
Il n'offre qu'un tissu de grâces et d'appas;
Et le fripon qu'il est, il a toute la mine
De ne marchander pas celui qui l'examine.
Or, voyez le bel embarras
Lorsque, pour prix de mon ouvrage,
J'aurai perdu ma liberté!
Lorsqu'en vous regardant, mon coeur m'aura quitté,
Et qu'il ira vous rendre hommage!
Le vôtre me paraît manquer de charité:
Jamais il ne voudra, je gage,
Lui donner l'hospitalité.
Fasse donc qui l'osera votre portrait, mademoiselle.
Ce n'est pourtant pas que je sois fort jaloux de ma liberté: le plaisir de la garder n'est pas si grand... et plût au Ciel, l'avoir perdue avec vous, si vous étiez bien aise de l'avoir trouvée!
Mais qu'à vos cruautés j'aille exposer mon coeur?...
Je suis, en vérité, votre humble serviteur.
Le Spectateur Français
Première feuille
29 mai 1721
Lecteur, je ne veux point vous tromper, et je vous avertis d'avance que ce n'est point un auteur que vous allez lire ici. Un auteur est un homme, à qui dans son loisir, il prend une envie vague de penser sur une ou plusieurs matières; et l'on pourrait appeler cela réfléchir à propos de rien. Ce genre de travail nous a souvent produit d'excellentes choses, j'en conviens; mais pour l'ordinaire, on y sent plus de souplesse d'esprit que de naïveté et de vérité; du moins est-il vrai de dire qu'il y a toujours je ne sais quel goût artificiel dans la liaison des pensées auxquelles on s'excite. Car enfin, le choix de ces pensées est alors purement arbitraire, et c'est là réfléchir en auteur. Ne serait-il pas plus curieux de nous voir penser en hommes? En un mot, l'esprit humain, quand le hasard des objets ou l'occasion l'inspire, ne produirait-il pas des idées plus sensibles et moins étrangères à nous qu'il n'en produit dans cet exercice forcé qu'il se donne en composant?
Pour moi, ce fut toujours mon sentiment; ainsi je ne suis point auteur, et j'aurais été, je pense, fort embarrassé de le devenir. Quoi! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu'on n'aurait point, si l'on ne s'avisait d'y tâcher; cela me passe, je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait, et je serais fâché d'y mettre rien du mien. Je n'examine pas si celle-ci est fine, si celle-ci l'est moins; car mon dessein n'est de penser ni bien ni mal, mais simplement de recueillir fidèlement ce qui me vient d'après le tour d'imagination que me donnent les choses que je vois ou que j'entends, et c'est de ce tour d'imagination, ou pour mieux dire de ce qu'il produit, que je voudrais que les hommes nous rendissent compte, quand les objets les frappent.
Peut-être, dira-t-on, ce qu'ils imagineraient alors nous ennuierait-il? Et moi, je n'en crois rien; serait-ce qu'il y aurait moins d'esprit, moins de délicatesse, ou moins de force dans les idées de ce genre? Point du tout. Il y régnerait seulement une autre sorte d'esprit, de délicatesse et de force, et cette autre sorte-là vaudrait bien celle qui naît du travail et de l'attention.
Tout ce que je dis là n'est aussi qu'une réflexion que le hasard m'a fournie. Voici comment.
Je viens de voir un homme qui attendait un grand seigneur dans sa salle; je l'examinais parce que je lui trouvais un air de probité, mêlé d'une tristesse timide; sa physionomie et les chagrins que je lui supposais m'intéressaient en sa faveur. Hélas! disais-je en moi-même, l'honnête homme est presque toujours triste, presque toujours sans biens, presque toujours humilié; il n'a point d'amis, parce que son amitié n'est bonne à rien; on dit de lui: C'est un honnête homme, mais ceux qui le disent, le fuient, le dédaignent, le méprisent, rougissent même de se trouver avec lui; et pourquoi? C'est qu'il n'est qu'estimable.
En faisant cette réflexion, je voyais dans la même salle des hommes d'une physionomie libre et hardie, d'une démarche ferme, d'un regard brusque et aisé; je leur devinais un coeur dur, à travers l'air tranquille et satisfait de leur visage; il n'y avait pas jusqu'à leur embonpoint qui ne me choquât. Celui-ci, disais-je, est vêtu simplement; mais dans un goût de simplicité garant de son opulence; et l'on voit bien à son habit, que son équipage et ses valets l'attendent à la porte.
L'or et l'argent brillent sur les habits de cet autre. Ne rougit-il pas d'étaler sur lui plus de biens que je n'ai de revenu? Non, disais-je, il n'en rougit point.
Je fais le philosophe ici; mais si j'avais affaire à lui, je verrais s'il a tort de s'habiller ainsi, et si ses habits superbes ne reprendraient pas sur mon imagination les droits que ma morale leur dispute.
C'était donc dans de pareilles pensées que je m'amusais avec moi-même, quand le grand seigneur vint dans la salle. L'homme, pour qui je m'intéressais, ne se présenta à lui que le dernier. Sa discrétion n'était pas sans mystère; c'est que son visage indignent n'était pas de mise avec celui de tant de gens heureux.
Enfin, il s'avança, mais le grand seigneur sortait déjà de la salle quand il l'aborda. Il le suivit donc du mieux qu'il put, car l'autre marchait à grands pas; je voyais mon homme essoufflé tâcher de vaincre, à force de poitrine, la difficulté de s'exprimer en marchant trop vite; mais il avait beau faire, il articulait fort mal. Quand on demande des grâces aux puissants de ce monde, et qu'on a le coeur bien placé, on a toujours l'haleine courte.
J'entendis le grand seigneur lui répondre, mais sans le regarder, et prêt de monter en carrosse; la moitié de sa réponse se perdit dans le mouvement qu'il fit pour y monter. Un laquais de six pieds vint fermer la portière; et le carrosse avait déjà fait plus de vingt pas, que mon homme avait encore le col tendu pour entendre ce que le seigneur lui avait dit.
Supposons à présent que cet homme ait de l'esprit. Croyez-vous en vérité que ce qu'il sent en se retirant ne valût pas bien ce que l'auteur le plus subtil pourrait imaginer dans son cabinet en pareil cas? Allez l'interroger, demandez-lui ce qu'il pense de ce grand seigneur. Il vient d'en essuyer cette distraction hautaine que donne à la plupart de ses pareils le sentiment gigantesque qu'ils ont d'eux-mêmes. Ce seigneur, par un ton de voix indiscret et sans miséricorde, vient d'instruire toute la salle que cet honnête homme est sans fortune. Quel est encore une fois l'auteur dont les idées ne soient de pures rêveries en comparaison des sentiments qui vont saisir notre infortuné?
Grands de ce monde! si les portraits qu'on a fait de vous dans tant de livres étaient aussi parlants que l'est le tableau sous lequel il vous envisage, vous frémiriez des injures dont votre orgueil contriste, étonne et désespère la généreuse fierté de l'honnête homme qui a besoin de vous. Ces prestiges de vanité qui vous font oublier qui vous êtes, ces prestiges se dissiperaient, et la nature soulevée, en dépit de toutes vos chimères, vous ferait sentir qu'un homme, quel qu'il soit, est votre semblable. Vous vous amusez dans un auteur des traits ingénieux qu'il emploie pour vous peindre. Le langage de l'homme en question vous corrigerait, son coeur, dans ses gémissements, trouverait la clef du vôtre; il y aurait dans ses sentiments une convenance infaillible avec les sentiments d'humanité, dont vous êtes encore capables, et qu'interrompent vos illusions.
Je conclus donc du plus au moins, en suivant mon principe: Oui! je préférerais toutes les idées fortuites que le hasard nous donne à celles que la recherche la plus ingénieuse pourrait nous fournir dans le travail.
Enfin, c'est ainsi que je pense, et j'ai toujours agi conséquemment; je suis né de manière que tout me devient une matière de réflexion; c'est comme un philosophie de tempérament que j'ai reçue, et que le moindre objet met en exercice.
Je ne destine aucun caractère à mes idées; c'est le hasard qui leur donne le ton; de là vient qu'une bagatelle me jette quelquefois dans le sérieux, pendant que l'objet le plus grave me fait rire; et quand j'examine, après, le parti que mon imagination a pris, je vois souvent qu'elle ne s'est point trompée.
Quoi qu'il en soit, je souhaite que mes réflexions puissent être utiles. Peut-être le seront-elles; et ce n'est que dans cette vue que je les donne, et non pour éprouver si l'on me trouvera de l'esprit. Si j'en ai, je crois en vérité que personne ne le sait, car je n'ai jamais pris la peine de soutenir une conversation, ni de défendre mes opinions, et cela par une paresse insurmontable. D'ailleurs, mon âge avancé, mes voyages, la longue habitude de ne vivre que pour voir et que pour entendre, et l'expérience que j'ai acquise, ont émoussé mon amour-propre sur mille petits plaisirs de vanité, qui peuvent amuser les autres hommes; de sorte que si mes amis venaient me dire que je passe pour un bel esprit, je ne sens pas en vérité que j'en fusse plus content de moi-même; mais si je voyais que quelqu'un eût fait quelque profit en lisant mes réflexions, se fût corrigé d'un défaut, oh! cela me toucherait, et ce plaisir-là serait encore de ma compétence.
Au reste, on ne doit s'attendre dans mes réflexions qu'à des discours généraux. Il ne m'est jamais venu dans l'esprit ni rien de malin ni rien de trop libre. Je hais tout ce qui s'écarte des bonnes moeurs. Je suis né le plus humain de tous les hommes, et ce caractère a toujours présidé sur toutes mes idées.
À l'âge de dix-sept ans, je m'attachai à une jeune demoiselle, à qui je dois le genre de vie que j'embrassai. Je n'étais pas mal fait alors, j'avais l'humeur douce et les manières tendres. La sagesse que je remarquais dans cette fille m'avait rendu sensible à sa beauté. Je lui trouvais d'ailleurs tant d'indifférence pour ses charmes, que j'aurais juré qu'elle les ignorait. Que j'étais simple dans ce temps-là! Quel plaisir! disais-je en moi-même, si je puis me faire aimer d'une fille qui ne souhaite pas d'avoir des amants, puisqu'elle est belle sans y prendre garde, et que, par conséquent, elle n'est pas coquette. Jamais je ne me séparais d'elle que ma tendre surprise n'augmentât de voir tant de grâces dans un objet qui ne s'en estimait pas davantage. Etait-elle assise ou debout? parlait-elle ou marchait-elle? il me semblait toujours qu'elle n'y entendait point finesse, et qu'elle ne songeait à rien moins qu'à être ce qu'elle était.
Un jour qu'à la campagne je venais de la quitter, un gant que j'avais oublié fit que je retournai sur mes pas pour aller chercher; j'aperçus la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je remarquai, à mon grand étonnement, qu'elle s'y représentait à elle-même dans tous les sens où durant notre entretien j'avais vu son visage; et il se trouvait que ses airs de physionomie que j'avais cru si naïfs n'étaient, à les bien nommer, que des tours de gibecière; je jugeais de loin que sa vanité en adoptait quelques-uns, qu'elle en réformait d'autres; c'était de petites façons, qu'on aurait pu noter, et qu'une femme aurait pu apprendre comme un air de musique. Je tremblai du péril que j'aurais couru si j'avais eu le malheur d'essuyer encore de bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son habileté les portait; mais je l'avais crue naturelle et ne l'avais aimée que sur ce pied-là; de sorte que mon amour cessa tout d'un coup, comme si mon coeur ne s'était attendri que sous condition. Elle m'aperçut à son tour dans son miroir, et rougit. Pour moi, j'entrai en riant, et ramassant mon gant: Ah! Mademoiselle, je vous demande pardon, lui dis-je, d'avoir mis jusqu'ici sur le compte de la nature des appas dont tout l'honneur n'est dû qu'à votre industrie. Qu'est-ce que c'est? que signifie ce discours? me répondit-elle. Vous parlerai-je plus franchement? lui dis-je, je viens de voir les machines de l'Opéra. Il me divertira toujours, mais il me touchera moins. Je sortis là-dessus, et c'est de cette aventure que naquit en moi cette misanthropie qui ne m'a point quitté, et qui m'a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à m'amuser de mes réflexions.
Deuxième feuille
12 janvier 1722
Les austérités des fameux anachorètes de la Thébaïde, les supplices ingénieux qu'ils inventaient contre eux-mêmes pour tourmenter la nature; cette mort toujours nouvelle, toujours douloureuse qu'ils donnaient à leurs sens; tout cela, joint à l'horreur de leurs déserts, ne composait peut-être pas la valeur des peines que peut éprouver une femme du monde jeune, aimable, aimée, et qui veut être vertueuse.
Ce que je dis là paraîtra sans doute ridicule à bien des gens. Un anachorète! s'écriera-t-on, un homme atténué, mourant, épuisé de jeûnes et de veilles! un homme!... mais ce n'est plus un homme; ce n'en sont plus que les ruines. Jugez de ses souffrances par leurs effets; jugez de ses combats par la désolation du champ de bataille; que deviendra votre parallèle?
Vous nous parlez d'une jeune femme aimable; et ce sont des yeux brillants, c'est une santé, ce sont des appas nés du sein de la mollesse et de l'oisiveté; c'est l'ouvrage de la plus profane complaisance pour soi-même que vous comparez à l'ouvrage de la rupture la plus sévère avec ses sens. Depuis quand le duvet est-il plus fatigant que la dure? Depuis quand celui qui dort à son aise est-il plus malade que celui qui veille presque toujours? Quoi! se nourrir délicieusement, agacer son appétit par une abstinence industrieuse sera plus pénible que mourir de faim!
Voilà ce qu'on peut me dire; voilà la déclamation qu'on peut faire contre mon sentiment. Peut-être m'aurait-il paru ridicule à moi-même, il n'y a qu'une heure; mais, lisez la lettre que je vais rapporter; c'est cette lettre qui a débauché mon jugement. Un de mes amis, dont je suis le confident, vient de me la donner; il l'a reçue d'une jeune dame dont il est éperdument amoureux; lisez-la; elle argumentera mieux que moi contre vous.
Vous m'aimez, monsieur, et quand vous ne me l'auriez pas dit tant de fois, je n'en serais pas moins persuadée. Oui, vous m'aimez; je le savais même avant que vous me l'eussiez avoué. Je vous examinais quelquefois sans le vouloir; et je vous trouvais comme il me semblait qu'on devait être, quand on aimait. Hélas! je ne savais pas encore que je souhaitais alors de vous trouver comme vous étiez. Juste Ciel! moi, qui n'avais jamais eu d'amour, comment pénétrais-je celui que vous me cachiez? Comment étais-je sûre que je ne me trompais pas? Et d'où vient que je ne m'apercevais pas que je vous aimais moi-même? Le voilà, cet aveu que vous demandiez tant; voilà ce mot si important à votre bonheur, et que je n'osai prononcer dans notre dernier entretien. Hélas! vous n'en aviez pas besoin non plus, et j'étais folle de n'oser vous dire ce que vous voyiez si clairement. Pour un aveu que vous refusait ma bouche, combien ma complaisance pour vos discours vous en prodiguait-elle? Souvenez-vous de vos caresses. Il est vrai qu'elles étaient innocentes; mais je m'en défendais mal. Et n'était-ce pas vous les rendre? N'importe, soyez content, je vous aime. Et tout inutile qu'il est de vous le dire, je m'en étais fait une honte, et je vous la sacrifie. Je me flattais de n'avoir pas encore violé mon devoir, tant que cet aveu restait à faire. Malheureuse illusion! qu'était devenue ma raison? J'aimais et je ne m'en embarrassais pas. Je regardais cela comme rien; je me croyais toujours vertueuse, seulement pour n'avoir pas dit que je ne l'étais plus. Je dois ma tendresse à mon mari; cependant, au moment où je parle, elle est tout à vous. Juste Ciel! pourquoi faut-il que ce soit un crime? Que dis-je? cruel que vous êtes! voyez le désordre que vous avez porté dans mon coeur; voyez ce que je deviendrais, si je continuais à vous voir. Je ne vous cèle rien; car enfin, dans l'état où je suis, j'ai besoin de vous parler sans retenue; ma faiblesse a besoin de se répandre; c'est un crime encore, mais il m'est nécessaire; je serais trop exposée, si je voulais combattre tous les mouvements qui me viennent. Je vous découvre mon état. Cette satisfaction coupable que je me donne rendra peut-être ma passion moins pesante. Ma passion! Justes dieux! n'êtes vous pas étonné vous-même de ce que vous lisez? Vous qui n'osiez me déclarer votre amour, qui m'en avez fait l'aveu avec tant de crainte, qui m'en entreteniez avec tant de respect, qui ne me demandiez le mien qu'en tremblant, me reconnaissez-vous? Je n'avais rien à me reprocher; j'avais lieu d'être contente de moi. Vous m'estimiez, je m'estimais moi-même. Je vivais en repos et dans l'innocence. Où sont tous ces biens-là? Vous m'aimez, et vous me les avez ôtés; et vous voulez que je vous aime; et vous dites que vous seriez heureux si je vous aimais! Quel étrange bonheur vous proposez-vous? Mes égarements et la perte de ma vertu vous rendront donc heureux! et vous appelez cela m'aimer! Voilà les sentiments que vous voulez que je récompense. Ah! juste Ciel! qu'est-ce que c'est qu'un amant? La haine du plus mortel ennemi me ferait-elle autant de mal que vous m'en souhaitez? Eh bien! je suis dans le trouble, dans la douleur, dans les larmes. Mon mari m'est presque odieux; ce qui me reste de vertu, presque insupportable; je suis digne de compassion; je vous en ferai sans doute à vous-même; en est-ce assez? êtes-vous heureux? Non, vous vous plaindrez encore. Mon malheur n'est pas au point où vous le voudriez; vous aspirez à me rendre encore plus méprisable, et vous avez raison. Je suis bien digne de l'outrage que me font vos desseins; mais, que fais-je? d'où vient vous rendre compte de ce que je sens? D'où vient que j'entre avec tant d'abondance dans un détail si honteux? D'où vient qu'il m'entraîne? Il est pourtant vrai que je me repens sincèrement d'avoir blessé mon devoir. Hélas! est-il bien vrai que je m'en repente? Eh! comment m'en assurer? Puis-je rien démêler dans mon coeur? Je veux me chercher, et je me perds. Comment, avec tant d'amour, puis-je savoir si je me repens d'aimer? Je renonce à vous, et je vous regrette. Je veux vous ôter toute espérance, et j'ai peur que vous croyiez que je ne vous aime point; enfin, de quelque côté que je me tourne, tout est péril pour moi; et la confusion où je suis de ma faiblesse, et les efforts que je fais pour la combattre, et la résolution de ne vous plus voir; tout est empoisonné, tout devient amour dès que j'y songe. Oh! Ciel! que je suis égarée! Qu'une femme à ma place est à plaindre d'avoir pris de l'amour! Quelle punition pour elle que le plaisir qu'il lui fait! Grâce au Ciel! j'y renonce, à ce plaisir; je le déteste; je vais redevenir vertueuse; je retrouverai le plaisir que j'avais à l'être. Oui! monsieur, mon parti est pris; je ne vous verrai plus. Il ne fallait que deux mots pour vous l'écrire, et je n'avais pas dessein de vous en marquer davantage; mais je l'ai tenté inutilement dans quatre lettres que j'ai toutes rebutées. Voici la moins honteuse pour moi, que je vous envoie; c'est presque vous les envoyer toutes, que vous avouer que je les ai écrites; mais après ce qui m'est échappé dans celle que vous lisez, je ne puis guère me faire de nouveaux affronts. D'ailleurs, puisque je ne vous verrai plus et que je rentre dans mon devoir, les peines que je vais souffrir satisferont bien à mes fautes. Mais ne finirai-je jamais? Ce que je dis ne ressemble point à ce que je veux dire. Je pense que je ne veux plus aimer, et toujours je répète que j'aime. N'importe, n'espérez rien d'un sentiment involontaire; ce n'est plus moi qui aime; je ne suis plus coupable; peut-être je ne l'ai jamais été; c'est vous qui l'étiez, c'est la faiblesse que vous m'aviez donnée, c'est mon coeur qui ne dépendait plus de moi. Aujourd'hui tout cela m'est étranger; aujourd'hui je romps avec ce coeur lâche, avec cette faiblesse, avec mon séducteur , enfin, avec vous. Vous n'en serez pas persuadé, et vous allez prendre ce que je dis pour de l'emportement et du trouble; vous vous trompez; ma résolution ne vient pas d'être formée. Vous savez que ma mère demeure ici; vous connaissez son caractère. Hier au matin, je lui confiai ma situation; elle en frémit, autant qu'il m'était nécessaire. Ainsi, voilà sa vertu dans les intérêts de mon devoir. Le soir, mon mari et moi, nous parlâmes de vous. Il fit votre éloge, et ce fut un coup de poignard pour moi. Lui, qui vous estime tant, mérite-t-il de se tromper si cruellement sur votre compte? Jetons tous deux les yeux sur nous. Que de devoirs violés de part et d'autre! Perfides que nous sommes! nous nous serions aimés; sans doute nous serions-nous jurés de nous aimer toujours! Ah! monsieur, à qui devais-je plus de fidélité qu'à mon mari? A qui, vous, en deviez-vous plus qu'à l'honneur? Vous auriez trahi votre ami, j'aurais trahi mon époux; ne voyez-vous pas qu'enfin, nous nous serions trahis tous deux? Vous n'auriez donc aimé qu'une femme indigne, et je n'aurais aimé qu'un malhonnête homme. Juste Ciel! cette réflexion m'attendrit sur vous, et je ne me reproche point le mouvement de tendresse qui me vient ici. Vous êtes naturellement vertueux; quel malheur que vous cessassiez de l'être! Et ce malheur, voudriez-vous qu'il fût mon ouvrage? Voilà ce que je sens, rendez-moi tendresse pour tendresse. Que la vôtre, à présent, ressemble à la mienne; vous avez les mêmes réflexions à faire sur moi; c'est la même horreur à envisager pour nous deux. Je suis née vertueuse aussi bien que vous; auriez-vous le courage de m'ôter ma vertu? M'ôter ma vertu! l'amour même, dans une âme comme la vôtre, est-il compatible avec cette idée-là? Je sais bien que dans la suite, nous aurons quelque peine à penser toujours de même; mais j'y ai pourvu: j'ai fait remarquer à mon mari que vous veniez souvent ici, et que vos visites, toutes innocentes qu'elles étaient, pouvaient nuire à une femme de mon âge. Il vous le dira, il me l'a promis; prenez votre parti là-dessus. Si je vous revois encore chez moi, mon mari saura que je vous aime. J'y suis résolue. J'en perdrai peut-être et son estime et son amour; mais, pour les mériter, il faut me résoudre à les perdre, et si ce n'est encore assez, j'instruirai tous mes amis de ma faiblesse: ils seront autant de barrières que je mettrai entre vous et moi. Voilà des extrémités où assurément vous êtes incapable de me réduire; il me suffit de vous les montrer. Je ne vous demande ni votre souvenir ni votre oubli: je suis encore trop faible pour oser m'examiner là-dessus; et je ne veux pas savoir lequel des deux je souhaiterais. Pour moi, je vais tâcher de vous oublier; je ne suis point obligée d'y réussir; mais je suis obligée de faire, toute ma vie, ce que je pourrai pour cela, et je vais remplir mes devoirs: je ne vous verrai plus, adieu.
Mon ami, après m'avoir lu cette lettre, me dit qu'il y avait fait réponse au gré de la vertu de cette dame, et qu'il partait le lendemain pour sa province.
Troisième feuille
27 janvier 1722
Je sortais, il y a quelques jours, de la Comédie, où j'avais été voir Romulus qui m'avait charmé; et je disais en moi-même: On dit communément l'élégant Racine et le sublime Corneille. Quelle épithète donnera-t-on à cet homme-ci? Je n'en sais rien; mais il est beau de les avoir méritées toutes deux.
J'étais donc profondément occupé de cette tragédie, de l'élévation sensée des idées de l'auteur, de la continuité de cette élévation. J'aimais dans la fierté de Tatius cette rudesse des premiers temps, ce courage inaccessible aux conseils de la nécessité, et digne alors d'un roi légitime, qui savait être plus vertueux que raisonnable. J'aimais à voir Hersilie ressembler dans son espèce à son père, se punir d'aimer en secret Romulus en lui montrant de la haine, et peut-être, le maltraiter plus que s'il lui avait été indifférent; avouer enfin son amour. Mais, disais-je en moi-même, que devient cet aveu, placé comme il l'est? C'est une exposition rapide de tous les sacrifices qu'elle a faits de ses mouvements à sa vertu; c'est un torrent de tous les sentiments qu'elle avait retenus; c'est le salut de son père et de son amant; et cet amant, quel est-il? Quel est son caractère? C'est toute la vertu, toute la générosité possible, tour à tour maîtresse et dépendante du libertinage des sentiments d'un jeune homme, et d'un jeune homme chef de bandits illustres.
C'était là les pensées qui m'occupaient, lorsqu'en descendant l'escalier de la Comédie, je me sentis arrêté par une dame plus âgée que moi, et avec qui je suis sur le pied d'un ami de trente ans. Vieux rêveur, me dit-elle, en me tirant par la manche, voulez-vous venir souper chez moi? Soit, mon ancienne! lui répondis-je. Notre tête-à-tête ne sera point de mauvais exemple; nous trouverons compagnie, me dit-elle. Là-dessus, nous tâchâmes de percer la foule et de sortir; nous eûmes de la peine à en venir à bout.
Pendant les petites pauses que nous étions obligés de faire par intervalle, mon esprit pensif s'exerçait à son ordinaire. Je regardais passer le monde; je ne voyais pas un visage qui ne fût accommodé d'un nez, de deux yeux et d'une bouche; et je n'en remarquais pas un sur qui la nature n'eût ajusté tout cela dans un goût différent.
J'examinais donc tous ces porteurs de visages, hommes et femmes. Je tâchais de démêler ce que chacun pensait de son lot, comment il s'en trouvait. Par exemple, s'il y en avait quelqu'un qui prît le sien en patience, faute de pouvoir faire mieux; mais je n'en découvris pas un dont la contenance ne me dît: Je m'y tiens. J'en voyais cependant, surtout des femmes, qui n'auraient pas dû être contentes, et qui auraient pu se plaindre de leur partage, sans passer pour trop difficiles; il me semblait même qu'à la rencontre de certains visages mieux traités, elles avaient peu d'être obligées d'estimer moins le leur. L'âme souffrait; aussi l'occasion était-elle chaude! jouir d'une mine qu'on a jugée la plus avantageuse! qu'on ne voudrait pas changer pour une autre, et voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre; qui vous présente hardiment le combat, et qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire; qui voudrait enfin accuser d'abus le plaisir qu'on a de croire sa physionomie sans reproche et sans pair: ces moments-là sont périlleux! Je lisais tout l'embarras du visage insulté; mais cet embarras ne faisait que passer. Celle à qui appartenait ce visage se tirait à merveille de ce mauvais pas; et cela, sans doute, par une admirable dextérité d'amour-propre; une fière sécurité revenait sur sa mine; il s'y peignait un air de distraction dédaigneuse, qui punissait le visage altier de la vanité de son étalage; mais qui l'en punissait habilement, et qui disait à la rivale qu'on n'avait pas seulement pris garde à elle.
Mais, disais-je en moi-même, de quel expédient de vanité peut se servir une femme laide, pour entrer, de la meilleure foi du monde, en concurrence avec une femme aimable et belle? Si elle a la bouche mal faite, ou si vous voulez, le nez trop long ou trop court, ce nez, quand elle le regarde, se raccourcit-il, ou s'allonge-t-il? Non, ce n'est pas cela, me répondis-je.
Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez reste fait comme il est; mais elle n'a garde d'aller fixer son attention sur ce nez, avec qui, pour lors, sa vanité ne trouverait pas son compte; ses yeux glissent seulement dessus, et c'est tout son visage à la fois, ce sont tous ses traits qu'elle regarde, et non pas ce nez infortuné qu'elle esquive, en l'enveloppant dans une vue générale; et de cette façon même, il y aurait bien du malheur si, tout laid qu'il est, il ne devient piquant, à la faveur des services que lui rendent les autres traits qu'on lui associe; bien plus, ces autres trait n'obligent pas un ingrat; et ce nez, devenu plus honorable, les accompagne à son tour de fort bonne grâce. Mais ces autres traits seront peut-être difformes. Qu'importe? plusieurs difformités de visages jointes ensemble, regardées en bloc, maniées et travaillées par une femme qui leur cherche un joli point de vue, en dépit qu'ils en aient, prennent une bonne contenance, et forment aux yeux de la coquette un tout qui l'enchante, qui lui paraît préférable à ce tas de beautés fades qu'elle voit souvent à d'autres femmes. Et c'est avec ce visage de la composition de sa vanité qu'une femme laide ose lutter avec un beau visage de la composition de la nature. Et qui le croirait? quelquefois, cela lui réussit.
Les femmes n'étaient pas les seules qui me divertissaient, et je trouvais nos jeunes gens tout aussi amusants qu'elles.
Dans le nombre de ceux-ci, j'en voyais qui semblaient se remuer, étonnés de la noblesse de leur figure, et qui certainement comptaient sur un égal étonnement dans les autres. Ils étaient vains, mais très sérieusement vains, et comme chargés de l'obligation de l'être: je les interprétais. Quand on est fait comme je suis, pensait apparemment chacun d'eux, on laisse agir à l'aise le sentiment qu'on a de ses avantages, en marchant superbement: Moi, je vais mon pas; ma figure est un fardeau de grâces nobles, imposantes, et qui demande tout le recueillement de celui qui la porte. Qu'en dites-vous, hommes étonnés? Qui de vous songe à faire quelque chicane à ce maintien? Qui de vous n'avouera pas qu'il me sied bien de me rendre justice? N'est-il pas vrai que je vous surprends, et que la critique est muette à mon aspect? Gare! Reculez-vous! Vous empêchez le jeu de mes mouvements; vous ne voyez mon geste qu'à demi. Place au phénomène de la nature! Humiliez-vous, figures médiocres ou belles; car c'est tout un, et vous êtes toutes au même rang auprès de la mienne.
Ce petit discours que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera comme une plaisanterie de ma part. Je ne dis pas qu'ils pensent très distinctement ce que je leur fais penser; mais tout cela est dans leur tête, et je ne fais que débrouiller le chaos de leurs idées: j'expose en détail ce qu'ils sentent en gros; et voilà, pour ainsi dire, la monnaie de la pièce.
Après tout cela, je vais faire un aveu bien singulier; c'est que moi, qui démêlais leurs idées, qui développais leur orgueil, peu s'en fallait que je ne disse: Ils ont raison. A la lettre, la hardiesse de leur vanité, soutenue d'une belle figure, m'en imposait; je m'amusais à les trouver bien faits; et voilà comme nous sommes tous; de grandes qualités dans un homme, un grand rang, un grand pouvoir, sont toujours auprès de nous le passeport de ses défauts; et dans le fond, c'est fort bien fait à nous d'être comme cela; c'est le lien de la société des hommes que cet éblouissement de notre raison, que cette indulgence favorable aux faiblesses de ceux qui nous priment, et de qui nous sommes les inférieurs de façon ou d'autre.
Je continuais mes remarques sur cette foule de monde qui nous arrêtait à la porte, lorsqu'enfin nous eûmes le passage libre. J'allai donc souper chez la personne avec qui j'étais. Nous y trouvâmes son frère avec une jeune dame et un jeune cavalier, de fort bonne façon tous deux. Je vis bien pendant le repas qu'ils avaient envie de se plaire l'un à l'autre; et moi, qui ne suis plus d'âge à plaire à personne, je pris le parti de m'amuser du petit spectacle qu'ils m'allaient donner. A les entendre parler, je commençai d'abord par sentir qu'ils altéraient le son naturel de leur voix, pour y couler du gracieux, et qu'en prononçant, il n'y avait pas jusqu'aux mouvements de leur bouche qu'ils ne voulussent assortir avec leurs tendres idées. J'aimerais mieux travailler, toute une journée, comme un crocheteur que d'essuyer, deux heures seulement, la fatigue qu'ils se donnaient, pour imaginer un caractère d'action qui jetât du goût dans les bras, dans les mains, dans la tête, dans les habits même. Je n'eus pas le temps de voir toute la comédie: le frère de la dame, après le repas, me pria d'écouter la traduction qu'il avait faite d'un manuscrit espagnol, où, entre autres choses, il me lut un songe dont je suis d'avis de donner ici le commencement; je dis mal ce n'est qu'une introduction au songe. C'est un jeune seigneur espagnol qui parle.
Chacun croit les usages de son pays les meilleurs et les plus sensés. Il y avait déjà quelque temps que j'étais dans les Gaules, quand un Français que j'avais vu en Italie vint me voir. Nous allâmes souper ensemble. Après le repas, notre conversation roula sur l'amour. Il me fit un portrait des manières d'aimer de son pays, et je lui peignis l'espèce d'amour qui régnait dans le nôtre. Ce sujet fut, entre nous, une matière de dispute assez amusante. Nous examinions à qui des deux amours il fallait donner la préférence; nous pesions nos raisons. Quand il tenait la balance, les siennes l'emportaient; quand je la tenais, les miennes avaient leur revanche. Notre examen produisit cependant quelque chose; c'est que nous nous retirâmes un peu plus éloignés de nous accorder que nous ne l'avions été d'abord. J'allai me coucher, l'esprit rempli de la question que nous avions agitée, et je m'endormis du sommeil le plus profond. Dans cet état, je fis un rêve assez singulier, et si frappant, qu'à mon réveil, je n'en perdis pas la moindre circonstance.
Je m'arrête là, et c'est jusqu'où j'ai pu déchiffrer l'écriture du traducteur que je prierai de m'aider à lire le reste, que je donnerai la première fois.
Quatrième feuille
28 février 1722
J'ai promis, dans la dernière feuille du Spectateur, un rêve tiré d'un manuscrit espagnol; mais je ne puis m'empêcher de le différer; j'ai quelque chose de plus pressant à dire. Je cède à des réflexions moins amusantes, mais plus instructives. Je me reprocherais d'écarter la situation d'esprit où je me trouve; je me livre aux sentiments qu'elle me donne, qui me pénètrent, et dont je voudrais pouvoir pénétrer les autres. Jamais, peut-être, ne me reviendraient-ils avec ce caractère d'attendrissement qu'ils portent. Je m'imagine en devoir compte aux autres; et je vais essayer de faire passer dans leur âme toute la chaleur de l'impression qu'ils me font.
Je viens de rencontrer, ce soir, dans le détour d'une rue, une jeune fille qui m'a demandé l'aumône; elle pleurait à chaudes larmes; son affliction m'a touché; je l'ai regardée avec attention; je lui ai trouvé de la douceur et des grâces dans la physionomie; beaucoup d'abattement, avec un air confus et embarrassé. Son habit, quoique mauvais, marquait une condition honnête. Pourquoi pleurez-vous? lui ai-je dit. Hélas! Monsieur, c'est que je suis dans un état affreux, m'a-t-elle répondu, mais d'un ton qui m'a saisi, et qui marquait une désolation profonde.
Là-dessus, j'ai été tenté de la laisser, sans lui en demander davantage, pour me sauver de l'intérêt douloureux qu'elle commençait à m'inspirer pour elle; mais je n'ai pu me débarrasser de la pitié qu'elle m'avait faite; il aurait fallu prendre trop sur moi, et ce ménagement pour moi-même m'aurait mis plus mal à mon aise que la plus triste sensibilité pour ses malheurs.
Je l'ai donc tirée à quartier, et dans un endroit où je pouvais l'écouter paisiblement: Mademoiselle, vous me paraissez dans une grande peine, lui ai-je dit, en lui donnant quelque argent, que vous est-il arrivé?... Elle ne m'a répondu d'abord que par des sanglots; ses larmes ont coulé avec plus d'abondance; enfin, s'étant un peu remise: Puisque vous avez la bonté de prendre part à mon affliction, m'a-t-elle dit, je vais vous en instruire.
Je suis une fille de famille; mon père avait une charge assez considérable en province; il mourut, il y a trois ans. Le jeu avait dérangé ses affaires, et ma mère est restée veuve, chargée de trois filles, dont je suis l'aînée. Nous sommes venues à Paris, ma mère et moi, après avoir vendu tout ce qui nous restait, pour hâter la décision d'un procès dont le gain nous rétablirait. Il y a dix-huit mois que nous sommes ici. Notre partie, qui est puissante, et qui prévoit qu'un arrêt ne lui peut être favorable, a eu assez de crédit pour le reculer; ces longueurs ont consommé ce que nous avions. Dans cette extrémité, nous avons tenté de nous jeter aux pieds de nos juges pour implorer leur justice; mais au Palais, nous les avons toujours trouvé entourés de clients, parmi lesquels nous n'osions nous mêler, mal vêtues comme nous sommes; et chez eux, soit que notre figure ne s'attirât pas l'attention de leurs domestiques, ou que nous vinssions à de mauvaises heures, on nous a toujours dit que ces messieurs étaient absents ou occupés; de sorte que nous n'avons nul appui. On néglige de travailler pour nous, parce que nous n'avons point de quoi payer; enfin, monsieur, la misère où nous sommes tombées, le chagrin, le mauvais air, et l'obscurité du lieu où nous logeons; la douleur de me voir souffrir moi-même, et le grand âge, ont entièrement abattu ma mère; elle est malade, et tout lui manque, et moi, qui suis au désespoir de la voir dans cet état-là, il faut, monsieur, que je combatte encore mon amour et ma compassion pour elle. Si je les écoute, je suis perdue. Un riche bourgeois m'offre tous les secours possibles; mais quels secours, monsieur! ils sauveraient la vie à ma mère; ils déshonoreraient éternellement la mienne. Voilà mon état; en est-il de plus terrible? J'aime ma mère, et je lui suis chère; elle meurt, cela me fait trembler pour nous deux. Dans mon affliction, je lui ai dit les offres de l'homme dont je vous parle. A mon récit, j'ai cru qu'elle allait expirer entre mes bras; elle m'a baignée de ses larmes; elle a jeté sur moi des yeux tout égarés, et s'est retournée de l'autre côté, sans me dire une seule parole. Je ne sais pourquoi, je ne l'ai point pressée de me parler; il semble que cette femme vertueuse ait perdu tout courage, et succombe sous notre malheur; et moi, je voudrais mourir pour être délivrée du péril de la voir.
Tout honnête homme sentira combien les discours de cette fille ont dû me toucher. Je lui ai donné ce que j'ai pu; j'ai joint à cela les conseils que j'ai cru les plus convenables, et me suis retiré chez moi presque aussi affligé qu'elle.
Qu'il est triste de voir souffrir quelqu'un, quand on n'est point en état de le secourir, et qu'on a reçu de la nature une âme sensible qui pénètre toute l'affliction des malheureux, qui l'approfondit involontairement, pour qui c'est comme une nécessité de la comprendre, et de ne rien perdre de la douleur qui peut en rejaillir sur elle-même!
Juste Ciel! quels sont donc les desseins de la Providence dans le partage mystérieux qu'elle fait des richesses? Pourquoi les prodigue-t-elle à des hommes sans sentiment, nés durs et impitoyables, pendant qu'elle en est avare pour les hommes généreux et compatissants, et qu'à peine leur a-t-elle accordé le nécessaire? Que peuvent, après cela, devenir les malheureux qui par là n'ont de ressource ni dans l'abondance des uns ni dans la compassion des autres? Mais ces réflexions qui naissent de mon impuissante médiocrité m'écartent de celles que me fournit l'aventure de la jeune fille en question.
Homme riche! vous qui voulez triompher de sa vertu par sa misère, de grâce! prêtez-moi votre attention. Ce n'est point une exhortation pieuse; ce ne sont point des sentiments dévots que vous allez entendre; non, je vais seulement tâcher de vous tenir les discours d'un galant homme, sujet à ses sens aussi bien que vous; faible, et si vous voulez, vicieux; mais chez qui les vices et les faiblesses ne sont point féroces, et ne subsistent qu'avec l'aveu d'une humanité généreuse. Oui! vicieux encore une fois, mais en honnête homme, dont le coeur est heureusement forcé, quand il le faut, de ménager les intérêts d'autrui dans les siens, et ne peut vouloir d'un plaisir qui ferait la douleur d'un autre.
Je vous suppose jaloux de l'estime des hommes, et du droit de vous estimer vous-même; si vous n'êtes comme je le dis, ce n'est plus à vous à qui je parle; vous n'êtes que la moitié d'une créature humaine; vous en avez la figure et le penchant au mal; mais vous n'en avez ni la dignité ni la noblesse; et pour lors, je m'adresse à d'honnêtes gens, qui dans une aventure comme la vôtre, pourraient se démentir et se livrer à l'amour d'un vice odieux, préférablement au goût de vertu et de générosité qu'ils ont en eux; goût secourable qu'ils feraient peut-être avorter dans leur âme, qui, cependant, les presserait, qui les poursuivrait, qu'ils écarteraient, qui reviendrait à la charge; enfin, qu'ils étoufferaient, crainte de l'aimer, d'y céder, de devenir vertueux, et d'y perdre.
Quoi qu'il en soit, écoutez-moi si vous le pouvez. Que vous deveniez amoureux d'une femme qui peut se passer de vous, que nulle affaire importante n'expose à la nécessité de vous recevoir; que vous la tentiez par votre opulence; que vous lui inspiriez l'envie d'être mieux; qu'à la vue de votre abondance, il lui naisse des besoins qu'elle n'aurait pas connus; que vous profitiez de ces besoins imposteurs; que vous jetiez dans son coeur, moitié tendresse pour l'amant, moitié faiblesse pour l'homme riche; vous faites mal, vous êtes un mauvais chrétien; mais à quelque délicatesse près, dont je comprends qu'il est difficile d'écouter le scrupule, vous êtes encore galant homme suivant le monde.
De même, que la jeunesse et les grâces de la fille dont nous avons parlé vous aient donné de l'amour, ce n'est pas là ce qui m'étonne, et ma charge n'est pas de vous inquiéter là-dessus; mais que ce visage frappé de désespoir, dont la souffrance a désolé les traits, que ces grâces flétries par les larmes n'aient pas déconcerté votre amour, ou n'en aient point fait une protection pour cette infortunée; que cet amour, loin de la plaindre de tant de maux, n'en ait reçu qu'une confiance plus brutale; que la misère la plus féconde en impressions touchantes ne l'ait déterminée qu'à l'outrage, et non pas aux bienfaits; que vous dirai-je enfin? qu'à la vue d'un pareil objet, cet amour ne se soit pas fondu en pitié généreuse; qu'en écoutant cette fille, la charité ne vous ait pas attendri sur le péril où l'exposait son malheur; que le découragement, la lassitude qui pouvait la prendre, n'ait pas attiré tous vos égards; que vous ayez pesé son infortune; que vous en ayez compris l'excès, sans en sentir vos désirs confondus, sans être épouvanté vous-même de vous surprendre dans le dessein horrible d'en profiter; voilà ce qui me passe: c'est une iniquité dont je ne sais pas comment on peut soutenir le poids; c'est une intrépidité de vice que mon imagination ne peut atteindre.
Tyran que vous êtes! qu'avez-vous dit à cette fille, dont vous avez vu la jeunesse en proie à la fureur des derniers besoins? Malheur à toi que la faim dévore! A qui t'adresses-tu? Mon incontinence va prendre avantage de ta misère. Si tes besoins te mettaient moins en prise, tu pourrais n'exciter que ma compassion; mais ils sont extrêmes; ils me corrompent; il ne s'agit plus de te plaindre; ton honneur m'échapperait, si j'étais généreux: je l'attends de ton désespoir que ma dureté va pousser à bout; et misérable comme tu l'es, je te vois comme une bonne fortune qui vient s'offrir à ma débauche. Point de secours qui ne fasse ton opprobre! subis toutes les rigueurs de ton sort! achève d'en être la victime! Veux-tu du pain? Deviens infâme, et je t'en accorde. Voilà tout ce que je sens pour toi, voilà le fruit de l'imprudent aveu de ton infortune.
Est-ce là ce que vous avez dit à cette fille? Si ce ne sont pas là vos paroles, du moins ce sont vos pensées. Vos pensées! non, je ne le puis croire; elles ont peut-être menacé de se montrer, mais vous en avez craint la laideur trop affreuse, et vous vous y êtes refusé; votre âme n'aurait pu supporter la vue d'une méchanceté si distincte; son libertinage n'aurait pu la sauver des remords, de l'horreur d'elle-même, ni des sentiments d'attendrissement qui l'auraient pressée: la victoire aurait été trop sanglante à remporter sur tout cela; et ce n'est enfin qu'en vous étourdissant sur votre action, que vous l'avez commise; cependant, valait-elle que vous renonçassiez à la satisfaction d'être content de vous, que vous étouffassiez l'honnête homme, pour mettre le monstre en liberté? Vous me l'avouerez; vos efforts pour détruire l'un vous mettaient mal avec vous-même: vous n'osiez les réfléchir; vos efforts, contre l'autre, auraient été presque des plaisirs. Il y serait entré je ne sais quelle douceur de vous trouver dans l'ordre, hors de reproche; et comme en état de vous regarder avec quiétude et confiance; il s'y serait mêlé je ne sais quel sentiment de votre innocence, je ne sais quelle suavité que l'âme respire alors, qui l'encourage, et lui donne un avant-goût des voluptés qui l'attendent. Oui! voluptés, c'est le nom que je donne aux témoignages flatteurs qu'on se rend à soi-même après une action vertueuse; voluptés bien différentes des plaisirs que fournit le vice. De celles-ci, jamais l'âme n'en a satiété; elle se trouve en les goûtant dans la façon d'être la plus délicieuse et la plus superbe; ce ne sont point des plaisirs qui la dérobent à elle-même; elle n'en jouit pas dans les ténèbres; une douce lumière les accompagne, qui la pénètre, et lui présente le spectacle de son excellence. Voilà les plaisirs que vous avez sacrifiés à l'avilissement des plaisirs du vice. Car que sont-ils qu'un état de prostitution pour l'âme, qu'elle ne goûte et ne se pardonne, qu'à la faveur du trouble qui lui voile son infamie. Mais c'en est assez; ces réflexions m'ont mené trop loin; il en naît encore de très importantes de l'aventure de cette fille et de sa mère, qui n'ont pu aborder leurs juges, et dont la pauvreté met les affaires en souffrance; cela me fournit une matière digne d'être traitée dans un autre discours. Juges! que les devoirs de votre état sont nobles! Mais je finis; nous les examinerons ailleurs.
Cinquième feuille
10 avril 1722
J'ai promis un Rêve; je m'en ressouviens; mais c'est un rêve qui ne roule que sur l'amour. Ami lecteur, en vérité, cela peut se différer. Je me sens aujourd'hui dans un libertinage d'idées qui ne peut s'accommoder d'un sujet fixe.
Je viens de voir l'entrée de l'Infante. J'ai voulu parcourir les rues pleines de monde, c'est une fête délicieuse pour un misanthrope que le spectacle d'un si grand nombre d'hommes assemblés; c'est le temps de sa récolte d'idées. Cette innombrable quantité d'espèces de mouvements forme à ses yeux un caractère générique. A la fin, tant de sujets se réduisent en un; ce n'est plus des hommes différents qu'il contemple, c'est l'homme représenté dans plusieurs mille.
Au milieu de mes réflexions, j'ai aperçu un pauvre savetier qui travaillait d'un sang-froid admirable dans sa boutique. De temps en temps il jetait ses regards sur cette foule de gens curieux qui s'étouffaient, et il critiquait après leur curiosité, de ses deux épaules qu'il levait en pitié sur eux. Il m'a pris envie de voir de près ce philosophe subalterne et d'examiner quelle forme pouvaient prendre des idées philosophiques dans la tête d'un homme qui raccommodait des souliers.
Je me suis approché. J'ai fait plus; je lui ai demandé un asile dans sa boutique contre la foule. Comment! lui ai-je dit, vous travaillez, pendant que vous pouvez voir de si belles choses, mon bon homme!
Pardi! m'a-t-il répondu, Monsieur, cela est trop beau pour de petites gens comme nous; cela ne nous appartient pas, de voir ces beautés-là; cela est bon pour vous autres gens qui avez votre pain cuit, et qui avez le temps de mettre votre journée à rien faire. Voyez-vous, Monsieur, quand on a de l'ouvrage qu'il faut rendre, ou jeûner, sans en avoir envie, le Cheval de bronze marcherait de ses quatre pattes, que j'aimerais, mardi, mieux le croire que de l'aller voir. Les fainéants ne valent rien à suivre, c'est une compagnie qui n'est pas saine pour ceux-là qui n'ont pas moyen d'être comme eux. J'interrompis ce discours d'un sourire... Tenez, ajouta-t-il après, en se retournant: Voilà quatre escabeaux dans ma boutique; je suis content comme un roi, avec cela et mes savates; je m'en accommode à merveille, quand je ne m'amuse pas à regarder toutes ces braveries-là; mais sitôt que je vois tant de beaux équipages et tout ce monde qu'il y a dedans, mes escabeaux et mes savates me fâchent; je deviens triste; je n'ai plus de coeur à l'ouvrage. Pardi! puisque Dieu m'a fait pour raccommoder de vieux souliers, il faut aller mon train, laisser là les autres, et vivre bon serviteur du roi et des siens; le reste n'a que faire de moi, ni moi du reste. J'en serai bien mieux, quand j'aurai été courir la prétantaine, et gagner plus d'appétit qu'à moi n'appartient d'en avoir. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être savetier, cela vous passe.
Ce brute Socrate s'est arrêté là; je ne lui ai rien répondu, sinon qu'il avait raison. La scène a fini par une petite chanson qu'il a entonnée; et ma curiosité satisfaite, je me suis retiré de sa boutique, pour aller butiner quelques nouveautés ailleurs.
Je me suis amusé quelque temps de la populace qui se renversait la tête pour considérer les arcs de triomphe; et dans sa façon de voir, j'ai cru démêler que l'admiration du peuple pour une belle chose ne vient pas précisément de ce qu'elle est belle, mais bien des événements plus ou moins importants qui font qu'elle est exposée là, et qui la vantent à son imagination.
J'entendais dire de tous côtés: Oh! que cela est beau! Et moi qui allais au principe de cette exclamation dans l'esprit du peuple, je la mettais en forme; et voici l'espèce d'argument qu'elle me rendait: Hé! vois-tu tout ce monde? c'est que l'Infante arrive. Tout ce que nous voyons là est fait pour elle; regardons bien, car assurément cela doit être beau. Oh! que cela est beau!
Il est certain que ces arcs de triomphe étaient curieux, et que c'était une décoration qui avait beaucoup de dignité; mais, en développant l'esprit de cette populace, je voyais de pauvres enseignes de cabaret à qui, peut-être, il ne manque pour être converties en chef-d'oeuvre, que d'être exposées pour une aventure de conséquence.
Tableaux de Raphaël! disais-je encore en moi-même, si vous étiez à la place de ces mêmes enseignes, j'aurais grande peur que vos curieux ne vous prissent pour ce que vous paraîtriez. Je veux mourir, si en vous voyant ils s'avisaient de vous deviner là. Hélas! combien est-il de mauvais tableaux parmi vous, qu'un coup de hasard, qu'une estime visionnaire qui a fait du progrès, vous a donné pour frères? Et à combien de vos frères a-t-on fait l'injure de ne les pas reconnaître, pour avoir paru trop tard, ou dans une occasion peu favorable?
En vérité, à cela près que nous vivons, et que nous pensons, nous sommes tous des tableaux, les uns pour les autres; notre fortune va du moins comme la leur.
Tel est un Raphaël, un tableau du plus grand prix, je veux dire un homme né plein d'esprit et de talents. Si le hasard ou sa naissance l'a mal exposé, c'en est fait; il a beau nous voir, nous parler tous les jours, voilà notre discernement en défaut sur son compte; rien ne nous avertit de ce qu'il vaut la médiocrité de son état l'enveloppe, pour ainsi dire, d'un nuage qui nous le dérobe. C'est un personnage inutile, confondu dans la foule, que nous méprisons; il n'a ni biens, ni rang, ni crédit; voilà le fantôme qui nous frappe à la place de l'homme que nous n'apercevons pas; voilà le masque qui nous cache son visage; enfin, voilà le tableau, tout beau qu'il est, enseigne de cabaret pour toujours. Tel, au contraire, est un tableau de barbouilleur; et je le vois entouré de curieux qui lui trouvent un vrai mérite qu'il n'a point. Est-il pesant? parle-t-il peu? Ils me disent que c'est un homme froid, mais plein de jugement et de réflexion. Parle-t-il mal et beaucoup? Qu'il est agréable et vif! Ces curieux sont donc des bêtes? Non, ce sont gens d'esprit, de la meilleure foi du monde, qui le pensent comme ils le disent; ils ont peut-être eu quelque peine à se persuader eux-mêmes, mais l'homme dont il s'agit est dans une opulence ou dans un crédit qui le rend nécessaire et qui a levé leurs doutes. Ils vous diraient volontiers: Je n'ai pas d'abord pris cet homme-là pour ce qu'il est; et vous vous écrierez: Voilà des flatteurs! Point du tout; je vous l'ai déjà dit, ils n'ont pas même cet honneur-là. Il n'y a point d'iniquité dans leur fait, ce sont en cela de vrais dupes, de vrais innocents, dont l'esprit est, pour ainsi dire, aux gages de l'intérêt. C'est ce misérable intérêt qui a joué ce tour de souplesse à leur jugement, et qui leur fait accroire qu'un grand équipage, un grand nombre de valets, une bonne table, sont de l'esprit, de la pénétration, de la vivacité, et de bons mots.
C'était là à peu près les idées qui me venaient successivement dans la tête, quand le roi a passé. Le peuple, à son ordinaire, a crié Vive le roi; J'ai trouvé ses acclamations attendrissantes. C'était plus qu'un roi, plus qu'un maître qui paraissait. Ce peuple, dans ses transports, semblait revêtir ce jeune prince de titres moins superbes, mais plus aimables, plus touchants, et peut-être plus augustes: c'était le bienfaiteur, l'ami de chaque homme de la nation; c'était le protecteur, l'espérance, l'amour et les délices du peuple que l'on voyait passer.
Rois, princes de la terre! ce n'est ni la garde qui vous environne, ni cette foule d'hommes soumis qui composent votre cour, ni vos richesses, ni votre vaste puissance, qui feraient mon envie. Ceux qui, parmi vous, ne sont sensibles qu'à ces avantages, sont simplement des hommes riches, redoutables, puissants, et ne sont pas rois. Assis sur le trône, ils ne règnent pas; je les vois dans le sein du bonheur, sans qu'ils en profitent. Autant que leur vie a d'instants, autant, s'ils veulent, vont-ils goûter de plaisirs, mais des plaisirs vraiment dignes de leur rang, et dont le Ciel n'a destiné l'abondance délicieuse que pour eux seuls. Rois! qu'est-ce donc que votre condition a de flatteur? Quel est celui qui règne? Quel est le prince qui jouit des vrais biens attachés au trône? C'est celui qui sait faire un généreux usage de la crainte et du respect que la majesté de son rang inspire; cette crainte et ce respect sont les moindres de ses droits, ou plutôt ils ne font que lui préparer ses véritables droits. Craint, il n'est encore que le maître; aimé, le voilà roi. Et comment l'aime-t-on? Comptez tous les sentiments de vénération, d'estime, d'admiration; tous les mouvements de tendresse, de dévouement, de confiance, dont l'homme est capable: voilà de quoi se compose l'amour qu'on a pour un maître dans qui l'on est charmé de trouver un roi; enfin, voilà les trésors du rang suprême. Un accueil obligeant, un sentiment de bonté, un sourire, un geste, une parole; princes! ce sont là pour vous les clefs de ces trésors. Oui! soyez doux, affables, généreux, compatissants, caressants dans vos discours, et vous êtes possesseurs de ces biens dont l'ambition a fait les grands hommes, et dont à peine ont-ils pu s'acquérir une petite partie.
Quelqu'un que j'ai entendu parler alors, d'un ton de voix extrêmement haut, a mis fin à mes réflexions. Là-dessus, je me suis retourné et j'ai vu plusieurs hommes qui en entouraient un autre qui leur parlait avec beaucoup d'action. J'ai soupçonné qu'il y aurait là quelque chose pour moi. Je me suis donc approché; je ne répéterai point ce qu'il disait; il parlait de la dernière paix avec l'Allemagne et l'Angleterre; il jetait les ministres dans des intrigues politiques; il s'étonnait de leur habileté; et je remarquai qu'insensiblement la dignité du sujet étourdissait cet homme; qu'elle réfléchissait sur son âme, et la remuait d'un sentiment d'élévation personnelle. De la façon dont cela se passait dans son esprit, je voyais que c'était lui qui se réconciliait avec les puissances, ou plutôt il était tour à tour l'Allemagne, l'Angleterre, la Hollande et la France. Il avait fait la guerre, il faisait la paix. L'admiration judicieuse qu'il avait pour les ministres lui en glissait une de la même valeur pour lui-même. Bientôt les ministres et lui ne faisaient plus qu'un, sans qu'il s'en doutât. Je sentais que dans son intérieur il parcourait superbement un vaste champ de vues politiques; il exagérait sa matière avec volupté; c'était l'homme chargé des affaires de tous ces royaumes; car il était Allemand, Hollandais, Anglais, Français; il était tout, pour avoir le mérite de tout faire. Quelquefois la difficulté des négociations nécessaires l'étonnait extrêmement; mais je le voyais venir; il n'y perdait rien à s'étonner; il en avait plus d'honneur à percer dans les voies qu'on avait tenus pour faire réussir ces négociations; il ne disait pas tout ce qu'il apercevait; il lui suffisait d'être soupçonné d'une pénétration profonde et de voir ses auditeurs avouer, dans un humble silence, qu'il en savait plus qu'eux.
Quelqu'un de la bande, d'un amour-propre plus rétif, et plus entendu dans ses intérêts, ne trouvait pas apparemment son compte à fournir son contingent d'étonnement pour le discours de notre politique. Un petit mot, Monsieur, lui dit-il, de l'air d'un homme qui ne se paie pas de babil et qui a trop d'esprit pour s'épouvanter de celui d'un autre; prenez bien garde que ces ministres, que vous louez tant, auraient pu dans telle occasion... Monsieur, lui répondit l'autre, en lui coupant la parole, je ne force personne, et vous êtes libre d'en penser ce qu'il vous plaira; ce que j'ai dit n'en est pas moins juste. Le censeur, à ces mots, sourit d'un air incrédule et se tut; et moi, je dirais volontiers à tous les censeurs de son espèce: Messieurs, ne soyons point de ceux qui cherchent toujours querelle au mérite des belles choses; louons ce qui est louable, et laissez là ce petit profit d'orgueil que vous trouvez à critiquer.
Rien n'est plus vrai qu'un homme oisif se plaît à disputer son estime à la conduite des personnes en place. Il entre, dans les dégoûts qu'il prend pour elle, certaine audace qui lui rit, qui le venge de son peu de relief, de l'inaction dans laquelle il passe sa journée, et lui donne je ne sais quel air d'importance momentanée, dont il s'amuse.
Mais je pense que je ferai bien de quitter la plume; je sens que je m'appesantis. Cette feuille-ci a été retardée par des accidents qui n'arriveront plus dans la suite, mais qui pourraient bien avoir causé la langueur que je crois sentir ici.
Sixième feuille
27 avril 1722
Je m'amusais l'autre jour dans la boutique d'un libraire, à regarder des livres; il y vint un homme âgé, qui, à la mine, me parut homme d'esprit grave; il demanda au libraire, mais d'un air de bon connaisseur, s'il n'avait rien de nouveau. J'ai le Spectateur, lui répondit le libraire. Là-dessus, mon homme mit la main sur un gros livre, dont la reliure était neuve, et lui dit: Est-ce cela? Non, monsieur, reprit le libraire, le Spectateur ne paraît que par feuille, et le voilà. Fi! repartit l'autre, que voulez-vous qu'on fasse de ces feuilles-là? Cela ne peut être rempli que de fadaises, et vous êtes bien de loisir, d'imprimer de pareilles choses.
L'avez-vous lu, ce Spectateur? lui dit le libraire. Moi! le lire, répondit-il; non, je ne lis que du bon, du raisonnable, de l'instructif, et ce qu'il me faut n'est pas dans vos feuilles. Ce ne sont ordinairement que de petits ouvrages de jeunes gens qui ont quelque vivacité d'écolier, quelques saillies plus étourdies que brillantes, et qui prennent les mauvaises contorsions de leur esprit pour des façons de penser légères, délicates et cavalières. Je n'en veux point, mon cher; je ne suis point curieux d'originalités puériles.
En effet, je suis du sentiment de Monsieur, dis-je alors, en me mêlant de la conversation; il parle en homme sensé. Pures bagatelles que des feuilles! La raison, le bon sens et la finesse peuvent-ils se trouver dans si peu de papier? Ne faut-il pas un vaste terrain pour les contenir? Un bon esprit s'avisa-t-il jamais de penser et d'écrire autrement qu'en gros volumes? Jugez de quel poids peuvent être des idées enfermées dans une feuille d'impression que vous allez soulever d'un souffle! Et quand même elles seraient raisonnables, ces idées, est-il de la dignité d'un personnage de cinquante ans, par exemple, de lire une feuille volante, un colifichet? Cela le travestit en petit jeune homme, et déshonore sa gravité; il déroge. Non, à cet âge-là, tout savant, tout homme d'esprit ne doit ouvrir que des in-folio, de gros tomes respectables par leur pesanteur, et qui, lorsqu'il les lit, le mettent en posture décente; de sorte qu'à la vue du titre seul, et retournant chaque feuillet du gros livre, il puisse se dire familièrement en lui-même: Voilà ce qu'il faut à un homme aussi sérieux que moi, et d'une aussi profonde réflexion. Là-dessus il se sent comme entouré d'une solitude philosophique, dans laquelle il goûte en paix le plaisir de penser qu'il se nourrit d'aliments spirituels, dont le goût n'appartient qu'aux raisons graves. Eh bien, monsieur, qu'en dites-vous? N'est-ce pas là votre pensée?
Ce discours surprit un peu mon homme. Il ne savait s'il devait se fâcher ou se taire; je ne lui donnai pas le temps de se déterminer. Monsieur, lui dis-je encore, en lui présentant un assez gros livre que je tenais, voici un Traité de Morale. Le volume n'est pas extrêmement gros, et à la rigueur on pourrait le chicaner sur la médiocrité de sa forme; mais je vous conseille pourtant de lui faire grâce en faveur de sa matière; c'est de la morale, et de la morale déterminée, toute crue. Malepeste! vous voyez bien que cela fait une lecture importante, et digne du flegme d'un homme sensé; peut-être même la trouverez-vous ennuyeuse, et tant mieux! A notre âge, il est beau de soutenir l'ennui que peut donner une matière naturellement froide, sérieuse, sans art, et scrupuleusement conservée dans son caractère. Si l'on avait du plaisir à la lire, cela gâterait tout. Voilà une plaisante morale que celle qui instruit agréablement! Tout le monde peut s'instruire à ce prix-là, ce n'est pas là de quoi l'homme raisonnable doit être avide; ce n'est pas tant l'utile qu'il lui faut, que l'honneur d'agir en homme capable de se fatiguer pour chercher cet utile, et la vaste sécheresse d'un gros livre fait justement son affaire.
Chacun a son goût, et je vois bien que vous n'êtes pas du mien, me dit alors le personnage qui se retira mécontent et décontenancé, et que peut-être notre conversation réconciliera dans la suite avec les brochures; si ce n'est avec les miennes, qui peuvent ne le pas mériter, ce sera du moins avec celles des autres.
Quoi qu'il en soit, le mépris qu'il a fait du Spectateur, sans le connaître, ne m'empêchera pas de donner la traduction du Rêve que j'ai promis, tout frivole qu'en paraîtra le sujet aux personnes qui lui ressemblent. C'est de l'Amour dont il s'agit. Eh bien, de l'amour! le croyez-vous une bagatelle, messieurs? Je ne suis pas de votre avis, et je ne connais guère de sujet sur lequel le sage puisse exercer ses réflexions avec plus de profit pour les hommes.
Dirai-je aux personnes qui n'ont pas daigné lire mes feuilles précédentes, l'origine du rêve en question? Non! mon libraire me saurait mauvais gré de leur épargner l'achat des brochures qui peuvent les mettre au fait de celle-ci, s'ils veulent y être. Quant à ceux qui me lisent, ils se souviendront que c'est un Espagnol qui parle.
Je m'endormis donc du sommeil le plus profond, et je rêvai que je me trouvais au milieu d'une vaste campagne, partagée en deux terres de différente nature. A droite, ce n'était que fleurs odoriférantes, et qu'arbres fruitiers; mais ces fleurs étaient sèches et fanées, et les arbres mouraient de vieillesse. La campagne, de ce côté, me paraissait abandonnée; elle était devenue sauvage. Pourquoi, disais-je, laisse-t-on inculte un pays naturellement si fertile?
Alors, en jetant ma vue un peu plus loin, je découvris un palais. L'architecture en était noble et majestueuse; les grâces s'y mariaient avec la majesté, et leur accord donnait à l'édifice un aspect touchant et respectable.
Je jugeai par quelques ruines que ce devait être un ancien monument; et je regardais avec application, quand, au travers de quelques arbres, il parut une femme dont la beauté me surprit; cependant, je remarquai quelque tristesse sur son visage; elle sourit en me voyant, et je m'avançai respectueusement vers elle, pour lui demander où j'étais.
Jeune homme! vous êtes en peine, me dit-elle, et vous ne comprenez rien à tout ce que vous voyez. J'allais vous prier de m'instruire, lui répondis-je. Je le veux bien, repartit-elle. Vous voici dans les terres de l'amour; ce palais antique est sa demeure; et moi, je suis l'Estime, compagne inséparable de ce dieu d'amour.
De grâce, expliquez-moi, lui dis-je, ce que signifient ces arbres, ces fleurs fanées dont l'odeur me réjouit encore. Cette terre me paraît excellente; pourquoi ne la cultive-t-on point? Ce n'est plus qu'un désert. L'amour manque-t-il de sujets?
Tout ce que vous voyez, me dit-elle, n'est fait que pour votre instruction; c'est une image des effets que produisit autrefois l'amour chez les hommes. Cette terre figure leur âme; ces fleurs et ces arbres sont les vertus que l'amour y faisait naître; l'état mourant dans lequel vous paraissent toutes ces choses, vous marque qu'elles sont anciennes. Cette terre ne produit aujourd'hui ni fleurs fraîches ni arbres nouveaux; c'est que l'amour ne règne plus parmi les hommes, et qu'il n'échauffe plus leur âme du goût des vertus qu'il y faisait germer autrefois.
Remarquez tous ces arbres fruitiers de différente espèce; ils sont le symbole de la noblesse, de la générosité et de la sagesse des sentiments, dont l'amour ornait le coeur des plus grands personnages.
Parmi ces arbres, vous en voyez quelques-uns dont il semble qu'on ait arraché quelques racines; et ces racines arrachées signifient les vices que l'amour a détruit dans ces grands hommes, ou bien expriment ce qu'il a retranché de vicieux dans des sentiments mal réglés, et qu'il a rendus plus humains et plus louables.
Regardez cet arbre plus haut que les autres, et dont, en quelques endroits, on a coupé les racines; il figure les vertus d'un jeune héros, qui dut à son attachement pour une aimable et vertueuse personne l'estime et l'admiration que son siècle eut pour lui. Avant que l'amour l'eût assujetti sous ses lois, la grandeur de sa naissance lui inspirait un noble orgueil; mais un peu d'excès dans cet orgueil en altérait la dignité. Ce héros était généreux, quand il s'offrait des occasions de l'être; mais il ne savait pas encore chercher ces occasions précieuses; il aurait craint de trahir son rang, s'il les avait prévenues; il envisageait un air prévenant comme un abaissement dans ses pareils, et il aurait cru s'humilier, en se rendant aimable. Il n'estimait, il ne mettait encore au nombre des hommes que ceux qui, par leur naissance, pouvaient ou l'approcher ou lier commerce avec lui. C'était aussi les seuls qu'il obligeait, parce qu'il n'imaginait de reconnaissance flatteuse que la leur; c'était au rang de celui sur qui tombaient ses bienfaits, que se mesurait le plaisir qu'il avait à les répandre. Il méconnaissait la misère la plus touchante, dès que le malheureux qu'elle accablait était un homme obscur, qui n'eût offert à sa vertu qu'un exercice ignoré et sans faste. Ce n'était pas qu'il ne fût naturellement sensible; mais sa fierté n'admettait rien de généreux que ce qui était superbe, et voulait trouver dans les sujets un vain éclat qui les ajustât à elle, et, pour ainsi dire, justifiât l'intérêt qu'elle y daignait prendre. Ce héros était plein de valeur dans les combats, mais d'une valeur aveugle, sujette à se souiller d'un sang respectable, du sang d'un ennemi vaincu. Quand il récompensait un service, ce n'était que l'action qu'il payait: il ne joignait pas à la récompense cette aimable façon de donner, qui fait précisément le salaire de celui qui a mérité qu'on lui donne. Il était équitable, et n'était pas également bon.
Dès qu'il aima, ce ne fut plus le même homme: l'envie de devenir digne de celle qu'il aimait, fit disparaître tous ses défauts; l'amour purifia sa valeur et sa fierté de cet excès qui les déshonorait toutes deux. Tout l'empire retentit bientôt du bruit de ses vertus.
Je ne vous dirai rien des autres arbres, me dit alors cette femme: parcourez dans votre imagination les vertus les plus éclatantes, ces arbres les représentent toutes. A l'égard de ces fleurs, dont le nombre est presque infini, elles figurent de bonnes qualités, d'un prix peut-être égal aux vertus des grands personnages; mais que la condition de ceux qui les durent à l'amour rendit moins brillantes, et d'une importance plus médiocre; et pour vous en donner une légère idée, ce sont des ivrognes devenus sobres; des débauchés devenus sages; des avares faits généreux; des menteurs corrigés de leur vice par la honte d'en être méprisables; des brutaux ramenés à un caractère plus doux et plus sociable; c'est de la jeunesse impudente devenue modeste et respectueuse; des fainéants devenus laborieux; des hommes sans foi, sans probité, transformés en gens d'honneur; ce sont d'habiles gens dans les arts, à qui l'amour inspira de l'émulation, et qui crurent leurs maîtresses dignes de la gloire d'avoir des amants illustres par leurs talents; ce sont même des coquettes, dont l'amour a réformé les manières, qu'il a guéries de cette insatiable avidité de plaire, et qui ont senti qu'une pudeur scrupuleuse était le plus aimable trait d'une femme, qu'il est honteux de débaucher les coeurs, et glorieux de les attendrir; enfin, vous voyez dans ces fleurs une infinité de vertus moyennes et domestiques.
Mais avançons vers ce palais qui a frappé vos regards; il est temps que vous connaissiez l'amour et sa suite, que vous appreniez ce qu'était autrefois son règne, par quelles actions éclatait le penchant dont il liait les âmes, et comment s'aimaient les deux sexes. Nous descendrons dans les jardins de l'amour, vous y verrez des amants; vous y verrez du moins des figures qui vous instruiront autant que ferait la réalité; et quand vous aurez visité ce canton où nous sommes, on vous conduira dans cette autre terre que vous avez remarquée différente de celle où vous êtes. Là vous verrez un monstre qu'on appelle Amour; mais marchons, et songez à profiter de tout ce qu'on va vous montrer.
Dans la feuille suivante, je donnerai le reste du rêve, et j'espère que ce qu'il a de curieux méritera l'attention de mes lecteurs.
Septième feuille
21 août 1722
Je n'ose me flatter que le public se soit aperçu que le Spectateur a été interrompu quelques mois; cependant, comme certaines personnes ont parlé de cet ouvrage avec un peu d'estime, je leur dois compte, ce me semble, des raisons qui en ont retardé la suite, et les voici.
Soupçonnerait-on un contemplateur des choses humaines, un homme âgé qui doit être raisonnable, tranchons le mot, un philosophe, le soupçonnerait-on de s'être dégoûté d'écrire, seulement parce qu'il y a des gens dans le public qui méprisent ce qu'il fait? Voilà pourtant l'origine de mon dégoût. N'est-ce pas là un louable motif de silence? Quelle misère que l'esprit de l'homme!
Je croyais n'être plus vain, mais je vois bien que je n'ai changé que de façon de l'être. J'ai cependant fait ce que j'ai pu pour guérir de ma vanité; mais tout ce que mes efforts ont opéré contre elle, c'est que de courageuse qu'elle était autrefois, elle est devenue lâche: nos faiblesses, combattues sous une figure, nous échappent sous une autre. Il n'est pas question de les détruire; il s'agit de quelque chose de plus pénible et de plus glorieux, c'est de les poursuivre sans cesse.
Oui! Messieurs mes critiques! vos mépris m'avaient découragé; mais comment découragé? c'était par vanité mécontente que j'avais discontinué d'écrire. Souffrez donc que je recommence; je compte encore sur vos mépris, et je vais m'en servir, comme d'une recette contre cette vanité dont je croyais être défait, et qui reparaît métamorphosée en dégoût. Courage, Messieurs! c'est pour une bonne oeuvre que je vous sollicite; j'étais tout triste de vous déplaire, parce que cela m'ôtait l'honneur d'avoir de l'esprit avec vous. Que je vous aie l'obligation de ne me plus soucier de cet honneur-là! Allons, ne vous relâchez pas; critiquez bien, critiquez mal, n'importe lequel des deux: mon profit, ou le vôtre, s'y trouvera toujours. Si c'est bien, je dirai que le Ciel vous le rende; je vous regarderai comme mes bienfaiteurs; j'avertirai le public de la justesse de vos préceptes. Si c'est mal, je tâcherai de vous induire à penser plus juste; j'y contribuerai de toutes mes forces; j'arrêterai le progrès de vos erreurs, afin de vous épargner le plus de torts que je pourrai: voilà ma charge. A l'égard de ces critiques qui ne sont que des expressions méprisantes, et qui, sans autre examen, se terminent à dire crûment d'un ouvrage: cela ne vaut rien, cela est détestable, nous serons bientôt d'accord là-dessus, et je vous ferai convenir sur-le-champ que ces sortes de raisonnements, à leur tour, ne valent rien et sont détestables; qu'un habile homme, après avoir lu un livre, peut bien dire, il ne me plaît pas, mais ne décidera jamais qu'il est mauvais qu'après avoir comparé ses idées à celles des autres; à moins que, tout homme éclairé qu'il est, vous ne lui supposiez une audace, une présomption qui tient ses lumières en échec, et qui, pour l'ordinaire, est la marque d'un esprit borné ou mal réglé; car, plus on a d'esprit, plus on voit de choses; et pour lors on démêle, on aperçoit tant de sentiments différents, tant de goûts qui peuvent combattre ou balancer le nôtre, qu'avant que d'avoir pesé le plus ou moins de valeur qu'ils ont tous, on est bien long à se prouver qu'en tout sens, ce qui ne nous plaît pas ne doit raisonnablement plaire à personne.
Ah! que nous irions loin! qu'il naîtrait de beaux ouvrages, si la plupart des gens d'esprit, qui en sont les juges, tâtonnaient un peu avant que de dire, cela est mauvais, ou cela est bon; mais ils lisent, et en premier lieu, l'auteur est-il de leurs amis? n'en est-il pas? Est-il de leur opinion en général sur la façon dont il faut avoir de l'esprit? Est-ce un Ancien? Est-ce un Moderne? Quels gens hante-t-il? Sa société croit-elle les Anciens des dieux, ne les croit-elle que des hommes?
Voilà par où l'on débute pour lire un livre. On lit après; et que lit-on? Sont-ce les idées positives de l'auteur? Non, il n'y a plus moyen; son nom, son âge et sa secte les ont métamorphosées, toutes gâtées d'avance, ou toutes embellies.
On ne saurait s'imaginer le droit que ces bagatelles-là ont sur l'esprit humain, ni toute la corruption de goût dont elles le pénètrent, ni toute l'industrie machinale qu'elles lui donnent pour se falsifier à lui-même ce qui lui passera devant les yeux, pour diminuer, augmenter, arrêter, détourner le plaisir ou le dégoût des sentiments qu'il reçoit.
Après cela, on porte son jugement, parce qu'il faut qu'un homme d'esprit juge; ne fût-ce que pour mettre son orgueil en possession du respect que ses amis auront pour ce qu'il pense; et qu'enfin il est comptable à l'attente où ils sont d'une décision quelconque.
On lui fera peut-être des objections de bon sens quand il aura prononcé; mais voilà qui est fait, il a jugé. Dût son sentiment pervertir le goût de tout le genre humain; se doutât-il, malgré lui, qu'il s'est trompé; plutôt que de se dédire, il armera son esprit contre son esprit même; il confondra ses lumières par ses lumières mêmes; il s'irritera de voir clair après coup et parviendra à se persuader qu'il ne voit rien; tout cela, pour se conserver de bon droit l'honneur d'avoir tout vu d'abord; car notre amour-propre est inconcevable, il ne veut jouir que d'une gloire légitime il est d'un scrupule infini là-dessus, et ce même amour-propre si scrupuleux, quand il soupçonne qu'il ne la mérite pas, ce n'est pas de sa gloire dont il se défait, c'est du soupçon de l'avoir mal acquise; moyennant quoi, le voilà plein de quiétude et tout aussi fier qu'il aime à l'être.
Cependant, le jugement qu'on a porté va son train, sert de règle à je ne sais combien de génies naissants, qui s'y conforment, qui souffrent pour s'y conformer, et qui ne font rien qui vaille.
Je crois, pour moi, qu'à l'exception de quelques génies supérieurs, qui n'ont pu être maîtrisés, et que leur propre force a préservé de toute mauvaise dépendance, je crois, dis-je, qu'en tout siècle la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d'imaginer que la pure imitation de certain goût d'esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur. Ainsi, nous avons très rarement le portrait de l'esprit humain dans sa figure naturelle: on ne nous le peint que dans un état de contorsion; il ne va point son pas, pour ainsi dire; il a toujours une marche d'emprunt qui le détourne de ses voies, et qui le jette dans des routes stériles, à tout moment coupées, où il ne trouve de quoi se fournir qu'avec un travail pénible. S'il allait son droit chemin, il n'aurait d'autre soin à prendre que de développer ses pensées; au lieu qu'en se détournant, il faut qu'il les compose, les assujettisse à un certain ordre incompatible avec son feu, et qui écarte l'arrangement naturel qu'amènerait une vive attention sur elles.
Est-ce là l'esprit, après cela? Non, nous ne voyons point là ce qu'il est; mais bien ce que des égards pour des sentiments inconsidérés le font devenir.
Combien croit-on, par exemple, qu'il y ait d'écrivains qui, de peur de mériter le reproche de n'être pas naturels, font justement tout ce qu'il faut pour ne pas l'être? d'autres, qui se rendent fades de crainte qu'on ne leur dise qu'ils courent après l'esprit, car courir après l'esprit et n'être point naturel, voilà les reproches à la mode.
Mais, dira-t-on, il faut pourtant des critiques. Oui, sans doute, il en faut, mais je voudrais des critiques qui pussent corriger, et non pas gâter, qui réformassent ce qu'il y aurait de défectueux dans le caractère d'esprit d'un auteur, et qui ne lui fissent pas quitter ce caractère; mais il faudrait aussi pour cela, s'il était possible, que la malice ou l'inimitié des partis n'altérât pas les lumières de la plupart des hommes, ne leur dérobât pas l'honneur de se juger équitablement, n'employât pas toute leur attention à s'humilier les uns les autres, à déshonorer ce que leurs talents peuvent avoir d'heureux, à se ruiner réciproquement dans l'esprit du public; de façon que, sur leur rapport, vous, lecteur, vous méprisez souvent des ouvrages que vous estimeriez, ou, si vous les avez lus, je gagerais bien que les endroits où l'auteur a pensé le mieux vous ont paru les plus mauvais, par la raison qu'ils vous ont fait plus d'impression que le reste, et que, disposé comme vous étiez, cette impression a dû vous choquer au même degré qu'elle vous aurait plu.
Ne vous a-t-on pas dit que cet écrivain courait après l'esprit? n'était point naturel? Eh bien! n'avez-vous pas senti qu'on avait raison? le moyen de n'en pas convenir! En le lisant, vous avez trouvé un génie doué d'une pénétration profonde, d'une vue fine et déliée, d'un sentiment nourri partout d'un goût de réflexion philosophique; avec ce génie-là, avec un naturel si riche et si supérieur, on est par-dessus le marché nécessairement singulier, et d'un singulier très rare; cela est donc clair: il n'est point naturel, il court après l'esprit.
Voilà comme on vous dupe, lecteur, voilà les surprises qu'on fait au public, et comment on peut frustrer les talents les plus estimables des éloges qui leur sont dus.
Quand je songe à cette critique, surtout à celle de courir après l'esprit, je la trouve la chose du monde la plus comique, tant j'ai de plaisir à me représenter la commodité dont elle est à tous ceux qu'elle dispense heureusement d'avoir de l'esprit, et qui ne l'attraperaient point, quand ils courraient après; et en effet, il y a bien des ouvrages qui ne subsistent que par le défaut d'esprit, et leur platitude fait croire à certains lecteurs qu'ils sont écrits d'une manière naturelle: au surplus, pourvu qu'on adore Homère, Virgile, Anacréon, etc., on peut avoir de l'esprit, tant qu'on pourra; les amateurs des Anciens ne vous le reprocheront pas, et je connais des écrivains rusés, qui ont dix fois plus d'esprit qu'il n'en faudrait pour être persécutés, si la religion dont ils font profession pour les Anciens ne les sauvait.
Je disais l'autre jour à un de mes amis, à qui les reproches dont j'ai parlé sont ordinaires: Savez-vous bien ce que chez certaines gens signifient ces mots: ils courent après l'esprit?
Comment! Messieurs les Modernes, petits marmousets! vous prétendez valoir et surpasser des auteurs qui sont en grec et en latin, et que j'étudie depuis vingt ans! Si le monde allait vous en croire, que deviendrais-je, moi, qu'on associe au respect qu'on leur rend? faudra-t-il me réduire à l'affront de vous admirer, vous, avec qui je vis tous les jours? Oh! il y a bonne justice, et moyennant ce que nous allons dire, la plupart de ceux qui vous liront, et à qui notre querelle n'importe en rien, se voyant appuyés, seront bien aises de disserter cavalièrement sur votre compte, d'oser secouer la tête et d'avoir des dégoûts en vous lisant: ils s'imagineront gagner à ce qu'ils vous feront perdre; car voilà l'homme, et en effet, ils auront raison de vous trouver mauvais. De bonne foi! je sens que vous l'êtes; eh fi! vous cherchez à briller dans vos ouvrages, vous voulez être spirituels; vous n'y êtes point; ce n'est point là la nature, vous courez après l'esprit.
C'est là à peu près, dis-je à mon ami, ce que veulent dire certaines gens, en tenant les discours que vous teniez tout à l'heure. Les auteurs plats leur servent de troupes auxiliaires, et voici ce que ceux-là disent à leur tour, ou du moins ce que chacun d'eux pense.
Ces gens, contre qui on crie, me chagrinaient; il me fallait tous les jours aller aux expédients pour ne me pas douter que je valais moins qu'eux, et j'entends qu'on dit qu'ils ne sont pas naturels, qu'ils courent après l'esprit; ma foi! cela est vrai, et bien trouvé, et grâce au Ciel, me voilà meilleur qu'eux! Oui, Messieurs! lisez-moi: vous verrez un homme qui pense simplement, raisonnablement, qui va son grand chemin, qui ne pétille point, et voilà le bon esprit.
Je crois que mes lecteurs voudront bien me passer mes gaietés sur ce chapitre-là. Je me joue des hommes en général, et je n'attaque personne; je parais aujourd'hui n'apostropher que les amateurs des Anciens; un de ces jours, les Modernes auront leur tour; je m'y engage, et je promets que leur article vaudra bien celui-ci; car je ne suis d'aucun parti: Anciens et Modernes, tout m'est indifférent: le temps auquel un auteur a vécu ne lui nuit ni ne lui sert auprès de moi. J'adopte seulement, le plus qu'il m'est possible, les usages et les moeurs, et le goût de son siècle, et la forme que cela fait ou faisait prendre à l'esprit; après quoi, je vais mon train. Si c'est une traduction du grec, et qu'elle m'ennuie, je penche à croire que l'auteur y a perdu; si c'est du latin, comme je le sais, je me livre sans façon au dégoût, ou au plaisir qu'il me donne; bien entendu que c'est dans les choses que j'entends parfaitement, et qui n'ont pas besoin de l'histoire particulière du temps; et l'on aurait beau me dire: Cela ne vaut rien, ou: Cela est excellent, on ne me donne de disposition ni pour ni contre; je lis le livre, et le jugement que j'en forme m'appartient à moi, à mes lumières sûres ou non sûres, sort pur de toute prévention, et est à moi, tout comme si j'étais seul au monde; et il serait à souhaiter que nous fussions tous de même. Les Anciens avaient plus d'esprit que nous: nous avons plus d'esprit que les Anciens: voilà les vraies causes de la corruption du goût, s'il vient à se corrompre.
Est-ce le génie des auteurs grecs qu'il faut que ce jeune homme imite? Non, leurs idées ont une sorte de simplicité noble qui naît du caractère des actions qui se passaient alors, et du genre de vie qu'on menait de leur temps. Ils avaient, pour ainsi dire, tout un autre univers que nous: le commerce que les hommes avaient ensemble alors ne nous paraît aujourd'hui qu'un apprentissage de celui qu'ils ont eu depuis, et qu'ils peuvent avoir en bien et en mal. Ils avaient mêmes vices, mêmes passions, mêmes ridicules, même fond d'orgueil ou d'élévation; mais tout cela était moins déployé, ou l'était différemment. Je ne sais lequel des deux c'est. Quoi qu'il en soit, l'homme de ce temps-là est étranger pour l'homme d'aujourd'hui, et en nous supposant comme nous sommes, c'est-à-dire en étudiant le goût de nos sentiments aujourd'hui, il est certain qu'on verra que nous avons des auteurs admirables pour nous, et qui le seront à l'avenir pour tous ceux qui pourront se mettre au vrai point de vue de notre siècle.
Eh bien! un jeune homme doit-il être le copiste de la façon de faire de ces auteurs? Non, cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et fin, dont l'imitation littérale ne fera de lui qu'un singe, et l'obligera de courir vraiment après l'esprit, l'empêchera d'être naturel: ainsi, que ce jeune homme n'imite ni l'ingénieux, ni le fin, ni le noble d'aucun auteur ancien ou moderne, parce que, ou ses organes l'assujettissent à une autre sorte de fin, d'ingénieux et de noble, ou qu'enfin cet ingénieux et ce fin qu'il voudrait imiter ne l'est dans ces auteurs qu'en supposant le caractère des moeurs qu'ils ont peint: qu'il se nourrisse seulement l'esprit de tout ce qu'il leur sent de bon, et qu'il abandonne, après, cet esprit à son geste naturel. Qu'on me passe ce terme qui me paraît bien expliquer ce que je veux dire; car on a mis aujourd'hui les lecteurs sur un ton si plaisant, qu'il faut toujours s'excuser auprès d'eux d'oser exprimer vivement ce que l'on pense; mais il me semble qu'il y a longtemps que j'écris; et si je ne finissais, la matière me mènerait trop loin.
Huitième feuille
8 septembre 1722
Dans ma dernière feuille, je jetai quelques idées au hasard sur les critiques que l'on fait aujourd'hui de la plupart des ouvrages d'esprit, et sur la corruption de goût que peuvent entraîner ces critiques, qui partent moins du bon sens que de l'inimitié des partis et des préventions jalouses où l'on est aujourd'hui les uns contre les autres.
Mais comme je ne traitai pas la chose d'une façon méthodique, et que je pris mes réflexions comme elles venaient, je pourrai bien, un de ces jours, argumenter dans les formes et prouver qu'écrire naturellement, qu'être naturel n'est pas écrire dans le goût de tel Ancien ni de tel Moderne, n'est pas se mouler sur personne quant à la forme de ses idées, mais au contraire, se ressembler fidèlement à soi-même, et ne point se départir ni du tour ni du caractère d'idées pour qui la nature nous a donné vocation; qu'en un mot, penser naturellement, c'est rester dans la singularité d'esprit qui nous est échue, et qu'ainsi que chaque visage a sa physionomie, chaque esprit aussi porte une différence qui lui est propre; que la correction qu'il faut apporter à l'esprit n'est pas de l'arracher à cette différence, mais seulement de purger cette même différence du vice qui peut en gâter les grâces, de lui ôter ce qu'elle peut avoir de trop cru, et de lui procurer ce qu'il arrive aux physionomies les plus singulières, qui ne changent point, mais qui, par le commerce que les hommes ont ensemble, contractent je ne sais quoi de liant qui les mitige, nous apprivoise avec elles, et nous rend par là leur singularité agréable, ou du moins curieuse; et qu'enfin, lorsqu'il a paru un beau génie dans certain genre, il n'est pas raisonnable de le proposer autrement aux autres, que comme un génie qui peut servir à exciter les forces du leur, et non pas comme un modèle sur lequel il faille calquer sa façon de penser pour être habile homme; et qu'il est absurde de dire d'un homme qui a travaillé dans le même genre, qu'il a mal réussi, parce qu'il n'aura pas travaillé dans le même goût, que c'est tout comme si l'on disait à toutes les femmes aimables: N'entreprenez pas d'être gaie, ou d'être tendre; on se moquerait de vous; car vous n'avez ni la couleur ni les traits de madame une telle, dont les gaietés et la tendresse ont tant réussi, et ce n'est précisément qu'avec cette couleur et ces traits qu'on peut inspirer de la joie ou de l'amour d'une certaine sorte, hors de laquelle nous ne voulons ni aimer ni nous réjouir.
Par cette fantaisie-là, il n'y aurait peut-être point de femme dont le visage ne fût mis au rebut; mais heureusement pour nous, et pour la plus belle moitié du monde, la diversité là-dessus n'a point de travers d'esprit à craindre de notre part; la nature nous l'a trop bien recommandée; et de ce côté-là, nous nous prêtons docilement aux aimables variétés que cette nature nous présente.
Pourquoi donc les rebutons-nous dans les productions d'esprit, et tâchons-nous de les décrier? Serait-ce qu'il est mortifiant d'avouer le plaisir que nous font les ouvrages des autres? Est-ce que nous ne voulons ni les estimer ni qu'on les estime? Que le talent d'auteur traîne après lui de petitesses!
J'adresse ceci à tous ceux qui se mêlent de belles lettres; en un mot, aux deux partis qui règnent aujourd'hui, et qui ont chacun leur formule de critique, et chacun leurs partisans et leurs élèves qui sont les dupes des deux partis.
A l'égard de ces dupes, ils peuvent ne plus l'être, quand ils voudront; et cela, sans qu'il leur en coûte aucun examen fatigant.
Voulez-vous savoir ceux à qui d'entre les deux partis vous devez le plus d'estime? La recette est sûre: écoutez les auteurs eux-mêmes, remarquez bien ceux qu'ils prennent à tâche de décrier, contre lesquels ils emploient le plus de raisonnements et de dissertations, ceux contre qui leur critique ou leur mépris mord avec le plus d'emportement; et cet emportement, tâchez de le démêler, tout masqué qu'il sera quelquefois d'un air de discrétion ou d'indifférence jalouse; souvent même, vous verrez attaquer les gens d'une manière oblique; on les accablera sous le nom d'un tiers qu'on supposera entiché de leur doctrine, sans compter mille autres petites rubriques d'inimitié qu'on emploiera pour leur ruine.
Encore une fois, remarquez bien ceux que cela regarde, et voilà qui est fait: tenez-les à votre tour pour d'habiles gens: vous venez de les entendre louer; car, dans la profession, on ne se loue pas autrement. Oui! toutes les injures qu'on leur a faites sont vraiment autant d'éloges dont vous ferez l'estimation au degré de venin et de subtilité que portent ces injures mêmes; et croyez ce que je vous dis, comme vous croyez au produit d'une somme calculée dans la dernière exactitude.
Nous avons beau dissimuler le mérite qui nous blesse, nous avons beau l'attaquer, il a cet avantage sur notre malice, qu'elle ne peut se sauver d'en faire l'aveu. Oui! il en faut venir là de bonne ou de mauvaise grâce; le reconnaître avec une franchise généreuse, ou lui rendre hommage par les marques honteuses de notre jalousie.
De tous les mensonges, le plus difficile à bien faire, c'est celui par qui nous voulons feindre d'ignorer une vérité glorieuse à nos rivaux; notre amour-propre, avec toute sa souplesse, est alors défaillant en ce point, qu'il ne peut dans ses fourberies se déprendre de la passion qui l'agite: cette passion le suit; il ne peut se l'assujettir, ni la soustraire; elle est empreinte dans tout ce qu'il nous fait dire; on la voit, et cela trahit sa malice, et l'en punit.
J'ai une preuve toute récente de ce que je dis. Je suis à la campagne, et hier je rendis visite à une dame assez jolie, et d'un assez bon air. Je ne la connaissais pas encore, et des amis communs m'avaient mené chez elle.
Dans la conversation, on vint à parler d'une autre dame, voisine de celle chez qui j'étais, et que je devais voir aussi le lendemain pour la première fois. C'est une fort aimable femme, dit alors quelqu'un de la compagnie. A cela, pas un mot de réponse de la part de la dame qui était présente; mais en revanche, question subite faite à propos de rien, sur le temps que j'avais envie de passer à la campagne.
Bon! dis-je en moi-même, bon! pour la dame dont on a parlé, elle est aimable, c'est un fait, et peut-être plus aimable que celle à qui je parle (qui ne l'était pourtant pas mal): ce peut-être que je formais se convertit bientôt en certitude.
Quelqu'un reprit le discours sur la dame dont le silence de l'autre avait ébauché l'éloge, et dit: On m'assurait, l'autre jour, que son mari était jaloux, et il est vrai qu'on peut l'être à moins. Lui, jaloux! répondit-elle alors; c'est un conte que cela. Mme est d'une conduite si sage que cette faiblesse-là ne serait pas pardonnable à son mari; et d'ailleurs, c'est une femme qui a beaucoup d'agréments, il est vrai; mais n'avez-vous pas remarqué qu'elle est d'une physionomie extrêmement triste? Il me semble que non, reprit un de mes amis. Peut-être que je me trompe, dit-elle encore; mais comme elle n'a guère de teint, qu'elle a je ne sais quoi d'un peu rude dans les yeux... Elle! guère de teint, et du rude dans les yeux! répondit alors un de ces messieurs en s'écriant, je lui ai toujours trouvé les yeux vifs; et la dernière fois que nous la vîmes, elle était plus vermeille qu'une rose... Bon! repartit-elle, le Ciel la préserve d'être toujours vermeille à ce prix-là, la pauvre femme! elle avait une migraine affreuse; voilà, Monsieur, d'où lui venait ce beau teint. Non, non, assurément, le teint n'est pas ce qu'elle a de plus beau, et pour l'ordinaire elle est pâle; aussi est-elle d'une santé assez infirme: je ne connais point de femme plus sujette aux fluxions que celle-là; cela lui a même gâté les dents qu'elle avait assez belles. Ecoutez! elle n'est plus dans cette grande jeunesse, au moins, elle se soutient pourtant assez bien.
Une visite qui arriva rompit le cours d'une satire qui rendait une femme triste parce qu'elle était modeste, convertissait la vivacité de ses yeux en rudesse, ne lui souffrait un beau teint qu'en conséquence d'une migraine, lui remplissait la tête de fluxions pour lui gâter les dents, et la faisait infirme pour la vieillir; satire, en un mot, qui, en trois ou quatre traits enveloppés dans un air perfide de bienveillance, barbouillait tous les appas de la dame en question, ruinait ses dents, sa santé, sa jeunesse, son teint, et le feu de ses yeux.
Pour moi, sur ce portrait-là, je m'attendis à voir une femme charmante; car tant de fiel qu'on venait de répandre sur elle ne pouvait tirer sa source que d'une jalousie douloureusement sensible et allumée par de grandes causes.
De sorte qu'impatient de vérifier là-dessus mes conjectures, je courus le lendemain chez cette femme triste, pâle, infirme et âgée. Je ne m'étais pas trompé, je la trouvai telle que je l'avais comprise sous les expressions dont on s'était servi contre elle; je vis en un mot que j'avais très savamment entendu la langue que parle l'amour-propre dans une jolie femme qui en peint une belle.
Cette femme à physionomie triste me parut avoir un air sage; sa pâleur était une blancheur mêlée d'un incarnat doux et reposé; ses yeux rudes jetaient des regards vifs et imposants. A l'égard de son air infirme, on pouvait le justifier par je ne sais quoi de mignard, de tendre et de languissant, répandu dans sa figure; au reste, je remarquai que cette dame crachait assez souvent, et ce fut à cela que j'attribuai l'idée des fluxions qui lui gâtaient les dents; pour son défaut de jeunesse, je le trouvai, moitié dans beaucoup d'embonpoint, et moitié dans la simplicité de ses ajustements.
A vous dire le vrai, il n'appartient qu'à l'amour-propre piqué d'apercevoir les rapports éloignés que tant d'avantages pouvaient avoir avec les défauts qu'on m'avait annoncés.
Oh! voyons à présent comment s'exprime l'amour-propre d'une belle femme, sur le compte d'une autre personne qui n'a que des agréments subalternes.
Après les compliments requis dans cette visite, cette dame-ci me demanda si j'avais vu l'autre: Oui, madame, lui répondis-je. Eh bien! monsieur, qu'en dites-vous? reprit-elle, sans me donner le temps d'en dire davantage. Etes-vous du goût de tout le monde? Vous plaît-elle? Et n'ai-je pas là une jolie voisine? Je vous avoue que c'est ma beauté.
Quelle croyez-vous que fut mon idée, en l'entendant parler sur ce ton-là? Que si je n'eusse pas déjà vu l'autre, j'aurais deviné là-dessus qu'elle portait un visage inférieur à celle-ci.
Eh bien, nos deux femmes, et les auteurs entre eux, c'est tout un; et pour mieux dire, je crois qu'on peut juger tous les hommes en général sur la même règle.
Volontiers louons-nous les gens qui ne nous valent pas; rarement ne censurons-nous pas ceux qui valent mieux que nous; ainsi, nous ne louons le mérite d'autrui presque que pour sous-entendre la supériorité du nôtre; et quand nous le blâmons, c'est la douleur de le sentir supérieur au nôtre qui nous échappe. Mais je laisse là les querelles des auteurs et les réflexions qu'ils me font faire.
Avant que de finir cette feuille, je ne puis m'empêcher de dire un mot d'un livre que je lisais ce matin, et qui est intitulé les Lettres persanes, dont je n'ai encore lu que quelques-unes; et par celles-là, je juge que l'auteur est un homme de beaucoup d'esprit; mais entre les sujets hardis qu'il se choisit, et sur lesquels il me paraît le plus briller, le sujet qui réussit le mieux à l'ingénieuse vivacité de ses idées, c'est celui de la Religion, et des choses qui ont rapport à elle. Je voudrais qu'un esprit aussi fin que le sien eût senti qu'il n'y a pas un si grand mérite à donner du joli et du neuf sur de pareilles matières, et que tout homme, qui les traite avec quelque liberté, peut s'y montrer spirituel à peu de frais; non que parmi les choses sur lesquelles il se donne un peu carrière, il n'y en ait d'excellentes en tout sens, et que même celles où il se joue le plus ne puissent recevoir une interprétation utile; car enfin, dans tout cela, je ne vois qu'un homme d'esprit qui badine; mais qui ne songe pas assez qu'en se jouant il engage quelquefois un peu trop la gravité respectable de ces matières: il faut là-dessus ménager l'esprit de l'homme qui tient faiblement à ses devoirs, et ne les croit presque plus nécessaires, dès qu'on les lui présente d'une façon peu sérieuse.
L'auteur, par exemple, blâme les lois de l'Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes; il les appelle injustes et furieuses; il veut qu'on laisse à l'homme le droit de sortir de la vie quand elle lui est à charge; il dit que cet homme, en se défaisant, ne fait que changer les modifications de sa matière, et rendre carrée une boule que les lois de la création avaient fait ronde.
De l'air décisif dont il parle, on croirait presque qu'il est entré de moitié dans le secret de cette même création; on croirait qu'il croit ce qu'il dit, pendant qu'il ne le dit que parce qu'il se plaît à produire une idée hardie.
Quoi qu'il en soit, je crois que j'achèverai son livre avec autant de plaisir que je l'ai commencé. Je réserve pour la feuille suivante l'aventure d'une demoiselle dont on me rendit l'autre jour un paquet, qui contient des lettres qu'elle m'adresse, dont l'une est pour son amant, l'autre pour son père, et l'autre pour moi. Je les produirai toutes trois.
Neuvième feuille
27 septembre 1722
J'ai parlé dans ma dernière feuille de trois lettres, qu'une jeune demoiselle, qui m'est inconnue, m'envoya il y a quelques jours. Elle souhaite que je les rende publiques; et de mon côté, je la remercie du plaisir qu'elle me fait, en s'adressant à moi pour ce petit service. J'exhorte les personnes, que deux de ces lettres regardent, à les lire avec attention quand je les donnerai: je ne leur demande que cela, persuadé qu'elle produiront l'effet que cette infortunée en attend.
Je vais commencer par celle qu'elle m'écrit: elle y fait un détail de l'aventure qui l'a conduite au malheur dont elle gémit aujourd'hui. Cette aventure emploiera peut-être toute cette feuille-ci; mais je ne puis faire autrement, et dans quinze jours on aura le reste.
Monsieur,
La lecture de quelques-unes de vos feuilles me persuade que vous avez le coeur bon, et qu'une personne aussi malheureuse que je le suis n'aura pas de peine à vous intéresser pour elle. Le secours, dont j'ai besoin de votre part, est que vous produisiez la lettre que je vous écris, et les deux autres que vous voyez ici; votre compassion ensuite joindra à cela les réflexions qu'elle jugera les plus capables d'inspirer quelques sentiments d'honneur à un homme qui m'a jetée dans l'opprobre, et quelques retours de tendresse à un père dont je faisais, il y a quelques mois, les délices, et dont je fais aujourd'hui la honte et le désespoir. Quelle chute affreuse! il y a moins de distance, de la mort à la vie, que de l'état où je suis à la situation où j'étais.
Qu'est devenu ce temps où j'étais vertueuse? où j'étais estimée, autant que chérie? Que d'avantages j'ai perdus! et quelles horreurs ont pris leur place! En quelque endroit que tu sois, séducteur de mon innocence, homme perfide, que j'ai cru l'honneur même! tu le sais, et ta conscience te le reprochera toujours: quelque grand qu'ait été mon amour pour toi, ce n'est point par lui que tu m'as vaincue; ce n'est point d'une fille follement amoureuse dont tu te joues aujourd'hui. Fusses-tu le plus lâche de tous les hommes, tu te souviendras que tu dois tout à l'estime infinie que j'avais pour toi! Non, perfide! ce n'était point de la satisfaction de mon amour que j'étais jalouse; c'était du plaisir de te donner des marques de ma confiance; et tu l'as trahie, cette confiance que tu m'as demandée, mille fois plus respectable et plus obligeante pour toi que ma tendresse même! Tu m'offris ta foi; je la reçus; j'aurais cru t'outrager en la refusant. Dis-moi! as-tu pu te résoudre à ne pas mériter un procédé si noble et si franc? peux-tu durer? peux-tu vivre avec l'idée que je suis détrompée sur ton caractère? peux-tu, sans être pénétré de confusion, te représenter l'étonnement mortel où je suis? Songe à ces sentiments dont je t'honorais, dont ma vertu se faisait même une obligation de t'honorer! et ces sentiments si glorieux pour toi, compare-les dans le fond de ton âme à ceux à qui tu laisses aujourd'hui la mienne en proie! Ces parents, ces amis, qui me méprisent à présent, s'ils avaient lu dans mon coeur, si les motifs de ma conduite avec toi leur étaient connus, comme ils te le sont, trouveraient-ils que mon malheur eût d'autre source qu'une crédulité généreuse? Parle! que verraient-ils? qu'une infortunée vraiment estimable, dans une fille dont ta lâcheté leur fait une indigne. Hélas! je n'ai d'autre tort que de n'avoir pas rencontré un honnête homme.
Pardon, Monsieur; mon affliction me distrait de ce que je dois vous dire: apprenez mon aventure. Celui qui me l'a rendue si funeste la lira peut-être; peut-être il en sera touché? Que vous dirai-je? Je voudrais qu'il se repentît, et je le voudrais pour lui, comme pour moi-même. Puis-je, après l'avoir tant aimé, ne pas m'affliger de le voir sans honneur? Non! je l'avoue, je ne saurais m'empêcher, dans ma douleur, de confondre sa honte avec la mienne. Tel qu'il est, il a part à mes pleurs: que sais-je? il y a quelquefois plus de part que moi-même.
Ma mère, qui est morte depuis huit mois, à qui le Ciel a voulu, sans doute, épargner la désolation où je l'aurais mise, si elle avait été témoin de mon état, ma mère, que ma reconnaissance pour l'éducation vertueuse qu'elle m'a donnée, cette mère si tendre, que mon amour, que mon respect pour sa mémoire venge dans le fond de mon coeur d'un affront qu'elle ne ressent pas, ma mère dont le nom seul me confond, m'avait menée à la campagne chez une dame de nos amis, qui allait, disait-on, marier sa fille au fils d'un de ses voisins.
Je ne connaissais encore ni la demoiselle ni le jeune homme en question; je trouvai l'une digne de l'attachement du plus galant homme, et l'autre... hélas! je le crus bien différent de ce qu'il se montre aujourd'hui.
Jamais physionomie ne garantit tant de candeur, n'offrit tant de grâces mêlées avec tant d'apparence de probité.
Un jour, à l'écart, je félicitais sa maîtresse, qui était déjà devenue mon amie, du bonheur que la fortune semblait lui réserver.
Mais quelle fut ma surprise! quand cette fille, que je croyais devoir être si contente, me dit alors: J'estime M.***, il est aimable; et si je voulais un mari, je lui donnerais la préférence sur tous les hommes que je connais; mais, ma chère, avec tout cela, je ne l'épouserai point, soyez-en bien persuadée; je ne puis vous en dire davantage, je craindrais que votre amitié pour moi ne vous fît révéler le reste de mon secret à ma mère: mes desseins lui sont aussi inconnus qu'à vous: je ne puis m'en assurer l'exécution qu'en les taisant; et demain vous serez mieux instruite.
Tout ce qui me reste à vous dire, c'est que je vous aime, et je voudrais que l'époux qu'on m'avait destiné devînt le vôtre; je lui crois le caractère aussi aimable que la figure; j'en ai même quelque preuve. Dès que je sus ce que nos parents avaient résolu de faire de nous, je lui parus plus sérieuse qu'à l'ordinaire; je tâchai, par de fréquentes marques d'indifférence, de le dégoûter d'un mariage que je ne voulais pas accomplir, et que ce peu d'agréments qu'il voyait en moi pouvait pourtant lui rendre souhaitable. Je m'attendis de sa part à quelques plaintes qui auraient amené de la mienne une entière explication de mes sentiments; mais il ne me dit rien, et se conforma sans murmure à mes manières.
J'en fus étonnée: je craignais (par vanité peut-être) que cet air si tranquille ne vînt du dépit de me voir tant de froideur; je craignis même que ce dépit ne vînt d'un peu d'amour dont je voulais arrêter le progrès.
Dans cette pensée, je lui demandai sans façon s'il m'aimait, et je le priai de me répondre là-dessus sans détours.
Puisque vous m'ordonnez de vous parler avec vérité, me dit-il, Mademoiselle, voici ce que je pense.
Toute politesse à part, je n'ai rien vu de si aimable que vous; tout ce qui peut rendre charmante, vous l'avez avec profusion; mais je vous l'avoue, jusqu'ici mes yeux ont plus remarqué cela que mon coeur, parce que j'ai toujours été frappé de je ne sais quoi de grave que vous avez dans l'esprit, d'un certain caractère de réserve qui est en vous, qui m'intimide, et me fait pencher au respect plus qu'à l'amour. On va nous marier ensemble, et je ne me donnerais pas le moindre mouvement pour l'empêcher; car je ne crains point ce moment-là, je l'attends gaiement, mais sans impatience. Voilà mon coeur à découvert; de votre côté, si vous m'encouragiez un peu, je vous aimerais sans doute, j'en suis sûr, sans en avoir d'autre preuve que la liberté d'esprit où je me trouve.
C'en est assez, Monsieur, lui répondis-je alors, gardez-vous de m'en dire davantage; ma résolution est prise depuis longtemps; je ne veux point vous encourager à m'aimer, parce que je ne veux aimer personne; mais, après ce que vous venez de me dire, je vous avoue, à mon tour, que sans cette résolution dont je vous parle, vous auriez bientôt de l'inclination pour moi, s'il dépendait de moi de vous en donner; mais ne songeons plus à cela ni l'un ni l'autre. Jusqu'à présent nous voilà, grâce au Ciel, en état de prendre tous deux notre parti sans peine; laissons nos parents dans l'idée qu'ils ont de nous unir; vivons comme de coutume ensemble; je me charge du soin de rompre leur projet quand il en sera temps.
Ce jeune homme, ajouta cette fille en continuant, m'écouta paisiblement; et me quittant ensuite: Puisque votre coeur ne doit être à personne, me dit-il, je ferai bien de rompre une conversation que j'ai, ce me semble, écoutée avec une attention dont je me défie: j'en agirai avec vous à mon ordinaire; suivez vos desseins, et ne m'en parlez plus, je vous en prie.
Je ne vous ferai point, Monsieur, le détail de tous les discours que nous tînmes, mon amie et moi. Après qu'elle eut achevé son récit, sa mère l'appela quelques moments après; elle se retira, et moi, je restai dans une allée du jardin où nous nous étions promenées; mais j'y restai tout émue, et comme une personne à qui l'on vient d'apprendre une nouvelle qui la remplit d'espérance et de crainte. Je m'intéressais à tout ce qu'on m'avait dit, sans pouvoir encore démêler pourquoi: il me semblait que c'était de moi dont nous avions parlé, que c'était sur moi que roulait toute l'aventure. Je faisais des réflexions que je condamnais par d'autres; je ne savais quel parti prendre; je m'imaginais que je devais me déterminer à quelque chose, et je voyais que j'avais tort de me l'imaginer; je reconnaissais mon trouble, et je n'en sortais point; j'en avais peur, et je le rappelais. Cet homme, qui n'avait point d'amour pour mon amie, l'aveu sincère qu'il en avait fait, cette amie qui méditait elle-même un dessein, qui souhaitait que son amant vînt à m'aimer, qui me disait qu'il était aimable, et qui me le persuadait; je ne sais combien de petites remarques qui venaient alors s'offrir en foule à mon esprit: les regards de ce jeune homme que je me ressouvenais d'avoir souvent surpris sur moi; ceux que j'avais à mon tour jetés sur lui; les motifs que je donnais aux siens; la confusion où j'étais de ce qu'il avait pu lire dans les miens; de simples paroles, des actions que je ne pouvais m'empêcher d'interpréter de sa part, que j'avais crues innocentes de la mienne, et qui ne me le paraissaient plus; je voyais dans tout cela des présages qui menaçaient mon coeur d'un accident qui m'attachait, et que je ne pouvais m'expliquer; j'y voyais une fatalité, ou plutôt je voulais l'y voir; je m'égarais dans un chaos de mouvements où je m'abandonnais avec douceur, et pourtant avec peine.
Telle était mon agitation, quand retournant dans une autre allée, je rencontrai tout à coup cet objet encore confus de mes pensées, ce jeune homme dont j'étais si occupée.
Je demeurai presque immobile à sa vue, je le sentis aimable, je rougis en le sentant; et cependant, mon amour alors me parut moins naître que continuer.
Il m'aborda de son côté d'une façon si interdite que je vis qu'il m'aimait aussi, et que même il m'aimait depuis qu'il m'avait vue; je ne doutai pas qu'il ne fût dans un trouble égal au mien, qu'il ne pensât comme moi, qu'il n'eût mes mouvements, mes réflexions; qu'enfin il ne fût pour moi ce que j'étais pour lui, et par une bizarrerie surprenante, tout cela se trouva vrai.
Son embarras me frappa; le mien l'intimida, parce qu'il le comprit; une intelligence mutuelle nous donna la clef de nos coeurs; nous nous dîmes que nous nous aimions, avant que d'avoir parlé, et nous en fûmes tous deux si étonnés, que nous nous hâtâmes de nous quitter pour nous remettre.
J'interromps ici la suite de cette histoire, dont le reste ne peut se partager. Je viens de recevoir un billet d'un de mes amis, par qui je vais finir ma feuille. C'est une gaieté dont j'espère que tous mes lecteurs voudront bien rire.
Comme je suis dans l'habitude de vous rendre compte de tout ce qui m'arrive, je vous dirai, mon cher ami qu'il me tomba, l'autre jour, entre les mains une feuille grecque de la divine Iliade. O dieux! dans quel état la vis-je? un Grec en serait mort subitement; mais le Ciel, qui conduit tout, n'a pas voulu qu'il en coûtât la vie à personne; et l'aventure a raté sur moi, qui, par bonheur, suis un ignorant. Imaginez-vous donc que la feuille de l'homme divin avait servi à envelopper des denrées d'épicier, elle en portait encore les marques. Je ne m'en étonnai pas, car je la ramassai à la porte de l'épicier même, et je jugeai tout d'un coup que cette relique du Parnasse ne pouvait être tombée chez un Moderne plus irréligieux. N'allez pas divulguer cette affaire; cela ruinerait je ne sais combien de ces sortes de marchands qui fournissent quantité de dévots d'Homère. Pour moi, qui, comme vous savez, me tiens neutre sur tout culte littéraire, je n'ai fait ni bien ni mal au lambeau grec; j'en ai vu le caractère; je l'ai remis sagement où je l'avais trouvé, souhaitant que le sort ne conduisît là nul passant de l'observance d'Homère (sentiment de charité qui ne nuit pas à la neutralité), et je me suis retiré en essuyant mes doigts qu'il avait un peu salis. Mandez-moi si je me suis bien comporté; j'attends votre réponse, et je réserve pour une autre fois à vous raconter une nouvelle aventure qui regarde nos Modernes. Je suis, etc.
Dixième feuille
16 octobre 1722
Je me souviens qu'un jour, dans une promenade publique, je liai conversation avec un homme qui m'était inconnu. L'air pesant et taciturne que je lui trouvais ne me promettait pas un entretien fort amusant de sa part; il éternua, je lui répondis par un coup de chapeau; voilà par où nous débutâmes ensemble. Après cela, vinrent quelques discours vagues sur la chaleur, sur le besoin de pluie, et d'autres questions, qui n'étaient qu'une façon de se dire avec bonté l'un à l'autre: Je n'oublie pas que vous êtes là.
Là-dessus, entre plusieurs dames qui passaient, j'en remarquai une qui, dans son air et dans sa physionomie, annonçait je ne sais quoi de si enjoué, une coquetterie si folâtre, si bruyante, que je ne pus m'empêcher de sourire en jetant mes yeux sur elle, et de dire: Voici une dame qui doit être de bonne compagnie!
Je la connais fort, me répondit d'un ton nonchalant mon camarade (effectivement ils s'étaient salués). Elle fait la passion de bien des gens, ajouta-t-il, et son mari en est très jaloux; il a toujours peur qu'elle ne vienne elle-même à aimer quelqu'un de ceux qui l'aiment; mais il n'y a rien à craindre; elle est trop folle.
Comment! trop folle? dis-je alors, un homme ne peut-il lui paraître aimable? n'a-t-elle pas des yeux et des oreilles? Oui, monsieur! reprit-il froidement, mais une femme de ce caractère-là n'achève jamais, ni de vous bien voir, ni de vous entendre, et vous n'avez pas le temps de lui plaire autant qu'il le faudrait pour lui faire impression. Pourquoi cela? répondis-je, assez surpris de son discours. Pourquoi? dit-il, c'est qu'une mouche vole et vous croise; de la mouche, elle passe à un miroir qui se présente; de là, à sa cornette; puis à un ruban, puis à autre chose. Mais vous la rattraperez peut-être, dis-je alors. Oui-da! me répondit-il, elle pourra revenir à vous par distraction, et vous recommencez! mais elle n'y est déjà plus, votre habit vous l'a dérobée; et quand vous lui direz qu'elle est charmante, elle vous répondra que la couleur en est de bon goût.
Cependant, repris-je encore, ces femmes-là veulent vous plaire. Non, Monsieur, me dit-il, ce n'est ni à vous ni à personne qu'elles veulent plaire; c'est à tout le monde, et à tout le monde assemblé; voilà leur amant, celui qu'elles écoutent, et qu'elles aiment; cet objet-là les fixe; elles ne le perdent point de vue; il embrasse, il réunit toutes leurs distractions; car elles ne le quittent à droite que pour le reprendre à gauche; ce qu'un côté de l'objet perd avec elles, un autre côté le gagne.
Mais vous avisez-vous de vous isoler, sortez-vous de la foule, vous n'êtes plus pour elles que le sujet tout au plus de deux ou trois distractions, vous, votre habit ou vos galons, sur une centaine qu'elles auront nécessairement dans une heure; ainsi, il faut bien que leur esprit se fournisse du reste ailleurs. Oh! vous m'avouerez qu'il est difficile de surprendre le coeur d'une femme qui ne vous prête ses yeux et ses oreilles qu'une minute, et je dis trop peut-être.
Mon homme s'arrêta là, et je regardais avec étonnement cette physionomie, qui, de pesante que je l'avais vue d'abord, s'était insensiblement dégagée pendant qu'il parlait, et qui redevint épaisse dès qu'il eut achevé.
Ah! ah! dis-je alors en moi-même, en apostrophant son esprit; il ne tiendra pas à moi que tu ne sortes plus d'une fois de ta coquille. J'allais en effet imaginer quelque chose pour cela, quand le hasard fit encore passer des dames, parmi lesquelles j'en saluai une de ma connaissance.
J'aimerais mieux cette dame-ci que l'autre, me dit-il; il y a plus de majesté dans sa taille, et la douceur de sa physionomie m'enchante. C'est, lui répondis-je, une des plus estimables filles de Paris; sa beauté est son moindre trait; je ne connais point de caractère plus distingué, d'humeur plus égale, d'esprit plus sage, et personne n'a dans le coeur plus de noblesse de sentiment qu'elle en a. Un esprit sage et de la noblesse dans les sentiments! me répondit-il tout d'un coup. Oh! pour celle-là, je pardonne au mari qui en sera jaloux. Vous me surprenez, comment l'entendez-vous donc? lui dis-je. Vous voulez qu'on ait tort d'être jaloux d'une femme coquette et dissipée, et vous approuvez presque qu'on le soit d'une femme sage et vertueuse.
Eh! oui, Monsieur, repartit-il, je vous le répète; vous ne sauriez croire combien un amant tendre, soumis, et respectueux, sympathise avec une femme sage et vertueuse. La passion de cet amant est elle-même si douce, si noble, si généreuse qu'elle ressemble à une vertu! elle en a la figure, et vous voyez bien qu'une vertu en apprivoise aisément une autre.
Mais, répondis-je, quoique vous puissiez dire, l'amour se déclare; une femme vertueuse le reconnaît et lui impose silence. Oui, dit-il, elle lui impose silence, bien moins parce qu'elle le hait que parce qu'elle s'est fait un principe de le haïr et de le craindre. Elle lui résiste donc, cela est dans les règles; mais en résistant, elle entre insensiblement dans un goût d'aventure; elle se complaît dans les sentiments vertueux qu'elle oppose; ils lui font comme une espèce de roman noble, qui l'attache, et dont elle aime à être l'héroïne. Cependant, un amant demande pardon d'avoir parlé; en le demandant, il recommence; bientôt elle excuse son amour comme innocent; ensuite elle le plaint comme malheureux; elle l'écoute comme flatteur; elle l'admire comme généreux; elle l'exhorte à la vertu, et en l'y exhortant, elle engage la sienne. Elle n'en a plus; mais dans cet état, il lui reste encore le plaisir d'en regretter noblement la perte; elle va gémir avec élévation; la dignité de ses remords va la consoler de sa chute; il est vrai qu'elle est coupable; mais elle l'est du moins avec décence, moyennant le cérémonial des pleurs qu'elle en verse; sa faiblesse même s'augmente des reproches honoraires qu'elle s'en fait. Tout ce qu'elle eut de sentiment pour la vertu passe au profit de sa passion; et enfin il n'est point d'égarements dont elle ne soit capable avec un coeur de la trempe du sien, avec un coeur noble et vertueux. Ainsi, croyez-moi, monsieur, une femme comme celle-là, quand on lui parle d'amour, n'a point d'autre parti à prendre que de fuir. La poursuit-on? qu'elle éclate! Si elle s'amuse à se scandaliser tout bas du compliment qu'on lui fait, l'air soumis d'un amant la gagne; son ton pénétré la blesse, et je la garantis perdue quinze jours après; mais il me semble qu'il se fait tard, ajouta-t-il après ces mots; d'ailleurs je crois que nous aurons de l'orage, et nous ferons sagement de nous retirer.
Il se leva là-dessus et me quitta, en me souhaitant le bonsoir. Je le conduisis des yeux, tout aussi loin que je le pus, et depuis ce temps-là, j'ai toujours été sur le qui-vive avec les physionomies massives.
La demoiselle, dont je vais achever de produire l'histoire, m'a rappelé les discours de cet homme. Comme elle me paraît avoir cette trempe de coeur sensible dont il a parlé, j'ai rapporté ce qu'il en pensait, et pour son instruction dans la suite, et pour l'instruction de toutes les femmes de son caractère.
C'est maintenant cette demoiselle qui parle, et qui rend compte de ce qu'il arriva, quand elle eut quitté cet amant qui ne s'était pas encore déclaré de vive voix.
J'évitai, dit-elle, dans le reste de la journée, de me trouver seule avec lui, et je ne sais pourquoi je l'évitai; car j'aurais été bien aise que l'occasion de me parler se fût trouvée malgré moi. Je crus m'apercevoir qu'il m'observait tendrement, pendant que nous étions en compagnie, et il vit bien que je m'empêchais de l'observer à mon tour.
Le lendemain, j'étais à peine levée, quand j'entendis beaucoup de bruit dans la maison; je descendis pour savoir ce que c'était, j'entrai dans la salle où je vis Madame entourée de plusieurs amis, entre lesquels étaient ma mère et mon amant. Elle pleurait et tenait une lettre dans sa main, dont la vue lui arrachait des cris. Voyez, Mademoiselle, voyez ce que m'écrit ma fille, me dit-elle, d'aussi loin qu'elle me vit; lisez ce qu'elle est devenue; voyez comme elle me traite; elle est partie ce matin à six heures, pour se rendre aux Carmélites. Je m'étais défiée de son dessein; mais je n'y songeais plus; elle me donne un coup de poignard; elle sera contente, et j'en mourrai.
Je pris la lettre, et je la lus, les larmes aux yeux, presque troublée, et même, autant qu'il m'en souvient, saisie de frayeur, en comparant l'état que mon amie embrassait à celui dans lequel je restais; il me semblait qu'elle me remettait sa condition, qu'elle en choisissait une meilleure, et qu'elle me laissait la pire. Il me passa mille tristes idées dans l'imagination; j'eus des pressentiments de malheur; il me prit une envie secrète de suivre mon amie; en la pleurant, je me pleurais moi-même; j'enviais son sort, et je craignais le mien.
Au milieu de ces mouvements inquiets, je jetai la vue sur mon amant, qui de son côté me lança un regard si tendre, si suppliant, que je lui répondis par un soupir que rien ne gêna, de la naïveté duquel je le vis rougir lui-même, et dont je ne connus l'indiscrétion que sur son visage.
Je me retirai alors, sous prétexte de chagrin, et j'entrais dans le jardin, quand tout à coup je me sentis embrasser les genoux. C'était lui, et ce fut là sa première déclaration d'amour. Juste Ciel! que ne me dit-il pas? quel fond d'inclination ne se développa-t-il pas pour lui dans mon coeur? Mes larmes coulèrent avec abondance; ainsi mon amour a commencé par des pleurs, et il finit de même. Je lui avouai mon penchant, je l'en vis pénétré de plaisir et de reconnaissance; j'abrège, je serai trop longue.
Nous revînmes à Paris, et quelque temps après, il songeait à me faire demander à mon père quand le sien mourut.
Cette mort changea la face de ses affaires; il lui survint un procès qui intéressait la plus grande partie de son bien; il remit donc sa demande, contre mon sentiment. Si votre père me refuse, que ferez-vous? me dit-il. Je n'épouserai personne, lui répondis-je, j'irai vivre avec mon amie, soyez-en sûr.
Cependant, son procès dura longtemps, il tourna mal, il fut sur le point de le perdre: je l'en vis au désespoir; la promesse que je lui faisais de n'être jamais qu'à lui, ou de n'être à personne, ne le satisfaisait plus. Je vais être ruiné, disait-il. Votre père me refusera, vous irez dans un couvent, c'est toujours vous perdre, et je veux mourir. Mes pleurs, et les assurances de mon amour toujours nouvelles, et toujours vives, le calmaient quelquefois; ses chagrins le reprenaient ensuite. Je souffrais de le voir si affligé; ses inquiétudes altéraient sa santé; il tomba malade; il guérit de sa maladie, et non de sa tristesse. Ah! s'il était mort, je serais peut-être moins à plaindre.
Ne croyez pas, me dit-il un jour, que je puisse durer davantage avec la crainte de n'être pas à vous. M'aimez-vous? m'estimez-vous? voulez-vous que je vive? devenez mon épouse; il ne nous reste que ce moyen pour faire cesser l'obstacle que met à notre mariage le peu de bien qui me va rester après la perte de mon procès. Juste Ciel! où vous emportez-vous? lui dis-je, y songez-vous? Ah! s'écria-t-il, sans me donner le temps d'en dire davantage; un homme dont vous vous défiez n'est plus digne de vous. Ses sanglots l'interrompirent; il me fit pitié. Malheur à qui se trouve dans de pareils moments! il me vit touchée. Hélas! il m'a bien punie d'en avoir cru ses serments; voilà tout, et vous savez, Monsieur, ce que je vous demande.
Voici maintenant la lettre que cette demoiselle adresse à son amant.
Ne pouvant vous parler, ni faire passer de lettre jusqu'à vous, puisque je ne sais où vous êtes, je vous adresse ce billet-ci dans une des feuilles du Spectateur que vous lisez peut-être.
Je suis cette malheureuse qui vous fut si chère, à qui vous le fûtes tant vous-même, à qui vous l'êtes encore, toute déshonorée qu'elle est par vous. Je suis cette déplorable fille sans réputation, sans honneur aux yeux de tout le monde; et dans cet état, pourtant, plus respectable pour vous qu'avant ma honte, et ma misère, dont vous êtes l'auteur. Je suis celle avec qui il vous fallut feindre d'être si estimable pour pouvoir ensuite être si perfide; celle qui, pour vous convaincre qu'elle vous croyait honnête homme, vous mit, comme vous le vouliez, en état de manquer d'honneur et celle qui s'est vue trompée, pour avoir voulu vous convaincre qu'elle ne craignait pas de l'être. Enfin, je suis cette épouse à qui vous niez la foi que vous lui avez donnée, parce qu'elle n'en a que le Ciel pour témoin, parce que vous pouvez la nier devant les hommes, parce qu'elle n'est pas revêtue de formalités qui ne la rendraient ni plus sainte ni plus légitime, et dont le défaut tourne plus à la honte du misérable qui s'en prévaut, qu'à la confusion de l'infortunée qui les a négligées dans sa tendresse. Quoi! des formalités, qui ne sont nécessaires, disiez-vous, qu'avec des scélérats dont il faut prévoir la noirceur et gêner la perfidie; qui étonnent par leurs serments, et qui les font terribles, pour rendre le parjure incroyable! Et je péris pourtant, pour n'avoir pas pris avec vous les précautions qu'il faut prendre avec les scélérats. Quelle affreuse aventure que la mienne! Je croyais honorer la probité, et je n'ai satisfait qu'un traître. Cette injure m'est échappée; elle m'accable; vous méritez bien que je vous la fasse. Mais méritais-je, moi, la douleur que je sens à vous la faire? mon amour devait-il devenir ce qu'il est aujourd'hui? je me vois dans l'infamie; c'est vous qui m'y jetez; vous me faites horreur, et je vous aime. Avec ce mélange affreux de sentiments, ne vous fais-je pas un peu de pitié? Non! la punition des plus grands crimes n'est point comparable aux maux que je souffre; mais je n'en puis plus; je finis; vous savez l'état où je suis. Quand je vous eus perdu de vue, pénétrée de douleur, je vous écrivis une lettre que mon père surprit sur ma table, et qui l'instruisit de la situation où je me trouvais. Quelques amis qui se trouvèrent au logis me sauvèrent de sa fureur qui éclata; et je sortis dans ce moment même, sans savoir où j'allais. Deux heures après, fatiguée d'avoir marché, accablée de langueur, attendrie sur moi-même, j'entrai chez une femme que je touchai par le récit que je lui fis de mon malheur; elle me garde encore chez elle. Elle n'est pas riche, mais elle est charitable; je n'y serai pas longtemps; je suis mourante, et il n'y a pas d'apparence que j'arrive à mon terme, si je vis assez pour mettre au jour un enfant qui n'a que le Ciel pour garant de ce que vous lui devez, à lui et à sa mère. S'il me survit lui-même, vengez-moi, par le soin que vous en aurez, de l'état où vous m'aurez laissé mourir, et que son éducation soit le fruit de vos remords. Voilà tout ce que je vous demande; daignez me marquer que vous me l'accordez par un billet que vous rendrez à une femme qui vous connaît et qui ira vous parler le 25 de ce mois aux Carmes du Luxembourg à neuf heures du matin. Adieu.
Dans la feuille suivante on verra la lettre qu'elle écrit à son père, et que je ne puis donner ici.
Onzième feuille
10 novembre 1722
Quelques-uns de mes lecteurs s'ennuieront, sans doute, de voir trois feuilles de suite rouler sur le même sujet, mais les intérêts de la demoiselle en question le demandent, et tout ami que je suis moi-même de la variété, je ne la soutiendrai jamais aux dépens des services que je pourrai rendre dans mes feuilles. Il vaut mieux remettre vingt curieux que de faire attendre une personne qui a besoin de secours.
Mais, que dis-je, une personne! que de filles peut-être sont aujourd'hui sur le bord du précipice où elle est tombée! mille sûretés imaginaires les rassurent contre le péril qu'il y a d'avancer; un reste de vertu les retient encore, mais en pareil cas, c'est bien peu de chose que la vertu, quand on ne voit point de risque à la perdre, et qu'on ne craint que la honte de n'en avoir plus.
L'exemple que je leur propose va, pour ainsi dire, éclairer toute l'horreur de l'abîme que la passion leur cache; elles verront ce que devient une fille qui confie son honneur à des serments amoureux, ce que devient le coeur d'un amant satisfait, les funestes révolutions qui s'y passent, ou plutôt son épouvantable métamorphose.
Je me souviens, là-dessus, que dans le cours de mes voyages, un Polonais me raconta que dans son pays une demoiselle nommée Eleonor, de grande condition, et maîtresse d'elle, aimait un jeune seigneur, qui de son côté en était éperdument amoureux.
Ils étaient près de se marier, quand un événement imprévu les empêcha de conclure leur mariage.
Mirski (c'était le nom du jeune seigneur) fut au désespoir de l'obstacle qui différait son bonheur. Eleonor n'en soupira pas moins que lui, quoiqu'elle en soupirât plus discrètement. S'aimer autant qu'ils s'aimaient, se voir tous les jours, et ne répondre de leurs actions à personne, ce n'était pas là de quoi modérer l'impatience qu'ils avaient de s'unir ensemble.
Cependant, l'obstacle ne cessait point; leur amour s'augmentait, ils souffraient de se voir, et ne pouvaient se perdre de vue. Il n'y avait pas moyen de se marier secrètement; il fallait des témoins, et leur indiscrétion était à craindre.
Quoi! dit un jour Mirski, je ne puis donc être heureux? Eh! quand le serai-je, ma chère Eleonor? dites, quand serez-vous à moi? quand verrons-nous la fin des difficultés qui nous arrêtent? Après celles-ci n'en reviendra-t-il plus? eh! qui le sait? nous attendions-nous à celles qui nous gênent? Notre amour peut donc être le jouet éternel du hasard. Eh! pourquoi l'en faisons-nous dépendre? qu'a de commun ce hasard avec nos sentiments? Vous m'aimez, n'est-il pas vrai? Je vous adore, vous connaissez le fond de mon âme; vous faites tout mon bien; je suis, dites-vous, tout le vôtre. Voilà votre main, voilà la mienne: joignons-les, et nous sommes époux. L'usage veut que nous ayons des témoins; eh! n'avons-nous pas nos deux coeurs? Où trouverez-vous des témoins plus respectables et plus sûrs? un monde entier de garants vaudrait-il pour vous plus que moi, qui vous donne ma foi? vaudrait-il pour moi plus que vous, qui la recevez?
Oui, Mirski! répondit Eleonor, un peu confuse; oui, je me fierais à vous, et je crois qu'il est inutile de vous le dire. Ce n'est pas votre amour qui ferait ma confiance; non, vous n'auriez pas besoin de m'aimer pour être honnête homme; mais songez-vous à ce que vous demandez, à ce que je suis? On nous a prescrit certains devoirs; et quoique je pusse en toute sûreté m'en affranchir avec vous, je les sais, et vous ne les ignorez pas; ce serait toujours m'en affranchir, et les marques de mon estime pour vous seraient aussi des marques de hardiesse.
Mirski ne répondit à ce discours que par des soupirs et par des larmes. Eleonor l'aimait trop pour le laisser si malheureux. Ne vous affligez point, lui dit-elle; mon coeur est aussi triste que le vôtre; je ne refuse point absolument la foi que vous m'offrez; je ne vous promets point non plus de la recevoir; souffrez que j'y pense.
Nos amants se quittèrent alors. Eleonor, demeurée seule, se vit en proie à la situation d'esprit la plus inquiète. Ce que lui proposait Mirski l'épouvantait; elle rougissait en y pensant; elle se laissait entraîner au plaisir d'y penser. Agitée d'amour et de crainte, elle se perdait dans ses émotions, ne réfléchissait à rien, ne sentait rien de distinct dans son âme, qu'une douceur dangereuse dont elle n'osait jouir, et dont elle jouissait malgré elle.
C'en était fait; Eleonor eût cédé, sans doute, à son amour; car le peu de réflexions raisonnables que fait une fille dans ces moments-là n'aboutit à rien; ce n'est jamais qu'une façon plus honnête de se rendre.
Mais elle avait une confidente; c'était Fatime, demoiselle âgée, qui l'avait élevée, dont elle avait souvent éprouvé la prudence, et pour qui elle n'avait rien de caché. Cette fille entra dans sa chambre et s'aperçut du trouble où elle était; elle lui en demanda la cause; Eleonor lui ouvrit son coeur, lui en avoua la faiblesse, et s'excusa sur la nécessité de s'assurer Mirski, sur l'apparente impossibilité de l'épouser autrement, et sur le peu de danger qu'il y avait à se fier à un homme de son caractère.
Fatime frémit des dispositions de sa maîtresse, et cependant dissimula son étonnement: elle faisait bien. Les passions sont farouches; il faut les ménager d'abord, leur présenter, pour ainsi dire, un visage ami, et gagner ainsi leur confiance, pour les mieux combattre.
Madame, répondit-elle à Eleonor, votre situation est fâcheuse; vous ne pouvez épouser Mirski avec éclat, ni prendre d'autre témoin que moi d'une union secrète avec lui, et mon témoignage ne serait rien; ainsi, dans la conjoncture présente, vous n'avez de ressource que sa bonne foi. Vous êtes persuadée de sa probité; je le suis aussi, mais sans vous en défier, tâchez d'en être plus sûre. L'estime que vos avez pour Mirski n'est encore digne ni de vous ni de lui: elle n'est pas assez éclairée; peut-être l'estimeriez-vous moins, si vous ne l'aimiez pas tant. Prenez-y garde, madame: lui-même, un jour, pourrait s'imaginer que vous auriez été trop vite; il dirait que votre estime fut téméraire, et cela inquiéterait la sienne. Epargnez-lui ce scrupule sur votre compte; conduisez-vous de façon que sa vertu n'ait rien à reprocher à la vôtre; sauvez-vous enfin de l'affront d'être un jour crue plus tendre que sage, et ne laissez rien à faire aux réflexions à venir de votre époux, qui ne vous fasse honneur.
Qu'on ne se scandalise pas ici de l'expédient que va donner Fatime; il n'est pas chrétien, je ne l'approuve point, et ce n'est qu'une histoire que je rapporte.
Voici donc le parti qu'il faut prendre, ajouta-t-elle; vous avez chez vous une jeune esclave qui a de l'esprit, et dont le son de voix est le même que le vôtre; nous nous y méprenons tous les jours. Feignez de consentir à ce que Mirski vous propose, mais de ne vouloir accepter sa foi que la nuit; la jeune esclave tiendra votre place, Mirski s'y trompera dans les ténèbres, et la croira son épouse; vous le laisserez quelque temps dans l'erreur; son amour pourra se ralentir, mais n'importe, ce ne sera pas sur votre compte, et si, malgré ce ralentissement qui ne vous regardera pas, si malgré l'obstacle qui arrête aujourd'hui votre mariage, il consent encore de vous donner la main avec éclat, comme vous feindrez de le souhaiter, pour lors, madame, acceptez en secret sa foi, je ne vous en détournerai plus, il vous sera permis de vous y fier, et votre confiance sera plus raisonnable.
Mais, répondit Eleonor, que dira Mirski que j'aurai trompé? ne se plaindra-t-il pas de l'injustice de mes soupçons? Eh! Madame, ne vous en mettez point en peine, dit Fatime; les preuves de prudence ou de vertu, que donne une fille, n'ont jamais rien gâté dans le coeur d'un homme. Mirski se plaindra de vous, et vous en aimera davantage. Eleonor se rendit; Fatime, charmée de la voir dans cette résolution, voulut l'y affermir par un exemple de la perfidie des amants. Tous les hommes, lui dit-elle, n'ont pas autant de probité que Mirski en aura sans doute. Le fils de votre écuyer, Madame, ne veut pas aujourd'hui reconnaître pour sa femme une fille qui s'est perdue par un excès d'estime pour lui; permettez que je le fasse appeler; son procédé vous irrite, mais contraignez-vous, vous saurez ses raisons.
On envoya chercher ce jeune homme. Viniescho, lui dit Fatime quand il entra, je parlais de vous à Madame; votre aventure avec votre maîtresse lui paraît plaisante, mais elle serait bien aise de vous l'entendre raconter à vous-même. Ce n'est qu'une bagatelle qui ne mérite pas la curiosité de Madame, répondit-il; c'est une fille que j'aimais, qui disait qu'elle m'aimait, et que j'ai pressée de m'en donner des preuves; elle l'a fait, et à présent j'en suis fâché, car elle est dans un embarras dont je ne saurais la tirer. Que ne l'épousez-vous? dit Eleonor d'un air riant. Moi! Madame, reprit-il, il faudrait que je fusse bien méchant pour devenir son époux; c'est par amitié que je refuse de l'être, c'est par reconnaissance: je lui épargne un malheur; je la tromperais; je ne l'aime plus, et vous savez qu'un mari doit aimer sa femme, et l'estimer, qui pis est. Comment, Viniescho! la mépriseriez-vous aujourd'hui? dit Eleonor. Que le Ciel m'en préserve, Madame, repartit-il; je ferai toujours cas d'elle, pourvu qu'elle appartienne à un autre; mais mon estime n'est pas de celle qu'il faut porter à son épouse en mariage; elle ne soutiendrait jamais l'épreuve du noeud conjugal; elle est aujourd'hui d'un tempérament trop délicat, je la perdrais, et sans cette estime, on est de trop mauvaise humeur avec sa compagne. Mais, répondit Eleonor, votre maîtresse est bien à plaindre, vous la laissez sans honneur, vous lui avez donné votre foi, et vous la punissez de vous avoir cru vertueux.
Je lui ai donné ma foi, j'en conviens, Madame, reprit-il, et je lui en aurais donné mille, si je les avais eues. Un homme amoureux est-il responsable des serments qu'il fait? peut-il s'empêcher de les faire? est-il son maître? a-t-il de la raison? Si dans un transport au cerveau j'avais juré de me tuer, au sortir de là, serais-je obligé de tenir parole? Eh bien! l'amour est un transport, on ne sait ce qu'on dit quand on aime. Promettre à une fille de l'épouser, si elle se fie à vous, n'est-ce pas lui promettre une impertinence? n'est-ce pas lui dire: Je m'engage à vous prendre pour épouse, quand vous ne le mériterez plus? Pourquoi donc s'y fie-t-elle? C'est, dit-on, qu'elle vous croit honnête homme. Ce n'est pas cela, c'est qu'elle a aussi le transport au cerveau, c'est qu'elle vous aime et qu'elle prend pour conviction de votre probité l'envie qu'elle a de vous mettre à l'épreuve. Eh! sans cela, Madame, comment expliquer sa complaisance? Mille exemples lui crient de tous côtés: Soyez sage! les serments qu'on vous fait ne valent rien, ils sont sans conséquence: votre prétendu mari ne les tiendra pas, et ne sera pourtant point parjure. Malgré cela, elle continue, et cela est fâcheux; mais du malheur qui lui en arrive, un amant n'en est pas coupable, il n'en est que cause innocente. Quand il revient de là, c'est un homme qui se réveille, et qui voit aussitôt disparaître toutes les illusions qu'il a rêvées dans son amour. Il ne sait où sont passés ces sentiments si tendres; il se retrouve avec un coeur froid, nonchalant, épuisé; cette maîtresse si aimable n'est plus; il ne voit plus à sa place qu'une fille imprudente dont la présence l'ennuie, dont les sollicitations l'importunent, dont la tendresse lui est à charge, et qui parle un langage qu'il n'entend plus. Elle est encore folle; il se trouve libre; elle le poursuit? il est naturel qu'il la laisse là.
Eleonor alors ne put retenir ou la honte, ou l'horreur qu'elle sentit à ce discours. Retirez-vous, lui dit-elle, lâche que vous êtes, et ne vous présentez jamais devant moi.
Viniescho sortit en pâlissant. Juste Ciel! s'écria Eleonor, que viens-je d'entendre? quel monstre que cet homme-là! Ah Mirski! pardonnez-moi les frayeurs qui me saisissent. Fatime, je m'abandonne à votre conduite; je suis dans une consternation dont je ne sais pas la cause.
Eleonor, après ces mots, ne fit plus que soupirer. Mirski revint; tout se passa à son égard, comme on l'avait projeté. Son amour s'accrut d'abord; il fut violent les premiers jours, ensuite il baissa; enfin Mirski disparut tout à fait, et un mois après on apprit qu'il était marié à une autre. Il sut la vérité de son aventure. Eleonor eut soin de l'en faire instruire, et l'on dit que cet infidèle en mourut de douleur, après avoir langui quelque temps; et voilà ce que c'est que l'homme. Mais achevons l'histoire de la demoiselle, à l'occasion de qui je viens de faire ce récit, et finissons par la lettre qu'elle écrit à son père.
Mon très cher père, je n'ai peut-être pas longtemps à vivre, et je vous ai offensé. J'ai trahi la tendresse que vous aviez pour moi, j'ai porté le poignard dans votre coeur; j'ai déshonoré celui qui m'a donné la vie; je l'ai fait repentir de me l'avoir donnée; j'ai rendu le jour où je suis née un jour de malédiction pour lui; enfin, mon père, je suis aujourd'hui votre malheur, votre désespoir et votre opprobre; voilà toute la récompense de votre amour et de vos soins. Cependant, toute coupable que je me suis rendue, toute indigne que je suis d'aucun soulagement, je n'ai pu, malade et presque mourante, me refuser le seul bien qui me reste; c'est de me jeter à vos genoux, de vous demander pardon, de vous montrer mon repentir, et de vous dire, que de tous les malheurs où je suis plongée, de toutes les douleurs que j'éprouve, rien ne me pénètre tant que l'injure que j'ai faite à un si bon père, et que la désolation où je vous sais. Dans votre juste ressentiment, vous voulûtes vous venger de moi, quand je me sauvai de votre maison. Hélas! mon père, je ne suis pas échappée à votre vengeance, j'ai porté avec moi le ressouvenir terrible de tout ce que je vous dois; je n'ai point oublié combien vous m'aimiez, et j'ose vous assurer, tout irrité que vous êtes, que vous auriez pitié de ce que je souffre, en vous regardant, et que vous êtes vengé au-delà de ce qu'un coeur comme le vôtre aurait voulu l'être. Mes larmes et ma faiblesse ne me laissent pas la liberté d'en dire davantage, et je ne mérite pas la consolation que je me donne en vous apprenant mon affliction; je ne vous demande rien pour moi; tant que je vivrai, je dois vous être un objet d'horreur! mais que votre miséricorde ne se refuse pas à ce que je laisse après moi, si son indigne père l'abandonne. Hélas! je vous implore pour le fruit de mon crime. Quelle espèce de cruauté restera-t-il à exercer contre lui? ne l'aurai-je pas accablé de tous les malheurs? il naîtra dans la misère et dans l'infamie. Adieu, mon père; j'espère qu'on vous avertira bientôt que ma mort doit calmer votre colère.
Douzième feuille
6 décembre 1722
Mon confrère, le Spectateur anglais, avait établi des bureaux d'adresse où différents particuliers lui envoyaient des lettres, qu'à leur prière il insérait dans ses discours; or, mon confrère vaut mieux que moi, puisqu'il pense mieux et qu'il est venu le premier. Ainsi, je ne puis m'égarer en suivant son exemple, et je vais mettre encore ici deux lettres qui me sont arrivées, je ne sais comment.
Monsieur le Spectateur,
Peut-être êtes-vous quelquefois embarrassé de trouver le sujet de vos feuilles, et ma situation vous en fournit un que vous pouvez rendre utile et agréable. Je suis un homme sans ambition, d'une humeur douce, d'une santé vigoureuse, aimant la joie, et d'assez bon commerce, à ce que disent mes amis; j'ai du bien plus qu'il ne m'en faut pour vivre à mon aise, et pour laisser mes enfants passablement riches.
Sur cela, vous allez croire que je suis heureux. Eh! non, mon cher Monsieur; j'ai une femme qui broche sur le tout, et qui m'enlève tous les avantages de ma fortune, de mon tempérament, et de mon caractère; je suis triste, en dépit de mon humeur joyeuse; je vis dans la pauvreté, en dépit de mon bien, dont j'ai bonne envie de jouir, et suis toujours valétudinaire, en dépit de la meilleure santé du monde.
Cependant, ma femme, cette femme si fatale, par qui tant de moyens d'être heureux me périssent entre les mains, elle est d'une figure aimable; elle m'aime tendrement, et je l'aime de tout mon coeur aussi.
C'est qu'elle est jalouse, direz-vous. Non, je ne lui vis jamais la moindre vapeur de jalousie. Si c'était là son mal, je l'en guérirais. Je laisse la femme d'autrui en repos; la mienne me plaît, comme je vous dis; et je suis trop paresseux pour me donner la peine d'être coquet. D'où vient donc qu'elle est mon fléau? C'est qu'elle est avare, mais dans un excès qui serait plus l'admiration que l'exemple de l'avare le plus déterminé. Je ne suis pas même assez méchant pour donner ici son portrait en entier et pour exposer fidèlement toute l'industrie de son avarice; je supprimerai ce détail par charité pour les avares, que je regarde encore comme mon prochain, quoique bien des personnes leur disputent cette qualité. Ces pauvres gens se pendraient peut-être à la vue de mille petites dépenses qu'ils font depuis longtemps, qu'ils croient bonnement indispensables, et que ma femme, plus qu'eux, a pourtant trouvé le secret d'épargner.
D'ailleurs, je suis trop bon serviteur du roi, et dans le détail qu'il faudrait faire, il y aurait bien des choses qui instruiraient à blesser ses intérêts, aussi bien que ceux d'un nombre de marchands dont je pourrais causer la banqueroute.
Par exemple, ma femme n'écrit jamais de lettre, et n'en reçoit jamais. Pour en écrire, il en coûte une feuille de papier. Pour en recevoir, il en coûte le port. Oh! voyez, s'il vous plaît, ce que deviendraient la vente du papier et le revenu des postes, si tous les avares pensaient de même.
Et c'est là le moindre des articles que je pourrais citer. Tous les jours elle en imagine de nouveaux, qui, s'ils prenaient crédit, couperaient la gorge aux cuisiniers, aux artisans, aux ouvriers; livreraient toutes les marchandises aux vers, casseraient aux gages les deux tiers des matelots, parce que la navigation pour le commerce serait inutile; feraient cesser les manufactures et tomber la République de Hollande qui ne vendrait plus ses denrées.
Il y a quelque temps qu'à dîner, mes enfants et moi, nous avions grand appétit; l'on nous servit un repas si frugal que je fis mettre encore un chapon à la broche, et de ce maudit chapon ma femme, qui pâlit en le voyant, crut devoir en expier la dépense, et réparer par un coup de sobriété le dommage que faisait à son gré notre intempérance.
L'heure du souper arrive; deux moineaux bien affamés n'auraient pas eu trop de ce qu'on apporta sur la table. Ma foi! mes enfants et moi nous changeâmes de couleur à notre tour. Mais, ma femme, lui dis-je, il n'y a pas là de quoi manger. Vous vous trompez, me dit-elle, car je ne souperai point. La condition de votre estomac est bien malheureuse, lui répondis-je, en plaisantant d'un air contraint; mais je vous avertis que le mien n'est pas si endurant. Là-dessus je mangeai un morceau, faute d'en pouvoir manger deux, à moins que de voler la part de quelque autre; ensuite, je me retirai. Deux heures après, ma femme tomba en faiblesse de pure inanition; je courus à elle et la priai de manger; il n'y eut pas moyen. Laissez-moi, me dit-elle, c'est ce chapon que je n'ai pu digérer; je l'en aurais défiée, car elle n'en avait pas goûté.
Vous concevez bien, Monsieur, que cette abstinence presque éternelle doit répandre un air de langueur sur tous les visages de ma maison; aussi, quand je reviens chez moi, je crois rentrer dans un désert; car il y règne un calme si triste, la cuisine y est si froide, mes enfants sont sombres, si sérieux; leur sang apparemment a si peu d'esprits; il circule si lentement; moi-même à l'aspect de tout cela, je demeure si abattu, si consterné, qu'actuellement en vous racontant seulement la chose, et quoique absent de chez moi, il me prend, de mélancolie, un engourdissement par tout le corps.
Vous ne manquerez pas de me dire que je suis le maître, et que si je souffre, c'est à ma complaisance à qui je dois m'en prendre. Il est vrai; je n'ai pu jusqu'ici me résoudre à dire d'un ton ferme à ma femme, je veux. Je suis l'homme du monde le plus faible, le plus indolent, et le plus ennemi du bruit, surtout avec les gens que j'aime un peu; et je le vois bien: voilà ce qui fait que ma femme amaigrit à son aise, que j'ai une migraine continue, et que mes enfants ne sont ni nourris ni vêtus; je dis ni vêtus, car en été ils étouffent, et tremblent en hiver, à cause que ma femme ne connaît point de saisons; et pour d'habits, elle était si fâchée, si piquée la dernière fois qu'elle en acheta, que je la surpris dans son cabinet ruminant très sérieusement à quelque honnête moyen de s'en passer. Je m'attends qu'au premier jour elle trouvera l'expédient qu'elle cherche.
Savez-vous, Monsieur, comment je me comporte quand la patience m'échappe avec elle? Je retiens ma colère; je pars subitement de chez moi, et vais du même pas lui faire emplette d'un habit neuf. Cet habit est plus ou moins magnifique, suivant que je suis plus ou moins en colère. Il y a deux mois que j'étais si outré, que je lui levai une étoffe toute d'or; elle s'évanouit en la voyant, et j'ai eu un peu de repos pour six semaines; ensuite, elle a recommencé sur nouveau frais; de sorte que ces jours passés, elle me régala d'un trait d'économie si extraordinaire que pour l'en punir, je courus vite lui acheter une cornette superbe, cela la mit à la raison, elle devint docile pour quelque temps et me promit bien de s'amender; mais franchement, ces corrections-là me fatiguent; et, comme elle lit vos feuilles qu'on lui prête, je souhaiterais que dans un de vos discours vous essayassiez de me soulager par des réflexions qui la fissent rougir de son avarice, et qui m'épargnassent à moi l'achat des verges dont je la châtie.
Après quoi, si vous ne réussissez point, mon parti est pris; et tout franc, j'ai résolu de m'en délivrer, non que je veuille employer ni fer ni poison contre elle au moins; je n'en suis pas capable, et ce n'est pas là ce que je veux dire. J'ai, pour la faire mourir, des moyens plus innocents, qui se moquent de toute recherche, et qui, je crois, ne blessent presque point ma conscience. Je ne la tuerai point, je serai seulement cause de sa mort, et cause, à mon gré, très éloignée. Je lui ôterai la vie par un trait badin, et assurément le badinage n'est point défendu, quand il est honnête: vous en allez juger.
Depuis dix ou douze ans, quand je veux me divertir, voir mes amis, leur donner à manger, je les mène dans une petite maison que j'ai louée à l'insu de ma femme. D'ailleurs, je fais quelquefois des parties de campagne; je vais aux spectacles avec des dames; je joue; de temps en temps je perds. Ma femme ne sait rien de tout cela, et moi, par je ne sais quel pressentiment qu'un jour elle me pousserait à bout, et qu'il me serait impossible de vivre avec elle, j'ai toujours eu la précaution de tenir un mémoire, et de mes pertes, et de ces dépenses qu'elle ignore. Oh! c'est avec ce mémoire que je la tuerai, monsieur; voilà mon poignard; il est en bon état, il ne la manquera pas; le numéro des sommes écrites dessus se monte à vingt mille francs. Je le tiens tout prêt. Hier, j'avais déjà tiré mon arme de ma cassette; j'allais faire mon coup: je ne me suis jamais trouvé contre elle dans une humeur si assassine; enfin, ma femme n'avait plus qu'un instant à vivre. J'entrai dans sa chambre, elle était à sa toilette; elle a les plus beaux cheveux du monde, ils étaient épars; cela lui faisait une physionomie si douce! elle sourit en me voyant et me désarma: je n'eus pas la force de déployer mon papier, de l'exposer à ses yeux, et ma tendresse lui fit quartier. Mais, Monsieur, je sens bien que ce n'est que partie à remettre. Je n'en puis plus; je vous en prie, sauvez-lui la vie, prêchez-la du mieux qu'il vous sera possible, préservez-la d'une mort subite que je suis toujours tenté de lui donner. J'attends de vous cette grâce avec impatience, et je suis, etc.
Monsieur le Spectateur,
Avant que de vous entretenir sur ce qui me regarde, je suis bien aise de vous dire que je lis exactement vos discours, et que je m'y plais beaucoup, quand vous ne parlez ni d'Anciens, ni de Modernes, ni de bel esprit; car dans ce cas, je prends, ne vous déplaise, la liberté de vous sauter, parce que je n'aime pas les raisonnements que vous autres, ce me semble, appelez métaphysiques, et dont je ne connais que le nom, sans trop comprendre ce qu'il signifie.
Je me doute pourtant que vous pensez à merveille dans ces raisonnements-là; mais, comme ils m'ennuient, dès que j'en ai lu deux lignes, je n'y sais d'autre façon que de les quitter et de les passer pour bons, et cela fait justement votre compte et le mien. Ainsi, vous devez être content de mon procédé, et j'espère qu'en revanche vous ne me refuserez pas ce que je vous demande.
Je suis une fille de seize à dix-sept ans; j'ai de l'esprit, j'en suis sûre, car on me déplaît quand on n'en a point, et je sais fort bien rire en moi-même de toutes les bêtises que je vois faire. Lorsque vous aurez lu ma petite histoire, vous jugerez bien que j'ai raison de me croire un peu spirituelle. Si ma mère me laissait voir le monde, je vais gager qu'en moins d'un mois j'en saurai autant que les personnes qui y ont été toute leur vie. Je ne puis pas dire que je suis belle; non, mais je m'imagine que c'est tant mieux; car si je l'étais, je crois en vérité que je ne serais pas si jolie que je le suis. Pour bien faite, j'entendis l'autre jour le directeur de ma mère, qui lui disait du ton d'un homme qui sent ce qu'il dit: Il faut avouer que cette demoiselle est faite à peindre. Je le sais bien, lui répondit-elle à son tour d'un ton de confessionnal, et je crains bien qu'elle ne le sache aussi.
Mais je m'amuse à babiller, sans venir au fait. Il faut me le pardonner, Monsieur, une fille de mon âge, qui parle de sa taille et de son visage, c'est tout comme si elle était à sa toilette: elle ne peut finir; finissons pourtant. Je ne vous dirai rien de mon coeur; la suite de ma lettre vous expliquera ce qu'il est. Il suffit que vous compreniez que je suis aimable; moi, je le comprends encore mieux, et voilà ma peine. Ma mère est extrêmement dévote et veut que je le sois autant qu'elle, qui a cinquante ans passés; n'a-t-elle pas tort?
Quand je vous dis cela, ne croyez pas que je blâme la dévotion; j'en ai moi-même ce qu'il m'en faut; je suis naturellement sage, mais jusqu'ici j'ai plus de vertu que de piété, cela est dans l'ordre; et de cette piété, je vous jure que j'en aurais encore davantage, si ma mère n'exigeait pas que j'en eusse tant. Jamais je ne me sauverais, si je devais vivre toute ma vie avec elle.
Il y a quelque temps qu'elle fut très malade, on crut qu'elle mourrait. Comme je vis qu'elle allait se confesser, il me prit une inquiétude pour elle. Hélas! dis-je en moi-même, cette femme-là va ne s'accuser que de ses fautes, sans faire mention des miennes qui sont sur son compte. Là-dessus je pensai lui aller dire: Ma mère, vous ne savez pas tous vos péchés, et je me crois obligée, en conscience, de vous avouer tous les dégoûts, tous les murmures, toutes les dissipations, toutes les impatiences où je suis tombée à cause des exercices religieux que vous m'avez fait faire, et de la contrainte où vous m'avez tenue.
Je prenais déjà ma secousse pour l'aller trouver, quand on m'apprit qu'elle venait d'avoir une crise qui apparemment la tirerait d'affaire. Je me retins; mais voilà six heures qui sonnent... A six et demie, je dois aller dans son cabinet faire une lecture pieuse qui dure ordinairement une heure. Nous revenons de complies; nous avions déjà été à vêpres. Dans l'instant où je vous écris, ma mère est en méditation, et je suis censée y être aussi. Par précaution je tiens toujours ouvert le livre où est le point que je dois méditer, afin qu'elle me trouve sous les armes, si, suivant sa coutume, elle venait s'assurer de ma ferveur.
Ce matin, de même que tous les matins que Dieu fit, au sortir du lit, nous avons été une heure en oraison; ce soir, avant que de nous coucher, autre oraison de fondation et de la même durée, et le tout toujours précédé d'une lecture. Pour moi, dans toutes ces oraisons-là, j'y paie de mine. Quand le hasard nous dérange, et que je suis ma maîtresse, je fais ma prière soir et matin d'aussi bon courage qu'on le puisse. Un Pater récité à ma liberté me profite plus que ne feraient dix années de piété avec ma mère. Vous parlerai-je tout à fait franchement? Nos heures d'exercices n'arrivent point, je n'entends sonner ni vêpres ni complies, je ne vois point de livre pieux, que je ne sois saisie d'un ennui qui me fait peur.
Avant hier, j'étais seule dans la chambre de ma mère; il entra un ecclésiastique. Comme je ne songeais à rien, je me trouvai presque mal en le voyant, seulement à cause de son habit qui a rapport à nos fonctions dévotes.
Savez-vous bien, Monsieur, que je crains les suites de mes dégoûts là-dessus? savez-vous bien qu'une prédication me donne la fièvre, moi qui aimerais à entendre prêcher, si je n'en avais satiété? Ce n'est pas là tout; si vous voyiez comme ma mère m'habille, au voile près, vous me prendriez pour une religieuse; encore, au voile près, je me trompe, ma coiffe en est un, de la manière dont je la mets. A l'égard de mon corps, il me va jusqu'au menton; il me sert de guimpe: vous jugez bien qu'une âme de seize ans n'est pas à son aise sous ce petit attirail-là. Entre vous et moi, je crains furieusement d'être coquette un jour; j'ai des émotions au moindre ruban que j'aperçois; le coeur me bat dès qu'un joli garçon me regarde; tout cela m'est si nouveau; je m'imagine tant de plaisir à être parée, à être aimée, à plaire, que si je n'avais le coeur bon, je haïrais ma mère de me causer, comme cela, des agitations pour des choses qui ne sont peut-être que des bagatelles, et dont je ne me soucierais pas, si je les avais. Persuadez-la, s'il vous plaît, de changer de manière à mon égard. Tenez, ce matin j'étais à ma fenêtre; un jeune homme a paru prendre plaisir à me regarder; cela n'a duré qu'une minute, et j'ai eu plus de coquetterie dans cette seule minute-là qu'une fille dans le monde n'en aurait en six mois. Tâchez donc de faire voir les conséquences de cela à ma mère. Six heures et demie sonnent, elle m'appelle déjà de son cabinet; je m'en vais lire, je vais prononcer des mots; je vais entrer dans ce triste cabinet que je ferai, quelque jour, abattre, s'il plaît à Dieu; car sa vue seule me donne une sécheresse (pour parler comme ma mère) qui m'empêcherait, toute ma vie, de prier Dieu, si je restais dans la maison. Ah! que je m'ennuie!
Treizième feuille
30 décembre 1722
Le fameux Scythe Anacharsis, un jour surpris par une nuit obscure, aperçut une maison bâtie au bas d'une montagne. Il vint y demander l'hospitalité, et ce fut le maître même de la maison à qui il parla... Entrez, dit-il à Anacharsis, d'un ton sévère. Les hommes en général ne méritent pas qu'on les oblige; mais ce serait être aussi méchant qu'eux que de les traiter comme ils le méritent. Venez, les vices de leur coeur m'ont valu des exemples de vertu.
La singularité de ce discours eût, peut-être, étourdi tout autre homme qu'Anacharsis; mais ce Scythe, qui était un amateur de la sagesse, et qui voyageait pour en acquérir, se sentit au contraire piqué d'une curiosité de philosophe; il regarda cet accueil comme la matière d'un éclaircissement qui ne manquerait pas d'être instructif, il s'en promit tout d'un coup quelques nouvelles leçons de sagesse, et il lui tarda de voir le dénouement d'une aventure qui, suivant ses vues, commençait d'une façon si intéressante.
Il suivit donc son hôte, qui le prit par la main et le conduisit dans un appartement commode, dont la propreté faisait tout l'ornement. Anacharsis, qui était bon connaisseur, vit bien alors qu'il était logé chez un sage; et cela étant, il se trouvait, lui, une bonne fortune pour son hôte, tout comme son hôte en était une pour lui. Il ne s'agissait plus que d'une chose, c'était que l'autre à son tour eût sentiment de son mérite, et que la découverte de ce qu'ils valaient fût entre eux réciproque.
Pour cet effet, voilà Anacharsis qui prend le maintien d'un sage, attitude grave, discours sentencieux, et silence attentif.
Notre misanthrope remarqua ces façons-là, et sur cette étiquette, il examine Anacharsis; celui-ci tient bon; déjà l'autre s'intrigue, s'arrange sur ses conjectures, prend lui-même une contenance moins distraite, et soupçonnant qu'il est devant un sage ne veut pas manquer le petit profit qui se présente, c'est d'être aussi pris pour tel.
Cependant on servit, ils se mirent à table; et dans la conversation: Si je ne craignais de vous paraître trop curieux, dit-il, je vous prierais de me dire à qui j'ai le plaisir de donner aujourd'hui retraite. Si j'en crois les apparences, je dois vous distinguer des autres hommes pour qui je n'ai pu m'empêcher de vous montrer tant de mépris. Quand vous me confondriez encore avec eux, reprit Anacharsis, vous ne seriez point injuste; tous les hommes, en effet, sont méprisables, les uns plus, les autres moins; voilà toute la différence qu'on peut mettre entre eux. Vous souhaitez de savoir qui je suis, et je vous ai trop d'obligation pour refuser de vous satisfaire. Je suis né Scythe, et je m'appelle Anacharsis. Votre nom et votre amour pour la sagesse me sont connus, Seigneur, répondit le solitaire; je sais même votre rang que vous oubliez de me dire; vous êtes prince de la famille royale de Scythe, et je vous demanderais pardon de la manière dont je vous ai reçu d'abord, si je ne croyais devoir épargner au philosophe Anacharsis les excuses et les respects que je dois au prince. Cependant, Seigneur, souffrez que je vous dise d'où me vient cette haine que j'ai prise pour les hommes. J'allais vous prier de m'en instruire, reprit Anacharsis, et j'attends votre récit avec impatience. Je vais, dit le solitaire, vous exposer toute l'histoire de ma vie; cela pourra vous amuser, et je ne serai pas long.
Je m'appelle Hermocrate, et je suis issu de parents qui furent autrefois sénateurs dans Athènes. Mon père répara, par une éducation excellente, la médiocrité des biens qu'il avait à me laisser. J'étais dans la fleur de mon âge quand il mourut; je crus, après sa mort, ne devoir rien négliger de tout ce qui pouvait augmenter ma fortune. J'avais l'âme généreuse, et de tous les plaisirs auxquels j'étais sensible, je n'en connaissais point de plus grand, de plus cher, ni qui me fût plus nécessaire que le plaisir d'obliger les autres. Quand je pouvais rendre un service à quelqu'un, je n'avais pas besoin d'étudier mes façons pour sauver aux gens la petite confusion qu'on a souvent d'être obligé dans bien des choses. J'étais là-dessus tout sentiment; je n'avais qu'à laisser faire mon coeur; il n'y avait rien à ajouter à son industrie naturelle, non plus qu'au talent qu'il avait de cacher son industrie même.
Né avec de pareilles dispositions, j'envisageais avec volupté toutes les sortes de partages que je ferais de ma fortune aux autres. Quand je serais riche, je ne puis subsister avec mon bien, disais-je en moi-même, car il ne suffit que pour moi, et mon coeur, pour ainsi dire, n'a pas le nécessaire. Etre né bon et ne pouvoir exercer sa bonté, n'est-ce pas vraiment n'avoir pas de quoi vivre? Quoi! voir les besoins d'un honnête homme, et n'être point en état de les soulager, n'est-ce pas les avoir soi-même? Je serai donc pauvre avec les indigents, ruiné avec ceux qui seront ruinés, et je manquerai de tout ce qui leur manquera: tâchons de me mettre à l'abri d'une vie si triste.
Dans ce projet je me ressouvins qu'il y avait un philosophe qui s'était entièrement retiré du monde, et qui demeurait à un quart de lieue de ma ville. Il cultivait les sciences dans sa retraite, et beaucoup de personnes l'allaient souvent consulter sur une infinité de matières: ses réponses et ses conseils avaient été utiles à tout le monde, et son étude lui avait même acquis des secrets qui le faisaient passer pour un magicien dans l'esprit du peuple; il fallait l'interroger en peu de paroles, et il répondait de même.
J'allai donc le trouver; je n'avais qu'une question fort courte à lui faire. Comment faut-il s'y prendre, lui dis-je, pour avoir l'amitié des hommes? (car je comptais qu'avec leur amitié il n'y avait rien dont je ne vinsse à bout). Etre bon avec eux, et dans ses discours et dans ses actions, me répondit-il, et puis il se retira. Sur ce pied-là, ils m'aimeront, dis-je, en me retirant aussi; car, pour être bon, je n'ai qu'à rester comme je suis.
Je revins chez moi avec cet oracle qui s'ajustait si bien à mon caractère; et dès ce moment, je me mis en besogne; vous concevez bien que je n'eus pas de peine à donner des témoignages de cette bonté qu'on m'avait recommandée, et dont mon coeur ne respirait que la pratique.
Le philosophe ne s'était point trompé; et en effet, je fus bientôt regardé comme le meilleur garçon du monde, je ne voyais personne qui ne fît mon éloge; on s'attendrissait en me louant; on se répandait en caresses; tous les discours qui roulaient sur mon compte étaient affectueux; et ce qu'on me disait, il est certain qu'on le sentait. Sur le rapport de ceux qui me connaissaient, j'avais pour amis tous ceux qui ne me connaissaient pas; et je vous l'avoue, les espérances de crédit et de fortune, que j'avais conçues, me parurent alors infaillibles, au point où je voyais les choses. Je comptais en homme sensible que mes amis me seraient obligés des services que j'exigerais d'eux; ils seront charmés de m'être utiles, me disais-je, ils m'aiment, et les requérir de quelque grâce est un bonheur que leur doit ma reconnaissance; il est vrai que je n'ai pas le talent de demander pour moi, et qu'assurément je m'y prendrai mal, mais à cet égard-là leur amitié m'épargnera bien des frais de compliments; et d'ailleurs c'est un titre de bon coeur que de ne savoir pas parler pour soi. L'homme généreux, quand il prie son ami de le servir, s'imagine, presqu'à cause de cela, être un mauvais ami lui-même.
C'était ainsi que je m'entretenais avec moi, quand un poste honorable et qui me convenait se présenta. Je témoignai à différentes personnes que j'avais envie de l'avoir. Remarquez que ceux à qui je m'adressais me semblaient les plus touchés de mon caractère; j'en avais reçu, en toutes occasions, de ces tendres serrements de main, par qui l'on semble dire à un homme qu'il est doux d'être avec lui, de ces protestations de bienveillance qui partent d'une abondance de goût pour vous. Ils tenaient ordinairement avec moi de ces discours familiers qui seraient des injures entre gens indifférents, et qui, entre amis, ne sont qu'un badinage joyeux et caressant.
Les uns me dirent, d'un air pensif et réfléchi, que la chose était difficile, qu'ils ne voyaient pas bien encore comment ils s'y prendraient pour s'employer en ma faveur. Mais j'y rêverai, ajoutait chacun d'eux, et je vous promets là-dessus une réponse plus positive. Les autres me refusèrent tout à fait cordialement: En homme d'honneur, par telles et telles raisons, je ne puis rien là-dedans, mon cher ami; j'en suis fâché; mais ne vous rebutez pas: remuez-vous. Voilà à peu près les tours que je vous conseille de prendre pour arriver à vos fins. C'était là le langage de chacun de ceux-là d'auprès de qui je revenais chargé d'instructions que m'avait prodigué leur zèle.
De ces amis, je passai à d'autres; et partout je trouvai des sentiments du même style: j'en étais surpris, je n'y comprenais rien, c'était une énigme pour moi que de voir qu'on m'aimait véritablement, et que pourtant on ne se souciait point de moi.
Je manquai le poste, un autre l'emporta; et cet autre, c'était un homme dangereux, malin, vindicatif, qui avait le courage de dire de bons mots contre ceux qui ne lui plaisaient pas, et qui, à l'égard des ridicules de son prochain, était d'un commerce aussi cavalier que le mien était doux et humain; enfin qui était mon contraste: avec cela, voyez la différence de nos aventures. Il s'attirait des ennemis qui s'empressaient à le servir, pendant que je me faisais des amis qui refusaient de m'être utiles. N'auriez-vous pas cru que les hommes se trompaient, et que par méprise ils me donnaient la part qui lu était due et lui transportaient la mienne? A qui pensez-vous qu'il eut obligation du poste dont il s'agissait? aux mêmes personnes que j'avais tâché d'intéresser pour moi, et qui m'avaient toujours mal parlé de lui. Ce n'est pas tout, quelque temps après on me pria d'un repas où tous les conviés, me disait-on, seraient charmés de m'avoir. L'homme en question sut ce repas, il en voulut être, il apprit que je m'y trouverais, et témoigna n'en être pas content. Savez-vous ce qui arriva? On m'avait prié, on m'aimait, et il était craint; eh bien! le repas se fit, et pour mettre à l'aise le malin personnage, on envoya dire au meilleur garçon du monde, que la partie était rompue, pour je ne sais quel accident qu'on imagina, et dont l'imposture fut de l'invention de tous les conviés. Oh! alors, informé de cela, je crus pour le coup que les hommes étaient devenus fous. A peine étais-je sorti du chagrin que cela me donna, que je tombai dans mille autres dégoûts. Chaque jour je m'apercevais que j'ennuyais tout le monde qui continuait à m'aimer. Voulait-on se réjouir, ma compagnie ne tentait pas mes plus intimes, et l'on préférait celle de gens sur qui; s'il en avait été question, le coeur de ceux qui me laissaient là m'eût donné mille fois la préférence! on disait que j'avais de l'esprit et que j'étais gai, et on le disait sans se soucier ni de mon esprit ni de ma gaieté: on les estimait sans y prendre goût; le plus petit des plaisirs, une minutie, si je la demandais à quelqu'un, il fallait, pour l'obtenir, me donner la peine de l'arracher à la distraction qu'on avait pour moi.
Me voyant enfin si maltraité des hommes, et du côté du bien de moitié moins à mon aise que je ne l'avais été d'abord, il me prit un jour une si grande colère contre mon philosophe, pour la tromperie que je croyais qu'il m'avait faite quand j'avais été le consulter, que je partis tout d'un coup pour aller lui témoigner mon ressentiment. J'arrivai bientôt chez lui, et je frappai avec emportement à sa porte; il se présenta d'un air aussi froid que s'il avait eu affaire à l'homme le plus tranquille. Me reconnaissez-vous? lui dis-je. Oui, reprit-il, que me voulez-vous? Vous reprocher, répondis-je, la fourberie de vos conseils. Dites plutôt mon ignorance, s'il est vrai que mes conseils vous aient fait tort, repartit-il. Non, non! m'écriai-je, vous vous êtes joué de ma jeunesse; je vous ai demandé ce qu'il fallait faire pour être aimé des hommes, vous avez eu la cruauté de me dire que je n'avais qu'à être bon, et c'est cette bonté que vous m'avez conseillée qui m'a perdu auprès d'eux, loin qu'elle m'ait conduit à la fortune, comme je l'espérais, et peu s'en faut qu'elle n'ait causé ma ruine entière. Vouloir faire fortune est une autre chose que de souhaiter d'être aimé des hommes, me répondit-il. Que ne vous expliquiez-vous mieux, quand vous m'avez interrogé? Comment! repris-je, pouvais-je m'imaginer que j'échouerais, soutenu de l'amitié de ces hommes? Par quelle fatalité m'a-t-elle donc été si nuisible? Prenez, me dit-il, cette poudre que j'ai composée de simples, et dont les effets sont naturels; allez chez vous, assemblez vos amis, et mêlez-en dans le vin qu'ils boiront; plaignez-vous ensuite de leur procédé pour vous, et ils vous diront pourquoi leur amitié a trahi vos projets.
J'exécutai ce qu'il me prescrivit; pendant le repas, il me sembla qu'ils raillaient adroitement jusqu'à la profusion de mets exquis que je leur donnai. Il ne tenait qu'à moi de deviner qu'ils m'appelaient dupe, de ce que j'étais si généreux; je choisis cet instant pour leur parler.
Vous êtes d'étranges gens, leur dis-je, je sens toute l'ingratitude que vous enveloppez dans votre façon de louer mon repas; et ce n'est pas d'aujourd'hui que vous n'êtes envers moi que des ingrats. Cependant, il n'y a pas un de vous ici qui ne m'aime! Cela est vrai, me dirent-ils. Pas un de vous, continuai-je, qui ne convienne que je suis le meilleur coeur qu'on puisse trouver. C'est une justice que nous vous devons, dirent-ils encore. Avec cette qualité, repris-je, on peut se vanter d'être aimable et d'un commerce sûr, quand on y joint un peu d'esprit. Pourquoi donc chacun de vous me fuit-il et paraît-il en toute occasion se soucier si peu de moi, pendant qu'il s'amuse volontiers avec Diléarque, qui est un rapporteur éternel de ce qu'on dit, et de ce qu'on ne dit point; avec Delphire, qui est une âme double; avec Dioclès, qui ne s'attache à personne; avec Thélèphe, qui n'a jamais obligé qui que ce soit; avec Amyntas, railleur impitoyable, et avec qui, dans un cercle, votre amour-propre essuie mile petits affronts qui vous le font haïr? Pourquoi rendre service à tous ces gens-là préférablement à moi que vous aimez? pourquoi semblez-vous même en faire plus de cas que de moi? C'est que leurs vices, me répondit alors un de la bande, leur donnent une importance que votre vertu ne vous donne point. Voulez-vous que nous vous parlions franchement? Ma foi, rien n'est d'une moindre ressource, rien ne tarit tant au plaisir de la société qu'un homme aussi excessivement bon que vous l'êtes à tous égards: son entretien n'a rien de vif, rien qui flatte la curiosité maligne que nous avons tous mutuellement sur ce qui nous regarde. Que diantre faire avec un homme contre l'esprit de qui le vôtre n'a point à se précautionner dans la conversation? De quoi s'occuperait-on avec lui, de qui l'on ne peut espérer aucun trait de malice, et à qui, par conséquent, on n'en peut rendre; qui ne médit de personne, et qui par là ne vous apprend rien; qui ne vous dispute jamais son suffrage, quand vous avez de l'esprit avec lui; qui n'est point jaloux de cet esprit, ce qui ôte la vanité d'en avoir; d'un homme avec qui votre amour-propre languit dans une éternelle sécurité, d'où naît l'ennui; d'un homme de qui vous ne craignez rien, ni sur vos intérêts ni sur votre réputation; de qui vous n'attendez rien à votre avantage contre celui des autres, ce qui n'établit aucun motif de liaison ni d'intrigue entre vous et lui? Eh bien! vous êtes un bon garçon, je vous aime, parce que vous serez toujours bon pour moi; mais vous me lassez, parce que vous ne serez jamais mauvais pour personne. Nous ne vous avons point rendu service, dites-vous. Eh! par où nous excitez-vous à vous servir? êtes-vous capable de vous venger de nos refus là-dessus? Non, je vous l'ai dit, vous serez toujours bon, toujours généreux; ainsi, ce n'est pas la peine de se donner du mouvement pour un homme dont on ne peut rebuter la bonté ni s'attirer la rancune. Pour ceux que vous venez de nommer, je passe le temps ou à me tenir sur mes gardes avec eux, ou à m'en faire craindre, ou à m'en divertir; mais vous, vous n'êtes qu'aimable, et quoi encore? aimable! et en vérité cela n'anime point, car on vous aime, et puis c'est tout.
Il allait continuer; mais moi, saisi de fureur à la vue de l'iniquité des hommes, je dis à tous ces indignes de sortir, ce qu'ils firent en se moquant de moi. Le lendemain je vendis le reste de mon bien, et m'éloignant de ma patrie aussi bien que des hommes qui m'étaient odieux, je fis bâtir cette maison dans ce désert, où je vis de ce que me rapportent quelques arpents de terre que j'y cultive.
Quatorzième feuille
2 janvier 1723
Je me suis mis sur le pied de produire les lettres qu'on m'enverra, quand je les trouverai utiles au public; et en voici deux que je n'ai pas cru devoir supprimer.
Monsieur le Spectateur,
Je ne vous demande point de mettre cette lettre dans vos feuilles; je ne sais pas faire de lettres qui méritent d'être imprimées. Je vous prie seulement d'avoir la bonté, dans un de vos discours, de traiter de la situation où je suis. Si vous aimez à secourir les gens qui sont malheureux, vous ne pouvez donner du secours à personne qui soit plus digne de compassion que moi.
Je suis infirme, accablé d'années, relégué à la campagne où l'on a livré ma vieillesse à la discrétion de deux ou trois domestiques sans charité pour mon âge et pour mes infirmités, qui m'oublieraient toujours, si je n'étais importun, et dont il faut que j'impatiente la brutalité pour en arracher quelque attention à mes besoins; enfin, auprès de qui l'on ne m'a laissé d'autre appui que la pitié que je devrais leur faire, et que je leur fais si peu qu'ils abusent de l'oubli cruel où m'a laissé leur maître. Hélas! ce qui m'afflige le plus, ce qui fait toute l'amertume de mes peines, c'est que ce maître dont je parle, vous le dirai-je, monsieur, c'est qu'il est mon fils. Je suis sûr que mon état vous touche; mais quelque bon coeur que vous soyez, vous n'en sauriez comprendre toute la misère. Il faut être à ma place, il faut être père pour en sentir toute l'étendue.
C'est, sans doute, un étrange malheur que d'être à mon âge rebuté de tout le monde, ou de se voir à la merci de l'humanité des étrangers, de gens qui ne sont ni vos amis ni vos parents, de ne trouver qui que ce soit qui s'intéresse véritablement à vous, qui vous soulage et vous aide à supporter ce reste de vie languissante où vous ne pouvez plus rien pour vous, et où vous êtes à charge à vous-même. Dans de pareilles extrémités, un homme est fort à plaindre; enfin, il souffre beaucoup, et puis il meurt. Eh bien, monsieur, soyez-en persuadé, l'infortune de cet homme-là n'est rien auprès de la mienne, s'il n'a point d'enfants, si Dieu ne l'a pas fait le père d'un fils qui l'abandonne. Non, ce n'est rien que d'être délaissé des autres hommes, de n'avoir à se plaindre que de leur peu de compassion; il n'est pas étonnant qu'ils soient durs, impitoyables; vous ne leur êtes rien, ce sont des indifférents, des inconnus que vous pressez d'être généreux; ils ne veulent pas l'être pour vous, ils le sont peut-être pour d'autres, et si vous ne souffriez pas, vous n'en exigeriez rien.
Mais, Monsieur, vous imaginez-vous bien ce que c'est qu'un fils? Savez-vous comment on le regarde, ce qu'on en attend, ce qu'il vous est? Est-il pour vous un homme comme un autre? Ah! c'est ici où les expressions me manquent; c'est ici où mon coeur est saisi, où je souffre ce qui n'est point douleur, ce qui n'est point désespoir, mais quelque chose de plus cruel que tout cela. Oui, l'on vit encore; il reste encore du courage et des forces, quand on sent de la douleur et du désespoir; et moi, Monsieur, je ne vis plus, je ne tiens plus à la vie que par un sentiment de tristesse qui me pénètre, qui confond et qui glace mon âme, qui ne me laisse ni crainte ni espérance, qui m'anéantit. Les hommes aujourd'hui me rejettent et m'abandonnent, et ce n'est encore là qu'être rejeté et abandonné des hommes; mais mon fils me rejette et m'abandonne comme eux, et c'est être rejeté et abandonné de la nature entière. Il était mon unique appui, ma ressource, mais une ressource qu'il me semble que rien ne pouvait m'ôter, qui était à moi, qui ne dépendait ni de la faveur, ni de l'humanité des hommes. Que mon fils fût généreux ou non, la nature, les préjugés même, l'éducation qu'on donne à ses enfants, la tendresse qu'on prend pour eux, l'habitude qu'ils ont de respecter leur père, tout me garantissait l'amour de mon fils pour moi, tout m'assurait que cet amour était mon bien; tout dans son coeur devait m'excepter des autres hommes; eût-il été sans honneur pour eux, tout le liait à moi, comme tout me liait à lui. Fût-il né l'homme du monde le plus haïssable, aurais-je pu le haïr? en aurais-je moins senti que j'étais son père? Nos enfants pour nous éprouver sensibles ont-ils besoin de le mériter, d'être bons et aimables? Hélas! que font sur nous leurs vices qu'affliger notre amour, sans le rebuter?
Oui, mon fils, du fond de l'état où vous m'avez mis, de cet état d'abattement où je languis, c'est mon amour qui s'élève. Vous n'avez pu me l'ôter; c'est lui qui se plaint de vous; il ne m'est dur de vivre encore que parce que je vous aime toujours. Non, je ne souffre que parce que c'est vous qui me maltraitez; votre coeur ne me connaît plus, et ma tendresse subsiste encore, je n'ai pu cesser d'être votre père: comment avez-vous fait pour cesser d'être mon fils? Il n'y a donc plus rien qui tienne à moi dans la nature; tout s'y est donc désuni d'avec moi, je n'y vois plus qu'un désert. J'y suis seul, ignoré de tout l'Univers, de mon fils que je regrette, que j'appelle à mon secours, et qui m'ignore comme tout le reste des hommes.
Cependant, Monsieur, qu'ai-je fait contre ce fils? De six enfants que j'avais, il me resta seul. Je n'étais pas riche, mais je l'aimais tendrement; et dans l'éducation que je lui donnai, mon économie et l'industrie de mon amour me tinrent lieu de richesses. Il répondit à mes soins; je l'envoyai à Paris y suivre le barreau: je m'ôtais presque le nécessaire pour l'y soutenir; il y fit effectivement des progrès qui lui acquirent l'estime de ceux qui le connaissaient; et comme il était assez bien fait, qu'on le voyait laborieux, une riche dame, dont il faisait les affaires, en eut si bonne opinion qu'elle lui offrit sa fille, pourvu qu'en se mariant il eût du moins un bien médiocre. Ce bien médiocre était entre mes mains: il consistait en deux petites terres qui venaient, partie de mon patrimoine, partie de mes épargnes, et dont le revenu avait servi à l'avancer, et à me faire vivre.
Il m'écrivit la proposition de la dame, me marqua tous les avantages du parti qu'on lui offrait, et me dit que sa fortune était entre mes mains. Hélas! elle ne pouvait être plus sûre: je partis pour Paris, et je convins tout d'un coup de lui donner la moitié de ce que j'avais, et de lui assurer l'autre.
Son mariage se fit quelque temps après: il quitta le barreau pour des emplois qui paraissaient meilleurs; sa femme mourut en mettant un enfant au monde; je perdis beaucoup; elle m'aimait, et sa mémoire me sera toujours chère.
Quatre ou cinq mois après sa mort, mon fils, pour certains desseins, eut besoin d'une somme considérable d'argent; il en emprunta, mais il lui en manquait encore. J'étais alors content de lui; je suis né simple et plein de franchise; je le croyais plus amoureux de mon repos que moi-même, et en vendant ce qui me restait pour achever sa somme, je voyais seulement que c'était un bien qui changeait de nature, sans changer de maître.
Je le vendis donc, suivant son envie, et cela sans prendre aucune précaution pour moi; la chose se fit entre nous deux seulement; l'argent en fut employé suivant ses vues: elles réussirent au-delà même de ses espérances. Le voilà puissant, après quoi il voulut jouir sans travailler davantage: sa maison prit une autre face, il se jeta dans les plus grands airs, des amis plus considérables succédèrent à ceux qu'il avait eu d'abord; il se défit insensiblement de ces derniers, dont le commerce lui parut alors trop bourgeois, et commença enfin à rougir de moi.
Je m'en aperçus, mais d'abord je crus me tromper; en ce temps-là je tombai malade, et je vis qu'il me négligeait dans le cours de ma maladie; ses domestiques, à son exemple, me négligèrent aussi: cela me chagrina sérieusement; je le fis prier de venir dans ma chambre, où il n'était pas entré depuis quatre jours; il y vint; je me plaignis à lui du peu de soin qu'on avait de moi. C'est que vous êtes un peu difficile, mon père, me répondit-il. Voilà la première fois que vous me le dites, lui repartis-je, et votre réponse m'étonne. Ce n'était pas trop la peine de m'envoyer chercher pour me quereller, comme vous faites tout le monde, me dit-il là-dessus: on a soin de vous tout autant qu'on le peut; cependant vous vous plaignez toujours. Que faire à cela? Tâchez de vous remettre; quand votre santé sera meilleure, je vous conseille d'aller demeurer à la campagne; vous y serez plus tranquille qu'ici, vous y vivrez à votre fantaisie; je me trouve dans un genre de vie qui ne vous convient pas, et nous ne nous gênerons ni l'un ni l'autre.
Il sortit après ce discours, pendant qu'un valet qui l'avait entendu tournait la tête pour rire et se moquer de moi.
Le procédé de mon fils m'avait frappé; l'action de ce valet me perça le coeur: je vis tout ce que j'allais devenir; je compris que je n'étais plus qu'un étranger dans la maison de mon fils, et qu'enfin lui et moi nous étions deux. Je fus encore quelques jours au lit, je me levai ensuite; mes forces revinrent un peu; je m'habillai du mieux que je pus. On allait dîner, j'entendis sonner, et j'appelai quelqu'un pour m'aider à descendre: on me répondit, mais personne ne vint; j'essayai donc de descendre en me soutenant avec ma canne, et j'étais déjà à moitié de l'escalier, quand mon fils parut à la porte de son appartement.
Que faites-vous là? me dit-il d'un ton rude. Quelle fantaisie vous prend? J'ai du monde. Etes-vous en état de paraître? Avez-vous peur qu'on ne vous envoie pas à manger chez vous? Remenez mon père, ajouta-t-il, en s'adressant à un valet de chambre, et puis il rentra; pour moi, je restai immobile, et les larmes me vinrent aux yeux.
Ce valet de chambre fit semblant de m'aider à remonter, en me disant que j'étais encore vert pour mon âge: je ne répondis rien à la raillerie de ce domestique qui faisait sa charge en m'insultant; la douleur me rendait muet; je rentrai chez moi comme un homme qui ne sait plus où il est; je me trouvai mal, et je demandai du vin; on ne m'en apporta qu'un quart d'heure après, avec un potage froid dont je ne goûtai pas, non plus que du reste de mon dîner qui vint trop tard.
J'achevai la journée dans la plus accablante confusion de pensées qu'on puisse imaginer; mes soupirs à tout moment se confondaient avec mes pleurs: Où irai-je! disais-je, je n'ai plus rien qui soit à moi! Je me suis dépouillé de tout!
Cependant je résolus en me couchant, de sortir le lendemain de chez mon fils; je ne pouvais plus y respirer, j'y expirais; je me proposais d'aller trouver un de nos amis, de lui confier ma situation, de le prier de me secourir, de me donner un conseil dans mon affliction. Dans ce dessein, je me levai le lendemain plus tôt qu'à mon ordinaire, et je m'habillai.
Apparemment qu'on alla le dire à mon fils, car il entra dans ma chambre au moment où j'allais sortir. Où allez-vous, mon père? Me dit-il. Cherche, lui répondis-je, quelque ami charitable qui me donne du pain de bonne grâce. Vous savez que je n'ai plus, ma tendresse pour vous m'a tout ôté. Quel raisonnement, me répondit-il; que les gens de votre âge ont de caprices! vous voilà donc bien scandalisé de ce que je vous ai dit hier au matin. Mon fils, repartis-je, je suis assez consterné, laissez-moi aller sans me répondre, vous n'êtes plus en état de me parler; toutes les paroles que vous prononcez sont autant de coups de poignard pour moi, vous n'en connaissez pas la force, elles me tuent. Finissons toutes ces explications, dit-il alors avec vivacité. Vous avez tort, mon père, il est mille chose que vous auriez pu vous dire à vous-même; vous êtes dans un âge avancé; vous avez presque toujours vécu dans une petite ville de province, et vos idées, vos manières de faire, vos usages sont si différents de ce qui se passe dans le monde, que vous auriez dû vous dégoûter le premier de la compagnie de ceux qui viennent ici; mais vous ne sentez point cela, et je le sens, moi. Le bel agrément pour votre fils que de vous voir conserver avec gens d'un certain rang, polis et délicats, que vous faites rire, et à qui votre simplicité donne la comédie; voilà pourtant ce que c'est: pensez-vous que cela me soit fort avantageux? Je suis un homme de fortune, n'est-il pas vrai? Eh bien, à quoi bon l'apprendre à ceux qui ne le savent pas? C'est cependant ce qui saute aux yeux dès qu'on vous voit; et malgré cela, vous avez la manie de vouloir toujours vous montrer; ainsi ne nous querellons point, mon père, il n'est pas nécessaire d'aller rompre la tête à personne de vos plaintes, je vais donner ordre qu'on vous conduise dès ce moment à ma maison de campagne, vous y serez le maître et dans votre centre; de temps en temps j'irai vous voir, et rien ne vous manquera. Adieu, je vous quitte, vous allez partir, et moi je vais sortir pour mes affaires.
C'est ainsi, monsieur, que mon fils se sépara d'avec moi: il me quitta sans m'embrasser, sans qu'il lui échappât le moindre mot de douceur que celui de père, que sa bouche prononçait, et que son coeur ne sentait pas; il se retira sans être touché ni de l'abattement où il me laissait, ni du triste silence que je gardai, ni des larmes qu'il vit couler de mes yeux. Ensuite on vint emporter mes hardes, on me dit de descendre, et je fus mis, presque sans sentiment, dans une chaise qui me conduisit à cette campagne, où je languis depuis près de deux ans, où mon fils n'est point venu comme il me l'avait promis, enfin où je vis dans une privation entière de toute consolation, et souvent même de toutes les choses nécessaires à la vie.
Monsieur le Spectateur,
Zélé comme vous l'êtes pour le public, je ne doute pas que vous ne lui fassiez un présent de ma lettre; elle sera très courte, et j'y donne le secret de se faire payer de certains débiteurs qui sont très honnêtes gens, très généreux, et les meilleurs coeurs du monde; mais qui dans le cas dont il s'agit, ont une bizarrerie d'humeur, qui leur ôte l'usage de leur bon caractère, c'est qu'ils ne peuvent se résoudre à payer leurs dettes. Empruntez d'eux, vous ne sauriez leur faire un plus grand plaisir. Demandez-leur ce qu'ils vous doivent, il n'y a plus personne; vous les glacez, les voilà perclus de tout sentiment. Qu'est-ce que c'est que l'homme! quel assortiment de vices comiques, avec les plus estimables vertus! Mais ce n'est point mon affaire que de réfléchir là-dessus. Je dirai seulement que nous sommes des animaux bien singuliers. Bref, il n'y a que trois heures que j'avais un de ces débiteurs, dont je parle. Il me devait depuis deux ans une somme assez considérable. Je l'ai prié en deux occasions de s'acquitter. Néant, il m'a toujours remis, et moi j'ai toujours patienté, parce que je connaissais mon homme, et l'infirmité de son caractère à cet égard-là. Je savais bien qu'il n'y avait point de mauvaise volonté dans son fait; or hier il m'est survenu une petite affaire dans laquelle il me faut de l'argent: Si je vais proposer à un tel de me payer, ai-je dit ce matin en moi-même, il me semble que je l'entends: Je n'ai pas un sol, me répondra-t-il. Comment ferai-je? la nécessité donne de l'industrie; là-dessus, continuant à me parler, j'ai dit: Mon homme se déplaît à rendre, c'est un grand défaut; mais il aime à prêter, c'est une fort belle qualité; eh bien, de quoi m'embarrassé-je? sa bonne qualité va me faire raison de son défaut. Allons, allons, mon argent est dans ma poche. En effet, j'ai prié un de nos amis communs d'aller lui emprunter justement ma somme, il y est allé tout en riant de mon idée; il a exécuté sa commission. Je n'ai ici que les deux tiers de cet argent, mais prenez toujours, dans un instant je vais vous envoyer le reste, lui a dit l'autre d'un air aisé. Là, de cet air noble qui met l'obligation qu'on va nous avoir sur le pied d'une chose indifférente, et tout à fait naturelle: Adieu, mon ami, a-t-il ajouté d'une façon distraite, vous allez recevoir le surplus. Notre ami est venu m'apporter l'argent, nous sommes allés chez lui, où le reste était déjà arrivé; et moi, du même pas, j'ai été chez mon débiteur lui rendre son billet, en lui apprenant ma petite intrigue, et je l'ai laissé tout consterné de n'avoir fait qu'une restitution, au lieu d'avoir rendu un service gratuit: le pauvre homme!
Quinzième feuille
14 mars 1723
Il y a quelque temps que j'achetai dans un inventaire une assez grande quantité de livres; ils avaient appartenu à un étranger qui était mort à Paris. En les plaçant dans ma bibliothèque, il tomba d'un gros volume un petit cahier de papier. Je le ramassai, curieux de savoir ce qu'il contenait; je vis qu'il était en langue espagnole, et qu'il avait pour titre: Continuation de mon Journal. Je le lus aussitôt, il me fit assez de plaisir. Je l'ai traduit en français, et c'est aujourd'hui cette traduction que je donne.
Du lundi, septième février, à Paris: troisième jour de mon arrivée.
Ce matin j'ai ouvert ma fenêtre entre onze heures et midi; à l'instant où je l'ouvrais, il est venu un grand coup de vent; j'allais me retirer, car la place ne me paraissait pas tenable: et voyez ce que c'est, j'aurais perdu une leçon de morale. Ce vent m'a fait faire une découverte, il m'a appris qu'il mettait beaucoup d'hommes dans une situation que j'avais toujours cru indifférente, et qui cependant les rend à plaindre. Que de peines dans la vie! Hélas! je n'ignorais pas que le vent causait bien des malheurs, qu'il abattait des maisons, déracinait des arbres, qu'il couchait les blés à terre, sans parler des ravages qu'il fait sur mer. Je ne mets point en ligne de compte la poussière dont il aveugle, les chapeaux qu'il enlève de dessus la tête, et voilà tous les tristes effets que je lui connaissais. Point du tout; avec cela, il peut encore affliger les hommes personnellement, il chagrine leur amour-propre. Voici comment. Comme j'allais fermer ma fenêtre, j'ai vu passer trois ou quatre jeunes gens dont les cheveux étaient frisés, poudrés, accommodés avec un art dont il n'y a que le Français qui soit capable: vous auriez dit que c'était l'Amour même qui avait mis la main à ces cheveux-là. L'air ne paraissait d'abord agité d'aucun zéphir; et sur la foi de ce calme perfide, ces pauvres jeunes gens marchaient lestes; ils jouissaient en pleine sécurité de la beauté de leur chevelure, et de la poudre qui l'ornait; mais qu'en ce monde nos plaisirs sont de courte durée! Ces jeunes gens étaient contents; crac, une persécution survient, les voilà dans l'embarras; le vent souffle et les prend à l'oreille gauche Eh, vite, ils se baissent, ils se tournent, ils appellent cent différentes postures au secours de ce malheureux côté que le vent insulte. Quel état douloureux! il me touchait, j'étais fâché de m'être mis à la fenêtre, je combattais contre le vent avec eux, mais il triomphait; tout allait en désarroi dans le côté qu'il attaquait. Bientôt il attaque de front, ensuite il fait le cercle autour de la tête; la voilà martyrisée, tout est perdu. Oh! pour lors, ces jeunes gens se sont mis à disputer si péniblement le peu de poudre et d'arrangement qui leur restait que je n'ai pu y tenir davantage. J'ai repoussé la fenêtre, et me suis assis le coeur tout serré de l'affliction où je les laissais.
Mon hôtesse est entrée un moment après, et je n'ai pu m'empêcher de lui demander pourquoi ceux que je venais de voir avaient tant souffert. C'est, m'a-t-elle répondu, que ces messieurs sont galants: qu'ils voient des femmes, et qu'un homme dépoudré n'a plus bonne mine. Comment, ai-je dit, ces messieurs ne plairont d'aujourd'hui, d'aujourd'hui ils ne seront aimables, ils ne diront rien de joli? Ah, vent cruel! Mais aussi de quoi se sont avisées les dames d'ici, de régler leur bienveillance sur le plus ou le moins de poudre qu'un honnête homme peut sauver de la fureur du vent? Que diantre, sur ce pied-là, que n'a-t-on imaginé des machines où l'on puisse enfermer son chef? N'eût-on qu'une cour à traverser, n'en est-ce pas assez pour devenir inhabile à plaire? Qui pourra se flatter de porter sa tête avec tous ses agréments chez une femme?
Mon hôtesse est sortie en riant de mes discours; ensuite deux de mes amis sont venus pour m'emmener dîner chez une dame française; mais quoique nous dussions monter en carrosse, j'ai songé que le vent continuait, qu'il ne fallait qu'un malheur pour me voir abandonné de ma poudre, et comme on venait de m'en dire les conséquences, je n'ai point voulu risquer d'arriver chez des dames plus laid que je ne suis naturellement. J'ai remercié mes amis, ils sont sortis, et j'ai gardé la chambre toute la journée, sans oser me remettre à la fenêtre, de peur de voir encore quelque âme en peine pour la disgrâce que je venais de plaindre.
Il est cinq heures du soir, je quitte un livre que j'ai trouvé ici sur des tablettes, et qui ne contient que des sermons; j'en viens de lire un qui combat l'orgueil. Ma foi, il faut que la vertu contraire soit d'une pratique bien difficile. Imaginez-vous que c'est la vanité de bien dire, qui a aidé au prédicateur à prouver qu'il fallait avoir le coeur humble, aussi le sermon est-il fort beau. Il est vrai qu'en le lisant, je n'ai pas été un moment tenté de la vertu qu'on y prêche; mais en revanche je l'ai trouvée très élégamment prêchée. Ajustez cela comme vous pourrez; je vous rends compte de mes impressions, et si celui qui a fait le sermon les savait, je suis persuadé qu'il serait content de moi: je l'admire, il se passera bien que je me convertisse. A vous parler franchement, je ne suis pas étonné du peu d'effet des prédications: la plupart ne sont que des pièces d'éloquence, où le prédicateur nous exhorte bien moins à devenir pénitents qu'à le trouver habile.
Je me souviens qu'un jour j'étais dans une petite église où prêchait un bon religieux; on ne l'estimait pas beaucoup, car il n'avait que du zèle; ce bon homme monta en chaire, il prêcha, et je me rappelle à cette heure qu'il prêcha mal, je veux dire qu'il n'était pas habile homme.
Cependant je l'écoutai, je ne pus m'en empêcher, il gagna mon attention, sans que je m'en aperçusse. Je ne songeai pas seulement s'il y avait de l'esprit au monde, le mien se familiarisa, je ne sais comment, avec la simplicité du sien; moi qui n'étais pas dévot, je m'intéressais à tout ce qu'il disait, cela me regardait, il traitait de mes affaires, il parlait comme un homme qui vous apporte la vérité, comme un homme qui la croit, et qui, sans y employer d'art inutile, n'a d'autre secret pour vous persuader de ce qu'il dit que d'en être persuadé lui-même. Vous ne sauriez croire combien ce ton-là est insinuant, cela ressemble aux entretiens intérieurs que nous avons avec nous-mêmes, quand nous réfléchissons sur quelque chose qui nous importe. Vous sentez bien que nous n'y cherchons pas de façon, et que nous ne voulons alors ni briller ni nous trouver de l'esprit. Nous voulons simplement voir, connaître, et nous déterminer. Eh bien! ce que disait ce bon religieux était de ce genre-là, cela imitait tout naturellement notre façon de penser alors. Enfin, il pensa me convertir, mais je n'achevai pas de l'entendre, car une personne de ma connaissance m'emmena.
On frappe à ma porte; c'est une visite qui me vient; quand elle sera finie, je vous dirai ce que c'est.
Me voilà seul, celui qui vient de sortir est un jeune homme qui parle beaucoup, qui s'estime tant qu'il ne peut s'en taire. Il serait bien mortifié qu'on le soupçonnât de vouloir se louer, et pourtant il veut faire son éloge; de sorte que tout son embarras est de l'agencer dans ce qu'il dit, de façon qu'il s'y trouve sans qu'il paraisse qu'il y ait de sa faute; mais il manque toujours son coup, toujours il y a de sa faute. Enfin c'est de lui que je sais qu'il est bien fait, qu'il est beau, qu'il est adroit, qu'il a plus d'esprit qu'un autre, qu'il est couru des femmes, et peut-être dit-il vrai dans ce dernier article. Je l'en croirais volontiers sur le caractère qu'il m'expose: il est plein de lui-même, il a du caquet, il se dit persécuté de bonnes fortunes, il ment joliment à son honneur et gloire. Oh! parbleu, voilà de grands avantages avec les femmes du pays! Vous m'avouerez que c'est là du mérite, non pas du mérite effectif et vrai, il ne vaudrait rien celui-là, mais de ce mérite badin, comment vous dirai-je, de ce ridicule galant, enfin de ce mérite impertinent qui agace une femme qui veut plaire, non qu'on ne critique un pareil homme, et qu'on ne doute quelquefois qu'il soit aussi aimable qu'il croit l'être; mais qu'il le soit ou non, il a toujours cela d'heureux qu'il y gagne une réputation à la vérité équivoque, mais c'est toujours une réputation, on parle de lui. Eh! quel honneur n'est-ce pas pour une femme, que de fixer un pareil homme! A la vérité, en le voulant fixer, il peut bien arriver qu'elle se fixe elle-même. L'ambition d'être aimée joue souvent de mauvais tours aux femmes; ainsi notre jeune homme pourrait bien en être aussi couru qu'il le dit.
Quoi qu'il en soit, il n'a tenu qu'à moi de le regarder comme un petit prodige. Vain comme il est, si je lui montrais son portrait tel qu'il me l'a fait, il s'évanouirait, j'en suis sûr; car il n'y a point d'homme plus honteux de se trouver fat, que le fat même, quand il est pris sur le fait.
Sur la fin de notre conversation, il a vu sur ma table ce livre de sermons dont je vous ai parlé; j'ai jugé tout d'un coup que j'allais recevoir de sa part quelque raillerie là-dessus. Oh! oh! m'a-t-il dit, vous êtes un excellent chrétien, je vous en fais mes compliments. Eh, ne l'êtes-vous pas aussi, vous? ai-je répondu. Sans difficulté, je le suis, m'a-t-il reparti, mais parbleu vous êtes bien un autre homme que moi. Comment! lire des sermons, y méditer; oh, je n'irai jamais jusque-là. Vous le prenez sur un ton assez indévot, lui ai-je dit. Indévot, s'est-il écrié, la réflexion est austère; je crois qu'effectivement vous avez raison, je ne suis pas dévot, vous m'y faites penser, je le deviendrai, c'est une obligation que je veux vous avoir, mon cher. Croyez-vous, lui ai-je dit, qu'il ne faille pas l'être? Je vous avouerai, a-t-il repris, que je ne suis pas tout à fait de l'humeur de ces bonnes gens qui croient tout, sans trop savoir pourquoi. Fort bien, lui ai-je dit, mais j'ai un petit mot à vous répondre: Ces gens-là, dites-vous, croient tout sans savoir pourquoi; et vous, savez-vous mieux pourquoi vous ne croyez pas? Ah, ah, si je le sais? m'a-t-il répondu; vous vous divertissez, sans doute (et cela était vrai); oui, monsieur, je le sais; je raisonne quelquefois, j'ai des principes. Moi, là-dessus, curieux du système étourdi que pouvait s'être fait un homme qui n'avait assurément pour toute philosophie qu'un peu de libertinage, beaucoup de vanité, et force ignorance, j'ai fait semblant de le combattre sérieusement pour l'agacer; et en effet le système est venu, et ce système, qui était sa créance, c'était un composé de lieux communs, de bribes d'opinions qu'il avait apparemment retenues de la conversation de quelques esprits, qui se donnent pour esprits forts. Je mourais d'envie de rire, mais je n'ai point voulu fâcher ce philosophe, dont les raisons étaient à l'abri de toute critique, et devenaient incontestables par le peu de logique qu'il avait soin d'y observer.
Je parlais tout à l'heure des prédications, mais fussent-elles aussi persuasives qu'elles le devraient être, je ne sache rien qui pût mieux établir la religion, rien qui servît tant à la foi, que de faire prêcher à un docteur de cette espèce-là son incrédulité même, peut-être l'incrédulité des plus forts esprits serait-elle encore plus efficace; ce qui est de sûr, c'est qu'elle ne nuirait pas.
Quand j'ai vu que mon homme avait fini: En vérité, mon cher monsieur, lui ai-je dit, vous vous moquiez tout à l'heure de la crédulité des bonnes gens, mais si vous croyez à votre système, vous n'avez rien à leur reprocher, je vous garantis plus crédule qu'eux; je vois bien que ce n'est pas le défaut d'évidence qui vous empêche d'ajouter foi à de certaines choses, car je ne pense pas que vous voyiez plus clair dans celles que vous croyez. A ce discours, il s'est levé d'un air distrait, en ajoutant: Chacun a sa façon de voir. Franchement, ai-je répondu, je comprends bien qu'avec la vôtre, on marche hardiment dans les ténèbres.
Quelques compliments assez froids ont terminé notre scène, et il est parti; mais on m'annonce qu'il est temps de souper; bonsoir, je me coucherai de bonne heure.
Du mardi, huitième février.
Les amants à belle chevelure auront été charmants aujourd'hui, car il a fait le plus beau temps du monde, et le plus calme. Il est huit heures du soir, j'arrive de chez ce seigneur dont je dois tirer les appointements que m'a promis la cour de Madrid pour mes voyages; je vous ai déjà dit que c'était un glorieux, d'une humeur hautaine, qui abuse du besoin qu'on a de lui, et devant qui il faut ramper pour l'avoir favorable. Chacun a son caractère, il y a des gens qui ne sont pas dans le goût d'être aimés, une reconnaissance vive et respectueuse ne les pique point; si l'on ne les craint pas, si la haine qu'on a pour eux ne désavoue pas les soumissions qu'on est obligé de leur faire e ne les rend pas douloureuses, ils ne sont point contents, ils ne priment point sur vous, ils ne jouissent point de leur autorité, ils préfèrent en vous une inimitié, qu'ils forcent à se taire, à des sentiments d'estime et d'amitié, qui les honoreraient.
La première fois que j'ai vu celui dont je vous parle, c'était à Bayonne; il me traita si cavalièrement que je me révoltai, et suivant les principes de l'orgueil humain, je ne crus pas qu'un homme d'honneur, et né quelque chose, pût se laisser brusquer sans s'en ressentir; vous jugez bien que je ne le disposai pas à me rendre service. Pour me punir, il a tâché depuis de faire réduire mes appointements à la moitié, et il y a réussi; je ne l'ai su que ce matin; d'abord j'en ai été au désespoir, il m'est venu cent fois dans l'esprit de tout abandonner, mais comme il s'agit d'un intérêt de conséquence, puisque j'ai compté sur la somme considérable qu'il ne tient qu'à lui de me faire toucher ici, et qu'étant étranger dans le pays, je ne trouverais point de ressource, la raison m'a donné de plus sages avis, je me suis résolu d'aller trouver mon homme; vous allez croire que pour cela j'ai sacrifié ma fierté: point du tout, je n'aurais jamais pu faire ce sacrifice-là, mais j'ai trouvé moyen de tout ajuster; mon amour-propre s'est secouru, et vous allez voir son expédient, il est curieux, il faut que je vous en instruise, il pourra même vous servir dans le besoin.
Je me suis donc dit: Qu'est-ce que c'est? de quoi s'agit-il? Je ne veux point aller voir cet homme parce qu'il est superbe, qu'il veut qu'on soit bas et rampant avec lui, et que moi je ne veux pas l'être; eh, pourquoi ne le veux-je pas, puisque c'est le moyen de captiver ses bonnes grâces qui me sont nécessaires? Quel inconvénient y aura-t-il à flatter sa faiblesse? tout aussi peu qu'il y en a à apaiser un enfant qui crie, et dont le bruit vous importune: et cependant j'ai peur que ce ne soit m'abaisser! Eh quoi, la petitesse des hommes mérite-t-elle qu'on lui fasse l'honneur de s'en piquer? n'est-ce pas l'estimer ce qu'elle vaut que d'en avoir compassion? Je veux être fier; eh, la véritable fierté n'est-elle pas d'être raisonnable? Allons, partons, mes dégoûts étaient ridicules.
Cette exhortation faite, j'ai pris ma secousse et suis arrivé chez celui dont il s'agissait; il m'a regardé d'un oeil brusque, mais fidèle aux principes d'orgueil dont je venais de me munir, j'ai caressé l'enfant, je lui ai donné du sucre et des bonbons; je triomphais de me trouver si supérieur à lui, et l'enfant s'est apaisé. Il faut l'avouer, dans le fond, les orgueilleux, quand on le veut, sont les meilleurs gens qu'il y ait, les créatures du monde les plus faciles; que vous dirai-je? demain je recevrai tout mon argent, mes appointements seront augmentés, mon homme m'offre un appartement chez lui, il m'a embrasse, je le haïssais, je l'aime, et nous nous aimons. Oh! parbleu, qu'il me vienne à présent des orgueilleux, je les attends avec ma fierté.
Seizième feuille
27 mars 1723
Voici la suite du Journal espagnol que j'ai traduit: je crois que ce qu'il en reste suffira pour remplir cette feuille.
Du mercredi, neuvième février.
Il est onze heures du soir; je viens de souper en ville, j'ai dîné en compagnie, et j'ai bien vu des choses aujourd'hui.
Je commencerai par vous dire que ce matin j'ai été recevoir de l'argent que devait me donner un bourgeois de Paris, bourgeois riche et distingué. J'étais accompagné d'un de mes amis qui le connaît, et qui, en m'y conduisant, m'a dit qu'il était le mari d'une très belle femme, qu'ils s'étaient épousés par inclination, que cependant ils ne vivaient pas à présent avec beaucoup de douceur ensemble, et qu'ils paraissaient ne se guère soucier l'un de l'autre. Nous sommes arrivés chez mon homme en discourant là-dessus, et l'on nous a fait entrer dans une chambre, où d'abord nous n'avons trouvé que la femme; elle allait se sauver pour n'être point vue, mais elle n'en a pas eu le temps; il a fallu se montrer. Nous l'avons saluée, elle était embarrassée et honteuse, sans doute à cause que nous la trouvions dans un négligé des plus négligés, tranchons le mot, dans un négligé malpropre; aussi il fallait voir comme elle se montrait de côté, comme ses mains travaillaient machinalement après sa robe, après sa coiffure, pour en diminuer le désagrément, pour leur faire trouver grâce devant nos yeux; après cela, c'était de ses mains dont elle rougissait, parce qu'elles n'étaient pas en état; ensuite venait la confusion d'avoir des bras trop longs par le défaut d'engageantes; ensuite je la voyais en peine pour une paire de mules qui déshonoraient son pied; elle succombait sous tant d'embarras. La pauvre femme nous parlait, mais quoique je ne l'eusse vue que cette seule fois, il me semblait qu'elle n'avait ni son esprit ni son ton de voix. Non, ce n'était point là elle en tout; c'était, si vous voulez, ses yeux, sa taille et son visage; mais des yeux qui n'osaient regarder, une taille qui n'osait se faire valoir, un visage qui n'osait se montrer. En effet, une belle femme qui n'a point encore disposé ses attraits, qui n'a rien de préparé pour plaire, quand on la surprend alors, on ne peut pas dire que ce soit véritablement elle. Du moins par sa façon de faire, vous dit-elle: Ce n'est pas moi; cela me ressemble en laid, mais vous ne me voyez pas encore; attendez, je ne suis qu'ébauchée, deux heures de toilette m'achèveront; après quoi, vous me jugerez. Oh! la crainte qu'elle a que vous ne la jugiez par avance déconcerte aussi son esprit.
Pour moi, mon cher, malgré l'embarras de cette dame, je l'ai beaucoup examinée et je vous avoue qu'elle doit être une des plus aimables femmes du monde, quand elle veut l'être; car j'ai deviné ses charmes plus que je ne les ai vus. Je ne l'aimais point du tout comme elle était, mais elle me plairait beaucoup comme elle peut devenir.
Enfin, pour le soulagement de sa vanité, son mari est venu, et tout en entrant lui a fait une brusquerie pour je ne sais quelle bagatelle de ménage dont je ne me souviens plus, et elle s'est retirée en lui répondant à l'avenant de ce qu'il lui disait. Pour lui, c'était un homme encore jeune, d'assez bonne mine; mais dans un déshabillé d'une malpropreté si dégoûtante, qu'il faut assurément qu'il l'ait étudiée pour y parvenir, ou qu'il ait un dessein formel de déplaire à sa femme; ce dont sa femme se venge en lui rendant la pareille. Il a pourtant de l'esprit et de la politesse, et je suis persuadé qu'il est homme aimable hors de chez lui. J'ai reçu mon argent, et nous nous en sommes en allés.
Je comprends bien que ces deux personnes-là ont pu s'aimer, quand elles se sont mariée, ai-je dit à mon ami; pour se plaire elles n'ont eu qu'à vouloir se rendre agréables; avec cette attention réciproque, elles méritaient d'être aimées l'une de l'autre. Vous me dites qu'aujourd'hui ces gens-là ne s'aiment plus, c'est qu'ils ne le méritent plus! Que dis-je, s'aimer? ils seraient heureux de ne se sentir qu'indifférents; encore entre époux se sauve-t-on avec de l'indifférence l'un pour l'autre; mais ceux-là doivent se haïr, se trouver pis que laids; oui sur ma parole, ils se voient avec dégoût. Vous pensez donc, m'a répondu mon ami, que le mariage à qui je m'en prends, ce n'est point lui qui fait succéder ce dégoût à l'amour. Il y a des amants qui s'aiment depuis dix ans sans se perdre de vue. Qu'arrive-t-il? quelquefois leur amour est tiède, il dort de temps en temps entre eux, par l'habitude qu'ils ont de se voir; mais il se réveille, il reprend vigueur, et passe successivement de l'indolence à la vivacité. Pourquoi n'est-ce pas de même dans le mariage? Serait-ce à cause qu'à l'autel on a juré de s'aimer? Bon, et que signifie ce serment-là? rien, sinon qu'on s'oblige d'agir exactement tout comme si on s'aimait, quand même on ne s'aimera plus; car à l'égard du coeur, on ne peut se le promettre pour toujours, il n'est pas à nous, mais nous sommes les maîtres de nos actions, et nous les garantissons fidèles, voilà tout; reste donc ce coeur dont l'amour doit toujours piquer, parce que cet amour est toujours un pur don, parce que des époux ont beau se le promettre, et qu'ils ne peuvent se le tenir qu'autant qu'ils prendront soin de se le conserver par de mutuels égards. Ainsi, des époux ne sont précisément que des amants heureux qui ne doivent point s'attacher ailleurs, mais qui malgré le mariage peuvent toujours rester glorieux et jaloux de l'honneur et du plaisir de se plaire, en ce que ce n'est pas le noeud qui les unit, mais seulement le goût qu'ils ont l'un pour l'autre, qui les rend mutuellement aimables; et comme je vous ai déjà dit, leur devoir est de se comporter en amants, mais ils ne sont pas réellement obligés de l'être. De sorte que quand ils cessent de s'aimer, c'est un amant qui n'est plus aimable aux yeux de sa maîtresse, c'est une maîtresse qui n'a plus de charmes pour son amant. Et cela devrait humilier, ce me semble; je ne puis comprendre comment l'amour-propre ne regarde pas cela comme une diminution de ses avantages, comment il ne songe pas à s'en épargner l'affront, car c'en est un tout de même qu'entre amants que le mariage n'a point unis; c'est positivement la même chose. Quoi, nous qui nous estimons tant, et presque toujours mal à propos, nous qui avons tant de vanité, qui aimons tant à voir des preuves de notre mérite, ou de celui que nous nous supposons, faut-il que, sans en devenir ni plus louables, ni plus modestes, nous cessions d'être orgueilleux et vains dans la seule occasion peut-être où il va de notre profit et de tout l'agrément de notre vie à l'être? Des gens s'épousent, ils s'adorent en se mariant, ils savent bien ce qu'ils ont fait pour s'inspirer mutuellement de la tendresse; elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance, et du soin qu'ils ont eu de ne s'offrir de part et d'autre que dans une certaine propreté qui mît leur figure en valeur, ou qui du moins l'empêchât d'être désagréable; ils ont respecté leur imagination qu'ils connaissaient faible et dont ils ont craint, pour ainsi dire, d'encourir la disgrâce, en se présentant mal vêtus. Que ne continuent-ils sur ce ton-là, quand ils sont mariés? et si c'est trop, que n'ont-ils la moitié de leurs attentions passées? pourquoi ne se piquent-ils plus d'être aimés, quand il y a plus que jamais de la gloire et de l'avantage à l'être? Ne serait-il pas bien flatteur de se dire: A présent, je suis jour et nuit avec ma maîtresse, jour et nuit avec mon amant; cependant elle m'aime, malgré l'habitude qu'elle a de me voir à tout moment; cependant il m'aime, quoiqu'il n'ait plus la peine de me chercher, sa tendresse résiste au commerce continuel que nous avons ensemble, son amour soutient la nécessité de nous voir.
J'en étais là de mes réflexions, quand mon ami s'est mis à rire de tout son coeur de la vivacité avec laquelle je les faisais. C'est bien dommage, m'a-t-il dit, que vous n'ayez que moi pour témoin de vos discours édifiants, je n'ai pas le temps d'achever de les entendre, et j'en suis fâché; mais j'ai affaire, adieu. Là-dessus il m'a quitté, et moi en attendant l'heure de dîner, j'ai été aux Tuileries et me suis promené dans une allée des plus écartées.
A peine y avais-je fait un tour que j'ai entendu dans un bosquet deux personnes qui se parlaient d'une voix assez élevée, et qui semblaient se quereller: j'ai distingué la voix d'une femme, et cela m'a donné la curiosité d'écouter. Vous pouvez en être sûr, disait-elle, je perdrai votre maîtresse de réputation, j'en ai les moyens, je la connais, je sais de ses aventures. Vous la perdrez de réputation, madame, a répondu le cavalier (car c'en était un), ma foi je vous en défie, je ne crois pas qu'elle en ait à perdre; cependant ne l'irritez pas. Vous savez de ses aventures, dites-vous, mais elle sait des vôtres, et vous seriez à deux de jeu. Vous parlez en malhonnête homme, a-t-elle reparti, et vous abusez des sentiments que je vous ai montrés. Ma foi, madame, a-t-il dit, je n'ai pas cru la chose si sérieuse entre vous et moi; nous nous sommes plus, il est vrai, vous m'avez fait l'honneur de me trouver de votre goût, vous étiez fort du mien, je vous ai confié mes dispositions, vous m'avez dit les vôtres; nous n'avons jamais fait mention d'amour durable. Si vous m'en aviez parlé, je ne demandais pas mieux; mais j'ai regardé vos bontés pour moi comme les effets d'un caprice heureux et passager, je me suis réglé là-dessus. Le hasard m'a fait connaître la dame en question; ce qui m'est arrivé avec vous m'arrive avec elle; autre caprice dont je profite. Il n'y a pas là de quoi vous fâcher, elle n'a pas l'air de m'aimer autrement que vous avez fait, et je l'imiterai exactement. Ainsi vous me querellez pour une bagatelle; sortons, votre carrosse vous attend, il commence à faire chaud, nous nous reverrons un de ces jours, notre conversation sera plus douce, cet amour exact et sérieux vous sortira de l'esprit, et nous nous aimerons sans tant de façon, comme à l'ordinaire.
Je ne sais point ce que la dame a répondu à ce discours comique où il n'entrait pas beaucoup d'estime pour elle. Mais j'ai cru qu'ils m'apercevaient, et je me suis éloigné, en faisant ma réflexion à mon ordinaire. La voici.
Autrefois, quand un amant cessait d'aimer une maîtresse, c'était un infidèle, mais un infidèle qui la respectait. Aujourd'hui, lorsqu'un homme quitte une femme, ce n'est qu'un vicieux qui la méprise, c'est-à-dire que l'amour, tel qu'il est à présent, fait plus de honte et moins de plaisir. A quoi donc songent les femmes de l'avoir mis dans cet état-là, car c'est leur faute, et non pas la nôtre; c'est d'elles que l'amour reçoit ses moeurs, il devient ce qu'elles le font.
J'ai eu encore bien d'autres idées sur ce chapitre-là; mais midi a sonné, et je me suis rendu vite dans l'endroit où je devais dîner.
J'ai trouvé plusieurs convives chez celui qui nous avait invités: il y a quatre enfants, j'en sais le compte bien exactement, car le père et la mère les ont tous fait passer en revue devant nous; l'un est un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui sort du collège. Je ne lui ai pas entendu prononcer un mot, tant que le père a été avec nous: il n'a parlé que par révérences, à la fin desquelles je voyais qu'il regardait timidement son père, comme pour lui demander si en saluant, il s'était conformé à ses intentions. Le père a disparu pour quelques moments; j'avais bien jugé que sa présence tenait l'âme de ce jeune homme captive, et j'étais bien aise de voir un peu agir cette âme quand elle était libre, quand on la laissait respirer; de sorte que j'ai interrogé ce fils, d'un air d'amitié. Le pauvre enfant, par la volubilité de ses réponses, a semblé me remercier de ce que je lui procurais le plaisir de parler. Il se pressait de jouir de sa langue; je ne sais comment il faisait, mais il avait le secret de répondre à ce que je lui disais, sans qu'il se donnât le temps de m'écouter, car il parlait toujours; il n'y a qu'un homme qu'on a depuis longtemps forcé d'être muet, qui puisse en faire autant. Il commençait un récit, quand le père en toussant s'est fait entendre dans la chambre prochaine; le bruit de sa redoutable poitrine a remis la langue de son fils aux fers. J'ai vu la joie, la confiance et la liberté fuir de son visage; il a changé de physionomie; je ne le reconnaissais plus. Le père est entré, et je riais de tout mon coeur, de ce qu'il ne sait pas qu'il n'a jamais vu le visage de son fils. En vérité, il ne le reconnaîtra pas lui-même, si jamais il le surprend avec la physionomie qu'il avait en me parlant. Oh, je vous demande après cela, s'il y a apparence qu'il soit mieux au fait de son esprit et de son coeur.
Qu'un enfant est mal élevé, quand pour toute éducation il n'apprend qu'à trembler devant son père: dites-moi quels défauts le père pourra corriger dans son fils, si ceux qu'il a apportés en naissant lui sont inconnus et n'osent se montrer, si, pour ainsi dire, effrayés par son extrême sévérité, ils se sont sauvés dans le fond de l'âme, s'il n'a fait de ce fils qu'un esclave qui soupire après la liberté, et qui en usera comme un fou quand il l'aura.
Voulez-vous faire des honnêtes gens de vos enfants? ne soyez que leur père, et non pas leur juge et leur tyran. Et qu'est-ce que c'est qu'être leur père? c'est les persuader que vous les aimez. Cette persuasion-là commence par vous gagner leur coeur: nous aimons toujours ceux dont nous sommes sûrs d'être aimés; et quand vos enfants vous aimeront, quand ils regarderont l'autorité que vous conserverez sur eux, non comme un droit odieux que les lois vous donnent, et dont vous êtes superbement jaloux, mais comme l'effet d'une tendresse inquiète, qui veut leur bien, qui semble les prier de ce qu'elle leur ordonne de faire, qui veut plus obtenir que vaincre, qui souffre de les forcer, bien loin d'y prendre un plaisir mutin, comme il arrive souvent; oh, pour lors vous serez le père de vos enfants; ils vous craindront, non comme un maître dur, mais comme un ami respectable, et par son amour et par l'intérêt qu'il prend à eux. Ce ne sera plus votre autorité qu'ils auront peur de choquer, ce sera votre coeur qu'ils ne voudront pas affliger; et vous verrez alors avec quelle facilité la raison passera dans leur âme, à la faveur de ce sentiment tendre que vous leur aurez inspiré pour vous. Pardon, mon cher, de toutes mes réflexions; j'avais un père qui m'apprit à réfléchir, et qui ne prévoyait pas que je dusse un jour faire un journal et le gâter par là.
Je vis encore deux petits enfants, de sept à huit ans chacun, et qui me parurent de très jolies machines; je les appelle machines, parce qu'on les avait seulement dressés à prononcer quelques paroles comme: je suis votre serviteur, vous me faites bien de l'honneur, etc., ce qui ne me plut guère. Eh, mon Dieu, dussent les enfants ne répondre que des impertinences, laissons-leur avoir des pensées en propre. A quoi leur servent ce qu'ils répètent en perroquets? Ecoutons leur impertinences, et disons-leur après: Ce n'est pas cela qu'il faut dire. Rien ne rend leur esprit plus paresseux que cette provision de petites phrases qu'on leur donne, et à laquelle ils s'attendent.
Nous dînâmes très splendidement, et au sortir de table, on m'emmena à la représentation d'une tragédie. Je me trouvai auprès d'un homme qui la critiquait, pendant qu'il larmoyait en la critiquant: de sorte que son coeur faisait la critique de son esprit. Deux dames spirituelles lui répondaient de la bouche: Vous avez raison, et de leurs yeux pleurants, lui disaient: Vous avez tort. Moi-même, je l'avoue, j'avais quelquefois envie de désapprouver des choses qui me faisaient beaucoup de plaisir. Si c'est un défaut que de plaire ainsi, je vous le laisse à juger; mais pour moi, je crois que notre esprit n'est qu'un mauvais rêveur toutes les fois qu'en pareil cas il n'est de l'avis du coeur.
Dix-septième feuille
12 mai 1723
Le journal de mon Espagnol n'est pas encore fini, mais j'en remets la suite, et je la donnerai une autre fois: j'aime à varier les sujets, et je crois que mes lecteurs approuveront mon goût. Comme j'ai pris l'habitude de changer de matière presque à chaque feuille, quelque jour je pourrai bien demeurer longtemps sur le même sujet, par raison de variété encore, car l'uniformité est chose neuve pour ceux qui n'y sont pas accoutumés. Voici maintenant ce dont il s'agit.
Je me trouvai l'autre jour dans le cabinet d'une dame dont je suis ami depuis plus de cinquante ans; j'ai même été autrefois piqué de belle tendresse pour elle, j'entends que j'ai eu de ces sentiments qui aboutissent à faire dire des choses bien tendres, de cela qu'on appellerait en ce temps-ci élégie ou églogue; enfin, de cet amour qui n'est qu'un soupir perpétuel, et qui vise bien respectueusement à surprendre une belle main, qu'on baise avec un ragoût si ravissant qu'une femme en est toute honteuse, à cause du plaisir qu'elle vous y voit prendre.
Je ne sais de quoi cette dame et moi nous nous étions avisés de traiter l'amour sur ce pied-là; car, dès lors, les sentiments n'étaient plus à la mode, il n'y avait plus d'amants, ce n'était plus que libertins qui tâchaient de faire des libertines. On disait bien encore à une femme: Je vous aime, mais c'était une manière polie de lui dire: Je vous désire. Aussi pour marquer qu'elle vous entendait, une femme se montrait-elle plus ou moins sage, suivant qu'elle se disait plus ou moins sensible. De sorte que quand elle vous aimait tout à fait, pour en faire foi, vous voyez bien à quelle preuve elle en était réduite; elle n'avait plus rien à perdre que son coeur, qu'elle accusait de tout, quoique le plus souvent il ne fût cause de rien, et qui à vrai dire ne valait pas la peine d'être regretté avec de pareilles maîtresses.
Quoi qu'il en soit, ce n'était pas ainsi que nous nous aimions, la dame dont je parle et moi, et je crois que nous y gagnions; car le vice a beau faire avec ses douceurs brutales et rassasiantes, outre qu'il tue l'amour quand il s'y en trouve, c'est qu'il ne lui appartient pas de piquer l'âme, autant que peut la piquer un amour tendre et innocent de part et d'autre. Si l'on savait bien ce que c'est que cet amour-là, quelles sont ses ressources, et le charme des progrès qu'il fait dans le fond de l'âme, combien il la pénètre, et tient sa sensibilité en vigueur, en combien de façons délicieuses il la remue; si l'on savait combien en mille moments, avec cet amour-là, deux amants se trouvent grands, nobles et délicats, combien ils sont glorieux et contents de se trouver tels; si l'on savait avec quelle satisfaction ils souffrent d'être sages... car on s'imagine qu'il n'y a point de plaisir à cela. On se trompe, la vertu dédommage de la peine qu'elle coûte, et de cette vertu on en devient alors tout aussi amoureux que de la personne qu'on aime; on les confond toutes deux, ce n'est plus qu'un; cela ne fait-il pas un objet bien aimable? n'a-t-on pas bien du plaisir à l'aimer, et par-dessus le marché, n'est-ce rien, que l'honneur d'avoir une passion si distinguée et d'en inspirer une pareille? Eh, l'on a de la sagesse à l'envi l'un de l'autre pour se rendre à l'envi plus digne d'être aimé.
Mais moi, avec ma sagesse et ma vertu, je m'amuse ici à des discours gaulois qu'on n'entendra pas, et qui me dérobent mon sujet. Qu'ai-je fait de la dame dont j'ai parlé d'abord? je l'ai laissée, ce me semble, dans son cabinet, et moi avec elle.
Elle fouillait dans un coffre où je vis, sur un cahier de papier, ces mots écrits de sa main: Mémoire de ce que j'ai fait et vu pendant ma vie. Je me jetai sur ce cahier pour le prendre, elle voulut me l'ôter, et comme je résistais, il nous en demeura à chacun la moitié. Sur-le-champ je pris le parti de m'enfuir avec ma part, pendant qu'elle me poursuivait en badinant pour la ravoir; mais je sortis tout en riant aussi, et j'allai chez moi voir ce que c'était, et voici ce que c'est, sans y changer un mot.
Mémoire de ce que j'ai fait et vu pendant ma vie.
J'ai soixante et quatorze ans passés quand j'écris ceci: il y a donc bien longtemps que je vis. Bien longtemps? hélas! je me trompe, à proprement parler je vis seulement dans cet instant-ci qui passe; il en revient un autre qui n'est déjà plus, où j'ai vécu, il est vrai, mais où je ne suis plus, et c'est comme si je n'avais pas été. Ainsi ne pourrais-je pas dire que ma vie ne dure pas, qu'elle commence toujours? ainsi, jeunes et vieux, nous serions tous du même âge. Un enfant naît en ce moment où j'écris, et dans mon sens, toute vieille que je suis, il est déjà aussi ancien que moi: voilà ce qui m'en semble, et sur ce pied-là, qu'est-ce que la vie? un rêve perpétuel, à l'instant près dont on jouit, et qui devient rêve à son tour. Je connais un pauvre homme qui a beaucoup souffert depuis trente ans; je connais un grand seigneur qui a passé tout ce temps-là dans la joie; lequel aimeriez-vous mieux avoir été, ou le pauvre, ou le grand seigneur? Quelque lot que vous choisissiez, vous n'en serez ni mieux ni plus mal. Voilà pourtant à quoi aboutissent le bonheur ou le malheur de cette vie: peines passées, plaisirs passés, tout se confond, tout est égal. Les rois n'ont qu'à profiter de l'instant dont ils jouissent, ils ne sont heureux que cet instant, et de ce court bonheur qu'ils ont, c'est à eux à en bien choisir l'espèce; tout court qu'il est, il a d'éternelles conséquences.
Je suis vieille, ceux qui liront ceci doivent me pardonner les réflexions par où je commence; réfléchir sur ces matières-là est, je crois, un tribut qu'il faut payer une fois en sa vie; il vaudrait mieux le payer quand on est jeune, cela procurerait une vie plus tranquille et plus innocente, et diminuerait beaucoup de la valeur que nous trouvons à je ne sais combien de petites doctrines hardies dont nous nous gâtons les uns les autres, et qui nous paraîtraient bien faibles, si nous n'avions pas un intérêt présent à les trouver fortes, ou si nous n'avions pas le sang trop chaud.
Quoi qu'il en soit, voilà mon exorde; ce qui me reste à dire va m'engager d'abord à des détails plus amusants et me ramènera ensuite aux réflexions les plus sérieuses.
On me maria à dix-huit ans, je dis qu'on me maria, car je n'eus point de part à cela; mon père et ma mère me promirent à mon mari que je ne connaissais pas; mon mari me prit sans me connaître, et nous n'avons point fait d'autre connaissance ensemble que celle de nous trouver mariés, et d'aller notre train sans nous demander ce que nous en pensions, de sorte que j'aurais dit volontiers: Quel est donc cet étranger dont je suis la femme?
Cet étranger, cependant, était un fort honnête homme de trente-cinq à quarante ans, avec qui j'ai vécu comme avec le meilleur ami du monde, car je n'eus jamais pour lui ce qu'on appelle amour, il ne m'en demanda jamais, nous n'y songeâmes ni l'un ni l'autre, et nous nous sommes très tendrement aimés sans cela.
Sept ou huit mois après notre mariage, un aimable homme de notre société s'avisa de prendre du goût pour moi: dès que je m'en aperçus, je le condamnai à soupirer en vain, car j'étais sage; mais nous autres femmes, lorsqu'un homme nous aime, il n'y a pas moyen que nous le congédiions sans retour. La vertu nous dit: il ne faut point avoir d'amant, et là-dessus nous renvoyons celui qui nous vient, mais il ne s'en retourne pas si vite, car notre vanité lui fait signe d'attendre, et il attend, comme fit le mien, que je traitais avec froideur, et que j'agaçais par mille petites bagatelles dont il ne dépendait pas de moi de m'abstenir, parce que j'étais femme, et qu'on ne peut être femme sans être coquette. Il n'y a que dans les romans qu'on en voit d'autres, mais dans la nature c'est chimère, et les véritables sont toutes comme j'étais. Par exemple, lorsque je me sentais dans un jour de beauté, que j'étais avantageusement parée, j'étais bien aise que l'amant dont je parle me vît alors, je l'en rebutais de meilleur courage, parce que je savais bien qu'il n'y avait point de danger à le faire; je l'aurais défié de me quitter, j'étais trop belle pour lors: ainsi je laissais ma sagesse se donner carrière, j'affligeais hardiment mon homme, quand mes agréments pouvaient soutenir tout ce fracas-là, mais j'allais plus doucement quand je me sentais moins forte.
Et qu'on n'aille pas dire que c'est là une grande coquetterie, car c'est la moindre de toutes celles qu'une femme peut avoir, ce n'est encore là qu'une coquetterie machinale; vraiment, quand la réflexion s'en mêle, c'est bien autre chose.
Cependant, l'épouse de cet honnête homme connut, à n'en pouvoir douter, qu'il m'aimait; elle s'en alarma comme de raison, et vint me rendre visite un jour qu'il était avec moi. Ils parurent déconcertés en se voyant. Un moment après il sortit, et j'allais continuer la conversation avec elle, quand elle me dit en souriant: Mon mari vous aime, madame, et vous méritez d'être aimée plus que personne au monde; ainsi, je n'entreprendrai point de le détacher de vous, j'y perdrais mes efforts, il vaut mieux que j'aie recours à vous-même, et que je remette mes intérêts entre vos mains: c'est donc à vous, à votre amitié pour moi, que je recommande mon mari. J'ai de l'attachement pour lui, et il le mérite, au penchant près qu'il sent, et qu'il est bien difficile de ne pas se sentir, pour une femme aussi bien faite que vous l'êtes. Je suis sûre que ce penchant vous est à charge, et il m'afflige; je ne lui ai rien dit encore, j'ai cru que vous le ramèneriez mieux que moi, et qu'il serait plus touché du chagrin qu'il me donne si vous l'y rendiez sensible. Il m'aimait autrefois: disposez donc son coeur à plaindre du moins le mien, l'estime et le respect qu'il a pour vous donneront du poids à ce que vous lui direz en ma faveur; feignez que je suis aimable, et il vous croira, vous l'en persuadez encore mieux que ne feraient mes reproches.
A peine eut-elle achevé de parler que je l'embrassai de tout mon coeur, je me jetai dans ses bras, je crois même que nous pleurâmes; et le moyen à mon égard que je ne me fusse pas attendrie, que je n'eusse pas été remplie de zèle pour les intérêts d'une femme qui venait me dire que j'étais plus aimable qu'elle, et qui demandait quartier à mes charmes? le tour était trop adroit, aussi je n'y résistai pas; je l'embrassai encore, et puis je recommençai; je l'accablai de caresses, je la trouvai adorable, cent fois plus belle que moi; car l'amour-propre, quand il a son compte, est si tendre, si reconnaissant, si modeste! il rend tout ce qu'on lui donne.
Je ne rapporterai point les discours que nous nous tînmes; notre attendrissement rendit la scène assez muette. Je l'assurai qu'elle serait contente, et elle me quitta.
Son mari rentra qu'il n'y avait pas un demi-quart d'heure qu'elle était sortie; la joie était peinte sur son visage. Madame, me dit-il, voilà qui est fini, je ne vous serai plus importun; je viens vous demander pardon de vous l'avoir été: je vous admire, vous êtes la vertu même (et je me serais bien passé de ces éloges-là, ils me déplurent par pressentiment). J'écoutais à la porte de votre chambre lorsque ma femme vous a parlé, ajouta-t-il; je suis charmé d'elle: quelle femme, quel caractère; voyez comme elle m'aime! Elle redemande mon coeur, elle veut le tenir de vous, elle l'aura, madame; vous avez promis d'y faire vos efforts, et je vous obéis. Je ne vous ai pas encore parlé, lui répondis-je assez vivement. Oh, vous avez raison, ajouta-t-il, sans m'entendre; oui, j'avais un grand tort, je le sens tout entier. La pauvre enfant! quelle tendresse! Vous serez contente, vous m'estimerez, car je vais l'aimer plus que jamais.
Là-dessus il partit, ou plutôt il vola, sans me donner le temps de lui répondre un mot. Pour moi, je restai immobile, je me regardai comme une dupe. Si j'avais revu sa femme dans ce moment-là, elle n'aurait pas eu si bon marché de moi; je ne l'aurais pas trouvée si charmante, et je ne lui avais dit qu'elle l'était qu'à condition que je la serais toujours plus qu'elle. Son mari ne tenait pas la condition et cela ne m'accommodait point.
Je fus longtemps étourdie de ce que je venais d'entendre. A la fin, sortant de ma place où il m'avait comme fixée, et souriant de dépit: Voilà une petite femme qui va être bien glorieuse, mais je l'humilierai peut-être, et son mari n'est qu'un étourdi.
En effet, j'arrêtai dans mon esprit que je travaillerais à la rechute de ce mari: je lui destinai quelques regards qui n'étaient guère charitables pour la femme; mais d'autres incidents me firent oublier ce malin projet. Cette femme-là vit encore, et il n'y a pas plus de dix ans que je lui ai pardonné; avant ce temps-là, sa figure m'a toujours déplu; je voyais bien qu'elle était aimable, et avec tout cela je le voyais sans rien croire; un peu de vanité rend ces contradictions-là possibles.
Après cette aventure, je plus à un jeune homme, beau, bien fait, qui, de l'air dont il m'annonça son amour, m'en parla comme d'une faveur qu'il me faisait; mais je trouvai la faveur impertinente, et je l'en remerciai sans en vouloir: autant que je m'en ressouviens, mon remerciement fut plaisant.
Vous m'aimez donc, lui dis-je, à la bonne heure! continuez, mon cher, apportez-moi souvent votre belle figure et ces beaux airs de tête, ils me divertissent déjà, c'est toujours quelque chose. Eh! que sait-on? à force de rire de la bonne opinion que vous en avez, je m'y accoutumerai peut-être, on se fait à tout. Tenez, je gagerais que vous avez pu plaire à quelque femme; continuez, vous dis-je.
Apparemment que l'épreuve que je lui proposais lui parut trop douteuse, car il me quitta. Hélas! s'il avait tenu bon, je n'aurais voulu répondre de rien, il aurait pu réussir. Les femmes l'appelaient le beau garçon; cette réputation-là est bien intéressante pour nous, car nous sommes si folles, ou si disposées à le devenir! Si ce n'avait pas été lui que j'aurais aimé, ç'aurait été le titre qu'on lui donnait; cela revient au même, et mène tout aussi loin.
Après que je l'eus congédié, mon mari eut une affaire de conséquence dont le jugement dépendait d'un homme en place. Mon mari l'allait voir souvent et n'en rapportait pas de grandes espérances. J'allai le voir à mon tour, j'en reçus l'accueil le plus obligeant; il me pria d'entrer dans son cabinet, et là, me fit la réussite de notre affaire d'une difficulté insurmontable: Je ferais pourtant l'impossible, ajouta-t-il, pour obliger une aussi belle dame que vous. Là-dessus il me baisait la main, avec des yeux qui aplanissaient toutes les difficultés, si j'avais voulu aller par le chemin qu'ils m'enseignaient. Monsieur, lui dis-je, d'un air sec et sérieux, notre affaire est perdue, je l'abandonne: un homme aussi zélé que vous l'êtes pour moi n'est plus en état de rendre justice; cependant, j'informerai mon mari des dispositions où je vous laisse, et je suis persuadée qu'il a trop d'honneur pour abuser du mépris que vous feriez du vôtre.
Je vis à ces mots son visage s'allonger de moitié; je lui fis la charité de ne vouloir pas le regarder fixement alors, et je sortis dans une situation d'esprit que je ne puis bien exprimer. Une autre femme que moi, à qui pareille chose serait arrivée, et qui en la racontant voudrait un peu se peindre en beau, dirait qu'elle sortit tout scandalisée, et s'arrêterait là. Mais voici ce qu'elle supprimerait, et ce que j'avoue, c'est que je fus scandalisée aussi, mais en hypocrite, car je n'étais pas fâchée qu'on m'eût donné le scandale; ma colère était sans rancune: au bout du compte une laide aurait été plus respectée.
Dix-huitième feuille
8 juin 1723
J'espère que l'histoire de la dame âgée, dont j'ai parlé dans ma dernière feuille, n'aura pas déplu, et je me persuade qu'on ne sera pas fâché d'en voir la suite: c'est donc cette dame qui continue.
Notre affaire aurait eu sans doute un mauvais succès, si elle était restée entre les mains de cet honnête arbitre que j'avais fait rougir de ses bontés pour moi; mais on la remit au jugement d'un autre, par je ne sais quel accident qui arriva. Cet autre était un vieillard gracieux, qui en son temps avait été grand ami des dames, et qui dans ses vieux jours, ne pouvant plus être aimé d'elles, s'amusait à leur montrer qu'il les aimait toujours et les priait de lui pardonner le peu d'agrément qu'il avait pour elles, en récompense du plaisir qu'elles lui faisaient encore.
On me mena chez cet aimable vieillard, que je trouvai effectivement tel qu'on me l'avait dépeint: c'était un homme qui avait plus d'âge que de vieillesse, voilà comment mes yeux en jugèrent, et la distinction n'est pas si frivole. Il me fit mille politesses, me promit une prompte décision, et remercia joliment le sort qui lui donnait occasion de m'obliger.
Les jeunes gens seraient trop dangereux, si dans leurs procédés ils ressemblaient à ce bon homme. Que deviendrions-nous, si leurs manières étaient aussi charmantes que leur jeunesse? en vérité nous n'aurions pas assez de notre vertu contre eux; mais ils sont impertinents, cela nous dégoûte d'eux; et franchement nous nous sauvons mieux avec ce dégoût-là qu'avec de la vertu; il nous est plus aisé d'être sages, quand nous ne sommes plus tentées d'être folles.
Huit jours après ma visite chez ce vieillard, nous fûmes avertis qu'il avait réglé notre affaire plus favorablement que nous ne l'avions demandé: en effet je crois qu'il nous accorda par galanterie ce que nous aurions eu de la peine à mériter par justice.
Il faut l'avouer, les hommes galants, en pareil cas, quand une jolie femme leur parle, sont sujets à s'exagérer la valeur de ses raisons. C'est un défaut, sans doute, mais je l'aimerais encore mieux que celui de ces hommes austères que j'ai connus, qui afin de n'être point surpris par une femme aimable, commencent par trouver toutes ses raisons mauvaises, pour ne point risquer de les trouver trop bonnes. Ce qui est de vrai, c'est qu'il est bien difficile d'être juste, quand on est si austère, et pour moi je crois qu'on est déjà surpris, quand on craint tant de l'être. Je souhaite que ce que je dis ici engage à quelques réflexions les personnes du caractère dont je parle. Je n'écris l'histoire de ma vie que dans l'espérance qu'elle pourra servir à l'instruction des autres. Revenons à moi.
Je recevais tous les jours tant de preuves que j'étais aimable, et ces preuves-là me faisaient tant de plaisir, que je n'oubliais rien pour en recevoir toujours de nouvelles. Quand je dis que je n'oubliais rien, quelque forte que soit cette expression-là, elle ne signifie rien en comparaison de ce que je veux dire. Mais comment faire? nous avons tant de faiblesses qu'on ne peut exprimer, qui n'ont point encore de nom dans la langue et qui, peut-être, n'en auront jamais; le tout, en conséquence de l'envie que nous avons de plaire à ces hommes dont nous avons gâté le goût, et que nous ne piquons plus, si nous ne donnons à nos agréments naturels un certain assaisonnement dont nous ne saurions nous parer qu'aux dépens de la pudeur, qui devrait être la plus aimable de nos grâces. De sorte qu'aujourd'hui, ce n'est pas assez que d'être née belle ou jolie, cela ne vous sert de rien; et vous avez affaire à des yeux vicieux qui trouvent la beauté insipide, si vous ne l'animez d'un air de corruption qu'on est obligé d'y mettre, qu'il est difficile d'attraper si vous n'avez vous-même les sentiments un peu libertins, et qu'il ne faut pas outrer pourtant; car vous vous déshonoreriez, si vous ne vous arrêtiez pas au point requis. A la vérité, on l'a poussé si loin, qu'il faudrait être bien maladroite, ou bien effrontée, pour le passer.
Pour moi, j'eus d'abord de la peine à me jeter dans cet excès de coquetterie. La mienne était encore timide, mais petit à petit elle s'enhardissait. Un degré d'immodestie que je me permettais le matin m'effrayait. Je le soutenais en femme embarrassée, mais je m'y accoutumais dans la journée; à la fin je riais de moi, comme j'aurais ri d'une provinciale; et le soir n'était pas venu que je méditais pour le lendemain une liberté de plus.
Cependant, il me restait encore de légers scrupules qui me retardaient, quand le hasard me lia avec une demi-douzaine de femmes plus courageuses que moi, et dont le commerce acheva de me défaire de ce peu de retenue poltronne qui me restait. D'ailleurs, mes années commençaient à m'inquiéter; leur course me semblait plus rapide qu'à l'ordinaire. J'étais jeune encore, mais je ne me voyais pas loin de ce terme où la jeunesse d'une femme devient équivoque, où l'on ne sait plus quel âge elle a, et je croyais qu'avec une figure galante, j'en paraîtrais plus longtemps jeune. Mais que de fatigues pour l'avoir, cette figure galante, aussi bien que pour la varier! Comment se coiffera-t-on? quel habit mettra-t-on? quels rubans? de quelle couleur seront-ils? celle-ci est plus douce, celle-là plus vive. Comment se déterminer? un air de douceur est bien touchant, un air de vivacité bien frappant. Où prendre du conseil pour un choix qui va décider pour nous de la gloire de toute une journée? Choisir l'air doux, c'est peut-être manquer son coup; prendre l'air vif, c'est peut-être se rendre les yeux trop rudes. Il s'agit de consulter son miroir, et si jamais l'âme a porté des jugements d'une justesse admirable, si jamais ses attentions sur quelque chose, ses examens, ses discussions furent des prodiges de force, de goût, d'exactitude et de finesse; de ces prodiges si étonnants, n'allez pas l'en croire capable ailleurs que dans une femme qui est à sa toilette; et voyez après combien cette âme est petite de n'être jamais si judicieuse et de n'y regarder jamais de si près que dans une occasion de si peu d'importance.
Je ne dirai rien des habits, ni de l'embarras que j'avais à savoir, quelquefois, si je me parerais beaucoup ou guère. Combien de fois suis-je sortie de chez moi dans un ajustement que je me repentais d'avoir pris! Et quand je voyais venir des hommes, de loin, dans une promenade, avec quelle inquiétude n'attendais-je pas qu'ils me regardassent préférablement à celles avec qui j'étais! En tenant alors ma meilleure amie sous le bras, mon amitié pour elle allait et venait, suivant qu'on était plus ou moins curieux d'elle ou de moi; et ne vous imaginez pas, lorsqu'il passait une belle femme, que je la regardasse, moi; j'avais trop de peur de la trouver belle et qu'elle ne le remarquât.
C'était ainsi que je vivais, quand un homme veuf, qui s'était rendu mon amant, et qui avait une fille de dix-sept à dix-huit ans, rompit le commerce que nous avions ensemble, cette jeune personne et moi, et lui défendit à mon insu de me voir.
Il l'envoya d'abord à la campagne chez une de ses parentes, afin de m'accoutumer d'une façon plus honnête à la perdre de vue; mais elle revint, et depuis son retour je ne la vis pas deux fois en un mois; j'en étais étonnée, et j'attribuais cela à un de ces caprices qui prennent souvent aux femmes. Son père même en levait les épaules avec moi, et traitait son humeur de volage; mais la fille m'aimait, et comme elle obéissait à contrecoeur, elle confia à quelqu'un les véritables raisons de son procédé avec moi. Ce quelqu'un ne put se coucher sans venir en secret me confier cette confidence; et voilà comme nous sommes faites, cela est dans l'ordre; quand nous trouvons occasion de mortifier notre prochain, et que la malignité naturelle qui nous y porte peut se mettre à l'abri d'un air de bienveillance, oh! elle est bien charmée.
J'appris donc pourquoi cette fille ne me voyait plus, et je l'appris au moment que je venais de quitter son père, qui ne m'avait jamais paru plus tendre que ce jour-là.
Je rougis au rapport qu'on me fit, et je ne me ressouviens point d'avoir jamais reçu de leçon d'honneur plus vive; car je me doutai tout d'un coup des motifs qu'avait eu le père quand il avait fait cette défense. Je compris l'affront qui m'en revenait, et je fus honteuse de le mériter; j'étais si outrée que j'allai m'enfermer sur-le-champ pour lui écrire; je ne le ménageai point dans ma lettre, et je la finis en lui défendant à mon tour d'une façon terrible de revenir jamais chez moi.
On me dit que la lecture de ma lettre l'avait fait rire; il y répondit aussitôt, et voici à peu près quelle était sa réponse:
Il est vrai que j'ai défendu à ma fille de vous voir: eh bien, en vérité, cela vaut-il la peine que nous nous brouillions ensemble, ma charmante? En conscience, mon intention a été pardonnable; j'avoue que je ne vous l'ai pas dite, parce que j'ai regardé cela comme un petit arrangement domestique, dont il n'était pas besoin de vous étourdir, ma reine. Ecoutez-moi, sans vous fâcher: je veux marier ma fille, cela est juste; or ma fille, en vous voyant si aimable, voudrait la devenir autant que vous l'êtes; et moi, j'ai cru bonnement qu'il ne lui appartenait pas encore de se donner tant de grâces, et qu'elles pourraient nuire au projet que j'ai formé de lui trouver un époux. Dès qu'elle sera mariée, je vous la rends; êtes-vous contente? Bonsoir, plus de promptitude, ma déesse. J'aurais grande envie d'aller me jeter à vos genoux, pour vous demander pardon d'une faute malheureusement nécessaire; ce sera quand il vous plaira. J'attendrai patiemment, sans murmurer, comme on attend les faveurs des dieux. Entre nous, pourtant, je me veux mal d'être le père d'une petite friponne, qui est cause que vous m'avez tant querellé. Je vous dirai que cette étourdie ne veut plus être qu'en corset, pour ne vous avoir jamais vue autrement. Voyez, je vous prie: c'est bien à elle à faire, ma foi! N'êtes-vous pas de mon sentiment? Je suis, etc.
Je déchirai cette lettre en mille morceaux; mais comme on voit, je l'ai gardée longtemps dans ma mémoire, et sans que je m'en aperçusse trop, ce fut là le premier accident qui tempéra ma coquetterie.
En voici un second qui eut aussi le même effet: je fus un jour témoin de la brusquerie d'un cavalier avec une de mes amies. J'avais remarqué depuis quelque temps qu'ils se voyaient tous deux d'assez bon oeil; je n'ai jamais su le sujet de la querelle où je les surpris, mais ce cavalier perdit avec elle le respect d'une façon si hardi, quoique pourtant peu grossière, il me parut abuser si insolemment des raisons qu'elle pouvait avoir de le ménager, et son ressentiment à elle me parut si timide, je lui vis une colère si humble, si gênée, que la pauvre dame me fit vraiment pitié.
Et en effet une femme ne peut guère essuyer de moment plus dur que celui-là, et moi qui vis cela, si j'avais une fille qui eût de l'esprit, je croirais l'élever mieux en lui faisant voir une pareille chose, qu'en lui montrant mille exemples de vertu: la vertu est belle, à la vérité, mais le vice par de certains côtés a encore plus de laideur qu'elle n'a de charmes. Oui, il ferait plus d'horreur qu'elle ne ferait de plaisir, quoiqu'elle en fasse infiniment; je dis le vice, car la simple galanterie en est un, c'est un désordre dans l'esprit dont le coeur a bientôt sa part; et si ce désordre a des douceurs, il n'y a point de femmes qu'elles tentassent, si elles en connaissaient bien l'amertume.
L'aventure de mon amie me rendit les hommes moins considérables; je devins moins avide de leur plaire. Ma jeunesse continuait à se passer; ce qui m'en restait, je le perdais auprès d'une jeune femme: je le sentais bien, car quoi qu'on dise de notre amour-propre, il nous éclaire à merveille sur nos désavantages, quand ils sont de cette espèce; et s'il nous dupe alors, c'est en nous persuadant que nous pouvons dérober ces désavantages-là aux yeux des autres, comme je croyais y parvenir en folâtrant plus que de coutume pour contrefaire la jeune. Car une de nos folies encore est de penser à certain âge que des airs étourdis nous rajeunissent; hélas! nous n'acquérons par là qu'un défaut de plus, qui est d'être de mauvais singes; on a beau s'évertuer, quelque feu qu'on ait à l'âge où j'étais, en eût-on à soi seule plus que toute la jeunesse d'une ville, jamais ce feu-là ne ressemble au feu qu'on a à vingt ans. Il peut bien être plus fou, mais ne sera jamais si jeune; il y a toujours quelque chose qui le caractérise et qui le différencie; les femmes ne le croient point, et ne le croiront jamais, qu'après avoir, comme moi, donné la comédie.
Dans ce temps-là, la femme de chambre d'une dame avec qui j'étais très étroitement liée la vola en prenant congé d'elle, et lui emporta dans une petite cassette une somme d'argent assez considérable, qui provenait de ses épargnes, et du gain du jeu.
Cette dame n'osa faire éclater ce vol, pour des raisons que je ne savais pas encore toutes entières, mais que j'appris dans la suite; elle vint me prier de parler à cette malheureuse et de l'intimider le plus que je pourrais. J'allai donc trouver cette femme de chambre, qui ne se cachait pas, et à qui je représentai le péril et la honte d'une pareille action.
Madame est une ingrate, me répondit-elle en secouant la tête, et d'un ton ferme; elle avait promis de récompenser mes services mieux qu'elle n'a fait, et ce que je lui ai pris m'était dû; ainsi il n'y a rien à dire. Au reste, je ne la crains point, j'ai dans mes mains une douzaine de lettres que Monsieur lui a écrites, et qui l'empêcheront d'être méchante. À l'égard de la honte de l'action dont vous me parlez, quand il serait vrai que je lui aurais pris plus qu'elle ne me doit, ce qui n'est pas, et ce dont je ne suis pas capable, pardi, je ne suis pas obligée de rougir plus qu'elle. Au bout du compte, chacun a ses défauts; celui de Madame est d'aimer l'amour, et le mien est d'aimer l'argent, surtout quand il m'appartient. Voilà tout ce que j'ai à vous répondre, à vous, madame, que j'honore beaucoup. Cela dit, elle fit une grande révérence, et se retira fièrement. Pour moi, j'allai rejoindre mon amie à qui j'adoucis un peu la réponse de cette créature, mais à qui je conseillai, avec amitié, de laisser là son argent. Elle me quitta confuse, non sans verser quelques larmes, que l'intérêt ne fit pas couler; elles eurent un motif plus raisonnable, je le compris à la manière dont elle se comporta depuis.
Il me reste encore de cette histoire de quoi remplir une feuille, et je continuerai suivant ce que j'entendrai dire.
Dix-neuvième feuille
16 juillet 1723
Il m'a paru que l'histoire de la dame en question n'avait pas déplu, et quoiqu'elle ait déjà fait le sujet de deux feuilles, je crois qu'il ne serait pas à propos de la laisser imparfaite, puisqu'on m'en a fourni la suite qui finit à cette troisième feuille.
Je fis de grandes réflexions sur la perfidie de cette femme de chambre envers sa maîtresse, et en effet, quand on y pense bien, on ne saurait comprendre comment il est possible qu'une femme en certains cas puisse se résoudre à se fier à un domestique. Par quelle étrange disposition d'esprit perd-elle de vue tous les malheurs qu'elle risque? ou si elle les envisage, quel est le tour d'imagination qui lui en ôte l'effroi? Tant de danger et tant de confiance ensemble sont-ils concevables? comment cela s'arrange-t-il dans sa tête? Si une femme alors pouvait pour un moment se séparer de sa passion et la mettre à l'écart, et qu'après elle examinât de sang-froid ce qui lui fait croire que sa confiance était raisonnable, il n'est point d'égarement d'esprit qu'elle jugeât digne d'entrer en comparaison avec le sien, point de sécurité qui lui parût si stupide, si imbécile que la sienne. Mais avec de la passion, ce n'est plus cela: nous ne voyons plus les objets comme ils sont, ils deviennent ce que nous souhaitons qu'ils soient, ils se moulent sur nos désirs. Une femme a besoin du ministère d'un domestique: d'abord elle hésite à s'en servir. Mettra-t-elle entre ses mains l'honneur de son mari, le sien, quelquefois sa vie même? dépendra-t-elle d'une âme vénale, d'un sujet d'autant plus indigne, qu'elle le trouvera disposé à lui prêter son secours? Il y a un péril presque inévitable à s'y fier, mais elle voudrait bien qu'il n'y eût point de péril; et la voilà perdue, c'en est fait, le péril disparaît: l'envie qu'elle a de trouver des sûretés lui en fournit à perte de vue, elle croit les examiner, et ne sait pas que c'est le plaisir qu'elles lui font qui en est le juge.
N'avez-vous jamais vu des enfants qu'on amuse avec des contes de fées? ils croient tout ce qu'on leur dit. Une femme dans l'état où je la mets leur ressemble: c'est positivement un enfant comme eux; ce sont de vrais contes de fées, que les idées dont sa passion l'amuse.
J'ai cru devoir m'arrêter un peu là-dessus: il y a bien des personnes de mon sexe qu'il est encore temps d'avertir, et que l'amour n'a pas jeté encore dans l'enfance dont je parle. Que cet état leur inspire donc une frayeur salutaire: rien n'est plus rapide que le mouvement qui nous y entraîne, et quand nous y sommes, rien de plus misérable, de plus abandonné que notre esprit alors, rien de plus inaccessible à tout secours que sa misère. Et pour comble de malheur, que devient-on quand on cesse d'aimer? car on n'aime pas toujours; hélas! le repentir nous prend où l'amour nous laisse.
Revenons à moi. L'âge enfin me gagnait, il n'était plus question de jeunesse, ni d'aucun artifice pour paraître jeune: mon visage là-dessus n'était plus disciplinable, et il fallait me résoudre à l'abandonner. Malgré cela, un peu de consolation me restait encore; car une femme se retourne comme elle peut dans ces occasions-là. Elle serait inconsolable, si rien ne la soulageait dans son affliction, mais la nature charitable pourvoit à tout. A la place d'un avantage qu'elle nous ôte, sa faveur nous dispense de petites chimères au moyen desquelles nous coulons le temps et prenons patience.
Par exemple, je n'étais plus jeune, mais j'avais de l'embonpoint, beaucoup de santé, et dans mon espèce, je me trouvais très aimable; non pas aimable comme une jeune femme: mais n'y a-t-il pas des charmes de différent caractère? une femme faite, et d'un certain âge, n'a-t-elle pas le siens?
Voilà comme je raisonnais pour le repos de mon âme, et effectivement je durai quelque temps avec le secours de cette idée-là; mais dès lors mes appas étaient déjà si confirmés, j'étais tellement une femme faite que je la fus bientôt trop, et que, toute ressource épuisée, il fallut au bout du compte en venir à la raison et voir au vrai ce que j'étais.
Je le vis donc, et avec moins de chagrin qu'on ne pense; car à travers toutes mes chimères, de temps en temps la vérité avait percé comme un éclair, de sorte que, quand elle parut tout à fait, je la vis comme une chose dont j'avais déjà eu des nouvelles.
Me voilà donc vieille, et reconnue par moi pour telle, et avec ces débris de beauté qui font connaître aux autres qu'on a été belle. Eh bien, puisqu'il faut le dire, ces débris-là me flattaient encore, je m'intéressais à ce qu'on en pensait. Cela est bien fou, j'en conviens; mais aussi c'est l'histoire d'une femme que je rapporte: coquettes quand nous sommes aimables, coquettes quand nous ne le sommes plus; dans le premier cas, nous travaillons à être aimées, dans le second, nous travaillons à montrer que nous avons mérité de l'être; de façon que souvent je faisais encore l'agréable, et quelquefois j'osais espérer que je plairais, ce qui jetait un ridicule dans mes actions, qui m'attira une vigoureuse correction.
Allant un jour rendre visite à une dame, qui la veille avait été avec moi d'une partie de campagne avec d'autres personnes, on me dit qu'elle n'était point chez elle, mais qu'elle allait revenir.
J'entrai dans son cabinet pour l'attendre, et j'y cherchais sur des tablettes un livre pour m'amuser, quand je vis tomber un billet à mes pieds. (Nous sommes curieuses, nous autres): je ramassai le billet, et l'ouvris, me doutant qu'on y traitait d'amour, et je ne me trompais pas; mais ce que je n'aurais pas deviné, c'est qu'il y était traité à mes dépens. L'honnête homme qui écrivait se plaignait à la dame de la gêne où j'avais mis son coeur, en les accompagnant à une promenade particulière qu'ils firent à cette campagne. Et remarquez que cet homme, qui m'en voulait tant, m'avait alors, au sortir du dîner, fait des compliments dont je m'étais, je l'avoue, félicitée comme d'une bonne fortune; et il est vrai qu'en conséquence de ces mêmes compliments, qui m'avaient toute réjouie, je m'étais plu à être avec lui et l'avais perdu de vue le moins qu'il m'avait été possible. Voici à présent quel était son style dans le billet.
Au nom de notre amour, ma chère maîtresse, rompez avec cette vieille Madame de ... C'est une charité que vous me ferez, car je la hais autant que je vous aime. Savez-vous bien pourquoi elle nous suivit hier dans cette allée où nous nous promenâmes? Vous ne le devineriez pas; c'est qu'elle tomba tout subitement amoureuse de moi; et cet amour-là, c'est un mauvais tour que m'a joué une honnêteté que je lui fis. Peste soit de la politesse! Imaginez-vous qu'au sortir du repas, j'eus le malheur de la gracieuser sans réflexion, parce que vous veniez de me serrer la main, et que j'en avais une joie qui attendrissait toutes mes expressions, et qui m'aurait fait gracieuser ma bisaïeule, si elle avait été là. La bonne dame a pris ma distraction pour un hommage, et s'est mise à m'aimer sans autre forme de procès. Ainsi me voilà chargé de son coeur, pour n'avoir su ce que je lui disais. Que ferai-je de cette antiquaille-là? Défaites-m'en, je vous prie; car cette femme-là voudra que je l'aime de gré ou de force; elle le voudra, vous dis-je. Vous ne savez pas ce que c'est que la coquetterie de ces femmes-là. Il n'y a rien de si opiniâtre, et j'ai bien peur, si vous n'y mettez ordre, qu'elle ne vienne relancer son infidèle jusque chez vous. Oh parbleu! épargnez-moi l'embarras de faire le cruel. Faudra-t-il que je lui demande quartier? Tout de bon, mon amour, brouillez-vous avec elle pour m'en délivrer; et si cela ne suffit pas, dites-lui que je médis d'elle, et que je sais son âge. Bonjour, mes belles mains: je vous adore, et j'irai vous le jurer dans un quart d'heure.
Je repliai le billet bien proprement, après l'avoir lu, et m'en allai sur-le-champ digérer mon aventure. Là, après bien des réflexions, bien des projets de vengeance, bien des soupirs, et beaucoup de honte, je conclus... Hélas! je ne conclus rien; je me couchai seulement, triste, vaine et humiliée; mais un mois après, je conclus quelque chose.
Un de nos amis nous avait invité à venir dîner chez lui; mon mari et moi, nous y allâmes au jour marqué. Le portier nous laisse entrer sans nous rien dire: je monte, je rencontre une femme de chambre qui pleure, et passe sans me voir; inquiète de ce que cela signifie, je parviens jusqu'à la chambre de la dame, avec qui j'étais fort liée, et de qui j'étais la confidente, comme elle était la mienne; je la vois par-derrière dans un fauteuil; d'aussi loin que je l'aperçois, je cours à elle pour la surprendre et l'embrasser: je me jette à son col; dans l'instant, j'entends des cris et des sanglots dans un cabinet prochain, et je vois que c'est une femme morte que je tiens embrassée.
Tout mon sang se glaça dans mes veines, et je tombai sur elle évanouie. Le cri que je fis en tombant fit sortir les personnes qui étaient dans le cabinet; c'était son mari et son fils, jeune homme âgé de dix ans. Des prêtres arrivèrent; mon mari entra; on me fit revenir, mon évanouissement fut court: j'ouvris les yeux dans le moment qu'on emportait le corps de mon amie. J'en frémis encore: sa tête penchait, je vis son visage. Juste Ciel! quelle différence de ce qu'il était alors, à ce que je l'avais vu trois jours avant! L'apoplexie, dont elle était morte, en avait confondu, bouleversé les traits. Ah, quelle bouche et quels yeux! Quel mélange de couleurs horribles!
J'ai vu dans ma vie bien des figures que l'imagination du peintre avait tâché de rendre affreuses; mais les traits qui me frappèrent ne peuvent tomber dans l'imagination: la mort seule peut faire un visage comme celui-là; il n'y a point d'homme intrépide que cela ne rappelât sur-le-champ à une triste considération de lui-même. Toutes ces laideurs funestes, on les trouve en soi, elles nous appartiennent. On croit être ce que l'on voit, et l'on frémit intérieurement de se reconnaître.
Mais passons. Il fallut presque me porter jusqu'à mon carrosse, et je me mis au lit dès que je fus arrivée chez moi.
Mille tristes pensées vinrent m'assaillir alors, et pour la première fois je songeai que j'étais destinée à mourir. Hélas! mon amie n'avait pas eu le temps de faire cette réflexion-là. Je savais que, lorsqu'elle mourut, il y avait bien loin des idées qui l'occupaient à l'idée de la mort, et je me demandais ce qu'elle était devenue, par inquiétude pour ce que je pouvais devenir moi-même. Où était-elle alors? ne restait-il rien d'elle que ce corps sans mouvement que j'avais vu emporter? Cette âme subitement enlevée à tant de chimères, quel était son sort? Et moi, je mourrai donc aussi, me disais-je; et j'ai vécu jusqu'ici sans le savoir. Mais qu'est-ce que mourir? Et quelle aventure est-ce que la mort? Qu'elle est terrible, si j'en crois ma religion! A Dieu ne plaise qu'on me soupçonne d'avoir un seul instant de ma vie douté de ce qu'elle nous dit: je rapporte simplement la manière dont se tournaient alors mes pensées. Eh! y a-t-il quelqu'un parmi nous qui puisse douter de la vérité de sa religion? l'esprit pourrait-il s'égarer jusque-là? est-il de perversité de coeur qui puisse entraîner tant de bêtise? Non, je ne l'imagine pas. Et s'il y a même des impies, qu'ils fassent les incrédules là-dessus tant qu'ils voudront; mais qu'ils ne se flattent pas de l'être; car ils se trompent et confondent les choses. Qu'ils s'examinent bien sérieusement. Je ne suis qu'une femme, et je leur assure qu'ils ne trouveront en eux qu'un profond oubli de Dieu, qu'un violent dégoût pour tout ce qui peut les gêner dans leur libertinage, et qu'une malheureuse habitude de vivre à cet égard-là sans réflexion. C'est tout cela qu'ils prennent pour incrédulité; il ne peut pas y en avoir d'autre. Quand on n'aime pas ses devoirs, en sentant qu'ils sont incommodes, on croit voir qu'ils sont inutiles. Voilà la méprise funeste qu'un coeur corrompu fait faire à l'esprit: voilà ce qui fournit aux libertins toute leur philosophie. Mais grâce au Ciel, toute folle et toute dissipée que j'avais été pendant ma vie, Dieu ne m'avait pas abandonné jusque-là. J'avais eu plus de négligence que de haine pour mes devoirs; et quand je pensais que la mort était terrible, si j'en croyais ma religion, c'est que je me reprochais de l'avoir crue, cette religion, comme font une infinité d'honnêtes gens dans le monde, qui n'ont jamais songé à la révoquer en doute, qui frémiraient de le voir faire, mais qui, contents de s'appeler chrétiens, vivent avec ce nom-là, qu'ils professent tout aussi tranquilles que s'ils professaient la chose. Je passai plusieurs jours dans ces réflexions, pendant lesquelles le monde prit à mes yeux une autre face.
Mon mari tomba malade, et mourut quelque temps après, plein d'une amitié pour moi que je devais à son bon coeur plus qu'à mes soins. Je lui demandai mille fois pardon de ne lui avoir pas donné d'assez vifs témoignages de la mienne; je versai un torrent de larmes, il me serra la main et mourut.
Je fus quelques jours ensevelie dans la douleur la plus profonde, et il ne m'avait point laissé d'enfants. Sa nièce, qui était orpheline, me tint lieu de fille, je me chargeai de son éducation et de sa fortune, et je rompis sans retour avec tout ce qu'on appelle plaisirs du monde, et avec toutes les personnes qui les aimaient. Je ne fréquentai plus qu'un certain nombre de femme retirées, qui m'associèrent à leurs fonctions dévotes; mais je me rebutai bientôt de leur commerce: je ne leur entendais parler que de leur directeur, leur vie se passait en scrupules qui demandaient qu'on le revît quand on venait de le quitter, et puis qu'on y retournât après l'avoir revu, et puis qu'on l'envoyât prier de revenir, quand on ne pouvait l'aller chercher. Cela ne me plaisait point, je trouvais beaucoup d'imperfection dans ce besoin éternel qu'on avait de la créature pour aimer le Créateur. Je croyais voir là-dedans que la chair était plus dévote que l'esprit; et il me paraissait enfin que ce violent amour pour Dieu pouvait fort bien ne servir au coeur que de prétexte pour une autre passion.
Un de ces directeurs mourut, et la dame à qui il appartenait en pensa devenir folle. Son pieux désespoir me scandalisa; Dieu, qui lui restait, ne lui suffisait pas pour la consoler! et je quittai tout à fait ces compagnes, qui ne pouvaient s'accommoder de ses volontés, pour me retirer à la campagne, où je fais mon séjour ordinaire, et où mon curé prend soin de ma conscience, sans avoir rien à démêler avec mon coeur.
Vingtième feuille
18 août 1723
J'apprends qu'il a paru dans le public une feuille intitulée Un Spectateur français, où l'on fait une critique d'Iñès, tragédie de M. de la Motte; quelques personnes trompées par le titre auront pu me l'attribuer, et je crois devoir avertir qu'elle n'est point de moi, que je ne sais d'où elle part, et même que je ne l'ai point lue. Ce n'est point parce qu'elle critique l'ouvrage d'un homme illustre, que je prends soin d'avertir qu'on ne s'y méprenne pas et qu'elle ne m'appartient point; il est vrai que j'estime infiniment M. de la Motte, et je serais d'un esprit bien peu sensé, si je n'étais pas dans ce sentiment-là; mais en qualité de Spectateur des hommes, tel que je suis, M. de la Motte avec tout son mérite et sa réputation ne m'effraie point et devient à mes yeux un homme comme un autre, c'est-à-dire un simple sujet d'observation, de même que l'homme dont on ne parle point et qui se perd dans la foule.
Il n'y a ni petit ni grand homme pour le philosophe; il y a seulement des hommes qui ont de grandes qualités mêlées de défauts; d'autres qui ont de grands défauts mêlés de quelques qualités; il y a des hommes ordinaires, autrement dit, médiocres, qui valent bien leur prix, et dont la médiocrité a ses avantages. Car on peut dire en passant que c'est presque toujours aux grands hommes en tout genre que l'on doit les grands maux et les grandes erreurs; s'ils n'abusent pas eux-mêmes de ce qu'ils peuvent faire, du moins sont-ils cause que les autres abusent pour eux de ce qu'ils ont fait.
Mais pour revenir à mon sujet, je n'avertis que la critique d'Iñès n'est point de moi, que parce qu'elle n'en est point. Si elle est bonne, que le véritable auteur en soit loué, je ne veux le bien de personne; si elle est mauvaise, j'ai assez de mes fautes sans me charger de celles d'autrui. En fait de critique ou d'éloge, je suis bien aise que personne n'en fasse pour moi; je m'en tiens au peu que je sais faire, et je veux avoir tort ou raison par mes propres oeuvres.
Je ne ferai plus qu'une attention là-dessus; la critique d'Iñès est intitulée Un Spectateur français; je n'ai rien à dire à l'auteur qui a pris mon titre, mais si j'avais été homme à faire valoir exactement le privilège de mon livre, l'imprimeur de cette critique mise sous mon titre n'aurait pas trouvé son compte avec moi. Passe pour cette fois où je me contente de dire que cette feuille anonyme ne m'appartient point; mais si on y revenait, je prendrais les mesures convenables en pareil cas, et je ne souffrirai plus une confusion de titres, dont le moindre inconvénient serait de me faire ou plus d'honneur, ou plus d'injure que je n'en mérite, et qui avec cela pourrait me charger de l'iniquité de tout homme dangereux et hardi qui voudrait écrire sans être connu, et par là, livrerait mon caractère et l'innocence de mes moeurs à la discrétion de son audace.
Puisqu'il s'agit ici d'Iñès, et qu'il m'a fallu discontinuer la suite des sujets que j'ai coutume de traiter dans mes feuilles, je vais donner la moitié d'une lettre qu'un de mes amis m'écrit de Paris à la campagne où je suis; je l'avais prié de me dire ses sentiments sur cette tragédie, et voici comment il s'explique. Les réflexions qu'il fait dans sa lettre me tiendront lieu d'un Spectateur ordinaire.
Après vous avoir informé de tout ce que vous vouliez savoir, je vais à présent vous satisfaire sur le chapitre d'Iñès; le public a déjà fait son éloge par la grande avidité qu'il a marquée pour la voir, et moi qui vous parle, j'étais de ce public-là, et même de la portion de ce public la plus avide. Ainsi, c'est déjà vous dire en gros ce que je pense de l'ouvrage. Je n'ai pas le temps d'en faire le détail, et je vous en dirai ce que je pourrai, sans ordre, et suivant que les choses me viendront.
Je trouve d'abord qu'il règne un extrême intérêt dans cette tragédie, mais de cet intérêt rare qu'il n'appartient qu'à peu d'auteurs de jeter dans ces sortes d'ouvrages; intérêt qui vient moins des faits, que de la manière de les traiter, intérêt encore plus semé, plus répandu que marqué seulement en quelques endroits.
Dans les tragédies ordinaires, paraît-il une situation intéressante, elle frappe son coup, et voilà qui est fini jusqu'au moment qu'il en revienne une autre.
Ici chaque situation principale est toujours tenue présente à vos yeux, elle ne finit point, elle vous frappe partout, sous des images passagères qui la rappellent sans la répéter; vous la revoyez dans mille autres petites situations momentanées qui naissent du dialogue des personnages, et qui en naissent si naturellement que vous ne les soupçonnez point d'être la cause de l'effet qu'elles produisent; de façon que dans tout ce qui se passe actuellement d'intéressant réside encore, comme à votre insu, tout ce qui s'est passé: de là vient que vous êtes remué d'un intérêt si vif et si soutenu, et qui est d'autant plus infaillible, que, hors les endroits extrêmement marqués, vous ne distinguez plus les instants où il vous gagne, ni les ressorts qui le contiennent.
Et certainement c'est ce qu'on peut regarder comme le trait du plus grand maître; on aurait beau chercher l'art d'en faire autant, il n'y a point d'autre secret pour cela que d'avoir une âme capable de se pénétrer jusqu'à un certain point des sujets qu'elle envisage. C'est cette profonde capacité de sentiment qui met un homme sur la voie de ces idées si convenables, si significatives; c'est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs à nos coeurs; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entraîner avec eux l'image de tout ce qui s'est déjà passé; et pour prêter aux situations qu'on traite ce caractère séduisant qui sauve tout, qui justifie tout, et qui même, exposant des choses qu'on ne croirait pas régulières, les met dans un biais qui nous assujettit toujours à bon compte; parce qu'en effet le biais est dans la nature, quoiqu'il cessât d'y être si on ne savait pas le tourner; car en fait de mouvements, la nature a le pour et le contre, il ne s'agit que de bien ajuster.
Par exemple, le prince, malgré la convention faite avec sa maîtresse de cacher leur amour, à cause du danger qu'il y a de le découvrir, l'avoue pourtant, par une vivacité qui le prend, aussitôt qu'on l'en accuse.
Un génie borné aurait fait son personnage plus discret, il n'aurait pas même imaginé qu'on pût se conduire autrement, et sans jeter les yeux plus loin, il s'en serait tenu au parti qui avait d'abord la mine la plus raisonnable, et qui était que le prince se tût là-dessus; et c'est justement avec cet esprit-là qu'on fait des ouvrages si froids: tous les poèmes dramatiques qui sont médiocres sont pleins de ces régularités glacées. Mais il y a une conduite sensée d'un ordre supérieur, et c'est celle que tient un auteur, qui sait qu'il y a des occurrences où c'est agir judicieusement que de mettre une étourderie apparente à la place d'une action qui se présente d'abord, et qui serait dans l'ordre ordinaire de la raison; qu'enfin il y a des instants où la passion fournit à un homme des vues subites, auxquelles il est impossible qu'il résiste, fussent-elles étourdies, et qui doivent l'emporter sur tout ce qu'il avait auparavant résolu de faire et qu'il avait cru le plus sage; car tout passionné qu'il est, cet homme-là, il compare rapidement ce qu'il sent alors à ce qu'il avait projeté, et peut-être n'a-t-on jamais le sens ni plus droit ni plus vif que dans ces moments-là. La passion est souvent meilleure ménagère de ses intérêts qu'on ne pense, et je croirais que la raison même dans de grands besoins la secourt de tout ce que ses lumières ont de plus sûr; car l'homme est ainsi fait que tout ce qu'il a lui sert, et vient à lui quand il le faut.
Mais je m'écarte, revenons au fils d'Alphonse; en vertu de quoi était convenu avec sa maîtresse de ne pas avouer leur amour? en vertu de ce qu'il croyait que cet amour n'était encore connu de personne, mais il voit que la reine l'a pénétré, cela change la thèse; elle l'en accuse devant son père; n'en eût-elle encore qu'un soupçon, c'est tout de même pour Iñès que si elle en était sûre. Cette amante n'en sera pas moins l'objet de ses fureurs, quoique objet douteux. Il serait donc inutile pour le prince de s'en tenir à la négative; bien plus, il va devenir dangereux de nier, car dans l'état où sont les choses, c'est priver Iñès de la seule défense qui peut lui rester contre la reine, et cette défense, c'est l'aveu franc et hardi que le prince fera de son amour pour elle: on pourra respecter, ou du mois ménager une fille de qualité chérie d'un prince héritier présomptif de la couronne, d'un héros qui fait lui-même les délices de tout un peuple. Ajoutez à cela je ne sais quoi de courageux que sent un homme dont l'âme est haute, qui le dégoûte bientôt de toute prudence craintive, et qui lui dit qu'on n'oserait le braver et le pousser à bout dans une chose à laquelle il a déclaré qu'il s'intéresse.
Voilà donc tout ce que le prince envisage, dans le détroit où il se voit; voilà les idées en conséquence desquelles sa passion inquiète lui fait négliger une convention qu'un auteur ordinaire aurait cru sacrée.
Eh bien, cette hardiesse ne lui réussit pas; le roi n'en menace pas moins Iñès, et quelques personnes voudraient même qu'il la fît soustraire, comme si le prince, qu'il s'agit de gagner, en devait par là devenir plus docile. Mais passons cela; le roi, dis-je, n'en menace pas mois Iñès; il la fait même prisonnière de la reine, dont il ne connaît ni la malice ni la noirceur. Oh! pour lors, le prince se taira, n'ayez pas peur qu'il parle, il croyait servir Iñès en avouant qu'il l'aimait, il s'est trompé; il va croire qu'il l'assassinerait en avouant qu'il est marié avec elle; et voilà bien la passion qui promène toujours nos idées d'une extrémité à l'autre, et quelquefois c'est les mener bien. Ainsi c'en est fait, jamais il ne dira son mariage, et pour tirer Iñès de péril, il n'y sait plus rien que de l'enlever; c'est ce qu'il tente, et qui ne leur réussit pas non plus; il est vrai qu'Iñès lui fait manquer son coup et se refuse à une action violente et rebelle. Et que ne la force-t-il à le suivre? dira-t-on, c'est son épouse; oui, mais une épouse à qui le mystère de leur union a conservé tous les droits d'une amante; elle hait le crime, son époux en fait un qui n'est pas consommé, et cette épouse vertueuse veut lui en sauver l'énormité qu'y joindrait un succès coupable, et se sacrifie elle-même à ce peu d'innocence qu'elle peut encore lui conserver; car pour le prince, il ne court aucun risque; son père sera son juge, et ce père ne se vengera que sur Iñès de la violence de son fils repentant. Que j'aime alors à voir la passion de ce prince, toute fougueuse qu'elle est, connaître pourtant les égards les plus tendres, et n'en relever pas moins de la tendre vertu d'Iñès! Que cela peint bien les sentiments d'un époux qui ne l'est jusqu'ici que sous la figure d'un amant qu'on favorise, qui n'ose être heureux qu'en tremblant, et qui voit encore la pudeur de son épouse s'alarmer du bonheur secret qu'il obtient.
Pendant qu'Iñès lui représente tout ce que son action a de criminel envers son roi, ce roi, dont le prince vient de forcer la garde, arrive et trouve son fils, l'épée à la main: Cherches-tu à m'ôter la vie? lui dit-il, ou quelque chose de semblable. Ces mots désarment le prince, il jette son épée avec une promptitude qui exprime tendrement à son père tout l'abandon qu'il lui fait de sa personne, toute l'horreur qu'il a lui-même de l'idée qu'on lui impute, et toute l'étendue de son innocence à cet égard.
On démêle bien que le père sent toute la force de son geste et du discours qui le suit; il continue pourtant de paraître irrité, et je pense que c'est dans cet endroit-là que le prince outré de se voir toujours plus malheureux, et sa maîtresse toujours plus exposée, retombe dans un transport de passion qui me semble admirable; si l'on ne ménage Iñès, dit-il, il fera tout périr, il tuera tout. En l'entendant parler ainsi, vous croiriez qu'il ne connaît plus personne. Point du tout, il est en lui un caractère généreux qui tient la main à son emportement. Du milieu de ces projets de vengeance et de cette fureur aveugle, il sort machinalement une exception généreuse en faveur de son père qui le maltraite; et en faveur de Constance, à laquelle le spectateur ne songe pas alors, et dont on se rappelle tout d'un coup la douceur et la vertu que l'on voit bien être les seules causes de cette exception que le prince fait pour elle, et pour elle qu'on veut qu'il épouse malgré lui: je ne sais rien de si beau que cela; mais à propos de Constance, de cette princesse rejetée du prince qu'elle aime, et qui ne sert, pour ainsi dire, qu'à mettre le holà partout; qui, de quelque côté qu'on la considère, fait un personnage comme disgracié, d'ailleurs assez uniforme, et qui semble ne devoir pas lui attirer grande attention, avez-vous rien de plus piquant qu'elle dans cette tragédie, perdez-vous un instant ses intérêts de vue? Combien ne vous les recommande-t-elle pas, par le sacrifice qu'elle en fait elle-même, par la douleur qu'il lui en coûte en les négligeant, par la contrainte où elle tient cette douleur, afin que son injure en frappe moins la reine et le roi même; par la sensibilité qu'elle éprouve aux malheurs du prince et de sa maîtresse, par ce secours affectueux qu'elle leur prête sans qu'ils le sachent et qu'elle leur offre ensuite, et tout cela sans faste, sans insinuer aucune de ces ostentations romaines, qui gâtent ce qu'on fait de généreux en le vantant, et qui humilient ceux qu'on oblige? Oui, je l'avoue, Constance m'a charmé, c'est un caractère absolument neuf, on oublie de l'admirer à force de l'aimer. Sa douceur et sa simplicité nous dérobent ce qu'il a de grand, je n'y sens rien de cette vertu affectée au théâtre, et avec laquelle peut-être serait-on insupportable dans le monde; Constance est comme une personne qui vivrait parmi nous, qui vaudrait mieux que nous tous, et dont nous sentirions avec plaisir la supériorité, sans la réfléchir avec l'étonnement qu'elle mériterait.
Avez-vous remarqué ce que vaut l'aveu qu'elle fait au roi de l'amour qu'elle a pour son fils? Que les sentiments d'un coeur qui se choisit un pareil confident sont respectables; que ce choix est bien garant d'une âme dont les faiblesses mêmes n'enfanteront que des actions vertueuses! Pour la reine sa mère, je ne l'aime point; mon sentiment est que M. de la Motte s'est trompé dans ce caractère: cette femme-là déplaît moins parce qu'elle est méchante que par sa manière de l'être. Une reine comme elle doit être plus décemment sensible à ces affronts, et laisser aux femmes du commun cet éclat humiliant qu'elles font des leurs. Je voudrais donc qu'elle dissimulât sans en valoir mieux, que ses emportements n'apprissent pas que c'est elle qui a empoisonné Iñès, et qu'elle ne fût soupçonnée de ce coup qu'à cause de l'intérêt qu'elle aurait eu à le faire.
Après cela je conviens que sa méchanceté va au profit des autres personnages: le malheur d'Iñès en est plus touchant, la vertu de Constance plus sensible le roi moins libre de se dissimuler les torts de son fils, et plus obligé de le punir quand ils le rendent criminel. La passion du prince en est plus exercée, son silence obstiné sur son mariage en et plus raisonnable, car il y a apparence que, soit qu'il meure ou qu'il vive, l'aveu qu'il en ferait perdrait Iñès, à qui l'on ne peut jusques ici rien reprocher, sinon qu'il l'aime; enfin cette méchanceté nous amène ce bel endroit, où le roi, après condamné son fils par une rigueur qui n'est point dans nos moeurs, à la vérité, mais que la loi bien exactement observée ne désavouerait point, où le roi, dis-je, parlant à la reine, qui a poursuivi la mort du prince, lui dit: Eh, pourquoi jugiez-vous sa mort si nécessaire? en ajoutant après: Je vois bien que mon fils n'a plus de mère.
Cet endroit-là me fera encore remarquer une chose, c'est cette connaissance intime et réciproque qu'au milieu de leurs divisions le père et le fils, dans toute la pièce, ont de l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre; jamais ils ne s'aiment plus, ils ne se le font jamais plus entendre que dans leurs action qui le démontrent le moins, et pour surcroît de peine, il faut qu'ils gênent leurs sentiments, l'un dans la crainte que son père ne s'en serve pour le gagner, l'autre dans la crainte que son fils n'arrache à la nature une grâce que la justice lui refuse.
Voilà de grandes sources d'intérêt, mais c'est bien dommage que le prince aille mourir.
Aussi le conseil que le roi tient pour le juger me blesse-t-il en partie; sa tournure ingénieuse ne me console pas de l'arrêt qu'on y prononce. Le juge qui absout le prince, tout son rival qu'il est, je l'estime d'abord; mais quand l'autre le condamne politiquement, après avoir cité les obligations qu'il a à ce prince, oh! je suis son serviteur, sa justice s'explique d'une façon trop bizarre, le parallèle que j'en fais avec les obligations qu'il cite me la rend odieuse, toute louable qu'elle est dans le fond. Outre cela, je m'aperçois tout d'un coup qu'on a voulu contraster trop spirituellement les avis de ces deux juges; l'auteur est trop là-dedans, lui qui ne paraît nulle part que là, et je sens malgré moi que cela ne s'accorde pas avec l'intérêt sérieux et de bonne foi qui m'occupe; peut-être ai-je tort de penser comme cela, mais il est comme impossible de ne pas tomber dans ce tort-là, et par là mon est celui de l'auteur.
Je ne sais pourquoi je n'ai presque rien dit du personnage d'Iñès qui contribue de tout son rôle au plaisir que donne cette tragédie, et dont les discours, dans le dernier acte surtout, emportent le coeur. Adieu, mon ami, le papier me manque. Vale.
Vingt et unième feuille
5 octobre 1723
Un inconnu m'envoya, il y a quelques jours, un paquet que mon valet reçut pendant mon absence; j'y ai trouvé un manuscrit contenant la vie de ce même inconnu, avec une lettre qu'il est inutile de rapporter tout entière, et dont je ne donnerai ici qu'une partie: la voici.
Monsieur,
Puisque vous vous appliquez à connaître les hommes, n'y en eût-il qu'un seul entre cent mille qui dût profiter de vos recherches, votre étude ne dût-elle avancer que vous dans la sagesse, ne contribuât-elle qu'à perfectionner votre raison, le peu de progrès que j'ai fait moi-même dans cette étude me persuade que je dois, si je puis, aider au progrès que vous y pouvez faire. Le secours que j'ai à vous donner, c'est l'histoire de ma vie; si vous ne trouvez pas à propos de la produire telle qu'elle est, du moins y puiserez-vous des réflexions qui vous seraient peut-être échappées. Dans tout le cours de mes aventures, j'ai été mon propre spectateur, comme le spectateur des autres; je me suis connu autant qu'il est possible de se connaître; ainsi, c'est du moins un homme que j'ai développé, et quand j'ai comparé cet homme aux autres, ou les autres à lui, j'ai cru voir que nous nous ressemblions presque tous; que nous avions tous à peu près le même volume de méchanceté, de faiblesse, et de ridicule; qu'à la vérité nous n'étions pas tous aussi fréquemment les uns que les autres faibles, ridicules, et méchants; mais qu'il y avait pour chacun de nous des positions où nous serions tout ce que je dis là, si nous ne nous empêchions pas de l'être.
Quoi qu'il en soit, Monsieur, disposez comme il vous plaira de ce que je vous envoie, et continuez votre travail: de tous les usages qu'on peut faire de son esprit, le plus louable, et peut-être le seul utile, c'est celui que vous faites du vôtre. Laissez à certains savants, je veux dire aux faiseurs de systèmes, à ceux que le vulgaire appelle philosophes, laissez-leur entasser méthodiquement visions su visions en raisonnant sur la nature des deux substances, ou sur choses pareilles. À quoi servent leurs méditations là-dessus, qu'à multiplier le preuves que nous avons déjà de notre ignorance invincible? Nous ne sommes pas dans ce monde en situation de devenir savants; nous ne sommes encore que l'objet, ou plutôt le sujet, de cette science que nous voudrions avoir. Jusque-là soumettons notre orgueil, sa curiosité ne trouverait pas ici son compte, tout en nous est disposé pour la confondre; l'envie que nous avons de nous connaître n'est sans doute qu'un avertissement que nous nous connaîtrons un jour et que nous n'avons rien à faire ici qu'à tâcher de nous rendre avantageux ce développement futur des mystères de notre existence; l'impossibilité de les comprendre ne les détruit point, n'en empêche pas les conséquences: de la manière dont nous les ignorons, il nous est aussi peu possible de les nier que de les comprendre; et ne pouvoir les nier, c'est en connaître ce qu'il nous faut pour en craindre le noeud, et pour prendre garde à nous. Voilà où nous en sommes; ne nous révoltons point contre cette admirable économie de lumière et d'obscurité que la sagesse de Dieu observe en nous à cet égard-là; en un mot ne cherchons point à nous comprendre; ce n'est pas là notre tâche; interrogeons les hommes, ils nous apprendront quelle elle doit être.
Qu'exigent-ils de moi? qu'est-ce que j'exige d'eux? quelle est la fonction dont ils ont le plus de besoin que je m'acquitte avec eux? quelle est celle dont j'ai le plus de besoin qu'ils s'acquittent avec moi? c'est cela qui doit décider, ce me semble. Soyez bon et vertueux avec moi, me dit tout homme quelconque. Soyez de même à mon égard, dis-je à tout homme à mon tour; toutes nos voix ne forment là-dessus qu'un écho; et de la science dont je parlais tout à l'heure, pas un mot.
Laissons là donc cette science que personne ne me demande, que je ne demande à personne, et que toutes nos lumières nous refusent; faisons l'ouvrage qui nous est indiqué, soyons bons et vertueux; on apprend si aisément à le devenir. Ce que je voudrais raisonnablement qu'un autre fît pour moi, ne le fît-il point, m'enseigne ce que je dois faire pour lui; voilà toute la science dont il s'agit, et l'unique qui soit nécessaire, qui est à la portée de tous les hommes, qui n'exige presque aucun frais d'étude. Il est vrai qu'elle est d'une pratique difficile; mais pourquoi presque toutes nos lumières n'aboutissent-elles qu'à nous en donner des leçons, si nous ne sommes pas nés pour la pratiquer? Nous regorgeons là-dessus, si j'ose le dire, d'instructions intérieures et pressantes: car enfin, que l'homme sans honneur et sans religion me réponde, si pourtant il est vrai qu'il y ait de ces gens-là.
Quand je dis à l'homme à qui j'ai affaire: Traitez-moi avec justice! écoutez la voix de votre conscience! que pensé-je en lui disant cela? Je regarde cette conscience, à qui je veux le rendre attentif, ou comme la règle sacrée de ses actions, ou comme un guide imposteur qui va, s'il le suit, l'égarer à mon avantage et n'en faire qu'un imbécile. Si elle est la règle de ses actions, ma conscience est donc aussi la règle des miennes; si c'est un guide imposteur qu'il n'appartient qu'aux imbéciles de suivre, il n'y aura donc d'homme sage que celui qui expliquera toutes ses idées de justice à contresens. Eh! où en sommes-nous si la véritable sagesse n'est qu'un esprit de brigandage?
Toutes nos lois ne sont donc établies que pour faire des dupes; on punit donc un sage quand on punit un fripon; le plus criminel est donc le plus raisonnable, et l'homme vertueux n'est qu'un sot, qu'une misérable dupe de sa raison, dont il devrait rebuter les inspirations, et auxquelles il devrait substituer des idées meurtrières et subtiles, qui lui apprendraient qu'il faut être un coquin pour remplir sa véritable charge dans ce monde.
Quelle étrange sagesse que celle qu'on ne peut avoir qu'en prenant le contre-pied de toutes ses lumières naturelles, qu'en se disant à soi-même: Cet esprit de justice que je trouve en moi, que je trouve dans un autre, qui fait ma sûreté et la sienne, cet esprit-là n'est qu'illusion! Quelle étrange sagesse, encore une fois, que celle qui apprend à détruire l'ordre qui nous conserve, que celle qu'on ne peut souffrir dans les autres, que les autres ne peuvent souffrir en nous, que celle dont on est obligé de poursuivre, de déshonorer, d'étouffer les sectateurs!
Il est vrai que nous naissons tous méchants, mais cette méchanceté, nous ne l'apportons que comme un monstre qu'il nous faut combattre; nous la connaissons pour monstre dès que nous nous assemblons, nous ne faisons pas plus tôt société que nous sommes frappés de la nécessité qu'il y a d'observer un certain ordre qui nous mette à l'abri des effets de nos mauvaises dispositions; et la raison, qui nous montre cette nécessité, est le correctif de notre iniquité même.
Cet ordre donc, une fois prouvé nécessaire pour la conservation générale, devient (à ne parler même qu'humainement) un devoir indispensable pour chacun de nous qui frémissons d'horreur à la vue de ce qu'il arriverait, si cet ordre n'y était pas.
Il faut que mon prochain soit vertueux avec moi, parce qu'il sait qu'il ferait mal s'il ne l'était pas; il faut que je le sois avec lui, parce que je sais la même chose.
Malheur à qui rompt ce contrat de justice dont votre raison et la mienne et celle de tout le monde se lient, pour ainsi dire, ensemble, ou plutôt sont déjà liées, dès que nous nous voyons, en quelque endroit que nous nous voyions, et sans qu'il soit besoin de nous parler. Contrat qui m'oblige même avec l'homme qui ne l'observe pas à mon égard, parce que ce n'est pas une loi conditionnelle et particulière faite avec lui; loi qui serait inutile, impuissante, et malgré laquelle notre corruption reprendrait bientôt son empire féroce. Non, c'est une loi de nécessité absolue, passée pour jamais avec l'humanité, avec tous les hommes ensemble, et par tous les hommes en général, qui l'ont tous ratifiée, et qui la ratifieront toujours.
Malheur donc à qui n'observe pas autant qu'il est en son pouvoir cette loi de bon sens universelle, devenue juste par la nécessité qu'il y a de la suivre, et dont celui de qui je tiens mes lumières me reprochera le violement devenu criminel, parce que ma raison le condamne, parce que je sais que mon bien et ma vie, et tout ce que je possède, sont autant de bienfaits que me dispense l'observation générale de cette loi, et qui me seraient arrachés si tout le monde était aussi méchant que je le suis.
Que les coutumes, que les usages particuliers des hommes soient défectueux, cela se peut bien; aussi ces usages sont-ils de la pure invention des hommes, aussi ces coutumes sont-elles aussi variées qu'il y a de nations diverses. Mais cette loi qui nous prescrit d'être juste et vertueux est partout la même: les hommes ne l'ont pas inventée, ils n'ont fait que convenir qu'il fallait la suivre telle que la raison ou Dieu même la leur présentait et leur présente toujours d'une manière uniforme. Il n'a pas été nécessaire que les hommes aient dit: Voilà comment il faut être juste et vertueux; ils ont dit seulement: Soyons justes et vertueux, et en voilà assez; cela s'entend partout, cela n'a besoin d'explication dans aucun pays; en quelque endroit que j'aille, je trouve dans la conscience de tous les hommes une uniformité de science sur ce chapitre-là qui convient à tout le monde. Si j'ai des besoins ou des intérêts qui me soient personnels et particuliers, je n'ai qu'à les dire et l'on sait tout d'un coup ce qu'il me faut.
Mais c'est assez parler de justice et de vertu; j'en reviens, monsieur, à vous encourager à poursuivre un travail qui ne tend qu'à faire ressouvenir les hommes de leurs véritables devoirs, etc.
Je supprime ici de la lettre de l'inconnu plus que je n'en donne, mais ce qu'il en reste nous mènerait trop loin.
J'ai lu d'un bout à l'autre ses aventures, et je les ai trouvé si instructives, et en même temps si intéressantes que j'ai résolu de les donner, quelque longues qu'elles soient; elles emploieront bien dix-huit à vingt de mes feuilles, et je les regarde comme des leçons de morale d'autant plus insinuantes qu'elles auront l'air moins dogmatique, et qu'elles glisseront le précepte à la faveur du plaisir qu'on aura, je crois, à les lire. Cependant, je pourrai de temps en temps en suspendre la suite pour une quinzaine, et traiter alternativement quelques-uns de mes sujets ordinaires. Voici maintenant par où commencent ces aventures.
Je suis né dans les Gaules d'une famille assez médiocre, et de parents, qui, pour tout héritage, ne me laissèrent que des exemples de vertu à suivre. Mon père, par sa conduite, était parvenu à des emplois qu'il exerça avec beaucoup d'honneur et qui avaient déjà rendu sa fortune assez brillante, quand une longue maladie, qui le rendit très infirme, l'obligea de les quitter dans un âge peu avancé.
A peine s'en fut-il défait, qu'une banqueroute subite lui enleva les deux tiers de ce qu'il avait acquis: il ne lui resta pour toute ressource qu'un bien de campagne d'un très médiocre revenu, où il alla vivre, ou plutôt languir, avec sa petite famille composée de ma mère, de ma soeur, qui avait dix-sept ans, et de moi qui en avait près de seize, et qui sortait de mes classes.
Ma mère, qui avait une extrême tendresse pour ses enfants, et qui les voyait pauvres, soutint d'abord notre malheur avec moins de force que mon père. Toute vertueuse qu'elle était, son esprit parut entièrement succomber sous le coup qui venait de nous frapper. Dès qu'elle fut à la campagne, la dure économie qu'il fallut y garder pour y vivre, le retranchement total de mille petites délicatesses qu'elle nous avait laissé prendre, et dont elle nous voyait privés, le chagrin de voir ses chers enfants devenus ses domestiques et changés, pour ainsi dire, en valets de campagne; enfin je ne sais quelle tristesse muette et honteuse qu'elle voyait en nous, que la misère peint sur le visage des honnêtes gens qu'elle humilie, et qui fait plus de peine à voir aux personnes qui ont du sentiment que la douleur la plus déclarée; tout cela jetait ma mère dans une affliction dont elle n'était pas la maîtresse. Elle ne pouvait nous regarder sans pleurer; mon père qui l'aimait, et à qui nous étions chers, s'enfuyait quelquefois à ses pleurs, et quelquefois ne pouvait à son tour s'empêcher de joindre ses larmes aux siennes.
Un jour que je revenais sur le soir de cueillir un peu de fruit que nous avions dans un petit verger, je surpris mon père et ma mère qui se parlaient auprès de notre maison, et je les écoutai à la faveur d'une haie qui me couvrait. J'entendis que ma mère soupirait, et que mon père s'efforçait de calmer sa douleur.
Dans les premiers jours de notre infortune, lui disait-il, je n'ai point condamné l'excès de votre affliction. Vous vous y êtes abandonnée, je ne vous ai rien dit, il n'est pas étonnant que la raison plie d'abord sous de certains revers: les mouvements naturels doivent avoir leurs cours. Mais on se retrouve après cela: on revient à soi-même, on s'apaise, et vous ne vous apaisez point. J'ai dévoré mes chagrins autant que j'ai pu, de peur d'augmenter les vôtres. Pour vous, vous ne me ménagez point; vous m'accablez; vous me faites mourir, et vous ne vous en souciez pas. J'aime nos enfants autant que vous les aimez; j'ai été aussi sensible que vous au malheur qui leur ôte ce que j'espérais leur laisser. D'ailleurs je suis infirme; suivant toute apparence vous me survivrez, et vous resterez à plaindre, et vous aurez de la peine à vivre. Que croyez-vous qu'il se passe dans mon coeur, quand j'envisage ce que je vous dis là? Depuis trente ans que je vis avec vous dans une si grande union, n'ai-je pas appris à m'intéresser à ce qui vous regarde? N'avez-vous pas eu le temps de me devenir chère? Mes chagrins tels qu'ils sont ne me suffisent-ils pas? Voulez-vous toujours en redoubler l'amertume? Mes forces diminuent tous les jours, la fin de ma vie n'est que trop persécutée, ne contribuez point à la rendre plus triste! Vous avez toujours eu de la religion. J'espérais que vous me consoleriez, que nous nous consolerions l'un et l'autre; mais tout me manque à la fois: Dieu veut apparemment que je meure environné de trouble et de désolation. Il m'a ôté mes biens et ma santé, et vous m'ôtez la satisfaction de vous voir soumise à sa volonté. C'était là le seul bien qui pouvait me rester, la seul paix que mon coeur pouvait encore goûter! votre vertu me la promettait; mais tout m'est refusé: il faut que l'affliction me suive jusqu'au tombeau, et que Dieu m'éprouve jusqu'au dernier moment de ma vie.
Je n'entendis après ces mots qu'un mélange confus de soupirs qui me glacèrent le coeur; ensuite ils recommencèrent à se parler, mais très bas et comme en se promenant, ce qui me fit perdre ce qu'ils disaient. J'allais donc me retirer quand mon père, haussant un peu plus la voix, m'arrêta.
Ne vous embarrassez point de nos enfants, dit-il, mon fils a des sentiments d'honneur, et sa soeur est née vertueuse; ne songeons qu'à cultiver ces heureuses dispositions: depuis le malheur qui nous est arrivé, j'ai découvert en eux un caractère qui me charme. Ils vous ont vu pleurer du peu de fortune que nous leur laisserons; ils m'en ont vu affligé moi-même. Vos pleurs et mes chagrins ne sont pas demeurés sans reconnaissance; leur coeur y a répondu, et notre affliction pour eux a réchauffé leur tendresse pour nous: je l'ai remarqué dans mille petites choses; et je vous avoue que cela me donne une grande idée d'eux. Mettons à profit cet attendrissement où notre amour les a mis pour nous. Voici l'instant de leur donner des leçons; jamais leur coeur n'y sera plus docile. Ils sont infortunés et attendris: il n'y a point de situation plus amie de la vertu que celle où ils se trouvent.
Vingt-deuxième feuille
8 novembre 1723
Voici la suite des aventures de l'inconnu, et dorénavant je les continuerai sans préambule.
Mon père et ma mère, après s'être encore entretenus quelque temps, rentrèrent dans la maison; je m'y retirais moi-même quand je rencontrai ma soeur qui venait d'un autre côté; comme elle me vit fort triste, elle me demanda ce que j'avais: Hélas, ma soeur, lui répondis-je la larme à l'oeil, si vous saviez la conversation que je viens d'entendre entre mon père et ma mère sur notre chapitre, vous seriez aussi affligée que moi; je n'étais pas loin d'eux, ils ne me voyaient pas: ma mère est toujours au désespoir de nous voir ruinés; elle nous aime trop, nous serons la cause de sa mort; mon père n'oublie rien pour la consoler, et je sens bien qu'il aurait besoin de consolation lui-même; vous savez qu'il n'a point de santé, ma mère depuis quelque temps est toujours malade, nous les perdrons peut-être tous deux, ma soeur, ils ne peuvent pas y résister, et où en serons-nous après? que ferions-nous au monde s'ils n'y étaient plus? de quel côté tourner? qui est-ce qui nous aimera autant qu'ils nous aiment? est-ce que nous pourrions vivre sans les voir, nous qui n'avons plus qu'eux, nous qui n'aimons qu'eux? Aussi, ma soeur, je vous l'avoue, j'aimerais mieux mourir, que de nous voir abandonnés comme nous le serions.
Nous n'y sommes pas encore, me répondit-elle avec amitié (car nous étions très tendrement unis); ne vous mettez point des choses si funestes dans l'esprit, surtout mon frère n'allez point pleurer devant eux, prenez-y garde, vous les chagrineriez encore davantage. Tâchons au contraire de leur paraître gais, peut-être que cela diminuera l'affliction où ils sont. Puisqu'ils nous aiment tant, ils méritent bien que nous fassions pour eux tout ce que nous pourrons.
Mon père, qui au bruit que nous faisions s'était arrêté sur le pas de la porte, s'approcha doucement dans l'obscurité et entendit aisément tout ce que nous disions; son coeur n'y put tenir, il vint à nous, pénétré de tendresse: Ah, mes enfants, que vous êtes aimables, nous dit-il en nous serrant entre ses bras, et que vous méritez bien vous-mêmes toute l'inquiétude que vous m'avez donnée jusqu'ici! Venez, suivez-moi, ajouta-t-il en nous prenant par la main; allons dire à votre mère ce que je sais de vous, venez lui payer ses larmes. Je la connais: quel bonheur pour elle! quelle récompense de sa douleur! quelle mère eut jamais plus de grâce à rendre au ciel!
Mon père continuait toujours à nous parler quand il entra avec nous dans une salle où était ma mère qui lisait. Quittez votre lecture, lui dit-il, je viens vous apprendre qu'il n'y a plus d'affliction ni pour vous ni pour moi. Embrassez vos enfants, jamais père ni mère n'en ont eu de plus dignes de leur tendresse; ne les plaignez plus, réjouissez-vous; nous nous trompions, nous avions du chagrin pour eux, et il ne leur est point arrivé de vrai malheur. Rien ne leur manque, ma chère femme, ils ont de la vertu, je viens d'en être convaincu, je les écoutais sans qu'ils le sussent. Votre fille disait tout à l'heure à son frère, qui pleurait, que puisque nous les aimions tant, nous méritions bien qu'ils s'efforçassent d'adoucir nos inquiétudes. Que dites-vous de ces sentiments-là? Y a-t-il des richesses qui les vaillent? Nos enfants resteront-ils si malheureux? Serez-vous encore affligée? Le pourrez-vous? N'obtiendront-ils rien? Pour moi, je me suis déjà acquitté envers eux, mon coeur est en paix, je suis content et j'ose leur répondre que vous le serez aussi; car pour de tristesse, il n'en est plus question, je crois que ni vous ni moi n'en saurions plus avoir après cela. Mais ce n'est pas assez que de cesser d'être tristes, cela vaut davantage, nous devons nous croire heureux, nous devons l'être, comme nous le sommes effectivement d'avoir des enfants qui ont le coeur si bon.
Ma mère à ce discours versa encore des larmes, mais ce fut des larmes de joie: Oui, s'écria-t-elle, en nous caressant de caresses auxquelles mon père joignait encore les siennes; oui, mon mari, vous avez eu raison de répondre pour moi, je suis contente.
Je ne savais où j'étais, pendant que ma mère nous parlait ainsi; le ravissement où je la voyais, ses caresses, celles de mon père, avaient mis mon coeur dans une situation qu'on ne peut exprimer, je me rappelle seulement que dans tout le cours de ma vie je n'ai jamais senti de mouvements dont mon âme ait été aussi tendrement pénétrée qu'elle le fut dans ce moment.
De ce jour-là finit notre tristesse commune; nous passâmes six mois dans toute la paix et toute la gaieté que peut donner un état où l'on ne désire plus rien. Je me promenais souvent avec mon père, et de tout ce qui s'offrait à nos yeux, il en prenait occasion de m'instruire; je ne sais comment il faisait en m'instruisant, mais je regardais nos entretiens comme des heures de récréation pour moi; je craignais de les voir finir; il avait l'art de les rendre intéressants, j'aimais à sentir ce qu'il disait. Ma jeunesse et ma vivacité, qui pouvaient me dégoûter de ce qui était sérieux et raisonnable, comme pour l'ordinaire elles en dégoûtent les jeunes gens, ne contribuaient avec lui qu'à me rendre plus attentif à tous ses discours; j'en valais mieux entre ses mains d'être jeune et vif, parce que je n'en avais que plus d'ardeur pour le plaisir, et que ce plaisir, il avait su faire en sorte que je le misse à m'entretenir avec lui.
Un jour que nous nous promenions comme de coutume, nous vîmes passer un seigneur extrêmement âgé, qui se promenait comme nous assez près de son château; il avait l'air triste, abattu et rêvait profondément: D'où vient donc que ce seigneur est ici, dis-je en le voyant, il me semble ne l'avoir jamais vu à la campagne? C'est qu'il a eu ordre de se retirer de la cour, me dit mon père. Eh, pourquoi cela? répartis-je. Oh, pourquoi? me dit-il, pour n'avoir pas eu l'adresse de se maintenir dans sa faveur, pour n'avoir pas eu une intrigue supérieure à celle de ses ennemis, pour n'avoir pas perdu lui-même ceux qui l'ont perdu, car ordinairement voilà les crimes de ces fameux disgraciés. Mais mon père, vous m'étonnez, lui dis-je, les moyens de se maintenir dans sa faveur me paraissent bien étranges; c'est donc un coupe-gorge que la cour des princes; eh, comment d'honnêtes gens peuvent-ils s'accommoder de cette faveur? Je n'en sais rien, reprit-il, tout ce que je puis dire, c'est que les ambitieux s'en accommodent. Sur ce pied-là, répondis-je, quand on dit d'un homme qu'il est ambitieux, on en dit bien du mal. Mais ne pourrait-on pas s'exempter de la nécessité de nuire aux autres? il n'y aurait qu'à ne se point faire d'ennemis. Cela ne servirait de rien, dit mon père; car dans ce pays-là les ennemis se font d'eux-mêmes. Avez-vous du crédit? êtes-vous en place? vous voilà brouillé sans rémission avec je ne sais combien de gens à qui pourtant vous rendez service. Eh! m'écriai-je, quel mal peut-on vouloir à un homme qui oblige? On lui veut mal de ce qu'il est en état d'obliger, reprit-il, de ce qu'on a besoin d'être son ami, au lieu qu'on voudrait que ce fût lui qui eût besoin d'être le nôtre. Eh, de quelle manière faut-il donc se comporter avec des gens si méchants? lui dis-je. Hélas, mon fils, me répondit-il, il faut être méchant soi-même; encore est-il bien difficile de l'être avec succès, car il s'agit d'avoir une méchanceté habile qui perde finement vos ennemis, sans qu'ils voient comment vous vous y prenez; souvent même est-il nécessaire que ceux que vous employez pour les perdre ne s'aperçoivent pas de votre dessein; sais-tu bien qu'à la cour c'est le chef-d'oeuvre de l'esprit humain que cette méchanceté-là? On dit de celui qui y parvient: Voilà un habile homme, voilà une bonne tête; il a culbuté ses ennemis; il a su écarter tout ce qui lui faisait ombrage; il faut avoir bien de l'esprit pour se tirer d'affaire comme il a fait. Mais mon père, lui répondis-je, parmi des personnes comme nous, quelqu'un qui ressemblerait à cet habile homme-là, nous dirions de lui que c'est un fourbe, un perfide, un homme sans conscience et sans honneur, un homme qui ne vaut rien? Bon, me dit mon père en riant, tu fais là une plaisante comparaison. Eh! qu'est-ce que c'est que des gens comme nous? il appartient bien à des hommes d'un état médiocre d'avoir le privilège d'être fourbes ou perfides avec gloire! ne voilà-t-il pas de beaux intérêts que les nôtres, pour mériter qu'on honore du nom d'habileté les perfidies que nous emploierions pour avancer nos affaires, et pour ruiner celles de nos semblables? Oh! mon fils, ce n'est pas là l'esprit du monde; tu vois les choses comme elles sont, toi, tu as les yeux trop sains; mais si un peu d'extravagance humaine s'emparait malheureusement de ton cerveau, égarait ta raison, et mitigeait tes principes de vertu, tu penserais bien d'une autre manière! Sache, mon fils, que ce qu'on appelle noirceur de caractère, méchanceté fine, scélératesse de coeur, iniquité de toute espèce, porte toujours son nom naturel et n'en change jamais pour des gens comme nous; parmi nous un fourbe est un fourbe, un méchant est un méchant, à notre égard on explique les choses à la lettre, on les prend pour ce qu'elles sont; nos postes sont si petits, nos intérêts de si peu de valeur que nous ne pouvons en imposer à personne. Le moyen qu'on se trompât sur notre chapitre! nous ne sommes revêtus de rien qui soit respectable pour les autres hommes, de rien qui étourdisse, qui subjugue leur imagination en notre faveur; rien ne nous couvre, pour ainsi dire; nous sommes tout nus, ou nous n'avons que des haillons qui ne sont pas graciables, et qui font qu'on nous juge sans miséricorde et comme nous le méritons; de sorte que nous avons beau être faux avec souplesse, méchants avec toute l'industrie du monde, toute cette industrie, toute cette souplesse nous tourne à mal et ne fait qu'ajouter de nouveaux traits de laideur à notre indignité (comme cela est juste); en un mot, chez nous tout cela est misère d'esprit et de coeur, plus ou moins odieuse, suivant qu'elle est plus ou moins rusée.
Mais quand on est environné d'honneurs, qu'on est revêtu de dignités, de grands emplois, oh! pour lors, mon enfant, les choses prennent une nouvelle face; cela jette un fard sur cette misère dont je viens de parler, qui en corrige, qui en embellit même les difformités; pour lors soyez méchant, et vous brillerez; nuisez à vos rivaux, trouvez le secret de les accabler, ce ne sera là qu'un triomphe glorieux de votre habileté sur la leur; soyez tout fraude et toute imposture, ce ne sera rien que politique, que manège admirable; vous êtes dans l'élévation, et à cause de cela les hommes, qui sont vains et qui voudraient bien être où vous êtes, vous regardent avec autant d'égards qu'ils croiraient en mériter s'ils étaient à votre place; en respectant vos honneurs, c'est l'objet de leurs désirs qu'ils caressent; leur vanité, faute de mieux, prend plaisir à considérer votre importance, celle des affaires que vous maniez, des relations que vous avez, et l'étendue d'esprit dont vous avez besoin, et la beauté du mystère ou des stratagèmes qui vous sont nécessaires dans toutes vos actions, quelles qu'elles soient; fussent-elles indignes, n'importe, quelquefois même y gagnent-elle de l'être, elles en paraissent de plus grands coups, on a opinion qu'elles partent d'une nécessité grave et politique, et cela leur donne un air de majesté; le succès qu'elles ont, le fracas qui s'ensuit, la ruine de celui-ci et de celui-là qu'elles apportent les convertit en faits illustres, en aventures notables, qu'on est charmé de savoir et qu'on est tout glorieux de raconter. Ce que je te dis là n'est pas encore assez, car non seulement les actions de cette nature se sauvent du mépris qu'elles mériteraient, mais on semble les exiger de celui qui est en place, et s'il demeure oisif, on ne l'estime pas beaucoup, c'est un homme de peu de valeur, qui ne donne point de spectacle, et qui languit dans la carrière.
Voilà, mon enfant, pourquoi dans les grandes situations l'iniquité la plus déliée fait tant d'honneur, pendant qu'il est si honteux à des gens comme nous de n'être pas irréprochables dans la conduite de leur vie. Mais au bout du compte, qu'en dis-tu? notre lot n'est-il pas incomparablement meilleur que celui de ces personnes-là? leur grandeur a beau nous masquer leurs actions, ils ont beau n'être appelés qu'habiles quand ils sont méchants; si c'est un bénéfice pour eux, ils en paient bien les charges. Tu ne saurais croire ce que c'est que leur vie; quand j'y songe, je ne comprends rien à eux, ni à la passion qu'ils ont pour le rang, pour le crédit, pour les honneurs; car cette passion-là suppose des coeurs orgueilleux, avides de gloire, furieux de vanité; cependant ces gens si superbes et si vains ont la force de fléchir sous mille opprobres qu'il leur faut souvent essuyer; le droit d'être fiers, et de primer sur les autres, ils ne l'acquièrent, ils ne le conservent, ils ne le cimentent qu'au moyen d'une infinité d'humiliations dont ils veulent bien avaler l'amertume. Quelle misérable espèce d'orgueil! Aussi se sent-il presque toujours de la lâcheté qui le fait subsister; aussi n'est-il bon qu'à donner la comédie aux gens raisonnables qui le voient.
J'écoutais avec attention mon père, pendant qu'il parlait ainsi, et je me souviens qu'en vérité, j'avais pitié de ceux dont il me dépeignait le sort; je jetais de temps en temps les yeux sur ce seigneur, dont j'ai parlé, et qui se promenait encore assez près de nous, et je le voyais toujours enseveli dans une rêverie mélancolique.
Il me paraît que tu t'intéresses au chagrin de celui que tu regardes, me dit mon père. Il est vrai, lui dis-je, il me semble qu'il souffre. Je le connais, reprit mon père, il a l'âme d'un honnête homme, il est né obligeant, et l'on a toujours dit du bien de lui. Je suis persuadé qu'il n'est tombé que faute d'avoir cette méchanceté ardente par qui l'on vient à bout de se défendre de ses ennemis et de les perdre. Sur ce pied-là, répondis-je, il se consolera bientôt de sa chute; un honnête homme ne saurait longtemps regretter un état incompatible avec sa bonté naturelle. Hélas, mon enfant, reprit-il, je suis sûr que ce seigneur ne le regrette que trop, cet état où il n'est plus. Son coeur n'y a pas fait naufrage, il y est resté bon et généreux, mais l'habitude des honneurs peut lui avoir gâté l'esprit; il regrette ce fracas dans lequel il vivait, ce mouvement que tant de monde se donnait pour aller à lui, il regrette ses flatteurs dont il se moquait, mais qui regardaient comme un bonheur de se le rendre favorable; il ne voit plus ces airs timides et rampants qui divertissaient sa vanité, il ne fait plus la destinée de personne; ses amis n'ont plus tant d'intérêt à le ménager; il soupire après cette place qu'il tenait dans l'esprit des autres, après ce respect craintif qu'il aimait à inspirer, quoiqu'il se plût à le dissiper par des procédés obligeants; enfin, après mille fantômes pareils, sans lesquels il ne peut vivre, et qui sont devenus la nourriture nécessaire d'un esprit empoisonné d'ambition.
Vingt-troisième feuille
8 janvier 1724
Quand j'ai commencé les aventures de l'Inconnu, dont j'ai déjà donné deux feuilles, j'ai dit que je les interromprais de temps en temps par d'autres choses. C'est un privilège que je me suis réservé, et je me suis imaginé que l'usage que j'en ferais irait au profit des lecteurs. Parmi ces lecteurs, cependant, il y en a qui diront peut-être (en supposant que les aventures de l'Inconnu leur aient plu): Pourquoi suspendre la suite d'une histoire et laisser refroidir l'intérêt que nous commencions à y prendre? Que cela ne vous embarrasse pas, me disait l'autre jour un de mes amis, pourvu que l'histoire que vous interrompez soit bonne, intéressante; ceux qui n'auront pas voulu la lire par feuilles, à cause de cette interruption, la retrouveront toute entière dans le volume et la liront là tout à leur aise; mais satisfaites une partie de vos lecteurs, qu'une longue histoire donnée de suite ennuyerait, et qui ne seront pas fâchés de vous voir quelquefois changer de sujet. Changeons donc, lui dis-je, aussi bien je sens que cela me divertira moi-même, car enfin, il faut que le jeu me plaise, il faut que je m'amuse; je n'écris que pour cela, et non pas précisément pour faire un livre; il me vient des idées dans l'esprit; elles me font plaisir; je prends une plume et les couche sur le papier pour les considérer plus à mon aise et voir un peu comment elles feront. Après cela, quand je les trouve passables, je les donne aux autres, qui s'en amusent eux-mêmes, ou qui les critiquent; et lequel que ce soit des deux, j'y gagne toujours, car si la critique est bonne, elle m'instruit, elle m'apprend à mieux faire, j'en pense une autre fois d'une manière qui me satisfait plus moi-même; si au contraire elle est mauvaise, ou si je la crois telle franchement, je lève un peu les épaules sur ceux qui la font, je me moque un peu d'eux entre cuir et chair, et en pareil cas, rire de son prochain, c'est toujours quelque chose.
Mais comme c'est une impertinence que de rire ainsi, et qu'il n'y a point d'homme qui soit digne de se moquer des erreurs d'un autre, qu'il ne lui est permis que de les remarquer, ce sentiment moqueur ne me dure pas longtemps; il ne fait que passer; c'est un droit que je paie vite à l'infirmité humaine, et je deviens philosophe quand l'homme en moi a eu son compte, c'est-à-dire que je me repens lorsque j'ai eu le plaisir de faillir, et voilà ce que c'est que notre sagesse.
Cela me fait songer à un enfant à qui l'on emporte sa poupée; il crie d'abord une gouvernante vient qui le console: Allons mon fils, doucement! fi! qu'il est vilain de crier comme vous faites! ah, que vous êtes laid quand vous pleurez! L'enfant s'apaise. L'homme est de même; dérobez-lui le moindre petit plaisir de vanité qu'il attendait, c'est sa poupée, c'est son joujou qu'on lui emporte, et l'enfant de cinquante ou de soixante ans crie; la réflexion, qui est alors sa gouvernante, vient et lui dit: Eh! pauvre innocent, vous n'y pensez pas, qu'est-ce que c'est que votre esprit, qu'est-ce que c'est que l'estime qu'on lui doit, quels sont ceux à qui vous la demandez? Créature faible et ridicule, vous êtes vain, et vous croyez être louable, et vous vous moquez de ceux qui ne vous louent pas; il vous appartient bien de railler les autres. J'abrège ici le sermon de la gouvernante, tout le monde peut l'achever. Je reviens à la critique; lors donc qu'elle n'est pas bonne, et que je me suis reproché de m'en être intérieurement moqué, je m'y prends d'une autre façon pour m'en divertir loyalement; je l'écoute en spectateur, et de cette manière j'ai mes coudées franches, j'en ris de tout mon coeur et sans scrupule, parce que ce n'est plus directement de celui qui critique que je ris alors; c'est de notre esprit, de nos fantaisies, de nos extravagances, de nos délicatesses puériles, des petits profits que nous croyons faire en montrant des dégoûts; enfin c'est des hommes en général que je ris, c'est de moi-même que je vois dans les autres.
Mais puisque je parle de critique, je ne saurais m'empêcher de dire une chose que je trouve en mon chemin. Qu'un homme qui a du jugement, ou qui n'en a pas, critique les ouvrages de nos meilleurs auteurs vivants, ou d'auteurs médiocres, qu'il les trouve absolument mauvais, cela lui est permis; il n'y a rien à lui dire, tant qu'il n'attaquera que les productions; ceux qui les ont faites n'ont qu'à ne plus écrire, si la critique d'un homme qui remarque bien, ou qui ne dit que des sottises, les scandalise. Mais que ce même homme, non content de critiquer bien ou mal un ouvrage, enveloppe insensiblement dans sa critique une satire contre l'auteur et jette un ridicule sur son caractère, il me semble que c'est ce qu'on ne devrait jamais lui passer, et que ce n'est pas assez ménager l'honnêteté publique que de donner passeport à de pareilles choses. Quand j'étais jeune, j'aurais vécu poliment avec mon critique, mais à l'égard d'un satirique, oh! il m'aurait déplu, et j'avais un honneur bouillant qui aurait eu besoin d'un tuteur pour être sage.
La réflexion que je fais là-dessus m'en fournit une autre. C'est un grand avantage que d'avoir beaucoup d'esprit, mais il ne faut pas tant l'envier à ceux qui l'ont; ils n'en jouissent pas impunément, et ils le paient bien ce qu'il vaut.
J'entrai l'autre jour dans un de ces endroits où s'assemblent de fort honnêtes gens, la plupart amateurs de belles lettres, ou savants; je les connais presque tous; ils sont dans le particulier de la plus aimable société du monde, raisonnables autant que spirituels; se trouvent-ils ensemble, vous ne les reconnaissez plus; ils sont à l'instant saisis de la fureur d'avoir plus d'esprit les uns que les autres.
Il part une question; l'un la décide hardiment, et sans appel; un autre condamne tout net ce que le premier a dit; un troisième s'élève qui les condamne tous deux: pendant qu'ils se disputent ensemble, un quatrième, par un ton qui se fait faire place, et qui vaut un coup de tonnerre, leur annonce sans cérémonie que tout ce qu'ils disent ne vaut rien; un cinquième survient qui voudrait les apaiser, en leur faisant convenir amiablement qu'il pense mieux qu'eux sur l'article; un sixième crie, s'offre pour arbitre et n'est plus entendu, mais à force de clameurs il prend toujours acte de ses diligences et de l'accommodement judicieux qu'il propose; un autre pour se distinguer ne dit mot, il secoue seulement la tête en homme qui renferme en lui, qui possède l'unique solution qu'on peut donner à la chose. Il confie la supériorité de ses lumières à son voisin paisible, qui écoute respectueusement le charivari spirituel qui se fait, et qui en même temps approuve l'idée de celui qui lui parle, sans savoir presque de quoi il s'agit. Quelques autres personnes, qui ne sont ordinairement là que comme les suivants des principaux acteurs, se répandent en petits pelotons dans la salle, agitent à l'écart la question, et se régalent incognito du plaisir de la décider, loin du danger et de la réprimande, car ils n'oseraient approcher de la bataille, on les écraserait comme des pygmées. Cependant la question qui a causé la dispute a disparu, il en a succédé vingt autres qui ont pris furtivement sa place, qu'on n'a point reconnues pour étrangères, et qu'on agite toutes à la fois; enfin tant est procédé qu'il ne reste plus rien sur le tapis qu'une masse d'idées subtiles et bizarres, qui se croisent, qui ne signifient rien, et que l'emportement et l'orgueil de primer ont férocement entassées les unes sur les autres; alors chacun des disputants ne sachant plus à quoi s'en prendre, entêté confusément d'un sentiment quelconque, qui n'est pas celui qu'il avait d'abord, car il l'a perdu dans le combat, celui-là, mais de quelque autre sentiment qu'il a raccroché par mutinerie en entendant crier les autres, se retire avec une poitrine épuisée, qu'il a sacrifiée à la gloire de ses idées. La pauvre poitrine, que sa condition est malheureuse! Bref, que reste-t-il de la dispute? rien que des leçons de brusquerie (qui à la vérité ne sont pas perdues) et qu'un exemple bruyant de la misère de nos avantages.
Voilà l'histoire de ce que je vis dans l'endroit où j'étais entré. Un des principaux disputants laissa sortir tous les autres et vint se mettre auprès de moi; là, il voulut me faire convenir que c'était lui qui avait dû l'emporter sur les autres: Il n'y a pas moyen, me dit-il, de vider une question avec des gens qui s'égosillent jusqu'à perdre haleine. Et notez qu'en me disant cela, il avait lui-même un enrouement qui faisait foi que Monsieur savait perdre haleine; là-dessus, le voilà qui recommence à disserter avec moi, et qui me somme de lui rendre justice; quand il eut bien argumenté: Que vous en semble? me dit-il. Que vous avez raison, lui répondis-je, à une chose près, c'est que j'ai vu naître le sujet de la dispute, et qu'il ne s'y agissait point du tout de cela. Parbleu, je ne me trompe point, s'écria-t-il. Voulez-vous, répondis-je, que je vous ramène la question? elle était fort simple, et je vois bien que vous ne la savez plus.
A ces mots que je lâchai sans songer à mal, je vis le visage de mon dissertateur s'allumer d'un feu qui me fit peur; apparemment qu'il regarda comme une insulte que j'eusse pensé qu'il avait perdu la question de vue; peut-être crut-il encore que je l'accusais de n'avoir pas l'esprit exact, ou peut-être s'imagina-t-il que j'entendais qu'il était un brouillon, un esprit court; que sais-je, moi, ce qu'il crut? Un bel esprit en pareil cas est si ombrageux, sa vanité lui donne des méfiances si subtiles, il est si sensible au moindre soupçon qu'il a qu'on ne l'estime point assez, et ce soupçon, il le prend sur si peu de chose qu'il ne faut qu'un geste pour irriter sa superbe délicatesse.
Aussi à la seule inspection des yeux de celui qui me parlait, n'osai-je presque me remuer; j'étais fort embarrassé. De quoi me suis-je avisé, disais-je en moi-même, de proférer la parole imprudente qui lui déplaît? me voilà perdu, cet homme-là ne me lâchera point qu'il n'ait cru m'avoir démontré que sa capacité est prodigieuse; non, voilà qui est fini, je ne sortirai point d'ici qu'il ne soit mis en repos sur l'opinion que j'aurai de ses lumières; il faudra qu'il pense que je l'admire, il va travailler à m'y forcer, et nous ne nous séparerons que quand il présumera que je me dira à moi-même: Cet homme-là est le meilleur esprit que je connaisse.
Tout ce que je dis me vint sur-le-champ dans la tête; il était une heure sonnée, c'est l'heure à peu près où l'on dîne, j'étais à jeun, lui de même peut-être, mais il ne sentait plus cela; il s'agissait de venger son esprit, cet intérêt-là était plus pressé que celui de son estomac, et je n'avais pas lieu d'espérer qu'il pût s'apercevoir qu'il avait appétit.
D'un autre côté, je n'avais point de poitrine à commettre avec la sienne; mais comment quitter cet homme? Quoi, lui dire que le coeur me manquait d'inanition, que le dîner m'attendait? et lui dire cela, dans quelle conjoncture, au milieu d'un raisonnement qu'il allait faire, qu'il faisait déjà, et où il n'y allait pas moins pour lui que de se purger auprès de moi du reproche de n'être pas le plus judicieux de tous les hommes, d'un raisonnement en vertu duquel il attendait réparation, d'un raisonnement dont la justesse et la force devaient faire taire tous mes besoins; non, je ne voyais point de moyens honnêtes de m'esquiver; j'avais blessé mon homme dans son amour-propre, et le laisser là sans lui donner secours, c'était l'assassiner, lui ôter son honneur, c'était être barbare. D'ailleurs une autre réflexion m'embarrassait encore: s'il allait m'agacer, me disais-je en moi-même, s'il allait m'induire aussi à prendre le parti de mon esprit, que sait-on ce qui peut arriver? il y a quarante ans que je fais le métier de philosophe, et que je persécute mes faiblesses, mais je n'en suis pas plus sûr de moi; l'état où je suis, c'est comme une santé de convalescent, il ne faut presque rien pour causer une rechute.
J'étais donc sur les épines; enfin je pris mon parti, je filai doux avec cet honnête homme; je lui montrai un visage ami; je fis avec lui ce qu'on fait avec ces gros dogues, qui vous présentent d'abord les dents, mais qu'on apprivoise insensiblement en les caressant. Mon cher, lui dis-je donc d'un ton qui demandait grâce, quand j'ai dit que vous ne saviez plus quelle était la question dont il s'agissait dans la dispute, je n'ai prétendu parler que d'un pur oubli de votre part; ce n'est point que vous ne l'ayez pas bien comprise, au contraire, j'ai remarqué que c'est vous qui l'avez le plus maintenue dans ce qu'elle était, qui l'avez le mieux renfermée dans ses bornes, et je vous avouerai même que vous êtes le seul de tous ces messieurs-là qui ayez parlé sensément.
A ce discours emmiellé, son âme se calma, ses yeux redevinrent sereins; je n'y vis plus cette ardeur sauvage dont ils s'étaient allumés. Il y resta pourtant un peu de feu, mais ce feu n'était plus qu'une vanité contente qui brillait, et qui m'annonçait la paix.
Monsieur, me répondit-il, vous êtes bien obligeant; il est vrai que j'ai cru tantôt mon sentiment raisonnable, cependant chacun a le sien; ces messieurs ont plus d'esprit que moi, mais ils crient trop, ils veulent trop avoir raison. D'ailleurs dans la dispute, il faut une certaine justesse, une finesse de vue qu'on trouve dans peu de gens: ce n'est pas assez que des idées, que de l'imagination, cela ne signifie rien, je n'en fais point de cas; j'ai voulu ramener les esprits, comme vous avez vu, mais on ne me suivait pas, et je ne saurais faire tant de bruit. Vous en avez pourtant fait, lui répartis-je, et je n'aime point qu'un homme aussi judicieux que vous se pique du fade honneur de briller dans des contestations où le tintamarre étouffe tout ce que vous dites de bon; cela n'est ni sage ni modeste. Voulez-vous que je vous dise? je ne saurais ajuster tant de faiblesse avec tant d'esprit.
J'ai tort, me répondit-il d'un ton de bienveillance. Ce n'est pas que ce que je lui disais fut extrêmement flatteur d'un certain côté, mais la pauvre dupe n'y voyait goutte, et de faux éloges l'étourdissaient sur de vraies injures; de sorte que se levant d'un air riant: Quelle heure est-il? me dit-il. A propos de l'heure, répartis-je, il est très tard; on ne s'ennuie point avec vous, et je devrais avoir dîné. Là-dessus nous sortîmes, par la grâce de Dieu, et il me quitta en me serrant la main avec une reconnaissance que je ne méritais guère.
De mon côté, je me rendis chez un de mes amis qui m'avait invité. Après le repas, il me pria de l'accompagner chez un marchand qu'il me nomma, et chez qui seul se trouvait un drap de certaine couleur dont il voulait un habit. Venez m'aider à n'être point trompé, me dit-il, car ce marchand-là passe pour un homme un peu trop ardent à l'intérêt, et je ne me connais à rien. Ma foi, lui dis-je, si vous n'avez que moi pour guide dans cette aventure, vous serez malmené; je vous avertis que je suis aveugle-né sur ces matières-là. Mais il me vient une idée; suppléons à notre ignorance par quelque tour ingénieux. Allons, venez, je médite un coup qui va rendre votre marchand le plus accommodant et le plus consciencieux de tous les hommes. Donnez-moi votre bourse et suivez-moi, j'ai fait un cours de magie qui m'a appris bien des secrets.
Nous partîmes, et nous voilà arrivés chez le marchand; nous demandons ce qu'il nous faut; deux ou trois garçons nous étalent plusieurs pièces du drap en question: à les en croire il n'y avait point de préférence à donner à aucunes; je m'étais attendu à ce verbiage: Messieurs, leurs dis-je, où est le maître? Je ne sais point choisir, il choisira pour moi. Là-dessus on va l'avertir; il vient. Tenez, monsieur, lui dis-je, en l'abordant d'un air franc et tranquille; voilà ma bourse que je vous mets dans les mains. J'ai besoin pour un habit, du plus beau drap d'une telle couleur; vous êtes meilleur connaisseur que moi; donnez-moi ce qu'il me faut; faites couper le drap; payez-vous vous-même: je reprends ensuite ma bourse, et sans autre cérémonie je fais emporter la marchandise, bien certain que vous en aurez agi en homme d'honneur avec moi. Asseyez-vous, monsieur, me dit le marchand d'un ton froid. Allons vite, ajouta-t-il, apportez-moi le paquet que vous voyez là-haut. Il fut obéi. Moi, pendant ce temps-là, je regardais de côté et d'autre, et m'amusais à parler avec mon ami. On déploya le drap: Coupez ce qu'il en faut, dit-il à ses garçons. Cela fait, il prit une plume, calcula, ouvrit ma bourse, prit de l'argent ce qu'il en voulut, la referma, fit ployer et empaqueter mon drap, et me rendit ma bourse aussi froidement qu'il l'avait reçue.
Je ne lui demandai point ce qu'il avait pris: on a tout vu quand on a de la confiance, et je jouais mon rôle d'après nature; lui, de son côté, ne me rendit point compte; l'honneur est cavalier dans ses façons et ne s'avise pas de formalités. Nous nous en allâmes; il nous reconduisit jusqu'à sa porte, me remercia laconiquement, presque d'un air distrait; je lui répondis dans le même goût, et nous courûmes au logis pour vérifier avec le tailleur la probité du marchand, qui se trouva non seulement sans reproche, mais même généreuse; le tailleur en fut étonné.
Quand il fut parti, mon ami se mit à rire. Savez-vous bien que vous m'avez fait peur chez ce marchand? me dit-il; lui mettre une bourse entre les mains, lui dire de se payer lui-même; prendre ce qu'il vous donne; ne s'informer de rien; ne regarder à rien: ma foi, la manière d'acheter est originale, mais je ne voudrais pas en tirer copie. Que pensiez-vous donc dans ce temps-là?
Ne m'avez-vous pas dit, répartis-je, que ce marchand vendait extrêmement cher, et qu'il n'était pas scrupuleux? Eh bien, que vouliez-vous que nous fissions avec un homme de ce caractère-là? ce n'était pas ce qu'il nous fallait. Voilà pourtant l'homme à qui nous avons eu affaire, me dit mon ami. Non pas, s'il vous plaît, répondis-je, ce n'est plus du tout le même homme; j'ai changé tout cela; le marchand qui nous a vendu n'est pas celui qui vend ordinairement; ce dernier est un homme avare et peu scrupuleux, et moi d'un coup de baguette j'ai endormi cet homme-là, ou plutôt ses vices, et lui ai glissé dans l'âme les vertus contraires; ainsi l'homme qui reste est tout un autre homme.
Qu'appelez-vous un coup de baguette? reprit mon ami en éclatant de rire. Oui, repris-je, je veux dire que je l'ai tout d'un coup tellement pénétré des honneurs que lui prodiguait ma confiance, je l'ai rendu si vain du portrait flatteur qu'elle lui faisait de lui-même, que la tête lui en a tourné d'orgueil et de reconnaissance, et dans la chaleur de ces mouvements-là, passionné comme il était du plaisir d'être pris pour un si galant homme, hélas, il s'est laissé mener comme j'ai voulu, voilà tout ce que c'est; mais comme le charme que j'avais jeté sur lui ne devait pas durer beaucoup, vous avez vu que j'ai été vite en besogne, de crainte que l'homme avare que j'avais assoupi ne se réveillât et ne criât au voleur. On fait de l'homme tout ce qu'on veut par le moyen de son orgueil; il n'y a que manière de s'en servir.
Vingt-quatrième feuille
22 juillet 1724
Je reprends enfin le Spectateur interrompu depuis quelques mois, et le reprends pour le continuer avec exactitude. Je l'avais quitté par une paresse assez naturelle aux personnes d'un âge aussi avancé que je le suis; et d'ailleurs, me disais-je, quand même ce que j'écrirais serait excellent, ce qui n'est pas, qu'en arriverait-il? On dirait: celui qui nous donne le Spectateur écrit bien. Et à mon âge, quand on a passé sa vie à examiner les hommes, à réfléchir sur eux et sur soi-même, et sur la valeur de nos talents, en vérité l'estime qu'on peut s'acquérir en une infinité de choses devient bien indifférente: on se dégoûte de tout, louange et blâme, tout est regardé du même oeil; on ne méprise rien si vous voulez, mais on ne se soucie de rien non plus, et l'on n'en est pas plus philosophe pour cela, car cette indifférence où vous tombez ne vient pas de ce que vous l'avez cherchée, elle vient de la nature des choses que vous avez examinées; elles vous donnent pour elles une tiédeur que vous n'attendiez pas, vous leur sentez un vide que vous n'aviez point dessein d'y trouver, et ce vide que vous leur sentez, vous ne prenez pas même la peine de voir s'il y est réellement, et si vous avez raison de le sentir ou non, ce serait autant de fatigue inutile; vous restez comme vous êtes sans plus de curiosité, sans blâmer ceux qui ne sont pas comme vous; et voilà précisément l'état où je me trouve aujourd'hui.
Pourquoi donc est-ce que je reprends le Spectateur? Par une raison fort simple: c'est qu'il y a mille moments dans la journée où je m'ennuie de ne rien faire, et l'autre jour en relisant les aventures de l'Inconnu que j'ai interrompu dans mes dernières feuilles, je pris du plaisir à donner en moi-même plus d'étendue qu'il n'a fait aux réflexions que je vis dans son histoire, et là-dessus je résolus de poursuivre cette histoire telle qu'elle est, et de passer mon temps à augmenter ses réflexions des miennes, sans rien changer aux faits de son récit.
Je l'ai déjà dit ailleurs, ces aventures pourraient être utiles aux lecteurs et les instruire; je n'en attends pourtant pas un si grand bien, car je sais que presque tous les hommes ne lisent que pour s'amuser, et moi le plaisir de les amuser ne me tente plus. Ainsi j'en reviens toujours à dire que je ne cherche ici qu'à m'occuper moi-même.
Dans ma pénultième feuille, j'en suis demeuré à l'entretien que l'Inconnu et son père eurent ensemble sur le courtisan qu'ils rencontrèrent en se promenant à la campagne: voici ce qui suit; c'est toujours cet inconnu qui parle.
La nuit qui s'approchait pendant que nous nous entretenions, mon père et moi, nous fit reprendre le chemin de la maison.
En nous retirant, nous rencontrâmes un laboureur qui revenait de son travail, et qui chantait de toute sa force. Voici un homme qui a le coeur bien gai, dis-je à mon père. Il y a de bonnes raisons pour cela, me répondit-il; c'est que la terre avait besoin de pluie, et qu'il a plu.
Je ne pus m'empêcher de rire du ton sérieux dont mon père me tint ce discours. Le courtisan disgracié qui se promenait tout à l'heure a vu pleuvoir aussi, repris-je, mais son esprit n'en a pas reçu de soulagement. Tu me fais là une belle comparaison, me dit-il, d'un laboureur à un courtisan! le temps qu'il fait est excellent pour la terre; eh bien! le courtisan, quel avantage en peut-il espérer? que ses greniers en seront plus pleins de biens? qu'il en aura plus abondamment de quoi vivre? cela est vrai; mais sa vanité, de quoi vivra-t-elle? Ses besoins sont pour le moins aussi pressants que s'ils étaient raisonnables, et la pluie ni le soleil ne peuvent rien pour eux, au lieu qu'ils peuvent tout pour les besoins de ce laboureur qui ne veut que vivre, et qui voit que son champ, dont il vit, en profitera davantage. Ainsi tu comprends bien qu'il a raison d'être gai, puisqu'il est presque sûr d'avoir ce qu'il souhaite. Ne le trouves-tu pas heureux d'être si borné dans ses désirs, qu'en dis-tu? que les hommes soient bons ou méchants, qu'ils se trahissent à la Cour ou à la Ville, qu'un ministre superbe les rebute ou les favorise, qu'ils courent après de grands emplois, qu'ils les manquent, ou qu'ils les perdent avec désespoir, tous leurs soucis, leurs différentes sortes d'intérêts, tout ce que l'orgueil et l'ambition peuvent leur donner de malins plaisirs, ou leur causer de honteuses peines; tout ce fatras d'inquiétudes et de besoins surnuméraires dont ils sont tourmentés, qui naissent de leur corruption irritée, qui leur gâtent le coeur, qui égarent leur esprit, et les plongent, pour des bagatelles, dans un abîme de fourberies et de scélératesses les uns contre les autres; tout cela n'est point de la connaissance du laboureur, c'est un état de trouble et de misère que sa condition lui épargne; il pleut à propos, cela lui suffit, le voilà gai, mais gai comme un homme qui n'a eu que dès désirs innocents, et qui les voit satisfaits; sa gaieté ne suspend aucune autre inquiétude; il n'a d'autre affaire que d'en jouir; elle ne fait trêve à aucun intérêt qu'il faille ménager le lendemain; son âme se repose tout entière, et le bon homme se couche content, se lève de même, reprend son travail avec plaisir, et meurt enfin aussi tranquillement qu'il a vécu; car une vie passée dans le repos a cela d'heureux, qu'elle est douce pendant qu'on en jouit, et qu'on ne s'y trouve point attaché, quand on la quitte.
Les adieux d'un paysan sont bientôt faits lorsqu'il meurt; son âme n'a pas contracté de grandes liaisons, n'a pas souffert de ces secousses violentes qui laissent tant d'ardeur pour la vie. La mort ne la rappelle pas de bien loin quand il faut qu'elle parte; elle ne tient presque à rien.
Nous arrivâmes à la maison en nous entretenant ainsi; nous trouvâmes ma mère un peu indisposée. Le lendemain son indisposition augmenta, la fièvre la prit, et quelques jour après elle mourut.
Je passe la douleur que je ressentis à sa mort, et l'affliction où tomba mon père, qui ne put se consoler; elle mourut en lui serrant la main, pendant que nous fondions en larmes aux pieds de son lit, ma soeur et moi.
Ce ne fut que pleurs et que gémissements dans notre maison pendant un mois; aussi fîmes-nous une perte irréparable. Quelle union entre elle et mon père, que de tendresse elle avait pour ses enfants! Je ne me souviens pas de l'avoir jamais regardée comme une personne qui avait de l'autorité sur moi; je ne lui ai jamais obéi parce qu'elle était la maîtresse, et que je dépendais d'elle; c'était l'amour que j'avais pour elle qui me soumettait toujours au sien. Quand elle me disait quelque chose, je connaissais sensiblement que c'était pour mon bien; je voyais que c'était son coeur qui me parlait; elle savait pénétrer le mien de cette vérité-là, et elle s'y prenait pour cela d'une manière qui était proportionnée à mon intelligence, et que son amour pour moi lui enseignait sans doute, car je la comprenais parfaitement, tout jeune que j'étais, et je recevais la leçon avec le trait de tendresse qui me la donnait: de sorte que mon coeur était reconnaissant aussitôt qu'instruit, et que le plaisir que j'avais en lui obéissant, m'affectionnait bientôt à ses leçons mêmes.
Si quelquefois je n'observais pas exactement ce qu'elle souhaitait de moi, je ne la voyais point irritée, je n'essuyais aucun emportement, aucun reproche dur et menaçant, point de ces impatiences, de ces vivacités de tempérament qui entrent de moitié dans les corrections ordinaires, et qui les rendent pernicieuses par le mauvais exemple qu'elles y mêlent. Non, ma mère ne tombait pas dans ces fautes-là et ne me donnait pas de nouveaux défauts en me reprenant de ceux que j'avais; je ne lui voyais pas même un air sévère; je ne la retrouvais pas moins accueillante; elle était seulement plus triste; elle me disait doucement que je l'affligeais, et me caressait même en me montrant son affliction; c'était là mon châtiment, aussi je n'y tenais pas: un jeune homme né avec un coeur un peu sensible ne saurait résister à de pareilles manières. Non qu'il ne fût peut-être dangereux de s'en servir avec de certains caractères: il y a des enfants qui ne sentent rien, qui n'ont point d'âme. Pour moi, je pleurais de tout mon coeur alors, et je lui promettais en l'embrassant de ne lui plus donner le moindre sujet de chagrin, et je tenais parole; je me serais même fait un scrupule de la tromper quand je l'aurais pu. Ce mélange touchant de bontés et de plaintes, cette douleur attendrissante qu'elle me témoignait quand je faisais mal, me suivait partout; c'était une scène que je ne pouvais me résoudre à voir recommencer; son coeur, que je ne perdais jamais de vue, tenait le mien en respect, et je n'aurais pas goûté le plaisir de la voir contente de moi, si je m'étais dit intérieurement qu'elle ne devait pas l'être, je me serais reproché son erreur. Ces sortes de choses paraîtront peut-être des délicatesses qui demandent de l'esprit; non, avec tout l'esprit possible, souvent on ne les a point; je le répète, il ne faut pour cela qu'un peu de sentiment, et qu'est-ce que ce sentiment? c'est un instinct qui nous conduit et qui nous fait agir sans réflexion, en nous présentant quelque chose qui nous touche, qui n'est pas développé dans de certaines gens, et qui l'est dans d'autres; ceux en qui cela se développe sont de bons coeurs qui disent bien ce qu'ils sentent; ceux en qui cela ne se développe pas le disent mal et n'en sont pas moins. Cependant, c'est toujours esprit de part et d'autre que cet instinct-là, seulement plus ou moins confus dans celui-ci que dans celui-là; mais c'est une sorte d'esprit dont on peut manquer, quoiqu'on en ait beaucoup d'ailleurs, et qu'on peut avoir aussi sans être spirituel en d'autres matières; et c'est là toute l'explication que j'en puis donner.
Quoi qu'il en soit, je rends compte de la manière dont je vivais avec ma mère; la mort me la ravit dans le temps où j'avais le plus besoin d'elle. J'entrais dans un âge sujet à des égarements que je ne connaissais pas encore et où ce tendre égard que j'avais pour elle m'aurait été plus profitable que jamais.
Mon père, à qui le Ciel l'avait unie, que j'aimais autant qu'elle, et dont le caractère ressemblait au sien, ne put survivre longtemps à sa perte; sa santé, qui était déjà très mauvaise, s'altéra encore davantage; plusieurs infirmités l'attaquèrent à la fois; il n'agissait plus, et bientôt il fut réduit à garder le lit; il ne vécut qu'un an dans ce triste état, et il mourut entre mes bras, pendant que ma soeur était absente pour une affaire domestique.
Mon fils, me dit-il, un moment avant que d'expirer, vous avez perdu votre mère, vous allez me perdre, et je vous vois au désespoir, mais vous n'y serez pas toujours, le temps console de tout. Je vais répondre de mes actions à celui qui m'a donné la vie; vous lui répondrez un jour des vôtres, songez-y; au défaut des biens que je ne puis vous laisser, mon amour vous laisse cette pensée-là, ne la perdez point, vous y trouverez tous les conseils que je pourrais vous donner, et c'est elle qui doit désormais vous tenir lieu de père et de mère.
A peine eut-il achevé ce peu de mots qu'il tomba dans une faiblesse qui lui ôta la parole; il prononça encore quelque chose de mal articulé, et où je compris qu'il demandait sa fille; après quoi, ses yeux se fixèrent sur moi, et ne cessèrent de me regarder que lorsqu'il expira.
Je ne saurais peindre l'état où je me trouvai alors; en le voyant mourir, je crus voir encore une fois mourir ma mère, il me semblait que je venais de les perdre tous deux dans le même moment.
Je ne savais plus où j'étais, je restai dans un accablement qui me rendait stupide, et ma soeur était déjà de retour, m'avait parlé, avait poussé des cris, que je n'étais pas encore revenu à moi-même.
Que nous étions à plaindre! Nous n'avions point de parents dans la province; des amis, nous n'en connaissions point: qui est-ce qui s'attache à d'honnêtes gens qui sont dans l'infortune? Il n'y a point d'objet plus disgracié parmi les hommes, plus abandonné d'eux que l'homme pauvre et vertueux tout ensemble; tous les coeurs sont glacés pour lui; il est comme un étranger dans la nature. Un fripon indigent est peut-être plus méprisé, mais mieux servi, moins rebuté; du moins le mépris qu'on a pour lui est-il plus sans conséquence et de meilleure composition; que dire à cela? C'est que la qualité de fripon tranche moins que la vertu avec le caractère des hommes en général; il leur ressemble par là davantage, peut-être qu'il y gagne à n'être ni estimé ni estimable; les hommes qui sont vains en traitent plus commodément avec lui; il est rampant avec eux; cela les flatte; ils ont le plaisir de primer sur lui quand ils le servent, au lieu que l'homme vertueux est honteux et respectable, et cela les dégoûte, parce qu'ils n'oseraient l'humilier en le secourant; il faudrait l'honorer malgré son indigence, et ils rougiraient de la comparaison qu'ils seraient obligés de faire avec lui. Voilà pourquoi mon père avait été si délaissé; ainsi il n'y avait personne qui s'intéressât à nous quand nous restâmes seuls, ma soeur et moi.
Dans un si grand abandon, ma soeur parut montrer plus de courage que moi; au milieu de sa douleur, elle songea à prendre un parti, et à m'en faire prendre un à moi-même.
Il n'est pas question, me dit-elle un jour, que nous restions comme ensevelis dans notre affliction; il s'agit de voir ce que nous deviendrons; nous n'appartenons ici à personne; nous n'avons point de bien, et le peu qui nous en reste, mille accidents peuvent nous l'ôter; prévenons-les, mon frère; vous entrez dans un âge où vous pouvez faire quelque chose, et ce ne sera pas ici que vous trouverez les occasions de vous avancer; ainsi il faut absolument nous séparer, votre intérêt le demande; je dois de mon côté m'assurer un état fixe.
Eh bien! lui dis-je, à quoi vous déterminez-vous donc, et que me conseillez-vous de faire? Vendons ce que nous avons ici, me répondit-elle; de l'argent que nous en tirerons, je n'en veux que ce qu'il en faudra pour me mettre dans un couvent; voilà quel est mon parti à moi; je n'en sache point de meilleur ni de plus sûr, et grâce au Ciel, il ne m'en coûte rien pour le prendre; je ne sacrifie rien en quittant le monde; heureusement j'ai reçu une éducation qui m'a mis dans l'habitude de penser, et de penser raisonnablement. Une fille à mon âge, et sans bien dans le monde, que peut-elle devenir? de quel côté se tourner? où est son asile? A votre égard ce n'est pas de même; il y a tant d'honnêtes ressources pour vous! vous avez mille moyens de vous avancer, mon frère; rendez-vous à Paris avec l'argent qui vous restera; vous savez que nos parents y sont; nous y en avons un dont mon père nous a souvent parlé, et qui y occupe un poste considérable; il est vrai que jusqu'ici nous n'en avons pas tiré un grand secours, mais aussi mon père ne l'a-t-il pas mis à de fortes épreuves. Aujourd'hui le cas où vous êtes exige de droit qu'il vous aide; il vous connaît, il vous a vu ici dans un voyage qu'il fit avant la chute de mon père; vous lui parûtes aimable; il vous caressa beaucoup et fut charmé du progrès que vous faisiez dans vos études; enfin il vous recevra sans doute avec quelque attendrissement; votre situation le touchera, votre éducation ne le fera pas rougir, et il ne pourra s'empêcher de donner quelques soins à votre fortune, et j'espère qu'elle deviendra meilleure que vous ne pensez.
J'écoutai ma soeur sans prendre beaucoup de goût à ce qu'elle me disait; j'insistai longtemps sur la peine que j'aurais à me séparer d'elle, car je l'aimais tendrement: cependant je me laissai conduire comme elle voulut, et nous cherchâmes dès lors à vendre notre petit bien de campagne.
Plusieurs personnes vinrent le voir et nous en offrirent bien moins qu'il ne valait. Parmi ceux qui voulurent l'acheter, vint un jeune homme qui avait une terre considérable assez près de notre maison; je n'étais point au logis alors; je m'en étais écarté en lisant, et il ne trouva que ma soeur; elle n'était pas belle, mais il n'y avait peut-être pas de beau visage qui n'eût gagné à ressembler au sien. Le jeune financier ne la vit pas impunément, il prit de l'amour et ne put s'empêcher de le faire paraître. Ma soeur, qui était la modestie même, feignit de ne rien entendre à tout ce qu'il mêlait de galant dans la conversation, et traita froidement avec lui; ils ne convinrent cependant de rien au sujet de la maison; ses offres étaient trop médiocres; peut-être voulut-il se ménager de nouveaux prétextes de revenir, ce qu'il fit effectivement, mais comme en passant et au retour de chasse. Nous ne décidâmes encore rien avec lui, et ses visites continuèrent pendant trois semaines, sans qu'il parlât davantage de l'achat de notre bien; il nous envoya même du gibier, voulut savoir notre situation, et parut s'y intéresser avec amitié pour moi, et avec beaucoup de tendresse pour ma soeur, qui de son côté ne trouvait pas ses visites importunes, à ce que je remarquai, et qui ne s'impatientait plus de voir que nous ne finissions notre affaire avec personne.
Un jour qu'ils s'étaient promenés assez longtemps ensemble, elle revint avec un air triste dont je ne lui demandai point la raison, et le lendemain matin il se présenta une dame veuve qui nous offrit à peu près ce que nous voulions de notre bien; ma soeur me conjura de conclure avec elle; cela me surprit, mais le marché fut fait, et ma soeur m'engagea sur-le-champ à l'accompagner jusqu'à un couvent qui n'était qu'à demi-lieue de chez nous; nous partîmes; elle parla à la prieure, convint de ses faits avec elle, lui donna de l'argent, et arrêta d'entrer au couvent deux jours après.
En nous en retournant, nous rencontrâmes le jeune financier; à peine nous eut-il joint, que ma soeur m'arrêtant: Mon frère, me dit-elle, vous avez regardé Monsieur comme un homme généreux, et je le regardais comme un homme estimable qui avait de l'inclination pour moi. Nous nous trompions tous deux; Monsieur a de l'argent et du crédit, et il emploierait volontiers l'un en votre faveur, si je voulais bien m'accommoder de l'autre; c'est du moins ce qu'il m'a fait entendre, et vous approuverez, je pense, que je le remercie pour nous deux. Adieu, monsieur, ajouta-t-elle, en se tournant de son côté; toutes vos richesses ne valent pas le mépris que vous me donnez pour elles, et je dirais aussi pour vous, sans l'obligation que je vous ai de la disposition d'esprit où je me trouve.
Le jeune homme fut extrêmement touché de ce discours et lui demanda pardon presque la larme à l'oeil. Monsieur, lui dit-elle, je vous pardonne de bon coeur, mais je vais m'enfermer dans un couvent; je ne veux plus que mon indigence m'expose à de nouveaux affronts; l'essai que j'ai fait du coeur des hommes me suffit. Adieu, monsieur, voilà votre chemin, et voici le nôtre.
Vingt-cinquième feuille
31 août 1724
J'ai déjà averti que je continuerais à donner l'histoire de l'Inconnu sans faire aucun préambule; ainsi j'entre d'abord en matière.
Ma soeur le quitta là-dessus, et je la suivis en examinant la contenance de ce jeune homme; il me parut qu'il était extrêmement embarrassé, et en effet il devait l'être: c'est un mauvais quart d'heure à passer pour un homme riche et vicieux que d'essuyer en pareil cas le dédain d'honnêtes gens, pauvres comme nous l'étions; je crois qu'il se trouve bien petit devant eux, qu'il se sent bien lâche, et que leur indigence et leur vertu le rendent bien honteux de ses vices et de son opulence; car enfin, il n'a rien à répliquer; tout ce qu'il pourrait faire, ce serait d'être effronté, mais j'ai toujours remarqué que les gens qui n'ont point une certaine pudeur dans leurs moeurs, une sorte de générosité dans leurs sentiments, ne sauraient s'empêcher d'avoir honte devant les personnes vertueuses qui les méprisent.
Cela viendrait-il seulement de ce qu'on rougit toujours d'être méprisé, sans qu'il s'ensuive pour cela qu'on soit méprisable? Je n'en sais rien, mais je pencherais à croire que le vice brutal a en lui-même quelque chose de laid, qui demande qu'on lui fasse grâce, quelque chose de contraire à la fierté de l'âme, fierté qui a fait que les hommes quelconques ont mis en honneur certains sentiments naturels, et qu'ils en ont proscrit d'autres comme humiliants pour eux, malgré le plaisir qu'ils en pouvaient tirer.
Ce que je dis là de la laideur du vice, bien des gens le combattront sans doute, et il me semble voir à peu près ce qu'ils pourraient dire, mais il serait trop long de donner à mon raisonnement toute son étendue, et en cas que je me trompe, j'aime mon erreur; la morale y gagne plus que la métaphysique n'y perd, et il siéra bien à tous les honnêtes gens de se tromper comme moi.
Quoi qu'il en soit, nous nous éloignâmes de ce jeune homme, dont je ne parlai plus à ma soeur, qui assurément avait quelque penchant pour lui, et trois jours après, la vente de notre maison faite, nous nous en retournâmes au couvent qu'elle avait choisi, et où je la laissai pour m'en aller en même temps à Paris; car la dame à qui nous avions vendu notre maison devait y entrer le même jour, et j'avais pris toute mes mesures pour partir à l'instant que j'aurais quitté ma soeur.
Je la quittai donc; nous nous embrassâmes à la porte du couvent; de là elle se rendit au parloir où je la revis encore, et où je lui parlai bien moins que je ne pleurai.
Elle n'oublia rien pour me consoler de notre séparation, pour me la faire juger moins douloureuse, moins durable que je ne pensais; elle-même s'efforçait de n'en paraître pas si touchée que moi. Elle espérait bien me revoir, disait-elle; elle en était sûre; elle ne pleurait pas comme moi, mais elle retenait ses larmes; elle en répandait malgré elle, et je voyais que ma situation la pénétrait de tristesse; elle me regarda souvent sans avoir la force de me rien dire.
Car enfin que devenais-je après l'avoir quittée? quel était mon sort? Moi qui sortais d'entre les mains d'un père qui m'avait conduit, sous les yeux de qui j'étais doucement accoutumé à vivre, sur qui je me reposais de ma sûreté, du soin de ma personne, et qui en tout ce qui me regardait avait pensé, délibéré pour moi; qui, dans toutes les peines que je lui avais données, ne m'avait demandé; pour ma part, que d'être docile aux conseils que sa tendresse lui inspirait pour moi; ce père n'était plus, et ma soeur qui depuis sa mort me semblait l'unique personne à qui la mienne fût encore quelque chose; qui empêchait que je ne fusse absolument seul dans le monde, enfin dont la compagnie avait soulagé mon imagination étonnée de tous les malheurs qui nous étaient arrivés: j'allais aussi la perdre, cette chère soeur, et dans une heure il n'allait plus me rester que moi pour moi-même, et qu'est-ce que c'était que moi?
Je succombais sous toutes ces idées-là; je me croyais perdu; je craignais tout sans savoir pourquoi, sans avoir d'objet fixe; je me regardais comme un homme entouré de périls, et mon esprit était dans un étourdissement qui me faisait des monstres de tout ce que je voyais.
J'avais plus de cent lieues à traverser pour arriver à Paris; ce n'est rien que cela pour un homme qui a quelque usage de la vie, mais quel voyage pour un homme de mon âge, qui n'avait jamais vu plus de six lieues d'étendue! que de mouvements à se donner! et quel objet d'épouvante que tous ces mouvements pour qui ne connaît rien, et qui sort d'une éducation aussi paisible que l'avait été la mienne!
Mais il n'y avait plus moyen de reculer; il fallait partir; je répétai vingt fois les derniers adieux; je finis enfin, et je me retirai. Comme ma soeur avait contraint sa douleur pendant notre entretien, quand je l'eus quittée j'entendis en sortant du parloir qu'elle s'était évanouie; je me retournai et je la vis entre les bras d'une religieuse qui avait été présente, et qui appelait du secours. Je fus tenté de rentrer, sans autre dessein que celui de la voir encore et de m'arrêter là aussi longtemps que je le pourrais; mais la crainte de n'avoir plus la force de partir après me retint: je me hâtai donc de me retirer, ou plutôt je m'arrachai de ce lieu, et je montai vite à cheval avec un serrement de coeur, qui, dans les circonstances où je me trouvais, est un des plus pénibles états que l'on puisse imaginer.
Me voilà donc en chemin, âgé de dix-huit ans, n'ayant pour tout bien qu'une somme d'argent assez médiocre; quittant un pays où j'étais né, dont je n'étais jamais sorti, où je ne laissais personne qui pût se ressouvenir de moi qu'une soeur qui était morte pour le monde, et que, suivant toute apparence, je ne reverrais jamais.
D'un côté je voyais le couvent qui l'enfermait pour toujours; de l'autre, dans la campagne, je voyais l'endroit où mon père et ma mère venaient d'être si récemment, et presque coup sur coup, enterrés tous deux.
Leur fils, autrefois l'objet de leurs soins et de leur complaisance, sans secours, maintenant sans expérience, et comme un enfant sans aveu, traversait en fugitif cette campagne qui ne lui offrait plus de retraite et s'en allait servir de jouet à la fortune.
Je passais par des lieux où je m'étais promené avec mon père, et comme on se parle quelquefois: Nous nous arrêtions souvent ici, me disais-je; nous nous sommes souvent assis dans cet endroit; je m'y ressouvenais même des discours qu'il m'avait tenus; je croyais encore entendre sa voix; mon fils, ce nom si tendre qu'il avait coutume de me donner, frappait encore mes oreilles. Hélas, c'en était fait, personne ne devait plus m'appeler ainsi; je n'étais plus sur la terre qu'un malheureux inconnu; je n'avais plus que des ennemis dans le monde, car n'y tenir à qui que ce soit, c'est avoir à y combattre tous les hommes, c'est être de trop partout.
Cependant j'avançais; ma douleur et ma tristesse s'augmentaient à mesure que je m'éloignais davantage; je me retournais à tout moment; je craignais d'avancer; je ne pouvais renoncer à des objets qui me tuaient, et je mourais de penser que bientôt je ne les verrais plus.
Enfin je m'éloignai tant que je les perdis de vue; il se fit alors un changement en moi; je n'avais été jusque-là que triste et attendri sur moi-même; je n'avais songé à rien qu'à nourrir ma tristesse de tout ce qui pouvait me la rendre plus sensible; mais quand je me vis hors de la portée de ces objets qui m'étaient si chers, et que l'éloignement où je me trouvais eut rompu, pour ainsi dire, le commerce que mes yeux et mon coeur aimaient à avoir avec eux, je fus à l'instant saisi de je ne sais quel esprit de défiance et de courage qui me rappela tout entier pour moi-même, et me rendit l'objet unique de toutes mes attentions; je regardai les périls que je croyais courir moins pour les craindre, comme j'avais fait auparavant, que pour prendre garde à moi; ma timidité me donna des forces, et je marchai armé d'une précaution soupçonneuse qui veillait à tout, et qui me tenait toujours en défense.
Comme je ne savais pas le chemin, je le demandais assez souvent aux personnes que je rencontrais, mais seulement à ceux qui n'avaient pas la mine d'abuser de mon ignorance; et quand je voyais de certains visages, de certaines figures équivoques, j'aimais mieux m'égarer que de leur exposer mon embarras; j'avais peur que cela ne les mît au fait de ma situation, et qu'ils ne devinassent que j'étais un jeune homme abandonné, qui voyageait sur la bonne foi du passant; ce qui aurait pu les tenter de faire un mauvais coup. Je poursuivais donc, sans rien dire, et fournis ainsi ma première journée, sans d'autre inconvénient que celui d'avoir fait quelques lieues de plus qu'il ne fallait.
J'en devins un peu plus hardi le jour d'après, et j'arrivai dans un village qui n'avait qu'une hôtellerie où j'entrai.
Je n'y rencontrai de voyageur qu'un homme vêtu simplement, dont la physionomie me parut bonne; il se chauffait dans la cuisine de l'auberge, en attendant qu'on lui eût préparé de quoi souper.
Il me fit honnêteté et s'entretint avec moi. Nous sommes seuls, me dit-il, voulez-vous, monsieur, que nous soupions ensemble? J'y consentis, et comme il y avait deux lits dans la chambre qu'on lui avait donnée, l'hôtesse nous pria de vouloir bien y coucher tous deux, parce que ce jour-là, disait-elle, il lui venait pour l'ordinaire des équipages qu'il fallait loger; là-dessus nous nous regardâmes un instant l'inconnu et moi, et comme nous vîmes que nous hésitions un peu tous deux, cela nous rassura, car hésiter alors, c'était mutuellement nous faire sentir que nous étions d'honnêtes gens; ainsi nous répondîmes que nous le voulions bien.
On porta donc ma valise dans cette chambre, et nous allions y monter pour y souper, quand il entra dans la cour une chaise de poste escortée de quelques domestiques à cheval. De la chaise sortit un gros bénéficier qui revenait, à ce qu'on nous dit, d'une abbaye considérable qu'il avait à dix lieues de ce village.
Toute l'auberge se mit en mouvement à son arrivée: hôtesse, servantes; valets d'écurie, tout alla rendre hommage au train profane et environner la chaise comme pour remercier le maître de son nombreux équipage et des apprêts qu'exigeait sa friandise. Pour lui, il descendit de sa chaise d'un air sûr, en homme qui ne tromperait pas les gens dans leur calcul, et qui satisferait aux respects intéressés qu'on lui rendait.
Nous montâmes ensuite à notre chambre pour souper. Nous fûmes très mal servis; on nous avait comme oubliés; nous n'eûmes rien qu'à force de cris, et chaque chose dont nous avions besoin ne nous fut apportée que l'une après l'autre.
Voilà comme cela va dans le monde; tous les hommes, les uns envers les autres, ressemblent à notre hôtesse; ils prodiguent tout à celui qui a beaucoup, négligent celui qui a peu, et refusent tout à qui n'a rien. Caractère de coeur maudit qui ne laisse aucune ressource honnête aux misérables, et qui déshérite les deux tiers des hommes des biens que la nature a fait pour eux!
Cependant ces hommes, tels que vous les voyez, ont fait des lois contre leur iniquité; des lois justes et saintes en elles-mêmes: celui qui les viole est méchant; il ne s'est point contenté d'avoir ou de trouver un nécessaire, qui, malgré la mauvaise disposition des choses, ne manque presque jamais; il avait un libertinage et des vices qu'il voulait satisfaire; l'homme est né pour le travail, il voulait être un fainéant; en un mot, c'est un mauvais sujet, qui mérite d'être puni. Mais d'un autre côté, on serait tenté de dire que les hommes ne sont pas dignes de le voir punir, qu'ils ne méritent pas les lois justes qui les protègent; ce méchant que l'on punit, ce sont eux le plus souvent qui lui ont appris à le devenir; il se serait contenté de son nécessaire, de sa cabane, du revenu de son travail et de la médiocrité de ses plaisirs, s'il n'avait pas vu des hommes dont le luxe, les richesses, la mollesse et la fainéantise ont allumé son orgueil, son avarice et ses vices.
Mais passons; ces réflexions-là demandent de la modération; il y a des âmes gâtées qui abusent de tout, et je finirai par une réflexion que je crois raisonnable. J'interromps souvent mon histoire, mais je l'écris moins pour la donner que pour réfléchir.
Celui à qui son état et son opulence peuvent fournir tout à souhait, qui pour jouir de tout n'a qu'à le vouloir, que font les lois à son égard? dans quelle occasion peut-il en sentir le frein? fût-il né sans vertu, en les violant, que gagnerait-il qu'il n'ait pas déjà? Aime-t-il à faire bonne chère? il la fait; est-il glorieux? on le respecte; est-il ambitieux? il a du rang et de grands emplois; est-il vain et fastueux? il a de grands équipages et une foule de valets; est-il avare? il a de grands revenus, qu'il les ménage; est-il libertin? il a de l'argent en quantité, qu'il se pourvoie.
Mais il n'est pas prince; il n'est pas le premier homme de l'Etat; il est le maître ici, il voudrait aussi l'être là, et cela ne se peut pas; il n'a que dix lieues de terrain à lui, et il faut qu'il se passe à cela; les lois lui défendent d'en usurper dix autres sur son voisin; il peut goûter de tous les plaisirs, cela est vrai, mais malheureusement il en a satiété; une seule chose le ragoûterait, dont la privation le chagrine, c'est la fille ou la femme d'un homme à qui il n'y a pas moyen de les ôter, les lois le défendent encore; quelle rigueur! N'est-ce pas cela qu'il veut dire? Je le plains beaucoup; pourquoi n'est-il pas roi d'un Etat? C'est encore trop peu; que n'est-il souverain de toute la terre? on lui donnerait tout ce qu'il souhaite. Mais aussi, où a-t-il pris de pareilles envies? elles ressemblent à ces fantaisies qui viennent dans la débauche; elles sont si bizarres qu'on aurait peine à les deviner; c'est une démence de coeur et d'esprit que ces désirs-là; et s'il fait un crime pour tâcher de les satisfaire, qu'on ne le punisse point comme coupable, il ne mérite pas cet honneur-là: qu'on le lie comme un insensé, comme un homme qui a le transport au cerveau. Aussi n'est-ce pas de lui dont je parle, mais d'un homme opulent qui jouit de tous les avantages de son opulence, et qui les sent. Et je demande encore une fois: Que font les lois à son égard? rien que le mettre à couvert des entreprises criminelles de celui qui n'a rien, et à qui son sort fait envie; le voilà sans difficulté dans une situation bien commode, et qui lui épargne bien des tentations qu'il aurait peut-être, s'il n'était pas si fort à son aise. Et je l'en félicite: il n'est pas défendu d'être mieux que les autres; la raison même dans beaucoup d'occasions veut que ceux qui sont utiles, qui ont de certaines lumières, de certains talents, jouissent d'une fortune un peu distinguée; et quand l'homme heureux n'aurait rien qui méritât ce privilège, il est un Etre supérieur qui préside sur nous et dont la sagesse permet sans doute cette inégale distribution que l'on voit dans les choses de la vie; c'est même à cause qu'elle est inégale que les hommes ne se rebutent pas les uns des autres, qu'ils se rapprochent, se vont chercher, et s'entraident. Ainsi, que les heureux de ce monde jouissent en paix de leur abondance, et du bénéfice des lois; mais que leur pitié pour l'homme indigent, pour le misérable, aille au-devant de la peine qu'il pourrait sentir à observer ces lois. Tout l'embarras en est de son côté: que leur humanité le console du sort qui lui est échu en partage; qu'elle lui aide à parer les mouvements de sa cupidité toujours affamée, de sa corruption toujours pressante. Ce qu'on leur dit là n'est-il pas raisonnable? Cette inégale distribution de biens, dont nous parlions tout à l'heure, lie nécessairement les hommes les uns aux autres, il est vrai, mais le commerce qu'elle forme entre eux n'est-il pas trop dur pour les uns et trop doux pour les autres? et de cette différence énorme qui se trouve aujourd'hui entre le sort du riche et celui du pauvre, Dieu, qui est juste autant que sage, n'en serait-il pas comptable à sa justice, s'il n'y avait pas quelque chose qui tînt la balance égale, si le bonheur du riche ne le chargeait pas aussi de plus d'obligations?
Ainsi vous, dont ce riche ne soulage pas la misère, prenez patience, c'est là votre unique tâche à cet égard-là; vivez comme vous faites à la sueur de votre corps; continuez, c'est Dieu qui vous éprouve; mais vous, homme riche, vous payerez cette fatigue et ces langueurs où vous l'abandonnez; il y résiste; vous payerez la peine qu'il lui en coûte; c'est à vos dépens qu'il prend patience; c'est à vos dépens qu'il la perd; vous répondez de ses murmures, et de l'iniquité où il se livre, et en périssant il vous condamne.
Revenons à mon histoire; j'ai dit que nous fûmes très mal servis, parce qu'on ne songea qu'au bénéficier et à ses gens, mais ce ne fut pas là notre pire aventure; il n'y avait qu'un instant que nous avions soupé, quand nous vîmes entrer deux domestiques du bénéficier avec une servante. Celui avec qui j'étais, surpris de cela, demanda à la servante ce qu'elle venait faire: Mettre les valises de ces messieurs ici, dit-elle; il faut que vous ayez la bonté de leur céder la chambre, parce qu'ils y couchent toujours quand ils viennent; on tâchera de vous accommoder ailleurs, quoique nous ayons bien du monde. Voilà mon lit, dit alors brutalement un de ces domestiques. Et voilà le mien, dit son camarade.
Mon inconnu rougit là-dessus; je le vis indigné, mais reprenant presque sur-le-champ un visage tranquille: Mes enfants, leur dit-il, tout ce que vous faites là est inutile, nous ne sortirons point, car je ne pense pas que vous poussiez la hardiesse jusqu'à nous faire violence.
Ils répondirent impertinemment à cela, et parlèrent haut; l'hôtesse monta au bruit, et leur maître vint demander ce que c'était; ils dirent que nous ne voulions pas sortir de leur chambre: Mes gens couchent toujours ici, dit leur maître à mon inconnu; c'est un endroit à eux, l'hôtesse le sait, et il n'y a pas à contester là-dessus. Les chambres d'une hôtellerie n'appartiennent jamais qu'aux premiers venus, répondit froidement l'inconnu; ainsi vos gens n'ont que faire ici; monsieur, faites-les retirer, qu'on ne les voie point; vous en serez plus respectable; ou du moins ordonnez-leur d'être paisibles, afin qu'on vous les pardonne.
L'Indigent philosophe
Première feuille
Je m'appelle l'Indigent philosophe, et je vais vous donner une preuve que je suis bien nommé; c'est qu'au moment où j'écris ce que vous lisez (si pourtant vous me lisez; car je ne suis pas sûr que ces espèces de Mémoires aillent jusqu'à vous, ni soient jamais en état d'avoir des lecteurs).
Donc, je dis qu'au moment que je les écris, je suis à plus de cinq cent lieues de ma patrie, qui est la France, et réduit en une extrême pauvreté. Bref, je demande ma vie, et le soir je me gîte où l'on veut bien me recevoir.
Voilà, je pense, une misère assez complète. Vous n'êtes peut-être pas fait pour être mieux, me direz-vous, mon cher et bénin lecteur. C'est ce qui vous trompe: je suis d'assez bonne famille, mon père était dans les affaires, issu lui-même d'un père avocat, qui avait des aïeux officiers militaires. Cela n'est pas si mauvais; je suis même né riche, mais j'ai hérité de mes parents un peu de trop bonne heure.
Je n'avais que vingt ans quand ils sont morts: à vingt ans aimant la joie comme je l'aimais, vif et sémillant comme je l'étais, se trouver maître de cinquante mille écus de bien, je n'augmente pas d'un sol, serait-il naturel à votre avis que j'eusse de quoi vivre à présent que j'ai près de cinquante ans? Non, la vie que je mène aujourd'hui n'est pas bâtarde, elle vient bien en droite ligne de celle que j'ai menée, et que je devais mener de l'humeur dont j'étais.
Je n'ai que ce que je mérite, et je ne m'en soucie guère. Quand j'avais du bien, je le mangeais; maintenant je n'en ai plus, je m'en tiens à ce qu'on me donne; il est vrai que si on m'en donnait autant que j'en voudrais, j'en mangerais encore plus que je n'en ai mangé, je ne serais pas plus corrigible là-dessus. Il n'y avait que la pauvreté qui pût me mettre à la raison, et grâces au Ciel me voilà bien en sûreté contre ma faiblesse: je suis pauvre au souverain degré, et même un pauvre à peindre, car mon habit est en loques, et le reste de mon équipage est à l'avenant; Dieu soit loué, cela ne m'empêche pas de rire, et je ris de si bon coeur qu'il m'a pris envie de faire rire les autres.
Pour cela, je viens d'acheter quelques feuilles de papier pour me mettre par écrit, autrement dit pour monter ce que je suis, et comment je pense, et j'espère qu'on ne sera pas fâché de me connaître.
Au reste, dans le temps que j'étais en France, j'entendais qu'on disait souvent à l'occasion d'un livre, ah! que cet homme-là écrit bien! qu'il écrit mal! Pour moi, je ne sais pas comment j'écrirai: ce que me viendra, nous l'aurons sans autre cérémonie; car je n'en sais pas d'autre que d'écrire tout couramment mes pensées; et si mon livre ne vaut rien, je ne perdrai pas tout: car je ris d'avance de la mine que vous ferez en le rebutant: ma foi, cela me divertit d'ici; mon livre bien imprimé, bien relié, vous aura pris pour dupe, et par-dessus le marché, peut-être ne vous y connaîtrez-vous pas, ce qui sera encore très comique.
Enfin arrive ce qui pourra, je me suis fait un plaisir d'écrire, et je n'irai pas m'en abstenir dans la crainte que ce que j'écrirai ne vaille rien; c'est une pensée trop sérieuse pour moi, ou, si vous voulez, trop au-dessous d'un homme joyeux: oui, trop au-dessous; et je vous dirai que parmi les hommes je n'ai encore trouvé que la joie de raisonnable, parce que les gens qui aiment la joie n'ont point de vanité: tout va bien, pourvu qu'ils se réjouissent, et c'est penser à merveille: ce n'est pas avoir de l'esprit que d'être autrement. Vous moquez-vous de moi? Grand bien vous fasse: je ne me mets pas en peine; quand j'étais un enfant, j'étais vain; cela était à sa place: à présent que je suis un homme, je ne m'amuse plus à cela, j'ai mis toute ma vanité à ne faire de mal à personne, et toute ma sagesse à me divertir du reste. Car ce n'est pas le tout que d'être pauvre, ce n'est pas assez de porter des haillons, il faut savoir en faire son profit: et tel que vous me voyez, je ne prise l'estime des hommes que ce qu'elle vaut. Dites-moi, ne serai-je pas bien avancé quand vous direz que j'ai de l'esprit? Sera-ce un grand malheur quand vous direz que je n'en ai point? J'en ai peut-être, mais pour le montrer comme vous voudriez qu'il fût, il faudrait que je me donnasse de la peine, et cela ne me divertirait plus; ainsi je me contente de celui que j'ai à l'ordinaire, je ne me fatiguerai point à le trouver, je le tiens, et je n'ai rien à lui reprocher, car il m'a toujours réjoui.
Mais voilà assez de préambule: je suis naturellement babillard, il faut que cela se passe. Parlons de ma vie, à cette heure: je vais vous en donner des lambeaux sans ordre, car je n'ai pas chargé ma mémoire de dates, mais il faut remettre la partie à une autre fois, car le jour me manque, et je n'use pas d'autre lumière: je vais manger un morceau, on avale fort bien sans chandelle, et on digère de même: si votre souper ressemblait au mien, vous ne vous coucheriez pas de si bon coeur que je le ferai: mais pour moi ma friandise et ma philosophie sont les meilleurs amis du monde; ce que la dernière offre à l'autre, celle-ci le trouve toujours bon: l'appétit vient là-dessus qui s'entend encore avec elles, et moyennant ce trio-là je m'accommode on ne peut pas mieux.
Bonsoir, j'ai soupé, je me suis levé un peu matin, je me couche de bonne heure, je ne veux rien perdre.
Dieu aide les gens gaillards: hier en me couchant je n'avais pas un sol pour le lendemain, aujourd'hui je me retire avec plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre dix jours; et je ne donnerais pas ces dix jours-là pour une année de la vie d'un ministre d'Etat; personne ne viendra m'escroquer les moments que je prétends passer à ne rien faire: vive les plaisirs de ceux qui n'en ont guère; il n'y a rien qui les rende si piquants que d'en avoir rarement, sans compter qu'il ne faut pas bien de l'apprêt pour être aise, quand on ne l'est pas souvent; on se réjouit où les autres ne sentent rien; il faut des machines aux gens du monde pour les divertir. A gens comme moi, il ne faut presque rien: par exemple, me voilà charmé parce que je vais être huit ou dix jours sans travailler. Allez-vous-en proposer l'oisiveté comme un plaisir à un ambitieux, à un homme de cour; c'est lui proposer un martyre: il faut qu'il aille, qu'il parle, qu'il agisse, qu'il s'inquiète, qu'il n'ait ni le temps de dormir ni celui de manger: il ne vit plus dès qu'on lui laisse le temps de vivre. Et cependant le misérable qu'il est, de combien de choses qui me manquent son repos serait-il assaisonné? il est riche, il pourrait faire bonne chère, il a des maisons de campagne, il peut s'y aller promener, il a des amis qui valent mieux que lui, et qu'il pourrait avoir chez lui quand il voudrait, il est logé comme un roi dans son Louvre, il a du vin de Champagne et de Bourgogne dans ses caves; et tout cela ne lui sert de rien, son âme jeûne de tout au milieu de cette abondance de douceurs, dont elle peut jouir; savez-vous bien pourquoi? c'est que la folle fait pénitence des excès de cupidité où elle s'est jetée: oh! parbleu, je n'ai jamais laissé prendre un si mauvais pli à la mienne, je l'ai stylée à tout, c'est une vraie aventurière: aujourd'hui que mon lit est dur, je n'en souhaite pas un plus mollet; je mets seulement mon ragoût à pouvoir y dormir la grasse matinée. Je n'ai point d'amis qui me viennent voir, mais en revanche je vais voir tout le monde dans les rues, je m'amuse des hommes qui passent, et quand je vois passer un coquin que je connais, je le méprise, sans avoir la peine maudite de lui faire encore des compliments, et de le traiter comme un homme estimable, comme je ferais si j'étais dans le monde. Je ne fais pas bonne chère, mais j'ai bon appétit; je ne bois pas de bon vin, mais comme je n'en bois guère en tout temps le mauvais me paraît du nectar; et quand je n'ai que de l'eau, je ne la bois qu'à ma soif, cela la rend délicieuse: et sans cela croirait-on que les malheureux, les gens pauvres pussent résister à leur état? Non, mais la nature est une bonne mère; quand la fortune abandonne ses enfants, elle ne les abandonne pas, elle. Un homme était riche, il devient pauvre: laissez-le faire, la nature en lui a pourvu à tout; c'est un soldat qui a armes et bagages: quand il était riche, il était délicat; à présent qu'il n'a plus rien, la friandise le quitte, l'amour des commodités le laisse là, son goût baisse, et devient ce qu'il faut qu'il soit pour s'ajuster à son état: il aimera le pain comme il aimait la perdrix, l'eau fraîche comme il aimait le bon vin, et le vin comme il aimait la plus exquise des liqueurs; en un mot, ses besoins s'humanisent, ils demandent peu, parce qu'ils ne peuvent avoir beaucoup, et le peu qu'ils ont les satisfait mieux cent fois, que le beaucoup quand ils l'avaient.
Que dites-vous de ma morale? Elle n'est pas fort réfléchie: c'est qu'elle est naturelle. Il y a des gens qui moralisent d'une manière si sublime que ce qu'ils disent n'est fait que pour être admiré, mais ce que je dis là, moi, est fait pour être suivi; et voilà la bonne morale; le reste n'est que vanité, que folie. Les gens d'esprit gâtent tout, ils vont chercher tout ce qu'ils disent dans un pays de chimère, ils font de la vertu une précieuse qui est toujours en peine de savoir comment elle fera pour se guinder bien haut, pour se distinguer. Ils croient donc que c'est là la vertu; je leur apprends, moi, de dessus mon escabeau, qu'il n'y a rien de si simple que ce qu'on appelle vertu, bonne morale, ou raison: nous n'avons pas besoin d'un grand effort d'esprit pour agir raisonnablement; la raison nous coule de source, quand nous voulons la suivre; je dis la véritable raison: car celle qu'il faut chercher, cette raison qui est si fine, si spirituelle et sublime, ce n'est pas la bonne; c'est nous qui la faisons, celle-là, c'est notre orgueil qui la forge; aussi la fait-il gigantesque, afin qu'elle nous étonne. Il me vient une comparaison qu'il faut que je vous dise: imaginez vous un habit tout uni: quelque bien fait qu'il soit à votre taille, on ne dira guère en vous voyant passer: voilà un homme qui est bien habillé; mais portez-vous un habit chamarré, brodé d'or ou d'argent? oh! tous les passants s'arrêteront pour vous regarder: oh, le bel habit! dira-t-on. Eh bien! cette vertu simple et telle que la nature nous la donne, elle ne fait pas plus de bruit, elle n'est pas plus remarquable qu'un habit uni: personne n'y prend garde; au lieu que le faste que vous voyez dans de certaines actions qui vous paraissent des prodiges de raison ou de vertu, ce faste-là qui frappe tant, ressemble à la broderie de l'habit chamarré; et il en faut mettre partout de la broderie, il faut de l'étalage dans tout, sans quoi rien ne paraît dans le monde.
Je me souviens d'avoir vu autrefois un seigneur qui presque en même jour perdit son fils unique et la moitié de son bien; on s'attendait à des marques de douleur et d'affliction; mais malheureusement pour lui, c'était un homme qui passait pour un modèle de raison, pour un héros en fermeté d'âme, pour un sage, c'est tout dire; il avait pris goût à figurer comme cela dans le monde; il fallut donc soutenir la gageure dans le double malheur qui lui arriva. Je le plaignis de tout mon coeur, j'eus pitié de lui à cause des peines que lui donnerait cette fermeté qu'il allait jouer; et en effet le pauvre martyr de l'orgueil ne versa pas une larme, il se montra inébranlable: il jeta un soupir ou deux, dit-on, pour rendre son courage plus vraisemblable, pour montrer aux gens que ce n'était pas faute de sensibilité qu'il n'était pas au désespoir, comme y aurait été un autre. Il fit voir qu'il ne tenait qu'à lui d'être sujet comme le reste des hommes aux faiblesses de la nature, mais qu'il avait la force de les repousser. Je le vis le lendemain de ses infortunes, je regardai son visage: mais je ne vis qu'un masque; car la sérénité même n'a pas l'air plus paisible que l'avait ce visage-là. Oh! je me dis à moi-même: la raison toute unie ne fait pas cet effet-là, il y a ici de la broderie; et je devinais juste: car je sus, à n'en pouvoir douter, que seul dans son cabinet mon homme pleurait et se désolait comme une femme, et qu'il s'en donnait à coeur joie, si l'on peut parler ainsi. Vraiment je le trouvais bien plus faible et plus femme quand il reprenait son masque devant le monde; il me paraissait bien plus pusillanime: car se donner le tourment de ressentir sa douleur, pour avoir la gloire de passer pour un homme admirable en fermeté, je pardonnerais cette vanité-là à une femme, parce qu'elle est d'un sexe plus faible que nous; et à mon gré il n'y a point de plus grande faiblesse que l'orgueil de feindre des vertus qu'on n'a pas; cette petitesse-là est digne d'une créature artificieuse et superbe comme la femme, n'est-il pas vrai?
Cependant on admira le comédien, à qui ses singeries coûtèrent cher; car autant qu'il m'en ressouvient, je crois qu'il mourut de la violence qu'il se fit pour les soutenir: sa comédie le tua; cela n'est pas sain, et mourir pour mourir, j'aimerais encore mieux mourir en homme faible, qu'en histrion qui fait le fort et qui ne l'est pas: j'aurais du moins l'avantage de n'avoir voulu tromper personne, et je remporterais l'honneur d'avoir été de bonne foi: quand on meurt franchement de douleur, la mort n'est que la punition de notre faiblesse, et cela n'est pas si laid qu'une mort qui est la punition d'une fourberie. Oh! l'impertinente mort, à mon gré! Je serais immortel, si je n'avais à finir que par là.
Mais c'est assez moraliser, laissons-là les folies des hommes; et si nous en faisons, comme absolument il en faut faire, du moins n'en faisons que de celles qui divertissent. Par exemple, j'ai mangé tout mon bien, moi: eh bien! c'est une grande folie, je ne conseille à personne de la faire; car pour avoir du plaisir, il n'est pas nécessaire de se ruiner, ni de devenir pauvre: la pauvreté est une cérémonie qu'on peut retrancher, ce n'est pas elle qui m'a rendu joyeux et content comme je le suis; je l'étais avant que d'avoir tout mangé; mais si j'avais à recommencer, si on me remettait dans mon premier état, j'aimerais mieux faire des folies ruineuses, qui seraient du moins gaies pendant qu'elles dureraient, que de faire de ces folies tristes, dures et meurtrières; j'aimerais mieux avoir le plaisir d'être fou, que d'avoir la douleur de faire le sage, avec tout l'honneur qui m'en reviendrait.
A propos de folies, l'autre jour je me trouvai dans une salle où un homme charitable de la ville assemble quelquefois des pauvres pour leur distribuer de l'argent, et d'autres charités. Il y avait un grand miroir dans cette salle; je m'en approchai, pour voir un peu ma figure, qu'il y avait longtemps que je n'avais vue: j'étais si barbouillé que cela me fit rire, car il faut tirer parti de tout; je me regardais comme on regarde un tableau, et je voyais bien à ma physionomie que j'avais dû me ruiner, et il n'y avait pas l'ombre de prudence dans ce visage-là, pas un trait qui fît espérer qu'il y en aurait un jour; c'était le vrai portrait de l'homme sans souci, et qui dit: N'ai-je rien? je m'en moque. Voilà donc celui qui a mangé tout mon bien, dis-je en m'approchant de ma figure; voilà le libertin qui me fait porter des guenilles, et qui ne s'en soucie guère: voyez-vous le fripon? tout ce qu'il a fait, il le ferait encore.
Quelqu'un de mes camarades entra comme je finissais la conversation par un saut. Ami, vous êtes bien gaillard, me dit-il. Vraiment oui, répondis-je, je viens de voir un homme qui ne doit rien, et qui n'a rien à perdre. Pardi, je vaux bien cet homme-là, me dit-il; ainsi vous n'avez qu'à faire une gambade en me voyant; sautez, sautez, je le mérite. Et pour m'en donner l'exemple, il sauta lui-même; et puis je sautai. Il me le rendit, je le rendis: je crois que nous sauterions encore, si nous n'avions pas entendu ouvrir la porte de l'appartement. C'était l'homme charitable qui venait à nous, et qui nous mit à chacun une pièce d'argent dan la main, en nous demandant nos prières pour lui: ce que je n'ai jamais manqué de lui accorder; car tout sans souci que je suis, je crains Dieu, j'ai toujours eu des sentiments de religion. Je ne les ai pas toujours mis en pratique: pendant que je me ruinais, mes actions n'allaient pas mieux que mon patrimoine; la dissipation de l'un entraînait le désordre des autres; mais maintenant que je suis pauvre, j'ai pris, comme on dit, aux cheveux, l'occasion d'être homme de bien, et voici comment j'ai raisonné: j'aimais les femmes, et les femmes aimaient mon argent; à présent que je n'en ai plus, qu'est-ce que je ferais de mon amour pour les femmes? Rien, elles ne voudraient plus de moi: il ne faut donc plus vouloir d'elles; aussi bien, en les souhaitant sans les avoir, je souffrirais, et je me damnerais d'un péché pénible: faisons donc de nécessité vertu. Depuis ce raisonnement, quand j'en ai vu quelqu'une, et que son idée me vient lanterner l'esprit, je mets tout d'un coup la main dans ma poche; je n'y trouve rien, et là-dessus je renvoie les désirs libertins à qui a le malheur de pouvoir en acheter la satisfaction; pour moi qui n'ai pas le sol, l'inutilité de me laisser tenter m'est démontrée; je brise avec la tentation, et je me dévoue à la continence par force; de là, je tâche de m'y dévouer par vertu; et ainsi, de main en main, et pour ainsi dire par cascade, j'arrive à traiter cet article-là assez chrétiennement; on appelle cela faire son salut cahin-caha, et fournir sa carrière en boiteux; mais on se tire d'affaire comme on peut, et un boiteux qui ne se lasse pas fait son chemin comme un autre.
Deuxième feuille
Je vous parlais tout à l'heure de mon camarade avec qui je sautai tant l'autre jour; c'est un assez plaisant personnage: nous ne nous connaissions guère avant nos gambades, mais notre aventure nous a rendus bons amis. Au sortir de la salle, il riait encore de nos cabrioles, et je lui contai à l'occasion de quoi il m'avait vu sauter. Quand il sut ce que c'était: Je vous aime de cette humeur, me dit-il, allons boire chopine pour entretenir notre joie; je vous dirai qui je suis, à charge de revanche; et je payerai l'écot par-dessus le marché, car je trouvai hier une honnête dame qui m'a donné de quoi faire un bon repas. Tope! lui répondis-je, et puis nous entrâmes au cabaret: il ne m'avait promis que chopine; mais chopine au cabaret tient bien deux pintes.
Après avoir choqué le verre cinq ou six fois, ce vin-là est bon, me dit-il. Autrefois je l'aurais trouvé bien mauvais, mais ce temps-là n'est plus; j'ai appris à savourer le médiocre, et il n'y a plus aujourd'hui de vignoble que je n'estime, ils sont tous en Champagne pour moi: vive la pauvreté, mon camarade; les gueux sont les enfants gâtés de la nature: elle n'est que la marâtre des riches, elle ne produit presque rien qui les accommode. Les deux tiers de ses vignes ne leur conviennent pas: quelle perte pour eux, mon cher confrère, et quel plaisir pour nous! Nous buvons tout son vin, de quelque côté qu'il vienne, quelle bénédiction! Chantons là-dessus; je commence. Et il chanta: De la joie! de la joie! Notre bien n'est nulle part, et il est partout; quand un pays est grêlé, nous n'y avons rien, n'est-il pas vrai? Buvez, camarade, et tout plein: cela désaltère. A propos, je vous ai promis ma petite histoire; écoutez, je vous dirai tout, et cela sera bientôt fait. Mais j'ai soif: versez du vin, je tendrai mon verre. Ah! qu'il est beau, quand il est plein!
Là-dessus, il but, et puis il me fit le récit que je vais vous faire aussi; après quoi je parlerai de ma vie. Quand j'ai mis la plume à la main, je ne voulais vous entretenir que de moi, je vous l'avais dit; mais ne vous fiez pas à mon esprit, il se moque de l'ordre, et ne veut que se divertir. Voulez-vous gager que mes rapsodies trouvent des imprimeurs, et que vous les lirez? Si ce n'est vous, ce sera un autre, et c'est à cet autre à qui je parle. Continuons, et ne nous fâchons pas: je ne dis plus mot, c'est mon camarade qui parle.
Je suis le fils d'un musicien fort habile dans son métier, fort grand ivrogne; mais il avait ses raisons pour l'être, ne le condamnez point sans l'entendre. Il disait qu'il n'y aurait jamais eu de musique s'il n'y avait pas eu de vin; et il n'en buvait beaucoup, de ce vin, que pour puiser la musique dans sa source. Vous voyez bien qu'il n'était ivrogne que pour exceller dans son art, et son intention était louable. Bien des gens prétendaient qu'il buvait encore mieux qu'il ne composait. Mais c'est qu'à vous dire le vrai, il avait un petit défaut: il chantait trop quand il était au cabaret; ses chansons usaient toute sa verve musicale, et puis lorsqu'il allait travailler chez lui, il avait presque perdu tout son feu; et de là venait que le vin ne lui profitait pas autant qu'il aurait fait, sans sa mauvaise habitude de chanter. Mais que voulez-vous? chaque homme fait des fautes; cela n'empêchait pas qu'il ne composât de très belles choses. J'ai hérité de lui d'un opéra qui était admirable: il le fit exécuter à Paris; mais mon père n'était pas heureux, il avait travaillé sur de mauvaises paroles, et la musique à cause de cela en parut pitoyable; pareil accident arrive tous les jours. Mon père s'excusa sur le poète, mais le poète était un glorieux qui rejeta tout sur le musicien: ces faiseurs de vers n'ont point de conscience. Cela dégoûta mon père, qui serra bien proprement son opéra dans son portefeuille, et s'en alla dans les provinces en faire chanter des lambeaux. A Lyon où il se trouva, il tomba malade d'un motet, dont il avait été prendre les beautés au cabaret, suivant sa coutume; mais l'excès nuit en tout: le transport qu'il prit dans le vin le tua; il fut enterré sans façon, et son motet aussi. Depuis ce temps-là, je n'aime pas les motets. Voilà la mort de mon père; voyons ma vie à présent.
Quand il mourut, j'étais soldat: la musique n'était point mon talent, et je n'avais jamais pu apprendre que la gamme; de façon que j'aurais déserté de bonne heure la maison paternelle: car qu'est-ce que j'aurais fait avec ma gamme? J'aimais pourtant beaucoup le vin, et comme mon père l'appelait la source de la musique, je m'obstinais à aller à cette source, pour y puiser la science: mais je n'y rencontrais jamais que de la joie, et je n'en revenais que plus joyeux, sans être plus savant. Il est vrai que cette joie vaut son prix, et depuis ce temps-là, je vais toujours la chercher où je l'ai prise. Prenons-en un petit doigt: à vous, confrère. Parbleu, il y a eu bien du malheur à mon fait: j'ai toutes les inclinations d'un musicien, j'aime le vin autant que l'aime un violon, remarquez la bizarrerie de mon tempérament, et je ne connais que le noir et le blanc dans les notes; je n'ai jamais pu chanter ma partie qu'en empêchant les autres de chanter la leur; je n'ai jamais pu exceller que dans les airs de Pont-Neuf: encore faut-il que je les chante tout seul, car ma voix ne peut tenir compagnie à celle de personne: aussi fait-elle autant de bruit qu'une orgue de paroisse, vous en avez eu la preuve. Mais revenons à mon métier de soldat: j'étais le premier homme du monde pour porter un mousquet, il n'y a qu'à le tirer que j'ai trouvé de la peine: c'est ce qui fait que je n'ai pas demeuré fantassin longtemps; d'ailleurs, il faut obéir à un capitaine, il a ses volontés, vous avez les vôtres, et volontés pour volontés, il vaut encore mieux faire les siennes que celles d'un autre.
Je m'ennuyais donc beaucoup de la vie de soldat, et comme j'étais d'une taille avantageuse, fort et nerveux, mon capitaine ne voulait point que je le quittasse. J'écrivis à mon père, et le priai de payer si bien mon congé qu'on me laissât aller; mais le bonhomme ne savait payer que les cabaretiers, et je n'eus point de réponse. Que fis-je? Puisque je n'ai pas d'argent pour me racheter, me dis-je en moi-même, il faut trouver un équivalent; et c'était la fuite: je désertai; cela faisait le même effet pour moi que si je m'étais racheté.
Me voilà donc parti. J'allais bon train. Je vendis mon mousquet à un paysan, et de l'argent que j'en fis, je m'en aidai à poursuivre mon chemin; cependant j'eus peur qu'on ne me rattrapât, et pour esquiver à ce danger, je prenais toutes les routes détournées. Un soir que j'allais entrer dans un village, je vis un ecclésiastique que son cheval avait jeté dans un fossé; il y était jusqu'au col; je m'approchai, il me demanda du secours, et je lui en donnai. Ce ne fut pas sans peine que je le tirai de là; mais enfin je l'en tirai, je le remontai sur son cheval, et je le suivis au village dont il était curé. C'était dans le temps de la vendange. Il n'avait qu'une vieille gouvernante qui le servait, et deux arpents de vigne à vendanger: je m'offris d'en être le vendangeur; le curé qui m'avait obligation le voulut bien, il me retint, et le lendemain je me mis dans la vigne. L'autre lendemain c'était fête; le curé dit sa messe, je la servis: à midi il dîna, et je lui versai à boire pendant que la servante essuyait quelques meubles de bois vermoulu. Le curé, en faisant digestion, s'avisa de me demander qui j'étais; je lui fis là-dessus une histoire dont je ne me ressouviens plus, mais il en fut si content qu'il me proposa de le servir: dans l'embarras où j'étais, cela me venait à merveille, et j'y consentis de bon coeur; mais nous ne fûmes que deux mois ensemble: j'étais gourmand, le curé était avare, et la gouvernante acariâtre: on me reprochait mon pain, cela m'affamait; je pillais le garde-manger, je trouvais les oeufs des poules, je les dénichais, je vidais le reste des bouteilles, et je ruinais le bénéfice, disaient-ils; de sorte qu'un matin, on me dit: vas-t-en, et je m'en allai, avec trente sols de monnaie qu'on fut une heure à me compter sur un banc.
Pendant qu'on faisait ma somme, je passai un moment dans la cour, et je vis deux poules au nid; je pris les oeufs, par habitude, et pour ne pas séparer les mères d'avec les enfants, je logeai le tout dans mon havresac; on ne s'aperçut de rien, je vins recevoir mes trente sols, et un bâton blanc à la main, je saluai la maison curiale, et je partis avec ma volaille et coq en plume, et mes trente sols. Je crois qu'on courut après moi, car j'entendis de loin qu'on m'appelait en venant fort vite, mais le mot de petit fripon, de petit coquin qui frappa mes oreilles, ne me parut pas mériter de réponse, et je galopai un peu pour m'éloigner de ce bruit-là. Mais parlez donc, camarade, il me semble que j'ai passé deux mois chez le curé sans que nous ayons trinqué: vertubleu, le sot métier! Allons, frère, arrosons, le temps est sec. Bon, me voilà en chemin. A quelques jours de là, je trouvai une troupe de comédiens de campagne; oh! ma foi, c'était de bonnes gens, ceux-là; dès que je vis seulement leur mine, je devinai qu'ils m'accommoderaient. Je les trouvai en chemin comme ils rechargeaient leur bagage dans leur chariot qui avait versé; je leur offris mon secours, ils l'acceptèrent, et je travaillai de si bonne grâce que je leur plus: la troupe par hasard avait besoin d'un domestique, et ils me retinrent pour l'être. Jamais on ne prit maître de si bon courage que je le fis: une heure après avoir été avec eux, j'y étais comme si je les avais connus depuis dix ans. Ils chantaient en chemin, ils buvaient, ils mangeaient, ils faisaient l'amour: ah! la bonne vie! les rois ne la mènent pas, cette vie-là: elle est trop heureuse pour eux, et ils sont trop grands seigneurs pour elle. Testubleu! mon camarade, j'étais comme l'enfant qui tète, j'ouvrais les yeux sur eux, mon coeur s'épanouissait, je vivais: car je n'avais pas encore vécu. Vous jugez bien que mon plaisir me rendait gaillard, et comme ils n'étaient pas glorieux avec moi, nous familiarisions ensemble, et je disais le bon mot avec eux. Je n'étais pas laid au moins, je suis bien aise que vous le sachiez; j'étais gros et gras, et j'avais l'air espiègle; de l'esprit, je n'en manquais pas, de l'effronterie encore moins; j'aimais la vie dérangée, tantôt bonne, tantôt mauvaise, se chauffer aujourd'hui, avoir froid demain, boire tout à la fois, manger de même, travailler, ne rien faire, aller par les villes, et par les champs, se fatiguer, avoir du bon temps, du plaisir et de la peine, voilà ce qu'il me fallait, et j'eus contentement avec eux.
Nous arrivâmes dans une petite ville où, dès le soir même de leur arrivée, on leur demanda la comédie. Ainsi, dès ce jour-là, j'entrai en exercice de ma charge de domestique de théâtre: j'avais la science infuse pour ce service-là; ils admiraient mon habileté. Ils jouèrent, je ne me souviens plus quelle pièce, ils enchantèrent l'assemblée provinciale: c'est la cour du roi Pétaut qu'un spectacle comme celui-là; et il y a un agrément, c'est que des comédiens n'ont pas peur d'y être sifflés: plus ils sont mauvais, plus ils réussissent: le bon jeu glisserait sur le parterre, et le mauvais ressemble au vin dur et épais qui gratte le palais; il faut crier, faire contorsions, s'agiter comme des possédés, et puis vous entendez rire ou pleurer, suivant ce qu'on joue. Nos messieurs firent de l'argent ce soir-là, et quelques-uns même des conquêtes, qui leur valurent bien autant que leur part dans les pièces. D'ailleurs notre troupe mit toute la ville en rumeur, éveilla les esprits, rendit les filles et les femmes coquettes; elles se coiffaient et s'ajustaient pour venir voir la comédie; on leur en contait, le feu s'y mettait, et puis c'était des amours, des mariages prématurés; nous ne vîmes pas tous ces effets de notre passage, mais nous les apprîmes quelque temps après.
Je me divertis ma foi bien dans cette ville-là; car en qualité de serviteur de la comédie, il rejaillissait sur moi un peu de ces grâces que le métier de comédien donnait à mes maîtres. D'abord je ne fus couru que des servantes, et je jetais le mouchoir aux plus jolies; les femmes de chambre ensuite vinrent sur leur marché, et je choisissais. J'ai vu pleurer pour mes beaux yeux. J'étais bien fier, je mettais le chapeau sur l'oreille, la troupe me donnait de vieux bas rouges, et des nippes théâtrales dont je m'ajustais: cela renversait la cervelle de toutes les chambrières du premier et du second étage. Ma braverie tenta jusqu'à des grisettes que la tentation emporta, et je soupçonnai quelques bourgeoises du premier rang de n'oser me dire ce qu'elles pensaient de moi. Je ne suis pas si timide qu'elles, camarade, je vous dirai bien ce que je pense de la bouteille: c'est qu'il la faut boire; avalons.
Nos comédiens ne s'oubliaient pas, et il y en avait d'assez bien faits dans la troupe: les bourgeoises les aimaient beaucoup, et ils n'en étaient pas ingrats; il reste encore dans plusieurs familles des marques de leur reconnaissance. A l'égard des femmes de la troupe, on en comptait deux de jolies, qui avaient l'air vif, un oeil coquet, une figure qui agaçait, et une façon galante qui donnait aux gens beaucoup plus d'amour que de tendresse. Aussi ne convient-il pas d'inspirer de la tendresse, quand on ne peut faire un long séjour dans les lieux; les sentiments tendres sont trop lambins, il faut tant de cérémonie avec eux; l'amour est bien moins formaliste.
La veille de notre départ, nous avions promis une jolie comédie. Je dis nous, car j'avais mon rôle, je mouchais les chandelles, et je vous avertis que sans un moucheur de chandelles on ne pourrait pas jouer la comédie; c'est lui qui répand la lumière sur l'action. Or la fièvre prit à un de nos acteurs qui avait un rôle d'amant volage dans notre pièce; voilà l'espérance d'une bonne recette confondue: toute la ville devait se trouver à nos adieux, et nous avions mis au double. Je vis le moment où l'on allait quereller l'acteur de ce qu'il s'avisait d'avoir la fièvre si mal à propos, et encore une fièvre qui menaçait d'être continue. Comment faire? On se désespérait. Parbleu, je proposai de prendre le rôle du malade. Dans un besoin on se sert de tout: ils me dirent: apprends-le, si tu peux. Je me mis donc à étudier jusqu'au lendemain, je m'enfermai avec du vin pour encourager ma mémoire. Et à propos de mémoire, si j'encourageais votre attention d'une petite rasade, cela ferait-il si mal? Je suis homme à vous tenir compagnie. Allons, voilà qui est bien; revenons dans ma chambre, où j'étudie fort et ferme.
Ma mémoire fit un coup d'essai immortel: le lendemain je sus mon rôle sur le bout du doigt, j'appelai mes camarades; car désormais mouche les chandelles qui voudra, je ne m'en mêlerai plus, j'ai fait fortune, et me voilà comédien moi-même; j'appelai donc mes camarades et les avertis du prodige qui s'était fait en moi. Répétons, leur dis-je, et que le malade ne se presse pas de guérir. Je vous assure qu'il aura du temps de reste pour avoir la fièvre. Allons, messieurs, voyons si le brodequin me siéra bien. Mon audace les fit rire, les mit de bonne humeur: c'était de l'argent qui leur venait, si on pouvait me produire. Allons, mon ami, c'est toi qui commence, me dirent-ils; héros, partez pour la gloire. Aussi fis-je; à peine eus-je déclamé quatre vers, qu'ils me promirent le laurier du premier jambon qu'ils mangeraient. Comment donc! Savez-vous qu'ils furent étonnés de m'entendre? Ils disaient que ce n'était plus moi, que j'avais une autre physionomie, ce n'était que battements de mains. Attendez, leur dis-je, ménagez vos admirations, il m'en faudra bien d'autres, ne me donnez pas tout à la fois, poursuivons; et nous poursuivîmes, et toujours gloire nouvelle. Enfin nous achevâmes, et je fus trouvé si prodigieux qu'ils allèrent tous embrasser le malade dans son lit pour lui rendre grâce de sa fièvre. Un d'eux opina pour m'afficher à la porte du logis, le sentiment fut approuvé, et sur une grande feuille de papier on me promit au public en gros et grands caractères. Là-dessus je rêvai à part moi sur l'honneur et le profit que j'allais leur faire; nous n'étions convenus de rien pour mes petits intérêts, l'affiche était faite, j'allais gagner de l'argent, et je conclus que je devais en avoir ma part. Je leur dis mes petits raisonnements, et à leur air je compris bien qu'ils n'auraient pas pensé comme moi: Messieurs, leur dis-je en riant, vous êtes les maîtres, mais je ne donnerai ma marchandise qu'au prix où vous donnez la vôtre. Vous partagez le gain ensemble, n'est-ce pas? Est-ce que j'ai la peste, moi, pour n'être pas admis au partage? Ne me fâchez point, vous êtes bienheureux de ce que vous ne m'achetez pas plus cher. Ne le voulez-vous pas? Voyez ailleurs, je reprendrai mes mouchettes comme à l'ordinaire; mais je ne saurais à moins. Il a raison, dit alors un gros garçon d'entre eux, je lui donne ma voix: et nous, la nôtre, dirent-ils ensemble, et là-dessus ils m'embrassèrent. Il n'y eut que nos femmes qui me refusèrent la joue, et qui eurent de la peine à se faire à une égalité si subite avec moi; mais la représentation de notre pièce emporta ce reste de fierté qui me disputait l'honneur de leur bienveillance.
Troisième feuille
Je fis ce jour-là les délices de l'assemblée, on me trouva fait au tour: il est charmant, ce garçon-là, disait-on, ce sera le premier comédien de l'Europe. Bien plus, c'est que pendant le cours de la pièce, mes camarades, étourdis des applaudissements qu'on me donnait, me regardaient presque avec respect; je les voyais devenir petits devant moi, et je les laissais faire, je m'accommodais fort bien de leur paraître important, leur respect était le bienvenu; je ne leur disais pas: Arrêtez-vous; au contraire la vanité me gagnait, je sentis que mon visage devenait hardi et cavalier, je parlais ferme, et je marchais de même derrière les coulisses, je leur tendais la main de l'air d'un capitaine qui caresse ses soldats, et mes soldats le prenaient de même.
Enfin la comédie finit: je reçus tant de compliments que j'en étais ivre. Les compliments de province sont toujours longs, de la part des hommes, et précieux de la part des femmes; mais la vanité d'être loué n'est pas délicate, et ils me firent tous plaisir. Mes camarades étaient muets, ils auraient été jaloux s'ils avaient osé, ou plutôt s'ils avaient pu; mais il n'y avait pas moyen de me regarder comme un rival: je confondais tout espoir de concurrence, et l'excès de mon mérite ne leur permettait qu'une admiration qui les rendait stupides. Aussi je n'en fis pas à deux fois, je pris dès ce jour-là la contenance d'un homme rare, d'un homme qu'on est trop heureux d'avoir, et qui a les bonnes recettes dans sa manche. Nous fûmes priés de donner encore le lendemain la même pièce: tout le monde ne m'avait pas vu, et tout le monde voulait me voir; et toujours au double. Je dînai chez le premier de la ville, j'y montrai beaucoup d'esprit: ma gloire m'en donnait plus qu'à l'ordinaire, ou bien elle défricha tout celui que j'avais; on ne pouvait se rassasier de m'entendre. Ajoutez que j'étais frais et potelé, ce qui est considérable auprès des femmes: cela fait grand bien à l'esprit qu'on a avec elles; aussi me regardaient-elles comme un objet fort intéressant. J'avais deux de mes camarades avec moi, qu'on laissait boire et manger en paix sans leur dire mot, ils ne me servaient que de frères lais.
Bref, enfin, pour vous le couper court, nous donnâmes notre seconde représentation, qui fit autant de plaisir que la première, et puis nous partîmes, parce qu'on nous attendait dans une autre ville. Buvons à la santé de celle que nous quittons: c'est une cité de bonnes gens; j'y laissai bien des coeurs qui auraient voulu faire connaissance avec le mien, ou bien avec moi, je ne sais lequel des deux; mais je crois que dans les sentiments que j'inspirais, il y entrait aussi un peu d'appétit pour ma figure. Je connaissais cela à la manière dont on me lorgnait: il y avait de tout dans les oeillades qu'on jetait sur moi. Mais il fallut m'arracher à toutes mes conquêtes ébauchées. J'en regrettai quelqu'une; il y avait surtout deux grands yeux noirs que j'eus bien de la peine à quitter, c'était une dame avec qui j'avais mangé. Par la corbleu, mon camarade, il y faisait chaud, ah! les beaux yeux! Si vous saviez comme ils tombaient sur moi; ma foi, je ne les soutenais pas: ils ne me faisaient point de quartier, et je ne demandais pas mieux que de me rendre. Mais il y avait un jaloux qui ne le voulut point, qui ne quitta jamais ma déesse, attendu qu'elle était sa femme, et qu'il avait surpris ses regards et les miens, et qu'il avait entendu à merveille les demandes et les réponses. Je lui pardonnai à cause de cela d'être inflexible, car je n'ai jamais été injuste: il avait raison et j'avais tort. Mais s'il ne m'avait pas lié les mains, qu'en pensez-vous? j'aurais eu encore plus de tort avec lui. Le pauvre homme! malepeste, la jolie femme que sa femme! Si vous l'aviez vue, vous feriez chorus. Il me semble que je la vois encore, ces deux yeux me sont restés dans l'esprit, et le jaloux aussi. Et pour lui, il n'y a que quand je bois que je lui pardonne. Mais quand on a du vin, tout passe; il rend les gens bons et humains, c'est ce qui fait que je m'attache. Je vous exhorte à en faire autant, mon garçon: la bonté est une belle chose, on ne doit rien négliger pour en avoir. Ces vilains buveurs d'eau sont si rancuniers, si sérieux, et quand on est sérieux on est de si mauvaise humeur, on a une dent contre tout le monde; au lieu que le vin réjouit la bile, et de la bile nous en avons tous: ergo, il faut boire; il n'y a point de docteur de Sorbonne qui puisse disputer quelque chose à cet argument-là, il se moque du distinguo, et moi aussi. Allons, songeons à notre bile, la mienne a besoin d'une rasade; compère, vous êtes bilieux, songez à vous, et ne m'oubliez pas; poursuivons.
Nous quittâmes la ville: il y avait bien de la différence entre moi qui en sortais, et moi qui y étais venu; j'en sortais en héros, et j'y étais entré en moucheur de chandelles. Et voilà le monde: aujourd'hui petit, demain grand. Il y aurait de belles choses à dire là-dessus, mon ami: parmi les héros on trouverait bien des gens qui à leur manière n'étaient que des moucheurs de chandelles aussi bien que moi; et puis un hasard est venu qui les a faits acteurs; et puis, qui est-ce? ce sont des hommes admirables. Ce que je vous dis là est presque sublime, c'est du beau; mais il m'ennuie. Tant y a que me voilà le héros de ma troupe: marchons; je suis à la tête du chariot, je chante, je suis gai, j'en conte aux actrices qui n'en sont pas fâchées, je suis l'espoir des recettes. Il ne me reste plus qu'à étudier des rôles, et il est résolu qu'à la ville où nous allons je m'enfermerai huit jours pour en apprendre deux ou trois; car de ma mémoire j'en ferai ce que je voudrai, et pendant que je jouerai ceux que je saurai, j'en apprendrai d'autres; et, d'autres en autres, j'en aurai bientôt un magasin.
Nous voilà arrivés: je n'avais pris que huit jours pour étudier, et j'en eus douze, parce que mes camarades furent trois ou quatre jours à préparer leur théâtre; de sorte que je savais près de quatre rôles, quand je commençai à jouer. Je n'aime pas à me vanter, moi, je suis naturellement modeste, comme vous avez pu voir; mais cela n'empêchera pas que je ne vous dise que je parus comme un astre. Il y eut quelqu'un qui me compara à une comète; mais la comparaison d'un astre vaut mieux: car la comète, compère, on dit qu'elle pronostique malheur, et moi je ne procurais que du bonheur à mes camarades, et du plaisir aux autres.
Remarquez bien que je ne cessais d'étudier pour être en état de jouer toujours. Voilà qui est une fois dit, car je n'aime pas les répétitions, si ce n'est celle du plaisir, comme de boire, par exemple: ainsi je ne ferai point de difficulté de répéter encore un verre de vin avec vous, pour le peu que cela vous plaise; hem, qu'en dites-vous? Mine d'hypocrite, vous en avez bien envie; vous êtes un ivrogne, mon camarade; quand vous voyez une bouteille, vous l'avalez avant que de la boire; je vous le pardonne parce que cela me ressemble, trinquons. Ce qui me charme dans ma manière de conter une histoire, c'est le talent naturel que j'ai d'y glisser toujours qu'il faut boire; ce qui est une riche parenthèse au cabaret: ne la laissons pas passer sans y faire honneur: point de vide. Je suis comme la nature, je l'abhorre. Bon, me voilà bien; reprenons le fil de ma vie à cette heure qu'il est arrosé.
Or vous saurez que je fus admiré, et vous vous ressouviendrez que je le serai toujours; car ma modestie ne me permettra pas d'en parler davantage, et il ne faut pas que je perde rien à cause que je suis modeste.
Dans la ville où nous étions, il y avait une dame toute fraîche arrivée de Paris; ce qui la rendait très respectable à toutes les femmes du pays. Elle était ridicule on ne saurait dire combien: aussi on l'admirait, il fallait voir. Car il faut qu'une provinciale se soit fait moquer d'elle à Paris pendant trois ou quatre mois, pour avoir l'honneur d'être admirée dans sa province, c'est la règle. Or cette dame si admirable, à cause qu'elle était si ridicule, n'avait pas voulu venir me voir la première fois que je parus: elle soutenait que je devais être détestable, et peut-être avait-elle raison; car moi-même, voyez le bon esprit, j'étais très vain de ce qu'on me trouvait tant de mérite, mais je n'étais pas certain de l'avoir, je n'y croyais pas tant que les autres, et je jouissais à tout hasard de l'opinion qu'on en avait. S'ils se trompent, c'est leur affaire, me disais-je quelquefois, prenons toujours, je suis le premier homme du monde ici; eh bien, monsieur le premier homme du monde, allez votre train: si vous êtes le dernier ailleurs, vous marcherez après les autres, et les autres seront les premiers: voilà qui est tout arrangé, point de bruit; allons, vive la joie. Où en suis-je, camarade? A cette dame qui soutenait que je devais être détestable, n'est-ce pas? Une troupe de campagne, disait-elle, ah! l'horreur! je ne saurais voir cela; je suis persuadée que cela soulève le coeur.
Cependant les autres femmes vinrent: Eh bien! leur dit-elle, vous êtes-vous bien diverties? Cet acteur si étonnant vous a-t-il remué l'âme? Car c'était dans une tragédie que j'avais joué. Eh! mais, répondirent-elles, vous devriez le voir, il y en a de pires que lui. Et remarquez, camarade, que pendant la représentation cet homme, qui n'était pas le pire de tous, leur avait fendu l'âme au lieu de la remuer; mais on n'osait pas le dire à Madame de peur de passer pour des ignorantes, s'il lui prenait fantaisie de me voir. Au reste, on lui rapporta que j'étais pourtant beau garçon, et que j'avais une figure assez revenante: Oui-da, dit-elle, eh bien, c'est quelque chose dans un acteur qu'une jolie figure. Mais se tient-il bien? n'est-il pas embarrassé de sa contenance? a-t-il des grâces? car il en faut, c'est ce qui pare; et je m'imagine qu'en disant que les grâces paraient, elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour servir d'exemple.
Elle résolut qu'elle me verrait, au reste, à cause de ma jolie figure; et enfin elle arrive: je jouais la même tragédie. Dès que je parus, voilà tous les yeux sur elle pour savoir ce qu'elle en penserait. Elle écoute, mais négligemment, et comme une personne qui ne s'attend à rien de digne de son attention; cependant un petit signe de tête pareil à celui de Jupiter, quand il branle la sienne, et qu'il dit: Je consens, annonça d'abord que je n'étais pas si mauvais qu'elle l'avait cru. Connaissez-vous de ces gestes qui lorsqu'on regarde quelque chose signifient: pas mal, pas mal? Eh bien, ce fut de ce pas mal dont elle me gratifia. Mais à propos de Jupiter, avec quelle élégance ne l'ai-je pas mis là? Sans moi, camarade, vous n'y preniez pas garde; ah! qu'on trouve de belles choses à table! Mon ami Jupiter, dit-on, du temps qu'il régnait, n'avait qu'à branler la tête pour émouvoir et la terre et les cieux: suivez-moi; et la dame, en branlant la sienne, inspira du respect pour moi à toute l'assemblée. Corbleu! du respect! j'en mérite, au moins, pour avoir si bien dit. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais un peu de vénération me conviendrait assez. Vous riez, ma mine gâte tout. Ah! la peste de mine! Pour être un grand homme il ne m'en a jamais manqué que l'air; c'est ce qui m'a dégoûté du grand, et ce qui m'a fait embrasser le genre bouffon. Tenez, mon fils, on a beau faire et beau dire, c'est la mine des gens qui gouverne ordinairement les choses du monde. Vous me voyez aujourd'hui grenouiller sans façon avec vous au cabaret, n'est-il pas vrai? je passe une partie de ma vie dans cette bachique obscurité-là, et à cause de cela vous croyez que ce n'est rien qu'un homme comme moi: si je n'avais pas du vin, j'en pleurerais, de la pensée que vous avez. Mais je ne suis pas si sot que de pleurer, quand j'ai de quoi boire; tant y a que vous en croirez ce qu'il vous plaira, car je ne sais plus ce que je voulais dire: les réflexions me brouillent, ou bien elles me viennent toutes brouillées, lequel des deux? ne m'importe; je les donne comme je le sais, les bribes en sont bonnes. Et au surplus, comme dit le proverbe, les fous réfléchissent, et les sages font; et moi je bois: dans quelle classe suis-je? le proverbe n'en dit mot, cela m'embarrasse. Ne serais-je pas par hasard entre le ziste et le zeste? hem! qu'en pensez-vous? Tenez, je l'ai toujours dit, je le dis encore, et je le dirai tant qu'il y aura du vin, sans quoi je ne dis plus mot, c'est ma bouffonne de face qui me fait tort dans le monde, elle m'a coupé la gorge, tous les hommes s'y sont trompés, on ne m'a jamais pris que pour un convive. Regardez-la, cette face: si mes souliers n'ont point de semelles, c'est elle qui en est cause; et remarquez que mes souliers n'en ont point, et que les vôtres ont tout l'air d'en avoir eu. Mais baste, consolons-nous, la semelle qui nous sert aujourd'hui se moque du savetier, jamais le vilain ne la raccommodera, c'est autant de cuir d'épargné. Attendez, j'oubliais de vous expliquer comme quoi ma face m'a réduit à la semelle qu'on ne raccommode point. C'est que quand je vis qu'on disait de moi: c'est un étourdi qui n'aime que la joie, et qu'on me croyait une tête de linotte: Oui-da, repris-je en moi-même, vous le prenez par là, messieurs les hommes, je suis donc une linotte: eh bien! les linottes chantent, et la linotte chantera; et depuis ce temps-là j'ai mis tout mon esprit en chansons, en chansons à boire, au moins, attendu que c'était le cabaret qui me servait de cage, et qu'on n'y apprend que des airs à boire. Aussi j'en ai appris, aha! allez, qu'on me cherche une linotte qui en sache autant, et qui les entonne aussi bien que moi: or par toutes les choses mises en ordre que je viens de vous expliquer, vous concevez, mon garçon, que c'est cette face joyeuse qui est l'origine du dépit qui m'a conduit à la taverne, où je me suis brouillé avec la vanité de la belle chaussure, et où j'ai bu de même que j'y boirai toutes les semelles qu'un autre aurait fait mettre à ses souliers. Qu'avez-vous à dire à cela? Il n'y manque pas un iota, voilà qui est clair et net: si je suis mal chaussé et mal peigné, ce n'est pas à moi qu'il faut s'en prendre, c'est à ces hommes qui vous font perdre ou gagner votre procès sur la mine que vous portez. S'ils étaient aveugles, ils n'auraient fait que m'entendre, et ils m'auraient admiré, car je parlais d'or; mais ils ont des yeux, ils m'ont vu, et ma mine a tout perdu: ergo, si leurs yeux n'y voyaient goutte, leur jugement y verrait clair. Race de dupes, je vous le pardonne, et à ma face aussi. Je lui en veux si peu de mal que vous voyez tous les rubis dont je l'ai ornée, et j'espère qu'elle n'en manquera jamais. Savez-vous qu'elle me vaut une pièce de crédit au cabaret? tous les jours on me prête hardiment dessus, parce qu'on voit bien que celui à qui elle appartient ne manquera jamais de revenir dès qu'il aura de l'argent: il faut que ce drôle-là boive, ou qu'il crève; et on voit que je me porte bien. Je me porterais encore mieux si nous buvions, par exemple: à vous de tout mon coeur, en vérité. Où est-ce que j'ai laissé mon histoire? N'est-ce pas à Jupiter? Il valait bien une parenthèse; c'était un gaillard aussi, à ce que dit maître Ovide, qui en était un autre. Car, à propos, j'ai étudié, j'avais oublié de vous le dire: parlez-moi d'hoc vinum, hujus vini, voilà ce qui s'appelle un fier substantif. Savez-vous le décliner au cabaret? on commence par le genitivo parce qu'on dit en entrant au garçon: du vin; le garçon en apporte au nominativo: voilà le vin; il vous en verse après, et c'est au dativo; le dativo dure quelque temps, car vous en versez vous-même ensuite jusqu'à l'ablativo: c'est quand il n'y en a plus dans la bouteille; et puis vous rappelez le garçon pour en avoir, c'est le vocativo; et puis quand il en rapporte, vous recommencez par le genitivo en tendant votre verre, en disant: du vin; et par ce moyen vous faites votre déclinaison sans faute. Eh bien! ne suis-je pas un dru? ah, ah, ah, allons, mon ami, un peu du dativo dans mon verre, et chapeau bas, s'il vous plaît, malgré mes haillons.
Quatrième feuille
Retournons à cette dame que j'ai si joliment comparée à Jupiter, et qui trouvait que je ne jouais pas mal, ensuite assez bien; après quoi: Mais ce garçon-là sera bon, s'écriait-elle à haute voix, je vous assure qu'il sera bon! (car elle ne s'embarrassait pas de nous interrompre, nous n'étions pas un spectacle assez grave pour elle), cet acteur-là promet beaucoup, il me surprend. Comment donc! il a du feu, des attitudes, une voix touchante; et ce n'était pas là ce qu'elle voulait dire, elle trichait sur sa véritable pensée, car je crois qu'elle n'entendait rien à ce que je valais, non plus qu'à ce que je ne valais pas: mais comme j'étais un gros garçon de bonne mine, qualité qui était fort de sa compétence, et qu'elle voyait aussi que les autres femmes me trouvaient ragoûtant, je suis persuadé qu'en me louant son intention était de me donner encore plus de relief dans l'esprit des autres, afin que le goût que je prendrais pour elle en fît plus d'honneur à ses charmes, car elle avait résolu que j'en prendrais, parce qu'elle avait dessein par galanterie d'en prendre elle-même, non pas à cause de mes beaux yeux, mais à cause du bel air; elle s'était mis dans l'esprit que c'était la manière du grand monde, voilà ce qu'elle avait rapporté de son voyage de Paris.
Mais, la pauvre dame! il ne lui appartenait pas de se donner de pareils airs avec son coeur de province; ces coeurs-là n'entendent pas raillerie, ils ne sont pas assez dégourdis pour cela, et cette femme du grand monde fit bientôt avec moi la franche provinciale: elle m'aima tout de bon, mais d'un amour de roman, de cet amour qui fait qu'on soupire, qui a des délicatesses qui ne finissent point, des langueurs, des sentiments à perte de vue. Elle allait au grand dessein, car elle en voulait à mon coeur directement; nous ne traitions que de cela ensemble, et que de la beauté sublime qu'il y avait à aimer bien tendrement: et effectivement, je crois que cela est beau quand on peut s'en entêter; mais moi je ne trouvais point de prise à ce beau-là, sa tendre spiritualité me faisait bâiller, il me semblait qu'elle passait tout son temps à admirer la finesse des choses qu'elle sentait, je crois que mon ingratitude l'amusait; car c'est ainsi qu'elle appelait mon défaut d'attention et de délicatesse. Jamais elle n'était si fort en goût de tendresse que quand elle n'était pas contente de moi; son coeur se délectait dans les reproches qu'elle me faisait; cela m'aurait pénétré l'âme si j'avais pu y entendre quelque chose: ah! les admirables sentiments! mais je n'en eus que cela, il ne tint qu'à mon coeur de faire bonne chère, et voilà tout. Si j'avais passé un an dans cette ville, peut-être cette âme si délicate se serait-elle humanisée; car, comme on dit, il n'y a point de chemin qui ne mène à Rome: ces personnes qui en fait d'amour ne veulent qu'un commerce de purs sentiments, qui ont mis toute leur complaisance à soupirer tendrement, et qui ne cherchent qu'à lutter de délicatesse avec vous, laissez-les faire, les pauvres gens. Tenez, toute cette tendresse les apprivoise pour l'amour, c'est un circuit que le diable leur fait faire, et qui les mène, sans qu'ils le sachent, où vous les attendez; ils y viendront, ne vous embarrassez pas. C'est seulement qu'ils prennent le plus long, mais on vous les étourdit pendant la marche; et ils arriveront comme vous les voulez.
Pour moi, je n'eus pas le loisir d'attendre la dame en question, et je la quittai dans le fort de ses délicatesses: je ne m'en souciais guère; car outre que je n'y trouvais pas grand ragoût, c'est qu'elle y mettait un ridicule qui les rendait encore plus fades.
Mais j'ai mal arrangé mon récit; voilà cette dame que je quitte et je ne vous ai pas encore conté comme quoi nous fîmes connaissance ensemble. Ma foi, arrangez cela vous-même, ou bien prenez que je n'aie encore rien dit de nos amours. Allons, retournons où j'en étais; je sais bien que je voulais boire, et jamais je ne me trompe, quand je me reprends là: c'est toujours où j'en suis; versez derechef; à vous, que le Ciel vous le rende; ah! je me retrouve. Je jouais une tragédie, et la dame louait mon jeu, n'est-ce pas? Voilà ce que c'est que le vin, je lui découvre tous les jours de nouvelles qualités, il me donne de la mémoire, il me l'ôte, il fait comme je veux: aussi je l'aime, aussi j'en bois; et plus j'en bois, plus je l'aime, caractère du véritable amour.
Or donc (car si je me laissais faire, je ne finirais jamais quand je parle du vin, c'est un grand présent que le Ciel nous a fait: Primo, la vie, ensuite du vin; car si on ne vivait pas, comment boire? mais quelquefois boire console de vivre); or donc cette dame en question trouva que je jouais à son goût, et les éloges qu'elle me donna me firent tant de bien qu'on ne parlait plus de moi dans la ville, que comme d'un petit prodige: Madame une telle le trouve bon, disait-on, elle qui revient de Paris; et là-dessus, quand je passais, on me montrait du doigt: le voilà! et puis on me contemplait, mais passons cela, car je ne saurais le raconter sans rougir.
Quand la tragédie fut finie, tout le monde vint me féliciter, je ne savais à qui répondre. Vous m'avez enchanté, me disait l'un, du ton d'un homme à qui il était bien glorieux d'avoir plu, et puis s'en tenait là, mystérieusement; l'autre se brouillait dans un compliment qu'il voulait me faire; celui-ci cherchait des termes scientifiques qui ne s'attendaient pas de servir jamais à mon éloge. J'étais au milieu de tous ces admirateurs, quand la dame cria: Qu'il vienne, je veux lui parler. J'obéis, et j'allai saluer cette grande connaisseuse; elle était encore jeune, passablement jolie, d'un embonpoint entre le gras et le maigre, veuve par-dessus le marché: elle était assise, et la compagnie faisait un cercle autour d'elle, comme font des écoliers autour de leur magister. Vous irez loin, me dit-elle, d'un air prophétique et sans appel, vous irez loin; et toute la compagnie, faisant chorus, répétait: il ira loin. Quel âge avez-vous? me dit-elle. Vingt ans, madame (et par ma foi, je lui répondais par hasard, car je n'en savais rien moi-même; mais je le saurai toujours bien quand il me plaira, je n'en suis pas en peine: toujours vit qui n'est pas mort et je pense que je suis au monde du jouer que je naquis). Avez-vous été à Paris? Oui, madame. Oh! je ne m'étonne plus de la finesse de son jeu, il a vu les comédiens de Sa Majesté; mais à vingt ans jouer de cette force-là! en vérité, il effacera tout. Madame, vous avez bien de la bonté, je suis charmé d'avoir pu vous divertir. Oui, vous m'avez fait beaucoup de plaisir.
Tout le monde écoutait notre conversation en silence et la bouche ouverte, on croyait en me voyant voir tous les comédiens de Sa Majesté. Lieutenante, dit-elle alors, nous soupons ce soir chez vous, emmenons-le avec nous. Lieutenante aussitôt de répondre qu'elle ne demandait pas mieux. Lieutenant son mari, qui était dans la foule, de crier brusquement: Oui-da, c'est bien dit, nous rirons, car il a de l'esprit. Allons, notre cher, c'est fort bien imaginé. Avez-vous de l'appétit? il est en âge de cela. Mais il se fait tard, donnez-moi la main (c'est notre connaisseuse qui finit ainsi, et qui, en s'appuyant sur moi sans façon, humiliait par là les bourgeoises qui l'entouraient, et qui n'auraient pas osé être si dégagées qu'elle: c'était comme si elle leur avait dit: vous êtes trop sottes pour être aussi hardies que moi; et il semblait à la mine stupéfaite de ces bourgeoises qu'elles répondaient que cela était vrai).
Or je tenais donc cette dame sur le poing; Lieutenant marchait derrière nous avec sa femme qu'il tenait de même, et ce n'était qu'une singerie que sa femme lui faisait faire; car en retournant la tête pour voir cet écuyer, je vis qu'il était tout étonné de l'être, et qu'il était pris de respect pour cette cérémonie: il marchait comme s'il avait eu des entraves, et sa femme à son tour était toute émue de plaisir de se trouver menée par son mari: cela ne faisait plus un ménage de province, et elle rougissait de vanité.
Pour moi, la dame que je menais m'entretenait agréablement de mes talents pour le théâtre, il y avait même de la cajolerie dans ce qu'elle me disait, mais des cajoleries qui ne craignaient point d'être entendues, et qui se moquaient de la retenue provinciale: elle me trouvait hardiment de bonne mine, et d'une physionomie avantageuse; et moi, je m'extasiais à mon tour sur la gloire de ne pas déplaire à de si beaux yeux: c'était là ce qu'elle demandait, car en province mettre de beaux yeux en avant, c'est dire qu'on aime, c'est donner son coeur, et demander celui des gens; je sentis tout cela à ses réponses, et nous n'étions pas encore arrivés chez le Lieutenant que je lui en contais dans les formes. Il y eut un endroit de notre conversation où je lui baisai la main, et il n'y eut point d'inconvénient à cela, je ne vis jamais de main si souple; cette main-là savait fort bien son grand monde, c'est ce qui fit que je répétai: Badin, je crois que ce n'est qu'une scène que vous jouez. Ah! Madame, c'est une vérité que je sens. Je n'en crois rien. Ah! Ma belle dame, repartais-je. Oh! pour belle, non; tout au plus jolie, à ce qu'on dit.
Nous en étions là, quand nous entrâmes dans la maison. On se mit à table, il y avait assez bonne chère, nous mangeâmes en gens qui ne se régalent pas tous les jours, et je m'apercevais que ma dame faisait tout ce qu'elle pouvait pour m'escamoter une partie de son appétit bourgeois et qu'elle voulait me paraître familiarisée avec les bons morceaux. Mais, ma foi, l'appétit prenait le dessus sur la vanité, elle avait beau faire l'hypocrite sur sa gourmandise, les mets la gagnaient malgré elle, et je voyais clairement qu'elle profitait de la fête aussi bien que moi, et de même que nos hôtes qui avalaient de grand coeur. Au reste, on boit en mangeant, c'est la coutume, il faut la suivre; allons, camarade, point de singularité, vivons comme tout le monde vit. Y a-t-il encore de ce jus dans le pot? Achevons s'il n'y en a guère; s'il y en a beaucoup, ne l'épargnons pas.
Ecoutez bien, je vais vous conter maintenant ce qui advint des galanteries que nous nous dîmes, cette dame et moi, entre la poire et le fromage. La Lieutenante, qui se piquait d'être belle, m'avait sourdement lorgné pendant le repas, non pas qu'elle sentît rien pour moi, mais c'est qu'il lui fâchait d'être là sans tirer de moi à son tour une attestation qu'elle était aimable aussi bien que son amie, et peut-être plus. Son amie s'était aperçue de la diversion que la Lieutenante tâchait de faire, et je vis bien qu'elle trouvait cela ridicule, elle en souriait en me parlant; l'autre s'en aperçut aussi. Le Lieutenant, qui aimait le vin, s'amusait à le boire sans remarquer ce qui se passait, et moi je ne savais plus comment regarder pour ne point faire de jalouse; je ne me mettais à mon aise qu'en buvant, car alors je n'étais obligé qu'à regarder mon verre: hors de là j'étais épié pour voir ce que je ferais de mes yeux: l'une à droite semblait me dire: ne regardez donc que moi; l'autre me disait à gauche: pourquoi regardez-vous à droite? et pour ne fâcher personne, je ne regardais souvent que devant moi.
L'amie de la Lieutenante ne pouvait pas comprendre comment mon goût hésitait, je connaissais cela à son air; et la Lieutenante, oubliant le respect qu'elle devait à une femme qui avait été à Paris, était fort scandalisée de la hauteur avec laquelle son amie prétendait l'emporter sur elle: Paris tant qu'il vous plaira, on n'a que faire de l'avoir vu pour avoir un beau visage; et moi, malgré mon embarras, j'étais pourtant bien aise de me trouver comme cela entre deux vanités que j'avais fait naître, qui se disputaient ma faveur, et qui toutes deux attendaient leur sort de la fantaisie qui me prendrait. Je crus à la fin devoir partager mes faveurs, et honorer ces deux femmes de mes attentions à tour de rôle; mais cela ne décidait rien: la Lieutenante se serait bien contentée de mon indécision, car elle n'aspirait qu'à mettre les choses en litige, c'était assez pour ses charmes que d'être aussi avancés que des appas qui avaient pris le bon tour à Paris; mais les appas façonnés à Paris se croyaient insultés de ne lutter qu'à force égale contre de si rustiques rivaux: le combat n'était pas supportable, et la dame de Paris était outrée d'impatience. Enfin, n'y pouvant plus tenir: Ecoutez-moi, me dit-elle en me tirant par le bras avec véhémence et brusquerie, je veux vous voir jouer dans le comique, et mes avis ne vous seront pas inutiles, car je m'y connais, et personne ici ne saurait ce que vous valez sans moi. Ah! Madame, dit alors la Lieutenante, d'un souris moqueur, tout le monde n'a pas comme vous trois mois de séjour à Paris. Trois mois, madame! (c'est l'autre qui repart), dites cinq, s'il vous plaît, et quinze jours avec, entendez-vous? et ces cinq mois-là, sans vanité, m'en ont plus appris que vous n'en saurez peut-être de votre vie. Ah! madame, je ne suis pas curieuse de savoir mépriser les autres, et il me paraît que vous n'avez que cet avantage-là. Vous ne vous y connaissez pas, madame, je n'ai appris là-dessus qu'à avoir pitié de leur ignorance. Et ici, madame, on a compassion de ces pitiés-là, dit l'autre. Et ici, madame, on devrait prendre garde à qui l'on parle, reprit-on. Héla, madame, ne sait-on pas qui vous êtes? Faut-il des lunettes pour vous reconnaître? En ce cas-là, prêtez-moi les vôtres. Qu'appelez-vous mes lunettes? Mais vous êtes bien hardie, femme d'Elu. Eh bien, qu'est-ce? Que vous a-t-il fait, cet Elu? reprit le mari de l'Elue. Que mal y a-t-il à porter lunettes? Je m'en servais à vingt-cinq ans, moi; vous pouvez bien en user à quarante, et vous n'en êtes pas plus vieille. Ah! monsieur, me dit-elle alors en se levant, j'étouffe, voilà des grossièretés qui me tuent; je me meurs, reconduisez-moi, je vous prie. Jasmin, éclairez; partons. Moi, quarante ans! A une femme comme moi! Et palsambleu, reprit l'Elu, est-ce que c'est offenser Dieu que d'avoir sa quarantaine? A qui en avez-vous donc, notre bonne amie? Taisez-vous, idiot, avec vos quarante sottises, s'écria-t-elle, en me prenant sous le bras, plus rouge que le feu, vous ne méritez pas l'honneur que je vous ai fait de venir chez vous. Eh bien, femme, il n'y a qu'à le reprendre, dit le bonhomme. Oh! la reprise sera petite, ajouta l'Elu. Mais l'autre était déjà en marche à ce dernier coup de langue, et se contenta de jeter un regard qui aurait voulu être un coup de foudre; et puis nous partîmes.
Mon camarade en était là de son histoire, quand nous entendîmes du bruit dans la rue; c'était un ambassadeur qui allait passer; nous n'avions plus de vin: mon camarade paya, et nous descendîmes; après quoi nous nous perdîmes dans la foule et je ne le revis plus du reste de la journée. Il me promit en me quittant de continuer son histoire quand nous nous reverrions; l'occasion ne s'en est pas encore trouvée, et cela viendra: c'est un gaillard qui me fera rire, mais je le lui rendrai bien, ma vie vaut bien la sienne.
Par ma foi, plus j'examine mon état, et plus je m'en loue. Si j'étais dans le monde, apparemment que j'aurais quelque charge, je serais marié, j'aurais des enfants. Sa charge, il faut la faire; sa femme, il faut la supporter, ses enfants, il faut les élever, et puis les marier après, c'est-à-dire ne garder que la moitié de sa vie, et se défaire de l'autre en leur faveur, c'est la règle: n'est-ce pas là quelque chose de bien touchant que ce tracas? Je connais des gens qui ont tout ce que je dis là, femme, charge, et enfants, et qui sont riches: je les vois pensants, ils rêvent creux, ils ont des physionomies sérieuses, qui servent de remède à l'envie de rire. Parlez-leur, ils se plaignent toujours: c'est de leur femme qui joue, c'est de l'Etat qui va mal, c'est du ciel, qui ne pleut pas à leur fantaisie; c'est du chaud, c'est du froid, d'un fils libertin, d'une fille coquette, d'une troupe de valets qui les servent mal, et les pillent bien; après cela, c'est des amis qu'il faut régaler, et qui ne seront peut-être pas contents, qui ont plus envie de compter vos plats que de les manger; c'est leur vanité qui vient voir si la vôtre soutient noblesse. Leur faites-vous trop bonne chère? Ils vous trouvent superbe et fastueux, vous les irritez parce que vous leur rendez la revanche onéreuse. Les régalez-vous de bon coeur, mais frugalement, faute de pouvoir faire mieux? Votre bon coeur est un sot qui ne leur apprête qu'à turlupiner de vos moyens. Serez-vous assez bien meublé pour eux, avez-vous assez de valets? Ils prendront garde à tout cela: vous le savez, vous craignez ce qu'ils en penseront, vous avez peur de rougir devant eux, il s'agit de leur considération ou de leur mépris, le coup de chapeau désormais sera plus honnête ou plus cavalier, selon l'état où ils vous trouveront; car enfin, tâtez-vous vous-même, voyez si suivant le hasard de ces choses-là, un homme ne vous est pas plus ou moins important dans le monde. Allez-vous manger volontiers chez des gens d'un étalage médiocre, qui donnent de tout leur coeur, mais qui ne peuvent que donner peu? Leur amitié vous pique-t-elle? Vous honorez-vous fort de les connaître? Parlez-vous d'eux souvent? non, ce sont de bonnes gens que vous aimez bien, mais pour les laisser là: leur commerce ne vous pare point, votre orgueil n'y gagne rien, ce ne sont point là les connaissances qui vous donnent du nom, qui vous vantent dans l'esprit des autres; vous-même vous ne vous souciez guère de ceux qui n'ont que de pareils amis, vous voulez que les vôtres fassent du fracas, et vous voulez en faire aussi, pour être recommandé à leur amour-propre, pour être sur la liste de ceux qu'on peut voir en toute sûreté d'orgueil. Avec qui est-il? dira-t-on en vous montrant. Avec monsieur un tel, avec madame une telle. Oh! voilà qui va bien, on parlera de vous, on vous citera, vous en serez digne. Et qui est ce monsieur un tel dont le commerce vous est si honorable? Hélas, le plus souvent il n'est rien, lui, quant à son esprit, son coeur, et ses vertus; mais il a bon équipage, un bon cuisinier, il fait de la dépense, il se donne de bons airs, on le voit aux spectacles, les dames le saluent, les hommes l'accueillent: c'est un homme, enfin. Non, je dis mal, ce n'est pas un homme, c'est un riche, un possesseur de grandes places, un seigneur; et on voit partout des gens qui sont tout cela, sans mériter le grand nom d'homme; car qu'est-ce qu'un homme? Est-ce la naissance qui le fait? Non, appelez-le comme vous voudrez, elle ne le fait que le fils de son père, etc.
Cinquième feuille
J'allais l'autre jour dire de belles choses sur l'homme, si la nuit n'était pas venue m'en empêcher; mais quand la nuit vient, mon luminaire finit; et puis, bonsoir à tout le monde.
Or sus, continuons mes rapsodies, j'y prends goût; elles ne sont peut-être pas si mauvaises, mais je les ai gâtées en disant que j'étais français, et si jamais mes compatriotes les voient, je les connais, ils ne manqueront pas de les trouver pitoyables. Car c'est une plaisante nation que la nôtre; sa vanité n'est pas faite comme celle des autres peuples: ceux-ci sont vains tout naturellement, ils n'y cherchent point de subtilité, ils estiment tout ce qui se fait chez eux cent fois plus que tout ce qui se fait partout ailleurs; ils n'ont point de bagatelles qui ne soient au-dessus de ce que nous avons de plus beau; ils en parlent avec un respect qu'ils n'osent exprimer, de peur de le gâter; et ils croient avoir raison; ou si quelquefois ils ne le croient point, ils n'ont garde de le dire, car où serait l'honneur de la patrie? et voilà ce qu'on appelle une vanité franche; voilà comme la nature nous la donne de la première main, et même comme le bon sens serait vain si jamais le bon sens pouvait l'être.
Mais nous autres Français, il faut que nous touchions à tout, et nous avons changé tout cela. Vraiment nous y entendons bien plus de finesse, nous sommes bien autrement déliés sur l'amour-propre: estimer ce qui se fait chez nous? eh! où en serait-on, s'il fallait louer ses compatriotes? ils seraient trop glorieux, et nous trop humiliés; non, non, il ne faut pas donner cet avantage-là à ceux avec qui nous vivons tous les jours, et qu'on peut rencontrer partout. Louons les étrangers, à la bonne heure, ils ne sont pas là pour en devenir vains; et au surplus nous ne les estimons pas plus pour cela, nous saurons bien les mépriser quand nous serons chez eux, mais pour ceux de notre pays, myrmidons que tout cela.
Voilà votre portrait, messieurs les Français. On ne saurait croire le plaisir qu'un Français sent à dédaigner nos meilleurs ouvrages, et à leur préférer des fariboles venues de loin. Ces gens-là pensent plus que nous, dit-il en parlant des étrangers; et dans le fond, il ne le croit pas; et s'il s'imagine qu'il le croit, je l'assure qu'il se trompe. Eh! que croit-il donc? rien; mais c'est qu'il faut que l'amour-propre de tout le monde vive. Primo, il parle des habiles gens de son pays, et, tout habiles qu'ils sont, il les juge: cela est hardi, cela lui fait passer un petit moment assez flatteur; il les humilie, autre irrévérence qui lui tourne en profondeur de jugement. Qu'ils viennent alors, qu'ils paraissent, ils ne l'étonneront point, il les verra comme d'autres hommes, ils ne déferont point monsieur: ce sera puissance contre puissance; et quand il met les étrangers au-dessus de son pays, monsieur n'est plus du pays, au moins: c'est l'homme de toute nation; de tout caractère d'esprit, et, somme totale, il en sait plus que les étrangers même.
Ce n'était peut-être pas la peine de vous dire cela, lecteur français; car je m'imagine que vous ne vous souciez guère de quelle humeur vous êtes; ni moi non plus: je n'y prends nul intérêt; et si vous lisez mes paperasses, souvenez-vous que c'est l'homme sans souci qui les a faites.
Je gagerais pourtant bien que vous croyez que je suis à Paris, quoique je vous aie dit que j'en étais à plus de quatre cent lieues. Eh bien, si j'y suis, tant mieux pour moi, car j'aime à rire, et Paris est de tous les théâtres du monde celui où il y a la meilleure comédie, ou bien la meilleure farce, si vous le voulez: farce en haut, farce en bas; et plût à Dieu que ce fût toujours farce, et que ce ne fût que cela; plût à Dieu qu'on en fût quitte pour rire de ce qu'on voit faire aux hommes: je les trouverais bien aimables, s'ils n'étaient que ridicules; mais quand ils sont méchants, il n'y a plus moyen de les voir, et on voudrait pouvoir oublier qu'on les a vus: ah! l'horreur!
Je demandais l'autre jour ce que c'était qu'un homme, j'en cherchais un; mais je ne mettais pas le méchant au nombre de ces créatures appelées hommes, et parmi lesquelles on peut trouver ce que je cherche. Je ne sais où mettre le méchant: il ne serait bon qu'au néant, mais il ne mérite pas d'y être. Oui, le néant serait une faveur pour ce monstre qui est d'une espèce si singulière, qui sait le mal qu'il fait, qui goûte avec réflexion le plaisir de le faire, et qui, sentant les peines qui l'affligeraient le plus, apprend par là à vous frapper des coups qui vous seront les plus sensibles, enfin qui ne voit le mal qu'il peut vous faire, que parce qu'il voit le bien qu'il vous faut: lumière affreuse, si elle ne doit lui servir qu'à cela, ou bien l'emploi qu'il en fait est bien criminel; c'est à lui à vider la question, cela le regarde de plus près qu'un autre.
Il n'y a que le méchant dans le monde qui ait à prendre garde à son système, il n'y a que lui qui soit obligé d'être si sûr de son fait, qu'il ne se trompe point. Et remarquez que la plupart du temps les méchants sont les plus ignorants de tous les hommes; et si par hasard il y en a quelqu'un qui raisonne, qu'il examine un peu si ce ne serait pas pour se mettre en pleine liberté d'être méchant, qu'il s'est imaginé qu'il n'y avait point de mal à l'être. Cela se pourrait fort bien: car qu'il regarde les honnêtes gens, les gens de bien qui sont en petit nombre à la vérité, mais qui malgré cela soutiennent la société ici-bas, et la sauvent du désordre affreux que lui méchant et ses semblables y mettraient. Car que deviendrait la terre, si le peu qui y reste de vertu ne servait de contrepoids à l'énorme corruption qui s'y trouve? Bien nous en prend que cela soit ainsi, et que toujours un peu de bon conservé sur cette terre y maintienne un ordre que l'extrême quantité du mauvais emporterait sans une Providence. Mais c'est que Dieu est plus fort que l'homme: il faut que l'homme puisse toujours voir clair, et que le bien soit toujours là pour juger le mal, et le mal le respecte.
Revenons à notre méchant qui croit pouvoir l'être impunément; je disais qu'il regardât les gens de bien et assurément il y en a parmi eux qui ont autant ou plus d'esprit que lui: être homme de bien n'est pas être un sot, et de toutes les bêtises, la plus grande serait de le penser. L'homme d'esprit vertueux peut voir tout ce que voit le méchant, peut se dire tout ce que celui-ci se dit, et peut-être plus; car le vertueux a plus de dignité dans l'âme, il porte plus haut le sentiment de son excellence que nous avons tous: car c'est même l'abus de ce sentiment qui fait que nous sommes tous orgueilleux; en un mot, ce sentiment nous est naturel, et celui qui le consulte le plus peut en apprendre bien des choses inconnues à celui qui le néglige, il peut en tirer bien des pressentiments d'une haute destinée. Ces pressentiments, il est vrai, c'est toute âme, cela n'a point d'expression, et l'esprit alors aperçoit ce qu'il ne saurait dire, il n'aperçoit que pour lui; mais aussi ne serions-nous pas plus divins dans ce que nous voyons comme cela, que dans ce que nous pouvons exprimer et que nous faisons nous-mêmes?
Quoi qu'il en soit, pourquoi l'homme vertueux, avec tout l'esprit qu'il a, trouve-t-il les raisonnements du méchant absurdes? pourquoi cette différence dans leurs sentiments? Car enfin l'homme vertueux serait quelquefois tenté d'être méchant: pourquoi y résiste-t-il, puisqu'il en sait autant que ce méchant qui n'y résiste pas, et qui croit que cela est sans conséquence? Oh! mais, dira ce dernier, c'est qu'il est retenu par une crainte que je n'ai point. Eh bien, pensez-vous qu'il y ait moins de bon sens dans sa crainte sublime, que dans votre désir avide et brutal de vous prouver qu'il n'y a point de risque à être ce que vous êtes? est-on moins aveugle dans votre cas que dans le sien? Et moi, je vous dis que c'est tout le contraire.
Un homme qui souhaite un bien avec ardeur, et qui brûle de l'envie de voir qu'il n'y a point de danger à y courir, a bientôt fait son affaire; cette extrême envie de jouir expédie bien vite les discussions: on n'est pas délicat sur les raisons légitimes de faire une chose, quand on veut absolument la faire. Mais l'homme qui, malgré le penchant qu'il aurait à la faire, craint en même temps le péril qu'il peut y avoir à s'y livrer, oh! c'est lui qui y regarde de près: et assurément s'il faut de la finesse dans l'examen, ce sera lui qui l'aura, et dans toutes les affaires de la vie, vous vous en fierez toujours bien plus à lui qu'à l'autre. Tenez, ôtez la peine qu'il y a à être bon et vertueux, nous le serons tous; il n'y a que cette peine qui a fait de si sottes philosophies: les systèmes hardis, les erreurs les plus raisonnées, tout vient de là. On ne saurait croire ce que cette peine-là fait devenir notre pauvre esprit, ni jusqu'où elle le dupe; et malheureusement pour nous encore, la nature prête, quand nous voulons nous égarer dans nos considérations: elle a de quoi tromper celui qui la veut voir mal, comme elle a de quoi éclairer celui qui la veut voir bien.
Mais à propos de considérations, je m'avise de voir que je ne m'en suis pas mal donné: je ne sais point comment cela s'est fait; mais si elles ne sont pas bonnes pour vous, elles ont tout ce qui leur faut pour moi: c'est qu'elles me rendent meilleur; et, au surplus, si le Japon me venait en pensée, je parlerais du Japon: eh! pourquoi non? me suivre qui voudra. Au reste, quand on a mangé son bien, qu'on n'a plus de commerce avec la vanité de ce monde, et qu'on est vêtu de guenilles, enfin quand on ne jouit plus de rien, on raisonne de tout.
Les choses vont, et je les regarde aller; autrefois j'allais avec elles, et je n'en valais pas mieux; parlez-moi, pour bien juger de tout, de n'avoir plus d'intérêt à rien. Autrefois, par exemple, je n'aurais pas pensé si juste sur une chose qui me frappe actuellement.
C'est que je vois de ma fenêtre un homme qui passe dans la rue, et dont l'habit, si on le vendait, pourrait marier une demi-douzaine d'orphelines. Voilà un vrai gibier pour un chasseur de mon espèce: ah! que j'aurai de plaisir à tirer dessus, du grenier où je suis. Voyons, voici un pauvre homme comme moi qui lui tend la main pour avoir quelque chose, et il ne lui donne rien: apparemment qu'il lui dit: Dieu vous bénisse; et c'est toujours quelque chose que de renvoyer à Dieu une charité qu'on ne veut point faire; parlons à notre homme: Ah! monsieur, que vous avez bonne mine! que vous êtes brillant! Je cherche un homme, c'est-à-dire quelqu'un qui mérite ce nom; par hasard ne seriez-vous pas mon fait? car vous avez grande apparence. Attendez un moment que ma raison vous regarde; c'est une excellente lunette pour connaître la valeur des choses. Ahi! il me semble que votre habit n'a plus tant d'éclat, votre or se ternit, je le trouve ridicule: qu'est-ce que vous faites de cela sur un vêtement? on vous prendrait pour une mine du Pérou. Eh! morbleu, n'êtes-vous pas honteux de mettre sur vous tant de lingots en pure perte, pendant que vous pourriez les distribuer en monnaie à tant de malheureux que voici, et qui meurent de faim? Ne leur donnez rien, si vous voulez, gardez tout pour vous; mais ne leur prouvez pas qu'il ne tient qu'à vous de leur racheter la vie: n'en voient-ils pas la preuve sur votre habit? Eh! du moins, cachez-leur votre coeur, ôtez cet habit qui insulte à leur misère, et qui n'a ni faim ni soif. Ne savez-vous pas bien qu'il serait barbare de jeter votre argent dans la rivière, pendant que vous pourriez en secourir des affamés qui n'auraient pas de quoi vivre? Eh bien, n'est-ce pas le jeter dans la rivière que de le jeter sur un vêtement qui n'en a que faire, qui n'en devient ni plus chaud pour l'hiver, ni plus frais pour l'été? Eh! pour qui le galonnez-vous, ou le brodez-vous tant? Est-ce pour moi? Est-ce afin de m'inspirer plus de considération pour vous? Je ne donne plus dans ce piège-là; j'ai vécu plus d'un jour, le marchand ni le tailleur ne rendent point un homme respectable, et d'ailleurs je ne saurais vous regarder dans cet état-là, sans que les larmes m'en viennent aux yeux. Retirez-vous; je ne suis point un barbare: je vois des gens qui souffrent, je vois le bien que vous pourriez leur faire, et votre vue m'afflige. Allez, vous dis-je, vous n'êtes point un homme, et j'en cherche un. Si je voulais un tigre, je vous donnerais la préférence sur tous les tigres à quatre pattes; car ils ne sont pas si tigres que vous, puisqu'ils ne savent point qu'ils le sont, et qu'il ne tient qu'à vous de connaître que vous l'êtes.
Voyons ailleurs. Je vois là-bas bien des hommes, n'y en aura-t-il pas un tel qu'il me le faut? Attendez; j'en vois un devant qui tout le monde se courbe. Qui est-il? C'est un homme titré, les conventions l'ont fait un Grand; c'est-à-dire qu'elles lui ont donné le privilège d'être encore plus petit que les autres. S'en sert-il? je n'en sais rien: mais c'est une terrible chose que de n'avoir pas besoin de mérite pour être respecté; et ceux qui le saluent voudraient bien n'en avoir pas plus besoin que lui: ce n'est pas lui qu'ils saluent, c'est son privilège. Quand ces gens-là se plaignent d'un Grand, quand ils disent qu'il est dur, qu'il est ingrat, qu'il les méprise, laissons-les dire: en vérité, ils ne le méritent pas meilleur; car ils haïssent moins ses mauvaises qualités, qu'ils ne lui envient la liberté qu'il a de les produire.
J'ai connu dans ma vie un homme qui ne pouvait souffrir l'orgueil des grands seigneurs; il n'y avait rien de plus beau que la morale qu'il débitait là-dessus: s'il faisait jamais fortune, ce serait le plus raisonnable de tous les hommes, disait-on. Cette fortune lui vint, il fut mis en place: je n'ai jamais rien vue de si sot et de si superbe que lui alors. Et d'où vient qu'il avait paru si différent? C'est que quand un homme est dans une condition médiocre, il n'ose pas donner l'essor à son orgueil: il faut qu'il lui retienne la bride, il faut que notre homme file doux, en bon Français; car s'il s'émancipe, on l'humilie; et cela est mortifiant; de sorte que par orgueil prudent il s'humilie lui-même, afin que personne ne s'en mêle. Après cela, vous le voyez bon, simple, accommodant, ne pouvant comprendre les grands airs de certaines gens, n'imaginant point comment on peut être orgueilleux, levant les épaules sur tous ceux qui le sont. Ah! le bon apôtre! Tenez, voici ce qu'il pense: puisque je ne saurais montrer mon orgueil, il faut que je m'en venge sur ceux qui ont la liberté de montrer le leur, et qui le montrent. Il faut que je dise qu'ils me font pitié, cela les rendra plus petits aux yeux des autres, et empêchera qu'on ne les voie si fort au-dessus de moi; car ces gens-là, je ne saurais les souffrir, on ne paraît rien auprès d'eux, et je me soulage en les abaissant. Outre cela, c'est qu'en faisant profession de regarder l'orgueil comme une sottise, on croira que je n'en ai point, et que ce serait peine perdue d'en avoir avec moi, parce que je le mépriserais sans en être piqué, ou bien que je n'y prendrais pas garde.
Hem! l'entend-il bien, notre hypocrite? Soyez bien sûr qu'il pense tout ce que je lui fais dire, et partout où vous trouverez de ces esprits raisonnables, qui ont tant de pitié de l'orgueil des autres, ayez en toute sûreté pitié du leur: c'est un prisonnier qui voudrait être libre, et qui cherche querelle à tout orgueil qui a ses coudées franches, comptez là-dessus.
Mais je m'admire, moi, de tout ce que j'ai dit depuis une heure; je n'en voulais pas dire un mot, j'ai toujours été entraîné, je ne sais comment. Quand j'ai mis la plume à la main, j'ai cru que j'allais continuer la suite de mon discours de l'autre jour, où il s'agissait de savoir ce que c'était qu'un homme, et de le définir. Point du tout, je l'ai oublié. Oh bien! que cela vienne à propos ou non, je veux pourtant dire ce que c'est que cet homme. Ce n'est ni la naissance ni les richesses qui le font, ce n'est pas non plus celui qui a de l'esprit, ce n'est pas la créature qui pense; car la pensée et le sentiment et tout ce que vous avez, enfin, appartient bien à l'homme, mais cela ne fait pas l'homme: je n'appellerais cela que les outils avec lesquels on doit le devenir. Or qu'est-ce donc encore une fois qu'un homme? Hélas, je ne le dirai, j'en suis sûr, que d'après vous-même, et d'après tout le monde, qui en irait bien mieux, si nous en avions quantité d'hommes.
Un homme, c'est cette créature avec qui vous voudriez toujours avoir affaire, que vous voudriez trouver partout, quoique vous ne vouliez jamais lui ressembler. Voilà ce que c'est: vous n'avez qu'à étendre ce que je dis là; tous les hommes la cherchent, cette créature, et par là tous les hommes se font leur procès, s'ils ne sont pas comme elle. Adieu, l'homme sans souci n'y voit plus goutte.
Sixième feuille
Je viens de relire ce que j'ai écrit la dernière fois, et je ne l'ai pas trouvé mauvais; ma foi, je l'ai trouvé bon. C'est de l'excellente morale: en profite qui pourra, il ne la faut pas meilleure pour les honnêtes gens. A l'égard de ceux qui ne se soucient pas de l'être, je ne les compte pas, car ou ils n'ont point d'esprit, ou ils n'ont que de cela; et si c'est le dernier, c'est encore pis, ils ne liront ma morale que pour voir si elle est bien pensée. Voilà toute la tâche de ces messieurs-là: ils ressemblent à ceux à qui on donnerait de l'or, et qui ne s'en serviraient point, mais qui se contenteraient de le peser pour savoir à quel carat il serait. Ne serait-ce pas là un beau gain? eh bien, je les avertis qu'avec tout leur bel esprit, je ne les reconnais point pour juges en fait de morale. L'esprit ne sait ce que c'est, quand il en juge tout seul, et que le coeur n'est pas de la partie: il faut que ces deux pièces-là marchent ensemble, sans quoi on ne tient rien.
Mais, à propos de morale, je m'avise de penser que celle que j'ai mise la dernière fois fera une plaisante bigarrure avec ce qui la précède.
D'abord on voit un homme gaillard qui se plaît aux discours d'un camarade ivrogne, et puis tout d'un coup ce gaillard, sans dire gare, tombe dans les réflexions les plus sérieuses; cela n'est pas dans les règles, n'est-il pas vrai? Cela fait un ouvrage bien extraordinaire, bien bizarre: eh! tant mieux, cela le fait naturel, cela nous ressemble.
Regardez la nature, elle a des plaines, et puis des vallons, des montagnes, des arbres ici, des rochers là, point de symétrie, point d'ordre, je dis de cet ordre que nous connaissons, et qui, à mon gré, fait une si sotte figure auprès de ce beau désordre de la nature; mais il n'y a qu'elle qui en a le secret, de ce désordre-là; et mon esprit aussi, car il fait comme elle, et je le laisse aller.
Je vous l'ai déjà dit, je me moque des règles, et il n'y a pas grand mal: notre esprit ne vaut pas trop la peine de toute la façon que nous faisons souvent après lui; nous avons trop d'orgueil pour la capacité qu'il a, et nous le chargeons presque toujours de plus qu'il ne peut.
Pour moi, ma plume obéit aux fantaisies du mien, et je serais bien fâché que cela fût autrement: car je veux qu'on trouve de tout dans mon livre, je veux que les gens sérieux, les gais, les tristes, quelquefois les fous, enfin que tout le monde me cite, et vous verrez qu'on me citera. Bref, je veux être un homme et non pas un auteur, et ainsi donner ce que mon esprit fait, non pas ce que je lui ferais faire. Aussi, je ne vous promets rien, je ne jure de rien; et si je vous ennuie, je ne vous ai pas dit que cela n'arriverait pas; si je vous amuse, je n'y suis pas obligé, je ne vous dois rien; ainsi le plaisir que je vous donne est un présent que je vous fais; et si par hasard je vous instruis, je suis un homme magnifique, et vous voilà comblé de mes grâces.
Vous riez, peut-être levez-vous les épaules; mais, dites-moi, qu'est-ce qu'un auteur méthodique? comment pour l'ordinaire s'y prend-il pour composer? Il a un sujet fixe sur lequel il va travailler; fort bien: il s'engage à le traiter, l'y voilà cloué; allons, courage: il a une demi-douzaine de pensées dans la tête sur lesquelles il fonde tout l'ouvrage; elles naissent les unes des autres, elles sont conséquentes, à ce qu'il croit du moins; comme si le plus souvent il ne les devait pas à la seule envie de les avoir, envie qui en trouve, n'en fût-il point, qui en forge, qui les lie ensuite, et leur donne des rapports de sa façon, sans que le pauvre auteur sente cela, ni s'en doute. Car il s'imagine que le bon sens a tout fait, ce bon sens si difficile à avoir, ce bon sens qui rendrait les livres si courts, qui en ferait si peu, s'il les composait tous; à moins qu'il n'en fît d'aussi peu gênants que l'est le mien, ce bon sens si simple, parce qu'il est raisonnable, qui sait mieux critiquer les sciences humaines, et quelquefois s'en moquer, que les inventer; qui n'a point de part à une infinité de doctrines qui sont les délices de la curiosité des hommes, enfin ce bon sens qui ne saurait durer avec aucune folie, comme avec la vanité d'avoir de l'esprit par exemple; et qui lorsque nous écrivons, et qu'il nous éclaire, nous a bientôt dit sur notre sujet ce qu'il en faut dire, car il ne se prête point à nos allongements, et c'est avec eux que nous faisons des volumes.
Aussi voit-on des ouvrages si languissants; j'admire comment l'auteur peut les finir; car à la vingtième page son esprit à demi mort ne va plus, il se traîne, et vous qui lisez son livre, vous le trouvez solide à cause qu'il est pesant; vous autres lecteurs, vous êtes pleins de ces méprises-là.
Je vous dis vos vérités sans façon, car je suis l'homme sans souci, et je ne vous crains point; vous ne verrez point de préface à la tête de mon livre, je ne vous ai point prié de me faire grâce, ni de pardonner à la faiblesse de mon esprit, cherchez ce verbiage-là dans les auteurs, il leur est ordinaire, et il est étonnant qu'ils ne s'en corrigent point, mais c'est qu'ils sont si enfants qu'avec cette finesse-là ils s'imaginent que vous ne pourrez pas vous empêcher de leur vouloir du bien, et qu'ils vont vous remplir d'une bonté, d'une charité à la faveur de laquelle ils feront glisser l'admiration qu'ils méritent: vous serez le lion qui n'aura plus de griffes, tant vous serez bien amadoué. La plaisante idée! elle me divertit.
Quand un auteur regarde son livre, il se sent tout gonflé de la vanité de l'avoir fait, il en perd la respiration, il plie sous le faix de sa gloire; et ce livre, il va le faire imprimer: les hommes en connaîtront-ils la beauté? crieront-ils au miracle? il voudrait bien leur dire que c'en est un, mais ils n'aiment pas qu'on leur dise cela; ils veulent au contraire qu'on soit humble avec eux: c'est leur fantaisie. Allons, soit, dit notre auteur, faisons comme il leur plaît.
Là-dessus il dresse une préface dans l'intention d'être humble, et vous croyez qu'il va l'être, il le croit, lui aussi; mais comment s'y prendra-t-il? Oh! voici le beau: imaginez-vous un géant qui se baisse pour paraître petit: il a beau se baisser, le Pantalon qu'il est, on lui voit toujours ses grandes jambes qui se haussent de temps en temps parce que la posture le fatigue. Eh bien, ce géant-là c'est la vanité de notre auteur: tenez, regardez bien, la voilà qui va se baisser. Lecteur, la matière dont j'entreprends de parler, dit-elle, est si grande, et surpasse tellement mes forces, que je n'aurais osé la traiter, si je n'avais compté sur ton indulgence: fort bien: c'est ici où le géant se fait petit.
Chut, poursuivons: ce n'est pas que quelques amis dont je respecte les lumières n'aient tâché de me persuader que mon travail ne déplairait pas; et il est vrai que l'étude profonde que j'ai fait sur ma matière a dû, si je ne me flatte, m'en donner une assez grande connaissance. Voilà les jambes qui se redressent. Quelle singerie! je n'ai point d'esprit, j'en ai plus qu'un autre; on aurait pu mieux faire que moi, personne ne l'entend mieux; soyez indulgent, admirez-moi; mon sujet me surpasse, il ne me surpasse point. Tout cela s'agence dans la préface d'un auteur sans qu'il s'en aperçoive.
Faibles créatures que nous sommes! nous ne faisons que du galimatias, quand nous voulons parler de nous avec modestie.
Et à propos de modestie, l'autre jour un honnête domestique (si j'étais dans le monde, je dirais un valet ou un laquais, parce que ma vanité serait en haleine, et que le langage des honnêtes gens du monde me serait apparemment familier; mais aujourd'hui, je vois les choses tout simplement: dans un domestique, je vois un homme; dans son maître, je ne vois que cela non plus, chacun a son métier; l'un sert à table, l'autre au barreau, l'autre ailleurs: tous les hommes servent, et peut-être que celui qu'on appelle valet est le moins valet de la bande; c'est là tout ce que le bon sens peut voir là-dedans, le reste n'est pas de sa connaissance, et dans l'état où je suis, on n'a que du bon sens, on perd de vue les arrangements de la vanité humaine).
Or donc cet honnête domestique, à l'occasion de qui ma parenthèse me paraît fort raisonnable, me prêta l'autre jour un livre qui traitait de la modestie, et qui disait qu'il n'y en avait nulle part de la véritable: aurait-il raison? je n'en sais rien; mais effectivement, il me semble, à moi, que la modestie de tout le monde a l'air gauche.
Nous ne manquons pas de gens qui croient être modestes, et qui le croient de bonne foi; ils le paraissent même, à ne regarder que la superficie de cela. Mais examinez-les d'un peu près; celui-ci ne se loue point, par exemple, n'ayez pas peur qu'il se vante d'avoir la moindre qualité, il n'oserait presque dire qu'il est un honnête homme, il ne se sert là-dessus que de phrases mitigées, encore les bégaye-t-il; il est bon, il est généreux, serviable, franc, simple, il est tout cela sans en avoir jamais dit un mot. Oh! c'est qu'il vous trompe; il l'a dit, et le dit toujours; car toujours il vous fait remarquer qu'il ne le dit point.
En voici un qui rougit quand vous le louez, vous l'embarrassez tant qu'il ne sait que vous répondre, il perd contenance: oh! celui-là est modeste; non, c'est qu'il a tant d'amour-propre, qu'il en est timide, et inquiet, vous le louez en compagnie; tout le monde le regarde, et il n'aime pas à voir l'attention de tout le monde fixée sur lui; il est en peine, pendant que vous le louez, de ce que les autres en pensent; il a peur qu'on ne l'épluche en ce moment-là, et qu'il n'y perde; il a peur qu'on ne croie qu'il prend plaisir à ce que vous dites, et que cela n'indispose la vanité des autres contre lui. Trouvez le moyen de lui persuader que tout le monde est aussi charmé de l'entendre louer qu'il le serait lui-même, et vous verrez s'il sera embarrassé; il vous aidera à dire, il se livrera à vous comme un enfant, il vous dira: mettez encore cela, et puis encore cela. Ainsi ce n'est pas votre éloge qu'il craint, il le savourerait mieux qu'un autre; mais c'est l'esprit injuste et dédaigneux de ceux qui écoutent; appelez-vous cela modestie?
Je connais un homme qui, bien loin de se louer, se ravale presque toujours, il combat tant qu'il peut la bonne opinion que vous avez de lui; eût-il fait l'action la plus louable, il ne tiendra pas à lui que vous ne la regardiez comme une bagatelle, il n'y songeait pas quand il l'a faite, il ne savait pas qu'il faisait si bien, et si vous insistez, il la critique, il lui trouve des défauts, il vous les prouve de tout son coeur, et c'est parce que vous êtes prévenu en sa faveur que vous ne les voyez pas; que voulez-vous de plus beau? Ah! le fripon, il sait bien qu'il ne vous persuadera pas, il ne prend pas le chemin d'y réussir; vous l'avez cru vrai dans tout ce qu'il disait; eh bien, son coup est fait, vous voilà pris; de quel mérite ne vous paraîtra pas un homme qui, tout estimable qu'il est, ne sait pas qu'il l'est, et ne croit pas l'être? peut-on se défendre d'admirer cela? non, à ce qu'il a cru: aussi vous attendait-il là, et vous y êtes.
Je m'ennuierais de les compter, les faux modestes de cette espèce, ils sont sans nombre, il n'y a que de cela dans la vie; et comme dit mon livre, la modestie réelle et vraie n'est peut-être qu'un masque parmi les hommes: il est vrai qu'il y a tel masque qu'il est difficile de ne pas prendre pour un visage. Il y en a aussi quantité de si grossiers qu'on les devine tout d'un coup; et ceux-là, je les pardonne volontiers, à cause qu'ils me font rire ou qu'ils me font pitié.
Je connais de bonnes gens très plaisants, par exemple; c'est que, sachant le cas qu'on fait de ceux qui ne se louent point, ils ont là-dessus fait leur plan, ils ont dit: je serai modeste, allons, cela est arrêté, et ils le sont. Ce n'est pas là tout: c'est que si après cela vous ne leur disiez point qu'ils le sont, ils vous le diraient eux-mêmes, et, si vous le dites le premier, ils en conviennent de tout leur coeur, ils vous rapportent des exemples de leur modestie, ils vous marquent les temps, les lieux, les actions avec une satisfaction, une naïveté pleine d'innocence; après cela, ils concluent, ils disent: cela est vrai, mon défaut n'est pas d'être vain; et pour preuve de cela, c'est qu'ils en font vanité, de n'être pas vains. Aussi ces gens-là, je ne dis pas qu'ils sont masqués, car ils ne portent point leur masque, ils ne l'ont qu'à la main, et vous disent: tenez, le voilà; et cela est charmant. J'aime tout à fait cette manière-là d'être ridicule; car enfin, il faut l'être; et de toutes les manières de l'être, celle qui mérite le moins de blâme ou de mépris, du moins à mon gré, c'est celle qui ne trompe point les autres, qui ne les induit pas à erreur sur notre compte; il n'y a que les vanités fines et souples qui me révoltent.
Les ridicules bien francs, qui ne se cachent point comme je dis, qui se livrent à toute ma critique, à toute la moquerie que j'en puis faire, je ne leur dis mot, je les laisse là, ce serait les battre à terre; mais ces fourberies d'une âme vaine, ces singeries adroites et déliées, ces impostures si bien concertées qu'on ne sait presque pas où les prendre pour les couvrir de l'opprobre qu'elles méritent, et qui mettent presque tout le monde de leur parti; oh! que je les hais, que je les déteste!
Cependant il faut faire semblant de n'en rien voir, car il faut vivre avec tout le monde: il ne s'agit pas de marquer ses dégoûts, et les gens qui se piquent de ne pouvoir souffrir ces sortes de défauts-là, qui les persécutent dans les personnes qui les ont, je ne les aime pas trop non plus, ces gens-là; ils ne sont point aimables: et qu'ils n'aillent point dire qu'ils n'en agissent comme cela que parce qu'ils sont amis de la vérité; ce discours-là ne vaut rien, ces grands amis de la vérité ne la disent point quand ils parlent ainsi. Ce n'est pas le parti de la vérité qu'ils prennent là-dedans; c'est qu'ils sont extrêmement vains eux-mêmes, et que leur vanité ne saurait endurer le succès des fausses vertus des autres: cela fatigue leur amour-propre, et non pas leur raison. Entendez-vous, messieurs les véridiques, ne nous vantez point tant votre caractère, je n'en voudrais pas, moi; vous n'êtes que des hypocrites aussi, avec cette haine vigoureuse dont vous faites profession contre certains défauts, et des hypocrites peut-être plus haïssables que les autres: car, sous ce beau prétexte d'antipathie vertueuse sur ce chapitre, vous ne trouvez personne à votre gré, vous satirisez tout le monde, aussi bien l'imposteur qui joue des vertus qu'il n'a pas, que l'honnête homme qui les a; vous êtes ennemis déclarés de tous les honneurs d'autrui; vous n'en voudriez que pour vous; tout ce qui est loué et estimé vous déplaît; et je ne suis point votre dupe. Laissez les gens en paix, souffrez la vertu, pardonnez aux autres hommes leur vanité, elle est plus supportable que la vôtre, elle vit du moins avec celle de tout le monde; les autres hommes ne sont que ridicules, et vous par-dessus le marché vous êtes méchants; ils font rire, et vous, vous offensez; ils ne cherchent que notre estime, et vous ne cherchez que nos affronts: est-il de personnage plus ennemi de la société que le vôtre?
Cependant on a la bonté de vous craindre; c'est à qui sera de vos amis, afin de n'être pas mordu; j'ai remarqué même que votre protection (car votre amitié en est une) gâte ceux à qui vous l'accordez; ils ne s'inquiètent plus d'eux; il leur semble, parce que vous les aimez, que leur fortune est faite, ils ne se gênent plus, ils parlent haut, ils raisonnent sur les autres, ils les jugent; et en effet on les écoute, on les entoure, et pendant que tout le monde n'ouvre la bouche sur votre chapitre qu'avec crainte et respect, eux ils jouissent superbement de l'avantage de parler de vous d'une manière aisée et familière; et on voudrait bien être à leur place: ils racontent vos reparties, vos jugements, vos audaces, ils ajoutent qu'ils vous querellent tous les jours, qu'ils vous retiennent, mais que vous n'entendez pas raison sur certaines choses. C'est un étrange homme, disent-ils, il faut marcher droit avec lui, les caractères faux ne l'accommodent pas, du reste le meilleur garçon du monde, et le plus simple; je lui dis ce que je veux, moi; quelquefois il se fâche, et il me divertit; mais on ne le changera point.
Tout ce que je dis là, au reste, je l'ai vu arriver comme je le raconte, et je le rends trait pour trait.
Septième feuille
Ecoutez, mon lecteur futur, je vous mépriserais bien, si vous ressembliez à certaines gens qu'il y a dans le monde. Oh! que l'esprit de l'homme est sot, et que les bons auteurs sont de grandes dupes, quand ils se donnent la peine de faire de bons ouvrages! encore s'ils n'écrivaient que pour se divertir, comme je fais à présent, moi, passe. Un lecteur, quelque ostrogot qu'il soit par exemple, ne saurait mordre sur le plaisir que j'y prends; je l'en défie. Qu'il dise, s'il veut, que mon livre ne vaut rien; que m'importe, il n'est pas fait pour valoir mieux. Je ne songe pas à le rendre bon, ce n'est pas là ma pensée, je suis bien plus raisonnable que cela, vraiment; je songe qu'à me le rendre amusant.
Est-ce qu'il y a des lecteurs dans le monde? je veux dire des gens qui méritent de l'être. Hélas! si peu que rien; je dis même à Paris, qui est une ville où il y a tant de beaux esprits, tant de jeunes gens qui font de si jolis petits vers, de la petite prose si délicate; où il y a tant de femmes qui sont si aimables, et qui à cause de cela sont si spirituelles; tant d'hommes qui ont du jugement, parce qu'ils sont graves et flegmatiques, tant de pédants qui ont l'air de penser si mûrement; enfin, à Paris où il y a tant de gens qui font mine d'avoir du goût, et qui ont appris par coeur je ne sais combien de formules d'approbation ou de critique, de petites façons de parler avec lesquelles il semble qu'on y entend finesse.
Mais laissons cela, je n'en parle qu'à l'occasion de deux personnes que je viens en passant d'entendre raisonner sur un excellent livre, et qui en raisonnaient pitoyablement; et dans le fond il n'y a pas grand inconvénient à tout cela: car qu'est-ce que l'esprit, pour qu'on se scandalise tant des injures qu'on lui fait? je jetterais à croix et à pile de dire que j'en ai beaucoup, ou que je n'en ai point du tout, je n'y croirais ni gagner ni perdre. Quelques idées de plus qui n'aboutissent à rien qu'à faire souvent du mal, qui ne donnent que du babil et de l'orgueil à celui qui les a, n'est-ce pas là l'esprit? je ne vois presque que le papetier qui ait intérêt qu'on ne le méprise point. Croyez-moi, celui qui n'en a guère est tout aussi avancé que celui qui en a beaucoup, et celui qui n'en a point s'en passe avec un peu de sens commun; car il ne faut que de cela dans la vie, il n'y a que de cela non plus, et je crois que les hommes ne vont pas plus loin: des passions et du sens commun, voilà leur lot, cela est en eux comme le sang est dans leurs veines, voilà ce qu'ils reçoivent de la nature; de l'esprit et des livres, voilà ce qu'ils y ajoutent, et on se passerait bien de leurs présents. Quand je parle de sens commun, les faiseurs de livres diront qu'ils ne cherchent que lui quand ils écrivent: mais celui qui est cherché ne vaut rien, il n'y a que celui qui nous vient dans le besoin qui est bon, c'est le véritable, et il arrive assez sans qu'on le cherche; il est simple, il ne sait point se redresser, se mettre sur ses ergots pour faire le prédicateur à propos de rien, il laisse faire cela à l'esprit qui son singe; c'est ce singe-là qui est philosophe et qui nous donne souvent des visions au lieu de sciences.
Je me souviens qu'un jour à la campagne nous disputions, deux de mes amis et moi, sur l'âme. Un bon paysan qui travaillait auprès de nous, entendit notre dispute, et me dit après: Monsieur, vous avez tant parlé de nos âmes: est-ce que vous en avez vu quelqu'une? et il avait raison de me demander cela, et je le demanderais à tous ceux qui en disputent.
Et à propos de science, il me revient encore dans l'esprit un fait qu'il faut que je dise. J'ai eu autrefois une maîtresse qui était savante. Sa folie était de philosopher sur les passions, pendant que je lui parlais de la mienne; cela m'impatienta, et je me mis à mon tour à philosopher dans mon petit particulier contre elle. J'avais remarqué qu'elle était glorieuse de savoir si bien jaser, je pris donc le parti de la louer beaucoup, et de faire le surpris de sa pénétration; elle m'en croyait enchanté. Savez-vous bien ce qui arriva? C'est que pendant qu'elle définissait les passions, je lui en donnai en tapinois une pour moi, que sa vanité lui fit prendre par reconnaissance, et qui m'ennuya à la fin, parce que j'en méprisai l'origine. Elle fut fâchée de la retraite que je fis; mais elle ne perdait pas tout: car, comme elle aimait à philosopher, je lui laissais de la besogne pour cela en me retirant. Elle ne parlait des passions que par théorie, comme de l'amour, de la jalousie, et de ses faiblesses: il n'y avait que son esprit qui les connaissait, et je les lui mis dans le coeur, afin de les approcher de plus près d'elle, de sorte qu'il ne tint qu'à elle de les connaître encore mieux. Mais je crois qu'elle s'occupa plus à les sentir qu'à les examiner; on ne songe guère à ce qu'elles sont quand on les a, et, depuis ce temps-là, j'ai conçu qu'on ne les connaît bien, que lorsqu'on ne les a plus.
Si les femmes lisent cet article-ci, elles m'en voudront du mal. Mais qu'elles me le pardonnent: c'est la seule fois de ma vie que j'ai été inconstant; encore ne l'ai-je été que parce que je ne m'étais fait aimer que par espièglerie, et que je ne pouvais pas songer à l'amour de ma maîtresse sans le trouver comique, et sans la trouver elle-même ridicule de l'avoir pris; et je crois que j'avais raison, mon inconstance était de bon sens.
Un homme de ma connaissance fit un jour à peu près comme moi. C'était un fort honnête homme, mais il n'était pas riche, il plaidait, sa fortune dépendait du gain de son procès, et tout ce qu'il avait d'argent passait à la nourriture de ce procès, et au profit des défenseurs de son bon droit; cela rendait sa garde-robe modeste, il était fort simplement vêtu.
Dans cet état il prit de l'amour pour une très jolie demoiselle; notez qu'il était garçon de bonne mine; mais ses habits étaient trop bruns: la demoiselle ne fit que jeter les yeux sur sa figure si peu décorée, et voilà qui fut fait, elle ne le regarda plus. Il avait de l'esprit, et sentit fort bien la cause de sa disgrâce. De crainte pourtant de se tromper, il ne se rebute point, il revient et soupire plus fort: hélas! loin qu'on l'entendît, on ne savait pas seulement qu'il fût là, son misérable habit était une nuée qui le couvrait. Mais attendez, il gagna son procès, et courut vite chez le marchand acheter de quoi se défaire de sa nuée; et deux jours après retourne chez la demoiselle, brillant comme un soleil. Oh! le soleil éblouit, échauffa, pour le coup. Ce n'était plus le même homme; on n'avait plus des yeux que pour lui, on lui répondait avant qu'il eût parlé; tout ce qu'on lui disait était un compliment: Que vous êtes bien habillé! que cet habit est galant! qu'il est de bon goût! et puis, laissez-moi, car je vous crains, ne revenez plus; et puis, quand vous reverra-t-on? Jamais, ma belle demoiselle, répondit à la fin notre homme, jamais; mais je vous enverrai la belle décoration où je me suis mis, puisque vous en êtes si touchée. Quant à moi, ce n'est que par méprise que vous me dites de revenir, car il y a deux mois que vous me voyez, et que vous ne le savez pas: ainsi ce n'est pas à moi à qui vous en voulez, car je n'ai point changé; j'ai pris d'autres habits, voilà tout, et c'est eux qui sont aimables, et non pas moi, je vous le dis en conscience; adieu, mademoiselle; et cela dit, il sortit, et ne la revit jamais.
Qu'il y a de femmes dans le monde comme cette fille-là! Etes-vous laid et mal fait? allez chez le marchand, sa boutique est un magasin de belles tailles et de jolis visages; les pierreries rendent encore un homme bien redoutable, on ne saurait croire le bon air qu'elles donnent.
Par ma foi, la nature a besoin qu'il y ait des femmes dans le monde, et nous aussi; mais si on les regardait bien fixement d'un certain côté (je dis en général, car il y des exceptions partout), elles paraîtraient trop risibles pour avoir rien à démêler avec notre coeur, elles cesseraient d'être aimables, et ne seraient plus que nécessaires.
En voilà pourtant assez contre elles, et je m'étonne moi-même d'en avoir parlé sur ce ton-là, car personne n'a plus été leur humble serviteur que moi. Mais tout ce que j'en dis là ne leur fera jamais de tort: ceux qui disent du mal d'elles et qui prêchent leurs défauts sont aux Invalides, répondait un jour un de mes amis à un vieillard qui voulait lui inspirer de l'indifférence pour elles; et j'y suis aussi, moi, aux Invalides, aussi bien que ce vieillard-là, car ma pauvreté vaut bien de la vieillesse avec elles, surtout avec les femmes du monde, et je ne dis pas assez: l'état d'un vieillard n'est pas si désespéré que le mien: encore, quand il est riche, lui passent-elles qu'il est jeune; mais quand on est pauvre, il n'y a plus de ressource, on est mort, ou bien autant vaut. Le mal est qu'on n'est mort qu'à leur compte, et qu'on ne l'est pas pour soi; au contraire, jamais on ne sent tant que l'on vit, que lorsqu'elles vous retranchent du nombre des vivants. C'est que le diable ne veut rien perdre: quand il voit qu'elles ne veulent plus de vous, il vous fait faire les deux mains, comme on dit au jeu, c'est-à-dire qu'avec tout le goût que vous avez pour elles, il vous donne encore le goût qu'elles ont perdu pour vous; des deux parts il n'en fait qu'une, et à vous la masse: n'êtes-vous pas bien à votre aise après cela?
Une de mes parentes fut mariée à un homme extrêmement âgé, elle était jeune et aimable, cela ne lui convenait point; mais elle était née si sage, et si raisonnable, qu'on crut que l'inégalité des âges serait sans conséquence; elle-même n'y sentit pas grand inconvénient quand elle se maria, elle épousa son vieillard sans chagrin, et pleine de confiance en ses forces, d'autant plus qu'il était extrêmement riche, et qu'il lui faisait un bon parti. Mais comme on dit proverbialement, c'était compter sans son hôte que de croire qu'elle s'en accommoderait; et cet hôte, c'est le diable, ou nous.
A peine y avait-il deux mois que la pauvre fille était mariée, que je lui vis les yeux plus éveillés, plus languissants, et plus inquiets que de coutume; car tout cela y était. Rien de plus serein, de plus paisible, et de plus tranquille que ces yeux-là auparavant. Comme nous étions, elle et moi, très familiers ensemble, je lui demandai à qui elle en avait: Je vous trouve différente de ce que vous étiez, lui dis-je; vous n'êtes pas contente. Tais-toi, mon cousin, me dit-elle, ne parlons point de cela. J'insistai: Contez-moi ce qui en est, lui dis-je, y a-t-il quelque chose qui vous chagrine? Je n'ai, me dit-elle, qu'un mot à te répondre: mon mari est si vieux. Eh! ne savez-vous pas bien qu'il l'était quand vous l'avez épousé? lui dis-je. Non, reprit-elle, je ne songeais pas à cela, et je ne savais pas que j'y songerais. Elle ne m'en dit pas davantage, et je devinai le reste; c'est que nous sommes des esprits de contradiction: pendant qu'on peut choisir ce qu'on veut, on n'a envie de rien; quand on a fait son choix, on a envie de tout; fût-il bon, on s'en lasse; comment donc faire? Est-on mal, on veut être bien; cela est naturel; mais est-on bien, on veut être mieux; et quand on a ce mieux, est-on content? oh que non! Quel remède à cela? Sauve qui peut.
Voyez, voilà deux jeunes gens qui s'aiment, on ne veut pas les marier ensemble, ils sèchent sur pied, ils se meurent; mariez-les, vous leur rachetez la vie, ils ne veulent que cela; ils ne se soucient pas d'avoir de quoi vivre, ils vivront assez du plaisir d'être ensemble. Enfin les voilà unis, et par-dessus le marché, ils sont riches; que de joie! que de transports! qu'ils vont être heureux! Point du tout; regardez-les, deux mois après: Monsieur sort déjà de son côté, et Madame du sien; ils se voient, parce qu'ils se rencontrent; qu'est donc devenu leur amour? il s'est perdu quand il a eu ses coudées franches, on le gênait plus, il n'était plus contrarié, on l'a laissé libre; il est mort de sa liberté. A présent que nos jeunes gens sont mariés, s'il venait une défense de s'aimer et de se voir, qu'il leur fût interdit de se trouver bien ensemble, vous verriez tout d'un coup renaître leur tendresse, ou plutôt leur esprit de contradiction, comme je l'ai déjà dit: oui, je crois que pour faire cesser tous les mauvais ménages, il n'y aurait qu'à défendre les bons.
Il y a des peuples dans l'Europe qui aiment la liberté jusqu'à sacrifier tout pour elle; ils sont devenus furieux quand on a voulu la leur ôter. Veut-on les assujettir? ce n'est pas par la violence qu'il faut s'y prendre. Rendez-les si libres, laissez-les jouir d'une liberté si outrée qu'ils s'en ennuient et qu'elle les choque eux-mêmes; ne prenez pas garde à eux, laissez-les faire, ne vous mêlez de rien, oubliez-les: ils viendront vous dire de les mettre aux fers, ils vous reprocheront votre patience; ils vous donneront en un jour plus de pouvoir contre eux que la violence ne vous en donnerait en cent ans: ils voudront un maître parce qu'ils n'en auront point, et vous pouvez vous reposer sur eux de l'étendue des droits qu'ils vous donneront alors.
J'ai une fois en ma vie aimé une femme avec passion, parce qu'à l'occasion de quelque chose, elle avait dit qu'elle ne pouvait me souffrir, et qu'elle ne me verrait jamais: je m'irritai de ce qu'elle avait des volontés si mutines; et quand je crus l'avoir un peu adoucie, je lâchai prise; voilà l'homme. De qui dans la vie veut-on se faire aimer? de ceux qui ne se soucient pas de nous. Il y a des gens qui donneraient deux de leurs meilleurs amis, pour avoir l'amitié d'un homme qui les fuit. Dire du mal de quelqu'un n'est le plus souvent qu'une manière de se plaindre de son indifférence pour nous. Dans le temps que j'étais dans le monde, on me disait qu'il y avait un homme qui marquait toujours de l'aigreur dans ses discours, quand il parlait de moi; je m'avisai tout d'un coup de songer que je le saluais froidement quand je le rencontrais. Je le tiens, dis-je alors en moi-même, cet homme-là veut que je l'aime, il l'a mis dans sa tête, parce qu'il s'est imaginé que je ne l'aimais pas; et j'avais raison de penser cela, car dès que je l'eus salué d'un air riant, il me marqua tant d'amitié que je n'en savais que faire. Mais, malheureusement, j'en pris pour lui aussi, et cela fit qu'il m'aima toujours bien, mais qu'il ne me fêtait plus. Puisque je rapporte de temps en temps de petits traits de ma vie, ne vaut-il pas mieux que je vous la donne tout entière? cela ne m'empêchera pas de m'écarter quand il me plaira: vous voyez bien que j'écris comme si je vous parlais, je n'y cherche pas plus de façon, et je n'y en mettrai jamais davantage.
Au reste, je ne vous entretiendrai pas ce soir bien longtemps; car je suis prié d'un repas avec mes camarades: vous entendez bien que je veux dire un repas de gueux, et je vous en promets le récit quand j'en serai revenu; ce sera pour vous une leçon de joie. Ces repas-là ne sont pas les plus mauvais, je vous assure: la politesse n'y gêne personne. Aussi n'a-t-on que faire d'elle, quand on veut se divertir: ce n'est pas le plaisir qui l'a inventée; au contraire, je ne doute pas qu'il ne la chasse quelque jour. Je parle de cette politesse, ou si vous voulez de cette bienséance, de ce bel air que les gens du monde ont dans leurs festins, où il faut s'observer et avoir une façon de boire et de manger qui est de convention: diantre, cela est sérieux, prenez garde à vous; si vous haussez trop le coude en buvant, on dira que vous n'êtes qu'un provincial, qu'un petit bourgeois qui n'a pas coutume d'être en bonne compagnie; voyez ce que c'est: ô gens du monde, que vous êtes de pauvres gens!
Je disais un jour à un gentilhomme qui était tout frais débarqué de sa province, et que des personnes de considération avaient prié à souper: Eh! monsieur, où allez-vous vous fourrer? Vous êtes bien hardi de vouloir vous présenter tout de go à pareille fête, vous qui ne savez tout simplement manger, et couper vos morceaux, qu'à la manière de votre pays. Croyez-vous qu'il suffise d'avoir bon appétit? vraiment vous n'y êtes pas: c'est même le père des incongruités que l'appétit dans un homme qui ne sait pas le conduire en ce pays-ci. Comment remercierez-vous ceux qui boiront à votre santé? je vous vois d'ici, vous pencherez civilement la tête, et vous serez un joli garçon avec cette contorsion-là. Dites-moi, aurez-vous en mangeant cet air libre et aisé qu'il convient d'avoir avec sa fourchette, son assiette, son verre et son couteau? Savez-vous le nom des plats qu'on vous servira? Avez-vous étudié votre dictionnaire de friandise et de gourmandise? il faut qu'un galant homme le sache, sous peine de ne paraître qu'un manant. Comment serez-vous assis? Vous tiendrez-vous bien droit à table? vous ne serez qu'un échalas. Y serez-vous sans façon? ah! le paysan! Le gentilhomme, épouvanté de ce que je lui disais, prit la chose très sérieusement, et aima mieux être malade que d'aller à son repas: il m'avoua même, six mois après, que j'avais raison et qu'il voyait bien qu'il m'avait eu obligation.
Les hommes avec toutes leurs façons ressemblent aux enfants: ces derniers s'imaginent être à cheval quand ils courent avec un bâton entre les jambes; de même les hommes: ils s'imaginent, à cause de certaines belles manières qu'ils ont introduites entre eux pour flatter leur orgueil, ils s'imaginent en être plus considérables, et quelque chose de plus grand; les voilà à cheval. Il y a tel homme dans le monde qui est si fort sur son droit, sur son quant-à-soi, qu'il aimerait mieux essuyer une fourberie qu'une impolitesse. A combien de sots coupe-t-on la bourse en cajolant leur vanité! tout le monde est bourgeois gentilhomme, jusqu'aux gentilshommes mêmes. Les hommes sont plus vains que méchants; mais je dis mal: ils sont tous méchants, parce qu'ils sont tous vains. Y a-t-il rien de si malin, de si peu charitable que la vanité offensée? Je suis bon, disait un ancien, dont le nom ne me revient pas, je suis généreux; mon bien, ma vie, tout ce que je possède est à mes amis, aux indifférents même: me trahit-on? je l'oublie; me nuit-on? me fait-on du mal? je le pardonne; mais ne m'humiliez pas.
Le cabinet du philosophe
Première feuille
Voici, ami lecteur, ce que c'est que l'ouvrage qu'on vous donne.
Un homme d'esprit, très connu dans le monde, mourut il y a quelque temps.
Parmi plusieurs choses qu'il laissa en mourant à un de ses amis, s'est trouvé une cassette pleine de papiers.
Le défunt, pendant sa vie, n'avait rien fait imprimer; et quoiqu'on estimât ses lumières, qu'on le sût capable de bien penser, qu'on souhaitât même qu'il mît ses pensées au jour, on ne se doutait point qu'il écrivît en secret, ni qu'il fût auteur clandestin; il l'était pourtant. Cette cassette contenait toutes ses productions, et ce sont elles qu'on vous donne. Il n'y en a pas une de longue haleine. Il ne s'agit point ici d'ouvrage suivi: ce sont, la plupart, des morceaux détachés, des fragments de pensée sur une infinité de sujets, et dans toutes sortes de tournures: réflexions gaies, sérieuses, morales, chrétiennes, beaucoup de ces deux dernières; quelquefois des aventures, des dialogues, des lettres, des mémoires, des jugements sur différents auteurs, et partout un esprit de philosophe; mais d'un philosophe dont les réflexions se sentent des différents âges où il a passé.
Voilà ce que vous allez voir ici dans le style d'un homme qui écrivait ses pensées comme elles se présentaient, et qui n'y cherchait point d'autre façon que de les bien voir, afin de les exprimer nettement; mais sans rien altérer de leur simplicité brusque et naïve.
Attendez-vous à ce que je vous dis là; tâchez même de vous en faire un spectacle qui n'est pas commun.
Jusqu'ici vous ne connaissez presque que des auteurs qui songent à vous quand ils écrivent, et qui, à cause de vous, tâchent d'avoir un certain style.
Je ne dis pas que ce soit mal fait; mais vous ne voyez pas là l'homme comme il est. La coquetterie des attentions qu'il a là-dessus vous le déguise; et il me semble qu'il peut être curieux de voir un homme à cet égard-là.
En voici un, et ce n'est point un homme neuf. L'éducation, le commerce du monde, et l'habitude de réfléchir, l'ont mis en état de parler et d'être entendu; il s'est façonné à l'école des hommes, et n'a rien pris des leçons de l'amour-propre, c'est-à-dire de cette envie secrète que les autres écrivains ont de briller et de plaire.
Mais, dites-vous, pourquoi distribuer ces ouvrages-là par feuilles, et ne pas les faire imprimer tout à la fois?
C'est qu'ils sont en trop grande quantité, qu'il y en aurait pour plusieurs gros volumes, et que l'impression, telle que vous la dites, serait d'une dépense trop forte.
Au lieu que, de la manière dont on s'y prend, la vente de chaque feuille, (si cette vente est heureuse, sans quoi tout cesse), facilitera l'impression de chaque feuille; et ainsi, de feuilles en feuilles, on donnera sans se fatiguer tout ce qui est dans la cassette.
Il est vrai qu'en France un ouvrage distribué par feuilles ne paraît pas à son avantage; c'est tenter le jugement des lecteurs, que de le produire sous cette forme-là; c'est risquer qu'on ne le méprise.
La feuille semble ne promettre qu'une bagatelle, et n'est souvent que le coup d'essai d'un jeune auteur, ou de quelque aventurier de belles-lettres, de quelque petit esprit suffisant, qui se met à rêver dans son cabinet quelques platitudes, et qui en compose une brochure, dont l'impression ne régale que lui seul.
Mais un volume est respectable, et quoiqu'il puisse ne valoir rien dans ce qu'il contient, du moins porte-t-il une figure qui mérite qu'on l'examine et qui empêche qu'on ne le condamne sans le voir.
Car enfin c'est le prendre sur un ton très sérieux avec le public que de lui présenter un volume; c'est lui dire: prenez garde à ce que vous allez lire: et voilà ce qu'on ne lui dit point, quand on ne lui présente qu'une feuille; il semble même qu'on lui dise le contraire, et qu'on le prie de ne la lire que par distraction, qu'en passant et ne sachant que faire.
Ce n'est pourtant point ce qu'on vous demande ici, ami lecteur; ce n'est point en passant que nous vous proposons de lire ces feuilles; nous ne vous disons point non plus qu'elles méritent toute votre attention; nous ne les vantons ni peu ni beaucoup; nous vous les donnons seulement. Prenez la peine de voir ce qu'elles sont; ne les jugez point sous la forme où elles se présentent; n'en attendez d'avance ni plaisir ni dégoût; ne les lisez que dans la simple curiosité de savoir ce qu'elles valent, et suivant ce que vous en penserez, estimez-les, ou les laissez là.
Commençons. Voici ce que contiennent les premiers papiers que nous trouvons à l'ouverture de la cassette; car nous les tirons au hasard, et ce sera toujours de même.
Allez dire à une femme que vous trouvez aimable et pour qui vous sentez de l'amour: Madame, je vous désire beaucoup, vous me feriez grand plaisir de m'accorder vos faveurs. Vous l'insulterez: elle vous appellera brutal.
Mais dites-lui tendrement: Je vous aime, madame, vous avez mille charmes à mes yeux: elle vous écoute, vous la réjouissez, vous tenez le discours d'un homme galant.
C'est pourtant lui dire la même chose; c'est précisément lui faire le même compliment: il n'y a que le tour de changé; et elle le sait bien, qui pis est.
Non, me répondrez-vous, elle ne le sait pas, elle ne l'entend pas ainsi.
Et moi je vous dis qu'elle ne saurait l'entendre autrement, et que je défie de s'y tromper.
Rien de ce qu'il y a de grossier dans ce: Je vous aime, ne lui échappe. Vous dirai-je plus? c'est ce grossier même qui fait le mérite de la chose, qui rend la déclaration si piquante et si flatteuse; elle n'est de conséquence qu'à cause de cela.
Cette prude n'en baisse les yeux, ou n'en paraît effarouchée, que parce qu'elle est au fait. Cette dévote ne rougit, ne s'enfuit, ou ne se fâche, que parce qu'elle y est aussi.
Celle-ci s'y méprend-elle, qui en redouble de minauderies, pour en avoir plus de charmes? N'est-ce pas en l'honneur de la chose qu'elle se rend les yeux tantôt si doux, tantôt si vifs?
Que veut dire celle-là, quand elle ôte son gant, pour vous montrer une belle main qu'elle a? Si elle ne vous entend pas, que vient faire là cette main?
Je le répète encore: toute femme entend qu'on la désire, quand on lui dit: Je vous aime; et ne vous sait bon gré du: Je vous aime, qu'à cause qu'il signifie: Je vous désire.
Il le signifie poliment, j'en conviens. Le vrai sens de ce discours-là est impur; mais les expressions en sont honnêtes, et la pudeur vous passe le sens en faveur des paroles.
Quand le vice parle, il est d'une grossièreté qui révolte; mais qu'il paraît aimable, quand la galanterie traduit ce qu'il veut dire!
Toutes ces traductions-là n'épargnent que les oreilles d'une femme; car son âme n'en est pas la dupe.
Je brûle d'amour pour vous, par exemple: c'est ce qu'on dit tous les jours, c'est ce qu'on chante, c'est ce qu'on écrit. Comment ferait-on pour exprimer cela, sans le Dictionnaire de la galanterie? Aussi ne puis-je m'empêcher de rire en moi-même, quand je vois une femme se scandaliser de quelques mots hardis qu'on lui dit, parce que ce n'est qu'une traduction qui l'offense. J'avoue pourtant qu'il faut être bien libertin pour ne pas prendre la peine de traduire quand on n'y perd rien, et que la vertu s'en contente.
De toutes les façons de faire cesser l'amour, la plus sûre, c'est de le satisfaire.
De toutes les indifférences que peut essuyer une femme, la plus humiliante pour elle, c'est l'indifférence d'un homme qui l'aimait, et dont elle a fait cesser l'amour.
Un jour à la campagne on s'était longtemps entretenu de contes de fées dans une nombreuse compagnie. On avait parlé de toutes les qualités dont elles douaient un enfant qui venait de naître, quand elles en aimaient la mère.
Une jeune dame prête d'accoucher, et qui était un peu bel esprit, se frappa l'imagination de ce qu'on avait dit là-dessus; et voici en conséquence le rêve qu'elle fit la nuit suivante. C'est elle-même qui me l'a raconté.
Je rêvai, dit-elle, que j'allais accoucher, et que, par je ne sais quelle puissance invisible, je me sentis légèrement transportée dans l'appartement du monde le plus brillant. Un côté de cet appartement, pourtant, n'était garni que de petits tiroirs, mais si jolis, si bien travaillés qu'il n'y avait point d'ornement pareil à cela. Je regardais cette singularité, quand je vis entrer une femme d'un air majestueux, qui s'approcha de moi, et qui me dit en souriant: Je suis fée, j'ai lu dans le fond de ton coeur hier pendant qu'on t'entretenait des dons que nous pouvions faire aux enfants dont nous chérissons les mères. Tu souhaitas que les fées ne fussent pas des contes en l'air, et qu'il y eût quelqu'une qui voulût douer l'enfant que tu vas mettre au jour: je pénétrai ta pensée, je te sus bon gré d'avoir souhaité que nous existassions. Nous existons en effet, et je viens te récompenser de l'attention avec laquelle tu écoutais ce qu'on te disait de nous. C'est moi qui t'ai fait transporter ici. Tu fais cas de l'esprit, tu en as toi-même; et j'ai démêlé aussi que tu voudrais que ton fils fût doué de cette qualité. C'est moi qui la donne: je parle de la qualité d'esprit la plus estimable; car il y a des sortes d'esprit que je ne donne pas, et toutes les sortes en sont dans les tiroirs que tu vois.
Chaque tiroir a sa fée qui en dispose: je préside au premier, qui, aussi bien que les autres, contient une poudre que nous faisons respirer à l'enfant qui vient de naître.
La poudre de mon tiroir est celle du bon esprit, de l'esprit sage, et en même temps de l'esprit sublime; car il n'y a de sublimité que dans les bons esprits. Veux-tu de cette poudre-là pour ton fils? Car c'est un homme que tu vas mettre au monde. Dès que tu seras déterminée, tu accouches, et dans l'instant j'emploie ma poudre.
Au reste, je t'avertis d'une chose; c'est que tout sage, tout estimable, tout grand et sublime que soit l'esprit dont j'offre de douer ton fils, ce ne sera pas l'esprit ni le plus brillant, ni le plus estimé, ni celui qui fera le plus de fracas parmi les hommes: il est trop raisonnable pour cela, et ce n'est pas la raison qui fait le plus de fortune chez eux; elle ne les amuse pas assez, elle se refuse à tout ce qui nuit, elle ne fait de mal à personne. Hé! qui est-ce qui en ferait mieux qu'elle, si elle voulait? Mais elle est paisible, généreuse; en un mot, elle n'a ni malice ni étourderie, et il n'y a que ces deux choses-là qui divertissent les hommes. C'est toujours à leurs dépens qu'il faut avoir de l'esprit, quand on veut rendre son esprit extrêmement célèbre. En revanche, l'esprit le plus célèbre par là n'est jamais dans le fond qu'un assez petit esprit, qui ne se connaît point en gloire, qui est pourtant pressé d'en avoir, mais qui ne saurait y être délicat, et qui court à la fausse; c'est-à-dire à la première venue qu'il ne distingue pas de la véritable.
Vois donc à présent si tu t'en tiens aux faveurs que je destine à ton fils: veux-tu qu'il soit un grand esprit, au hasard de briller ou moins, ou plus tard, et toujours plus difficilement que le petit esprit? Prononce.
A ces mots, me dit cette dame qui me contait son rêve, j'hésitai à prendre mon parti: ce fracas qu'on ne promettait point à l'esprit que recevrait mon fils me paraissait pourtant bien considérable et bien séduisant; enfin je ne me déterminais point.
Qu'en arriva-t-il? que ma fée, sans doute indignée de me voir hésiter, disparut; et qu'à sa place, je me trouvai entourée de cinq ou six autres fées, qui tenaient à la main un de ces petits tiroirs dont je vous ai parlé.
Les fées s'approchent et ne me disent mot: elles me montraient seulement leurs tiroirs, sur chacun desquels était un petit écrit, en guise d'étiquette, qui apprenait ce qu'ils contenaient.
Sur le premier tiroir que je lus, étaient ces mots: poudre de l'esprit de bagatelle, autrement dit, de l'esprit frivole.
Esprit de bagatelle! m'écriai-je. Est-ce là un présent?
Comment! si c'en est un, me dit la fée qui tenait le tiroir, si c'en est un! Le don d'homme à bonnes fortunes, le mérite de bon convive, le don des petits vers, des chansonnettes et une infinité d'autres menus avantages de cette force-là y tiennent, et rien ne met un homme dans une si aimable posture que l'esprit que je te présente.
Je ne répondis rien, et jetai mes yeux sur un autre tiroir, dont je remarquai qu'on avait effacé la moitié de l'étiquette. Voici ce qu'on y lisait, et qui n'apprenait rien: poudre alchimique de l'esprit... On ne pouvait lire le reste.
D'où vient, madame, qu'on a rayé la définition de cet esprit-ci? dis-je à la fée.
Que cela ne t'arrête pas, me répondit-elle, je vais te dire la vérité.
C'est la Raison qui a fait les étiquettes de toutes les sortes d'esprit qui sont renfermées dans nos tiroirs, et la définition qu'elle avait donnée à cet esprit-ci m'a paru de si méchante humeur que j'ai trouvé à propos de l'effacer. Si je l'avais laissée, il n'y aurait point eu de mère qui eût voulu de ma poudre pour son fils; et c'eût pourtant été grand dommage assurément: car malgré tout ce que la Raison en pense, c'est par le moyen de cette poudre qu'on acquiert l'esprit de la réputation la plus rapide et la plus bruyante.
Eh! pourquoi donc, dis-je alors, la Raison en fait-elle si peu de cas, et l'a-t-elle tant maltraité dans l'étiquette?
C'est, me répondit-elle, que la Raison est trop difficile, et qu'elle n'estime que ce qui lui plaît; mais, encore une fois, que cela ne te rebute pas, prends ma poudre, si tu veux assurer de la gloire à ton fils pendant sa vie.
Qu'appelez-vous: pendant sa vie, répartis-je. Est-ce que cette gloire ne lui survivra pas? Oh! me dit-elle, tu m'impatientes, cherche ailleurs des gloires qui survivent; tu n'en sais pas le défaut, de ces gloires-là. Apprends qu'on n'en jouit souvent qu'à la fin de ses jours, comme qui dirait à l'article de la mort. C'est un trésor d'avare, il n'y a que les héritiers qui en profitent: si tu veux l'immortalité pour ton fils, je n'ai pas ce qu'il te faut.
L'esprit que vous distribuez, lui dis-je alors, est sans doute celui dont m'a parlé la première fée que j'ai vue. Je m'en accommoderais volontiers, madame; mais ces licences qu'il prend, qui divertissent les uns et qui chagrinent les autres, ce goût qu'il a pour une célébrité facile à obtenir, je n'en voudrais point; aussi bien n'y a-t-il pas grand mérite à briller de cette façon-là. Mais si vous pouvez lui ôter les mauvaises qualités que je vous dis, sans rien retrancher de sa valeur, et du bruit que vous dites qu'il fait, je lui donne la préférence.
Apparemment que ce que je demandais était impossible, et que l'esprit en question ne pouvait se soutenir que par ses défauts, et qu'appuyé de la malice des hommes, car on ne me répondit rien, toutes mes fées disparurent comme avait fait la première; et je me retrouvai dans ma chambre, où je me réveillai.
Il y a des gens qui damnent, dans la seule crainte du ridicule qu'il y a dans le monde à vouloir se sauver.
Croirait-on qu'à respecter les idées des hommes, il serait plus honteux d'être converti que d'être un fripon?
Le monde ne veut ni qu'on se donne à Dieu, ni qu'on le quitte.
Achetez-moi, dit la Vie éternelle aux chrétiens, par le sacrifice de cette vie passagère.
Achetez ma durée, dit la vie passagère, par le retranchement d'une infinité de plaisirs qui m'abrégeraient; achetez mes douceurs, par le sacrifice de cette vie éternelle.
L'Eternité et le temps parlent donc le même langage; et il n'est question que de sacrifice dans la vie. Sacrifiez-moi votre liberté, dit la cour, dit le prince, dit ce seigneur, dit cette femme; sacrifiez-moi votre santé, disent ces plaisirs; sacrifiez-moi ces plaisirs, dit la Santé; votre honneur, dit la Fortune; votre fortune, dit l'Honneur: partout sacrifice.
Il y en a un qui est si beau, qu'il en impose à ceux mêmes qui ne le font pas; c'est le sacrifice du vice à la vertu, du crime à l'innocence, de l'improbité à son contraire. Chaque homme en particulier a besoin que tout homme avec qui il vit fasse avec lui ce dernier sacrifice.
Voilà ce qui rend ce sacrifice bien respectable, ce qui le met bien à l'abri de la raillerie. Or ce sacrifice-là fait déjà plus de la moitié de la religion.
Le reste de cette religion, ce sont ses mystères qu'il faut croire; et c'est là où cette Religion crie à son tour: Sacrifiez-moi, non votre raison, mais les raisonnements d'un esprit si borné qu'il ne se connaît pas lui-même.
Deuxième feuille
Je me suis toujours défié en amour des passions qui commencent par être extrêmes; c'est mauvais signe pour leur durée. Les gens faits pour être constants, destinés à cela par leur caractère, sont difficiles à émouvoir.
Vient-il un objet qu'ils aimeront? ils le distinguent longtemps avant que de l'aimer: il ne fait d'abord sur eux qu'une impression imperceptible; ils se plaisent froidement à le voir, ne le sentent presque pas absent, et peut-être point du tout, quand il l'est; ils se passeraient de le retrouver, le retrouvent pourtant avec plaisir; mais avec un plaisir tranquille; s'en sépareront encore sans aucune peine, mais plus contents de lui. Ensuite ils pourront le chercher; mais sans savoir qu'ils le cherchent: le désir qu'ils ont de le revoir est si caché, si loin d'eux, si reculé de leur propre connaissance, qu'il les mène sans se montrer à eux, sans qu'ils s'en doutent.
A la fin, pourtant, ce désir se montre, il parle en eux, ils le sentent, et n'en vont guère plus vite; mais ils vont, et savent qu'ils vont, et c'est beaucoup. La lenteur ne fait rien à l'affaire; le tout dans ces gens-là, c'est d'aller, de chercher l'objet, et de se dire: je le cherche.
Après cela, pourtant, ne les croyez pas encore entièrement pris.
Cette paresse, ou cette lenteur de sentiments qu'ils ont, pourra fort bien faire qu'ils en restent là, si quelque difficulté les arrête en chemin, s'il faut de la peine pour retrouver ce qu'ils cherchent, si le hasard ne les sert pas; car ils n'aideront à rien.
Ils seront pourtant fâchés en ce cas-là: ils voudraient bien ne pas perdre leurs pas; mais ils s'accommodent de les avoir perdus, et se tiennent en repos aussi froidement qu'ils se sont mis en haleine.
N'y a-t-il point de difficultés à vaincre? Ils vont, comme je l'ai dit: ils cherchent avec ce paisible désir de voir, qu'ils satisfont tout doucement et à leur aise, qui, petit à petit, prend des forces, qui demande ensuite à être satisfait par préférence à d'autres envies, qui obtient cette préférence; ensuite qui la veut sur tout, et qui l'emporte; mais sans déranger le sang-froid de ces âmes-là, l'amour s'y introduit sans bruit, s'y établit, et s'en rend le maître de même.
Voilà comment cela se passe dans les gens dont je parle.
Jamais vous ne les voyez hors d'eux-mêmes: il n'y a point de transport chez eux, point de ces mouvements violents, de ces fougues impétueuses d'amour qui prennent à d'autres personnes, et qui, à vrai dire, ne sont que des débauches de tendresse, dont le coeur, pour l'ordinaire, ne sort que vide et épuisé de sentiments, parce qu'il dissipe en un jour ce qui devrait lui durer des mois entiers.
Rien de tout cela dans ceux-ci: ce sont des coeurs bons ménagers, pour ainsi dire, qui ne dépensent leur amour qu'avec économie, qui en amassent de jour en jour, et qui en ont toujours beaucoup au-delà de ce qu'ils en montrent.
Aussi, ni l'habitude ni le temps ne les ruinent pas aisément, ces coeurs-là, et il faudra que vous ayez grand tort avec eux, s'ils vous quittent.
Les coeurs ardents et sensibles, au contraire, ne cessent bientôt d'aimer que parce qu'ils se hâtent trop et d'aimer et de sentir qu'ils aiment. Ils ne se donnent pas le temps de faire un fond, ils dissipent presque tout leur amour à mesure qu'il vient; et comme il ne leur en vient pas toujours, non plus qu'à personne, il s'ensuit que bientôt ils ne s'en trouvent plus.
Prévenez-vous un homme inconstant? Votre amour cesse-t-il avant le sien? il éclate, il crie, il s'agite, il se désespère; et le voilà guéri, le voilà sans rancune: son coeur, et peut-être même sa vanité, vous pardonne.
En fait d'amour, ce sont des âmes d'enfants que les âmes inconstantes. Aussi n'y a-t-il rien de plus amusant, de plus aimable, de plus agréablement vif et étourdi que leur tendresse.
Quittez-vous un homme constant? cessez-vous de l'aimer? vous le blessez mortellement; mais il sera affligé à peu près comme il est amoureux; c'est-à-dire sans bruit, sans faire d'éclats. Sa douleur ne sort presque point; il pourrait mourir de sang-froid. Il n'y a que le temps qui le secoure.
Aussi sont-ce des âmes trop sérieuses à cet égard-là, que les âmes constantes: elles n'entendent pas assez raillerie là-dessus. J'aimerais mieux l'enfance des autres; elle sied encore mieux à l'amour.
A peindre l'amour comme les coeurs constants le traitent, on en ferait un homme.
A le peindre suivant l'idée qu'en donnent les coeurs volages, on en ferait un enfant; et voilà justement comme on l'a compris de tout temps.
Et il faut convenir qu'il est mieux rendu, et plus joli en enfant, qu'il ne le serait en homme.
C'est une qualité dans un amant bien traité, que d'être d'un caractère exactement constant; mais ce n'est pas une grâce, c'est même le contraire: on dirait d'un mari qui fait bon ménage.
Tout ce qui sent la règle, tout ce qui n'est que conduite mesurée, enfin tout ce qui n'est qu'estimable, est trop froid aux yeux de l'amour. Il veut plus de grâces que de vertus.
Aussi les amants constants ne sont-ils pas les plus aimés. La constance leur donne quelque chose de grave et d'arrangé, qui glace l'amour, qui n'est plus dans son esprit, et qui ne s'ajuste point à son humeur folâtre.
On commence pourtant par louer beaucoup de pareils amants; mais on finit par perdre le goût qu'on a pour eux.
En amour, querelle vaut mieux qu'éloge.
Tenez toujours les gens inquiets, et jamais tranquilles. Paraissez plutôt coupable que trop innocent. Du moins soyez constant avec art, je veux dire, qu'il ne soit jamais bien décidé si vous le serez, ni même si vous l'êtes.
On se plaindra quelquefois de vous avec cette méthode-là, et tant mieux; rassurez les gens alors; mais répondez à leurs reproches par plus d'amour que de bonnes raisons; soyez plus tendre que bien justifié.
Voilà en quoi consiste toute l'industrie des amants de part et d'autre. Est-elle praticable? peut-être que non: la raison la recommande bien; mais le coeur n'en saurait faire usage.
Si l'amour se menait bien, on n'aurait qu'un amant, ou qu'une maîtresse en dix ans; et il est de l'intérêt de la nature qu'on en ait vingt, et davantage.
Et voilà, sans doute, pourquoi la nature n'a eu garde de rendre les amants susceptibles de prudence; ils s'aimeraient trop, et cela ne ferait pas son compte.
Pour savoir de quelle manière il faudrait gouverner l'amour, voyez combien un amant est aimé, quand il est ingrat, ou combien lui est chère une ingrate dont il se plaint.
Je ne voudrais pourtant paraître absolument ni ingrat ni ingrate; et je consentirais à n'être point aimé, plutôt qu'à ne devoir la tendresse d'un coeur qu'à la douleur où je le plongerais: je veux qu'on soit adroit et point cruel; et ma maxime est que pour entretenir l'amour qu'on a pour nous, il est bon quelquefois d'alarmer la certitude qu'on a du nôtre.
Pourquoi les gens qui payent pour être aimés (et il y en a tant de ces gens-là) aiment-ils plus longtemps que ceux que l'on aime gratis?
C'est qu'ils ne sont jamais bien sûrs qu'on les aime; c'est qu'ils se méfient toujours un peu d'un coeur qu'ils achètent, ils ne savent pas s'il s'est livré, ils se flattent pourtant qu'ils l'ont; mais ils se doutent en même temps qu'ils pourraient bien se tromper; et ce doute, qui ne les quitte pas, fait durer le goût qu'ils ont pour la personne qu'ils aiment; ils souhaitent toujours d'être aimés, et on ne saurait souhaiter cela, qu'on n'aime toujours à bon compte soi-même.
Au lieu que la certitude d'être aimé nous distrait du désir de l'être. On dit: je suis aimé, et tout est fait: on en reste là.
Comment peut-on se flatter d'être aimé d'une femme dont on achète les faveurs? Dès que son avarice vous a vendu ce que son coeur pouvait vous donner, de quoi son coeur se mêlerait-il encore? il n'a plus de présents à vous faire.
Il y a un certain degré d'esprit et de lumière au-delà duquel vous n'êtes plus senti. Celui qui le passe sait qu'il le passe, mais le sait presque tout seul; ou du moins si peu de gens le savent avec lui, que ce n'est pas la peine de le passer.
Bien plus, c'est que c'est même un désavantage qu'une si grande finesse de vue; car ce que vous en avez de plus que les autres se répand toujours sur tout ce que vous faites, et embarrasse leur intelligence; vous ajoutez à ce que vous dites de sensible des choses qui ne le sont pas assez; de sorte que ce qu'on entend bien dans vos pensées dégoûte de ce qu'on y entend mal: on vous croit obscur, et non pas fin; on vous accuse de vouloir briller, quand vous n'avez point d'autre tort que celui d'exprimer tout ce qui vous vient.
Peignez la nature à un certain point; mais abstenez-vous de la saisir dans ce qu'elle a de trop caché, sinon vous paraîtrez aller plus loin qu'elle, ou la manquer.
En fait d'esprit, dans le monde, on confond deux sortes d'hommes: l'homme qui tâche d'être fin, et l'homme qui l'est naturellement.
Le langage de ces deux hommes-là a je ne sais quel air de ressemblance, qui fait qu'on ne les distingue point. Il faut avoir de bons yeux pour distinguer la finesse du raffinement.
Je n'ai guère vu de gens qui ne prennent l'un pour l'autre; et malheureusement ceux qui en savent assez pour ne pas s'y tromper se joignent assez volontiers à ceux qui s'y trompent: ils appuient leur méprise; et ce défaut de sincérité en eux est une marque que, tous bons esprits qu'ils sont, il leur manque encore quelque chose. Quand on est éclairé soi-même à un certain point, on ne saurait être injuste sur l'esprit des autres; on est leur juge, et jamais leur partie.
Rarement la beauté et le je ne sais quoi se trouvent ensemble.
J'entends par le je ne sais quoi: ce charme répandu sur un visage et sur une figure, et qui rend une personne aimable, sans qu'on puisse dire à quoi il tient.
J'ai lu quelque part sur ce sujet-là une fiction assez singulière: elle est d'un homme qui supposait avoir trouvé la demeure de la Beauté et du Je ne sais quoi.
Et voici à peu près ce qu'il disait. Cela est court; car je ne rapporterai que le précis de la fiction.
Un jour, dit-il, me promenant à la campagne, je rêvais à une des plus belles femmes du monde, que je voyais depuis huit jours à la campagne où j'étais, que j'avais regardée avec admiration la première fois que je l'avais vue, dont j'avais été moins touché à la seconde, et qu'enfin j'étais parvenu à voir avec indifférence, toute belle que je la trouvais toujours, toute belle qu'elle était en effet; et je me demandais pourquoi cette beauté digne d'admiration m'étais devenue si insipide, pourquoi même la Beauté en général n'inspirait pas des sentiments d'une plus longue durée.
Je cherchais donc les raisons de ce que je vous dis là, quand je m'aperçus que j'étais entre deux jardins, dont l'un me paraissait superbe, et l'autre riant.
Les portes de ces deux jardins étaient l'une vis-à-vis de l'autre.
Sur celle du jardin superbe, on lisait ces mots en lettres d'or: LA DEMEURE DE LA BEAUTE.
Sur celle du jardin riant était écrit en caractères de toutes sortes de couleurs fondues ensemble, et qui en faisaient une qu'on ne pouvait définir: LA DEMEURE DU JE NE SAIS QUOI.
La demeure de la Beauté! dis-je d'abord en moi-même; oh, je la verrai: car qui dit Beauté, dit quelque chose de bien plus imposant que le Je ne sais quoi, de bien plus considérable à voir.
De sorte qu'entraîné par la force du mot, je n'hésitai pas à donner la préférence au jardin de Beauté, et à laisser là celui du Je ne sais quoi, dont je reviendrais m'amuser ensuite.
Tout déterminé que j'étais en faveur du premier, je jetai pourtant encore un regard sur le dernier qui me semblait si riant, et j'aurais souhaité qu'il eût été possible de les voir tous deux à la fois; mais vraisemblablement il n'y avait pas de comparaison à faire de l'un à l'autre; il fallait commencer par le plus curieux. C'est ce que je fis.
En entrant donc dans le jardin de Beauté, je remarquai les pas de plusieurs personnes qui y étaient entrées aussi, mais j'en remarquai bien autant de personnes qui en étaient sorties.
J'avance, et plus je découvre, plus j'admire.
Je ne vous peindrai point tout ce que j'y vis de beau; la description de ces lieux-là me passe: mais je fus étonné, je fus frappé. Figurez-vous tout ce qui peut entrer de grand, de superbe, de magnifique dans un jardin; tout ce que la symétrie la plus exacte, et la distribution la mieux entendue peuvent faire de surprenant; à peine vous figurerez-vous ce que je vis.
Mais comment vous peindre ce que c'était que le palais que je trouvai, après avoir marché quelque temps? j'y renonce.
Si j'avais à faire des récits, ce serait de la personne que j'y vis sur une espèce de trône, autour duquel étaient rangés plusieurs hommes, qui, à ce qu'ils me dirent, ne m'avaient précédé dans ce lieu-là que d'une heure, et qui tous semblaient être immobiles, et comme en extase à la vue de cette femme assise sur le trône.
Jugez s'ils avaient tort: c'était la Beauté même, en personne, qui, de temps en temps, laissait négligemment tomber sur chacun d'eux, aussi bien que sur moi, des regards qui nous faisaient écrier à tous: Ah! les beaux yeux! et un moment après, ah! la belle bouche! ah! le beau tour de visage! ah! la belle taille!
A ces exclamations, la Beauté, en souriant, baissait un peu les yeux, d'un air plus modeste qu'embarrassé; et, sans rien répondre, recommençait à nous regarder tous, comme pour nous confirmer dans les sentiments d'admiration que nous avions pour elle, et par intervalle aussi redressait la tête avec un air de hauteur; qui semblait nous dire: Joignez le respect à l'admiration. C'était là tout son langage.
Dans le premier quart d'heure, le plaisir de la contempler nous fit oublier son silence; à la fin cependant j'y pris garde, et les autres aussi.
Quoi! dîmes-nous tous, rien que des souris, des airs de tête, et pas un mot: cela ne suffit point. N'y aura-t-il que nos yeux de contents? ne vit-on que du plaisir de voir?
Là-dessus, un de nous s'avança pour lui présenter un fruit qu'il avait cueilli dans le jardin: elle le reçut toujours en souriant, et avec la plus belle main du monde, mais sans ouvrir la bouche: elle ne remercia que du geste: il fallut nous en tenir à la regarder.
Apparemment que chacun de nous s'en lassa, car, petit à petit, notre compagnie diminuait; je voyais mes camarades s'éclipser; et bientôt, de tous les admirateurs avec qui je m'étais trouvé, il ne resta plus que moi, qui me retirai à mon tour.
En traversant une allée, pour m'en retourner, je rencontrai une femme qui paraissait extrêmement fière, et à qui, en passant, je fis une profonde révérence.
Où vas-tu? me dit-elle d'un air dédaigneux et mécontent. Je viens d'admirer la BEAUTE, lui dis-je, et je me retire. Eh! pourquoi te retirer? me répondit-elle. La Beauté n'a-t-elle pas dû te fixer auprès d'elle? que te reste-t-il à voir après l'avoir vue?
Rien sans doute, lui dis-je: mais je l'ai assez vue; je sais ses traits par coeur; ils sont toujours les mêmes: c'est toujours un beau visage qui se répète, qui ne dit rien à l'esprit, qui ne parle qu'aux yeux, et qui leur dit toujours la même chose; ainsi, il ne m'apprendrait rien de nouveau. Si la Beauté entretenait un peu ceux qui l'admirent, si son âme jouait un peu sur son visage, cela le rendrait moins uniforme, et plus touchant: il plairait au coeur autant qu'aux yeux; mais on ne fait que le voir beau, et on ne sent pas qu'il l'est: il faudrait que la Beauté prît la peine de parler elle-même, et de montrer l'esprit qu'elle a; car je ne pense pas qu'elle en manque.
Eh! qu'importe qu'elle en ait, ou qu'elle n'en ait point? me dit alors cette femme; en a-t-elle besoin, faite comme elle est? Va, tu n'y entends rien: s'il était question d'un visage ordinaire, je serais de ton avis; il serait avantageux que l'esprit l'animât, cela lui ferait grand bien, et suppléerait aux grâces qu'il n'aurait pas. Mais souhaiter que l'esprit aille jouer sur un beau visage, c'est souhaiter l'altération de ses charmes; l'esprit peut ajouter quelque chose à des traits informes; mais il nuirait à des traits parfaits: il ne serait bon qu'à les déranger. Un beau visage est aussi achevé qu'il le peut être: il ne saurait mieux faire que de demeurer tel qu'il est: ce que les mouvements de l'esprit y mettraient en troublerait l'économie, puisqu'il est précisément au point qu'il le faut, et qu'il ne peut en sortir qu'à son dommage; ainsi, tu critiques sans jugement: c'est moi qui te le dis, qui suis l'immobile Fierté des belles personnes, et la compagne de la Beauté, qui ne m'écarte point d'elle, et qui ai grand soin de tenir son esprit froid et tranquille, afin qu'il laisse son visage en repos, et qu'il n'en diminue pas la noble décence. Il est vrai qu'heureusement je n'ai pas grande peine à tempérer l'esprit de la Beauté; il est de lui-même assez paisible pour l'ordinaire, ou du moins il n'ignore pas combien il est de conséquence qu'il reste grave, et qu'il ne fasse aucun désordre sur ce beau visage: il en respecte trop les intérêts pour songer aux siens.
Ce fut là le discours que me tint cette femme, et qui me parut si singulier, que je n'y répondis que par une révérence, après laquelle je la quittai, pour gagner promptement la demeure du Je ne sais quoi, où je retrouvai tous ceux qui m'avaient laissé chez la Beauté.
Il n'y avait rien de surprenant dans ce lieu-ci, et qui plus est, rien d'arrangé: tout y était comme jeté au hasard; le désordre même y régnait, mais un désordre du meilleur goût du monde, qui faisait un effet charmant, et dont on n'aurait pu démêler ni montrer la cause.
Enfin, nous ne désirions rien, là, et il fallait pourtant bien que rien n'y fût fini, ou que tout ce qu'on avait voulu y mettre n'y fût pas, puisqu'à tout moment nous y voyions ajouter quelque chose de nouveau.
Et malgré la fable qui ne conte que trois Grâces, il y en avait là une infinité, qui, en parcourant ces lieux, y travaillaient, y retouchaient partout; je dis: en parcourant, car elles ne faisaient qu'aller et venir, que passer, que se succéder rapidement les unes aux autres, sans nous donner le temps de les bien connaître; elles étaient là, mais à peine les voyait-on qu'elles n'y étaient plus, et qu'on en voyait d'autres à leur place, qui passaient à leur tour, pour faire place à d'autres. En un mot, elles étaient partout, sans se tenir nulle part; ce n'en était pas une, c'en était toujours mille qu'on voyait.
Eh bien, messieurs, dis-je alors à ceux qui étaient avec moi; ce séjour là est charmant; j'y passerais ma vie; mais celui qui l'habite, le JE NE SAIS QUOI, où est-il? menez-moi à lui, je vous prie; car vous l'avez vu, apparemment?
Pas encore, me répondirent-ils, et depuis que nous sommes ici, nous le cherchons sans avoir encore pu le trouver; il est vrai que nous le cherchons agréablement; car avec la plus grande envie du monde de le voir, nous ne nous impatientons point de ne savoir où il est; et dussions-nous ne le jamais trouver, nous sommes résolus de le chercher toujours.
Il faut pourtant qu'il soit ici, répondis-je; et je n'eus pas plutôt prononcé ces mots, que nous entendîmes une voix qui nous dit: Me Voilà.
Nous nous retournâmes tous alors, parce que nous n'apercevions rien devant nous, et nous eûmes beau nous retourner, nous ne vîmes rien non plus.
Où êtes-vous donc, aimable JE NE SAIS QUOI? dîmes-nous tous à la fois.
Me voilà, vous dis-je, nous répondit encore la même voix.
Et nous, de nous retourner encore, attendant toujours à le voir, et ne voyant jamais rien.
Vous nous dites: me voilà, repris-je, et vous ne vous offrez point à nous. Vous ne voyez pourtant que moi, nous dit-il. Dans ce nombre infini de grâces qui passent sans cesse devant vos yeux, qui vont et qui viennent, qui sont toutes si différentes, et pourtant également aimables, et dont les unes sont plus mâles et les autres plus tendres, regardez-les bien, j'y suis; c'est moi que vous y voyez, et toujours moi. Dans ces tableaux que vous aimez tant, dans ces objets de toute espèce, et qui ont tant d'agréments pour vous, dans toute l'étendue des lieux où vous êtes, dans tout ce que vous apercevez ici de simple, de négligé, d'irrégulier même, d'orné ou de non orné, j'y suis, je m'y montre, j'en fais tout le charme, je vous entoure. Sous la figure de ces grâces je suis le Je ne sais quoi qui touche dans les deux sexes: ici le Je ne sais quoi qui plaît en peinture; là, le Je ne sais quoi qui plaît en architecture, en ameublements, en jardins, en tout ce qui peut faire l'objet du goût. Ne me cherchez point sous une forme, j'en ai mille, et pas une de fixe: voilà pourquoi on me voit sans me connaître, sans pouvoir ni me saisir ni me définir: on me perd de vue en me voyant, on me sent et on ne me démêle pas; enfin vous me voyez, et vous me cherchez, et vous ne me trouverez jamais autrement; aussi ne serez-vous jamais las de me voir.
Troisième feuille
J'ai près de soixante ans, et il y en a trente-cinq que je n'ai pas passé un jour sans écrire quelques réflexions qui me sont venues sur-le-champ.
Je ne sais pas ce qu'elles deviendront, car je ne les donnerai jamais: je ne les estime pas assez pour cela: mais je ne les méprise point non plus; et si par hasard on les trouve, je suis, d'avance, d'accord avec ceux qui n'en feront point de cas, et je suis aussi de l'avis de ceux qui les croiront bonnes.
Je ne me souviens point qu'en les écrivant j'aie jamais songé qu'elles seraient lues, sinon à présent qu'apparemment j'y songe, puisque je m'avise d'avertir que je n'y ai pas songé.
Cependant pourquoi les ai-je écrites? est-ce pour moi seul? mais écrit-on pour soi? J'ai de la peine à le croire.
Quel est l'homme qui écrirait ses pensées, s'il ne vivait pas avec d'autres hommes?
Vous verrez que, sans m'en être douté, ce sont aussi les autres hommes qui sont cause que j'ai écrit les miennes: je n'ai pas eu dessein de les montrer moi-même; mais je n'ai pas oublié qu'on pouvait les voir.
A propos de pensée, il m'en vient une.
Je crois que ceux qui font des livres les feraient bien meilleurs, s'ils ne voulaient pas les faire si bons; mais, d'un autre côté, le moyen de ne pas vouloir les faire bons? Ainsi, nous ne les aurons jamais meilleurs.
Quand un auteur songe aux lecteurs qu'il aura, assurément il s'efforce de penser de son mieux, pour les satisfaire; et s'il a naturellement beaucoup d'esprit, il me semble que, par là, il va écrire les plus belles choses du monde.
Elles seront belles en effet, mais de quelle beauté? C'est de quoi il s'agit. D'une beauté qui n'est qu'un objet de curiosité pour l'âme, et jamais un profit pour elle: elle ne se méprend point à ces choses-là; elle les regarde, elle les admire même: elle dit: cela est beau, mais beau à voir, et voilà tout; elle ne s'y livre point, elle s'y amuse; ce sont d'adroites singeries, d'industrieuses façons de l'Art, qu'elle loue comme intelligente, c'est tout ce qu'elle en peut faire, et elle ne s'y attache point comme sensible.
Je trouve que la plupart des prédicateurs ne sont que des faiseurs de pensées, que des auteurs.
Lorsqu'ils composent leurs sermons, c'est la vanité qui leur tient la plume, et la vanité a bien de l'esprit! Mais tout son esprit n'est que du babil.
Quand elle rencontre une idée pathétique, elle ne la quitte point qu'elle ne l'ait vidée de sentiment, pour la remplir de spiritualité; et de spiritualité, peu de gens en ont: voilà pourquoi les prédicateurs ne parlent la plupart du temps qu'à des sourds.
Pour du sentiment, tout le monde en a; aussi a-t-il la clef de tous les esprits: il n'y a que lui qui les pénètre et qui les éclaire; il ne trouve point de contradictions: toutes les âmes s'entendent avec lui; on ne lui fait point de chicane; il soumet.
En fait de religion, ne cherchez point à convaincre les hommes; ne raisonnez que pour leur coeur: quand il est pris, tout est fait. Sa persuasion jette dans l'esprit des lumières intérieures, auxquelles il ne résiste point.
Il y a des vérités qui ne sont point faites pour être directement présentées à l'esprit. Elles le révoltent quand elles vont à lui en droite ligne; elles blessent sa petite logique; il n'y comprend rien; elles sont des absurdités pour lui.
Mais faites-les, pour ainsi dire, passer par le coeur, rendez-les intéressantes à ce coeur; faites qu'il les aime: parce qu'il faut qu'il les digère, qu'il les dispose, il faut que le goût qu'il prend pour elles les développe. Imaginez-vous un fruit qui se mûrit, ou bien une fleur qui s'épanouit à l'ardeur du soleil: c'est là l'image de ce que ces vérités deviennent dans le coeur qui s'en échauffe, et qui peut-être alors communique à l'esprit même une chaleur qui l'ouvre, qui l'étend, qui le déploie, et lui ôte une certaine roideur qui lui bornait sa capacité, et empêchait que ces vérités ne le pénétrassent.
On ne saurait expliquer autrement la docilité subite de certaines gens, et la prompte conviction qui les entraîne.
Il faut bien qu'il se passe alors entre l'esprit et le coeur un mouvement dont il n'y a que Dieu qui sache le mystère. Est-ce que la persuasion de l'un serait la source des lumières de l'autre?
En fait de religion, tout est donc ténèbres pour l'homme, en tant que curieux; tout est fermé pour lui, parce que l'orgueilleuse envie de tout savoir fut son premier péché; mais le mal n'est pas sans remède; l'esprit peut encore se réconcilier avec Dieu par le moyen du coeur. C'est en aimant que notre âme rentre dans le droit qu'elle a de connaître. L'amour est humble et c'est cette humilité qui expie l'orgueil du premier homme.
Ceux qui connaissent Dieu, parce qu'ils l'aiment, qui sont pénétrés de ce qu'ils en voient, ne peuvent, dit-on, nous rapporter ce qu'ils en connaissent: il n'y a point de langue qui exprime ces connaissances-là; elles sont la récompense de l'amour, et n'éclairent que celui qui aime; et quand même il pourrait les rapporter, le monde n'y comprendrait rien; elles sont à une hauteur à laquelle l'esprit humain ne saurait atteindre que sur les ailes de l'amour. Cet esprit humain est à terre, et il faut voler pour aller là.
Ceux qui aiment Dieu communiquent pourtant ce qu'ils en savent à ceux qui leur ressemblent; ce sont des oiseaux qui se rencontrent dans les airs.
Quelles étranges choses que tout cela pour le profane!
A bien examiner l'esprit de l'homme, à voir les efforts impuissants de sa curiosité, n'est-ce pas un être enchaîné, qui voudrait rompre ses fers, et dont l'impuissance est plus un effet d'accident que de nature?
Dans le monde, nous n'avons garde de juger du fond d'une affaire que nous savons mal, dont nous ne sommes instruits qu'en partie; nous trouvons qu'il serait contre le bon sens d'en décider, quand même elle ne nous regarderait pas; nous attendons pour en juger que nous en sachions davantage: et voilà ce qu'on appelle se conduire avec raison.
Or notre âme et son avenir sont pour nous une furieuse affaire; ceux qui prennent le parti, non seulement de ne pas s'en embarrasser, mais de décider qu'il n'y a qu'à la laisser là, qu'on ne doit pas s'en inquiéter, qu'elle n'aura que telles et telles suites; qui vous disent qu'ils en sont sûrs, et qui agissent conséquemment à ce qu'ils disent; ces gens-là savent donc le fond de cette grande affaire?
Ne serait-ce pas qu'on croit toujours être assez bien instruit de ce qu'on ne se soucie guère de savoir?
Car pour être au fait de cette affaire, ou du moins pour en connaître l'importance, que de choses faut-il savoir que nous ne savons pas, dont la première est Nous, qui sommes une énigme à nous-mêmes!
Et d'un autre côté, combien aussi savons-nous de choses là-dessus, qui nous font soupçonner l'importance de celles que nous ne savons pas!
Quand un ministre d'un puissant empire fait quelque grand mouvement, et que nous le voyons prendre de certaines mesures, sur les motifs desquelles il garde le secret, qu'est-ce que cela signifie? disons-nous. A quoi cela aboutira-t-il? Quel est son projet? Car nous concluons sur-le-champ qu'il en a un qui est particulier, et qui aura des suites.
Or, regardez l'homme; et fait comme il est, voyez s'il n'y a pas lieu de demander: Qu'est-ce que Dieu en veut faire? Y eut-il jamais d'ouvrage qui annonçât tant de dessein, qui donnât matière à de si grandes conjectures que son âme?
Voilà comment nous raisonnerions, si nous pouvions nous séparer de nous-mêmes, et nous considérer dans l'homme. Mais nous nous familiarisons tellement avec ce que nous sommes; il nous est si naturel d'être Nous, et d'aller avec notre étonnante façon d'être, que nous ne prenons point garde à ce qu'elle est, ni à ce qu'elle peut signifier.
On a beau nous crier: regardez-vous! L'habitude de nous voir est faite; nous sommes nous-mêmes le prodige dont il est question, nous vivons avec lui. Le moyen que nous le remarquions? nous sommes plus pressés d'aller, de jouir de nous, que de nous voir.
Y a-t-il rien de plus singulier que nous? D'une part, un corps qui occupe si peu de place, qu'on a tant de peine à transporter.
Et de l'autre, un esprit qui va si loin, qui se transporte où il veut, qu'aucun éloignement d'un lieu à un autre n'arrête, qui franchit tous les espaces en un instant, qui mesure les cieux, qui se rend présents l'avenir et le passé. Joignez à cela cette masse d'idées dont il est capable, où entrent celle d'un Dieu, celle de l'Infini, d'Immortalité, d'Eternité et de mille autres choses de ce genre, qui seraient si superflues, si mal assorties à la condition d'une créature destinée à ne faire que passer.
Si les femmes y pensaient bien, elles rougiraient des égards et du respect que nous avons pour elles; mais leur amour-propre en jouit, sans en approfondir les causes.
Une femme en colère dit des injures à un homme du monde, et il ne lui en répond point, parce qu'elle a droit de pouvoir les lui dire impunément; mais il a droit, lui, de les mépriser, et cela est bien humiliant pour elle.
Nous interrompons ici les pensées de l'auteur, pour mettre le lecteur au fait des scènes, ou des dialogues, que nous allons lui donner, et qui sont une suite des papiers que nous trouvons dans la cassette. Ce morceau porte pour titre:
Le chemin de fortune
Il faut qu'on se représente une belle campagne, et dans l'enfoncement un beau palais, auquel on ne peut aborder qu'en sautant un large fossé. On voit sur les bords du fossé de petits mausolées.
Lucidor, arrivant d'un côté, en mauvais habit.
La Verdure, arrivant aussi.
Lucidor, à part, voyant la Verdure. - Me voici, je pense, sur les terres de la déesse Fortune: ne serait-ce pas un homme de ces cantons-ci?
La Verdure, à part. - Si ce gentilhomme-ci ne cherche pas la Fortune, il a plus de tort qu'un autre; car il me paraît en avoir affaire. Sachons ce qu'il veut. (Il salue Lucidor.) Monsieur, je suis votre serviteur; vous êtes étranger, sans doute?
Lucidor. - Oui, très étranger, surtout en ce pays-ci, comme vous le voyez à ma parure.
La Verdure, riant. - C'est ce qui me semblait.
Lucidor. - Et vous, n'êtes-vous pas d'ici?
La Verdure. - Non, j'y arrive.
Lucidor. - A votre habit, je vous aurais pris pour un naturel du pays.
La Verdure. - Pas encore: je tâcherai de m'y faire naturaliser; et vous aussi, sans doute?
Lucidor. - Oui, si je puis. Mais n'est-ce pas là le palais de la Fortune?
La Verdure. - Sans doute; et si ce n'est pas le sien, ce serait du moins celui de quelqu'un de ses parents, ou de ses meilleurs amis: car voilà qui est superbe.
Lucidor. - Mais nous ne remarquons pas une chose; c'est que nous sommes entourés de petits mausolées et qui ont chacun leur épitaphe. Lisons: "Ci-gît la fidélité d'un ami."
La Verdure. - Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce que la fidélité de cet ami est morte là, de son vivant à lui?
Lucidor. - Apparemment que c'est dans ce sens-là qu'il faut l'entendre, et que cela marque un ami devenu traître.
La Verdure. - Parbleu! c'est dommage de la défunte! Continuons: "Ci-gît la parole d'un Normand." C'est toujours marque qu'il en avait une.
Lucidor. - Voici qui est plaisant: "Ci-gît la morale d'un philosophe et le désintéressement d'un druide." A ce que je vois, il y a ici une furieuse mortalité sur les vertus.
La Verdure. - Ah! c'est que les vertus ont la vie courte.
Lucidor. - "Ci-gît l'innocence d'une jeune fille."
La Verdure. - Et plus bas: "Ci-gît le soin que sa mère avait de la garder." Plus bas encore: "Ci-gît la peine qu'elles avaient à vivre."
Lucidor. - Il valait mieux être sobre. Ce que nous lisons là ne présage rien de bon pour ceux qui viennent ici.
La Verdure. - Oui, tous ces défunts-là méritent qu'on les regrette: ils étaient d'un assez bon commerce; mais que nous importe? Ce qui est mort est mort. Avançons pour aller au palais de la Fortune.
Lucidor. - Allons.
Autre scène
Lucidor, La Verdure, Le Scrupule
Le Scrupule, sortant d'un petit bois, les arrête. - Halte-là, Messieurs, n'allez pas si vite; prenez garde à ce fossé qui vous ferme le passage.
La Verdure. - Par la sambleu! je ne l'avais pas vu; et si vous ne m'en aviez pas fait peur, je l'aurais peut-être sauté sans réflexion; à présent je n'oserais.
Le Scrupule. - Vous ne pouvez le sauter que malgré moi.
Lucidor. - Et qui êtes-vous?
Le Scrupule. - Je m'appelle le Scrupule.
La Verdure. - Le Scrupule! Eh! comment n'êtes-vous pas gîté avec tous ces Messieurs-ci? Car vous êtes à peu près de la même espèce: gageons que votre emploi est de rendre poltrons tous ceux qui se présentent ici.
Le Scrupule. - Je les dégoûte autant que je puis de l'envie de faire ce saut-là, qui est d'une dangereuse conséquence; mais malheureusement il y en a peu qui me croient.
Lucidor. - Pour moi, je vous en crois, et m'en voilà dégoûté.
La Verdure. - Oh! parbleu, non pas moi; je ne prétends pas que vous m'arrêtiez, et je sauterai: gare! (Il pousse le Scrupule.)
Le Scrupule, l'arrêtant. - Doucement.
La Verdure. - Retirez-vous, vous dis-je.
Le Scrupule. - Je vous en empêcherai.
La Verdure. - Ma foi, Monsieur le Scrupule, je vous sauterai vous-même.
Le Scrupule. - Tant pis pour vous!
La Verdure. - Enseignez-moi donc quelque détour pour aller chez la Fortune.
Le Scrupule. - Tenez, prenez par là, c'est le chemin de l'Honneur.
La Verdure. - Bon, le chemin de l'Honneur! Appelez-vous cela un détour? Le joli voyage qu'il nous conseille! sans compter que par ce chemin-là nous allons tourner le dos à celui de la Fortune.
Le Scrupule. - J'en conviens; mais quelquefois il conduit bien, et on ne risque rien en le prenant.
La Verdure. - Ce vieux rêveur se moque de nous; nous avons affaire à droite, et il veut nous mener à gauche: gare encore une fois que je ne saute! (Il fait des efforts: le Scrupule le retient par un bras, et il ne saurait franchir le fossé.) Il n'y a pas moyen. Depuis que ce personnage-là m'a parlé je n'ai pas le courage de prendre ma secousse: je n'ai jamais été si pesant.
Autre scène
Les personnages susdits, une dame qui paraît.
La Dame. - D'où vient donc le bruit que j'entends?
Le Scrupule, se retirant. - C'est la Cupidité, et je fuis.
La Dame. - Que demandez-vous? Est-ce que vous voulez passer de ce côté-là?
La Verdure. - Oui, Madame, et voici un saut qui m'épouvante, tout la Verdure que je suis.
La Dame. - Vous êtes pourtant de métier à être dispos; mais vous avez sans doute parlé au bonhomme Scrupule: il est toujours aux environs de ces lieux-ci; et cette pesanteur qui vous tient est un fruit de sa conversation.
Lucidor. - Il était avec nous tout à l'heure.
La Dame. - Vraiment! vous n'avez qu'à l'écouter, il vous mènera loin. (A la Verdure.) Donnez-moi la main, je vous aiderai à sauter.
La Verdure lui présente la main timidement, puis la retire à plusieurs fois, et dit en riant. - Eh, eh, eh, je n'oserais, il faut que j'y rêve encore; j'ai des réflexions qui m'engourdissent.
La Dame. - A vous, des réflexions! vous n'y pensez pas, Mons de la Verdure. Vous ne méritez ni le nom ni l'habit que vous portez; vous les déshonorez tous les deux; et votre camarade sera plus raisonnable. Allons, Monsieur, suivez-moi.
Lucidor. - Non, Madame, vous m'en dispenserez, s'il vous plaît.
La Dame. - Quoi, des réflexions aussi dans cet équipage-là!
Lucidor. - Mon équipage n'est point un crime, et cela me console; d'ailleurs le Scrupule nous a dit qu'il y avait un autre chemin, et j'aime mieux le prendre, tout long qu'il est.
La Dame, riant. - Ah, ah, ah! Oui, il est un peu long, et l'on y court pas la poste. N'est-ce pas de jolis gens pour y regarder de si près? Adieu, Messieurs les chercheurs de fortune sur le chemin de l'Honneur; vous y trouverez des gîtes un peu maigres, et vous avez l'air d'être faits à la fatigue.
La Verdure, l'arrêtant. - Eh! Madame, encore un moment par charité, ne vous en allez pas si tôt; tenez, je suis trop fâché d'être si poltron, cela ne durera pas; faites-moi encore un petit mot d'exhortation, donnez-moi du coeur.
La Dame. - Eh! vous devriez déjà être dans l'antichambre de la Fortune.
La Verdure. - Cela est vrai, dans son cabinet peut-être.
Lucidor. - Avant que de vous en aller, Madame, voudriez-vous bien nous dire ce que c'est que toutes ces Vertus enterrées? Que sont devenus les possesseurs de ces Vertus-là? Sont-ils morts avec elles?
La dame. - Non, vraiment; et ils ne s'en portent que mieux de ne les avoir plus. Ce sont elles qui leur rendaient la vie difficile, et qui les empêchaient de sauter ce fossé.
Lucidor. - Cela est bon à savoir.
La Verdure. - Vous verrez que ce sont mes vertus qui m'appesantissent aussi, et qu'il faudra que je me mette à la légère et pourpoint bas.
Lucidor. - Mais sur ce pied-là, concluons, Madame. Il n'est donc passé de l'autre côté qu'un ami perfide; qu'un philosophe lâche et corrompu; qu'un dévot hypocrite; que des femmes effrontées et sans moeurs, comme je l'apprends là; qu'un mari sans coeur, comme je lis ici; qu'une jeune fille sans pudeur avec son indigne mère. Voilà tout ce que vous avez de l'autre côté et cela ne fait pas bonne compagnie. Je ne suis pas tenté d'augmenter le nombre de ces personnages-là.
La Dame. - Ces personnages-là ont meilleur mine que vous, mon petit Monsieur: ils n'ont que faire de vous et ne manqueront pas de camarades. Il y aura plus de presse à être de leurs amis que des vôtres: et quand on est si délicat, ce n'est pas la peine de se présenter ici: la Fortune n'y tient point école de morale, et vous n'avez qu'à porter vos haillons ailleurs.
La Verdure. - Eh, jarni! commençons par devenir riches, pour avoir le moyen d'être honnêtes gens: tout ce que nous voyons là, peut-être que nous l'entendons mal.
La Dame, riant. - Il l'explique à la manière du Scrupule.
La Verdure. - Et le Scrupule est trop scrupuleux.
La Dame. - Ces petits écrits qui nous environnent sont de sa façon et il ne les y met que pour épouvanter les sots.
La Verdure. - Je le crois volontiers.
La Dame. - Sans doute, quand quelqu'un est déterminé à franchir le fossé, et qu'il a de petites vertus incommodes qui ne sauraient le suivre, il les laisse là. Le Scrupule vient et les ramasse et leur dresse malicieusement ce grotesque mausolée que vous voyez et que les gens sensés ne regardent pas. Mais j'entends une symphonie qui nous annonce que la Fortune arrive, pour donner ses audiences à tous les poltrons comme vous qui refusent de sauter; il y a déjà ici plusieurs personnes qui l'attendent; si vous voulez lui parler, que l'un de vous se retire, et que l'autre reste.
Lucidor. - Comme je ne suis pas pressé, je cède le pas à Monsieur la Verdure: il me paraît vouloir être expédié.
La Verdure. - Oui, je crois que je m'épargnerai le détour; je sens que mes scrupules tirent à leur fin, et qu'ils auront bientôt leur petit mausolée.
Ici la Fortune arrive et se place sur un trône. Plusieurs personnes l'abordent, et entre autres une jeune femme nommée Clarice qui s'avance, et à qui une des suivantes de la Fortune dit d'approcher.
La Suivante. - Venez, Madame, approchez, et saluez bien profondément la Déesse; encore plus bas, vos révérences ne sauraient être trop humbles; que demandez-vous?
Clarice. - Quelques faveurs de la Fortune qui ne m'en a jamais accordé.
La Suivante. - Jamais! cela est difficile à croire: vous êtes trop jeune et trop aimable; et la Fortune ne saurait vous avoir négligée autant que vous le dites; mais peut-être n'avez-vous pas profité de tout ce qu'elle a fait pour vous?
Clarice.- J'ai pourtant pris toutes les mesures qui pouvaient m'obtenir ses bontés.
La Suivante. - Voyons, qui êtes-vous?
Clarice. - La veuve d'un des plus honnêtes hommes du monde, qui m'a laissée sans bien et qui a toujours eu du malheur dans tout ce qu'il a entrepris.
La Suivante. - Ah! que voulez-vous? Quand on a le plaisir d'être le plus honnête homme du monde, il ne faut guère s'attendre au plaisir d'être heureux; on ne saurait avoir tant de plaisirs à la fois. Mais à votre âge, faite comme vous êtes, comment vivez-vous?
Clarice. - Oh! d'une manière irréprochable. Je défie la médisance de pouvoir attaquer ma conduite.
La Suivante. - Fort bien: vous êtes donc très retirée?
Clarice. - Autant que la plus rigide vertu l'exige. Je ne vois point d'homme chez moi; et quand il y en a quelqu'un qui m'aborde ailleurs, je lui parle avec une réserve, avec une modestie qui doit certainement m'attirer son estime et même son coeur, s'il est vrai que je sois aimable, comme je l'ai souvent entendu dire.
La Suivante. - A merveille! Et avec tout le soin que vous prenez de fuir les hommes, il ne s'en présente pas un?
Clarice. - Pas un seul.
La Suivante. - Est-il possible?
ClaricE. - Pas un du moins qui parle de mariage.
La Suivante. - Ah! la beauté indigente, dans la plus honnête femme du monde, a encore ce malheur-là; presque personne ne l'épouse.
Clarice. - Vraiment, si je voulais des amants, j'en trouverais de reste.
La Suivante. - Et des amants riches?
Clarice. - Opulents et même généreux; mais qu'est-ce que j'y gagne? Ces amants si riches n'ont que de l'amour pour moi.
La Suivante. - Eh! que voulez-vous donc? qu'ils aient de la haine?
Clarice. - Je veux dire qu'ils ne sont qu'amoureux et point tendres; ils ne pensent point sérieusement, ils ne proposent que d'aimer.
La Suivante. - Mais la proposition est galante.
Clarice. - Oui, ils veulent bien de moi et non pas de ma main; ils ne soupirent pas dans les règles.
La Suivante. - Ah! oui-da, je vous comprends. Eh bien?
Clarice. - Eh bien, je viens prier la Fortune de me procurer un mari qui me mette à mon aise au lieu de tant d'amants dont les intentions m'offensent.
La Fortune, qui de dessus son trône a entendu tout ce dialogue, se lève et dit. - Ah! quel verbiage! Renvoyez cette femme-là, renvoyez-la: elle tient des discours d'une fadeur, d'une platitude qui me donne des vapeurs.
Quatrième feuille
La source la plus ordinaire des crimes qui se commettent dans le monde, ce n'est pas la pauvreté, comme on le croirait; c'est la honte qu'elle fait à ceux qui la souffrent.
Mille gens seraient pauvres avec patience, s'ils n'avaient que la peine de l'être; ou du moins, ils ne feraient point d'efforts criminels pour sortir de leur pauvreté, si elle n'était que fatigante; mais elle est honteuse.
Un homme fait mauvaise chère, il est mal vêtu, mal logé, mal chauffé; il n'y a pas encore là de quoi le tenter d'être coupable, pour cesser d'être malheureux.
Mais on le méprise parce qu'il est pauvre; ou bien on le méprisera si on sait qu'il l'est; et à la fin on le saura, car il n'a pas de quoi empêcher qu'on ne le découvre: il faut du bien pour pouvoir cacher qu'on en manque: de sorte qu'il est méprisé, ou qu'il va l'être; et voilà ce qui le perd.
Son voisin est riche, et il lui pardonnerait de dîner mieux que lui; mais son voisin est glorieux de ce qu'il dîne mieux que lui. Son voisin a des amis qui l'honorent; et lui, tout le monde le laisse là. On dit en parlant de lui: ce pauvre monsieur un tel! Il entre dans une maison, dans une assemblée; il sent qu'on le reçoit comme une figure hétéroclite et moquable, dont on a la pudeur de ne pas rire encore; mais dont il est sûr qu'on rira quand elle n'y sera plus; sa présence fait tomber la conversation: on lui dit: Allez-vous-en, à force de ne lui rien dire. Va-t-il ailleurs? il n'est rien, en quelque endroit qu'il aille, il n'a ni tort ni raison avec personne; il ne vaut la peine ni d'être persuadé ni contredit. Voilà ce que la pauvreté a d'affreux.
Quelle folle, quelle impertinente, quelle funeste inconséquence dans les moeurs des hommes! Ils punissent de mort celui qui est convaincu d'avoir fait un crime pour cesser d'être pauvre, et punissent de mépris celui qui a le courage de rester pauvre.
Quel monstrueux mélange de démence et de raison, de dépravation et de justice!
La plus étonnante chose du monde, c'est qu'il y ait toujours sur la terre une masse de vertu qui résiste aux affronts qu'elle y souffre, et à l'encouragement qu'on y donne à l'iniquité même; car tous les honneurs sont pour l'iniquité, quand elle peut échapper aux lois qui la condamnent.
Et assurément il y a plus de coupables honorés dans le monde qu'il n'y en a de punis.
Combien de fois rachète-t-on son crime par le gain du crime même?
Il faut que les hommes portent dans le fond de leur âme un furieux fond de justice et qu'ils aient originairement une bien forte vocation pour marcher dans l'ordre, puisqu'il se trouve encore d'honnêtes gens parmi eux.
L'iniquité devrait absorber toute la terre, à la manière dont on vit.
La peu du châtiment arrête beaucoup de méchants, dira-t-on. J'en conviens; mais pensez-vous que cette peur-là pût suffire pour la sûreté générale? vous imaginez-vous que ce soit là tout le mystère de la conservation des hommes, et qu'il ne faille que cela pour mettre le monde à l'abri du déluge de crimes qui l'inonderait?
Vous vous trompez. S'il n'y avait que ce ressort-là qui jouât en notre faveur, il manquerait bientôt. Il est pourtant fort; mais c'est parce qu'il est joint à d'autres, car il ne serait rien tout seul.
L'iniquité abolirait bientôt jusqu'à ces châtiments qu'elle s'est donnés pour frein à elle-même.
Ce qui garantirait l'homme inique, ce ne serait donc pas la prudence qu'il aurait de faire des lois contre ceux qui lui ressemblent. Il ne les respecterait pas lui-même, et donnerait l'exemple de ne les pas respecter.
Le nombre des coupables qu'il faudrait punir ouvrirait les yeux aux coupables mêmes.
Ils seraient bientôt absous, puisqu'ils seraient les plus forts.
A quoi bon les lois que nous avons établies pour notre sûreté? diraient-ils; quel serait l'abus de les suivre, puisque le remède qu'elles apportent est aussi cruel que le mal que nous avons prétendu arrêter par elles! Si on voulait les observer, il faudrait leur sacrifier autant d'hommes que notre méchanceté s'en immolerait. Ce n'est donc pas la peine d'avoir égard à ces lois; et tout bien compté, il n'y a qu'à rester comme nous sommes, et nous entre-déchirer comme à l'ordinaire. Que chacun prenne ses précautions; cela sera plus simple, et reviendra au même.
Figurez-vous, par exemple, qu'on tînt le discours suivant:
Nous sommes tous méchants: ainsi nous allons tous nous entre-détruire.
Pour remédier à cela, convenons de mettre à mort ceux qui feront tel et tel désordre.
Et voilà la convention faite. Il ne manque à ce prudent traité, pour sa validité, qu'une petite chose; c'est d'être passé entre des créatures capables de l'observer.
Mais ceux qui ont eu l'esprit de le faire sont des méchants, qui, à la fin, s'indigneront eux-mêmes et de le voir violé par leurs camarades, et de l'impudence que ces camarades auront de prétendre qu'ils l'observent, et de l'abus immanquable qu'on fera de ce traité-là au préjudice des uns, et en faveur des autres; et voilà le désordre et la confusion qui recommencent.
Mais à ces créatures, à qui le besoin de vivre heureux a fait faire ces lois, et à qui le même besoin les fera mépriser, glissez-leur dans le fond de l'âme, comme Dieu a fait, la connaissance de ce Dieu même: frappez-les d'une impression de la crainte de ce Dieu, d'une impression d'amour pour la vertu; mettez en eux une certaine lumière, qui leur rende le crime aussi horrible, aussi condamnable qu'il est funeste; et l'innocence aussi louable qu'elle est utile et nécessaire: donnez-leur enfin des idées de justice.
Et après cela qu'ils fassent des lois, qu'ils jurent de détruire ceux qui oseront les enfreindre.
Je comprends alors que le traité tiendra et que la peur du châtiment, ajoutée à tout ce que je viens de dire, balancera leur iniquité, et leur procurera une certaine médiocrité de paix, telle que nous l'avons en ce monde, et telle que nous ne l'aurions point, si tout ce que j'ai dit manquait à l'homme.
La crainte de ce Dieu que les hommes connaîtront s'affaiblira; ils oublieront Dieu même. N'importe, l'idée en restera parmi eux; elle ne périra jamais, elle fera des vertueux ou des hypocrites: et les hypocrites seront des méchants qui n'oseront l'être autant qu'ils le voudraient bien.
L'hypocrisie, tout affreuse qu'elle est, sert à l'ordre.
Un homme qui aime la vertu en force dix autres qui n'en ont point à faire comme s'ils en avaient.
Il faut en avoir, ou en feindre, ou du moins dire qu'on en a, même avec ceux qui n'en ont point. On ne saurait donner un autre ton au monde, tout corrompu qu'il est.
L'homme est glorieux, et on ne doit pas s'en étonner. Il n'était fait que pour avoir un maître, qui est Dieu; et le péché lui en a donné mille, dont la supériorité lui est toujours étrangère et douloureuse, quelque nécessaire qu'elle lui soit aujourd'hui.
Cette supériorité même, ceux qui l'ont sur les autres n'en sont pas plus heureux; ils n'étaient pas faits pour une place que le péché est cause qu'ils occupent; ils devaient être mieux qu'ils ne sont.
Les gens pieux, ceux qui servent Dieu, sont, de tous les hommes, les plus fiers et les plus superbes; car ils n'ont que Dieu pour maître, ils n'obéissent qu'à lui-même, en obéissant aux hommes. C'est toujours Dieu qu'ils voient dans chaque homme à qui Dieu veut qu'ils soient soumis; c'est toujours lui qu'ils servent: aussi n'y a-t-il point de serviteurs ni plus fidèles ni plus sûrs.
Les rois de la terre, (il doit être permis de le leur dire), n'ont point de meilleurs sujets que ceux qui ne sont soumis qu'au Maître des rois même.
Voici la suite des scènes que nous avons trouvées, et qui roulent sur le projet dont nous avons déjà donné quelque chose dans la dernière feuille, et qui porte pour titre:
Le chemin de la fortune
La suivante de la fortune, qu'on a ci-devant nommée la dame, la verdure, la fortune sur son trône.
La Suivante. - Déesse, fera-t-on approcher tous les étrangers qui sont venus vous demander du secours?
La Fortune. - Qu'ils paraissent.
La Verdure (C'était apparemment lui qui parlait le premier à la Fortune, mais nous n'avons trouvé sa scène que la seconde. Il salue et dit). - Madame.
La Suivante. - Taisez-vous, vous manquez de respect à la Déesse; il est trop familier de s'adresser directement à elle. Je vous interrogerai, vous me répondrez, et la Déesse décidera: c'est ainsi que cela se pratique; apprenez la cérémonie.
La Verdure, saluant. - Je supplie Sa Majesté sublime de pardonner à l'ignorance de son très humble sujet.
La Suivante. - Vous n'êtes pas non plus dans une posture assez soumise: on ne paraît qu'en esclave devant elle. A genoux, la Verdure, à genoux!
La Verdure. - M'y voilà.
La Fortune, de dessus son trône. - Interrogez-le avec bonté; je suis volontiers favorable aux mortels de son espèce; j'ai du faible pour eux. Je trouve celui-ci un joli garçon; il a je ne sais quoi d'ardent et de hardi dans la physionomie, qui me plaît. Son ajustement même est de mon goût; cet habit-là me gagne.
La Verdure, dans sa joie, relevant un genou. - Ah! Madame, mon habit, ma physionomie et moi, nous sommes tous trois bien honorés de vous plaire, et Votre Hautesse me traite d'une manière...
La Suivante. - Paix, vous dis-je, et à genoux!
La Verdure. - Excusez mon transport.
La Fortune. - Passez-lui quelque chose; je ne me pique pas d'être si fière avec lui.
La Verdure, charmé. - Ah! ah!
La Fortune. - Demandez-lui ce qu'il veut. Pourquoi ne l'ai-je pas déjà trouvé chez moi? Le saut qu'il fallait faire l'aurait-il arrêté? Comment le désir de venir à moi ne lui a-t-il pas fermé les yeux? Vite, qu'il nous dise ce qui l'a arrêté. Mais que notre ami réponde à son aise, et qu'il prenne une posture moins gênante; je lui épargne cet abaissement-là.
La Suivante. - Levez-vous.
La Verdure. - J'obéis.
La Suivante. - Qui êtes-vous?
La Verdure. - Chevalier de l'arc-en-ciel.
La Suivante. - Je le vois bien, et je vous demande ce qu'étaient vos parents.
La Verdure. - Je n'en sais rien, je ne les ai jamais connus.
La Suivante. - Vous les avez donc perdu au berceau?
La Verdure. - Non, ce sont eux qui m'ont perdu, et je fus retrouvé par un commissaire.
La Fortune, descendant de son trône. - Ah! je n'y saurais tenir: venez, mon fils, venez, digne objet de ma complaisance, que je vous embrasse. Combien de qualités n'apportez-vous pas pour me plaire! Je ne m'étonne plus du penchant que j'avais pour vous.
La Suivante, à part. - La Fortune deviendra folle de ce garçon-là. (Haut.) Pourquoi n'avez-vous pas sauté? Où est l'intrépidité que doit vous inspirer une aussi heureuse naissance? Chez qui êtes-vous aujourd'hui?
La Fortune se remet sur son trône.
La Verdure. - Chez un homme que la Déesse a comblé de ses grâces, dans le temps qu'elle logeait rue Quincampoix; t il ne tient pas à lui que je ne change d'état; il y aurait longtemps que je disposerais moi-même de la couleur de mon habit, si je voulais l'en croire.
La Suivante. - Eh! que vous dit ce seigneur moderne?
La Verdure. - Qu'il me donnera des emplois; qu'il me fera riche, si je veux épouser Lisette, ci-devant une petite femme de chambre extrêmement jolie, tout à fait mignonne vraiment, et parfaitement nippée. Ce serait, ma foi, un bon petit ménage tout dressé, et qui n'attend que moi pour devenir honnête; mais néant.
La Suivante. - Eh! qu'est-ce qui vous arrête?
La Verdure. - C'est que je ne l'épouserais qu'en secondes noces. Mon maître m'est un peu suspect; je n'aime pas les veuves dont le mari vit encore.
La Fortune. - Ah! le benêt! ah! le sot! J'en allais faire mon enfant gâté. Allons, qu'il se retire: je ne veux plus le voir.
La Verdure. - Mais, ma Déesse...
La Suivante. - Allez-vous-en, vous reviendrez une autre fois; mais ne reparaissez que bien déterminé.
Autre scène
En ce moment paraît M. Rondelet, qui passe en chantant, et qui dit. - Ta, la, ra, ra, ra... Bonjour, Mesdemoiselles; ou bien, bonjour Mesdames: car vous autres, filles ou femmes, vous vous ressemblez toutes, n'est-ce pas?
La Suivante. - Vous avez l'abord familier.
M. Rondelet. - C'est que je suis sans façon: je n'ai point le talent des compliments; aussi je n'en fais guère.
La Suivante. - Ce n'est pas de cette manière qu'on se présente ici.
M. Rondelet. - Eh! comment donc s'y prendre? On ne saurait se présenter qu'en se montrant: eh bien! je me montre, me voilà. À qui en avez-vous? Qui est-ce qui vous fâche?
La Suivante. - A peine avez-vous fait la révérence! M. Rondelet. - J'en ai fait plus de trois; mais c'est que je les tire un peu courtes: c'est ce qui fait qu'elles ne paraissent rien. Tenez, en voilà encore une, et puis deux, et puis des compliments. Bonjour, mes beaux enfants, serviteur très humble. Comment vous portez-vous? dites-moi que vous vous portez bien, je dirai que j'en suis bien aise et puis voilà qui est fini.
La Fortune rit de son siège. - Ah, ah, ah, ah! Il me divertit beaucoup.
M. Rondelet. - Tout de bon? Ah, ah, ah, folichonne.
La Suivante. - Ah, ah, ah! il est en effet très plaisant.
M. Rondelet. - Elles sont, ma foi, charmantes!
La Suivante. - Que cherchez-vous ici?
M. Rondelet. - Rien: je passe.
La Fortune, riant. - Rien! dit-il; il ne cherche rien:
ah! qu'il est original! il n'a pas seulement l'esprit de me chercher.
M. Rondelet. - J'ai pourtant l'esprit de te trouver, comme tu vois, mon petit coeur
La Suivante. - En voici bien d'une autre! Déesse, il vous tutoie.
M. Rondelet. - Voilà comme Monsieur Rondelet en use avec ceux qu'il aime.
La Fortune. - Rondelet! il s'appelle Rondelet? son nom même est comique.
La Suivante. - Connaissez-vous la Fortune?
M. Rondelet. - Non.
La Suivante. - Avez-vous envie de la voir, et d'être de ses amis?
M. Rondelet. - Oui-da, il n'y a qu'à dire; il n'y aura point de mal à cela: qui est-ce qui en empêche?
La Suivante, à la Fortune. - Admirez-vous comme il traite cette matière-là? Saluez la Déesse, Monsieur Rondelet; voilà la Fortune elle-même à qui vous parlez.
M. Rondelet. - La Fortune! Eh! pardi, tant mieux, m'amour; je suis bien aise que nous ayons fait connaissance: embrassons-nous. Qu'elle est gentille! Où demeures-tu, mignonne? je veux t'aller voir.
La Suivante, riant. - Et le tout sans cérémonie!
La Fortune, lui tendant les bras. - Viens, mon gros benêt; lourdaud mon ami, viens: je veux que tu ailles chez moi. Tu sauteras bien le fossé, toi; rien ne t'arrêtera: tu n'y entends point de finesse, et je te tiendrai la main moi-même. Saute, je vais t'aller joindre.
M. Rondelet, sautant. - Grand merci; je t'attends, au moins.
Autre scène
La Suivante, la Fortune, Hermidas
La Suivante. - Voici un nouveau client, reprenez votre gravité ordinaire.
La Fortune. - Je n'ai garde de faire autrement, je ne badine pas avec tout le monde.
Monsieur Hermidas s'avance.
Hermidas, à La Suivante. - Me tromperais-je, Madame? N'est-ce pas ici la Fortune? et ce prodige de beauté, dont l'aspect enchante, ne m'annonce-t-il pas que c'est la Fortune elle-même qui paraît à mes yeux?
La Suivante, imitant son ton. - Pouvez-vous en douter à la prodigieuse éloquence qu'elle vous inspire? (A part.) Quel original!
Hermidas. - Puis-je avoir l'honneur de la haranguer?
La Suivante. - Non, J'opine à la suppression de la harangue. La Déesse n'a point de goût pour la période.
Hermidas. - Je me flatte que ma harangue lui plairait.
La Suivante. - Celles de Cicéron l'étourdissent.
Hermidas. - A l'air sérieux que vous prenez aurais-je le malheur d'être importun?
La Suivante. - C'est un accident qui vous menace.
Hermidas. - Fasse le Ciel qu'il ne m'arrive pas!
La Suivante. - Vous l'éviterez en abrégeant; expédions: quel homme êtes-vous?
Hermidas. - Un amateur des belles-lettres.
La Suivante. - Quoi! des lettres de l'alphabet?
Hermidas. - Non. Je suis ce qu'on appelle communément un bel esprit.
La Fortune, s'écriant de son trône, d'un air ennuyé. - Un bel esprit!
La Suivante, en bâillant. - Un bel esprit! c'est fort bien fait à vous.
La Fortune bâille. - Ah!
Hermidas. - Que dit la Déesse?
La Suivante. - Elle bâille.
Hermidas. - Aurait-elle la bonté d'accepter un livre que je lui dédie?
La Suivante, nonchalamment. - Eh! comme il vous plaira: mais la Déesse ne lit guère, et je vous dis qu'elle bâille.
La Fortune. - Dites-lui que je le remercie. Bonsoir. Qu'on tire mon rideau.
Hermidas. - Est-ce que la Déesse va s'endormir?
La Suivante. - Oui, c'est votre livre et sa dédicace qui opèrent: tout ce qui est bel esprit l'invite assez au sommeil; et moi qui vous parle, je lui ressemble un peu là-dessus. Bonsoir.
Hermidas. - Comment! bonsoir? J'allais vous lire quelque chose de mon livre.
La Suivante. - Oh! cela n'empêche pas que vous lisiez, surtout la préface: nous n'en dormirons que mieux.
Hermidas. - Est-ce là l'accueil qu'on fait ici aux gens comme moi? il me prend envie de vous réveiller avec une chanson.
La Suivante. - Ah! oui-da: c'est une autre affaire. Voyons.
La Fortune, se réveillant. - Il me semble que j'entends parler de chanson. Est-elle jolie?
Hermidas. - Oui, Madame, c'est une chanson de guinguette.
La Fortune. - Ah! c'est encore ce bel esprit. Que me veut-il? Est-ce un laurier qu'il demande? Je n'en ai point qui lui convienne. Cet homme-là se méprend: qu'il s'adresse à Apollon; qu'il lui porte ses belles-lettres, je ne connais que des lettres de change; rendez-lui son portefeuille; qu'Apollon y fasse honneur; ce n'est point à moi à payer ses dettes.
Elle se rendort.
Hermidas. - Je vous demande pardon de vous avoir cru sensibles à de belles choses.
La Suivante. - Monsieur le bel esprit, vous faites quelquefois des vers sans doute?
Hermidas, s'en allant. - Vous en saurez des nouvelles.
La Suivante. - N'y manquez pas, voilà de quoi faire contre nous une belle et bonne épigramme qui nous apprenne à vivre; car cela est honteux.
Hermidas. - Vous ne la sentiriez pas.
La Suivante. - Attendez: nous ne vous donnons rien; mais du moins emportez un conseil. Au lieu de faire de si belles choses, et de les dédier à la Fortune, qui n'y entend rien, dédiez vos ouvrages à la Malice humaine; elle est riche, elle vous paiera bien; la bonne dame n'est pas délicate sur tout ce qui l'amuse. Avec elle, il vous en coûtera la moitié moins de peine, pour avoir de l'esprit: vous brillerez avec une commodité infinie; et ce sera le Pérou pour vous.
Hermidas sort, en levant les épaules.
Autre scène
La Fortune, La Suivante
La Fortune, ouvrant les yeux et comme se réveillant. - Ce harangueur est-il parti?
La Suivante. - Oh! il emporte son congé en bonne forme.
La Fortune. - Je me sauve de peur qu'il ne revienne; qu'on m'attelle mon char pour l'Opéra-Comique.
La Suivante. - Voici encore un client. (C'est Lucidor qui paraît.) Mais il ne vous arrêtera pas, ce n'est qu'un honnête homme.
La Fortune. - Eh bien! cet honnête homme, qu'il saute, ou que le Ciel l'assiste.
La Fortune s'en va avec toute sa suite.
La Suivante, à Lucidor. - Vous avez entendu ce qu'a dit la Fortune: "Eh bien! qu'il saute." Et moi je vous répète après elle: Eh bien! sautez donc!
Lucidor. - Mes petites vertus me sont chères, et je voudrais bien ne point les donner à ramasser au Scrupule; j'aimerais mieux qu'on fît mon épitaphe que la leur.
La Suivante. - En ce cas-là, que le Ciel vous assiste, comme dit la Déesse; mais tenez, voici le Grand-Prêtre de la Déesse: remettez-vous entre ses mains. Il va vous débarrasser de vos scrupules par la plus petite opération du monde.
Cinquième feuille
Réflexions sur les Coquettes.
Les coquettes ne s'aiment pas, et ne sont pourtant bien que lorsqu'elles sont ensemble. Savez-vous ce qu'elles cherchent en se prenant pour compagnes? le plaisir de l'emporter l'une sur l'autre: elles vont pourvoir à la nourriture de leur vanité, et faire assaut de charmes; ce sont des visages, des tailles, des mines et de bons airs qui vont lutter ensemble.
Assurément je suis ou plus belle, ou plus jolie, ou plus aimable que Doris, dit Julie en son particulier; mais à la certitude que j'en ai, et que mon miroir m'en donne, il serait délicieux d'y ajouter une autre preuve; et c'est la preuve de fait.
Julie ne me vaut pas, dit de son côté Doris: je l'efface; j'ai bien d'autres grâces qu'elle, et je n'ai pas besoin d'en être plus sûre que je le suis; mais quelques certitudes de plus ne gâteront rien; allons les multiplier, pour les rendre plus vives: mon amour-propre se chicane quelquefois là-dessus; allons le rassasier d'évidence.
Et voilà Doris et Julie qui vont se trouver. Elles s'embrassent en s'examinant sourdement d'un oeil critique. Doris croit étonner Julie par ses grâces, et Julie s'imagine que les siennes inquiètent Doris, et lui font peur.
Il est cinq ou six heures du soir; où ira-t-on? Au spectacle, ou aux Tuileries? et là, de quelque manière que les choses tournent, que leur vanité ait lieu de s'y applaudir, ou non, ne craignez pas qu'il y ait aucune de nos deux femmes qui rabatte de sa confiance.
L'amour-propre des femmes veut bien avoir le régal de se convaincre qu'il ne s'en fait pas trop accroire: mais s'il arrive quelque chose qui ne lui soit pas favorable, il saura bien y remédier; tout ce qui prouvera contre lui ne prouvera rien.
Menons nos deux coquettes aux Tuileries: vous les voyez qui s'y promènent; elles se tiennent sous le bras. Ah! les bonnes amies! Que croyez-vous qu'elles pensent, et que chacune d'elles dise intérieurement à l'autre?
Venez, madame, venez, coquette que vous êtes; venez orner mon triomphe, et voir confondre la vanité que vous avez sans doute de croire que vous êtes aussi aimable que moi; avancez, que je vous montre le contraire: nous voici en bon lieu pour vider notre différend.
Et là-dessus, elles marchent à grands pas; vous les entendez éclater de rire en parlant.
Eh! de quoi parlent-elles? elles ne le savent pas elles-mêmes; ce sont des mots qu'elles prononcent, afin d'ouvrir la bouche avec grâce.
De quoi rient-elles? de rien. Ce n'est là qu'une coquetterie; ce n'est que pour faire du bruit, pour en paraître plus vives, plus bruyantes, plus dissipées; pour en tenir plus de place; pour attirer l'attention de ces hommes qui se promènent aussi, qui viennent à elles, et qui en passant vont juger nos coquettes.
Quatre hommes sont passés. Il y en a trois qui n'ont regardé que moi, dit Doris en elle-même, et j'aurais eu le quatrième, s'il n'avait pas regardé ailleurs en passant, ou si par hasard ses yeux ne s'étaient pas d'abord trouvés sur Julie.
Ainsi je pense qu'il est clair que je vaux mieux qu'elle: il n'y a pas à en douter; c'est une affaire de calcul: j'ai trois contre un; et cet un, je l'aurai au retour.
Que répond à cela Julie? convient-elle qu'elle a perdu? oh! que non. Elle a fort bien vu ces trois hommes n'honorer effectivement que sa compagne de leurs regards; elle n'a eu que le quatrième, elle le sait: c'est un fait qu'elle ne peut contester.
Mais qu'est-ce que cela conclut? Rien. C'est que Doris a fixé les trois autres par un fracas de coquetterie supérieure à la sienne, par un éclat de rire, par un ton de voix d'une hauteur indécente, par des regards effrontés qui ne manquent jamais d'arrêter les hommes, qui les débauchent, qui subornent leur jugement. Doris n'a pas les yeux plus beaux qu'elle, pas même si beaux: mais elle les a plus hardis; elle les jette à la tête, et c'est parce qu'ils ont moins de modestie, moins de pudeur, qu'on s'y est arrêté préférablement aux siens, qui, à modestie égale, n'auraient pas souffert de concurrence.
Que Doris plaise à ce prix-là, ajoute Julie, je ne lui envie pas la misérable vanité qu'elle en tire; et si elle appelle cela être plus aimable qu'une autre, à la bonne heure: mais si on voulait étaler sa gorge, comme elle, avoir les épaules aussi découvertes, l'air aussi déhanché, et une figure aussi cavalière, elle n'aurait pas beau jeu.
Pendant que Julie tient ce petit dialogue en elle-même, et se console ainsi du désagrément de cette première aventure, une autre troupe d'hommes passe; et Julie, dont la gorge (quoi qu'elle en dise) n'est pas mieux vêtue que celle de Doris, ne s'y prend pas plus honnêtement ni plus loyalement que sa rivale, pour triompher cette fois-ci. Elle imagine à son tour quelque vivacité, quelque folie; par exemple, un cri pour un faux pas, et qui fait que ces hommes la regardent la première.
Il est vrai qu'ensuite pour retenir leurs yeux sur elle, il en coûte aux siens autant de hardiesse et de corruption qu'elle en a reproché à ceux de sa compagne; mais tout cela lui échappe; elle ne s'en aperçoit pas: sa rivale n'a d'abord gagné qu'en trichant; pour elle, elle a gagné de bon jeu, comme qui dirait par la force des cartes.
Mais, mesdames, leur dirais-je, est-ce là vaincre? Etes-vous venues disputer d'effronterie ou de beauté? Car aucune de vous, ce me semble, ne peut se flatter de l'emporter ici comme belle.
Et en ceci pourtant je crois que je me trompe moi-même.
Entre deux femmes qui en pareil cas se ménagent aussi peu l'une que l'autre, c'est, sans difficulté, l'immodestie de la plus jolie qui pique le plus.
Ainsi, il y a toujours combat de beauté entre elles.
La coquette ne sait que plaire, et ne sait pas aimer; et voilà aussi pourquoi on l'aime tant.
Quand une femme nous aime autant qu'elle nous plaît, pour l'ordinaire elle ne nous plaît pas longtemps: son amour nous a bientôt fait raison du pouvoir de ses charmes.
La femme vertueuse, avérée pour telle, et par conséquent inaccessible à la fleurette, quelque aimable qu'elle soit, n'a plus de sexe aux yeux d'une infinité de gens; ce n'est plus une femme pour eux, elle ne leur est bonne à rien. Dites-leur: elle est belle femme; ils vous répondront: fort belle. Mais c'est un mot qu'ils disent, et non pas une réflexion qu'ils font avec vous.
Les vraies coquettes n'ont l'âme ni tendre ni amoureuse; elles n'ont ni tempérament ni coeur. Je crois qu'il ne leur en coûterait rien d'être sages, s'il ne fallait pas quelquefois manquer de sagesse pour garder leurs amants; leurs bontés, toujours rares, ne sont pas des faiblesses, ce sont des prudences. Elles n'ont pas besoin d'être faibles; mais vous avez besoin qu'elles le soient un peu.
Un homme serait bien honteux de tous les transports qu'il a auprès d'une coquette qu'il adore, s'il pouvait savoir tout ce qui se passe dans son esprit, et le personnage qu'il fait auprès d'elle; car elle n'a point de transports, elle est de sang-froid, elle joue toutes les tendresses qu'elle lui montre, et ne sent rien que le plaisir de voir un fou, un homme troublé, dont la démence, l'ivresse et la dégradation font honneur à ses charmes. Voyons, dit-elle, jusqu'où ira sa folie; contemplons ce que je vaux dans les égarements où je le jette. Que de soupirs! Que de serments! Que de discours emportés et sans suite! Comme il m'adore! Comme il m'idolâtre! Comme il se tait! Comme il me regarde! Comme il ne sait ce qu'il dit! Allons, ma vanité doit être bien contente: il faut que je sois prodigieusement aimable; car il est prodigieusement fou.
Quelquefois aussi se trompe-t-elle. Cet homme, qu'elle appelle fou; peut n'être de son côté qu'un fripon, qui croit avoir attendri la friponne, et qui s'écrie en lui-même: Ah! que je suis aimable, et qu'elle est folle!
On parle des coquettes, on en parle devant des coquettes même. On leur dit qu'il est honteux de l'être. Elles le disent aussi de la meilleure foi du monde. Elles ne s'avisent pas de penser qu'on parle d'elles; et ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'on n'en parle point non plus. Elles plaisent à tout ce qu'il y a d'hommes là; et on ne trouve point coquette une femme qui plaît, on ne la trouve qu'aimable.
Je n'aime pas les coquettes, vous dit un homme qui fait le délicat en fait de femmes; et de toutes les femmes, la plus coquette, c'est celle qu'il aime et qu'il adore.
Que veulent dire la plupart des romans? Ils nous font des amants si fidèles, qu'ils ont le courage de faire les cruels avec les plus belles femmes du monde qui se jettent à leur tête. Ils ne sont pas seulement tentés de jeter un regard sur elles: le tout parce qu'ils ont une maîtresse. Cela ne vaut rien, et n'est ni vrai ni vraisemblable.
Il serait pourtant beau qu'un homme en pareil cas résistât; encore serait-ce du beau qui choquerait la vue. On le souffrirait dans un chrétien, on ne l'aimerait pas dans un galant homme.
Des Femmes mariées.
Les hommes disent que les femmes ont la faiblesse en partage; cela peut être vrai en soi. Mais avons-nous droit de le dire, ou même de le croire? Examinons, par exemple, la distribution des devoirs que nous avons faite dans le mariage entre des créatures si faibles, et nous qui sommes si forts; et nous verrons si la balance est égale.
Marions une fille à un brutal: il n'y a que trop de ces messieurs-là; de quel ton quelquefois ne parle-t-il pas à sa femme? Taisez-vous, madame; je le veux; laissez-moi en repos; vous ne savez ce que vus dites; je le veux.
Que ce superbe je le veux est humiliant! Le dernier des esclaves s'y accoutume-t-il? Y a-t-il d'âme pour qui il ne soit pas sanglant? il écrase l'amour-propre; et j'ai pitié d'une femme dont on outrage jusque-là la dignité de compagne, dont on anéantit la volonté jusqu'à cet excès.
L'infortunée se plaint-elle? (vous diraient les femmes) c'est encore pis; le brutal s'en offense. Se révolte-t-elle à force de récidive? Elle est perdue; les lois l'attendent pour la condamner, pour la punir de n'avoir pas la force de mourir dans le silence.
Que faut-il donc qu'elle fasse? - Hélas! lui dira-t-on, cela est bien fâcheux; tâchez de prendre patience; vous n'avez de ressource que dans vos vertus. Et c'est comme si on lui disait: Souffre, pleure, gémis, soupire, pratique des vertus impraticables, et tâche de te traîner ainsi jusqu'à la mort, d'attraper le mieux que tu pourras la fin de ta vie; voilà tous les remèdes qu'on sache à ta peine: la patience et la mort.
Qu'on nous cite un seul article où nous ne soyons pas maltraitées (ajouteront les femmes, car c'est toujours elles que je fais parler).
Une femme se comporte mal; elle a des amants; elle trahit la fidélité conjugale. Point de quartier pour elle: on l'enferme, on la séquestre, on la réduit à une vie dure et frugale, on la déshonore, et elle le mérite.
Mais que fait-on à un mari qui est infidèle, qui a des maîtresses, qui vit avec elles, qui se ruine pour elles, lui, sa femme et ses enfants? Que lui fait-on? Le voilà dans le cas où l'on enferme sa femme.
Et remarquez que cette femme a caché son libertinage autant qu'elle a pu; elle était même hypocrite, de peur d'être scandaleuse. Son vice était timide, il se sauvait dans les ténèbres, à peine en a-t-elle joui.
Jetez les yeux sur un mari infidèle. Y a-t-il rien de plus effronté que son libertinage? Prend-il quelques mesures pour le cacher à sa femme? Eh! qu'importe qu'elle le sache? Il en sera quitte pour la voir pleurer. Le cachera-t-il à ses amis? Ils n'en feront que rire. Aux indifférents? Que lui diraient-ils? N'est-il pas le maître de ses actions? Ne lui est-il pas permis de corrompre les moeurs, et de donner des exemples de vice? Bagatelle que tout cela.
Mais sa femme est punie, encore une fois. Eh! que lui fait-on, à lui? Nous le demandons. Que lui en arrive-t-il?
Où sont les maris qu'on enferme, qu'on séquestre? Sont-ils seulement déshonorés dans le monde? Point du tout.
Monsieur un tel est un homme qui se dérange, dira-t-on. Sa femme est aimable, sa maîtresse ne la vaut pas.
Qu'est-ce que cela signifie: Sa femme est aimable? Est-ce là tout ce qu'il y a à dire?
Et quand lui-même n'est qu'un magot, qu'il est laid de visage et d'esprit, vous ne pardonnez pas à cette aimable femme de le trahir, pendant que vous lui pardonnez, à lui, de la trahir avec éclat, tout aimable qu'elle est; cette injustice-là passe l'imagination.
Nous disons qu'on lui pardonne, à ce mari; vraiment, qu'on ne s'en tient point là!
Comment donc! Son libertinage, ou plutôt sa galanterie, le rend illustre; elle en fait un héros qu'on est curieux de voir; on se le montre au spectacle; on épie le moment qu'il vous salue. Où est-il? se dit-on; il vient de paraître; tenez, le voilà: c'est lui, c'est là ce fameux violateur de l'ordre.
Aussi faut-il voir combien il se tient droit, les airs qu'il se donne, et avec quelle superbe confiance il produit son visage.
Eh! pour qui donc nous prend-on? (continueront les femmes). Que les hommes s'expliquent: nous abandonnent-ils l'exercice de la vertu comme une chose aisée, et qui ne passe pas nos forces? Ou bien cette vertu est-elle si pénible, qu'elle ne puisse appartenir qu'à nous? Nous seules, à cause de l'excellence de notre sexe, méritons-nous d'en avoir, de la suivre, et d'être punies quand nous en manquons?
Les hommes au contraire ne sont-ils pas dignes d'être vertueux? Leur indignité est-elle sans conséquence? Si cela est, qu'ils se déclarent, et nous ne dirons mot, nous serons les premières à trouver justes ces punitions dont on nous accable quand nous nous égarons, et qui seront alors des titres de grandeur.
Mais que les hommes aient l'audace de nous mépriser comme faibles, pendant qu'ils prennent pour eux toute la commodité des vices, et qu'ils nous laissent toute la difficulté des vertus, en vérité cela n'est-il pas absurde?
Nous accusons les femmes d'être coquettes, d'être fourbes et méchantes. Laissons-les parler là-dessus.
Si notre coquetterie est un défaut, tyrans que vous êtes (nous diraient-elles), qui devons-nous en accuser que les hommes?
Nous avez-vous laissé d'autres ressources que le misérable emploi de vous plaire?
Nous sommes méchantes, dites-vous? Osez-vous nous le reprocher? Dans la triste privation de toute autorité où vous nous tenez, de tout exercice qui nous occupe, de tout moyen de nous faire craindre comme on vous craint, n'a-t-il pas fallu qu'à force d'esprit et d'industrie, nous nous dédommageassions des torts que nous fait votre tyrannie? Ne sommes-nous pas vos prisonnières; et n'êtes-vous pas nos geôliers? Dans cet état, que nous reste-t-il, que la ruse? Que nous reste-t-il, qu'un courage impuissant, que vous réduisez à la honteuse nécessité de devenir finesse? Notre malice n'est que le fruit de la dépendance où nous sommes. Notre coquetterie fait tout notre bien. Nous n'avons point d'autre fortune que de trouver grâce devant vos yeux. Nos propres parents ne se défont de nous qu'à ce prix-là; il faut vous plaire, ou vieillir ignorées dans leurs maisons: nous n'échappons à votre oubli, à vos mépris, que par ce moyen; nous ne sortons du néant, nous ne saurions vous tenir en respect, faire figure, être quelque chose, qu'en nous faisant l'affront de substituer une industrie humiliante, et quelquefois des vices, à la place des qualités, des vertus que nous avons, dont vous ne faites rien, et que vous tenez captives.
Un amant est une espèce de créancier qui a donné son coeur à une femme, et qui vient lui demander d'en être payé en même valeur.
Donnez-moi le vôtre, lui dit-il d'abord; elle le renvoie, et ne veut point entendre parler de cette dette-là.
Là-dessus, grand procès entre eux: il l'assiège de galanteries, de respects, d'assiduités, de mille tendres soins. C'est la manière de plaider de l'Amour.
Elle y répond par des froideurs, par des refus redoublés, par des fiertés, par des fuites, par des assurances qu'il prend des peines inutiles; et enfin, ne sachant plus que dire, par des incrédulités sur le besoin insupportable qu'il a, dit-il, d'être payé:
Laissez-moi, vous me fatiguez; vous êtes importun; et puis, vous me parlez d'une chimère, je ne vous dois rien. Elle a beau dire, point de trêve de la part de l'amant: c'est un plaideur obstiné qui redouble de chicanes, c'est-à-dire d'empressements, d'ardeur, de plaintes, de désespoir et d'écritures en billets doux.
Que fera-t-elle? Il faut bien en venir à un accommodement.
Mais est-il bien vrai que je vous doive? La dette est-elle constante? Je ne saurais me le persuader.
Ne tient-il qu'à cela? L'amant en jure, et en est cru sur son serment.
Eh! bien, nous verrons, ne me pressez point. Soit, dit-il, mais donnez-moi toujours quelque chose à compte. Et quoi? Un mot; dites seulement que je ne vous déplais point. Eh! qui vous dit que vous me déplaisez?
A ce discours, elle rougit; c'est-à-dire qu'elle entre en payement. Sa réponse et sa rougeur sont deux acomptes.
On est interrompu, l'amant sort. Quand vous reverra-t-on? Autre acompte.
Il revient le lendemain, et plus tard qu'à l'ordinaire. On boude. Encore un acompte.
Il s'excuse, il a eu des affaires indispensables; il se met à ses genoux, il soupire: on ne boude plus. Autre acompte.
Et ainsi d'acomptes en acomptes, qu'elle lui distribue petit à petit, qu'elle fait durer plus ou moins: Il est enfin temps de vous payer tout à fait, lui dit-elle; je vous ai disputé mon coeur autant que je l'ai pu: mais il est juste que vous l'ayez, je vous le dois tout entier; je vous le donne, et je vous aime. Vous m'aimez! s'écrie-t-il. Ah! vous me ravissez! est-il bien vrai?
Oui, je vous aime. Mais prouvez-le moi donc... En faut-il d'autres preuves que ce que je vous dis? Oui, madame, vous ne me donnez pas tout ce qui m'est dû: vous me payez mon coeur; mais vous ne m'en payez pas les intérêts, ajoute-t-il, en lui serrant les mains qu'elle lui permet de baiser mille fois, pendant qu'elle lui dit: Eh! bien, vos intérêts, les voilà: êtes-vous content? Il ne répond rien; car elle est bien loin de son compte: mais elle y viendra. Rien ne va si vite que le payement de ces intérêts-là, quand il est une fois commencé.
Si pourtant elle ne l'achève pas, si elle refuse de le consommer, elle gardera longtemps son créancier.
Si elle le consomme, serviteur à la débitrice; la chance tourne: c'est elle qui devient la créancière, et le tout finit par une banqueroute qui la déshonore, quoique ce soit à elle à qui on la fasse.
Il y a bien de la différence entre un homme fier et un homme glorieux.
La fierté part d'un sentiment noble et louable: c'est une vertu, quand elle est réglée; ce n'est qu'un vice quand elle ne l'est pas.
Mais la vaine gloire est toujours un ridicule.
On peut dire à un homme: Vous êtes trop fier; mais on ne lui dit point: Vous êtes trop glorieux, parce que c'est dire une injure, c'est l'appeler fat.
Il sied bien à un homme d'être fier dans de certaines occasions; il n'y a point d'occasion où il ne se dégrade, quand il est glorieux.
Ordinairement même, le glorieux n'est pas fier. L'homme fier veut être intérieurement content de lui. Il suffit au glorieux d'avoir contenté les autres: c'est assez pour lui que ses actions paraissent louables. L'autre veut que les siennes le soient à ses yeux mêmes.
En un mot, l'homme fier a du coeur, le glorieux n'a que l'orgueil de persuader qu'il en a. L'un a des vraies vertus dans l'âme; l'autre en joue qu'il n'a pas, et qu'il ne se soucie pas d'avoir.
L'un a du plaisir à être honnête homme, l'autre voudrait bien souvent s'exempter de faire comme s'il l'était. Il ne tient pas à la probité, il tient à l'honneur qu'elle procure. Aussi en manque-t-il dans mille petits détails qu'on ne sait point. L'homme fier est un bon ami; c'est à vous personnellement que son amitié s'adresse.
Le glorieux n'est ami de personne; et quand il paraît le vôtre, ce n'est pas vous qu'il aime; c'est votre rang, c'est votre fortune, c'est l'éclat qui vous environne, et l'estime où vous êtes dans le monde: c'est-à-dire qu'il vous aime comme riche, comme grand seigneur, comme puissant, comme accrédité, comme honoré des autres, et jamais comme homme qu'il estime et qui lui plaît. Vous n'êtes rien pour lui; vous ne valez pas votre habit: il l'aime mieux que vous, quand il est magnifique.
Distinguez pourtant le fanfaron du glorieux: on prendrait souvent le glorieux pour un fanfaron; mais l'homme qui n'est que fanfaron peut être un très honnête homme, il peut avoir toutes les vertus qu'il vous montre; son défaut, c'est de les avoir avec faste, de vouloir les rendre étonnantes; et quelquefois il a dans l'âme de quoi pouvoir les rendre telles, de quoi tenir tout ce qu'il promet; c'est seulement dommage qu'il le promette. Il peut être respectable dans le fond, pendant qu'il est un fanfaron dans la forme. Il n'a quelquefois tort que dans les manières.
Sixième feuille
Du Style.
J'entends quelquefois parler de style, et je ne comprends rien aux éloges, ni aux critiques qu'on fait de celui de certaines gens.
Vous voyez souvent des gens d'esprit vous dire: le style de cet auteur est noble, le style de celui-ci est affecté, ou bien obscur, ou plat, ou singulier.
Enfin c'est toujours du style dont on parle, et jamais de l'esprit de celui qui a ce style. Il semble que dans ce monde il ne soit question que de mots, point de pensées.
Cependant ce n'est point dans les mots qu'un auteur qui sait bien sa langue a tort ou raison.
Si les pensées me font plaisir, je ne songe point à le louer de ce qu'il a été choisir les mots qui pouvaient les exprimer.
C'est un homme, qui, comme je l'ai déjà dit, sait bien sa langue, qui sait que ces mots ont été institués pour être les expressions propres, et les signes des idées qu'il a eu; il n'y avait que ces mots-là qui pussent faire entendre ce qu'il a pensé, et il les a pris. Il n'y a rien d'étonnant à cela; et encore une fois, je ne songe point à lui en tenir compte: ce n'est pas là ce qui fait son mérite, et c'est d'avoir bien pensé que je le loue; car pour les expressions de ses idées, il ne pouvait pas faire autrement que de les prendre, puisqu'il n'y avait que celles-là qui pussent communiquer ses pensées.
Cet homme-là au contraire pense mal, ou faiblement, ou sans justesse; tout ce qu'il pense est outré; ce que je ne connais que par les mots dont il s'est servi pour me communiquer ses pensées.
Dirai-je qu'il a un mauvais style? m'en prendrai-je à ses mots? Non, il n'y a rien à y corriger. Cet homme, qui sait bien sa langue, a dû se servir des mots qu'il a pris, parce qu'ils étaient les seuls signes des pensées qu'il a eu.
En un mot, il a fort bien exprimé ce qu'il a pensé; son style est ce qu'il doit être, il ne pouvait pas en avoir un autre; et tout son tort est d'avoir eu des pensées, ou basses, ou plates, ou forcées, qui ont exigé nécessairement qu'il se servît de tels et tels mots qui ne sont ni bas, ni plats, ni forcés en eux-mêmes, et qui entre les mains d'un homme qui aura plus d'esprit, pourront servir une autre fois à exprimer de très fines ou de très fortes pensées. Ce que je dis là est incontestable: il faut seulement un peu raisonner pour le sentir; mais on ne se met au fait de rien, à moins qu'on ne raisonne.
Je suppose une femme qui connaisse toutes les couleurs; elle imagine un meuble où il en entre quatre. Elle ordonne ce meuble, on le lui apporte. Vous êtes présent, et le meuble ne vous plaît point.
Direz-vous à cette femme: cela est mal exécuté, ce ne sont pas là les couleurs que vous deviez employer pour avoir un meuble comme vous l'avez imaginé? Non, ce ne serait pas lui parler raison; car ces couleurs disposées comme elles sont, font bien l'effet qu'elle a imaginé: elle ne pouvait avoir ce meuble qu'avec ces mêmes couleurs arrangées comme elles le sont.
Et en quoi donc a-t-elle tort? C'est d'avoir imaginé ce meuble dans ce goût-là; c'est son imagination qui ne vaut rien, quoique très bien rendue par les couleurs qui sont bonnes.
Ces couleurs sont ici comme le style de la chose; et la chose étant ce qu'elle est, voilà ce que le style en devait être.
Pour achever d'éclaircir ce que je veux dire, posons quelques principes qui seront aisés à comprendre.
Je les ai quelquefois dit à des gens d'esprit, et même à des femmes; et je les ai fait convenir que ces discours qu'on tient sur le style ne sont qu'un verbiage, que l'ignorance et la malice ont mis à la mode, pour diminuer le prix des ouvrages qui se font distinguer.
Il s'agit encore ici d'un petit raisonnement: il y sera question d'idées et de pensées, matière qui a toujours l'air un peu abstraite, et qui effarouche; mais je n'ai que deux mots à dire, et je tâcherai d'être clair.
Je distingue entre pensée et idée, et je dis que c'est avec plusieurs idées qu'on forme une pensée.
Qu'est-ce donc que j'appelle une idée? Le voici.
J'ai vu un arbre, un ruban, etc., j'ai vu un homme en colère, jaloux, amoureux; j'ai vu tout ce qui peut se voir par les yeux de l'esprit, et par les yeux du corps: car pour abréger, je confonds sous le nom d'idée ce qui a corps et ce qui n'en a point, ce qui se voit et ce qui se sent, quoique je sache bien la différence qu'on y met.
Or, en voyant ces différentes choses, j'ai pris de chacune d'elles ce que j'appelle l'idée; il m'en est resté ou l'image ou la perception dans l'esprit.
A présent que j'ai l'idée de ces différentes choses qui m'ont frappé, comment ferai-je, quand je songerai à un arbre, pour instruire les autres que je songe à un arbre, ou à une autre chose qui me viendra dans l'esprit, surtout quand elle ne sera pas présente?
Les hommes entre eux ont pourvu à cela; ils ont institué des signes, c'est-à-dire des expressions qui sont les signes de l'idée qu'on a dans l'esprit. On est convenu que le mot d'arbre signifierai l'idée que nous avons d'un arbre: et dès que je prononce ce mot, on m'entend, et ainsi du reste.
Le nombre des mots, ou des signes, chez chaque peuple, répond à la quantité d'idées qu'il a.
Il y a des peuples qui ont peu de mots, dont la langue est très bornée; et c'est qu'ils n'ont qu'un petit nombre d'idées: c'est la disette d'idées qui fait chez eux la disette de leur langue, ou de leurs mots.
Il y a des peuples dont la langue est très abondante; et c'est qu'il y a parmi eux une grande quantité d'idées, à chacune desquelles il a fallu un mot, un signe.
Ils ont, par exemple, démêlé dans l'homme, dans ses passions, dans ses mouvements, mille choses qu'un autre peuple n'y a pas vues; c'est une finesse d'esprit et de vue qui est générale parmi eux, et qui les a obligés d'inventer autant de mots qu'elle leur a procuré d'idées.
S'il venait en France une génération d'hommes qui eût encore plus de finesse d'esprit qu'on n'en a jamais eu en France et ailleurs, il faudrait de nouveaux mots, de nouveaux signes pour exprimer les nouvelles idées dont cette génération serait capable: les mots que nous avons ne suffiraient pas, quand même les idées qu'ils exprimeraient auraient quelque ressemblance avec les nouvelles idées qu'on aurait acquises: il s'agirait quelquefois d'un degré de plus de fureur, de passion, d'amour, ou de méchanceté qu'on apercevrait dans l'homme; et ce degré de plus, qu'on n'apercevrait qu'alors, demanderait un signe, un mot propre qui fixât l'idée qu'on aurait acquise.
Mais je suppose, comme il est peut-être vrai, que nous avons aujourd'hui tout autant d'idées que l'homme sera jamais capable d'en avoir.
Je dis que chacune de ces idées en tout genre a son signe, son mot que je n'ai qu'à prononcer pour apprendre aux autres à quoi je songe.
Nous voilà donc fournis des idées de chaque chose, et des moyens de les exprimer, qui sont les mots.
Que faisons-nous de ces idées et de leurs mots?
De ces idées, nous en formons des pensées que nous exprimons avec ces mots; et ces pensées, nous les formons en approchant plusieurs idées que nous lions les unes aux autres: et c'est du rapport et de l'union qu'elles ont alors ensemble, que résulte la pensée.
Penser, c'est donc unir plusieurs idées particulières les unes aux autres.
Je songe aux charmes d'une femme. Ces charmes, voilà une idée.
Après cela je songe à une femme, autre idée. Je songe à quelque chose d'intérieur à moi, sur qui tombe cet effet: encore autre idée.
Mais ce n'est encore là avoir que des idées; lions-les ensemble, pour en former une pensée quelconque:
Les charmes d'une femme égarent la raison.
Cette pensée n'est encore que dans mon esprit, et n'est pas exprimée. Comment fais-je pour l'exprimer? Je me sers du mot qui est le signe de chacune de mes idées.
L'idée de charmes s'exprime par le mot charmes. L'idée d'une femme, par le mot de une, et par celui de femme.
L'idée précise que j'ai de l'effet que ces charmes produisent s'exprime par le mot d'égarer, qui, moyennant la conjugaison que j'en fais pour marquer le temps, me rend égarent, et puis l'idée que j'ai de la chose qui est égarée s'exprime par le mot de raison.
A l'égard du petit mot de les, qui précède celui de charmes, et du mot de la, qui précède celui de raison, ce sont encore de petites conjonctions qu'on a imaginées, pour aider à la liaison des idées entre elles, et dont nous apprenons l'usage, en apprenant les mots.
De sorte que j'ai d'abord eu des idées, qui ont chacune leur mot.
De ces idées j'en ai formé une pensée.
Et cette pensée, je l'ai exprimée, en donnant à chacune de ces idées, le signe qui la signifie.
Ainsi, un homme qui sait bien sa langue, qui sait tous les mots, tous les signes qui la composent, et la valeur précise de ces mots conjugués ou non, peut penser mal, mais exprimera toujours bien ses pensées.
Venons maintenant à l'application de tout ce que j'ai dit.
Vous accusez un auteur d'avoir un style précieux. Qu'est-ce que cela signifie? Que voulez-vous dire avec votre style?
Je vois d'ici un jeune homme qui a de l'esprit, qui compose, et qui, de peur de mériter le même reproche, ne va faire que des phrases; il craindra de penser finement, parce que s'il pensait ainsi, il ne pourrait s'exprimer que par des mots qu'il soupçonne que vous trouveriez précieux.
De sorte qu'il rebute toutes les pensées fines et un peu approfondies qui lui viennent, parce que, dès qu'il les a exprimées, il lui paraît à lui-même que les mots propres, dont il n'a pu s'empêcher de se servir, sont recherchés.
Ils ne le sont pourtant pas; ce sont seulement des mots qu'on ne voit pas ordinairement aller ensemble, parce que la pensée qu'il exprime n'est pas commune, et que les dix ou douze idées, qu'il a été obligé d'unir pour former sa pensée, ne sont pas non plus ordinairement ensemble.
Mais ce jeune homme ne raisonne pas ainsi: la critique qu'il vous entend faire ne lui en apprend pas tant; elle ne parle que de style et de mots, et il ne prend garde qu'à ses mots.
Qu'en arrive-t-il? Que, pour avoir un style ordinaire, il n'ose employer que des mots qu'on a l'habitude de voir ensemble, et qui conséquemment n'expriment que les pensées de tout le monde; car ces mots ne sont d'ordinaire ensemble que parce que la liaison des idées, dont ils sont le signe, est familière à tout le monde.
Mais si on lui avait dit: l'auteur qu'on accuse d'être précieux sait bien sa langue, et ne pèche point dans son style; il ne voulait dire que ce qu'il a dit et il l'a fort bien exprimé, mais ce qu'il a fort bien exprimé n'est pas bien pensé; c'est un auteur dont les pensées sortent du vrai; qui dans les objets, dans les sentiments qu'il peint, y ajoute des choses qui n'y sont pas, qui y sont étrangères, ou qui n'y appartiennent pas assez. Il ne saisit pas les vraies finesses de ses sujets, il les peint d'après lui, et non pas d'après eux: il pense subtilement, et non pas finement; il invente, il ne copie pas. Voilà son tort; voilà ce que la critique qu'on fait de lui devrait vous apprendre, et ce qu'elle ne vous apprend pas.
Elle ne parle que de son style, où il n'y a rien à redire. Du moins le vice de ce style, s'il y en a un, n'est qu'une conséquence bien exacte du vice de ses pensées.
Qu'elle nous montre donc le vice de ses pensées, et qu'elle laisse là le style qui ne saurait être autrement qu'il est; car quand cet homme-là pensera mieux, quand il ne mettra rien d'inutile, rien d'outré, rien d'ampoulé, rien de faux dans ses pensées, il n'y aura conséquemment plus de vice dans son style, et il paraîtra s'exprimer fort bien, sans qu'il apprenne pourtant à s'exprimer mieux; car encore une fois, il sait sa langue, et ne la saura jamais mieux qu'il la sait; et pour s'exprimer bien, il n'est question que de la savoir. Aussi cet auteur s'exprime-t-il bien, même en pensant mal.
Mais est-il vrai qu'il pense mal? C'est ce qu'il faut prouver; et s'il y a un reproche à lui faire, il ne peut tomber que là-dessus, et non pas sur le style, qui n'est qu'une figure exacte de ses pensées, et qui, peut-être encore, n'est accusé d'être mauvais, d'être précieux, d'être guindé, recherché, que parce que les pensées qu'il exprime sont extrêmement fines, et qu'elles n'ont pu se former que d'une liaison d'idées singulière; lesquelles idées n'ont pu à leur tour être exprimées qu'en approchant des mots, des signes qu'on a rarement vu aller ensemble.
Ne serait-il pas plaisant que la finesse des pensées de cet auteur fût la cause du vice imaginaire dont on accuse son style?
Cela se pourrait bien; et sur ce pied-là, l'homme qui pensera beaucoup donnera souvent beau jeu à ceux qui s'acharnent sur le style.
L'homme qui pense beaucoup approfondit les sujets qu'il traite: il les pénètre, il y remarque des choses d'une extrême finesse, que tout le monde sentira quand il les aura dites; mais qui, en tout temps, n'ont été remarquées que de très peu de gens: et il ne pourra assurément les exprimer que par un assemblage et d'idées et de mots très rarement vus ensemble.
Voyez combien les critiques profiteront contre lui de la singularité inévitable de style que cela va lui faire. Que son style sera précieux! Mais aussi de quoi s'avise-t-il de tant penser, et d'apercevoir, même dans les choses que tout le monde connaît, des côtés que peu de gens voient, et qu'il ne peut exprimer que par un style qui paraîtra nécessairement précieux? Cet homme-là a grand tort. Il faudrait lui dire de penser moins, ou prier les autres de vouloir bien qu'il exprime ce qu'il aura pensé, et de souffrir qu'il se serve des seuls mots qui peuvent exprimer ses pensées puisqu'il ne peut les exprimer qu'à ce prix-là.
Quand elles seront exprimées, il faudra voir si on les entend.
Sont-elles obscures? Qu'on lui dise alors: il vous a été permis d'unir telles idées, et conséquemment tels mots qu'il vous a plu, pour former vos pensées; peu nous importe que telles idées aussi bien que tels mots soient ordinairement ou rarement ensemble: nous ne demandons pas mieux, même, que l'union en soit singulière, parce que cela nous promet des pensées ou neuves, ou rares, ou fines; mais vous vous mêlez de faire le grand esprit, d'avoir besoin de cette singularité d'union dans vos idées, et conséquemment dans vos mots, et cela ne vous procure que des pensées qui ne sont pas intelligibles, ou qui peignent les choses autrement qu'elles ne sont, qui y ajoutent des finesses qui n'y sont pas; pensez donc avec netteté, avec justesse, etc.
Oh! voilà des reproches sérieux, raisonnés et raisonnables, pourvu qu'on en prouve la justice.
Eh! comment la prouvera-t-on? en examinant chaque pensée, en voyant si elle s'entend: car il faut qu'elle soit nette et claire; après cela, est-elle allongée, ou ne l'est-elle pas? Pourrait-on la former avec moins d'idées qu'elle n'en a qui la composent, et par conséquent l'exprimer avec moins de mots, sans rien ôter de sa finesse, et de l'étendue du vrai qu'elle embrasse?
Ensuite, est-elle vraie? l'objet qu'elle peint, regardé dans ce sens-là, est-il conforme au portrait qu'elle en fait? par exemple:
L'esprit est souvent la dupe du coeur.
C'est M. de la Rochefoucauld qui l'a dit; supposons que cela ne fût dit que d'aujourd'hui par quelque auteur de nos jours. Ne l'accuserait-on pas de s'être exprimé dans un style précieux? Il y a bien de l'apparence.
Pourquoi, s'écrierait un critique, ne pas dire que l'esprit est souvent trompé par le coeur, que le coeur en fait accroire à l'esprit? c'est la même chose.
Non pas, s'il vous plaît, lui répondrais-je; vous n'y êtes point; ce n'est plus là la pensée précise de l'auteur; vous la diminuez de force, vous la faites baisser: le style de la vôtre (puisque vous parlez de style) ne nous exprime qu'une pensée assez commune. Le style de cet auteur nous en exprime une plus particulière et plus fine, et qui nous peint ce qui se passe quelquefois entre le coeur et l'esprit.
Cet esprit, simplement trompé par le coeur, ne me dit pas qu'il est souvent trompé comme un sot, ne me dit pas même qu'il se laisse tromper. On est souvent trompé sans mériter le nom de dupe; quelquefois on nous en fait habilement accroire, sans qu'on puisse nous reprocher d'être de facile croyance; et cet auteur a voulu nous dire que souvent le coeur tourne l'esprit comme il veut, qu'il le fait aisément incliner à ce qui lui plaît, qu'il lui ôte sa pénétration, ou la dirige à son profit; enfin qu'il le séduit, et l'engage à être de son avis, bien plus par les charmes de ses raisons, que par leur solidité. Cet auteur a voulu nous dire que l'esprit a souvent la faiblesse, en faveur du coeur, de passer pour raisonnable, pour possible, pour vrai, ce qui ne l'est pas; et le tout, sans remarquer qu'il a cette faiblesse-là.
Voilà bien des choses, que l'idée de dupe renferme toutes, et que le mot de cette idée exprime toutes aussi.
Or si l'idée de l'auteur est juste, que trouvez-vous à redire au signe dont il se sert pour exprimer cette idée?
Il y a des gens qui, en faisant un ouvrage d'esprit, ne saisissent pas toujours précisément une certaine idée qu'ils voudraient joindre à une autre. Ils la cherchent, ils l'ont dans l'instinct, dans le fond de l'âme; mais ils ne sauraient la développer, et par paresse, ou par nécessité, ou par lassitude, ils s'en tiennent à une autre qui en approche, mais qui n'est pas la véritable, et qu'ils expriment pourtant bien, parce qu'ils prennent le mot propre de cette idée à peu près ressemblante à l'autre, et en même temps inférieure.
Si Montaigne avait vécu de nos jours, que de critiques n'eût-on pas fait de son style! car il ne parlait ni français, ni allemand, ni breton, ni suisse. Il pensait, il s'exprimait au gré d'une âme singulière et fine. Montaigne est mort, on lui rend justice; c'est cette singularité d'esprit, et conséquemment de style, qui fait aujourd'hui son mérite.
La Bruyère est plein de singularité; aussi a-t-il pensé sur l'âme, matière pleine de choses singulières.
Combien Pascal n'a-t-il pas d'expressions de génie?
Qu'on me trouve un auteur célèbre qui ait approfondi l'âme, et qui dans les peintures qu'il fait de nous et de nos passions, n'ait pas le style un peu singulier?
De la critique
Je ne suis pas surpris qu'il y ait des gens qui critiquent impoliment, malhonnêtement, injurieusement, et qui aient recours à ce moyen honteux pour donner quelque débit à leurs livres: il y a de mauvais sujets dans tous les métiers (si métier peut se dire ici); ce qui me surprend, c'est que des approbateurs puissent accorder un passeport aux insultes que font ces gens-là, et les laissent maltraiter d'honnêtes gens qu'une critique, de quelque part qu'elle vînt, honorerait toujours, si elle était décente, et qui du moins ont cela de respectable, qu'ils n'ont jamais eu de l'esprit contre personne, tout aisé peut-être qu'il leur serait d'en avoir, même du plus cruel sans impolitesse, si le plaisir de faire du bruit aux dépens des autres pouvait être du goût d'un honnête homme.
Je lus l'autre jour ces mots dans je ne sais quel livre où l'on parlait d'un auteur: Son style est ridicule, il faut le dire hautement.
Je demande si ce n'est pas là parler d'une manière offensante; de raison, il ne saurait y en avoir dans ce verbiage-là, je viens de le prouver. On n'y voit donc qu'une insulte, et une insulte en pure perte pour la raison. Et cette insulte, d'où arrive-t-elle jusqu'à la personne sur qui elle tombe? De l'endroit même par où doivent passer toutes les critiques, pour être purgées de tout ce qui blessera l'honnêteté publique: en un mot, de chez l'approbateur, de chez celui à qui la loi a confié le soin de vous garantir de toute offense à cet égard.
Le Voyageur dans le Nouveau Monde
De tous les pays qu'on connaît, il n'en est point assurément de si curieux que celui que j'ai découvert, que j'appelle Nouveau Monde, ou autrement le Monde vrai, et dont je vais faire la relation le mieux que je pourrai.
Par ce Monde vrai, je n'entends pas un monde plus réel que le nôtre, plus véritablement existant; car de ce côté-là, ce me semble, il n'y a rien à redire au nôtre, et le pyrrhonien le plus déterminé ne doutera jamais de sa réalité que par raison de système, et jamais par sentiment.
Ainsi, par ce mot de Monde vrai, c'est des hommes vrais que j'entends, des hommes qui disent la vérité, qui disent tout ce qu'ils pensent, et tout ce qu'ils sentent; qui ne valent pourtant pas mieux que nous, qui ne sont ni moins méchants, ni moins intéressés, ni moins fous que les hommes de notre monde; qui sont nés avec tous nos vices, et qui ne diffèrent d'avec nous que dans un seul point, mais qui les rend absolument d'autres hommes; c'est qu'en vivant ensemble, ils se montrent toujours leur âme à découvert, au lieu que la nôtre est toujours masquée.
De sorte qu'en vous peignant ces hommes que j'ai trouvés, je vais vous donner le portrait des hommes faux avec qui vous vivez, je vais vous lever le masque qu'ils portent. Vous savez ce qu'ils paraissent, et non pas ce qu'ils sont. Vous ne connaissez point leur âme, vous allez la voir au visage, et ce visage vaut bien la peine d'être vu; ne fût-ce que pour n'être point la dupe de celui qu'on lui substitue, et que vous prenez pour le véritable.
On aura la suite de cela dans les feuilles suivantes.
Septième feuille
Suite du Monde vrai.
Comme c'est ici la suite du dernier article commencé dans la feuille précédente, nous le continuerons dans cette feuille-ci, sans égard à l'interruption.
Mais que gagnerai-je à cela? me direz-vous peut-être. En me faisant connaître les hommes, vous allez me dégoûter d'eux. Je ne me soucierai plus de leur commerce. Je m'occupe aujourd'hui du soin de mériter leur estime; il m'est doux de l'obtenir, ou de croire l'avoir obtenue, et je n'en voudrai plus. Je perdrai celle que j'ai pour eux, et qui me fait plaisir. Mon coeur et ma raison rompront avec eux, ne serai-je pas bien avancé? Non, vous dis-je, laissez-moi comme je suis; ma condition dans ce monde est de jouir, et non pas de connaître. Je sais bien en gros que les hommes sont faux; que dans chaque homme il y en a deux, pour ainsi dire: l'un qui se montre, et l'autre qui se cache. Celui qui se montre, voilà le mien aujourd'hui; voilà celui avec qui je dois vivre: à l'égard de celui qui se cache, sans doute il aura son tour pour être vu; car enfin il faudra que tout se retrouve. L'éternité des temps n'est pas toute consacrée au mensonge; mais ne dérangeons point l'ordre des choses, n'anticipons point sur les spectacles. Si de même que nos corps sont habillés, nos âmes à présent le sont aussi à leur manière, le temps du dépouillement des âmes arrivera, comme le temps du dépouillement de nos corps arrive quand nous mourons. Mais pour aujourd'hui, je m'en tiens à ce que je vois; gardez vos découvertes; je ne vous les envie point, et je vous crois fort à plaindre de les avoir faites.
Moi, point du tout, vous vous trompez; je ne saurais vous exprimer le repos, la liberté, l'indépendance dont je jouis. Je n'ai jamais été si content; je ne me suis jamais diverti de si bon coeur que depuis ma découverte. Je suis à la comédie depuis le matin jusqu'au soir.
Je vois bien ce qui vous fait peur. Quand vous cesserez d'estimer les hommes, vous ne vous soucierez plus d'en être estimé vous-même, dites-vous, et vous vous imaginez qu'alors il n'y aura rien de si languissant que votre état, que vous périrez d'ennui et de mélancolie; mais vous êtes dans l'erreur, croyez-m'en sur mon expérience.
Vous ne pouvez à présent regarder les choses qu'à travers votre goût pour le commerce des hommes, qu'à travers la flatteuse idée que vous vous faites de leur estime, qu'à travers tous les intérêts, toutes les passions dont cela vous remue; et vous êtes comme un amant qui ne voudrait pas qu'on lui prouvât que sa maîtresse est une infidèle, une perfide, et qui dirait: laissez-moi ignorer ce qu'elle est, ne me désabusez point sur son compte; je n'en perdrai peut-être pas l'amour que j'ai pour elle, vous ne m'ôteriez que le plaisir qu'il me fait, et je n'aurais que le désespoir de l'aimer encore, tout indigne que je saurais qu'elle en serait.
Mais ici, il n'y aura rien de tout cela; vos passions s'en iront, votre amour vous quittera, vous ne le regretterez point; et à la place du plaisir qu'il vous fait aujourd'hui, vous aurez le plaisir de voir clair qui dans cette occasion-ci en est un pour le moins aussi sensible.
Car ne vous imaginez pas que vous allez haïr le monde, et le fuir quand vous serez éclairé.
Non, cette méchante humeur-là ne vient qu'à ceux qui, dans le cours de leur vie, ont de jour en jour la douleur de voir que les hommes les trompent; qui de la douleur passent à l'indignation contre ces hommes, de l'indignation vont à la haine, qui enfin les conduit en droite ligne à une misanthropie où ils achèvent tristement de vivre, comme s'ils voulaient se punir des torts que les autres ont avec eux.
Cela n'est pas raisonnable, et c'est aussi ce qui ne vous arrivera pas. Je vais instruire votre esprit sans affliger votre coeur; je vais vous donner des lumières, et non pas des chagrins; vous allez devenir philosophe, et non pas misanthrope. Et le philosophe ne hait ni ne fuit les hommes, quoiqu'il les connaisse; il n'a pas cette puérilité-là; car sans compter qu'ils lui servent de spectacle, en qualité d'homme il est lui-même uni à eux par une infinité de petits liens dont il sent l'utilité et la douceur, mais qu'il tient toujours si aisés à rompre en cas de besoin, que son âme en badine, et n'en n'est jamais gênée: et ce que je vais vous dire vous apprendra à badiner des vôtres, à n'en point avoir de plus incommodes.
Ainsi ne craignez rien: il ne sera ici question, qu'autant que vous le voudrez bien, ni de votre maîtresse, si vous en avez une, ni de vos amis, ni d'aucun de ceux avec qui vous vivez, et à qui le sang et l'amitié vous lient.
Je n'ai point de faits à vous révéler contre ces gens-là. Je n'ai à vous donner qu'une simple relation de mon voyage dans un monde que j'aurais pris pour le nôtre, sans une seule chose qui le distingue, et qui est l'étonnante naïveté avec laquelle les hommes y disent ce qu'ils pensent. Lisez ma relation, ne fût-ce que pour vous amuser.
Je n'avais encore que vingt-sept à vingt-huit ans, quand une lettre que je reçus m'apprit qu'on me faisait les deux plus cruelles perfidies que pût essuyer un homme de mon âge.
C'était mon meilleur ami qui écrivait cette lettre à une femme que j'adorais. Sans doute qu'il m'en écrivait une en même temps, et qu'il se méprit d'adresse sur les deux lettres.
Celle que je reçus était courte, en voici les termes:
"Le chevalier (c'était moi) va demain matin à deux lieues de Paris voir notre ami D... Il en reviendra le soir; on m'apporte un billet de lui où il m'invite d'être de la partie; je vais lui répondre que je le veux bien; mais c'est sans conséquence, et demain matin je serai malade. Je n'ai garde d'y manquer. Ne badinons pourtant point là-dessus: car j'irai passer la journée avec vous, marquise, et si on meurt de plaisir, je n'en réchapperai pas. Que j'ai d'obligation à D... de ce qu'il est à la campagne! que j'aime le chevalier de l'aller voir! que je le trouve aimable de croire qu'il a votre coeur, de ne savoir pas que je vous adore, et que vous le voulez bien. A demain, belle marquise."
Et par apostille:
"Si par hasard le chevalier ne partait pas demain, il me serait inutile d'être malade; mais vous n'auriez qu'à l'être pour lui, et vous porter bien pour moi, et je n'y perdrais rien. N'est-ce pas, marquise?"
Je devins furieux à la lecture de cette lettre, et sans m'amuser ni à soupirer ni à me plaindre, je sortis pour chercher le chevalier et pour lui arracher la vie: projet digne d'un homme qui a perdu l'esprit.
Je le trouvai chez lui, pâle et tenant un billet de la marquise, où elle l'informait de la méprise qu'il avait faite.
Au premier regard que je jetai sur lui, il comprit bien de quoi il était question. Je sais ce qui vous amène, me dit-il, vous venez de recevoir une lettre qui n'était pas pour vous, et vous êtes instruit. Oui, lui dis-je, sans daigner ajouter rien de plus. Sortons.
Il me suivit, nous allâmes nous battre. Je le blessai, il tomba; et comme il venait du monde, je m'enfuis, et le laissai nageant dans son sang.
De là, je me hâtai de retourner chez moi, où je donnai quelques ordres, et je pris quelque argent. Après quoi je partis, le désespoir dans le coeur, et croyant avoir tué le chevalier, dont je me reprochais la mort, tout indigne qu'il était de vivre. Je quittai la France et me mis à voyager dans les pays étrangers, où je reçus des nouvelles de mon affaire, bien meilleures que je n'en attendais.
Le chevalier n'avait été que blessé. Ceux que j'avais vu venir à nous quand je m'enfuis lui avaient donné du secours; il était parfaitement guéri, il avait tu notre combat, et s'était dit blessé par un inconnu avec qui il avait pris querelle.
On me mandait encore que, pendant qu'on avait travaillé à le guérir, la marquise, qui était veuve, avait épousé un jeune homme de bonne maison que je connaissais, qui n'était pas riche, et dont elle avait presque subitement fait la fortune; ce qui me fut fort indifférent. Tout mon amour s'était épuisé pour elle; il ne m'en était resté qu'une tristesse qui venait de ne savoir plus à qui je pourrais désormais me fier, puisque j'avais été trahi par les personnes qui m'avaient été les plus chères, et dont j'avais le plus estimé le caractère.
Il ne tenait donc qu'à moi de revenir en France; mais je sentis que j'avais encore besoin d'en être absent quelque temps, et que je n'étais pas assez fort pour revoir si tôt les lieux où j'avais éprouvé tant de malheurs.
Je restai donc dans la ville où j'étais alors, et où j'avais fait quelques connaissances avec qui je tâchais de me distraire du ressouvenir de mon aventure.
Parmi ceux que je voyais quelquefois se trouvait un homme de distinction, étranger comme moi, âgé à peu près de cinquante ans, de très bonne mine, et de la plus belle physionomie du monde.
Il me paraissait avoir beaucoup d'esprit et de raison, et je m'empêchais de l'aimer; car je ne voulais plus avoir d'amis. Mais je préférais sa compagnie à celle des autres; et de son côté, malgré la différence des âges, il semblait se plaire avec moi: de sorte que nous étions souvent ensemble, et je n'avais pu même me dispenser de manger une ou deux fois chez lui.
Je pars après-demain pour ma campagne, me dit-il un jour que nous nous promenions ensemble; voulez-vous y venir? Vous n'avez pas de grandes affaires ici, je pense, et nous y passerons huit jours, plus ou moins, suivant le goût que vous y prendrez.
J'y consentis: il me le proposait de si bonne grâce qu'il n'y eut pas moyen de s'en défendre, et je lui promis de me tenir prêt pour le jour qu'il avait arrêté.
Il y avait déjà trois ou quatre jours que nous étions à cette campagne, quand il me dit: Je vous surprends quelquefois dans des tristesses que je crois étrangères à votre caractère; il faut que vous ayez des chagrins: je n'ai pas la curiosité de les savoir; mais j'aurais une extrême envie de vous être bon à quelque chose, et souvent on se soulage à dire ses peines aux gens qui nous aiment.
L'air sincère avec lequel il me tint ce discours me toucha; je n'y résistai point.
Oui, lui dis-je, vous ne vous trompez pas, j'ai des chagrins: ils sont d'une espèce à pouvoir se dire; et quand la prudence m'engagerait à les cacher, je suis persuadé que je ne risquerais rien à vous les déclarer.
Je suis charmé que vous le pensiez ainsi, me dit-il, et vous me rendez justice. De quoi s'agit-il?
Là-dessus je lui fis le récit de mon aventure, qu'il trouva aussi cruelle qu'elle l'était en effet: Mais ce qui me décourage le plus dans tout ce que je viens de vous dire, ajoutai-je en finissant, c'est qu'après ce qui m'est arrivé, je sens que je n'oserai plus aimer personne, et qu'ainsi je dois me condamner à m'ennuyer toute ma vie. Ce n'est pourtant pas le plaisir d'avoir de l'amour que je regrette, on vit bien sans cela: on n'a que faire de maîtresse pour être heureux; mais du plaisir d'avoir un ami, comment s'en passer? N'est-ce pas être seul en ce monde, que de n'y avoir pas un coeur à qui l'on puisse ouvrir le sien?
Pas un! Ah, c'est trop dire, me répondit-il; les honnêtes gens sont rares, j'en conviens; mais il y en a.
Par exemple, vous, monsieur, n'êtes-vous pas un honnête homme? Ne vous garantiriez-vous pas pour tel? Ne sentez-vous pas bien que vous êtes incapable d'une perfidie?
Le fond de mon coeur m'en assure, lui dis-je; mais cependant je pardonnerais à quiconque craindrait de se fier à moi, et qui en m'examinant, dirait: il me paraît honnête homme, et peut-être me trompé-je. Oui, quoique sa méfiance fût injuste, je dirais à mon tour: il est vrai qu'il a tort avec moi; mais pareille méfiance lui a déjà fait ailleurs éviter tant de pièges; il a eu raison de se tenir sur la réserve avec tant d'hommes qu'il a trouvés faux, et dont il avait aussi bonne opinion que de moi, que c'est sagesse à lui de ne pas se livrer plus à moi qu'aux autres: il ne saurait me connaître mieux qu'il n'a cru les connaître: les hommes se contrefont si bien qu'il n'y a rien de sûr avec eux.
Seriez-vous curieux, me dit-il, d'en connaître qui ne se contrefont point? Oh! très curieux, répondis-je; mais où sont-ils? En avez-vous vu de pareils? Oui, me dit-il, j'ai passé une partie de ma vie avec eux, et ce sera parmi eux que je mourrai. Tel que vous me voyez, ajouta-t-il, j'ai beaucoup voyagé, j'ai fait bien des découvertes; et celle dont je vous parle, quand on est bien conduit, ne demande pas un long voyage. Voulez-vous que j'en recommence un pour vous?
Si vous êtes aussi libre que moi, lui dis-je, et que rien ne vous retienne ici, j'accepte votre offre, et nous partirons quand il vous plaira.
Il n'y a point d'homme plus indépendant que moi, me répondit-il; je suis un étranger qui n'ai ni femme ni enfants; je ne me suis arrêté en ce pays-ci que pour y être tranquille; j'y loue cette maison de campagne où nous sommes, et celle où je loge en ville: il m'est aisé de les quitter toutes deux; mon bien ne m'oblige à aucune résidence, mes revenus se portent partout, et je suis tout prêt de vous tenir parole. Retournons demain à la ville, nous nous y fournirons des choses nécessaires pour notre voyage, et nous fixerons le jour de notre départ. Mais en attendant, ajouta-t-il, il ne vous sera pas inutile de lire une assez ample relation que j'ai faite de tout ce que j'ai vu dans le monde où je vous conduirai; venez, elle est dans mon cabinet, et je vais vous la donner tout à l'heure.
Nous allâmes la prendre, et il avait raison de dire qu'elle était ample; on aurait fort bien pu en faire trois ou quatre volumes.
Après qu'il me l'eut mis entre les mains, il tira encore quelques livres fort rares, qui m'étaient inconnus, et entre lesquels il y en avait un qui avait pour titre: l'Histoire du Coeur humain.
Si l'historien; lui dis-je, a possédé sa matière, ce doit être là un livre bien instructif.
Nous l'emporterons avec nous, reprit-il: il faut que nous le lisions ensemble; mettons-le à part, aussi bien que ces autres livres. Vous y puiserez la connaissance des hommes avec qui nous vivons actuellement; et vous en verrez mieux ce que ces hommes-là ont de commun avec ceux que nous allons trouver. Il est bon d'être un peu au fait de notre monde, pour juger sainement de l'autre; et je vous dirai même que tout homme qui nous connaît bien n'a que faire de voyager pour chercher cet autre monde dont je vous parle: il sait à n'en pouvoir douter qu'il existe; il croit y être; il le voit; et vous éprouverez dans les suites la vérité de ce que je vous dis là.
Ce langage qu'il me tenait me paraissait obscur; mais je devais avoir l'éclaircissement de ce qu'il me disait dans le monde où nous allions, et je ne lui demandai pas de s'expliquer mieux.
J'abrège, pour en venir aux faits les intéressants de ma relation.
Nous partîmes quatre jours après cette conversation, ou pour mieux dire, nous nous embarquâmes. Il aurait pourtant pu nous épargner l'embarquement; car il n'est pas besoin d'aller sur mer, pour trouver les hommes qu'il avait promis de me montrer: on va fort bien chez eux par terre; je le compris après.
Mais il avait ses raisons pour en user ainsi. Un peu de navigation donnait à notre voyage un air d'importance et de difficulté qui en imposait à mon imagination, et me persuadait mieux que je verrais quelque chose de rare et de nouveau.
D'ailleurs cela allongeait notre chemin, et employait un temps qu'il me faisait passer à lire son manuscrit et ses livres, et à réfléchir tantôt seul et tantôt avec lui sur ce que je lisais.
Vos livres et nos réflexions, lui disais-je de jour en jour, me réconcilient avec les hommes; leur commerce n'est pas si dangereux que je l'ai cru depuis mon aventure; il me semble qu'on peut en effet vivre avec eux sans en être la dupe, et qu'il n'est pas si difficile de démêler ce qu'ils sont à travers ce qu'ils paraissent; c'est faute d'attention et d'expérience que je me suis trompé sur les façons de mon ami, et sur celles de la marquise.
Vous songez à épouser cette femme-là, chevalier; et elle est aimable, je n'en disconviens pas, me disait-il souvent, de l'air d'un homme qui s'inquiétait obligeamment de ce qui m'arriverait; mais qui s'en inquiétait tant que je devais sentir que c'était un jeu. Oui, j'avoue qu'elle est aimable; mais elle vous aime trop: je n'ai rien vu d'égal à la contrainte où elle vous tient; sa jalousie est insupportable, et je tremble qu'avec tout son amour vous ne soyez pas heureux avec elle.
Chevalier, je souffre votre ami, disait de son côté la marquise; mais je vous avertis que je le haïrai; il faut absolument que vous l'aimiez plus que moi; car on ne vous voit ici que quand il veut bien ne vous point mener ailleurs.
Voilà de quelle manière ils s'y prenaient tous deux, pour m'abuser; et à présent que j'y songe, est-ce que cela ne signifiait pas qu'ils s'aimaient, et qu'ils travaillaient de concert à m'inspirer une confiance aveugle? Où avais-je l'esprit alors? car aujourd'hui je n'y serais pas trompé. Les hommes sont faux; mais ce qu'ils pensent dans le fond de l'âme perce toujours à travers ce qu'ils disent et ce qu'ils font.
Vous n'en seriez donc plus la dupe? me dit mon homme. Non certes, lui répondis-je, grâce aux lumières qui me sont venues, et aux réflexions que nous avons faites ensemble. C'est ce que nous verrons en temps et lieu, me dit-il.
Cependant nous continuons notre voyage, et je me trouvai en pays perdu; car je ne m'orientais pas, je ne savais ce que c'était que les terres dont nous approchions quelquefois; et je m'en fiais à mon guide.
A la fin pourtant, nous entrâmes dans un port et nous débarquâmes.
A un quart de lieue du port, était une ville très peuplée, où nous allâmes loger, et où je fus tout surpris d'entendre parler français.
Quoi! lui dis-je, est-ce que nous sommes en France? Non pas dans la France que vous connaissez, me répondit-il, mais dans celle de ce nouveau monde où je vous mène, et qui est exactement le double du nôtre.
A ce discours je jetai sur mon homme un regard inquiet, et je crois qu'il me passa dans l'esprit que c'était un magicien à qui j'avais affaire.
Quoi qu'il en soit, il sourit de l'inquiétude où j'étais et qui allait jusqu'à l'émotion. Vous défiez-vous de moi? me dit-il. Non, repris-je; mais tout ceci me paraît extraordinaire. C'est donc ici le pays où nous allons trouver des hommes vrais.
Oui, me dit-il, nous voici arrivés. Mais tout vrais que sont ces hommes, observez-les avec autant d'attention que s'ils ne l'étaient pas; méfiez-vous d'eux comme s'ils étaient faux; servez-vous avec eux des lumières que vous avez acquises: car quoiqu'ils soient vrais, ils voudraient souvent ne l'être pas; ils ne le sont par force; et vous vous apercevrez bien un peu des efforts inutiles qu'ils font d'abord pour se déguiser.
C'était en allant à la ville qu'il me parlait ainsi; et nous y arrivâmes un instant après.
A peine y entrions-nous que je vis de loin un homme qui avait la figure d'un jeune officier de mes amis, et qui paraissait me regarder attentivement.
Que signifie ce que je vois là? dis-je alors à mon guide. Je jurerais que cet homme-ci est de ma connaissance; il ressemble trait pour trait à un jeune homme avec qui j'ai vécu dans notre monde, et que je ne crois pas d'humeur à voyager pour faire des découvertes; et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il me semble que celui-ci m'examine à son tour, comme s'il me connaissait aussi. Apparemment qu'il se méprend.
Ne soyez point étonné de cela, me répondit mon guide: il n'y a pas une figure d'homme ni de femme dans notre monde, dont vous ne retrouviez ici une copie si exacte, que vous la prendrez pour l'original. Attendez-vous à ce que je vous dis là. Tout ce que vous avez connu de gens chez nous, vous croirez quelquefois les revoir ici trait pour trait; comme de leur part ils croiront vous connaître.
Bien plus, c'est que tout ce qui se passe dans notre monde, se passe ici. L'histoire du nôtre, et l'histoire de celui-ci, c'est la même chose.
Quoi! m'écriai-je, mon aventure avec la marquise s'est répétée ici, et il y a eu un faux ami avec qui une femme appelée la marquise de... a trahi un homme qui me ressemble, et qui s'appelle le chevalier de...? Oui, vous dis-je, me répondit-il; et encore une fois, il en est ainsi de tout ce qui est arrivé dans notre monde.
A peine achevait-il sa réponse, que le jeune officier que j'avais vu de loin accourut à moi les bras ouverts, et vint m'embrasser avec la familiarité permise entre des amis qui se retrouvent.
Eh! c'est donc toi, mon cher chevalier, me dit-il; je te croyais de retour à Paris. J'ai entendu parler de ton affaire, elle a un peu transpiré. Sais-tu bien que ta maîtresse est mariée? Que je t'aurais donné de bons mémoires sur son compte, si tu m'avais consulté! Mais tu ne me faisais pas l'honneur de me confier les secrets de ton coeur. Je me marie au reste; j'étais venu en ce pays-ci pour y faire quelque argent d'une petite terre que j'y ai. Le jeu m'avait ruiné là-bas. A peine ai-je été arrivé que j'ai entendu parler de la petite personne que j'épouse, qui est jeune, riche et maîtresse d'elle, et qui était assiégée de tous les provinciaux du pays qui se la disputaient, avec des grâces qui n'ont pas tenu contre les nôtres. On les a congédiés quand j'ai paru; je m'y attendais: en un mot, je t'invite à ma noce pour la semaine qui vient, et à venir dès à présent dîner chez moi, où je veux que tu loges; et cette après-midi je te mènerai chez ma conquête, à condition que tu ne me l'enlèves pas. Monsieur, lui dit mon guide en riant, vous êtes assurément fort aimable; mais à votre place, je ne lui mènerais point un homme fait comme le chevalier: les femmes sont légères. Ah! ah! ah! reprit le jeune homme, en souriant aussi, je me connais, Monsieur, et les dangers de cette espèce-là ne me regardent pas; c'est moi qui les fait courir aux autres.
Huitième feuille
Suite du Monde vrai.
Il est vrai que ce ne sont pas là positivement les expressions dont il se servit; mais je rapporte sa pensée, et voilà pour le moins ce qu'il dit, ou ce qu'il voulait dire.
Tu ne ressembles que de visage à ce jeune officier que je connais, dis-je en moi-même; mais tu ne penses pas comme lui, il n'est pas si vain que toi.
Et il est certain que celui que j'avais vu à Paris, et qui portait la même physionomie, ne m'avait jamais paru si fat que cet homme-ci; j'avais bien entrevu, quelquefois, qu'il croyait en valoir un autre. Mais de cette bonne opinion de lui-même, si ridicule et si grossièrement déclarée, je ne l'en avais jamais soupçonné.
Cependant je n'avais encore rien répondu; je regardais cet homme-ci comme un étranger, et j'avais de la peine à me conformer à la méprise où je croyais qu'il tombait à mon égard.
A la fin pourtant, je fis comme mon guide m'avait recommandé de faire en pareil cas, et je me mis à lui parler comme au jeune homme que je connaissais, mais à qui, à mon avis, il ne ressemblait que de figure.
Aussi le traitai-je à l'avenant: Oui-da, lui dis-je, je verrai ta maîtresse avec plaisir, mais à condition que j'essayerai de lui plaire et que, si j'y réussis, tu me le pardonneras; car je te déclare que j'y tâcherai; vois si cela te convient.
Ah! ah! ah! reprit-il en riant encore de pitié sur moi, toute permission au suppliant, chevalier. Bien plus, c'est que, si tu veux, je t'épargnerai les frais de la déclaration; ce sera moi qui lui dirai: le chevalier vous aime. Et ce ne sera pas un petit service que je te rendrai au moins; car elle est aimable, et tu pourras fort bien l'aimer tout de bon, je t'en avertis; je t'y exhorte même: il faut que tu grossisses le nombre de ses conquêtes, et celui de mes victoires. Allons messieurs, dites à vos gens de vous suivre chez moi: il est heure de dîner; et d'ailleurs, je veux donner au chevalier le temps de changer d'habit: il faut qu'il s'ajuste.
C'est bien mon intention, lui répondis-je, et, sans autre compliment, nous nous retirâmes chez lui.
Nous dînâmes. J'allai changer d'habit, et me mettre en état de paraître.
Quand je fus habillé, je rentrai dans la salle où nous avions dîné; et me présentant à lui: Folville (c'était ainsi que s'appelait celui dont je ne lui voyais que la ressemblance), notre partie tient-elle? lui dis-je d'un air badin; regarde-moi, je te donne encore le temps de la réflexion.
Il me semble que tu recules, reprit-il sur le même ton. Mais, messieurs, avez-vous dessein de faire ici un séjour un peu long? Non, répondit mon ami, nous n'y sommes que pour huit ou dix jours.
Vous vous trompez, monsieur, dit Folville, vous y serez bien plus longtemps que vous ne dites; c'est moi qui vous en assure. A moins que vous ne quittiez ce garçon-là, ajouta-t-il en me regardant; car il va devenir amoureux, et je le condamne à six mois de martyre ici, pour m'amuser.
J'éclatai de rire à ce discours, dont encore une fois je ne rapporte pas les véritables termes, non plus que de tous ceux qu'il m'avait déjà tenus, qu'il me tiendra encore, et que me tiendront toutes les personnes à qui je parlerai.
Et pour achever de m'expliquer là-dessus, par ce Monde vrai, je n'entends pas des hommes qui prononcent précisément ce que je leur fais dire, leur naïveté n'est pas dans leurs mots (j'ai peut-être oublié d'en avertir): elle est dans la tournure de leurs discours, dans l'air qu'ils ont en parlant, dans leur ton, dans leur geste, même dans leurs regards: et c'est dans tout ce que je dis là que leurs pensées se trouvent bien nettement, bien ingénument exprimées; des paroles prononcées ne seraient pas plus claires. Tout cela forme une langue à part qu'il faut entendre, que j'entendais alors dans les autres pour la première fois de ma vie, que j'avais moi-même parlé quelquefois, sans y prendre garde, et sans avoir eu besoin de l'apprendre, parce qu'elle est naturelle et comme forcée dans toutes les âmes. Langue, qui n'admet point d'équivoque; l'âme qui la parle ne prend jamais un mot l'un pour l'autre: et qu'on se ressouvienne que c'est d'après ce qu'on me disait dans cette langue-là, que je rapporte tous les discours que m'ont tenu les personnes avec qui j'ai eu affaire. Revenons à mon histoire.
Nous sortîmes, Folville, mon guide et moi, pour nous rendre chez la maîtresse du premier, où nous trouvâmes très bonne compagnie d'hommes et de femmes.
Il avait eu raison de dire que cette jeune personne était aimable; c'était de ces traits qui font un visage plein de douceur et de modestie; c'était les yeux du monde les plus tendres; tout, en elle, était dans ce goût-là, jusqu'au son de sa voix, qui avait son charme particulier.
Observez qu'au travers de ces grâces on démêlait je ne sais quelle coquette et modeste intention de plaire, qui achevait de se manifester dans sa conversation, et qui se manifestait d'un air un peu provincial; aussi la demoiselle n'avait-elle jamais eu d'école que sa province, dont elle n'était point sortie.
Folville, après que nous eûmes salué la compagnie, s'avança vers elle: Mademoiselle, lui dit-il, je vous amène un de mes amis, que j'ai rencontré ce matin comme il arrivait; c'est un garçon qui a quelque mérite et que j'estime assez, et je vous demande en grâce de vouloir bien que je vous le présente; il faut que je lui tienne compagnie, et j'aurais de la peine à la lui tenir ailleurs qu'ici.
Je ne compte pas vous accorder une grâce en le recevant, répondit-elle; un homme fait comme monsieur n'en demeure pas à être souffert: on le voit avec plaisir.
Je répondis à cet accueil le plus poliment qu'il me fut possible; elle me regarda beaucoup, mais d'une façon si bien ménagée qu'on n'eût pas dit que c'était exprès, ou que ce n'était que par attention de politesse.
La compagnie était nombreuse, on se partagea; les uns s'en allèrent se promener dans le jardin, qui était de plain-pied à la salle; les autres se mirent à jouer.
On me proposa le jeu; je priai qu'on m'en dispensât. Folville fut obligé, par complaisance, d'être d'une partie de quadrille, pour tenir la place de Mlle Dinval (c'était le nom de sa maîtresse), qui ne se souciait point de jouer, dit-elle; et je restai tête à tête avec elle, assez loin des tables où l'on jouait.
Ce tête-à-tête ne plut point trop au présomptueux Folville: Pourquoi donc, aujourd'hui, refusez-vous de jouer, mademoiselle, lui dit-il de loin, vous qui aimez le jeu? Voilà la première fois que cela vous arrive. Est-ce par politesse pour le chevalier? Vous croyez-vous obligée de le défrayer de conversation? Non, Mademoiselle, ce n'est pas la peine, ne vous gênez point: approchez-vous, du moins. Chevalier, mademoiselle fait des façons avec toi; je t'en avertis, afin que tu ne le souffres pas.
A ces mots je me levai, comme voulant la quitter; mais elle me retint, et s'adressant à Folville: Que vous êtes importun! lui dit-elle. Ne vous embarrassez point de moi. Si vous êtes jaloux, on n'y saurait que faire; je ne veux ni jouer, ni m'approcher du jeu: vos observations me sont désagréables, et vous m'obligerez de ne pas prendre garde à moi. Je me plais ici, c'est-à-dire avec vous, ajouta-t-elle tout bas, en joignant encore à cette apostrophe le regard le plus flatteur. Oui, Monsieur le chevalier, continua-t-elle, d'un ton par lequel elle semblait vouloir tempérer un peu la force de ce qu'elle me disait; oui, monsieur, vous me plaisez, je vous l'avoue; je vous trouve d'une figure aimable, extrêmement aimable; et vous le jugez bien à ma façon de vous regarder. Si j'osais, mes regards seraient encore plus intelligibles; mais tout modestes qu'ils sont, je crois que vous ne laissez pas que de les entendre. Voyez comme je baisse les yeux, quand vous les surprenez sur vous; c'est afin que vous concluiez que je prends plaisir à vous voir, mais que par pudeur je voudrais bien que vous ne le vissiez pas.
Que mon ami est heureux! lui dis-je sans faire attention au sens caché de ses discours; et que tous les hommes qui vous voient doivent envier son sort, Mademoiselle!
Il vous a donc dit que j'allais l'épouser dans quelques jours, me répondit-elle. Oui, Mademoiselle, repris-je, c'est la première nouvelle qu'il m'a apprise. Il est vrai que cela est arrêté, et que tout le monde en est instruit, dit-elle, mais je ne sais plus ce qui en sera; je voudrais à présent n'avoir point été si vite; eh! dites-moi, Monsieur, est-ce que vous voudriez être à sa place? Parlez-vous de son bonheur avec envie? Osez dire ce que vous pensez là-dessus, laissez paraître vos sentiments, je les attends; je me suis promise, et non pas donnée; je trouverais bien moyen de rompre. Le goût que j'avais pour ce mariage-là vient de s'affaiblir extrêmement, il me devient bien insipide, et vous en êtes cause; plus je vous vois, plus votre ami y perd; il ne vous vaut pas, il s'en faut bien. Allons, un peu de hardiesse, dites-moi quelque chose d'un peu fort: il n'y a encore que vos yeux qui parlent; joignez les discours aux regards: il me sera si doux d'être sûre que je remue le coeur d'un homme comme vous, qui a de si bons airs! Vous revenez de Paris, vous avez vu la cour; vous sortez de chez ce monde qui a le goût exquis; vous avez dû plaire à nombre de jolies femmes; et n'eussiez-vous que ces avantages, cela est bien considérable, il serait flatteur pour moi de vous toucher: ce serait une aventure d'une grande distinction pour mes appas en ce pays-ci, et peut-être que je vous aime bien autant à cause de cela qu'à cause de tout ce que vous avez d'aimable.
Là-dessus elle se déganta, comme pour travailler à un petit ouvrage de broderie qui était à côté d'elle: mais c'était parce qu'elle avait la main jolie, et qu'elle était bien aise que je la visse: les femmes, et même les plus sages, ont tant de ces petites industries-là!
Vous n'avez pas vu ma main, me dit-elle, n'est-il pas vrai qu'elle est belle? Que de grâces dans toute ma personne! ajouta-t-elle, comme enchantée d'elle-même. Elles vous frappent assurément, vous les sentez, vous les admirez, mais trop sourdement; éclatez un peu davantage. Allons, Monsieur, ouvrez-moi votre coeur, osez m'entretenir de ce qui s'y passe; embarrassez-moi, faites-moi rougir en insinuant que vous m'aimez; mon penchant et ma vanité sont pour vous; parlez, régalez-moi de quelques expressions tendres et naïves.
Folville, lui dis-je, en me menant ici, Madame, ne m'a pas traité en ami. Eh bien! après? reprit-elle, en m'agaçant par mille petites singeries de modestie, qui signifiaient: cela n'est point encore assez clair, expliquez-vous mieux sans que je m'en mêle. Voulez-vous dire qu'il a exposé votre coeur à un danger dont il ne se tirera pas? est-ce cela que vous entendez? poursuivez.
Sans Folville que j'ai rencontré, ajoutai-je, je ne vous aurais jamais vue, Mademoiselle; et c'est un étourdi qui ne m'a pas ménagé.
Nous en étions là de cet entretien si plaisant, quand une dame qui entra avec son mari nous interrompit. Mademoiselle Dinval se leva pour les recevoir; d'autres personnes qui se promenaient dans le jardin arrivèrent, et la conversation devint générale.
A l'égard de mon guide, dont je n'ai point parlé dans tout ceci, il regardait jouer.
Malgré tout ce qu'on vient de m'entendre dire à Mademoiselle Dinval, je n'avais nul dessein sur son coeur, je me réjouissais.
Quant à elle, il est certain qu'elle se sentait du penchant pour moi, ou que, du moins, elle croyait de bonne foi en sentir; car cela était assez équivoque.
Lui plaisais-je parce que j'arrivais de Paris, que j'avais vu la cour, et qu'elle me trouvait les bons airs du grand monde? Ou bien était-ce ma personne qu'elle aimait? C'est ce qu'il était difficile de décider, et ce qu'elle n'aurait pu décider elle-même.
Quoi qu'il en soit, que ce fût son coeur, ou son imagination qui se fût allumée pour moi, je fis réflexion que Folville ne gagnait ni à l'un ni à l'autre, et je me promis de ne plus retourner chez elle.
Revenons à cette dame et à son mari qui nous avaient interrompus, et aux personnes qui du jardin étaient rentrées dans la salle.
La dame était une personne de cinquante-cinq ans, à peu près, et peut-être de soixante; mais encore de très bonne mine, avec un peu trop d'embonpoint, et qui, dans la force de ses charmes, devait, sans contredit, avoir été une des plus belles femmes du monde. Elle avait encore des grâces; c'était des appas plus âgés que flétris qui se passaient, mais qui n'étaient pas passés, et qui, dans cet état, avaient encore de quoi se venger tout doucement de quiconque aurait cru les regarder sans conséquence.
J'aurais pour le moins autant aimé cette femme-là que trois ou quatre jeunes femmes qui étaient présentes. Tout son tort était d'être un peu trop ajustée; non pas que son ajustement ne lui allât à merveille: elle n'avait nul tort à nos yeux; elle ne choquait seulement que le préjugé où l'on est qu'une femme d'un certain âge ne doit pas être si galamment parée.
Et la distinction que je fais là en sa faveur, toutes les femmes de la compagnie la faisaient aussi: elles sentaient bien tout ce qui restait de mérite à cette dame âgée; mais elles ne le dirent à personne qu'à moi, à qui elles ne pouvaient pas le cacher, parce qu'elles le disaient dans cette langue dont j'ai parlé, et que j'entendais.
Ah! la belle robe! qu'elle siérait bien à qui n'a que vingt ans, lui dit dans cette même langue une jeune qui n'avait que l'âge dont elle parlait.
Vous me l'enviez donc, Madame, lui répondit en rougissant la dame critiquée: il est vrai qu'elle est belle, et peut-être trop gaie pour les femmes qui ne sont plus jeunes; mais je crois qu'elle réussit encore plus mal aux femmes de vingt ans qui sont laides; vous m'entendez bien, Madame?
Et moi, Madame, je crois avec tout le monde que ce qu'il y a de plus laid à cet égard-là, c'est la vieillesse; car avec elle on est vieille et ridée: vous m'entendez bien aussi? reprit la jeune, d'un air distrait; après quoi elle parla à une personne qui était à côté d'elle.
Et voilà quel fut le dialogue secret qu'elles eurent ensemble.
Je me trouvais par hasard auprès de la jeune, et comme elle s'entretint avec moi de Paris, qu'elle me demanda si j'y connaissais une dame de ses parentes, ses questions et mes réponses nous mirent tous deux en conversation particulière.
Elle ne manquait pas d'esprit; mais elle était maligne.
Vous avez, lui dis-je, furieusement mortifié votre voisine par l'éloge que vous avez fait de sa robe, et qu'elle a pris pour une critique contre elle.
Oh! je ne m'y joue plus, me répondit-elle en plaisantant: elle m'en a punie, et je suis bien trompée si elle ne m'a pas dit honnêtement que j'étais une laide; mais il faut s'en consoler, car elle a peut-être raison; d'ailleurs j'ai le défaut d'être jeune, et toutes les femmes de son âge et de son caractère ont beaucoup d'aversion pour ce défaut-là, à cause de la faveur qu'il s'attire de la part des autres. Savez-vous bien que cette femme-ci ne loue que les vieilles, quoiqu'elle n'aime que les jeunes, et qu'elle ne troquerait pas les antiquités de son visage contre la jeunesse du mien?
Ce qu'elle vous a répondu de malin ne signifie rien, lui dis-je, et ne saurait vous regarder; mais est-elle si vieille? ajoutai-je. Eh! ne le voyez-vous pas? me dit-elle. Il faut donc, repris-je, qu'elle ait été d'une grande beauté?
Oui-da, répondit-elle, on s'aperçoit bien que cette femme-là a eu des traits. J'ai même entendu dire à une de mes tantes, qui a près de soixante et quinze ans, et qui a passé sa jeunesse avec elle, qu'elle l'avait vue fort aimable; et je la crois sur sa parole, d'autant plus que ce sont de ces choses qu'on ne peut guère savoir aujourd'hui que sur le rapport d'autrui, car vous m'avouerez qu'elle est bien passée.
Pas tant, ce me semble, lui dis-je: je la trouve encore de fort bonne mine, et son ajustement même, qui devrait être plus modeste, ne lui sied point si mal aux yeux de ceux qui ne savent pas son âge. Regardez-la bien, elle est fraîche, elle a des dents, de l'embonpoint, et de la douceur dans le regard. Oui, me dit-elle, ses yeux sont doux, parce qu'ils n'ont plus la force d'être vifs; à l'égard de l'embonpoint, il y a peu de vieilles femmes qui en manquent, il est l'apanage de la vieillesse; et cette vieillesse a aussi son espèce de fraîcheur, qui n'en serait pas une pour la jeunesse.
Quoi qu'il en soit, lui dis-je, elle n'est pas encore désagréable. J'ai vu des hommes amoureux de femmes aussi âgées qu'elle, et qui ne s'étaient pas si bien soutenues; car vous m'avouerez aussi qu'elle est bien faite, et qu'elle a le teint beau.
Oui, Monsieur, me dit-elle avec vivacité; il est vrai qu'à tout prendre, cette femme-là cache son âge, et qu'elle a de beaux restes; j'en conviens; mais il est pourtant ridicule, quand on date d'aussi loin qu'elle, de venir se présenter en compagnie comme quelque chose d'aimable, sous prétexte qu'on peut effectivement le paraître encore. Oui, je vous le répète, elle a bonne mine, elle a des yeux, du teint, des grâces, je ne le nierai point: je ne sais pas comment cela se fait: mais c'est une vérité; et voilà ce qui sauve un peu l'impertinence de sa parure, et de ses rubans, et ce qui fait qu'elle soutient cet attirail galant, et pourtant si déplacé, dans lequel elle est: mais elle le soutiendra, Monsieur, tant qu'il lui plaira, cela n'empêchera point qu'elle ne soit vieille, et qu'il ne soit sot et extravagant à elle de vouloir nous en imposer à présent avec une figure qui nous trompe, et qui ne continue d'être aimable, tout ancienne qu'elle est, que parce que le temps a glissé sur elle, et que les années n'ont pas fait leur ravage ordinaire sur ce visage qui devrait être usé, et qui est censé l'être. En un mot, un pareil étalage est digne de risée. C'est se moquer des gens. Ne faut-il pas se rendre justice? Est-ce qu'on a un visage à soixante ans passés? Je n'ai que vingt ans, moi; je ne sais pas si je suis aimable, ou non: on m'a toujours traitée comme si je l'étais, et il me serait permis de me persuader que je le suis. Je ne parle pas de beauté, d'autant plus que souvent on n'en a que faire: il y a des physionomies qui s'en passent, et qui peut-être n'en valent que mieux de n'en point avoir. Quoi qu'il en soit, je suis jeune, et comme jeune, il me serait pardonnable de vouloir plaire: me voilà dans l'âge où l'on plaît, et où l'on mérite de plaire. Mais si je parviens à l'âge de cette femme-là, que le temps ne m'ait pas plus maltraitée qu'elle, et qu'enfin mon visage puisse encore en faire accroire à ceux qui me verront, et les induire, contre toute raison, à me vouloir autant de bien qu'il me paraît que vous en voulez à cette femme-ci, je leur dirai: Messieurs, vous vous méprenez: telle que vous me voyez, je serais votre aïeule; mes agréments ne sont que tricherie; mon visage est un imposteur, dont vous êtes les dupes; et il ne m'appartient plus de vous paraître aimable. Voilà, Monsieur, comment je leur parlerai, et je le promets.
Vous le promettez de si loin, lui dis-je en riant, que vous ne vous ressouviendrez plus de votre promesse quand il sera temps de la tenir.
Ce discours la fit rire à son tour. N'allez pas au reste, me dit-elle, révéler ce que je vous ai dit. J'ai un procès, et le petit homme noir avec lequel elle est entrée, et que vous voyez là-bas, est son mari et mon juge; elle a du pouvoir sur lui, et pourrait fort bien l'indisposer contre moi. J'ai besoin de faveur dans mon affaire; elle n'est pas des mieux fondée, à la prendre dans un certain sens; et ce sens-là n'est pas le plus faible.
Vous feriez donc prudemment de vous accommoder, lui dis-je. Vous avez raison, reprit-elle, mais notre partie adverse n'est pas dans le goût d'un accommodement, d'autant plus que c'est nous qui demandons. Et qui demandez ce que vous sentez ne vous être pas trop dû, lui dis-je doucement. Peut-être bien, répondit-elle, mais on s'étourdit en pareil cas. Le procès vient de mon chef, et je ne veux pas me donner la peine de trop approfondir mon droit, de peur de voir que j'ai tort. D'ailleurs mon mari a plus de crédit que celui contre lequel nous plaidons, et cela tente; c'est un avantage dont on est bien aise de profiter, pour éprouver ce qui en arrivera; et quand même nous n'aurions pas le droit de notre côté, si les juges nous donnent gain de cause, ce ne sera pas notre faute.
Dans le moment qu'elle tenait ce discours, le petit homme, mari de la belle femme âgée, vint à passer auprès de nous, pour aller causer dans le jardin avec un autre.
Monsieur! Monsieur! lui dit-elle en l'arrêtant, vous devez nous juger la semaine qui vient, et j'ai envie de m'appuyer auprès de vous de la recommandation de madame..., qui était sa femme.
Et tout de suite s'avançant vers cette dame qui nous regardait: Venez, Madame, lui dit-elle, venez, s'il vous plaît, solliciter mon juge; et si, pour vous y engager, il ne tient qu'à vous donner de l'encens, je ne vous l'épargnerai pas. Tenez, en voilà du plus fort. Oui, Madame, venez me recommander à monsieur; ce sera la beauté même qui parlera pour moi. On dit que tout lui cède, essayons son pouvoir: voyons si elle me fera gagner mon procès. Ce sont là des yeux bien en état de m'obtenir gain de cause; ils sont d'une vivacité, d'une douceur... Vous êtes aujourd'hui d'un brillant, d'un resplendissant...
On aura la suite dans l'autre feuille.
Neuvième feuille
Suite du Monde vrai.
Vous riez: mon compliment vous réjouit? Que vous êtes sotte de croire que je vous loue sincèrement! mais j'ai besoin que vous le croyiez. Ce qui me fâche, c'est que réellement vous ne laissez pas que d'être encore assez belle, et qu'à vue d'oeil, il n'y a à retrancher de mes éloges que l'excès que j'y mets. Il n'y aurait pas le sens commun à vous flatter d'une beauté si prodigieuse, si effectivement il ne vous en restait pas un peu; et c'est de là qu'il faut que je parte, malgré que j'en aie. Je ne fais malheureusement qu'une exagération, et non pas un mensonge; et voilà de quoi vous rendre bien glorieuse; mais d'un autre côté, j'espère que cette exagération vous nuira. Vous êtes si éloignée d'être ce que je dis, que cela empêchera qu'on ne voie ce que vous êtes; de sorte que vous y perdrez, que vous serez pourtant contente, et moi vengée.
Oui, Madame, répondit l'autre, je sens la juste vanité que je dois tirer de vos discours. Il est sûr que vous n'iriez pas parler de beauté sur mon compte si je n'avais pas du moins de quoi fonder vos compliments. Oui, je suis belle, cela commence par là: sans quoi vous m'insulteriez grossièrement, et ce n'est pas votre dessein. Mais voici en quoi vous êtes maligne; c'est que vous croyez qu'il n'y a qu'à outrer vos éloges, et à m'en donner beaucoup plus que je n'en mérite, afin de réduire le tout à rien, et le tourner même en critique contre moi. Mais vous n'y gagnez rien; car vous n'outrez point: tout me va bien, vous me peignez telle que je suis; et je vous en sais si bon gré, que je vous en récompenserai comme si vous le faisiez de la meilleure foi du monde. Ne vous inquiétez pas: je prétends que mon mari vous traite avec faveur. Monsieur, servez madame, je vous en prie; ce sera m'obliger moi-même.
Il se passa bien d'autres scènes assez curieuses chez Mademoiselle Dinval, mais il me tarde d'en venir au plus intéressant de mon histoire, et d'entrer dans le grand monde, c'est-à-dire d'arriver au Paris de cette France dont je parle; ainsi abrégeons sur ces aventures-ci.
Toutes les parties de jeu finirent; la nuit vint. Folville me mena souper chez lui, malgré Mademoiselle Dinval, qui voulait absolument nous retenir, et à qui il dit que nous avions affaire ensemble.
Quand nous eûmes soupé: As-tu quelques commissions à me donner pour Paris? dis-je à Folville; car je t'avertis que nous partons demain, si monsieur n'a rien qui l'arrête ici, ajoutai-je en parlant à mon guide, qui me répondit que j'étais le maître.
Comme tu voudras, reprit Folville, d'un air assez content de ce prompt départ; et si j'ai paru souhaiter que tu restasses quelques mois ici, ce n'est pas que j'aie tant d'amitié pour toi; car de ce côté-là, ton séjour m'est assez indifférent; je voulais seulement t'apprendre tout ce que je vaux, te montre la conquête que j'ai faite ici, et te rendre témoin du prodigieux amour que Mademoiselle Dinval avait pour moi. Voilà quelle était mon intention, que je n'ai plus. Ainsi tu partiras quand il te plaira, et je te verrai partir encore de meilleur coeur que je ne t'ai vu arriver. Mais tu avais dessein, toi, de séjourner quelques jours ici? Peut-on savoir pourquoi tu as changé d'avis?
A te dire la vérité, répondis-je, c'est que si je demeurais, j'aurais peur de te faire tort; je craindrais que ta maîtresse ne devînt inconstante; et soit goût pour moi, soit pure coquetterie, je lui sentis hier des dispositions qui pourraient te nuire, et qui m'empêchent de la revoir: en un mot, ce serait mettre ta fortune en danger, que de retourner chez elle. Monsieur te l'avait bien dit, les femmes sont légères. Ne badinons point avec leur coeur en fait de fidélité, ne les tentons point: on est presque toujours la dupe de l'épreuve qu'on ose faire de leur constance.
Je le veux croire, me répondit-il, tout incroyable qu'il soit qu'on puisse m'abandonner pour un autre. Au surplus, n'aie pas la présomption de penser que tu me nuirais dans le coeur de Mademoiselle Dinval: ce n'est pas ce que je crains, moi; ou du moins, si je le crains, ne t'attends pas que j'en convienne avec toi, puisque je n'en conviendrais pas avec moi-même; et en effet, je le répète encore, il serait en pareil cas, d'une singularité inouïe, qu'après avoir vu ma figure, on pût faire quelque attention à la tienne: il y a quelque différence entre nous là-dessus, et une différence bien sensible. Non, monsieur le chevalier, il n'est pas ici question de goût pour vous; ne vous figurez pas que vous plaisez, qu'on vous trouve aimable; cela n'est pas possible; et Mademoiselle Dinval n'est ni sotte ni aveugle, mais elle est femme, comme vous le dites fort bien, et par conséquent coquette; voilà en vertu de quoi vous la vîtes hier si prévenante. Ce n'est pas son coeur qui se soucie de vous, c'est sa coquetterie qui vous agace; et si vous vous imaginez autre chose, vous êtes bien crédule, vous me connaissez bien peu et vous ne vous connaissez guère. Ce n'est pas que vous n'ayez du mérite; mais il y a bien loin de celui que vous en avez à celui j'ai; bien loin du caractère du vôtre au caractère du mien; il y a de vous à moi, à cet égard-là, une distance infinie. Croyez-moi, des hommes comme vous disparaissent auprès de ceux qui me ressemblent. Ce n'est jamais par degrés qu'on m'a aimé, moi, c'est tout d'un coup; et si, dans le fond, je pouvais me défaire de je ne sais quelle jalousie que je ne veux pas même apercevoir, et que m'a laissé, malgré que j'en aie, l'accueil que Mademoiselle Dinval vous fit hier, j'aurais un grand plaisir à vous retenir, pour vous montrer ce que vous êtes en comparaison de ce que je suis: mais je n'ose risquer de vous donner cette leçon-là, peut-être ne me réussirait-elle pas. Au reste, il se fait tard, et puisque, demain, vous devez, sans doute, partir de grand matin, il est temps de prendre congé de vous, et de vous laisser reposer. Bonsoir; n'allez pas vous raviser et remettre votre départ, au moins. Embrassons-nous dès ce soir pour la dernière fois, et que demain, à mon lever, vous ne soyez plus ici.
Oui, lui dis-je, il fait jour dès trois heures du matin, et nous serons déjà à plus de six lieues d'ici, quand tu te lèveras.
Tant mieux, me répondit-il, adieu. Donne-moi de tes nouvelles quand tu seras à Paris, n'y manque point: non pas que j'en sois curieux; quand tu m'oublieras, je ne m'en apercevrais guère: mais comme nous vivons ensemble sur le pied d'amis, il faut bien que je t'en demande, et que je paraisse empressé d'en recevoir par respect pour cette amitié qui est censée nous unir.
Là-dessus je l'embrassai, et nous allâmes nous coucher, mon guide et moi, après avoir pris quelques mesures pour notre départ le lendemain.
Que de fatuité dans les jeunes gens de ce monde-ci! lui dis-je, lorsque nous fûmes seuls. Ressemblent-ils tous à ce jeune homme-ci?
A peu près, me dit-il; qui plus, qui moins, comme chez nous. Qu'appelez-vous comme chez nous? m'écriai-je: y avez-vous jamais rien vu de pareil? Vous n'y songez pas.
Ne vous ai-je pas déjà dit à plusieurs reprises, me répondit-il, que les personnes de ce pays-ci sont exactement le double des personnes du nôtre?
Oui, lui dis-je, le double quant aux figures, mais quant à l'esprit et au caractère, je le nie; et le Folville d'ici n'est pas le Folville de là-bas; il n'en a que les traits et la taille.
Il en a tout, reprit-il: le Folville que vous connaissez est précisément tel que celui-ci vous paraît, et n'en diffère qu'en ce que vous entendez tout ce que celui-ci pense, et que vous n'avez jamais entendu de l'autre que ce qu'il vous a dit.
Et dans ce Paris où nous allons, repris-je, je vais donc y retrouver la ressemblance de tous les amis que j'ai dans le Paris de notre monde? Vous l'y trouverez si exactement, me dit-il, que vous croirez être dans notre Paris même: et bien plus, c'est que vous n'aurez pas besoin, pour lier commerce avec eux, de vous informer de l'endroit où ils demeurent, vous le savez déjà.
Moi! lui dis-je. Eh! comment le saurais-je, puisque je ne suis jamais venu ici?
Le pays vous paraît nouveau, et vous avez raison, me répondit-il, il l'est pour vous; mais ne savez-vous pas, par exemple, où loge votre marquise, dans ce que vous appelez notre Paris? Sans doute, repris-je, parce qu'elle est dans un Paris dont je connais les différents quartiers.
Eh bien, me dit-il, ce Paris où nous allons n'est pas disposé autrement que le nôtre, et dès que vous savez où votre marquise loge dans le nôtre, vous savez conséquemment où l'autre marquise loge dans celui-ci, et vous le verrez.
Vous badinez, lui dis-je: mais hâtons-nous de nous coucher; il ne nous reste tout au plus que quatre heures à dormir, employons-les. Demain, en voyageant, nous plaisanterons tant qu'il vous plaira. Pour à présent, si je veillais davantage, il n'y aurait résolution de partir qui pût tenir; je me connais, je ne pourrais pas me lever demain matin, et malheur à Folville, si je séjournais encore un jour ici. Nous sommes tous trois retenus pour dîner demain chez Mademoiselle Dinval: il faudrait bien que Folville nous y menât; car sous quel prétexte s'en dispenserait-il? et si Mademoiselle Dinval me revoit, peut-être est-ce fait de l'amour qu'elle a pour lui, peut-être achèverai-je de la rendre infidèle sans retour; et tout vain, tout sot et ridicule qu'est ce Folville-ci, il serait cruel de ruiner ses espérances; je ne lui veux point de mal, et serais fâché de lui en faire; il faut qu'il épouse sa maîtresse, elle est aussi digne de lui, qu'il est digne d'elle.
Je me couchais en tenant ce discours, que je finis par lui dire bonsoir. Nos gens nous éveillèrent le lendemain dès que le jour parut; nous nous levâmes, et nous voilà partis.
J'oublie pourtant une chose, c'est qu'au moment que nous partions, le valet de chambre de Folville se présenta à nous, pour nous souhaiter un bon voyage de sa part; nous le chargeâmes à notre tour de mille compliments pour lui: Et dites-lui, ajoutai-je pour mon compte, que si jamais un hasard pareil à celui qui m'a amené dans son monde, l'amenait aussi dans le nôtre... En voilà assez, dit là-dessus mon guide, en m'interrompant assez brusquement, monsieur de Folville ne doutera point de notre reconnaissance; profitons de la fraîcheur de la matinée, et hâtons-nous d'avancer. Marche, dit-il tout de suite à notre postillon, qui obéit si promptement, que je n'eus pas le loisir d'achever ce que j'avais commencé à dire au valet de chambre.
Je ne laissai pas d'être étonné de la brusque saillie de mon guide; et ne sachant à quoi l'attribuer: D'où vient donc, lui dis-je en riant, que vous m'avez interrompu au milieu de ma période? ce n'est assurément ni par ennui, ni par impatience, et votre mouvement part sans doute d'une autre raison?
Est-ce que vous ne la devinez pas? me dit-il. Le Folville d'ici et tous ceux qui vous ont vu, vous ont regardé comme un homme raisonnable et ils auraient cessé d'avoir cette opinion de vous si le valet de chambre de Folville leur avait rapporté le discours que vous alliez lui tenir, et que je vous ai empêché d'achever. Imaginez-vous ce qu'ils penseraient d'un homme qui parle d'un autre monde que du leur comme s'il venait de l'empire de la lune. Ils croiraient, ou que l'esprit vous a subitement tourné en partant, ou que vous n'avez eu avec eux qu'un heureux intervalle de raison; d'autant plus qu'ils ne connaissent pas cet autre monde dont vous entreteniez ce valet de chambre. Avez-vous pris garde à la mine qu'il a fait, et combien le préambule de votre compliment lui a paru étrange? Ç'aurait été bien pis, si vous l'aviez fini: il y avait de quoi nous faire passer, vous et moi, pour des visionnaires; car on n'aurait pas cru ma tête en meilleur état que la vôtre: et d'ailleurs, que savez-vous si vous ne reviendrez pas ici, et même si vous n'y resterez pas? J'ose vous prédire que vous n'en sortirez jamais que fort à contrecoeur.
Jusqu'ici, lui dis-je, je n'ai pas dessein de m'y fixer; cependant j'y resterais volontiers malgré l'inconcevable ridicule des naturels du pays; n'était qu'on préfère sa patrie à tout autre lieu, et que j'ai une extrême envie de retourner dans notre monde, pour voir si les personnes que j'y connais ont une ressemblance aussi exacte que vous le dites avec les gens que j'ai déjà vus, et que je verrai encore dans ce monde-ci; et c'est de quoi je m'instruirai bien vite, moyennant l'examen attentif que je ferai des caractères, quand je serai de retour chez nous.
Quoi qu'il en soit, me dit-il, tâchons encore une fois de ne quitter ce monde-ci que le plus tard que nous pourrons, et pour cause; en temps et lieu vous serez de mon sentiment, j'en suis bien sûr.
Il serait trop long de faire le détail des entretiens que nous eûmes, pour nous amuser pendant le voyage; mais je ne savais que penser de mille choses que me disait mon guide; et je conjecturais seulement qu'il y avait je ne sais quoi qu'il me cachait, et dont la connaissance m'éclaircirait tout ce que je trouvais d'énigmatique dans ses raisonnements.
Nous ne nous arrêtâmes pendant la journée que pour boire un coup sans descendre de notre chaise, et le soir nous arrivâmes à une petite ville dont le nom ne m'était pas inconnu.
Il y a une ville de ce nom-là dans la France de là-bas, lui dis-je. Eh! vraiment, ce sera toujours de même; vous n'ignorerez le nom d'aucune des villes que nous allons trouver sur la route, puisque cette France où nous sommes est exactement pareille à la nôtre.
J'éclatai de rire à ce discours, sans bien savoir de quoi je riais, sinon que je ne pouvais m'accoutumer à des réponses aussi extraordinaires que les siennes.
La nuit vint, et nous nous arrêtâmes à une hôtellerie qui était à l'entrée d'un gros bourg, et qui me parut considérable.
A quelle heure voulez-vous souper, Messieurs? nous dit l'hôtesse, de l'air d'une femme accoutumée au plus grand fracas et qui sait distinguer ses gens.
Le plus tôt qu'on pourra nous servir, lui dis-je, car nous sommes presque à jeûn. Nous ferez-vous faire bonne chère? Je l'espère, Monsieur, me répondit-elle, je vous donnerai du moins ce que j'ai de meilleur, sans égard à ce qu'il vous en coûtera; je vous vois une bonne chaise de poste, qui jointe aux deux valets de chambre de bonne mine avec lesquels vous courez, m'apprend que c'est une aubaine qui m'arrive et qu'il ne faut pas vous ménager sur la dépense; aussi, messieurs, puis-je vous répondre qu'elle sera digne de votre train; nous savons, Dieu merci, les égards qui sont dus aux voyageurs d'un certain air, aussi bien que le faste avec lequel il les faut servir; et nous croirions leur manquer de respect si nous faisions difficulté de gagner excessivement avec eux: ainsi, Messieurs, reposez-vous sur moi du souper que je vous donnerai; il sera délicat et extrêmement cher, et même si cher que vous vous en plaindriez, si vous l'osiez; mais comme je ne gagnerai beaucoup que par considération pour vous, la satisfaction d'être si honorés vous fera avaler la pilule: les seigneurs comme vous sont trop glorieux pour être économes.
Elle nous tint parole; on ne saurait être plus respectés que nous le fûmes, c'est-à-dire ni mieux traités, ni mieux volés.
Deux ou trois jours après, nous arrivâmes à ce Paris que j'étais si curieux de voir.
Où irons-nous loger? dis-je à mon guide. Descendez-moi d'abord en quelque endroit, me répondit-il froidement, et puis vous vous ferez mener chez vous.
Qu'appelez-vous chez moi? lui dis-je. Est-ce que j'ai une maison ici? Sans difficulté, reprit-il; il me semble vous avoir entendu dire que vous en aviez une à ce Paris de là-bas, et par conséquent vous en avez une ici, où vous retrouverez les mêmes figures de domestiques que vous avez laissés dans la vôtre. Ne vous ferez-vous jamais à cette idée-là, que tout se passe dans ce monde-ci comme dans l'autre?
Quoi! lui dis-je, j'ai un chez moi dans cette ville-ci et des gens qui m'y attendent? Sur ce pied-là, ajoutai-je, allons y descendre tout droit, et en arrive ce qui pourra. Je n'aurais jamais deviné que j'avais deux ménages, ni que je vivais ailleurs, pendant que je vivais à Paris. Ce qu'il y a d'heureux à tout cela, c'est que je n'ai point senti que je faisais double dépense: ainsi, je ne regrette point l'argent qu'il m'en a coûté sans le savoir.
Et en tenant gaillardement ce discours, je dis au postillon de nous mener en tel quartier, qui était le mien, et de s'arrêter en tel endroit.
Il n'y manqua pas, je vis une rue comme la mienne, je crus voir aussi ma maison; la porte en était ouverte. Je congédiai le postillon, j'entrai, il n'y avait personne dans la cour: j'entendais pourtant quelque bruit dans un appartement; je monte mon escalier, la porte de ma salle était entrouverte, et la première chose que j'aperçois en entrant, c'est la ressemblance de ma gouvernante qui était à table avec trois autres personnes, et qu'en ce moment un jeune homme d'assez bonne façon tenait, d'un bras, embrassée par la tête, pendant qu'il tendait l'autre à mon cuisinier, qui lui versait du vin dans son verre.
La gouvernante, de son côté, riait à gorge déployée. Cette gouvernante, ou du moins la mienne, était une veuve, à peu près de cinquante ans, qui était avec moi depuis quatre ou cinq ans, et que mes parents m'avaient donnée pour avoir soin de ma maison, pour y mettre l'ordre et l'économie convenable: c'était, à ce qu'on m'avait dit, et à ce que j'avais cru moi-même, un vrai trésor dont on m'avait fait présent.
Jusque-là, je n'avais rien connu de si sérieux que cette femme; je ne l'avais jamais vu rire, et je pensai la méconnaître, à l'épanouissement de joie où je la vis.
Elle était même parée, ajustée, et mise en femme qui fait cas de sa figure, et qui veut plaire.
Quand je dis que je pensai la méconnaître, cela ne signifie pas que je la pris pour ma gouvernante; je croyais vraiment la véritable bien loin, et ne convins en moi-même que de la parfaite ressemblance de celle-là avec la mienne.
Cette femme-ci copie mal celle que j'ai laissée à la garde de ma maison, dis-je à mon guide; et mon ménage de ce monde-ci n'est pas, à beaucoup près, si bien réglé que celui de là-bas.
Vous vous trompez, me dit-il, il n'y a point ici de fausse copie, et l'on se régale dans votre maison, comme vous voyez qu'on se régale dans celle où nous sommes.
Nous n'étions pas encore rentrés dans la salle, quand nous parlions ainsi. Je m'étais arrêté à considérer toutes ces figures, dont pas une ne m'avait encore aperçu, et je ne comptais pas déranger beaucoup en me présentant; car à chaque instant je perdais de vue les raisonnements de mon guide, et je me regardais toujours comme un inconnu pour tous les gens du pays où j'étais.
Mais quel fut mon étonnement, quand j'entrai, de voir ces quatre joyeux convives se lever honteux et décontenancés; de voir cette Madame Marie qui pâlissait de surprise, et dont le visage, auparavant si réjoui, se couvrait d'une confusion égale à celle qu'aurait eue la véritable Marie, si je l'avais trouvée en pareille partie! Quoi! pensai-je en moi-même, on dirait que cette femme-là avait intérêt que je lui crusse autant de prudhommie qu'à ma gouvernante: on dirait d'une hypocrite qu'on démasque.
Hélas, mes enfants, leur dis-je à tous, ne vous troublez point; de quoi vous alarmez-vous? Je ne suis point un fâcheux.
J'eus beau vouloir les rassurer, il y en eut trois qui s'esquivèrent si vite qu'à peine les vit-on disparaître; il ne resta que cette Marie, qui prononça d'abord quelques mots d'excuse sans suite, en balbutiant et dans la plus sotte contenance. Et puis se remettant un peu:
Monsieur, me dit-elle, c'est mon compère avec qui je me régalais par hasard. Je le vois bien, lui dis-je alors, en prenant un ton plus approchant de celui d'un maître, comme pour me divertir de la méprise que je croyais qu'elle faisait, je le vois bien. Mais, Marie, je ne vous avais jamais connu ce compère-là? Il me semble qu'il est bien de vos amis?
Oui, Monsieur, me dit-elle, c'est un garçon qu'il y a longtemps que je connais, qui est de mon pays, et que j'empêche de venir ici, quand vous y êtes, à cause qu'il est jeune et joli, et que vous pourriez soupçonner que je l'aime, comme cela est vrai; mais il ne fallait pas que vous le sussiez, parce que cela vous aurait ôté la bonne opinion que vous aviez de moi, et par conséquent aurait diminué votre confiance; il faut bien se ménager un peu dans la vie.
Je suis ravi, lui dis-je, de vous voir en si bonne disposition; mais il n'y a pas plus de trois semaines, ce me semble, que vous m'avez écrit que vous étiez malade, languissante, et dégoûtée; ce qui a fait que je vous ai recommandé d'avoir grand soin de vous, de ne rien épargner pour votre santé, et de chercher à vous ragoûter par tout ce qu'il y aurait de plus propre à vous remettre en appétit. Pourquoi donc feigniez-vous cette langueur et ce dégoût que vous n'aviez pas?
C'est, ne vous déplaise, me dit-elle, que j'avais envie de me réjouir un peu avec mes amis, pendant votre absence; et pour se réjouir, il en coûte une dépense dont je voulais que vous fissiez les frais, sans que vous y trouvassiez à redire: et pour cela, je me suis imaginé de vous mander que j'étais indisposée, Monsieur, sachant bien que vous m'aimez, que vous me choyez, à cause de ma fidélité prétendue, que vous auriez peur de me perdre, et que vous m'écririez: n'épargnez rien pour vous rétablir; et puis à votre retour, je devais vous dire: j'ai dépensé tant pour tâcher de me ravoir; et de cette manière vous auriez payé mes divertissements, en ne croyant payer que des drogues, des médecines et des bouillons; et j'aurais eu du bon temps; sans aucun reproche de votre part, ni de la mienne: car je ne suis pas scrupuleuse.
Etonné de ce discours, et doutant même si ce n'était pas un rêve: Mais, lui dis-je, serait-il possible que vous fussiez ma gouvernante? Est-ce bien vous, Marie? Suis-je chez moi? Oui, Monsieur, me dit-elle, vous êtes chez vous, et c'est moi qui vous parle, et plût à Dieu que ce ne fût pas moi, car je sens bien que cette aventure-ci me va faire un grand tort dans votre esprit: mais aussi de quoi vous avisez-vous de revenir sans avertir de votre retour?
Nous en étions là, quand je vis entrer mon cocher, qui revenait ivre, et chancelant.
Comment! coquin, lui dis-je, je te croyais à ton village! Ne m'as-tu pas demandé la permission de mettre un de tes amis à ta place pour avoir soin de mes chevaux, parce que tu étais obligé, m'as-tu écrit, d'aller voir ton père qui se mourait?
Eh! pardi oui, me répondit-il fort naïvement: mais c'est que mon père, avant que de mourir là-bas, est venu me voir ici. C'est pourquoi je n'ai pas mis à ma place d'autre personne que la mienne pour avoir soin de vos chevaux, afin de gagner mon argent moi-même, et d'avoir de quoi boire avec mon père, à vos dépens; car vous m'avez dit que vous payeriez mon ami, sans rien rabattre de mes gages: et cela est cause que j'ai été mon ami moi-même.
Dixième feuille
Suite du Monde vrai.
Ce cocher ressemblait si fort au mien, et par le ton de voix et par la figure; il me représentait si exactement le mien, jusque dans l'habit même (car il portait ma livrée), qu'il me fut impossible d'y tenir davantage.
Monsieur, dis-je alors à mon guide, je ne saurais rester dans l'embarras où vous me mettez; en vérité, l'esprit m'en tourne; dites-moi naturellement ce que je dois penser de tout ceci.
Mon guide alors ne me répondit que par un éclat de rire.
Parlez, ajoutai-je, en le pressant, sont-ce là mes gens? En pouvez-vous douter? reprit-il alors: Mais, lui dis-je en reculant, si ce sont eux, par quelle aventure se trouvent-ils ici, et dans une maison comme la mienne?
Vous les avez laissés chez vous, et vous les y retrouvez; voilà tout le mystère, me dit-il.
Quoi! m'écriai-je alors; c'est donc ici notre Paris? et vous m'assurez que je suis chez moi! Je m'y perds.
C'est notre navigation qui vous a fait illusion, me répondit-il; vous avez cru que nous allions loin, et que je vous menais dans un pays inconnu. Je vous avais promis un monde que j'appelais le double du nôtre. Il y a longtemps que nous voyageons; nous nous sommes arrêtés sur les côtes de France; vous vous êtes imaginé à la descente du vaisseau que nous étions enfin arrivés à ce nouveau monde; et préoccupé comme vous l'étiez de cette idée dans laquelle j'avais soin de vous entretenir, vous avez pris la France et Paris où nous sommes, pour cette France, et ce Paris imaginaire, dont je vous disais avoir fait la découverte. Mais que toute illusion cesse: le Folville que vous avez rencontré est le vrai Folville, celui que vous connaissez; ce sont là vos domestiques, et c'est là votre maison. Il est pourtant vrai que je ne vous ai point trompé dans l'essentiel, et que je vous ai tenu parole à l'égard des personnes, si ce n'est à l'égard du pays. Vous n'aviez jamais vu d'hommes vrais; je vous avais promis de vous en faire voir, et vous les avez vus. Ce ne sont pas d'autres gens que ceux de notre monde, j'en conviens; mais ils n'en sont pas moins nouveaux pour vous, puisque vous les avez pris pour des hommes d'une espèce différente, et que vous n'en avez reconnu que la physionomie, et non pas le caractère. Les voilà tels qu'ils sont, au reste; et à présent que la lecture des livres que je vous ai donnés, et que les réflexions que vous avez faites en conséquence, vous ont appris à connaître ces hommes, et à percer au travers du masque dont ils se couvrent, vous les verrez toujours de même, et vous serez le reste de votre vie dans ce Monde vrai, dont je vous parlais comme d'un monde étranger au nôtre...
Nous interrompons cette histoire, parce que le premier cahier que nous en avons donné finit ici. Quelques autres papiers viennent ensuite que nous donnons comme ils se présentent, conformément à ce que nous avons dit que nous ferons toujours. On verra dans la feuille suivante la continuation de l'histoire du Monde vrai, qui nous promet des matières plus intéressantes que les premières.
Qui est-ce qui voudrait prendre sa partie pour juge? C'est pourtant ainsi que se conduit le déiste; lui qui se fait sa religion à lui-même, il me semble qu'il est juge et partie dans sa cause, et gare que la partie ne corrompe le juge!
J'ai lu quelque part une assez plaisante idée. Une veuve de quarante-cinq à cinquante ans, encore aimable, fort riche, et sans enfants, vivait de manière à persuader qu'elle avait envie de se remarier. Aussi, nombre de jeunes gens de bonne maison, mais d'une fortune médiocre, essayaient-ils de lui plaire, pour pouvoir l'épouser.
Il y en avait même quelques-uns parmi eux qui l'aimaient d'assez bonne foi, et qui, peut-être, l'auraient encore plus fortement aimée, s'ils n'avaient pas songé au mariage avec elle: car quand on ne s'attache à une femme que par intérêt, pour l'épouser, n'eût-elle que dix-huit ans, fût-elle charmante, on est toujours plus occupé du dessein qu'on a que des appas de la femme; on songe plus à la gagner qu'à l'aimer.
Cependant les amants de celle-ci ne laissaient pas de l'aimer, malgré la grave intention qu'ils avaient de l'épouser: mais soit qu'elle n'eût du penchant pour aucun d'eux, soit qu'elle aperçût dans leurs sentiments une certaine médiocrité d'amour qui ne la flattait pas assez, elle ne faisait que s'amuser de leurs hommages, et ne se déclarait pour personne.
Dans ces circonstances, arrive un étranger d'environ quarante ans, qui venait recueillir une succession dans la ville où elle était.
Il la voit aux promenades, aux assemblées, aux spectacles; il lui trouve beaucoup de ressemblance avec une jeune dame qu'il avait vue ailleurs, et qu'il aurait adorée, si le hasard ne la lui avait pas subitement enlevée.
Cette ressemblance, jointe à ce que cette femme-ci avait de particulièrement aimable, enflamme son coeur pour elle. Le voilà épris; il cherche à la connaître, à lui être présenté, on le mène chez elle: il y retourne, il lui dit qu'il l'aime, et le dit avec des yeux, avec un feu, avec des discours, et d'un ton qui prouvent que cela est vrai, et qui la pénètrent elle-même.
Cet étranger-ci, d'ailleurs, était très bien fait, et de bonne mine, d'un âge où un homme vaut encore son prix, et qui mettait moins de distance entre la veuve et lui qu'il n'y en avait entre elle et les jeunes gens dont j'ai parlé.
Elle traita d'abord de compliment, de pure galanterie, tout l'amour qu'il disait avoir pour elle, et ne lui donna point d'autre espérance que de souffrir qu'il l'entretînt de cet amour aussi longtemps et aussi tendrement qu'il le voulût.
C'est ainsi que se passèrent les premiers jours de leur connaissance.
Ensuite elle l'écouta d'un air moins badin, d'un air qui ne signifiait plus tant: je vous laisse dire; elle paraissait lui savoir meilleur gré de ses visites.
Il répétait toujours qu'il l'aimait, lui demandait toujours son coeur, soupirait de ne pouvoir lui plaire. Il en dit tant qu'elle lui répondit: Vous ne me déplaisez pas; et puis: vous me plaisez, et les voilà qui s'aiment et qui songent à s'épouser.
Convenance de condition, de fortune, d'inclination; tout s'y trouvait, à l'exception de l'âge.
L'étranger n'aurait pas été trop jeune, s'il n'avait été question que d'être son amant, mais elle était un peu trop âgée pour être sa femme.
Aussi ce projet de mariage gâta tout. Ils ne purent se hâter de se marier. La veuve avait quelques intérêts à démêler avec la famille de défunt son mari; il fallait les vider avant que de passer à de secondes noces; cela retarda leur union, et il se passa un intervalle de temps, pendant lequel l'amant vit une jeune beauté qui n'avait besoin de ressembler à personne pour être aimée.
Celle-ci n'était pas riche, et n'apportait presque pour toute dot que ses charmes. Et quelquefois c'est tant mieux; cela attendrit pour une jeune et belle personne: car avec l'amour qu'on prend pour elle, on a encore le plaisir de pouvoir être généreux avec elle, et de lui faire sa fortune; et c'est un grand attrait que ce plaisir-là pour les âmes délicates.
Notre étranger la plaignit d'abord, dans son coeur, de n'avoir pas de bien: il était extrêmement riche, lui; et sans son engagement avec la veuve, il sentit qu'il aurait volontiers partagé son bien avec elle.
Il s'approche, il lui parle; il lui tient les discours les plus obligeants; elle les reçoit avec une modestie attirante. Quand une fille n'est que belle, et qu'elle n'est pas riche, elle se fait d'autres ressources, et met à la place du bien qui lui manque des manières qui engagent les gens, et qui la rendent si aimable qu'on oublie qu'elle est pauvre, et qu'on est même quelquefois bien aise qu'elle le soit, comme je l'ai déjà dit.
Celle-ci était assez habile pour n'avoir précisément que l'espèce de coquetterie qu'il fallait dans sa situation; et j'entends, par cette coquetterie, je ne sais quel air humble et reconnaissant au moindre discours flatteur qu'on lui tenait.
D'ailleurs le cavalier était de son goût, et un peu de penchant pour les gens ne nuit point à l'adresse qu'on emploie pour les attirer.
Il la revit plusieurs fois; il en vint à la chercher, quand il ne la trouvait pas, et enfin à ne pouvoir plus se passer d'elle.
Il ne se rendait plus exactement chez la veuve aux heures où il avait coutume de la voir; il n'était plus impatient de voir finir ses affaires; il lui échappait même quelquefois de lui conseiller de ne rien hâter: en un mot, ce n'étaient plus ces empressements qu'il avait eu pour elle; il ne lui parlait plus d'amour que comme un homme qui se ressouvenait qu'il fallait bien en parler, il ne s'en avisait plus que par bienséance.
Elle s'aperçut d'un changement si considérable; elle s'en plaignit, il se justifia moins qu'il ne s'excusa. Quelquefois même il s'ennuyait de s'excuser, et ne cachait pas son ennui. Elle le querellait, il sortait; c'était dire franchement: je ne vous aime plus; et elle le sentit.
Jugez de sa douleur; elle s'informe de ses actions, elle apprend qu'il va souvent en telles et telles maisons; qu'il a de fréquents tête-à-tête avec une jeune demoiselle qu'elle ne connaît point et dont elle ne sait que le nom.
Cette jeune personne demeurait pour l'ordinaire à la campagne avec une de ses tantes, et n'avait même séjourné si longtemps à la ville, qu'à cause que le cavalier l'aimait. Elle voulait voir à quoi aboutirait cet amour, qu'il lui avait enfin déclaré en termes bien formels, et qu'elle eût elle-même préféré à tout autre amour.
Quelle est donc celle qui m'enlève son coeur? disait la veuve au désespoir. Sans vanité, je ne connais ni fille ni femme ici, qui me vaille: on ne cite que moi quand on parle de beauté dans la ville; nous y avons des personnes assez passables, et dont je n'ai pas la jeunesse: mais je n'en ai que faire. On ne me la désire point, l'âge que j'ai ne m'ôte rien encore, et j'ai mille avantages que ces femmes n'ont pas. Comment donc ai-je pu perdre cet homme qui m'aimait tant? Non, on se trompe, il n'aime point ailleurs; il est seulement las de m'aimer; ce n'est qu'un inconstant, et non pas un infidèle. Cependant on m'assure que j'ai une rivale; il faut donc qu'elle ait bien des charmes, puisque l'ingrat lui en trouve plus qu'à moi. Je veux absolument la connaître.
Cette résolution prise, elle court aux assemblées; elle visite les personnes de la ville chez qui se rend la meilleure compagnie: elle va dans les temples, aux heures où tout ce qu'il y a de jolies coquettes vont se donner en spectacle.
Elle a beau chercher, elle ne trouve rien que des figures qu'elle connaît depuis longtemps, et qu'elle ne saurait craindre.
La rivale en question était alors un peu indisposée, elle ne sortait point de chez elle, et le cavalier ne la quittait presque pas.
A un quart de lieue de la ville, demeurait un homme qu'on appelait communément le magicien, et dont, en effet, la science avait été d'un grand secours à bien des gens dans une infinité de cas. On citait de lui des choses incroyables; c'était un homme extraordinaire.
Notre veuve, qui ne pouvait se consoler de la désertion du cavalier, partit un matin pour aller le consulter sur les moyens de rappeler son perfide, ou de s'en venger.
Elle avait même relevé ses charmes de tout ce que la parure avait pu lui fournir de plus galant, afin que le magicien en sentît mieux l'indignité du coupable.
Elle arrive chez lui. Vous voyez une femme dans la plus grande et la plus juste affliction du monde, lui dit-elle; je vais devenir la fable d'une ville où j'étais adorée il n'y a que six semaines. Je m'y voyais l'objet de tous les coeurs. Un étranger y est venu: il a pris de la passion pour moi; mais une passion si tendre, qu'elle m'a rendue sensible; et j'allais bientôt l'épouser, quand il a changé tout à coup, et que j'ai vu l'indifférence et la froideur succéder dans son coeur à tout ce qu'on peut imaginer de plus vif et de plus ardent.
Calmez-vous, lui dit le magicien, qui joignait beaucoup de raison et d'adresse d'esprit à tout ce qu'il avait de science. Dites-moi, madame, êtes-vous son aînée, à cet étranger?
De quelque chose, dit-elle. Eh! Quel âge a-t-il? reprit-il encore.
Trente-cinq ans à peu près, dit-elle, quoiqu'elle sût bien qu'il en eût quarante; mais elle le faisait plus jeune, pour se faire moins âgée.
A ces mots, le magicien tira de sa poche un petit instrument, ou de mathématique, ou de magie, qu'il parut consulter pendant quelques moments.
Et puis: Vous vous trompez, madame, lui dit-il; le cavalier dont vous parlez a cinq ans de plus.
Nous sommes donc à peu près du même âge, répondit-elle, en rougissant un peu.
Attendez, reprit-il, je vais aussi vous dire le vôtre à une minute près; il n'y a point de baptistaire plus exact, ni plus fidèle là-dessus que cet instrument-ci.
Eh! non, seigneur, lui dit-elle; venons au secours que je vous demande. A quoi bon chercher son âge et le mien? Ce n'est pas la peine, ne perdons point le temps à une chose aussi inutile.
Pas si inutile, reprit-il doucement: il y a un certain milieu de la vie où un peu plus, et un peu moins d'âge font une grande différence; et ce milieu de la vie n'est pas le même pour les femmes que pour les hommes. Mais laissons ce détail, puisqu'il vous ennuie. Avez-vous une rivale?
On m'assure que oui, répondit-elle. La dit-on jeune? continua-t-il, et voulez-vous que je consulte l'instrument pour savoir son âge? Eh non! Seigneur, s'écria-t-elle, venons au fait; car cet instrument chicanait son amour-propre.
Est-elle jolie? demanda-t-il encore. Je ne l'ai point vue, reprit-elle; mais j'ose vous dire que tout ce qu'il y a de jeunes personnes de mon sexe, dans notre ville, me sont inférieures et me cèdent. Vous pouvez vous-même en savoir quelque chose; et je n'ai point entendu dire que dans nos campagnes voisines, il y eût quelque femme qui pût aller de pair avec moi. Tout ce qui me fâche, c'est que mon ingrat ne m'a sans doute abandonnée pour une autre que par mauvais goût, que par pur caprice.
Vous lui pardonneriez donc, lui dit-il, s'il n'était infidèle qu'en faveur de quelque dame qui vous valût?
Du moins serait-il plus excusable, dit-elle la larme à l'oeil; mais c'est une excuse que personne ne peut lui fournir ici.
Entrons dans mon cabinet, et voyons ce qui en est, dit le magicien; nous y trouverons une grande glace, à travers laquelle j'ai le secret de faire paraître toutes les personnes qu'on souhaite y voir.
Elle le suivit dans ce cabinet; il y traça sur le plancher quelques figures; après quoi: Regardez dans la glace, lui dit-il, vous y verrez, trait pour trait, la personne que votre infidèle aime aujourd'hui.
Elle regarde avidement; une jeune dame de vingt ans, de la physionomie la plus modeste, et la plus intéressante y était représentée tenant un livre à la main.
Quoi! dit la veuve au magicien, est-ce donc là celle qu'il me préfère? et pensez-vous que ce visage-là puisse lui servir d'excuse? Quelle affreuse maigreur! (et il est vrai que la jeune dame manquait un peu d'embonpoint; mais cela lui donnait un air plus mignon que maigre).
A peu de chose près, ajouta la veuve, ce serait une naine (c'est vrai qu'elle n'était pas grande, mais elle n'était pas petite non plus).
Vous m'avouerez, dit le magicien, qu'elle a quelque chose de bien doux. Oui, de si doux qu'elle en est fade, dit la veuve; et je lui défie d'avoir de l'esprit avec cet air-là: vous vous moquez de vouloir me faire remarquer quelque chose d'aimable dans une pareille nabote; et il n'est pas possible que mon perfide n'ouvre les yeux, et ne revienne à moi; ou bien vous me trompez, et vous ne me montrez pas ma rivale.
Attendez, dit-il, je ne vous trompe point; j'y vais de bonne foi, mais je crois pourtant que vous avez raison, que ce n'est pas là sa maîtresse, et que j'ai manqué à une formalité dont le défaut est cause de la méprise.
A ce discours, il trace de nouvelles figures: C'en est fait, dit-il après, j'avais réellement omis quelque chose de nécessaire: mais pour à présent, c'est votre rivale, c'est la véritable que vous allez voir: regardez et considérez attentivement; car encore une fois c'est elle.
Elle jette alors les yeux sur la glace avec encore plus de curiosité que la première fois; et il y paraissait une autre dame de vingt-un à vingt-deux ans, à l'aspect de laquelle le magicien s'écria: Etes-vous contente? convenez que celle-là vous vaut, qu'elle est charmante, et que pour cette fois-ci, l'excuse de votre infidèle est bien valable.
Qu'entends-je? dit la veuve. Vous trouvez que cette grande figure-là l'excuse? Vous êtes gagné, seigneur; il faut qu'il vous ait prévenu en sa faveur. Mais, dit le magicien en insistant, regardez donc avec application cette physionomie si vive, ces grands yeux noirs si bien ouverts, ce tour de visage, cet air noble et spirituel.
Je ne vois rien de tout cela, dit la veuve; l'autre était une naine, celle-ci est une géante (c'est qu'elle était grande et bien faite). Cette physionomie, que vous trouvez vive et spirituelle, ne me paraît, à moi, qu'étourdie, évaporée, et même trop hardie. Est-ce d'ailleurs cet air de présomption, et de vaine gloire que vous prenez pour de la noblesse? ou bien, appelez-vous belle fierté, la rudesse de ces yeux, noirs, il est vrai, mais si grands qu'ils en sont ridicules?
Ridicules! s'écria le magicien: ils ne sont pas plus grands que les vôtres qui sont très beaux; et pour tout dire en un mot, ce sont les vôtres, madame: c'est vous que vous voyez dans la glace; vous-même, telle que vous étiez à l'âge de vingt-un ans: regardez-vous bien, vous ne pouvez pas manquer de vous reconnaître; et je n'osais pas espérer que vous vous méconnussiez. Voulez-vous encore une nouvelle preuve que c'est vous? On vous peignit à vingt-deux ans; vous avez conservé le portrait qu'on fit de vous, et qui était parlant: retournez-vous; jetez les yeux sur celui qui va se présenter à vous; et voyez si ce n'est pas le même.
Ce l'était effectivement; elle le regarda, et, sans s'informer par quel hasard on l'avait apporté chez lui, elle jeta un grand soupir, et ne dit plus mot.
La première dame que vous avez vue dans la glace, lui dit alors le magicien, est cette rivale pour qui votre étranger a pris de l'amour; elle est dans la fleur de son âge: vous ne l'avez pas trouvée digne de plaire, vous avez méprisé ses grâces; mais jugez de la justice que vous lui avez rendue par le mépris que vous avez fait de votre beauté même, de cette beauté dont vous êtes pourtant si vaine, que vous croyez actuellement incomparable, et qui en effet n'avait presque point d'égale, quand vous étiez à l'âge brillant où vous venez de vous voir représentée dans la glace.
Adieu, seigneur, dit alors la veuve, outrée de ne savoir que répondre; vous pouvez me convaincre que j'ai tort, mais vous ne m'en persuaderez jamais.
On parle d'une espèce d'incrédules qu'on appelle athées; et s'il y en a, ce que je ne crois pas, ce n'est point à force de raisonner qu'ils le deviennent. Quand ils auraient tout l'esprit possible, quand ils en feraient l'abus le plus fin et le plus subtil, ce n'est point de là que leur incrédulité tire sa force.
Avec beaucoup de subtilité d'esprit, on peut s'égarer jusqu'à essayer de ne rien croire, mais je crois qu'on n'y parviendra jamais. Il faut encore autre chose pour cela: il faut être fait d'une certaine façon. On ne devient fermement incrédule que quand on est né avec le malheureux courage de l'être. De ce courage, les uns en ont plus, les autres moins: il se développe plus tard chez les uns, plus tôt chez les autres; chez quelques-uns, tout d'un coup.
Ce courage, le raisonnement ne le donne point; c'est en soi qu'on le trouve, et il vient, ou d'une incapacité naturelle de se mettre en peine de la question, d'une indifférence profonde et presque insurmontable pour tout ce qui peut en arriver; ou d'une impossibilité comme absolue de se gêner, supposé qu'il fallût prendre un autre parti que celui qu'on a pris.
Otez dans l'incrédule les choses que je dis là; ne lui laissez que son esprit et ses raisonnements; je lui défie qu'il s'y fie: mais avec ces mêmes choses, il n'a que faire de ses raisonnements, il les a de trop pour devenir ce qu'il lui plaira.
Je demandais un jour à un de mes amis, qui était garçon à l'âge de soixante ans, pourquoi il ne s'était point marié.
J'ai pensé l'être un jour, me dit-il, et je l'ai échappé belle: voici, continua-t-il, ce qui m'est arrivé à cet égard-là.
Après bien des aventures galantes dans ma jeunesse, je devins très sérieusement amoureux d'une belle fille, qui était sa maîtresse, comme j'étais mon maître: nous n'avions tous deux ni père ni mère.
Elle ne fut point insensible, et elle m'aima à son tour; c'était un bon parti, je lui convenais; j'avais écarté tous mes rivaux; et en pareil cas, on finit par se marier. Nous en étions convenus, et le jour fut pris pour passer le contrat.
La veille de ce jour arrêté, j'étais le soir chez elle, et j'allais la quitter, quand elle appela sa femme de chambre, pour lui demander compte de je ne sais quelle commission qu'elle lui avait donnée.
Cette femme de chambre s'en était apparemment mal acquittée, et elle l'en gronda avec assez de dureté. La femme de chambre répondit un peu trop brusquement. L'autre gronde encore plus fort; et enfin si fort, avec tant de furie, et d'un ton qui marquait un caractère si emporté, que j'en fus surpris, car je la croyais douce; et même à la voir, on eût juré qu'elle l'était.
Mais alors je ne vis plus la même personne. De jolie qu'elle avait coutume d'être, elle était devenue laide de fureur, désagréable à voir.
Allons, Mademoiselle, courage, lui dit la femme de chambre en s'en allant: voilà un bel avis que vous donnez là sur votre humeur, à Monsieur qui doit vous épouser.
Ma maîtresse pâlit de rage à ce discours, elle en sentit toute la conséquence, et je la vis tentée de battre la femme de chambre, et de se jeter sur elle.
Un moment après, elle se trouva mal: on la secourut; et je partis le coeur blessé et épouvanté de ce que je venais de voir.
Quoi! dis-je en moi-même, se posséder si peu! n'avoir pu se retenir devant moi, dans les circonstances où nous sommes! quelle furieuse!
Je me couchai avec cette idée; elle me roula dans l'esprit toute la nuit. Au point du jour, je pris mon parti; je ne l'épouserai point, dis-je, c'en est fait.
Cette résolution me tranquillisa; et voici ce que je lui écrivis à neuf heures du matin.
"Vous êtes emportée dans votre colère, j'en eus hier la preuve; je suis furieux dans la mienne; voyez si ma main serait un présent à vous faire! Adieu, mademoiselle."
A peine mon billet était-il parti, qu'on m'en apporta un de sa part, dont voici les termes:
"Je me flatte que vous m'aimez encore, mais je vous prouvai hier que je ne suis pas toujours aimable; et il n'y a pas grand mal à cela, pourvu que nous restions comme nous sommes."
Je ne montrai que son billet dans le monde, je tus celui que je lui avais écrit. Il parut que c'était elle qui rompait; et une année après, elle épousa un homme, qu'on dit qu'elle a fait mourir de chagrin.
Onzième feuille
Suite du Monde vrai.
Ma gouvernante et mon cocher s'étaient retirés, pendant que mon guide me tenait ce discours.
Quand il eut fini, je restai quelque temps immobile, et comme absorbé dans mes réflexions; puis, je me mis à rire du meilleur de mon coeur, et de ma crédulité sur ce nouveau monde qu'il m'avait promis, et où j'avais cru être, et de la comédie que m'allaient donner désormais les hommes avec qui je vivais.
Il me tardait d'être avec eux, de les entendre; et charmé d'avance du plaisir singulier que j'en attendais, j'embrassai mon guide avec une joie infinie.
Ne remettons point à jouir, lui dis-je: il est de bonne heure, allons changer d'habit et sortons; courons par le monde.
A peine avais-je dit ces mots, que nous vîmes, de la salle où nous étions, un carrosse s'arrêter à ma porte, duquel il sortit un de mes parents, qui tenait une lettre à la main.
Comme il ne pouvait pas encore être informé de mon arrivée, il me vint une fantaisie qui fut d'appeler Madame Marie, et de lui ordonner d'aller lui parler, sans l'instruire de mon retour.
Nous nous cachâmes, mon guide et moi, dans un petit cabinet à côté de la salle, et d'où je pouvais tout entendre; et ma gouvernante alla au-devant de mon parent.
Il commença par demander beaucoup de mes nouvelles, et puis: Croyez-vous qu'il arrive bientôt? ajouta-t-il: il est fâcheux qu'il soit absent, sa présence serait ici fort nécessaire, monsieur un tel est malade depuis hier. (Il parlait d'un riche vieillard dont nous étions tous deux les seuls héritiers, et avec qui j'étais alors un peu brouillé, mais qui avait toujours paru m'aimer plus que ce parent-ci.) Voilà une lettre par laquelle je le presse d'arriver, dit-il à ma gouvernante; hâtez-vous de la lui faire tenir le plus tôt que vous pourrez, tous les moments sont chers, il n'y en a pas un à perdre.
Là-dessus il se retire: je sors du cabinet; et Madame Marie me donne la lettre.
Allez le rappeler, lui dis-je, avant qu'il soit remonté en carrosse; avouez-lui que je suis ici, que je ne fais que d'arriver, mais que j'avais donné ordre qu'on n'en dît rien, parce que je voulais me reposer.
Et en effet, je crus devoir paraître, pour être plus amplement instruit de la nouvelle que je venais d'apprendre, et qui m'inquiétait.
Mon parent remonta, pendant que je gagnais mon appartement avec sa lettre à la main, que je n'avais pas encore lue, et que je venais de décacheter.
D'aussi loin que je le vis, je courus me jeter à son cou, tenant toujours la lettre.
A juger par cette lettre qu'il m'écrivait, et qu'il avait tant recommandé qu'on me fît tenir; à juger par ce qu'il venait de dire à ma gouvernante, par ce vif intérêt qu'il avait paru prendre à ce qui me regardait, je comptais qu'il serait ravi de me voir tout arrivé.
Point du tout: je vis un homme qui pâlissait en m'abordant; il ne m'embrassa point, ce fut moi qui l'embrassai. Je n'ai jamais vu d'homme si déconcerté, malgré tous les efforts qu'il faisait pour ne le pas paraître; on eût dit qu'il était pris pour dupe, et on eût dit vrai.
Je ne fis pas semblant de voir son embarras que je ne savais à quoi attribuer; je lui témoignai toute l'amitié possible. Il n'y répondit que par des mots mal arrangés, sans suite: Je ne vous savais pas si près; je vous croyais bien loin; vous me déroutez, je me passerais bien de vous; quel contretemps! Voilà tout ce que je pus tirer du fond de son coeur.
Après quoi, me voyant sa lettre à la main: Elle est à présent inutile, me dit-il: si vous la lisiez, vous n'auriez pas lieu d'en être content. Non, lui dis-je, curieux de ce que signifiait son empressement pour la ravoir; non, laissez-moi la lire, afin que j'apprenne toute l'étendue de l'obligation que je vous ai; et en disant cela, je la lisais. En voici, mot pour mot, le contenu.
"Eh! vite, mon cher cousin, partez. Hâtez-vous de revenir; je suis bien fâché que, dans la lettre que vous avez écrite depuis votre départ de Paris, vous ne m'ayez point donné d'autre moyen de vous adresser ma réponse, que de la porter chez vous; je crains la négligence de vos domestiques. Je vais leur dire de quelle importance il est que ma lettre vous soit promptement rendue. Ce n'est peut-être pourtant qu'une fausse alarme que je vous donne ici: il n'y a encore rien de si pressant, mais demain, ce soir, tout peut le devenir; et en pareil cas, mon amitié pour vous ne saurait être moins inquiète. Notre oncle se porte assez mal depuis hier; il me semble qu'il est extrêmement baissé. Au moment où je vous écris, il est au lit avec un peu de fièvre, et son grand âge me fait trembler pour sa vie, surtout dans la faiblesse où je le vois tombé. Partez donc, partez, mon cher cousin, ne remettez pas un instant: tirez-moi de l'inquiétude où vous me jetez pour vous; que diantre faites-vous si longtemps absent? arrivez."
Le chagrin qu'il avait montré en me voyant ne m'empêcha pas d'être pénétré de reconnaissance à la lecture de cette lettre; je me laissai aller à ma sensibilité, et elle continua de l'embarrasser.
Je ne vous demande que le temps de changer d'habit, lui dis-je, et puis nous irons chez le malade.
Quoi! Tout à l'heure? me répondit-il. J'ai peur que vous ne puissiez pas le voir; car il est dans un étrange état. Eh! il n'a encore, dites-vous, qu'une petite fièvre? Et je suis persuadé, lui répondis-je, qu'il sera bien aise de mon retour: nous sortirons, s'il repose, et nous retournerons sur le soir.
J'avertis ici que, dans tous les discours que je vais faire tenir aux gens avec qui j'aurai affaire, je ne rapporterai jamais leurs expressions, mais leurs pensées que j'entendais clairement. C'est un avertissement que j'ai donné une ou deux fois, et que je réitère, parce que, si on l'oubliait, on prendrait les récits que je ferai pour des extravagances auxquelles on ne comprendrait rien.
Revenons au cousin. Ma foi, me dit-il, je ne saurais vous accompagner; je ne veux point être présent à l'étonnement où vous allez être.
Que trouverais-je donc de si étonnant? lui dis-je. C'est qu'à vous parler franchement, me dit-il, si notre oncle n'est pas mort, il n'en vaut guère mieux. Je l'ai laissé à l'agonie.
Eh! D'où vient ne me le dites-vous pas? m'écriai-je. Pourquoi dans votre lettre m'écrivez-vous qu'il n'y a rien de si pressant?
C'est, me dit-il, que malgré l'extrémité où il se trouve, il pourrait encore différer de quelques jours à mourir; et cela supposé, si je vous avais mandé qu'il se meurt, vous n'auriez pas manqué de partir sur-le-champ, dans l'espérance de le voir encore, et peut-être en effet, auriez-vous eu le temps d'arriver assez tôt; et il était de mes intérêts que vous ne le vissiez pas, qu'il demeurât fâché contre vous, qu'il ne vous laissât rien, ou peu de chose, ainsi qu'il a fait, et que j'héritasse de tout. Voilà pourquoi je vous ai caché son état, et que j'ai réduit tout son mal à un peu de fièvre, en feignant pourtant d'en craindre les suites, et d'avoir peur qu'il ne mourût à cause de son âge; le tout afin de vous paraître très attentif à ce qui vous regarde, et par cette raison, trop épouvanté du petit mal dont je vous informais: de façon que vous auriez pris le temps de vous arranger, et laissé à notre oncle celui de mourir en votre absence; sans que vous eussiez pu vous plaindre de moi, quoiqu'il y ait un mois que le mourant traîne: et si on vous l'avait appris à votre retour, j'aurais dit que j'avais pris sa langueur pour une faiblesse ordinaire à son âge.
Il y a donc longtemps, lui dis-je, qu'il est malade. Oui, répondit-il, malade au jugement de qui aurait voulu vous instruire bien fidèlement: mais rien que plus infirme qu'à l'ordinaire, au rapport d'un héritier qui trouvait son avantage à abuser des termes, et à vus tenir éloigné du bon homme.
Comme je ne répondais qu'à ses expressions, et non pas à ses pensées, qu'il ne pouvait pourtant pas cacher au point qu'on ne le démêlât dans ce qu'il disait, je me contentai de battre froid, de supprimer l'accueil et les remerciements que je lui avais faits; et me hâtant de le quitter: C'en est assez, lui dis-je, allez à vos affaires, et moi je vais de ce pas chez lui; adieu. Et c'était en le reconduisant que je lui disais cela; après quoi, je lui tournai le dos sans autre cérémonie.
Cet homme-là m'a bien trompé! dis-je alors à mon guide, qui avait été présent à notre conversation; mais souffrez que je vous laisse, et que je me hâte de sortir. Le mourant dont il s'agit m'a véritablement aimé; j'en ai reçu mille témoignages de tendresse particulière; je ne suis brouillé avec lui que par le refus que j'ai fait de conclure un mariage qu'il me proposait; je ne doute point que mon fourbe de parent n'ait tâché de l'irriter contre moi, et de me perdre dans son esprit; et sans songer à son bien, je souffre au-delà de ce que je puis vous dire de l'opinion qu'on lui a peut-être donnée de mon coeur.
Courez-y, me dit mon guide: vos motifs n'ont rien que de généreux et de louable, et j'ai un pressentiment que le Ciel les bénira.
Je m'habillai donc, et me rendis chez le malade: il n'y avait qu'un quart d'heure qu'on l'avait cru mort, quand j'arrivai, et il était alors revenu de sa faiblesse. Tous les domestiques m'aimaient et me virent avec grand plaisir.
Ils coururent m'annoncer. Quoi! mon neveu! l'entendis-je s'écrier. Puisqu'il vient, il a donc pensé que j'étais mort; car il y a trois semaines qu'il a refusé de venir.
Moi! mon cher oncle, m'écriai-je à mon tour en entrant tout d'un coup, et en homme pénétré de l'injustice du reproche. Eh! qui est-ce qui m'a noirci de cette manière-là auprès de vous? continuai-je, les larmes aux yeux. Qui est-ce qui a osé m'imputer une aussi lâche ingratitude à votre égard? Monsieur, il n'y a qu'une heure que je suis à Paris, et c'est dans ce moment que j'apprends votre maladie.
Tout le monde s'écarta pendant que je lui parlais. Quoi! mon neveu, me dit ce tendre vieillard, en me tendant la main: un tel..., qui était mon cousin, ne vous a-t-il pas mandé mon état? Je l'en avais chargé: il m'a dit l'avoir fait, et qu'il n'avait point reçu de réponse.
Ah! monsieur, lui dis-je, laissons l'homme que vous me citez; je viens de le connaître, et je n'en pourrais parler qu'à son désavantage: il nous a trompé tous deux. Il vous a dit qu'il m'avait écrit; mais il a dû vous dire aussi que ce n'est que d'aujourd'hui.
Je lui fis là-dessus le détail de ce qui était arrivé chez moi, quand ce cousin était venu y apporter sa lettre; et la tirant de ma poche, car je l'avais gardée: La voilà, lui dis-je, et vous verrez, monsieur, qu'elle n'est datée que de ce matin.
Ce bon homme, convaincu de mon innocence, me serra les mains, pendant que je baisai les siennes en pleurant.
Eh! vite, dit-il après: pendant qu'il me reste un peu de force, qu'on rappelle les notaires, qui n'étaient pas encore sortis; et vous, mon neveu, passez dans une autre chambre, et ne me quittez point: donnez-moi la consolation de vous savoir auprès de moi.
Je vous entends, monsieur, lui dis-je tout naturellement: vous voulez me faire du bien, vous m'en avez fait toute ma vie, et je ne vous empêche point de continuer; mais je vous proteste que ce qui m'en plaît le plus, c'est que cela m'annonce le retour de votre tendresse, et me justifie de tout ce qu'on vous a dit contre moi.
Je m'éloignai après ces mots. Apparemment qu'il changea son testament; car il me fit son légataire universel, et ne laissa qu'un legs à mon fourbe de parent, qu'il avait, à ce qu'on m'apprit, bien mieux traité deux heures auparavant.
On me dit aussi que ce parent était venu voir ce qui se passait; mais que sachant que j'étais là, et qu'on avait fait revenir les notaires, il n'avait pas jugé à propos de paraître.
A peine mon oncle eut-il congédié les notaires, qu'il retomba dans sa faiblesse; on m'appela, j'accourus, il n'eut que le temps de me prendre la main, et il expira.
Je ne dis rien de mon affliction, qui fut vive et sincère; j'aimais véritablement le défunt; mais ce n'est pas de quoi il s'agit ici.
Me voilà héritier d'un grand bien, dont une partie était pourtant bien embarrassée d'un procès, qui, à la vérité, ne pouvait pas me faire grand tort, de quelque manière qu'il tournât.
Je reçus quantité de visites après la mort de mon oncle. Il y en eut une qui me surprit: ce fut celle d'un homme de condition, qui avait une fille pour laquelle je m'étais autrefois senti du penchant. Je l'aurais volontiers épousée; mon oncle même en avait alors fait parler au père; mais cela n'avait pas réussi. Ce père avait négligé de nous répondre.
C'était un homme glorieux et superbe, qui s'estimait bien plus que nous, et qui, apparemment, ne nous jugea pas dignes de son alliance. A son gré, tout ce qu'il y avait de plus grand la méritait à peine; il avait pourtant tort, et nous le valions bien pour le moins, mais il y a des gens dont l'orgueil est visionnaire, et leur surfait tout ce qu'ils font.
Cet homme si fier vint donc me voir, à mon grand étonnement, comme je l'ai déjà dit: je n'avais jamais été qu'une fois chez lui; encore ce n'avait été qu'en accompagnant une autre personne. Je l'avais assez souvent rencontré dans de certaines maisons; mais sans lier de conversation avec lui: nous nous contentions de nous saluer froidement, et voilà tout.
Je viens, dit-il, vous faire mon compliment sur la perte que vous avez faite, monsieur, et je suis sûr que vous ne vous y attendiez pas: mais la succession qui vous est échue est si grande, et vous êtes à présent si riche, que je voudrais bien que vous eussiez encore envie d'épouser ma fille. J'entends dire qu'on vous offre les meilleurs partis, et que c'est à qui vous aura, et je vous fais l'honneur en cette occasion-ci de vous rendre une visite, pour voir un peu ce que vous me direz sur ce projet hardi que vous conçûtes autrefois de devenir mon gendre. Dans ce temps-là, je n'en fis que rire: mais aujourd'hui ce ne serait plus de même. N'allez pourtant pas croire que je ne vienne ici que pour cela. Figurez-vous plutôt que, tout fier que j'ai droit de l'être, tout distingué que je suis par le nom que je porte, j'ai pourtant cru vous devoir cette démarche-ci. Vous me direz que nous ne nous connaissons guère, et que j'ai eu soin de me tenir sur mon quant à moi avec vous et les vôtres; mais c'est à quoi il ne faut pas prendre garde: allons, monsieur, soyons amis. J'estimais beaucoup feu monsieur votre oncle; je le voyais quelquefois à la cour. Il est vrai que je ne lui parlais que fort peu: je suis en commerce avec ce qu'il y a de plus grand; il avait des amis moins puissants, et d'une considération inférieure; je suis un homme de grande qualité; je ne le regardais que comme un bon gentilhomme, et j'évitais de familiariser. Mais aujourd'hui, monsieur, les choses sont changées, le bon homme est mort, il vous a laissé de très grands biens, et il me valait, monsieur, il me valait: de votre côté, vous valez ma fille, et j'en conviendrai tant qu'on voudra.
Monsieur, lui dis-je, en ne répondant qu'à ses discours, et non pas à ses pensées; je suis très sensible à votre attention; je vous en rends mille grâces, et j'aurai l'honneur d'aller vous en remercier.
Vous avez un procès, ajouta-t-il, en m'interrompant, je veux vous y servir, j'ai du crédit; j'ai du moins bonne opinion du cas qu'on ferait de ma recommandation dans le monde, et je ne négligerai rien pour vous être utile. Mais dites-moi, au reste, n'êtes-vous pas bien flatté de mes honnêtetés? J'ai compté que vous le seriez, et je ne me suis pas trompé, je pense; cela ne saurait être autrement. Revenons au motif de ma visite: vous aimiez ma fille, il vous est à présent permis d'aspirer jusqu'à elle; glissez-moi quelque chose qui signifie légèrement que vous l'aimez encore; elle n'est pas mariée: osez m'en parler en homme qui voudrait bien être à elle. Ne savez-vous pas comment vous y prendre pour entamer actuellement cette matière? Eh bien! je vais l'entamer pour vous, moi. Vous allez voir. J'ai pensé remettre ma visite à demain pour aller voir aujourd'hui ma fille, qui est un peu indisposée à la campagne, et à qui j'ai bien des choses à dire: car il y a deux personnes qui me la demandent en mariage; et cela n'est pas vrai: mais je vous le dis, afin que vous me répondiez là-dessus.
Son indisposition est-elle dangereuse, monsieur? lui dis-je. Oh! non: je ne sache pas même qu'elle ait le moindre mal; et je ne vous parle de cette indisposition que pour amener la conversation sur son chapitre. Elle est avec sa mère. Et à propos de sa mère, elle ne vous a vu que deux fois; vous savez qu'elle passe pour une femme judicieuse; et vous êtes, de tous les hommes de votre âge, celui dont elle a la plus grande idée: ce que je vous dis pourtant à tout hasard, et sans savoir ce qu'elle en pense; car elle ne m'en a jamais ouvert la bouche. Elle m'a chargé, à ce que je dis aussi, de vous marquer la part qu'elle prend à tout ce qui vous est arrivé: car il est bon que vous croyiez que nous nous intéressons extrêmement à tout ce qui vous regarde, pourvu que vous soyez encore dans le goût d'épouser notre fille; sans quoi j'aurais grand regret à tous les honneurs que je vous prodigue. Je vais après-demain les voir toutes deux à la maison de campagne où elles sont; soyez de la partie; venez-y vous soustraire de l'embarras de vos visites: qu'en dites-vous? voilà de furieuses avances que je vous fais: ne réveillent-elles pas votre ambition d'autrefois, cet ancien dessein d'entrer dans notre alliance?
J'accepterais volontiers la partie de campagne que vous me proposez, monsieur, lui dis-je, sans des affaires indispensables qui m'obligent de rester à Paris.
Il prenait congé de moi quand je lui parlais ainsi, et je le reconduisais; il m'accabla d'embrassements, d'assurances d'estime, en me quittant, me répéta mille fois de songer à sa fille, dont je lui demandais des nouvelles avec un air d'intérêt que je croyais contrefaire, mais qui était pourtant plus naturel que je ne pensais; car dès qu'il fut sorti, cette jeune personne me revint dans l'esprit avec toutes les grâces que je lui avais trouvées.
La certitude de l'obtenir était bien tentante: je n'avais rien dans le coeur, et je méditais déjà de la revoir pour achever de me déterminer, quand un de mes amis entra dans ma chambre.
Celui-ci était un homme grave et sérieux, et d'une réputation irréprochable du côté du caractère, estimé généralement comme l'homme du monde le plus vrai, et le plus droit dans tous ses procédés; et de tous ceux qui le connaissaient, j'étais assurément celui qui en faisait le plus de cas.
Après quelque léger entretien sur la situation où j'étais: Jeune et riche comme vous l'êtes, me dit-il, je crois que vous allez être bien recherché. Quelles sont vos dispositions? Penchez-vous pour le mariage? Je vous le conseillerais.
Je n'en suis pas éloigné, lui dis-je, et vous m'avez surpris rêvant à une très aimable personne; c'est mademoiselle une telle: son père sort d'ici, qui, à vue de pays, ne me serait pas contraire.
Mademoiselle une telle! s'écria mon ami: oubliez-vous qu'on vous l'a presque refusée il y a quelques années? non, il ne doit jamais être question d'elle pour vous. D'ailleurs vous pouvez trouver mieux; c'est une fille de condition, j'en conviens, mais pas assez riche. Tenez, savez-vous ce qui m'amène ici? C'est que, sans faire semblant de rien, sans que vous vous aperceviez que je viens exprès, j'ai à vous proposer la nièce d'un homme en grande charge; elle n'a pas plus de bien que l'autre, peut-être moins, mais n'importe; laissez-moi dire. Vous estimez mes conseils; vous avez de la confiance en moi; vous me croyez d'une intégrité à toute épreuve, et je vais vous prouver, moyennant tout cela, que vous devez épouser cette fille préférablement à l'autre. Je sens pourtant bien que cette préférence n'est pas raisonnable dans le fond: mais je le sens le moins que je le puis; je tâche de me tromper moi-même, afin de vous tromper sans scrupule; parce que j'ai intérêt que vous épousiez cette nièce qui ne vaut pas l'autre. J'ai une affaire de la dernière conséquence, dont le succès dépend tout entier de son parent, de cet homme en place qui m'a promis de m'y servir, si je pouvais vous porter à ce mariage en question qui ne vous convient pas. Ainsi laissez-vous séduire; car, actuellement, je vous parle de bonne foi: je suis parvenu à croire que vous ferez fort bien, de faire si mal. Cet homme en place est puissant, accrédité chez les ministres: vous jouirez de tout son crédit, j'en jouirai aussi, et il n'y a pas à hésiter...
Ici finit totalement l'histoire du Monde vrai.
Apparemment que le philosophe, à qui l'idée de ce Monde était venue, n'a pas cru qu'il fût nécessaire de la pousser plus loin; attendu sans doute que cette idée une fois donnée, tout le monde peut l'étendre, et s'en imaginer toutes les suites. Passons à autre chose.
Il y a deux sortes d'ambition: celle d'amasser du bien, celle d'amasser des honneurs. Il y a des gens qui n'ont que la première; d'autres, que la seconde; d'autres, qui les ont toutes deux. Les premiers sont des avares que je méprise: ils n'ont point d'âme; les seconds sont des superbes qui en ont trop; les troisièmes sont des âmes ordinaires; le monde en est plein: gens qui voudraient de tout, mais rien avec assez d'ardeur.
Les premiers sont toujours en danger d'être fripons, et le sont souvent; les seconds, quoique généreux, toujours en danger d'être méchants, et le sont, quand il faut; les troisièmes, communément, n'ont ni assez de force pour être méchants, ni assez d'avarice pour être fripons.
Je serais tenté d'estimer les seconds, s'ils n'étaient pas dangereux; les troisièmes ne méritent pas qu'on les remarque; il n'y a que les premiers de méprisables.
L'éducation d'un prince
Ces dialogues qu'on donne au public sont très anciens. Un seigneur qui hérita, il y a quelque temps, d'un de ses parents, les trouva dans le château où ce parent était mort; ils étaient confondus avec d'autres papiers extrêmement anciens aussi; on n'en a changé que le langage gaulois, par lequel il paraît, au jugement de quelques savants, qu'il y a pour le moins quatre siècles qu'ils sont écrits. On ne sait pas non plus quel en est l'auteur; tout ce qu'on en peut croire, c'est qu'ils ont servi à l'éducation de quelqu'un de nos rois, ou de quelques princes destinés à régner. Quoi qu'il en soit, en voici le premier, dont les détails sont assez simples. C'est un gouverneur et un jeune prince qui s'entretiennent ensemble, tous deux apparemment sous des noms supposés, puisque le prince a celui de Théodose, et le gouverneur celui de Théophile.
Premier dialogue
Théophile. - Voici un lieu fort champêtre, prince; voulez-vous que nous nous y arrêtions?
Théodose. - Comme il vous plaira.
Théophile. - Vous me paraissez aujourd'hui bien sérieux; la promenade vous ennuie-t-elle? Auriez-vous mieux aimé rester avec ces jeunes gens que nous venons de quitter?
Théodose. - Mais je vous avoue qu'ils m'amusaient.
Théophile. - Vous me savez donc bien mauvais gré de vous avoir amené ici: n'est-il pas vrai que vous me trouvez dans mille moments un homme bien incommode? je pense que vous ne m'aimerez guère quand vous serez débarrassé de moi.
Théodose. - Pourquoi me dites-vous cela? vous vous trompez.
Théophile. - Combien de fois me suis-je aperçu que je vous fatiguais, que je vous étais désagréable?
Théodose. - Ah! désagréable, c'est trop dire; vous m'avez quelquefois gêné, contrarié, quelquefois fait faire des choses qui n'étaient pas de mon goût; mais votre intention était bonne, et je ne suis pas assez injuste pour en être fâché contre vous.
Théophile. - C'est-à-dire que mes soins et mes attentions ne m'ont point encore brouillé avec vous; que vous me pardonnez tout le zèle et même toute la tendresse avec laquelle j'ai travaillé à votre éducation: voilà précisément ce que vous voulez bien oublier en ma faveur.
Théodose. - Ce n'est point là ma pensée, et vous me faites une vraie chicane; je viens d'avouer que vous m'avez quelquefois chagriné, mais que je compte cela pour rien, que je n'y songe plus, que je n'en ai point de rancune; que puis-je dire de plus?
Théophile. - Jugez-en vous-même. Si quelqu'un vous voyait dans un grand péril, qu'il ne pût vous en tirer, vous sauver la vie qu'en vous faisant une légère douleur, serait-il juste, lorsque vous seriez hors de danger, de vous en tenir à lui dire: Vous m'avez fait un petit mal, vous m'avez un peu trop pressé le bras, mais je n'en ai point de rancune, et je vous le pardonne?
Théodose. - Ah! vous avez raison, il y aurait une ingratitude effroyable à ce que vous me dites là; mais c'est de quoi il n'est pas question ici: je ne sache pas que vous m'ayez jamais sauvé la vie.
Théophile. - Non, le service que j'ai tâché de vous rendre est encore plus grand; j'ai voulu vous sauver du malheur de vivre sans gloire. Je vous ai vu exposé à des défauts qui auraient fait périr les qualités de votre âme, et c'est à la plus noble partie de vous-même que j'ai, pour ainsi dire, tâché de conserver la vie. Je n'ai pu y réussir qu'en vous contrariant, qu'en vous gênant quelquefois: il vous en a coûté de petits chagrins; c'est là cette légère douleur dont je parlais tout à l'heure. Vous contenterez-vous encore de dire: Je n'y songe plus?
Théodose. - Non, Théophile, je me trompais, et je me dédis de tout mon coeur; je vous ai en effet les plus grandes obligations.
Théophile. - Point du tout, je n'ai fait que mon devoir, mais il y a eu du courage à le faire: vous m'aimeriez bien davantage si je l'avais voulu; il n'a tenu qu'à moi de vous être extrêmement agréable, et de gagner pour jamais vos bonnes grâces; ce n'eût été qu'à vos dépens, à la vérité.
Théodose. - A mes dépens, dites-vous?
Théophile. - Oui, je n'avais qu'à vous trahir pour vous plaire, qu'à négliger votre instruction, qu'à laisser votre coeur et votre esprit devenir ce qu'ils auraient pu, qu'à vous abandonner à vos humeurs, à vos impatiences, à vos volontés impétueuses, à votre dégoût pour tout ce qui n'était pas dissipation et plaisir. Convenez-en, la moindre petite contradiction vous irritait, vous était insupportable; et ce qui est encore pis, j'ai vu le temps où ceux qui vous entouraient n'étaient précisément pour vous que des figures qui amusaient vos yeux; vous ne saviez pas que c'était des hommes qui pensaient, qui vous examinaient, qui vous jugeaient, qui ne demandaient qu'à vous aimer, qu'à pouvoir vous regarder comme l'objet de leur amour et de leur espérance. On peut vous dire cela aujourd'hui que vous n'êtes plus de même, et que vous vous montrez aimable; aussi vous aime-t-on, aussi ne voyez-vous autour de vous que des visages contents et charmés, que des respects mêlés d'applaudissement et de joie; mais je n'en suis pas mieux avec vous, moi, pour vous avoir appris à être bien avec tout le monde.
Théodose. - Laissons là ce que je vous ai répondu d'abord, je le désavoue; mais quand vous dites qu'il n'y avait qu'à m'abandonner à mes défauts pour me plaire, que savez-vous si je ne vous les aurais pas reprochés quelque jour?
Théophile. - Non, prince, non, il n'y avait rien à craindre, vous ne les auriez jamais sus; il faut avoir des vertus pour s'apercevoir qu'on en manque, ou du moins pour être fâché de n'en point avoir; et des vertus, vous n'en auriez point eu: la manière dont je vous aurais élevé y aurait mis bon ordre; et ce lâche gouverneur qui vous aurait épargné la peine de devenir vertueux et raisonnable, qui vous aurait laissé la misérable douceur de vous gâter tout à votre aise, vous serait toujours resté dans l'esprit comme l'homme du monde le plus accommodant et du meilleur commerce, et non pas comme un homme à qui vous pardonnez tout au plus le bien qu'il vous a fait.
Théodose. - Vous en revenez toujours à un mot que j'ai dit sans réflexion.
Théophile. - Oui, prince, je soupçonne quelquefois que vous ne m'aimez guère, mais en revanche on vous aimera, et je suis content; voilà ce que je vous devais à vous, et ce que je devais à tout le monde. Vous souvenez-vous d'un trait de l'histoire romaine que nous lisions ce matin? Qu'il me tue, pourvu qu'il règne, disait Agrippine en parlant de Néron: et moi, j'ai dit, sans comparaison, qu'il me haïsse pourvu qu'on l'aime; qu'il ait tort avec moi pourvu qu'il ne manque jamais à sa gloire, et qu'il n'ait tort ni avec la raison ni avec les vertus qu'il doit avoir.
Théodose. - Qu'il me haïsse, dites-vous; vous n'y songez pas, Théophile; en vérité, m'en soupçonnez-vous capable?
Théophile. - La manière dont vous vous récriez semble promettre qu'il n'en sera rien.
Théodose. - Je vous en convaincrai encore mieux dans les suites, soyez-en persuadé.
Théophile. - Je crois vous entendre, prince, et je suis extrêmement touché de ce témoignage de votre bon coeur; mais de grâce, ne vous y trompez point; je ne vous rappelle pas mes soins pour les vanter. Si je tâche de vous y rendre sensible, c'est afin que vous les récompensiez de votre confiance, et non pas de vos bienfaits. Nous allons bientôt nous quitter, et j'ai besoin aujourd'hui que vous m'aimiez un peu; mais c'est pour vous que j'en ai besoin, et non pas pour moi; c'est que vous m'en écouterez plus volontiers sur ce qui me reste à vous dire pour achever votre éducation.
Théodose. - Ah! parlez, Théophile; me voici, je vous assure, dans la disposition où vous me souhaitez; je sais d'ailleurs que le temps presse, et que nous n'avons pas longtemps à demeurer ensemble.
Théophile. - Et vous attendez que je n'y sois plus, n'est-il pas vrai? vous n'aurez plus de gouverneur, vous serez plus libre, et cela vous réjouit, convenez-en.
Théodose. - Franchement il pourrait bien y avoir quelque chose de ce que vous dites là, et le tout sans que je m'impatiente d'être avec vous; mais on aime à être le maître de ses actions.
Théophile. - Raisonnons. Si jusqu'ici vous aviez été le maître absolu des vôtres, vous n'en auriez peut-être pas fait une qui vous eût fait honneur; vous auriez gardé tous vos défauts, par exemple.
Théodose. - J'en serais bien fâché.
Théophile. - C'est donc un bonheur pour vous de n'avoir pas été votre maître. N'y a-t-il pas de danger que vous le soyez aujourd'hui? ne vous défiez-vous pas de l'extrême envie que vous avez de l'être? Votre raison a fait du progrès sans doute; mais prenez garde; quand on est si impatient d'être défait de son gouverneur, ne serait-ce pas signe qu'on a encore besoin de lui, qu'on n'est pas encore aussi raisonnable qu'on devrait l'être? car si on l'était, ce gouverneur ne serait plus si incommode, il ne gênerait plus; on serait toujours d'accord avec lui, il ne ferait plus que tenir compagnie: qu'en pensez-vous?
Théodose. - Je rêve à votre réflexion.
Théophile. - Il n'en est pas de vous comme d'un particulier de votre âge, votre liberté tire à bien d'autres conséquences; on saura bien empêcher ce particulier d'abuser longtemps et à un certain point de la sienne; mais qui est-ce qui vous empêchera d'abuser de la vôtre? qui est-ce qui la réduira à de justes bornes? quels secours aura-t-on contre vous que vos vertus, votre raison, vos lumières? et quoiqu'aujourd'hui vous ayez de tout cela, êtes-vous sûr d'en avoir assez pour ne pas appréhender d'être parfaitement libre? Songez à ce que c'est qu'une liberté que votre âge et que l'impunité de l'abus que vous en pouvez faire, rendront si dangereuse. Si vous n'étiez naturellement bon et généreux, si vous n'aviez pas le meilleur fond du monde, prince, je ne vous tiendrais pas ce discours-là; mais c'est qu'avec vous il y a bien des ressources, je vous connais, il n'y a que des réflexions à vous faire faire.
Théodose. - A la bonne heure, mais vous me faites trembler; je commence à craindre très sérieusement de vous perdre.
Théophile. - Voilà une crainte qui me charme, elle part d'un sentiment qui vaut mieux que tous les gouverneurs du monde: ah! que je suis content, et qu'elle nous annonce une belle âme!
Théodose. - Il ne tiendra pas à moi que vous ne disiez vrai; courage, mettons à profit le temps que nous avons à penser ensemble; nous en reste-t-il beaucoup?
Théophile. - Encore quelques mois.
Théodose. - Cela est bien court.
Théophile. - Je vous garantis que c'en sera plus qu'il n'en faut pour un prince capable de cette réponse-là, surtout avec un homme qui ne vous épargnera pas la vérité, d'autant plus que vous n'avez que ce petit espace de temps-ci pour l'entendre, et qu'après moi personne ne vous la dira peut-être; vous allez tomber entre les mains de gens qui vous aimeront bien moins qu'ils n'auront envie que vous les aimiez, qui ne voudront que vous plaire et non pas vous instruire, qui feront tout pour le plaisir de votre amour-propre, et rien pour le profit de votre raison.
Théodose. - Mais n'y a-t-il pas d'honnêtes gens qui sont d'un caractère sûr, et d'un honneur à toute épreuve?
Théophile. - Oui, il y en a partout, quoique toujours en petit nombre.
Théodose. - Eh bien, j'aurai soin de me les attacher, de les encourager à me parler; je les préviendrai.
Théophile. - Vous le croyez, que vous les préviendrez; mais si vous n'y prenez garde, je vous avertis que ce seront ceux qui auront le moins d'attrait pour vous, ceux pour qui vous aurez le moins d'inclination et que vous traiterez le plus froidement.
Théodose. - Froidement! moi qui me sens tant de dispositions à les aimer, à les distinguer!
Théophile. - Eh! vous ne la garderez pas, cette disposition-là, leur caractère vous l'ôtera. Et à propos de cela, voulez-vous bien me dire ce que vous pensez de Sostène? C'est un des hommes de la cour que vous voyez le plus souvent.
Théodose. - Et un fort aimable homme, qui a toujours quelque chose d'obligeant à vous dire, et qui vous le dit avec grâce, quoique d'un air simple et naturel. C'est un homme que j'aime à voir, malgré la différence de son âge au mien, et je suis persuadé qu'il m'aime un peu aussi. Je le sens à la manière dont il m'aborde, dont il me parle, dont il écoute ce que je dis; je n'ai point encore trouvé d'esprit plus liant, plus d'accord avec le mien.
Théophile. - Il est vrai.
Théodose. - Je ne pense pas de même de Philante.
Théophile. - Je vous crois.
Théodose. - Quelle différence! celui-ci a un esprit raide et sérieux; je pense qu'il n'estime que lui, car il n'approuve jamais rien; ou s'il approuve, c'est avec tant de réserve et d'un air si contraint, qu'on dirait qu'il a toujours peur de vous donner trop de vanité; il est toujours de votre avis le moins qu'il peut, et il vaudrait autant qu'il n'en fût point du tout. Il y a quelques jours que, pendant que vous étiez sur la terrasse, il m'arriva de dire quelque chose dont tout le monde se mit à rire, comme d'une saillie assez plaisante; lui seul baissa les yeux, en souriant à la vérité, mais d'un sourire qui signifiait qu'on ne devait pas rire.
Théophile. - Peut-être avait-il raison.
Théodose. - Quoi! raison contre tout le monde? est-ce que jamais tout le monde a tort? avait-il plus d'esprit que trente personnes?
Théophile. - Trente flatteries font-elles une approbation? décident-elles de quelque chose?
Théodose. - Comme vous voudrez; mais Philante n'est pas mon homme.
Théophile. - Vous avez cependant tant de disposition à aimer les gens d'un caractère sûr et d'un honneur à toute épreuve?
Théodose. - Assurément, et je le dis encore.
Théophile. - Eh bien! Philante est un de ces hommes que vous avez dessein de prévenir et de vous attacher.
Théodose. - Vous me surprenez, cette honnêteté-là a donc bien mauvaise grâce à l'être.
Théophile. - Tous les honnêtes gens lui ressemblent, les grâces de l'adulation et de la fausseté leur manquent à tous; ils aiment mieux, quand il faut opter, être vertueux qu'agréables. Vous l'avez vu par Philante; il n'a pu, dans l'occasion et avec sa probité, louer en vous que ce qu'il y a vu de louable, et a pris le parti de garder le silence sur ce qui ne l'était pas; la vérité ne lui a pas permis de donner à votre amour-propre toutes les douceurs qu'il demandait, et que Sostène lui a données sans scrupule: voilà ce qui vous a rebuté de Philante, ce qui vous l'a fait trouver si froid, si peu affectueux, si difficile à contenter; voilà ce caractère qui dans ses pareils vous paraîtra si sec, si austère, et si critique en comparaison de la souplesse des Sostène, avec qui vous contracterez un si grand besoin d'être applaudi, d'être encensé, je dirais presque d'être adoré.
Théodose. - Oh! vous en dites trop; me prendrai-je pour une divinité? me feront-ils accroire que j'en suis une?
Théophile. - Non, on ne va pas si loin, on ne saurait, et je pense que l'exemple de l'empereur Caïus, dont nous lisions l'histoire ces jours passés, ne gâtera à présent personne.
Théodose. - Vous me parlez d'un extravagant, d'une tête naturellement folle.
Théophile. - Il est vrai; mais malgré la faiblesse de sa tête, s'il n'avait jamais été qu'un particulier, il ne serait point tombé dans la folie qu'il eut, et ce fut la hauteur de sa place qui lui donna ce vertige. Aujourd'hui les conditions comme la sienne ne peuvent plus être si funestes à la raison, elles ne sauraient faire des effets si terribles; la religion, nos principes, nos lumières ont rendu un pareil oubli de soi-même impossible; il n'y a plus moyen de s'égarer jusque-là; mais tout le danger n'est pas ôté, et si l'on n'y prend garde, il y a encore des étourdissements où l'on peut tomber, et qui empêchent qu'on ne se connaisse: on ne se croit pas une divinité, mais on ne sait pas trop ce qu'on est ni pour qui l'on se prend; on ne se définit point. Ce qui est certain, c'est qu'on se croit bien différent des autres hommes: on ne se dit pas: Je suis d'une autre nature qu'eux; mais de la manière dont on l'entend, on se dit à peu près la valeur de cela.
Théodose. - Attendez donc; me tromperais-je quand je me croirai plus que les autres hommes?
Théophile. - Non, dans un sens, vous êtes infiniment plus qu'eux; dans un autre vous êtes précisément ce qu'ils sont.
Théodose. - Précisément ce qu'ils sont! quoi! le sang dont je sors...
Théophile. - Est consacré à nos respects, et devenu le plus noble sang du monde; les hommes se sont fait et ont dû se faire une loi inviolable de le respecter; voilà ce qui vous met au-dessus de nous. Mais dans la nature, votre sang, le mien, celui de tous les hommes, c'est la même chose; nous le tirons tous d'une source commune; voilà par où vous êtes ce que nous sommes.
Théodose. - A la rigueur, ce que vous dites là est vrai; mais il me semble qu'à présent tout cela n'est plus de même, et qu'il faut raisonner autrement; car enfin pensez-vous de bonne foi qu'un valet de pied, qu'un homme du peuple est un homme comme moi, et que je ne suis qu'un homme comme lui?
Théophile. - Oui, dans la nature.
Théodose. - Mais cette nature, est-il encore ici question d'elle? comment l'entendez-vous?
Théophile. - Tout simplement; il ne s'agit pas d'une pensée hardie, je ne hasarde rien, je ne fais point le philosophe et vous ne me soupçonnez pas de vouloir diminuer de vos prérogatives?
Théodose. - Ce n'est pas là ce que j'imagine.
Théophile. - Elles me sont chères, parce que c'est vous qui les avez; elles me sont sacrées, parce que vous les tenez, non seulement des hommes, mais de Dieu même; sans compter que de toutes les façons de penser, la plus ridicule, la plus impertinente et la plus injuste serait de vouloir déprimer la grandeur de certaines conditions absolument nécessaires. Mais à l'égard de ce que nous disions tout à l'heure, je parle en homme qui suit les lumières du bon sens le plus ordinaire, et la peine que vous avez à m'entendre vient de ce que je vous disais tout à l'heure, qui est que dans le rang où vous êtes on ne sait pas trop pour qui l'on se prend; ce n'est pas que vous ayez eu encore à faire aux flatteurs, j'ai tâché de vous en garantir, vous êtes né d'ailleurs avec beaucoup d'esprit; cependant l'orgueil de ce rang vous a déjà gagné; vous ne vous connaissez déjà plus, et cela à cause de cet empressement qu'on a pour vous voir, de ces respects que vous trouvez sur votre passage; il n'en a pas fallu davantage pour vous jeter dans une illusion, dont je suis sûr que vous allez rire vous-même.
Théodose. - Oh! je n'y manquerai pas, je vous promets d'en rire franchement si j'ai autant de tort que vous le dites; voyons, comment vous tirerez-vous de la comparaison du valet de pied?
Théophile. - Au lieu de lui, mettons un esclave.
Théodose. - C'est encore pis.
Théophile. - C'est que j'ai un fait amusant à vous rapporter là-dessus. J'ai lu, je ne sais plus dans quel endroit, qu'un roi de l'Asie encore plus grand par sa sagesse que par sa puissance avait un fils unique, que par un article d'un traité de paix il avait été obligé de marier fort jeune. Ce fils avait mille vertus; c'était le prince de la plus grande espérance, mais il avait un défaut qui déparait tout; c'est qu'il ne daignait s'humaniser avec personne; c'est qu'il avait une si superbe idée de sa condition, qu'il aurait cru se déshonorer par le commerce des autres hommes, et qu'il les regardait comme de viles créatures, qu'il traitait doucement, parce qu'il était bon, mais qui n'existaient que pour le servir, que pour lui obéir, et à qui il ne pouvait décemment parler que pour leur apprendre ses volontés, sans y souffrir de réplique; car la moindre discussion lui paraissait familière et hardie, et il savait l'arrêter par un regard, ou par un mot qui faisait rentrer dans le néant dont on osait sortir devant lui.
Théodose. - Ah! la triste et ridicule façon de vivre! Je prévois la fin de l'histoire, ce prince-là mourut d'ennui?
Théophile. - Non, son orgueil le soutenait; il lui tenait compagnie. Son père, qui gémissait de le voir de cette humeur-là, et qui en savait les conséquences, avait beau lui dire tout ce qu'il imaginait de mieux pour le rendre plus raisonnable là-dessus. Pour le guérir de cette petitesse d'esprit, il avait beau se proposer pour exemple, lui qui était roi, lui qui régnait et qui était cependant accessible, lui qui parlait à tout le monde, qui donnait à tout le monde le droit de lui parler, et qui avait autant d'amis qu'il avait de sujets qui l'entouraient: rien ne touchait le fils. Il écoutait son père; il le laissait dire, mais comme un vieillard dont l'esprit avait baissé par les années, et à l'âge duquel il fallait pardonner le peu de dignité qu'il y avait dans ses remontrances.
Théodose. - Ce jeune prince avait donc été bien mal élevé?
Théophile. - Peut-être son gouverneur l'avait-il épargné de peur d'en être haï. Quoi qu'il en soit, le roi ne savait plus comment s'y prendre, et désespéra d'avoir jamais la consolation de le corriger. Il le corrigea pourtant, sa tendresse ingénieuse lui en suggéra un moyen qui lui réussit. Je vous ai dit que le prince était marié; ajoutez à cela que la jeune princesse touchait à l'instant de lui donner un fils; du moins se flattait-on que c'en serait un. Oh! vous remarquerez qu'une de ses esclaves se trouvait alors dans le même cas qu'elle, et n'attendait aussi que le moment de mettre un enfant au monde. Le roi, qui avait ses vues, s'arrangea là-dessus, et prit des mesures que le hasard favorisa. Les deux mères eurent chacune un fils; et qui plus est, l'enfant royal et l'enfant esclave naquirent dans le même quart d'heure.
Théodose. - A quoi cela aboutira-t-il?
Théophile. - Le dernier (je parle de l'esclave) fut aussitôt porté dans l'appartement de la princesse, et mis subtilement à côté du petit prince; ils étaient tous deux accommodés l'un comme l'autre; on avait seulement eu la précaution de distinguer le petit prince par une marque qui n'était sue que du roi et de ses confidents. Deux enfants au lieu d'un, s'écria-t-on avec surprise dans l'appartement, et qu'est-ce que cela signifie? qu'est-ce qui a osé apporter l'autre? comment se trouve-t-il là? et puis à présent comment démêler le prince? Jugez du bruit et de la rumeur.
Théodose. - L'aventure était embarrassante.
Théophile. - Sur ces entrefaites, le prince, impatient de voir son fils, arrive et demande qu'on le lui montre. Hélas! seigneur, on ne saurait, lui dit-on d'un air consterné; il ne vous est né qu'un prince, et nous venons de trouver deux enfants l'un auprès de l'autre; les voilà, et de vous dire lequel des deux est votre fils, c'est ce qui nous est absolument impossible. Le prince, en pâlissant, regarde ces deux enfants, et soupire de ne savoir à laquelle de ces petites masses de chair encore informes il doit ou son amour ou son mépris. Eh! quel est donc l'insolent qui a osé faire cet outrage au sang de ses maîtres, s'écria-t-il? A peine achevait-il cette exclamation, que tout à coup le roi parut, suivi de trois ou quatre des plus vénérables seigneurs de l'Empire. Vous me paraissez bien agité, mon fils, lui dit le roi; il me semble même avoir entendu que vous vous plaignez d'un outrage; de quoi est-il question? Ah! seigneur, lui répondit le prince, en lui montrant ces deux enfants, vous me voyez au désespoir: il n'y a point de supplice digne du crime dont il s'agit. J'ai perdu mon fils, on l'a confondu avec je ne sais quelle vile créature qui m'empêche de le reconnaître. Sauvez-moi de l'affront de m'y tromper; l'auteur de cet attentat n'est pas loin, qu'on le cherche, qu'on me venge, et que son supplice effraye toute la terre.
Théodose. - Ceci m'intéresse.
Théophile. - Il n'est pas nécessaire de le chercher: le voici, prince, c'est moi, dit alors froidement un de ces vénérables seigneurs, et dans cette action que vous appelez un crime, je n'ai eu en vue que votre gloire. Le roi se plaint de ce que vous êtes trop fier, il gémit tous les jours de votre mépris pour le reste des hommes; et moi, pour vous aider à le convaincre que vous avez raison de les mépriser, et de les croire d'une nature bien au-dessous de la vôtre, j'ai fait enlever un enfant qui vient de naître, je l'ai fait mettre à côté de votre fils, afin de vous donner une occasion de prouver que tout confondus qu'ils sont, vous ne vous y tromperez pas, et que vous n'en verrez pas moins les caractères de grandeur qui doivent distinguer votre auguste sang d'avec le vil sang des autres. Au surplus, je n'ai pas rendu la distinction bien difficile à faire; ce n'est même pas un enfant noble, c'est le fils d'un misérable esclave que vous voyez à côté du vôtre: ainsi la différence est si énorme entre eux, que votre pénétration va se jouer de cette faible épreuve où je la mets.
Théodose. - Ah! le malin vieillard!
Théophile. - Au reste, seigneur, ajouta-t-il, je me suis ménagé un moyen sûr de reconnaître votre fils, il n'est point confondu pour moi; mais s'il l'est pour vous, je vous avertis que rien ne m'engagera à vous le montrer, à moins que le roi ne me l'ordonne. Seigneur, dit alors le prince à son père, d'un air un peu confus, et presque la larme à l'oeil, ordonnez-lui donc qu'il me le rende. Moi! prince, lui repartit le roi; faites-vous réflexion à ce que vous me demandez? est-ce que la nature n'a point marqué votre fils? si rien ne vous l'indique ici, si vous ne pouvez le retrouver sans que je m'en mêle, eh! que deviendra l'opinion superbe que vous avez de votre sang? il faudra donc renoncer à croire qu'il est d'une autre sorte que celui des autres, et convenir que la nature à cet égard n'a rien fait de particulier pour nous.
Théodose. - Il avait plus d'esprit que moi, s'il répondit à cela.
Théophile. - L'histoire nous rapporte qu'il parut rêver un instant, et qu'ensuite il s'écria tout d'un coup: Je me rends, seigneur, c'en est fait: vous avez trouvé le secret de m'éclairer; la nature ne fait que des hommes et point de princes: je conçois maintenant d'où mes droits tirent leur origine, je les faisais venir de trop loin, et je rougis de ma fierté passée. Aussitôt le vieux seigneur alla prendre le petit prince qu'il présenta à son père, après avoir tiré de dessous les linges qui l'enveloppaient un billet que le roi lui-même y avait mis pour le reconnaître. Le prince, en pleurant de joie, embrassa son fils, remercia mille fois le vieux seigneur qui avait aidé le roi dans cet innocent artifice, et voulut tout de suite qu'on lui apportât l'enfant esclave dont on s'était servi pour l'instruire, et qu'il embrassa à son tour, comme en reconnaissance du trait de lumière qui venait de le frapper. Je t'affranchis, lui dit-il, en le pressant entre ses bras; on t'élèvera avec mon fils; je lui apprendrai ce que je te dois, tu lui serviras de leçon comme à moi, et tu me seras toujours cher, puisque c'est par toi que je suis devenu raisonnable.
Théodose. - Votre prince me fait pleurer.
Théophile. - Ah! mon fils, s'écria alors le roi, pénétré d'attendrissement, que vous êtes bien digne aujourd'hui d'être l'héritier d'un Empire! que tant de raison et que tant de grandeur vous vengent bien de l'erreur où vous étiez tombé!
Théodose. - Ah! que je suis content de votre histoire! me voilà bien raccommodé avec la comparaison du valet de pied; je lui ai autant d'obligation que le prince en avait au petit esclave. Mais dites-moi, Théophile, ce que vous venez de dire, et qui est si vrai, tout le monde le sait-il comme il faut le savoir? Je cherche un peu à m'excuser. La plupart de nos jeunes gens ne s'y trompent-ils pas aussi? je vois bien qu'ils me mettent au-dessus d'eux, mais il me semble qu'ils ne croient pas que tout homme, dans la nature, est leur semblable; ils s'imaginent qu'elle a aussi un sang à part pour eux; il n'est ni si beau si distingué que le mien, mais il n'est pas de l'espèce de celui des autres; qu'en dites-vous?
Théophile. - Que non seulement ces jeunes gens ne savent pas que tout est égal à cet égard, mais que des personnages très graves et très sensés l'oublient: je dis qu'ils l'oublient, car il est impossible qu'ils l'ignorent; et si vous leur parlez de cette égalité, ils ne la nieront pas, mais ils ne la savent que pour en discourir, et non pas pour la croire; ce n'est pour eux qu'un trait d'érudition, qu'une morale de conversation, et non pas une vérité d'usage.
Théodose. - J'ai encore une question à vous faire: ne dit-on pas souvent, en parlant d'un homme qu'on estime, c'est un homme qui se ressent de la noblesse de son sang?
Théophile. - Oui, il y a des gens qui s'imaginent qu'un sang transmis par un grand nombre d'aïeux nobles, qui ont été élevés dans la fierté de leur rang; ils s'imaginent, dis-je, que ce sang, tout venu qu'il est d'une source commune, a acquis en passant, de certaines impressions qui le distinguent d'un sang reçu de beaucoup d'aïeux d'une petite condition; et il se pourrait bien effectivement que cela fît des différences. Mais ces différences sont-elles avantageuses? produisent-elles des vertus? contribuent-elles à rendre l'âme plus belle et plus raisonnable? et la nature là-dessus suit-elle la vanité de notre opinion? il y aurait bien de la vision à le croire, d'autant plus qu'on a tant de preuves du contraire; ne voit-on pas des hommes du plus bas étage qui sont des hommes admirables?
Théodose. - Et l'histoire ne nous montre-t-elle pas de grands seigneurs par la naissance qui avaient une âme indigne? Allons, tout est dit sur cet article: la nature ne connaît pas les nobles, elle ne les exempte de rien, ils naissent souvent aussi infirmes de corps, aussi courts d'esprit.
Théophile. - Ils meurent de même, sans compter que la fortune se joue de leurs biens, de leurs honneurs, que leur famille s'éteint ou s'éclipse; n'y a-t-il pas une infinité de races, et des plus illustres, qu'on a perdu de vue; que la nature a continuées, mais que la fortune a quittées, et dont les descendants méconnus rampent apparemment dans la foule, labourent ou mendient, pendant que de nouvelles races sorties de la poussière, font aujourd'hui les fières et les superbes, et s'éclipseront aussi, pour faire à leur tour place à d'autres, un peu plus tôt ou un peu plus tard? c'est un cercle de vicissitudes qui enveloppe tout le monde, c'est partout misères communes.
Théodose. - Changeons de matière; je me sens trop humilié de m'être trompé là-dessus, je n'étais guère prince alors.
Théophile. - En revanche vous l'êtes aujourd'hui beaucoup. Mais il se fait tard; rentrons, prince, et demain, si vous voulez, nous reprendrons la même conversation.
Le dialogue qu'on vient de lire est de M. de Marivaux. Il n'y a personne qui ne sente que des développements de cette nature sont très propres à rendre plus raisonnables et meilleurs ceux que leur naissance appelle au trône. Nous prévoyons avec joie que l'auteur ne pourra pas se refuser au désir que le public lui marquera de voir l'exécution entière d'un des plus beaux projets qu'on puisse former pour le bien de la société.
MARIVAUX A L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Discours de réception à l'académie française
Messieurs,
L'instant où j'appris que j'avais l'honneur d'être élu me parut l'instant le plus cher et le plus intéressant que vous puissiez jamais me procurer. Je me trompais, je ne l'avais pas encore comparé à celui où j'ai la joie de voir tous mes bienfaiteurs assemblés, et j'avoue que la nouvelle de mon élection ne m'a pas fait plus de plaisir que j'en ai à vous marquer ma reconnaissance.
Voici le seul jour où il m'est permis de la rendre éclatante; le public n'en sera témoin qu'une fois, ce sont vos usages; mais mon coeur s'en dédommagera en vous la conservant toujours.
Je vous l'expose ici, MESSIEURS, sans aucun ornement, telle qu'elle se présente à moi; le nouvel académicien qui m'a précédé me réduit à la laisser dans toute sa simplicité. Il vient de me donner un exemple de toute la délicatesse de sentiment, de tout le goût, de toutes les grâces qu'on peut répandre dans un discours comme le nôtre, et la seule ressource qui me reste, pour être du moins souffert après lui, c'est de céder à la difficulté de l'imiter. J'ai vu souvent qu'en pareil cas on pardonne à qui ne prétend à rien, et j'espère que vous voudrez bien me traiter de même.
Je n'abuserai point, MESSIEURS, du parti que je prends d'exprimer tout uniment ce que je sens; ma reconnaissance sera naïve, et non pas imprudente; je ne vous la témoignerai pas en méprisant moi-même les efforts que j'ai faits pour attirer vos regards; ce serait là vous remercier mal, et vous compromettre. Je sais la valeur de mes ouvrages, je n'ai pas de peine à penser qu'ils ne méritaient pas vos suffrages; mais vos suffrages méritent d'être ménagés, et ils ne doivent point souffrir de la médiocre opinion que j'ai de moi-même.
Non, MESSIEURS; j'écarterai tous ces aveux d'insuffisance dont la sincérité est toujours suspecte, et qui ne rapportent à celui qui les fait de bonne foi que l'affront de n'en être pas cru. Pour fonder les motifs que j'ai d'être reconnaissant, je n'ai seulement qu'à dire ce que vous êtes.
Si les hommes ne s'accoutumaient pas à tout, si les idées les plus hautes, les plus capables de leur en imposer, ne leur devenaient pas familières, avec quel plaisir, avec quelle avidité, et même avec quel étonnement respectueux ne vous verraient-ils pas? C'est leur raison que j'en atteste: que pourrait-elle trouver de plus frappant pour elle, de plus digne de son admiration, qu'une compagnie d'hommes qui, malgré l'inégalité du rang, de la naissance et de la fortune, viennent se dégager ici de toutes les distinctions de l'orgueil humain, les anéantissent, et ne forment plus qu'une société d'esprits, entre qui toute différence d'état et de condition cesse, comme absolument étrangère à eux; parmi lesquels enfin j'en vois à qui, pour obtenir la place qu'ils occupent, il n'a servi de rien d'être grands dans l'ordre des dignités du monde, et que vous n'avez reçus que parce qu'ils étaient grands dans l'ordre des esprits; dans cet ordre où les rois même, tout puissants qu'ils sont, ne sauraient élever personne.
Aussi, MESSIEURS, doit-on vous regarder comme autant d'intelligences chargées de présider à l'esprit de la nation.
N'est-ce pas d'ici, en effet, que sont partis tant de rayons de lumière, qui ont éclairé les ténèbres de cet esprit autrefois égaré dans de mauvais goûts, et dans l'ignorance de toute règle et de toute méthode?
Ces hommes à jamais illustres, ces prodiges dans tous les genres, les Corneille, les Racine, les La Fontaine, les Despréaux, si je les nommais tous, il faudrait, MESSIEURS, vous nommer vous-mêmes; n'est-ce pas à vous à qui nous les devons? Tout disparus que sont ceux que je viens de citer, ils vivent encore pour nous, puisque leur esprit nous reste; nous les retrouvons dans leurs ouvrages, nous les retrouvons dans les vôtres, qui même, en nous les conservant, les multiplient.
C'est là que l'orateur apprend l'art d'attaquer et de défendre; que le poète trouve un modèle de ce désordre toujours sage, de cet enthousiasme toujours raisonné, de ce sublime toujours vrai qui doit régner dans sa poésie; c'est là que l'historien va puiser cette simplicité mâle et majestueuse qui doit accompagner ses récits; c'est là que le théologien même apprend à enseigner avec succès les vérités de la foi, le prédicateur à les faire aimer; c'est là où nous prenons nous-mêmes cette finesse de goût, cet amour du beau, cette émulation de penser qui entretient parmi nous, qui même augmente l'élévation des esprits et la dignité des sentiments, qui sont en effet les vraies sources du courage, et les forces les plus intarissables d'un empire.
Pourquoi notre langue a-t-elle passé dans presque toutes les cours de l'Europe? L'attribuerons-nous aux conquêtes de Louis XIV? Mais des ennemis humiliés ou vaincus aiment-ils à parler la langue de leur vainqueur, quand la nécessité de s'en servir est passée? Des rois inquiets et jaloux la préfèrent-ils à la leur? Non, MESSIEURS; c'est la raison qui a fait cet honneur à la nôtre; c'est le plaisir de nous lire, de penser et de sentir comme nous, qui les a gagnés; c'est ce génie, c'est cet ordre, c'est ce sublime, ce sont ces grâces, ces lumières, répandus dans vos ouvrages, ou dans ceux de nos écrivains que vous avez inspirés, qui ont acquis cette espèce de triomphe à la langue française.
A de si grands effets d'un établissement comme le vôtre, on reconnaît celui qui vous fonda: ils représentent le génie de ce grand homme qui pensait tant lui-même; qui fut lui-même une intelligence si distinguée sur la terre, et dont la vie a passé, mais dont la gloire et le ressouvenir ne passeront jamais, et dureront autant que le monde, autant que vous, et pour tout dire, autant que Louis XIV, qui voulut être votre protecteur, pour unir son immortalité à la vôtre; qui vous fit l'objet de ses complaisances, qui vous donna son palais pour asile, qui vous mit à l'abri de son trône dont il crut que vos fonctions augmenteraient encore la majesté, qui vous a légué la protection de tous ses successeurs, celle de son petit-fils, que nos coeurs choisiraient pour maître, si c'était à nos coeurs à le choisir, qui vient tout récemment de faire éclater des preuves d'une bonté si rare et si bien assortie au caractère d'une nation si généreuse elle-même, qui chérit tant ses rois, et à qui ce prince a donné, j'ose dire, la joie de le voir soupirer et s'attendrir, en apprenant la mort d'un ministre que nous perdons tous, et qu'en qualité de confrères vous perdez, MESSIEURS, plus particulièrement que les autres.
Il était le confident, le conseil et l'ami de son maître; il était l'ami de tous ses sujets. Ministre d'un génie bien neuf et bien respectable; ministre sans faste et sans ostentation, dont les opérations les plus profondes et les plus dignes d'estime n'avaient rien en apparence qui les distinguât de ses actions les plus ordinaires; qui ne les enveloppa jamais de cet air de mystère qui fait valoir le ministre; qui par là n'y oublia que lui, et qui, à la manière des sages, songea bien plus à être utile qu'à être vanté. D'autres que moi sont destinés à faire son éloge, et s'en acquitteront mieux. Sa perte, MESSIEURS, n'est plus la seule que vous avez faite; je me trouve aujourd'hui à la place d'un homme à qui je succède sans le remplacer, et dont je ne puis parler qu'avec confusion. Son livre de la Religion prouvée par les faits est l'ouvrage de la plus grande capacité d'esprit, et de la piété la plus persuasive qui ait peut-être paru en ce genre; ce n'était qu'avec ces deux forces réunies ensemble, qu'il pouvait remplir son projet: il a confondu l'incrédulité des esprits; il ne reste plus que l'incrédulité de coeur, qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de vaincre.
Il serait difficile d'imaginer un commerce plus doux qu'était le sien; naturellement né modeste, il semblait, dans la conversation, qu'il voulût vous dérober la supériorité de son esprit; un grand prince lui avait confié le soin de ses livres, et l'aimait: son éloge était fait, si je l'avais dit d'abord; c'était la vertu même qui s'intéressait à lui. Je puis hardiment m'exprimer ainsi sur ce prince sans être accusé de flatterie; le public, d'autant plus libre dans ses opinions qu'on peut dire de lui, quand il s'explique, que ce n'est personne qui parle, et que c'est tout le monde, ce public, qui dans un prince ne voit jamais qu'un homme, est à cet égard-là aussi flatteur que moi, si je le suis.
Je finis, MESSIEURS, par vous assurer que, ne pouvant jamais espérer de réparer votre perte, je ferai du moins tous mes efforts pour la diminuer.
Réponse de l'archevêque de Sens
Pour vous, Monsieur, quoique vous ayez acquis la place que vous venez occuper parmi nous par une multitude d'ouvrages que le public a lus avec avidité, ce n'est point tant à eux que vous devez notre choix qu'à l'estime que nous avons faite de vos moeurs, de votre bon coeur, de la douceur de votre société, et si j'ose le dire, de l'amabilité de votre caractère. Voilà ce que vos amis ont connu en vous, et ce qu'ils ont peint à ceux qui ne vous connaissaient pas encore. C'est là ce qui concilie nos suffrages plus aisément que les écrits brillants et les dissertations savantes. Combien de personnages dont le public a vanté la poésie, et dont l'Académie a craint ou la langue, ou l'humeur ou l'irréligion, et qu'elle a exclu de l'espérance d'y être associés!
Par une raison contraire, elle s'est empressée de vous choisir, et elle aime en vous d'avance ce caractère liant, affable, sociable, obligeant, d'un coeur sans vanité, sans humeur, sans ces petitesses dont l'amour-propre se pare et se nourrit, tandis qu'il offense et qu'il révolte celui des autres. On dirait que cet amour-propre, si commun parmi les hommes, et qui est en eux comme une seconde nature, ne vous ait pas été connu.
Que dis-je? il ne vous est pas connu. Vous le connaissez si bien que, dans vos feuilles philosophiques, vous en avez dépeint tous les traits, creusé toutes les subtilités, démasqué toutes les adresses: vous l'avez poursuivi jusque dans ses retranchements les plus cachés, la fausse humilité, la modestie hypocrite, et la fastueuse sincérité.
Ce n'est pas là le seul vice de l'homme que vous ayez poursuivi. Théophraste moderne, rien n'a échappé à vos portraits critiques. L'orgueil du courtisan, l'impertinence des petits-maîtres, la coquetterie des femmes, la pétulance de la jeunesse, la sotte gravité des importants, la fourberie des faux dévots: tout a trouvé en vous un peintre fidèle et un censeur éclairé. Tantôt sous l'écorce d'une parabole, tantôt sous les aventures d'un roman, vous avez dévoilé les passions malignes et intéressées qui dévorent le coeur de la plupart des hommes, et qui rendent leur société, toute polie qu'elle est, plus dangereuse que les forêts où les tigres habitent, et où les voleurs exercent leurs brigandages. Ceux qui ont lu vos ouvrages racontent que vous avez peint sous diverses images la licence immodeste des moeurs, l'infidélité des amis, les ruses des ambitieux, la misère des avares, l'ingratitude des enfants, la bizarre austérité des pères, la trahison des grands, l'inhumanité des riches, le libertinage des pauvres, le faste frivole des gens de fortune; que tous les états, tous les sexes, tous les âges, toutes les conditions, ont trouvé dans vos peintures le tableau fidèle de leurs défauts, et la critique de leurs vices; que, creusant plus avant dans le coeur humain, vous en avez tiré au grand jour les vertus hypocrites, et ce fond d'orgueil et de vanité qui enveloppe et cache les vices de ceux que le monde trompé appelle de grands hommes, et qui souvent sont, au fond, de vrais monstres. Le célèbre La Bruyère paraît, dit-on, ressusciter en vous, et retracer, sous votre pinceau, ces portraits trop ressemblants, qui ont autrefois démasqué tant de personnages et déconcerté leur vanité.
Voilà, m'a-t-on dit, ce qui se trouve répandu dans cette foule d'écrits, de romans, de pièces de théâtre, de brochures amusantes, que vous avez donnés au public avec une prodigieuse fécondité. C'est dans ces pièces diverses que vous avez semé, à pleine main, cette vivacité, ce brillant qui vous est propre; chaque phrase, chaque mot quelquefois, est une pensée. Les expressions figurées, les métaphores hardies, coulent naturellement de votre plume. Elles sont employées souvent avec succès, quelquefois hasardées aussi avec un peu trop de confiance. Car vos nouveaux confrères, en approuvant ce qu'il y a de beau dans votre style, veulent que j'y ajoute cette légère critique, dans la crainte que ceux qui, sous nos auspices, aspirent à la perfection, ne s'autorisent de votre exemple et de son suffrage, pour copier d'après vous quelques expressions et quelques métaphores que votre génie fertile vous a fait risquer. Ce brillant même de votre esprit et le feu de votre imagination qu'on trouve, dit-on, prodigué dans vos portraits, vous attire encore une critique; mais le beau défaut de montrer trop d'esprit! Ceux dont la morale est ennuyeuse à force d'être raisonnable, en vous dérobant une partie des grâces de votre style pour s'en orner, vous en laisseraient encore assez pour plaire à vos lecteurs.
Mais vous avez avec les gens de bien une querelle bien plus importante. Je n'ai pas assez lu vos ouvrages, pour y voir tout ce qu'on y trouve d'amusant et d'intéressant; mais dans le peu que j'en ai parcouru, j'y ai reconnu bientôt que la lecture de ces agréables romans ne convenait pas à l'austère dignité dont je suis revêtu, et à la pureté des idées que la religion me prescrit. Réduit à m'en rapporter aux lectures d'autrui, j'ai appris qu'on y voyait partout la fécondité de votre imagination, son feu, son agrément, sa vivacité; j'ai appris même que vous paraissiez vous proposer pour terme une morale sage et ennemie du vice; mais qu'en chemin vous vous arrêtiez souvent à des aventures tendres et passionnées; que, tandis que vous voulez combattre l'amour licencieux, vous le peignez avec des couleurs si naïves et si tendres, qu'elles doivent faire sur le lecteur une impression toute autre que celle que vous vous proposez; et qu'à force d'être naturelles, elles deviennent séduisantes. La peinture trop naïve des faiblesses humaines est plus propre à réveiller la passion qu'à l'éteindre: de quelque précepte qu'on l'assaisonne, un jeune homme y prendra plus de goût pour le vice, que vos morales ne lui en inspireront pour la vertu; et votre Paysan, parvenu à la fortune par des intrigues galantes, aura beau prêcher la modestie et la retenue qu'il n'a pas pratiquées; il aura beau exagérer les périls de l'amour et ses suites funestes; il trouvera plus de gens disposés à copier ses intrigues, que de ceux qui voudront bien profiter de ses leçons.
Voilà ce qu'on dit de vos brillants ouvrages parmi les gens sagement scrupuleux, et sur leur récit, j'ai fait cette réflexion. Vous qui connaissez si bien le coeur de l'homme, qui en avez développé cent fois tous les replis, comment avez-vous pu ignorer sa faiblesse? Les peintures vives de l'amour profane qu'on emploie pour en garantir le coeur humain, suffisent souvent pour l'y faire germer et y porter des impressions funestes, que la plus sage morale n'efface point. Eh! mon Dieu! n'approchons pas tant d'un précipice où sont tombés tant de gens qui croyaient avoir le pied ferme. Quand on mesure de si près les profondeurs de cet abîme, dont les bords sont glissants, on est en danger de s'y perdre. Vous avez beau avertir les hommes du péril auquel vous les exposez vous-même; le penchant naturel de leur coeur les y entraînera malgré vous, malgré vos morales, et, pour ainsi dire, malgré eux-mêmes.
J'ai rendu justice, MONSIEUR, à la beauté de votre génie, à sa fécondité, à ses agréments: rendez-la, je vous prie, de vote part, au ministère saint dont je suis chargé; et en sa faveur, pardonnez-moi une critique qui ne déroge point, ni à ce qui est dû d'estime à votre aimable caractère; ni à ce qui est dû d'éloge à la multitude, à la variété, à la gentillesse de vos ouvrages.
Réflexions sur Thucydide
Il n'est point question ici d'un ouvrage régulièrement suivi; il ne s'agit pas non plus de pensées détachées; celles-ci ont toujours une certaine liaison les unes avec les autres; elles vont toutes au même but: je dis seulement qu'elles n'y vont pas avec autant d'ordre, avec autant d'exactitude qu'un plus habile homme que moi aurait pu y en mettre.
Aussi ne leur ai-je point donné d'autre titre que celui de réflexions; chacune d'elles en a insensiblement fait naître une autre, et tout cela avec si peu de dessein de ma part, que, lorsque la première me vint dans l'esprit, je ne savais pas moi-même qu'elle en amènerait une seconde. En effet, comment aurais-je soupçonné qu'une simple observation sur une remarque de d'Ablancourt me mènerait si loin? Voici ce que c'est.
D'Ablancourt, en commençant sa traduction de Thucydide, au lieu de dire littéralement comme l'auteur grec: Thucydide, Athénien, écrit la guerre, etc., le fait commencer ainsi: J'entreprends d'écrire l'histoire, et le reste.
Et dans ses remarques sur sa traduction, il dit, pour raison du changement qu'il fait, qu'une traduction plus littérale serait plate, et ferait tort à Thucydide.
Mais par là, peut-on lui répondre, vous nous faites tort à nous lecteurs, qui serions charmés de connaître Thucydide tel qu'il est. Nous croyons voir l'auteur grec, l'ancien auteur, avec le tour d'esprit qu'on avait de son temps, et vous le travestissez, vous lui ôtez son âge; ce n'est plus là Thucydide. Il serait plat, dites-vous, si vous ne le corrigiez pas: Eh! qu'importe! Nous aimerions mieux sa platitude même que vos corrections que nous ne demandons point dans cette occasion-ci.
Quand vous travaillerez sur un sujet que vous aurez imaginé, ôtez les platitudes qui vous seront échappées, vous ferez fort bien, et nous ne les regretterons point; elles ne pourraient être que des platitudes de notre siècle, et celles-là nous les connaissons, nous n'en sommes pas curieux.
Mais de celles de Thucydide ou de tout autre auteur d'une antiquité aussi reculée, il n'en est pas de même. En les retranchant, vous nous privez d'un spectacle qui serait neuf pour nous, car il y a apparence qu'elles ne ressemblent point aux nôtres, et supposé qu'elles y ressemblassent, ce serait encore une singularité que nous verrions avec plaisir.
En un mot, c'est l'histoire de l'esprit humain que vous nous dérobez dans cette partie-là. Nous n'en avons que la moitié, quand vous ne nous rendez que les beautés des Anciens, et que vous supprimez les défauts.
C'est pour l'honneur des Anciens, que vous prenez cette précaution-là, dites-vous; mais dans le fond leur honneur doit nous être assez indifférent; il nous serait aussi agréable de les connaître, que de les estimer plus qu'ils ne valent.
Votre manière de traduire Thucydide et votre attention pour sa gloire, direz-vous, n'ôtent rien à l'histoire des faits qu'il raconte: je n'en sais rien. On peut encore vous arrêter là-dessus: s'il est vrai qu'il y ait un rapport entre les événements, les moeurs, les coutumes d'un certain temps, et la manière de penser, de sentir et de s'exprimer de ce temps-là; ce rapport que je crois indubitable se trouve assurément dans ce que Thucydide a pensé, a senti, a exprimé.
Vous ne pouvez donc altérer sa façon de raconter, sans nuire à ce rapport, sans altérer ces faits même, sans changer un peu la sorte d'impression qu'ils nous feraient. Je serais tenté de croire qu'ils perdent quelque chose de leur air étranger, et que vos tours modernes en affaiblissent le caractère.
Je n'insiste pourtant pas sur ce que je dis là; je me contente de penser qu'on peut le dire. Je veux bien aussi que d'Ablancourt ait eu raison d'en user comme il a fait dans son Thucydide. Une traduction trop littérale, en pareil cas, rebuterait peut-être la plupart des lecteurs: on aurait beau leur conserver une simplicité à la grecque, ils ne se soucieraient guère de ses trois mille ans d'antiquité, et ne la trouveraient pas meilleure qu'une simplicité de nos jours. Je dis ici simplicité, et non pas platitude, car je ne suis pas du sentiment de d'Ablancourt sur l'endroit de Thucydide qu'il a corrigé.
Thucydide, Athénien, écrit la guerre, ne me paraît point plat; je n'y vois que du simple et du naïf: à la vérité, ce n'est ni le simple ni le naïf de notre temps, et il serait presque impossible que ce fût la même chose.
Voyons la raison de cette impossibilité; elles ne seront pas difficiles à sentir, quoiqu'elles demandent un peu d'attention.
Sans remonter plus haut que Thucydide, le monde, depuis cet auteur grec jusqu'à nous, a si souvent changé de face; les passions des hommes, leurs vices et leurs vertus se sont déployés en tant de manières différentes; les hommes ont successivement passé par tant d'espèces de corruption, de sagesse et de folie; ils ont été tant de fois et si différemment polis et grossiers, bons et méchants, sociables et féroces, si différemment raisonnables et sots, si différemment hommes et enfants; ils se sont vus par tant de côtés, qu'il doit aujourd'hui leur en rester un fonds d'idées considérablement augmenté.
En un mot, l'esprit que nous avons à présent nous vient de trop loin, il a trop fermenté avant que d'arriver jusqu'à nous, pour n'être pas très différent de ce qu'il a été.
Je ne parle pas seulement de ce qu'on appelle bel esprit, de l'esprit de belles-lettres, mais de l'esprit des nations en général.
Tous les pays du monde, à cet égard, se ressentent de la durée et des événements de l'humanité, de la diversité des lois, des coutumes et des gouvernements qu'elle a éprouvés, du nombre infini de guerres, de ravages et d'invasions qu'elle a essuyés. Sésostris, Cyrus, Alexandre, les successeurs de ce dernier, et surtout les Romains mêmes, n'ont pu troubler ni agiter la terre, ni lui donner de si violentes secousses, sans y jeter de nouvelles idées, sans causer de nouveaux développements dans la capacité de penser et de sentir des hommes.
Je ne compte pas une infinité de moindres événements qui se sont passés dans l'intervalle de ces grandes révolutions, mais qui insensiblement ont porté coup, et dont l'impression, quoique plus lente, est encore venue accroître, nourrir ce fond d'idées dont je parle, et n'a peut-être nulle part laissé les hommes dans un état d'esprit, et de moeurs uniforme.
Il est vrai que nous n'avons pas toute la suite des idées des hommes; le fond qui nous en reste est bien au-dessous de ce qu'il pourrait être; chaque révolution arrivée sur la terre, en y excitant de nouvelles idées, en a dissipé, éteint, et comme anéanti beaucoup de celles qui y étaient.
Les conquérants que nous venons de citer et les peuples conquis, les uns avant que de soumettre, les autres avant que d'être soumis, avaient eu des moeurs, des coutumes et des façons de pensées différentes de celles qu'ils eurent après.
Les vainqueurs en prirent de conformes à l'orgueil et à la prospérité de leur état; les vaincus en reçurent de conformes à leur abaissement, et à la volonté de leurs nouveaux maîtres; et de ces lois, tant anciennes que nouvelles, de ces moeurs, de ces coutumes et du tour d'imagination qui en résultait, nous n'en avons pas, je l'avoue, une connaissance bien complète, mais enfin tout n'en a pas été perdu; la tradition, les monuments et l'histoire nous en ont conservé d'assez amples détails; et quelquefois la plus grande partie.
Comparons ce qui nous reste à de simples débris. Jamais l'amas de ces débris n'a été si grand qu'il l'est aujourd'hui, à compter depuis les Grecs, ou même depuis les Assyriens jusqu'à nous.
Nous avons donc plus de relations de l'humanité que les Assyriens, les Grecs et les Romains n'en avaient, et par conséquent aussi un plus grand fond d'idées qu'eux tous, et un fond en vertu duquel nous ne devons être ni naïfs, ni simples, ni plats comme on l'était autrefois. Ce que je dis là ne paraît pas douteux. Voici cependant ce qu'on peut m'objecter: c'est que les faits ne s'accordent pas avec mon raisonnement.
Jetons les yeux sur les nations les plus célèbres, me dira-t-on. Les Grecs, et parmi eux les Athéniens, lorsqu'ils commencèrent à s'assembler, durent, selon vous, trouver un assez grand fond d'esprit et d'idées déjà tout amassé, car sans doute le monde avait déjà éprouvé beaucoup d'aventures que nous ne savons pas.
Ce même fond d'idées devait être considérablement grossi quand il parvint aux Romains; il a dû être immense quand nous l'avons reçu.
Cependant voyons l'avantage que les premiers Athéniens et les premiers Romains en retirèrent, et à quoi il nous a servi à nous-mêmes.
Qu'est-ce que c'était que les Athéniens, malgré les avantages que vous leur supposez? Des sauvages, des hommes brutes et féroces, qui surent à peine se bâtir des cabanes, et à qui il fallut que Cécrops, Egyptien, apprît à avoir des lois et des dieux.
Reconnaissez-vous à cela des hommes qui devaient avoir hérité de cette succession d'idées dont vous parlez? Et ces aventuriers qui fondèrent Rome, qui n'ont d'abord ni lois civiles ni magistrats, qui font brutalement consister tout leur mérite à être féroces et braves, sont-ils ce qu'ils doivent être dans les temps où ils arrivent? Dira-t-on, à les voir, que la sagesse d'Egypte, et même l'esprit d'Athènes ont déjà paru sur la terre?
Nous-mêmes qui sommes venus bien plus tard; nous à qui l'univers agité depuis longtemps devait avoir transmis une si vaste et si profonde expérience, quel usage avons-nous fait de cette prodigieuse collection d'idées qui, selon vous, nous était échue en partage? Nos commencements sont-ils dignes de tout l'esprit que le monde avait avant nous? Se ressentent-ils, comme vous le dites, de la durée de l'humanité, et du passage des Egyptiens, des Grecs et des Romains? En avons-nous eu moins de barbarie dans nos moeurs, moins d'ignorance, moins de grossièreté dans nos préjugés?
S'il a donc fallu que les hommes recommençassent à se former sur nouveaux frais; si tout le développement de l'esprit qui s'était fait avant eux ne les a sauvés nulle part de la nécessité d'essuyer la même enfance et les mêmes misères d'esprit, il faut bien que ce fond d'esprit venu de si loin, que cette succession d'idées que les hommes se transmettent, à ce que vous prétendez, ne soit pas vraie, et qu'en tout temps les révolutions l'aient rendue impossible.
Elle n'est pas même plus sensible dans nos progrès que dans nos commencements. Notre esprit est bien inférieur à ce qu'il devrait être; il n'y a point de proportion entre ce que nous en avons et ce que nous en aurions reçu, si cette succession était vraie. N'y cherchons donc point tant de mystère, et convenons que les hommes en tout pays se forment eux-mêmes; qu'ils peuvent bien recevoir quelque chose de leurs voisins ou de leurs contemporains; mais qu'à cela près, ils tirent tout de la société qui les unit, et du commerce que les esprits mis en commun y ont ensemble.
Ainsi, l'école d'une nation, c'est la nation même; ainsi chaque peuple a la sienne, où il fait d'âge en âge plus ou moins de progrès, où il acquiert plus ou moins d'idées, de finesse et de goût, suivant qu'il sort plus ou moins de lumière de la totalité des esprits qui forment son école.
Car c'est de ce nombre infini de jugements, de réflexions, d'idées folles et sensées, que la totalité des esprits répand dans la nation; c'est de la diversité d'opinions vraies ou fausses qu'elle y verse, que chaque particulier tire la matière de nouvelles idées qu'il a lui-même, et qui vont à leur tour s'ajouter à la source dont elles lui viennent. Oui, vous dites vrai, l'école d'une nation, en fait d'esprit, est la nation même: mais cette succession d'idées dont nous parlons n'en est pas moins sûre.
Car le choc continuel des esprits qui composent cette nation suffirait seul pour accroître insensiblement la mesure d'esprit qui s'y trouve, suffirait, de votre propre aveu, pour y jeter la matière de nouvelles idées: pour y produire de nouveaux accidents de lumière et de connaissance; mais ce n'est pas là tout.
Cette nation n'est pas séparée des autres par des barrières impénétrables, et ce que vous appelez son école se fortifie continuellement de ce que les hommes d'une autre nation y portent, et s'augmente encore de la différence de l'esprit étranger qui vient se mêler au sien.
Réflexions sur l'esprit humain à l'occasion de Corneille et de Racine
Il y a deux sortes de grands hommes à qui l'humanité doit ses connaissances et ses moeurs, et sans qui le passage de tant de conquérants aurait condamné la terre à rester ignorante et féroce: deux sortes de grands hommes, qu'on peut appeler les bienfaiteurs du monde, et les réparateurs de ses vraies pertes.
J'entends, par les uns, ces hommes immortels qui ont pénétré dans la connaissance de la vérité, et dont les erreurs même ont souvent conduit à la lumière. Ces philosophes, tant ceux de l'antiquité dont les noms sont assez connus, que ceux de notre âge, tels que Descartes, Newton, Malebranche, Locke, etc.
J'entends, par les autres, ces grands génies qu'on appelle quelquefois beaux esprits; ces critiques sérieux ou badins de ce que nous sommes; ces peintres sublimes des grandeurs et des misères de l'âme humaine, et qui même en nous instruisant dans leurs ouvrages, nous persuadent à force de plaisir, qu'ils n'ont pour objet que de nous plaire, et de charmer notre loisir; et je mets Corneille et Racine parmi ce qu'il y a de plus respectable dans l'ordre de ceux-ci, sans parler de ceux de nos jours, qu'il n'est pas temps de nommer en public, que la postérité dédommagera du silence qu'il faut qu'on observe aujourd'hui sur eux, et dont l'envie contemporaine, qui les loue à sa manière, les dédommage dès à présent en s'irritant contre eux.
Communément dans le monde, ce n'est qu'avec une extrême admiration qu'on parle de ceux que je nomme philosophes; on va jusqu'à la vénération pour eux, et c'est un hommage qui leur est dû.
On ne va pas si loin pour ces génies entre lesquels j'ai compté Corneille et Racine; on leur donne cependant de très grands éloges: on a même aussi de l'admiration pour eux, mais une admiration bien moins sérieuse, bien plus familière, qui les honore beaucoup moins que celle dont on est pénétré pour les philosophes.
Et ce n'est pas là leur rendre justice; s'il n'y avait que la raison qui se mêlât de nos jugements, elle désavouerait cette inégalité de partage que les philosophes même, tout philosophes qu'ils sont, ne rejettent pas, qu'il leur siérait pourtant de rejeter, et qu'on ne peut attribuer qu'à l'ignorance du commun des hommes.
Ces hommes, en général, ne cultivent pas les sciences, ils n'en connaissent que le nom qui leur en impose, et leur imagination, respectueusement étonnée des grandes matières qu'elles traitent, achève de leur rendre ces matières encore plus inaccessibles.
De là vient qu'ils regardent les philosophes comme des intelligences qui ont approfondi des mystères, et à qui seuls il appartient de nous donner le merveilleux spectacle des forces et de la dignité de l'esprit humain.
A l'égard des autres grands génies, pourquoi les met-on dans un ordre inférieur? pourquoi n'a-t-on pas la même idée de la capacité dont ils ont besoin?
C'est que leurs ouvrages ne sont une énigme pour personne; c'est que le sujet sur lequel ils travaillent a le défaut d'être à la portée de tous les hommes.
Il ne s'y agit que de nous, c'est-à-dire de l'âme humaine que nous connaissons tant par le moyen de la nôtre, qui nous explique celle des autres.
Toutes les âmes, depuis la plus faible jusqu'à la plus forte, depuis la plus vile jusqu'à la plus noble, toutes les âmes ont une ressemblance générale: il y a de tout dans chacune d'elles, nous avons tous des commencements de ce qui nous manque, par où nous sommes plus ou moins en état de sentir et d'entendre les différences qui nous distinguent.
Et c'est là ce qui, nous procurant quelques lumières communes avec les génies dont je parle, nous mène à penser que leur science n'est pas un grand mystère, et n'est dans le fond que la science de tout le monde.
Il est vrai qu'on n'a pas comme eux l'heureux talent d'écrire ce qu'on sait; mais à ce talent près, qui n'est qu'une manière d'avoir de l'esprit, rien n'empêche qu'on n'en sache autant qu'eux; et on voit combien ils perdent à cette opinion-là.
Aussi tout lecteur ou tout spectateur, avant qu'il les admire, commence-t-il par être leur juge, et presque toujours leur critique; et de pareilles fonctions ne disposent pas l'admirateur à bien sentir la supériorité qu'ils ont sur lui; il a fait trop de comparaison avec eux pour être fort étonné de ce qu'ils valent. Et d'ailleurs de quoi les loue-t-il? ce n'est pas de l'instruction qu'il en tire, elle passe en lui sans qu'il s'en aperçoive; c'est de l'extrême plaisir qu'ils lui font, et il est sûr que ce plaisir-là leur nuit encore, ils en paraissent moins importants; il n'y a point assez de dignité à plaire: c'est bien le mérite le plus aimable, mais en général, ce n'est pas le plus honoré.
On voit même des gens qui tiennent au-dessous d'eux de s'occuper d'un ouvrage d'esprit qui plaît; c'est à cette marque-là qu'ils le dédaignent comme frivole, et nos grands hommes pourraient bien devoir à tout ce que je viens de dire, le titre familier, et souvent moqueur, de beaux esprits, qu'on leur donne pendant qu'ils vivent, qui, à la vérité, s'ennoblit beaucoup quand ils ne sont plus, et qui d'ordinaire se convertit en celui de grands génies, qu'on ne leur dispute pas alors.
Non qu'ils aient enrichi le monde d'aucune découverte, ce n'est pas là ce qu'on entend: les belles choses qu'ils nous disent ne nous frappent pas même comme nouvelles; on croit toujours les reconnaître, on les avait déjà entrevues, mais jusqu'à eux on en était resté là, et jamais on ne les avait vues d'assez près, ni assez fixement pour pouvoir les dire; eux seuls ont su les saisir et les exprimer avec une vérité qui nous pénètre, et les ont rendues conformément aux expériences les plus intimes de notre âme: ce qui fait un accident bien neuf et bien original. Voilà ce qu'on leur attribue.
Ainsi ils ne sont sublimes que d'après nous qui le sommes foncièrement autant qu'eux, et c'est dans leur sublimité que nous nous imaginons contempler la nôtre.
Ainsi ils ne nous apprennent rien de nous qui nous soit inconnu; mais le portrait le plus frappant qu'on nous ait donné de ce que nous sommes, celui où nous voyons le mieux combien nous sommes grands dans nos vertus, terribles dans nos passions, celui où nous avons l'honneur de démêler nos faiblesses avec la sagacité la plus fine, et par conséquent la plus consolante; celui où nous nous sentons le plus superbement étonnés de l'audace, et du courage, de la fierté, de la sagesse, j'ose dire aussi de la redoutable iniquité dont nous sommes capables (car cette iniquité, même en nous faisant frémir, nous entretient encore de nos forces); enfin le portrait qui nous peint le mieux l'importance et la singularité de cet être qu'on appelle homme, et qui est chacun de nous, c'est à eux à qui nous le devons.
Ce sont eux, à notre avis, qui nous avertissent de tout l'esprit qui est en nous, qui y reposait à notre insu, et qui est une secrète acquisition de lumière et de sentiment que nous croyons avoir faite, et dont nous ne jouissons qu'avec eux; voilà ce que nous en pensons.
De sorte que ce n'est pas précisément leur esprit qui nous surprend, c'est l'industrie qu'ils ont de nous rappeler le nôtre; voilà en quoi ils nous charment.
C'est-à-dire que nous les chérissons parce qu'ils nous vantent, ou que nous les admirons parce qu'ils nous valent; au lieu que nous respectons les philosophes parce qu'ils nous humilient.
Et je n'attaque point ce respect-là, qui n'est pas d'ailleurs si humiliant qu'il le paraît.
Ce n'est pas précisément devant les philosophes que nous nous humilions, il ne faut pas qu'ils l'entendent ainsi; c'est à l'esprit humain, dont chacun de nous a sa portion, que nous entendons rendre hommage.
Nous ressemblons à ces cadets qui, quoique réduits à une légitime, s'enorgueillissent pourtant dans leurs aînés de la grandeur et des richesses de leur maison.
Mais les autres grands génies sont-ils moins dans ce sens nos aînés que les philosophes? et pour quitter toute comparaison, sont-ils en effet partagés d'une capacité de moindre valeur, ou d'une espèce inférieure?
Nous le croyons, j'ai déjà dit en passant ce qui nous mène à le croire; ne serions-nous pas dans l'erreur? il y a des choses qui ont un air de vérité, mais qui n'en ont que l'air, et il se pourrait bien que nous fissions injure au don d'esprit peut-être le plus rare, au genre de pensée qui caractérise le plus un être intelligent.
Je doute du moins que le vrai philosophe, et je ne parle pas du pur géomètre ou du simple mathématicien, mais de l'homme qui pense, de l'homme capable de mesurer la sublimité de ces deux différents ordres d'esprit; je doute que cet homme fût de notre sentiment.
Au défaut des réflexions qu'il ferait là-dessus, tenons-nous-en à celles que le plus simple bon sens peut dicter, et que je vais rapporter, après avoir encore une fois établi bien exactement la question.
Une science, je dis celle de nos grands génies, où nous sommes tous, disons-nous, plus ou moins initiés, qui n'est une énigme pour personne, pas même dans ses profondeurs qu'on ne nous apprend point, qu'on ne fait que nous rappeler comme sublimes, quand on nous les présente, et jamais comme inconnues; une science, au moyen de laquelle on peut bien nous charmer, mais non pas nous instruire; une science qu'on apprend sans qu'on y pense, sans qu'on sache qu'on l'étudie, ne le cède-t-elle pas à des sciences si difficiles que le commun des hommes est réduit à n'en connaître que le nom, qui donnent à ceux qui les savent des connaissances d'une utilité admirable; à des sciences apparemment plus étrangères à l'esprit humain en général, puisqu'il faut expressément et péniblement les apprendre pour les savoir, et que peu de gens, après une étude même assidue, y font du progrès?
Voilà des objections qui paraissent fortes, et c'est leur force apparente qui fait qu'on s'y repose, et qu'on s'y fie.
Tâchons d'en démêler la valeur.
Le vrai philosophe dont je parlais tout à l'heure ne voudrait pas qu'on s'y trompât même en sa faveur: une imposture de notre imagination, si ce que nous pensons en est une, n'est pas digne de lui.
A l'égard de ces hommes qui nous abandonneraient volontiers à notre illusion là-dessus, pour profiter de l'injuste et faux honneur qu'elle leur ferait, ils ne méritent pas qu'on les ménage: examinons donc.
La science du coeur humain, qui est celle des grands génies, appelés d'abord beaux esprits, n'est, dit-on, une énigme pour personne; tout le monde l'entend, et qui plus est, on l'apprend sans qu'on y pense: d'accord.
Mais de ce qu'il nous est plus aisé de l'apprendre que les autres sciences, en doit-on conclure qu'elle est par elle-même moins difficile ou moins profonde que ces autres sciences? non, et c'est ici où est le sophisme.
Car cette facilité que nous trouvons à l'apprendre plus ou moins, et qui nous dissimule sa profondeur, ne vient point de sa nature, mais bien de la nature de la société que nous avons ensemble.
Ce n'est pas que cette science soit effectivement plus aisée que les autres, c'est la manière dont nous l'apprenons qui nous la fait paraître telle, comme nous le verrons dans un moment.
D'un autre côté, il faut étudier très expressément et très péniblement les autres sciences pour les savoir; d'accord aussi.
Mais ce n'est pas non plus qu'à force de profondeur elles aient par elles-mêmes le privilège particulier, et comme exclusif, d'être plus difficiles que la science de nos grands génies. C'est encore la nature de notre société qui produit cette difficulté accidentelle, et le travail solitaire et assidu qu'elles exigent; on pourrait les acquérir à moins de frais.
En un mot, c'est cette société qui nous oblige à de très grands efforts pour les savoir, et qui ne nous ouvre point d'autre voie.
C'est aussi cette société qui nous dispense de ces mêmes efforts pour savoir l'autre, et je vais m'expliquer.
Figurons-nous une science d'une pratique si urgente, qu'il faut absolument que tout homme, quel qu'il soit, la sache plus ou moins et de très bonne heure, sous peine de ne pouvoir être admis à ce concours d'intérêts, de relations, et de besoins réciproques qui nous unissent les uns et les autres.
Mais en même temps figurons-nous une science que par bonheur tous les hommes apprennent inévitablement entre eux.
Telle est la science du coeur humain, celle des grands hommes dont il est question.
D'une part, la nécessité absolue de la savoir; de l'autre, la continuité inévitable des leçons qu'on en reçoit de toutes parts font qu'elle ne saurait rester une énigme pour personne.
Comment, en effet, serait-il possible qu'on ne la sût pas plus ou moins?
Ce n'est pas dans les livres qu'on l'apprend, c'est elle au contraire qui nous explique les livres, et qui nous met en état d'en profiter; il faut d'avance la savoir un peu pour les entendre.
Elle n'a pas non plus ses professeurs à part, à peine suffiraient-ils pour vous en donner la plus légère idée, et rien de ce que je dis là n'en ferait une connaissance inévitable. C'est la société, c'est toute l'humanité même qui en tient la seule école qui soit convenable, école toujours ouverte, où tout homme étudie les autres, et en est étudié à son tour; où tout homme est tour à tour écolier et maître.
Cette science réside dans le commerce que nous avons tous, et sans exception, ensemble.
Nous en commençons l'insensible et continuelle étude presque en voyant le jour.
Nous vivons avec les sujets de la science, avec les hommes qui ne traitent que d'elle, avec leurs passions, qui l'enseignent aux nôtres, et qui même en nous trompant nous l'enseignent encore; car c'est une instruction de plus que d'y avoir été trompé: il n'y a rien à cet égard-là de perdu avec les hommes.
Voilà donc tout citoyen du monde, né avec le sens commun le plus simple et le plus médiocre; le voilà presque dans l'impossibilité d'ignorer totalement la science dont il est question, puisqu'il en reçoit des leçons continuelles, puisqu'elles le poursuivent, et qu'il ne peut les fuir.
Ce n'est pas là tout, c'est qu'à l'impossibilité comme insurmontable de ne pas s'instruire plus ou moins de cette science qui n'est que la connaissance des hommes, se joint pour lui une autre cause d'instruction que je crois encore plus sûre, et c'est une nécessité absolue d'être attentif aux leçons qu'on lui en donne.
Car où pourrait être sa place? et que deviendrait-il dans cette humanité assemblée, s'il n'y pouvait ni concourir ni correspondre à rien de ce qui s'y passe, s'il n'entendait rien aux moeurs de l'âme humaine, ni à tant d'intérêts sérieux ou frivoles, généraux ou particuliers qui, tour à tour, nous unissent ou nous divisent?
Que deviendrait-il si, faute de ces notions de sentiment que nous prenons entre nous et qui nous dirigent, si dans l'ignorance de ce qui nuit ou de ce qui sert dans le monde, et si par conséquent exposé par là à n'agir presque jamais qu'à contresens, il allait misérablement heurtant tous les esprits, comme un aveugle va heurtant tous les corps?
Il faut donc nécessairement qu'il connaisse les hommes, il ne saurait se soutenir parmi eux qu'à cette condition-là.
Il y va de tout pour lui d'être à certain point au fait de ce qu'ils sont pour savoir y accommoder ce qu'il est, pour juger d'eux, sinon finement, du moins au degré suffisant de justesse qui convient à son état et à la sorte de liaison ordinaire ou fortuite qu'il a avec eux.
Il y va toujours de sa fortune, toujours de son repos, souvent de son honneur, quelquefois de sa vie; quelquefois du repos, de l'honneur, de la fortune et de la vie des autres.
Suite des réflexions sur l'esprit humain à l'occasion de Corneille et de Racine
Il est donc indispensable à tout homme dans le monde de connaître un peu les hommes: il y va toujours de sa fortune, toujours de son repos, souvent de son honneur, quelquefois de sa vie; quelquefois du repos, de l'honneur, de la fortune et de la vie des autres.
Il lui importe, de tout ce que je dis là, qu'il soit instruit.
Mais comment se pourrait-il qu'il ne le fût pas, avec le besoin toujours urgent qu'il a de l'être, avec cette extrême et presque inévitable commodité qu'il a d'apprendre une science qui lui est enseignée par autant de maîtres qu'il y a d'hommes qui l'environnent?
Aussi en arrive-t-il qu'il ne sent ni la continuité, ni la fatigue de l'étude secrète qu'il en fait, aussi l'apprend-il comme son insu, sans qu'il y pense, sans que son expresse réflexion s'en mêle.
Ce serait une distraction à lui, que de songer qu'il étudie.
Ce n'est donc ni au caractère, ni à la faiblesse de la science, ni à son peu de profondeur qu'il faut attribuer l'apparente facilité qu'il trouve à l'apprendre; mais à la force de l'état où je le mets, mais à la manière unique dont il l'étudie, mais aux leçons continuelles, inévitables et toujours nécessaires qu'on lui en donne, enfin à la nature de la société qui, comme je l'ai déjà dit, en tient une école ouverte, et qui par là le dispense des efforts pénibles et fatigants dont il est impossible de l'exempter dans l'étude des autres sciences, parce que la société, qui nous laisse parfaitement libres d'ignorer ou de savoir ces sciences, ne se mêle plus de nous alors, et ne fait plus les frais de notre instruction, dès qu'il s'agit d'elles et de toute science qui n'est pas dans le cas de la nôtre, et je ne sache que la nôtre qui y soit.
J'en excepte pourtant la langue nationale de chaque pays, qui s'insinue dans l'esprit aussi aisément, aussi infailliblement que notre science, et d'une manière peut-être encore plus singulière.
Car, qu'on me permette de le dire en passant, ni l'intérêt qu'un enfant a de savoir sa langue, et que je ne crois pas qu'il sente d'abord, ni la commodité qu'il a de l'apprendre au milieu de tant d'hommes qui la parlent, qui sont ses maîtres sans y songer, et dont il est le disciple sans qu'il y pense; rien de tout cela, qui cependant lui sert beaucoup, n'est le véhicule le plus immédiat des instructions qu'il commence à recevoir.
Que cet enfant retienne tous les mots qu'il entend dire, on le comprend; mais que de chaque mot qui ne va jamais seul, et que nous mettons toujours avec d'autres, il parvienne à en saisir le sens que nous ne lui disons jamais, il entre dans cette opération-là plus de façon qu'on ne se l'imagine: c'est presque deviner, et non pas apprendre, c'est un secret entre la nature et lui, qui n'est guère explicable.
Un cerveau tendre, une âme neuve, vide d'idées, plus étonnée qu'elle ne le sera jamais des sons que nous articulons et qui la frappent, par conséquent plus attentive qu'on ne peut le dire à l'air et à la manière dont nous prononçons les mots, cherchant à savoir à quoi ils aboutissent et ce qu'ils signifient, et le cherchant avec une curiosité dont l'exactitude, la finesse et l'activité ne se retrouvent plus, et ne sont jamais attachées qu'aux premiers étonnements que l'âme éprouve; voilà vraisemblablement ce qui met encore un enfant en état de s'éclairer sur les mots de sa langue, voilà ce qui lui en révèle la signification, dont la connaissance, à mesure qu'il acquiert, l'introduit tout de suite dans l'étude imperceptible de notre science, ou de la connaissance des hommes. Mais revenons où nous en étions, sans pourtant renoncer à la liberté de m'interrompre quelquefois.
Je disais donc, en exceptant la langue nationale, que parmi le reste des connaissances humaines, à remonter des plus petites jusqu'aux plus grandes, on n'en trouvera pas une qui soit dans le cas de la science de nos grands génies, pas une dont l'ignorance nous retranche du commerce des hommes, pas une, je le répète encore, qui soit inévitable et absolument nécessaire; deux conditions sans lesquelles on n'apprend rien, pas même à lire, sans une étude expresse, et par la magie desquelles il n'y a rien dont on ne puisse être instruit sans qu'on s'en aperçoive. Voilà tout le mystère du peu d'effort qu'on croit faire en apprenant plus ou moins notre science, qui n'est la nôtre, qui n'est celle de tout le monde, qui ne s'insinue si aisément dans l'esprit que par un pur bénéfice de la société, quoique l'étude en soit plus continue, beaucoup plus intérieure, mais si involontaire, qu'elle n'avertit pas de ce qu'elle coûte; tandis qu'il n'est si difficile d'acquérir plus ou moins les sciences des philosophes, que parce qu'elles sont l'objet d'une étude particulière, que la société ne secourt point.
Voilà aussi tout le mystère de l'extrême résistance qu'elles nous font; il n'y faut pas entendre plus de finesse.
Et cependant c'est de cette résistance dont on n'observe pas la source, c'est de cette fatigue accidentelle qu'elles exigent, que dans le monde on infère qu'elles sont bien supérieures à notre science, et qu'on va même jusqu'à les regarder comme plus étrangères à l'esprit humain: autre distinction chimérique qui ne les honore point, et dont elles n'ont pas besoin pour être vraiment sublimes.
Ce n'est pas plus étrangères, c'est plus inusitées qu'il faut dire, et notre imagination se méprend de terme.
Car enfin, nous ne les avons pas créées, il n'y en a pas une qui, à la prendre dans son origine, et à remonter à ses premières notions, ne soit aussi naturelle à l'esprit humain que notre science.
Nous mesurons, nous calculons, nous comparons, nous observons tous d'après les objets matériels qui nous environnent, et dont nous ne pourrions pas nous démêler sans cela, qui souvent exposeraient notre existence, sans ces différentes sortes de jugements que nous portons d'eux, que nous avons à tout moment besoin d'en porter, et qui font essentiellement partie des conditions de notre état, et de cette espèce d'association que nous avons avec ces mêmes objets.
Or toutes les sciences émanent de là, et en voilà les principes jetés dans tous les esprits. Elles ne sont devenues des sciences que par le déploiement de ces principes; de sorte que tout homme est nécessairement un philosophe commencé, qui n'en demeurerait pas là dans un besoin urgent, et qui, moyennant ses commencements, et par le secours de l'étude, aurait eu droit à toute espèce de connaissance, proportionnément à sa capacité plus ou moins bornée; car il y a des esprits plus forts, il y en a de plus faibles, de plus moins faits pour chacune des sciences humaines, sans en excepter la nôtre. De toutes les routes que l'esprit humain peut suivre, aucune ne m'est interdite. Un autre y va mille fois plus loin que moi; mais j'y entre de droit, et la suis comme lui.
La force d'y aller loin, et en peu de temps, appartient à peu; mais le pouvoir d'y entrer, et d'y avancer lentement, difficilement et à certain point, appartient à tous et ne saurait, ce me semble, n'y pas appartenir, à moins que la nature ne manque ordinairement la formation des créature de notre espèce; mais pourquoi la manquerait-elle, pourquoi ne serait-elle si souvent en défaut que sur nous?
Entre-t-il plus de sortes de choses dans notre formation, et lui serait-il plus difficile de l'arranger que celle d'un oiseau, d'un lion, d'un poisson, d'un arbre, d'une fourmi même?
Il n'y a pas d'apparence; car, aussi bien que dans la formation de la créature humaine, il entre de tout dans tout ce qui végète et ce qui respire, et cependant la formation des autres êtres n'est presque jamais manquée, et se trouve toujours suffisamment ce qu'elle doit être.
Entrons dans un examen de cette formation, dont je crois avoir besoin pour bien établir ce que je vais dire.
Je commence par dire qu'il y a une formation permanente et fixement arrêtée pour chaque espèce d'être, et je vais développer ce que je dis là. Supposons que la nature, qu'à la vérité nous ne connaissons pas bien, mais dont le nom nous sert du moins de point d'appui dans nos conceptions, et dont nous pouvons d'ailleurs observer le procédé invariable et constant; supposons, dis-je, qu'elle n'ait jamais agi que sur des préparations primordiales et antérieures, que sur des dispositions générales qui attendaient son action; c'est-à-dire, supposons que les différents principes qui la composent, se soient, en se développant, rangés et distribués, unis et séparés d'une manière si invariable, qu'en conséquence, la première production d'un nombre infini d'êtres une fois faite, cette nature, sur quoi qu'elle ait agi depuis, et qu'elle agisse encore aujourd'hui, ait été et soit jusqu'ici assujettie à une répétition des mêmes êtres, et trouve partout des modèles, ou des destinations établies qui la contiennent dans un plan qu'elle ne peut franchir, qui se prête pourtant à ses écarts, à ce qu'elle produit quelquefois d'irrégulier ou d'excédant; mais qui s'y prête comme à des accidents sans conséquence. Quoi qu'il en soit de toutes ces suppositions, nous la voyons dans tous les temps ramener fidèlement les mêmes sortes de productions, toujours retrouver dans les différents êtres qu'elle produit, tous les points ou tous les principes assignés dont elle a besoin pour reproduire de semblables êtres, et pour perpétuer les espèces, qui de leur côté sont comme invinciblement inclinés à les restituer, je ne dis pas toujours si bien conditionnés, si complets, ou si fort à l'abri de tout accident dans leur développement, qu'ils arrivent toujours à bien, mais du moins à les restituer dans leur caractère si distinct, qu'aucun de ces points, ou de ces principes bien entiers, ne peut être employé, ni mis en mouvement, qu'il n'en arrive, si aucun accident ne s'en mêle, qu'il n'en arrive invariablement une créature ou un être d'une certaine espèce, et non pas d'une autre, et un être qui, en vertu de la sorte d'organisation qu'il acquiert, et de sa formation complète et commune aux êtres de son espèce, ne peut manquer d'être doué, non d'une partie seulement, mais de la généralité des attributs attachés à la formation complète et commune de cette même espèce. Je dis doué de la généralité des attributs; car comme il serait absurde de penser qu'une cause à qui rien ne manquerait pour produire plus ou moins fortement ou faiblement, un certain nombre d'effets, ne produisît pourtant que les deux tiers, ou que la moitié, ou que le quart du nombre de ces effets forts ou faibles, de même il serait absurde de penser qu'une formation, telle que je la suppose pour chaque espèce d'être, n'entraînât qu'une partie, ou des propriétés, ou des attributs inséparables d'une pareille formation; sorte d'accident qui ne peut jamais résulter que d'une formation qui n'est pas distincte, commune et complète.
Il n'y aurait qu'une lacune ou qu'une tournure totalement étrangère dans quelque partie de cette formation particulière, qui pût interrompre, faire cesser la généralité de propriétés ou d'attributs particulière à chaque espèce, et y mettre un vide; ce qui ferait des monstres, et les monstres sont rares dans toutes les espèces.
Je n'entends pas au reste que cette formation particulière à chaque espèce d'être soit toujours exactement la même, et n'ait qu'une seule manière d'être complète et commune; elle devient au contraire ce que je dis là en autant de diverses manières, et avec autant de sortes d'uniformités variées, qu'il y a d'êtres de la même espèce qui la reçoivent.
Ainsi les oiseaux volent, font leur nid, ont d'autres attributs que nous ne savons pas; le tout en vertu de leur formation uniforme, complète et commune entre eux, infailliblement suivie dans chacun d'eux de cette généralité d'attributs particulière à leur espèce.
Mais chacun d'eux jouit de sa généralité plus ou moins bien, ou plus ou moins mal, chacun d'eux vole d'une aile plus ou moins forte ou faible, fait son nid dans une perfection plus ou moins délicate, ou grossière, suivant la tournure particulière dans laquelle la formation est devenue complète, uniforme et commune, et ce que je dis ici de l'oiseau, je le dis de tous les animaux, de tout ce qui végète et ce qui respire; je le dis enfin de la créature qu'on appelle homme, et pour qui tout va de même à certain point, toute distinguée qu'elle est des autres créatures.
Il y a pour nous une formation aussi invariablement arrêtée, aussi diversement commune et complète que celle de chacun des autres êtres; mais qui toute diverse qu'elle est, ne sortant jamais d'un certain cercle de variété convenable et propre à notre être, et qui par là toujours générale, toujours uniforme, quoique toujours différente, se rapproche ou s'écarte plus ou moins, dans chacun de nous, de la meilleure manière de formation commune et complète, de la meilleure espèce de conformité générale de figure et d'organes intérieurs qu'on puisse recevoir, et produit conséquemment autant de sortes de généralités d'attributs communs, qu'elle prend de formes différemment communes; généralités qui, comme diverses, amènent toutes les différences plus ou moins considérables, souvent énormes qui nous distinguent, et comme généralités communes, nous conservent toutes les ressemblances qui nous rejoignent.
Tout homme ressemble donc à un autre, en ne ressemblant pourtant qu'à lui.
Il n'y a donc point d'homme qui, en qualité de créature humaine, ne doive être et ne soit en effet partagé à sa manière de tous les attributs qu'on voit dans les autres hommes; attributs au reste bien plus étendus que ceux des autres êtres, et d'un ordre bien supérieur, comme résultant de l'union de deux substances très distinctes, mais destinées à former un ensemble.
Point d'homme donc, quelque pesant, quelque faible et maladroit que vous le supposiez, qui ne soit pourtant plus ou moins propre et pliable à tous les exercices possibles de corps, qui n'ait son universalité, ou sa totalité d'attributs à cet égard. J'entends par là qui n'ait sa part de force, d'agilité, d'adresse, etc.
Quant aux affections de l'âme humaine, à toutes les façons de sentir, à tous les mouvements d'intérêt dont elle est capable ici-bas, et qu'on peut tous enfermer sous le nom d'amour-propre; point d'homme qui n'aime sa vie, son bien, son plaisir, sa gloire, ses avantages, qui ne tende à son bonheur quelconque, et qui, en vertu de ces principaux penchants que nous venons de nommer, ne soit plus ou moins susceptible d'une infinité de sensibilités qui en dérivent, et qui n'ait en lui de quoi se plaire à l'estime et à la bienveillance des hommes; de quoi se plaire à faire une action de bonté, d'humanité, de générosité, de justice, de fidélité, de reconnaissance; de quoi préférer d'être vrai à être faux, s'il y voit le même avantage passager ou durable; car on ne ment point par amour du mensonge, mais par quelque intérêt d'instant sérieux ou frivole. Mentir, c'est souvent vouloir étonner ou plaire; c'est craindre le mépris ou le blâme; c'est aimer sa gloire, son bien, quelquefois même sa vie; c'est céder à quelqu'une de ces diverses sensibilités que nous avons dites, et dont l'une, en de certains moments, l'emporte à propos ou mal à propos sur les autres.
Point d'homme enfin dont la formation commune et complète, de quelque étrange façon qu'elle soit, n'entraîne fortement ou faiblement en lui une possibilité, une disposition universelle d'être remué par tous les penchants qu'on voit dans les autres hommes, et que j'appelle attributs, parce qu'en eux-mêmes, et tout vicieux qu'ils deviennent, ils n'ont rien que de bon et d'utile, rien que de nécessaire, et que chacun d'eux peut être très bien placé dans ce tourbillon de dépendances et de circonstances où notre condition d'homme nous jette ici-bas, et que tantôt ils sont nos moyens légitimes de conservation personnelle, et tantôt les liens du commerce inévitable que nous contractons les uns avec les autres.
Point d'homme enfin, et voici de quoi il s'agit ici; car je n'ai parlé des attributs du corps, et de ceux de l'âme considérée comme sensible, que pour mieux montrer la ressemblance qui se trouve en nous à tous égards.
Point d'homme qui n'ait sa part universelle d'intelligence et de capacité, autrement dit son aptitude générale pour tout ce qui peut occuper et exercer l'esprit humain.
Il doit suffire de voir une science ou un art parmi les hommes, pour en conclure que chacun d'eux est nécessairement né avec la possibilité plus ou moins courte ou étendue d'y faire un certain progrès.
Voilà donc les trois sortes d'attributs que nous avons tous, et qu'il est impossible que nous n'ayons pas avec une formation commune, uniforme et complète; et voilà ce qu'on peut appeler la source ou l'origine, ou, si vous voulez, la matière commune de nos avantages ou de nos qualités de tout genre. Mais cette source ou cette matière, dira-t-on, que devient-elle donc dans la plupart des hommes qui paraissent si différents de ce qu'ils devraient être en tout sens? D'où leur viennent tant de misères qui déshonorent surtout leur âme et leur esprit? et quelle en est la source? Il n'y en a pas deux, c'est la même, celle dont on vient de parler, et que j'ai appelée la matière de nos avantages; car d'iniquité, de bassesse et de petitesse d'âme, de stupidité ou d'infériorité d'esprit positives, primitives, distinctes et proprement dites, il n'y en a point: rien de pareil n'a été créé pour nous.
Toutes les âmes se valent, il n'y en a ni de différentes espèces ni d'originellement plus sottes, plus médiocres, ou plus corrompues les unes que les autres par leur nature, ou par leur création, et nous n'avons besoin que de nos attributs, que de cette matière, ou de cette origine, ou de cette source commune de nos qualités même pour tout expliquer.
Et à commencer par ce que j'ai appelé les attributs du corps, la formation, telle qu'on l'a reçue, ne leur permet-elle d'agir ni de se répartir autant qu'il faut ni comme il faut? Nous voilà faibles, pesants et maladroits, cette même formation ne laisse-t-elle suffisamment percer aucune des sensibilités, aucun des penchants dont notre âme est généralement susceptible? ne leur donne-t-elle ni assez de liberté ni assez d'essor? Nous voilà de nulle valeur en fait d'âme, et d'une telle faiblesse ou médiocrité de caractère, soit en bien, soit en mal, que nous ne méritons pas d'être définis.
Ou bien parmi les affections, ou les penchants que j'ai appelés attributs, y en a-t-il quelques-uns, et seulement un ou deux, comme l'amour de notre intérêt, ou de notre plaisir, ou de notre gloire quelconque, à qui notre sorte de formation accorde une activité excessive et bien supérieure à celle qu'elle laisse à d'autres affections qui pourraient leur servir de frein, et nous solliciter avec succès, si elles avaient plus de sortie en nous? Comme alors cela rompt l'harmonie, l'économie, je dirais volontiers la police intérieure qui doit se trouver entre les penchants de notre âme, et qui, lorsqu'elle y est, fait qu'ils se corrigent, qu'ils se tempèrent, qu'ils se balancent, qu'ils se secourent, et qu'ils sont, tour à tour et dans l'occasion, le remède du désordre que tour à tour ils peuvent exciter en nous. Voilà notre âme livrée à l'irruption de ces penchants, trop dominants, trop sortants, qui disposent d'elle, et qui deviennent ou des vices, ou des faiblesses, ou des passions, ou des vertus vicieuses à force d'être outrées.
Il en est de même des attributs ou des aptitudes de l'âme considérée comme intelligente, autrement dit de l'esprit. Cette formation ne leur fait-elle pas assez de jour; l'impulsion de chacune de ces aptitudes trouve-t-elle trop d'obstacle, est-elle trop ralentie? nous voilà courts d'esprit, et d'une intelligence très bornée.
Enfin tous ces degrés de force ou de faiblesse, d'agilité ou de pesanteur de corps; tout ce qu'on peut imaginer de sortes de mérite ou d'indignité, de hauteur ou de petitesse, d'orgueil ou de bassesse, d'audace ou de timidité de l'âme humaine; tous ces degrés de capacité ou d'incapacité, d'engourdissement, de paresse ou de vivacité, de justesse et de netteté d'esprit; tout ce que nous remarquons de vices et de vertus quelconques, et tous ces mélanges infinis, incroyables, inexplicables, souvent contradictoires de bonnes et de mauvaises qualités qu'on voit en nous; tout vient de cette matière ou de cette origine que nous avons dite; tout se compose de ces différents attributs qui, quoique très bons et très nécessaires en eux-mêmes, comme nous l'avons déjà remarqué, nous font pourtant plus ou moins d'honneur ou de tort, suivant le jeu qu'ils ont en nous, suivant la manière dont ils percent à travers notre sorte de formation, qui non seulement sert de passage à l'action de chacun d'eux sur nous, mais qui communique encore à cette action toutes les perfections et tous les défauts des issues qu'elle lui offre: issues quelquefois heureuses, aisées et favorables, mais très souvent embarrassées, étroites, difficiles, tortueuses, bizarres, et trop inégales entre elles, surtout dans l'intérieur; je veux dire dans ces organes invisibles, et à nous inconnus, dont la conformité plus ou moins hétéroclite ou régulière, recèle ordinairement la cause de ce qu'il y a de fort ou de faible, de bon ou de mauvais dans l'âme et dans l'esprit de tous les hommes. Je dis de tous, sans en excepter un seul; car qui de nous est exempt de ce mélange, et peut se vanter d'avoir une formation si heureuse, qu'elle n'oppose encore quelque obstacle au meilleur jeu possible de nos trois sortes d'attributs, et par conséquent qu'elle n'altère, ou ne diminue plus ou moins les trois sortes de bénéfice que nous en pourrions tirer!
Mais aussi n'y a-t-il point d'homme à qui sa formation, quelque bizarrement commune et complète quelle soit, ne laisse le droit de dire: J'ai pourtant une petite, une insensible portion de tout ce qu'on appelle bonne qualité. Les autres hommes tirent plus de bénéfice que moi de chacune de leurs trois sortes d'attributs, leurs avantages sont beaucoup plus étendus que les miens; mais ils n'en ont pas un qui me soit étranger, pas un dont l'espèce me manque, et puisse totalement me manquer avec la formation que j'ai. Ainsi nos vices, nos défauts, nos mauvaises qualités de tout genre, ne marquent en nous la privation d'aucun des attributs humains; et ne signifient que l'emploi désavantageux que notre sorte de formation peut faire de ces attributs qui sont infailliblement en nous, qui résultent de notre ensemble, et dont même jamais le bénéfice ne disparaît tout entier dans qui que ce soit de nous. Où est en effet l'homme faible, pesant et mal adroit de corps, en qui vous ne démêlerez pas la part de force, d'agilité et d'adresse que j'ai dit qu'il avait, et dont, en l'examinant, vous le verrez faire en mille manières sourdes et secrètes, un usage journalier dont il ne s'aperçoit pas lui-même, et dont très souvent sa propre conservation dépend?
Quant aux attributs les plus estimables de l'âme sensible, et qu'on soupçonnerait le moins dans de certaines gens, où est l'homme vil, méprisable et pervers, en qui dans le cours de sa vie, et indépendamment de tout artifice, vous ne surprendrez pas des apparitions momentanées de toutes les sortes de vertus, de sentiments, ou de mouvements louables qu'on peut avoir? Et qui plus est; c'est qu'il n'est souffert dans la société des autres hommes, dans la société de ceux qui lui ressemblent, et qui ne valent pas mieux que lui; il ne s'y soutient que par cette teinte, que par cette portion imperceptible qu'il y met de toutes ces sortes de mouvements dont je parle, qui à la vérité ne parviennent à se montrer, qui ne font en lui de ces apparitions que j'appelle momentanées, qu'à la faveur du silence et de l'inaction où restent quelquefois les mouvements habituels auxquels il est sujet, qui ne sont devenus mauvais et supérieurs à ceux qui les régleraient, que par l'excès démesuré avec lequel ils percent en lui.
Quoi qu'il en soit, ce pervers lui-même ne supporterait pas la société de ses semblables, sans ce léger et presque insensible contingent de vertus que chacun d'eux y porte, et qui, tout léger qu'il est, empêche qu'ils ne se désunissent, et fait la balance réciproque de la perversité de leurs moeurs.
Je dis enfin qu'il n'y a point d'homme, quelque défaillant d'intelligence qu'il nous paraisse, en qui pourtant on ne découvre cette aptitude générale d'esprit dont nous avons parlé. Imaginez l'emploi, la fonction ou l'exercice d'esprit que vous voudrez, et montrez-nous un homme qui se trouve aussi incapable de s'en occuper, qu'un aveugle l'est de voir les couleurs. C'est cependant ce qui devrait arriver dans la plupart des hommes, sans cette aptitude générale d'esprit que nous avons tous, et dont ils tirent, non pas de quoi briller, mais de quoi se soutenir dans l'art ou dans la science, dans le métier ou dans l'emploi où l'on les a mis, comme ils en eussent tiré de quoi se rendre supportables dans toute autre fonction, ou dans tout autre exercice d'esprit qu'on leur eût fait embrasser; et c'est ce dont on ne saurait douter à voir comment les choses se passent dans ce monde, et vu la destination arbitraire et souvent fortuite qu'on fait d'eux.
Allons plus loin, l'homme à qui ces trois sortes d'attributs font le moins d'honneur ou le plus de tort, et en qui on les remarque le moins, ne peut-il vous les rendre plus reconnaissables, ne peut-il vous montrer qu'il les a que par cette petite et presque inapercevable portion de bénéfice que j'ai dit qu'il en tire? Est-il condamné sans retour à n'être que ce que la bizarrerie ou la malignité de sa formation veut qu'il soit? L'expérience nous prouve souvent le contraire. Il faut bien que la formation la plus ingrate et la plus défectueuse ne soit pas irrémédiable, et puisse devenir meilleure ou moins maligne, si nous le voulons. Il faut bien, malgré sa peu favorable ou sa trop dangereuse tournure, qu'il y ait en elle une flexibilité qui la soumette elle-même à la force de l'éducation, aux efforts de notre volonté, et qui la rende encore susceptible de notre part d'une dernière façon, et comme d'un dernier pli qui la corrige, ou qui diminue considérablement ses défauts; et ce qui prouve qu'elle obéit à son tour, et qu'on peut insensiblement, je ne dis pas la corrompre ou l'altérer, ce qui n'est que trop vrai, mais la disposer à donner un jeu plus favorable à chacune des trois sortes d'attributs que nous avons tous, c'est que tout fils de sauteur, bien ou mal fait, faible ou fluet, et en apparence le plus destitué de force, d'agilité et d'adresse, et à qui en effet, si on ne l'avait pas exercé, ces attributs-là, comme captifs, n'eussent jamais rapporté qu'un bénéfice presque inapercevable: c'est, dis-je, que ce fils de sauteur, élevé dans le métier de son père, peut devenir et devient en effet un sauteur lui-même, à la vérité médiocre, parce qu'il a de grands obstacles de formation à diminuer ou à vaincre; mais il passera dans le nombre, et peut-être n'aurait-il besoin que d'une jeunesse extrêmement prolongée pour pouvoir un jour se mettre au pair des meilleurs sauteurs: c'est qu'un méchant homme, un homme sans moeurs, un débauché à toute outrance, c'est qu'un homme sans honneur, en un mot un malhonnête homme se réforme: on en a des exemples, et on en aura toujours. Je ne parle pas de conversion, c'est une autre affaire; mais d'un changement moral auquel il arrive, ou par des attentions réitérées et victorieuses sur son propre intérêt mieux connu, ou sur la douceur de mener une vie dont le repos et l'innocence lui paraissent préférables aux satisfactions inquiètes, brutales, périlleuses ou criminelles qu'il avait coutume de se permettre, ou sur le plaisir aussi utile que flatteur d'acquérir l'estime et la bienveillance des hommes.
Enfin pour nous arrêter à notre objet principal, n'y a-t-il pas des hommes qu'on croyait être très bornés et sans esprit, qu'on regardait comme incapables d'une science, d'un art, ou d'un emploi quelconque, et qu'on a pourtant vu se révolter contre leur incapacité prétendue absolue, qu'on a vu passablement s'avancer, quelquefois même devenir assez habiles? et à force de temps, de désir, d'obstination et de patience, vaincre en partie les difficultés d'une formation rebelle, qui refusait de laisser suffisamment percer l'action des attributs d'esprit qu'ils avaient besoin d'avoir plus actifs pour réussir, et qui étaient comme enfouis en eux.
Poursuivons. Nous avons donc en nous une vocation, une possibilité plus ou moins déterminée pour tout ce qu'on veut que nous soyons, ou pour tout ce que nous avons besoin d'être. Nous naissons donc commencés pour tout, et il ne tient donc qu'à nous de partir de là pour nous avancer plus ou moins en tout. Ainsi de ce que d'habiles gens livrés à certaines études, à certains exercices d'esprit où ils excellent, font encore, quand il leur plaît, un peu de progrès dans d'autres exercices d'esprit, dans les mathématiques, dans la géométrie, ce n'est pas qu'ils aient le don particulier d'être universels; car, universel, qui est-ce qui ne l'est pas plus ou moins, en vertu de la formation, et de l'union de l'âme et du corps? Cette preuve de force qu'on croit qu'ils donnent, et qui paraît unique, n'est à cet égard qu'une preuve de leur universalité d'attributs, de leur généralité d'aptitudes, et de leur ressemblance générale avec tous les êtres de leur espèce. Excellent-ils dans cette nouvelle science à laquelle ils se livrent? il est certain qu'alors ce sont des hommes très rares, à qui les attributs ou les aptitudes d'esprit que nous avons tous font beaucoup d'honneur, et qui en jouissent plus heureusement et par plus de côtés que les autres hommes. Au surplus, quand un homme extrêmement supérieur dans d'autres talents, et fort de cette supériorité de génie qu'il y montre, vous dit hardiment et sans façon, comme je l'ai vu arriver quelquefois (car que ne voit-on pas?), qu'il n'a nulle aptitude pour les mathématiques, pour la géométrie, ou pour quelque science de ce genre; quand il parle gaiement du plus ou moins de disposition qu'il y faut, comme il parlerait d'un sens qui lui aurait été refusé, et dont il ne se soucie guère; car vraisemblablement il ne s'explique ainsi qu'avec la vanité d'espérer que, vu tout l'esprit qu'il a d'ailleurs, il n'en paraîtra que plus singulier, sans qu'il y perde; je lui réponds à mon tour qu'il ne juge pas bien de lui, qu'il n'a pas l'honneur d'être un monstre, qu'il prend sa paresse pour de l'impossibilité, que cette lacune dont il se vante n'est pas en lui, qu'il a comme nous son aptitude particulière pour chacune de ces sciences; que tous les jours il l'exerce, ainsi que je l'ai déjà dit ailleurs, qu'il ne tient qu'à lui de se surprendre usant de tous les commencements qu'il en a, mesurant, calculant, comparant, observant, voyant les rapports prochains d'une infinité de choses, suivant l'exigence de mille cas inévitables, dont il ne se tirerait pas sans cette aptitude qu'il nie d'avoir, sans ce commencement qu'il faut qu'il ait de toutes les sciences: commencement où il en demeure, et qui ne fait nul progrès chez lui, non plus que chez la plupart de tous les hommes qui, loin de l'employer pour aller plus loin par l'étude, ne font pas seulement réflexion qu'ils l'ont, et s'en servent sans soupçonner qu'il est en eux.
Pour achever de prouver qu'il est dans tout le monde comme la possibilité plus ou moins forte ou faible de connaître les hommes à certain point, imaginons un peuple très nombreux chez qui par hasard les mathématiques, et surtout la géométrie, fissent le bien unique de la société: prenons qu'on ne peut y être utile que par là, qu'on ne peut ni obéir, ni commander aux autres, ni avoir d'état ou de condition qu'avec plus ou moins de connaissance de ces sortes de sciences ou de cette géométrie; supposons en un mot qu'il n'y fût question que de ces sciences, et que sans elles on y fût condamné à n'avoir de commerce et de liaison avec qui que ce soit de ce peuple, à n'y être entendu de personne: doute-t-on que chez ce peuple nombreux la société n'enseignât inévitablement et nécessairement à devenir dès le berceau plus ou moins fort ou faible mathématicien, à devenir astronome, géomètre, physicien, de même que notre société, montée comme elle l'est, nous apprend à tous à devenir, dès le berceau; plus ou moins forts ou faibles connaisseurs d'hommes? Ce serait la même chose.
Supposons à présent qu'à côté de cette nation toute savante, il y eût, dans une ville ou dans un petit canton à part, un certain nombre de gens dont la société ressemblât précisément à la nôtre, et roulât sur les objets et sur les passions qui nous remuent.
La nation toute géomètre, toute astronome, toute physicienne, en parlant de ses propres savants les plus distingués, jugerait-elle bien d'eux, si, sous prétexte que leurs ouvrages rouleraient sur des sciences si faciles qu'elles ne seraient chez elle une énigme pour personne, et y seraient plus ou moins celles de tout le monde, elle n'accordait à ces savants qu'une sorte de capacité d'esprit bien inférieure à celle des grands génies qu'elle verrait dans le petit canton, et qu'elle croirait doués d'un don d'esprit beaucoup plus rare, parce qu'ils excelleraient dans une science, à son avis, bien plus étrangère à l'esprit humain, dans une science si sublime, si mystérieuse, dirait-elle, et si difficile, qu'on ne pourrait y rien entendre, sans aller l'étudier péniblement sous eux et dans leurs livres? Je demande si ce raisonnement serait bon: nous n'en faisons pas un meilleur, et nous nous trompons de même dans notre façon d'estimer nos plus beaux esprits. Ce qui contribue encore à rendre notre estime pour eux moins sérieuse qu'elle ne devrait l'être, c'est le nombre infini d'auteurs médiocres que nous avons dans notre science: mais il n'en faut pas conclure qu'il soit plus aisé ni moins admirable d'y exceller.
Souvenons-nous donc que notre public en tient une école inévitable et toujours ouverte, et qu'à la faveur de cette école, où tout le monde s'instruit un peu, beaucoup de gens, comme je le fais, peut-être s'imaginent en savoir assez pour pouvoir s'aventurer à écrire, et que plus il y aura de ces gens-là, plus il y aura aussi d'auteurs plats et médiocres. La nation toute savante en aurait autant que nous; et pourquoi en serait-il de même chez elle? En voici la raison, qui est fort simple. C'est que la variété possible des formations qui ne nous donnent que des aptitudes plus ou moins médiocres pour tout exercice d'esprit, est immense. Aussi, en toute science, en tout art quelconque, en tout ce qui demande de l'intelligence, ne voit-on presque que des médiocrités de différents degrés parmi les hommes. C'est à quoi en général les opérations de la nature aboutissent pour nous à cet égard, et autant qu'on en peut juger: médiocrité diverse de bonnes et de mauvaises qualités qui est, soit dit en passant, notre lot le plus ordinaire comme celui de tous les êtres.
Réflexions
Dire d'un homme...
Dire d'un homme qu'il a trop de prudence, trop de sagesse, trop de bonté, trop de courage, trop d'esprit, ce n'est point dire qu'il a une prudence, un esprit, un courage infini; de toutes les qualités dont je parle là, on n'en a jamais trop quand on n'en a qu'infiniment, et jamais on n'en a infiniment quand on en a trop.
La trop grande prudence va pourtant bien loin, mais trop loin, et d'un loin qui sort de la ligne de l'infinité de prudence, infinité qui ne signifie autre chose qu'une justesse infinie de vue; une prudence infinie n'est jamais excessive, elle n'a pas ce défaut-là; sa justesse infinie de vue l'en garantit: trop de prudence fait qu'on en manque, comme trop de finesse fait qu'on n'est plus fin.
Etre toujours infiniment prudent, c'est ne l'être jamais plus qu'il ne faut; une prudence infinie vous apprend jusqu'à quel point vous devez porter vos mesures en tel ou tel cas; vous fait sentir que vous les trahiriez, si vous les portiez plus loin, et que vous les trahiriez par telle ou telle raison.
Ainsi voir les raisons qui doivent vous empêcher de porter vos précautions plus loin; voir précisément le point où il faut les borner, voir celles qu'il faut négliger, celles qu'il faut cacher ou montrer; voilà ce qu'on appelle voir avec une justesse infinie; et c'est en tout cela que consiste l'infinité de prudence.
Trop de courage fait le téméraire; avec trop de courage on se perd; avec un courage infini on se sauve, ou l'on triomphe; on fait tout ce qu'il est possible de faire, on ne s'arrête qu'à l'impossible; il n'y a jamais de qualité infinie qui ne soit sage; point de qualité excessive qui ne soit folle; quelque quantité de vues que fournisse le trop de prudence, il n'y en a pas une qui soit une conséquence nécessaire de l'autre; ce sont autant de vues imperceptiblement détachées.
Où le trop d'une qualité commence, la qualité finit et prend un autre nom. Ainsi le trop libéral n'est qu'un prodigue, dont on aime la prodigalité, sans pouvoir la trouver raisonnable.
Le trop courageux n'est qu'un furieux, qu'un téméraire qui peut tout perdre: le trop prudent, qu'un rêveur, qui passe toujours le but de la prudence qu'il faut; qui ajoute à la difficulté de ses entreprises, par la multiplicité des précautions qu'il prend mal à propos, et qui se cache en tant d'endroits, qu'à la fin on le découvre.
Le trop sage n'est qu'un homme hétéroclite, qu'un fou grave; l'ami excessif, qu'un homme souvent nuisible, aussi dangereux qu'un ennemi même; le trop spirituel, qu'un homme qui n'a pas assez d'esprit pour contenir le sien, pour ne pas noyer la force ou la finesse de ses idées dans l'abondance de ses idées mêmes; qui n'a jamais assez d'esprit pour savoir la juste mesure qu'il en faut avoir, et d'où dépend en toute occasion le succès de l'esprit même.
I. Sur les Romains
Il n'y a point eu d'Empire avant celui des Romains, qui ait été si difficile à établir que le leur. Aussi n'y a-t-il point eu de peuple qui ait été préparé de si longue main pour devenir le maître du monde.
Ce qui mit autrefois les Perses en état de fonder leur monarchie, ce fut l'éducation austère qu'ils recevaient chez eux; et pour parler plus exactement, ce fut une grande place, où suivant les âges et dans différentes classes, on les accoutumait à une vie sobre, à des exercices qui les rendaient sains et robustes, où on leur inspirait du courage, de l'honneur et de la soumission à leurs chefs, où on leur apprenait à dire la vérité et à détester l'ingratitude; ce qui donne en effet à l'âme un caractère mâle et généreux: et ce fut de cette place que sortirent les vainqueurs de l'Asie; ce fut là qu'ils se formèrent; il ne leur en fallut pas davantage alors pour être supérieurs à toutes les nations qu'ils attaquèrent. Lorsqu'ensuite les Macédoniens vinrent renverser leur Empire, ils eurent besoin à leur tour d'être plus formés et plus avancés que ne l'avaient été les Perses. Il n'était plus si aisé de soumettre le monde; il avait déjà éprouvé plusieurs dominations, et il devait être capable de plus de résistance, parce qu'il avait été plus agité.
Il est vrai que les Perses, depuis la fondation de leur Empire, étaient devenus bien efféminés et bien mols, et on en conclurait que dans cet état on pouvait les subjuguer aussi aisément qu'ils avaient subjugué les autres; mais il faut observer que leur mollesse n'était plus qu'un abus de la puissance et de la prospérité qu'ils avaient acquises, et que c'était la mollesse d'une nation plus instruite et moins neuve.
Ils avaient le ressouvenir orgueilleux de leurs conquêtes passées, aussi bien que l'histoire de tous les événements qui les avaient précédés, et ce sont là des lumières et même de vraies forces.
Ajoutez-y leurs fréquents démêlés avec les Grecs, les révoltes de leurs propres satrapes qu'ils étaient obligés de réduire, et tout cela ensemble en faisait une nation plus superbe, qui se croyait plus respectable, qui avait le secours de plus de connaissances, et dont la défaite devait coûter plus de peine.
Ainsi, ces leçons domestiques de courage et de vigueur, qui avaient autrefois suffi aux Perses pour s'établir, n'auraient pas suffi aux Macédoniens pour les vaincre.
Aussi en reçurent-ils de bien plus sûres et de bien plus instructives.
Ce fut dans les combats, et pendant plus de vingt ans d'exercice, qu'ils apprirent à devenir soldats sous les meilleurs maîtres de ce temps-là, sous Philippe qui les commandait, qui était le premier homme de son siècle, et on peut dire aussi sous les Grecs à qui Philippe avait le plus souvent à faire, et qui étaient alors la seule nation du monde qui entendît la guerre, et qui pouvait, par conséquent, en donner les meilleures leçons à ses ennemis même.
Du temps des premiers empereurs de Rome, on ne pouvait pas dire que l'Etat eût un maître, eût un gouvernement assuré. Tout y était une espèce de fiction de république et de monarchie.
En voici la preuve; c'est que depuis César, qui lui-même avait affecté de gouverner avec le Sénat, Auguste, qui lui succéda, ne se disait point le maître, ou du moins se faisait conserver sa charge de maître par le Sénat, de qui il feignait de recevoir son pouvoir, à chaque fois qu'il paraissait expirer.
Enfin, c'est que Tibère en fit autant, et de façon qu'il n'y avait rien de moins établi, rien de moins décidé dans les esprits que les droits d'un vrai maître.
Et à quoi pouvait aboutir un pareil gouvernement, où le citoyen n'était ni sujet ni libre, où il n'y avait que de lâches esclaves, qui affectaient une liberté qu'ils n'avaient plus, et un maître hypocrite qui affectait d'observer une égalité dont il ne laissait que la chimère?
Pourquoi soutenait-on le mensonge de part et d'autre? Pour ne pas supprimer l'idée que la république était toujours la maîtresse, et cette idée, quoique réduite à n'être que cela, sauvait la fierté du nom romain, et dissimulait l'insolence du nom de maître.
II. Sur les hommes
En général, il peut y avoir un degré d'ignorance meurtrière parmi les hommes en fait de morale.
Il y a un degré de connaissance qui leur nuit peut-être encore davantage.
Il y a une médiocrité de connaissance dont ils se trouveraient mieux, et qui est le point où il faudrait qu'ils fussent.
Dans ce degré médiocre, ils en sauraient assez pour savoir se rendre suffisamment heureux, et pas assez pour savoir échapper aux reproches d'être méchants.
Plus les hommes, par la finesse de leur esprit, connaissent d'iniquités de coeur, et plus ils commettent de crimes.
En vain cette même finesse leur apprend-elle de nouvelles vertus, ils s'en tiennent à les savoir, et ne les exercent pas; mais pour des crimes, malheur à toute société d'hommes qui ont assez d'esprit et d'expérience pour savoir en combien de façons fines, secrètes et impunies, on peut manquer d'honneur, de justice et de vertu.
Il faudrait donc pour le bonheur des hommes, qu'ils ne fussent ni trop ignorants ni trop avancés.
Trop d'ignorance leur donne des moeurs barbares; le trop d'expérience leur en donne d'habilement scélérates.
La médiocrité de connaissance leur en donnerait de plus douces.
Une des plus fortes raisons des conquêtes et de la supériorité des Romains sur toutes les nations, c'était la fierté qu'un Romain recevait avec son éducation.
C'était cette opinion superbe qu'il avait de la dignité de son nom; c'était l'opinion que les autres peuples en avaient eux-mêmes.
Ce nom de Romain assujettissait leur imagination, c'était un titre sous lequel elle pliait: la haine même qu'on avait pour les Romains tirait son origine de l'épouvante et du respect qu'ils inspiraient.
Aujourd'hui cette haute opinion qu'un peuple aurait de lui-même, celle que les autres peuples en auraient, ne ferait plus tant de fracas.
Les hommes ne sont plus susceptibles de cet abattement, ni de ce tour d'imagination en faveur d'une autre nation. On s'est trop éprouvé de part et d'autre, et l'orgueil d'une nation n'en imposerait pas jusque-là.
Mais cet orgueil, malgré le médiocre effet qu'il produirait aujourd'hui, en produirait encore un assez grand, pour rendre une nation extrêmement respectable, pour faire chez elle d'excellents soldats, qu'on regarderait comme excellents ailleurs.
Enfin, ce serait en tout temps un furieux avantage pour un peuple, que cette idée altière qu'il aurait de lui-même: c'est une espèce d'arme qui ajouterait à la force, et qui ferait une partie de la faiblesse des autres.
Il est, pour ainsi dire, heureux de battre les esprits, avant qu'on batte les corps.
Combien y a-t-il de Sylla, de Crassus, de Marius, de César même, étouffés sous un gouvernement monarchique?
Eh! tant mieux! Ces gens-là ne sont bons que dans l'histoire, où pourtant nous aurions intérêt de ne les pas mettre, où nous avons la cruauté de nous amuser des spectacles sanglants qu'ils ont donnés; et si jamais les hommes deviennent sages, leur histoire n'amusera guère.
Toutes les fois qu'un grand homme, un grand politique a besoin d'un crime pour réussir dans son entreprise, dressez-lui des statues s'il ne le commet pas.
Voilà l'homme digne d'exciter le sentiment de notre excellence à le proclamer grand.
Mais quand nous admirons des hommes qui auraient mérité d'expier dans les supplices les moyens dont ils se sont servis pour arriver au succès; des hommes qui ont prostitué leur âme au besoin qu'ils avaient d'un crime, qui n'ont pas eu la force de se refuser aux expédients de ces scélérats qu'on extermine, notre admiration ici n'est plus qu'une démence.
Les discours d'enthousiaste et d'inspiré que Cromwell tenait souvent dans l'armée, et qui auraient dû le ruiner de crédit, lui qui n'était encore qu'officier général, la réussite de ces mêmes discours, la continuation de sa faveur auprès de tant de bons esprits ses camarades, tout cela marque que dans de longs démêlés, et qu'à force de partis, de raisonnements et de cabales dans une grande affaire; tout cela marque, dis-je, qu'il se fait une telle fermentation dans les meilleurs esprits, qu'ils s'écartent tant de la raison et du bon sens, qu'ils s'en éloignent par un écart si insensible, quoique journalier, qu'on peut assurer que la tête des hommes en cet état, n'est plus la tête qu'ils avaient avant leurs débats; qu'elle est totalement altérée, et à leur insu; ce ne sont plus les mêmes hommes; et ceux qui gardent tout leur esprit, qui restent comme ils étaient auparavant, et avec le même flegme, sont des hommes vraiment supérieurs aux autres; mais peut-être par-là même bien plus hors de service, alors, que ces vigoureuses imaginations, comme était celle de Cromwell, de qui les esprits, dans l'état où ils étaient, relevaient bien plus qu'ils n'eussent relevé d'une raison sagement sublime, mais trop peu ardente pour eux.
A l'égard de Cromwell, on dira qu'il jouait ses inspirations; soit: mais il fallait une furieuse ardeur d'imagination pour espérer quelque succès de ces ridicules inspirations, et pour être délivré de la pudeur qui les lui aurait défendues; il ne se croyait pas inspiré, il n'avait pas cette folie-là; mais il avait le degré d'emportement qu'il fallait pour oser espérer qu'il réussirait, s'il se disait inspiré.
Cet emportement, par l'événement, a passé pour une politique prudente; mais n'importe: tant de chaleur ne va pas sans quelques grains de fine extravagance, qui donnent le courage de hasarder certains moyens.
Il y a les ressources d'une politique sensément profonde.
Il y a les ressources d'une politique excessivement hardie et presque impudente, à force d'audace et de grossièreté dans ses moyens; il faut quelquefois de ces dernières ressources-là; c'est-à-dire que, dans de certaines occasions, il faut des fous d'un puissant esprit.
Un sage avec les lumières les plus sublimes périrait là, un fou d'un puissant esprit périrait ailleurs.
A quoi bon faire des livres pour instruire les hommes? les passions n'ont jamais lu; il n'y a point d'expérience pour elle, elles se lassent quelquefois, mais elle ne se corrigent guère, et voilà pourquoi tant d'événements se répètent.
Entre gens de même profession, de même métier ou de même talent, toute la justice que les hommes peuvent se rendre, c'est d'estimer très sobrement ceux qui sont très estimables.
Ils ne s'avouent pas entre eux plus d'estime que cela; ce qu'ils en doivent de plus est dans le fond de leur conscience, où ils ne veulent pas la voir. Leur amour-propre fait si bien, qu'il ne la sait pas lui-même, quoiqu'il ait toujours besoin de se persuader qu'il l'ignore.
Qu'on demande par quel art ce que je dis là peut se passer dans l'esprit, et comment il est possible qu'un homme connaisse une vérité, et en même temps se garde le secret de la connaissance qu'il en a!
C'est ce qui serait si difficile à expliquer qu'on ne s'entendrait pas.
Le miroir
Si vous aimez, monsieur, les aventures un peu singulières, en voici une qui a de quoi vous contenter: je ne vous presserai point de la croire; vous pouvez la regarder comme un pur jeu d'esprit, elle a l'air de cela; cependant c'est à moi qu'elle est arrivée.
Je ne vous dirai point au reste dans quel endroit de la terre j'ai vu ce que je vais vous dire. C'est un pays dont les géographes n'ont jamais fait mention, non qu'il ne soit très fréquenté; tout le monde y va, vous y avez souvent voyagé vous-même, et c'est l'envie de m'y amuser qui m'y a insensiblement conduit. Commençons.
Il y avait trois ou quatre jours que j'étais à ma campagne, quand je m'avisai un matin de me promener dans une allée de mon parc; retenez bien cette allée, car c'est de là d'où je suis parti pour le voyage dont j'ai à vous entretenir.
Dans cette allée je lisais un livre dont la lecture me jeta dans de profondes réflexions sur les hommes.
Et de réflexions en réflexions, toujours marchant, toujours allant, je marchai tant, j'allai tant, je réfléchis tant, et si diversement, que sans prendre garde à ce que je devenais, sans observer par où je passais, je me trouvai insensiblement dans le pays dont je parlais tout à l'heure, où j'achevai de m'oublier, pour me livrer tout entier au plaisir d'examiner ce qui s'offrait à mes regards, et en effet le spectacle était curieux. Il me sembla donc, mais je dis mal, il ne me sembla point: je vis sûrement une infinité de fourneaux plus ou moins ardents, mais dont le feu ne m'incommodait point, quoique j'en approchasse de fort près.
Je ne vous dirai pas à présent à quoi ils servaient; il n'est pas encore temps.
Ce n'est pas là tout; j'ai bien d'autres choses à vous raconter. Au milieu de tous les fourneaux était une personne, ou, si vous voulez, une divinité, dont il me serait inutile d'entreprendre le portrait, aussi n'y tâcherai-je point.
Qu'il vous suffise de savoir que cette personne ou cette divinité, qui en gros me parut avoir l'air jeune, et cependant antique, était dans un mouvement perpétuel, et en même temps si rapide, qu'il me fut impossible de la considérer en face.
Ce qui est de certain, c'est que dans le mouvement qui l'agitait, je la vis sous tant d'aspects que je crus voir successivement passer toutes les physionomies du monde, sans pouvoir saisir la sienne, qui apparemment les contenait toutes.
Ce que je démêlai le mieux, et ce que je ne perdis jamais de vue, malgré son agitation continuelle, ce fut une espèce de bandeau, ou de diadème, qui lui ceignait le front, et sur lequel on voyait écrit LA NATURE.
Ce bandeau était large, élevé, et comme partagé en deux miroirs éclatants, dans l'un desquels on voyait une représentation inexplicable de l'étendue en général, et de tous ses mystères; je veux dire des vertus occultes de la matière, de l'espace qu'elle occupe, du ressort qui la meut, de sa divisibilité à l'infini; en un mot de tous ses attributs dont nous ne connaissons qu'une partie.
L'autre miroir qui n'était séparé du premier que d'une ligne extrêmement déliée, représentait un être encore plus indéfinissable.
C'était comme une image de l'âme, ou de la pensée en général; car j'y vis toutes les façons possibles de penser et de sentir des hommes, avec la subdivision de tous les degrés d'esprit et de sentiment, de vices et de vertus, de courage et de faiblesse, de malice et de bonté, de vanité et de simplicité que nous pouvons avoir.
Enfin tout ce que les hommes font, tout ce qu'ils peuvent être, et tout ce qu'ils ont été, se trouvait dans cet exemplaire des grandeurs et des misères de l'âme humaine.
J'y vis, je ne sais comment, tout ce qu'en fait d'ouvrages, l'esprit de l'homme avait jusqu'ici produit ou rêvé, c'est-à-dire j'y vis depuis le plus mauvais conte de fée, jusqu'aux systèmes anciens et modernes les plus ingénieusement imaginés; depuis le plus plat écrivain jusqu'à l'auteur des Mondes: c'était y trouver les deux extrémités. J'y remarquai l'obscure philosophie d'Aristote; et malgré son obscurité, j'en admirai l'auteur, dont l'esprit n'a point eu d'autres bornes que celles que l'esprit humain avait de son temps; il me sembla même qu'il les avait passées.
J'y observai l'incompréhensible et merveilleux tour d'imagination de ceux qui durant tant de siècles ont cru non seulement qu'Aristote avait tout connu, tout expliqué, tout entendu, mais qui ont encore cru tout comprendre eux-mêmes, et pouvoir rendre raison de tout d'après lui.
J'y trouvai cette idée du Père Malebranche, ou, si vous voulez, cette vision aussi raisonnée que subtile et singulière, et qui n'a pu s'arranger qu'avec tant d'esprit, qui est que nous voyons tout en Dieu.
Le système du fameux Descartes, cet homme unique, à qui tous les hommes des siècles à venir auront l'éternelle obligation de savoir penser, et de penser mieux que lui; cet homme qui a éclairé la terre, qui a détruit cette ancienne idole de notre ignorance; je veux dire le tissu de suppositions, respecté depuis si longtemps, qu'on appelait philosophie, et qui n'en était pas moins l'ouvrage des meilleurs génies de l'antiquité; cet homme enfin qui, même en s'écartant quelquefois de la vérité, ne s'en écarte plus en enfant comme on faisait avant lui, mais en homme, mais en philosophe, qui nous a appris à remarquer quand il s'en écarte, qui nous a laissé le secret de nous redresser nous-mêmes; qui, d'enfants que nous étions, nous a changés en hommes à notre tour, et qui, n'eût-il fait qu'un excellent roman, comme quelques-uns le disent, nous a du moins mis en état de n'en plus faire.
Le système du célèbre, du grand Newton, et, par la sagacité de ses découvertes, peut-être plus grand que Descartes même, s'il n'avait pas été bien plus aisé d'être Newton après Descartes, que d'être Descartes sans le secours de personne, et si ce n'était pas avec les forces que ce dernier a données à l'esprit humain, qu'on peut aujourd'hui surpasser Descartes même. Aussi voyais-je qu'il y a des génies admirables, pourvu qu'ils viennent après d'autres, et qu'il y en a de faits pour venir les premiers. Les uns changent l'état de l'esprit humain, ils causent une révolution dans les idées. Les autres, pour être à leur place, ont besoin de trouver cette révolution toute arrivée, ils en corrigent les auteurs, et cependant ils ne l'auraient pas faite.
J'observai tous les poèmes qu'on appelle épiques, celui de l'Iliade dont je ne juge point, parce que je n'en suis pas digne, attendu que je ne l'ai lu qu'en français, et que ce n'est pas là le connaître; mais qu'on met le premier de tous, et qui aurait bien de la peine à ne pas l'être, parce qu'il est grec, et le plus ancien. Celui de l'Énéide qui a tort de n'être venu que le second, et dont j'admirai l'élégance, la sagesse et la majesté; mais qui est un peu long.
Celui du Tasse, qui est si intéressant, qui est un ouvrage si bien fait, qu'on lit encore avec tant de plaisir dans la dernière traduction française qu'un habile académicien en a faite; qui y a conservé tant de grâces; qui ne vous enlève pas, mais qui vous mène avec douceur, par un attrait moins aperçu que senti; enfin qui vous gagne, et que vous aimez à suivre, en français comme en italien, malgré quelque petits concettis qu'on lui reproche, et qui ne sont pas fréquents.
Celui de Milton, qui est peut-être le plus suivi, le plus contagieux, le plus sublime écart de l'imagination qu'on ait jamais vu jusqu'ici.
J'y vis le Paradis terrestre, imité de Milton, par Mme Du... Bo..., ouvrage dont Milton même eût infailliblement adopté la sagesse et les corrections, et qui prouve que les forces de l'esprit humain n'ont point de sexe. Ouvrage enfin fait par un auteur qui partout y a laissé l'empreinte d'un esprit à son tour créateur de ce qu'il imite, et qui tient en lui, quand il voudra, de quoi mériter l'honneur d'être imité lui-même.
Celui de la Henriade, ce poème si agréablement irrégulier, et qui à force de beautés vives, jeunes, brillantes et continues, nous a prouvé qu'il y a une magie d'esprit, au moyen de laquelle un ouvrage peut avoir des défauts sans conséquence.
J'oubliais celui de Lucain qui mérite attention, et où je trouvai une fierté tantôt romaine et tantôt gasconne, qui m'amusa beaucoup.
Je n'aurais jamais fait si je voulais parler de tous les poèmes que je vis; mais j'avoue que je considérai quelque temps celui de Chapelain, cette Pucelle si fameuse et si admirée avant qu'elle parût, et si ridicule dès qu'elle se montra.
L'esprit que Chapelain avait eu de son vivant était là aussi bien que son poème, et il me sembla que le poème était bien au-dessous de l'esprit.
J'examinai en même temps d'où cela venait, et je compris, à n'en pouvoir douter, que si Chapelain n'avait su que la moitié de la bonne opinion qu'on avait de lui, son poème aurait été meilleur, ou moins mauvais.
Mais cet auteur, sur la foi de sa réputation, conçut une si grande et si sérieuse vénération pour lui-même, se crut obligé d'être si merveilleux, qu'en cet état il n'y eut point de vers sur lequel il ne s'appesantit gravement pour le mieux faire, point de raffinement difficile et bizarre dont il ne s'avisât; et qu'enfin il ne fit plus que des efforts de misérable pédant, qui prend les contorsions de son esprit pour de l'art, son froid orgueil pour de la capacité, et ses recherches hétéroclites pour du sublime.
Et je voyais que tout cela ne lui serait point arrivé, s'il avait ignoré l'admiration qu'on avait eue d'avance pour sa Pucelle.
Je voyais que Chapelain moins estimé en serait devenu plus estimable; car dans le fond il avait beaucoup d'esprit, mais il n'en avait pas assez pour voir clair à travers tout l'amour-propre qu'on lui donna; et ce fut un malheur pour lui d'avoir été mis à une si forte épreuve que bien d'autres que lui n'ont pas soutenue.
Il n'y a guère que les hommes absolument supérieurs, qui la soutiennent, et qui en profitent, parce qu'ils ne prennent jamais de ce sentiment d'amour-propre que ce qu'il leur en faut pour encourager leur esprit.
Aussi le public peut-il présumer de ceux-là tant qu'il voudra, il n'y sera point trompé, et ils n'en seront que mieux. Ce n'est qu'en les admirant un peu d'avance, qu'il les met en état de devenir admirables; ils n'oseraient pas l'être sans cela, ou peut-être ignoreraient-ils combien ils peuvent l'être.
Voici encore des hommes d'une autre espèce à cet égard-là, et que je vis aussi dans la glace. L'estime du public perdit Chapelain, elle fut cause qu'il s'excéda pour s'élever au-dessus de la haute idée qu'on avait de lui, et il y périt: ceux-ci au contraire se relâchent en pareil cas; dès que le public est prévenu d'une certaine manière en leur faveur, ils osent en conclure qu'il le sera toujours, et qu'ils ont tant d'esprit, que même en le laissant aller cavalièrement à ce qui leur en viendra, sans tant se fatiguer, ils ne sauraient manquer d'en avoir assez et de reste, pour continuer de plaire à ce public déjà si prévenu.
Là-dessus ils se négligent, et ils tombent. Ce n'est pas là tout. Veulent-ils se corriger de cet excès de confiance qui leur a nui? je compris qu'ils s'en corrigent tant, qu'après cela ils ne savent plus où ils en sont. Je vis que dans la peur qui les prend de mal faire, ils ne peuvent plus se remettre à cet heureux point de hardiesse et de retenue, où ils étaient avant leur chute, et qui a fait le succès de leurs premiers ouvrages.
C'est comme un équilibre qu'ils ne retrouvent plus, et quand ils le retrouveraient, le public ne s'en aperçoit pas d'abord: il renonce difficilement à se moquer d'eux; il aime à prendre sa revanche de l'estime qu'il leur a accordée; leur chute est une bonne fortune pour lui.
Il faut pourtant faire une observation: c'est que parmi ceux dont je parle, il y en a quelques-uns que leur disgrâce scandalise plus qu'elle ne les abat, et qui ramassant fièrement leurs forces, lancent, pour ainsi dire, un ouvrage qui fait taire les rieurs, et qui rétablit l'ordre.
En voilà assez là-dessus: je me suis peut-être un peu trop arrêté sur cette matière; mais on fait volontiers de trop longues relations des choses qu'on a considérées avec attention.
Venons à d'autres objets: j'en remarquai quatre ou cinq qui me frappèrent, et qui, chacun dans leur genre, étaient d'une beauté sublime.
C'était l'inimitable élégance de Racine, le puissant génie de Corneille, la sagacité de l'esprit de La Motte, l'emportement admirable du sentiment de l'auteur de Rhadamiste, et le charme des grâces de l'auteur de Zaïre.
Je m'attendrissais avec Racine, je me trouvais grand avec Corneille; j'aimais mes faiblesses avec l'un, elles m'auraient déshonoré avec l'autre.
L'auteur de Zaïre ennoblissait mes idées; celui de Rhadamiste m'inspirait des passions terribles; il sondait les profondeurs de mon âme, et je pensais avec La Motte... Permettez-moi de m'arrêter un peu sur ce dernier.
C'était un excellent homme, quoiqu'il ait eu tant de contradicteurs: on l'a mis au-dessous de gens qui étaient bien au-dessous de lui, et le miroir m'a appris d'où cela venait en partie.
C'est qu'il était bon à tout, ce qui est un grand défaut; il vaut mieux, avec les hommes, n'être bon qu'à quelque chose, et La Motte avait ce tort.
Qu'est-ce que c'est qu'un homme qui ne se contente pas d'être un des meilleurs esprits du monde en prose, et qui veut encore faire des opéras, des tragédies, des odes pindariques, anacréontiques, des comédies même, et qui réussit en tout ce que je dis là, qui plus est? Cela est ridicule.
Il faut prendre un état dans la république des Lettres, et ce n'est pas en avoir un que d'y faire le métier de tout le monde; aussi ses critiques ont-ils habilement découvert que La Motte, avec toute sa capacité prétendue, n'était qu'un philosophe adroit qui savait se déguiser en ce qu'il voulait être, au point que sans son excellent esprit, qui le trahissait quelquefois, on l'aurait pris pour un très bel esprit; c'était comme un sage qui aurait très bien contrefait le petit-maître.
On dit que la première tragédie dont on ignorait qu'il fut l'auteur, passa d'abord pour être un ouvrage posthume de Racine.
Dans ses fables même qu'on a tant décriées, il y en a quelques-unes où il abuse tant de sa souplesse, que des gens d'esprit, qui les avaient lues sans plaisir dans le recueil, mais qui ne s'en ressouvenaient plus, et à qui un mauvais plaisant, quelque temps après, les récitait comme de La Fontaine, les trouvèrent admirables, et crurent en effet que c'était La Fontaine qui les avait faites. Voilà le plus souvent comme on juge, et cependant on croit juger. Car pourquoi leur avaient-elles paru mauvaises la première fois qu'ils les avaient lues? c'est que la mode était que l'auteur ne réussît pas; c'est qu'ils savaient alors que La Motte en était l'auteur; c'est qu'à la tête du livre ils avaient vu le nom d'un homme qui voulait avoir trop de sortes de mérite à la fois, qui effectivement les aurait eus, si on n'avait pas empêché le public de s'y méprendre, et qui même n'a pas laissé de les avoir à travers les contradictions qu'il a éprouvées; car on l'a plus persécuté que détruit, malgré l'espèce d'ostracisme qu'on a exercé contre lui, et qu'il méritait bien.
Il faut pourtant convenir qu'on lui fait un reproche assez juste, c'est qu'il remuait moins qu'il n'éclairait; qu'il parlait plus à l'homme intelligent qu'à l'homme sensible; ce qui est un désavantage avec nous, qu'un auteur ne peut affectionner ni rendre attentifs à l'esprit qu'il nous présente qu'en donnant, pour ainsi dire, des chairs à ses idées. Ne nous donner que des lumières, ce n'est encore embrasser que la moitié de ce que nous sommes, et même la moitié qui nous est la plus indifférente: nous nous soucions bien moins de connaître que de jouir, et en pareil cas l'âme jouit quand elle sent.
Mais je fais une réflexion; je vous ai parlé de La Motte, de Corneille, de Racine, des poèmes d'Homère, de Virgile, du Tasse, de Milton, de Chapelain, des systèmes des philosophes passés, et il n'y a pas de mal à cela.
Beaucoup de gens, je pense, ne seront pas de l'avis du miroir, et je m'y attends, si par hasard vous montrez mes relations, comme je vous permets de le faire.
Mais en ce cas, supprimez-en, je vous prie, tout ce qui regardera les auteurs vivants. Je connais ces messieurs-là, ils ne seraient pas même contents des éloges que j'ai trouvés pour eux.
Je veux pourtant bien qu'ils sachent que je les épargne, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de rapporter leurs défauts qui se trouvaient aussi; qu'à la vérité, j'ai vu moins distinctement que leurs beautés, parce que je n'ai pas voulu m'y arrêter, et que je n'ai fait que les apercevoir.
Mais c'est assez que d'apercevoir des défauts pour les avoir bien vus; on a malgré soi de si bons yeux là-dessus! Il n'y a que le mérite des gens qui a besoin d'être extrêmement considéré pour être connu; on croit toujours s'être trompé quand on n'a fait que le voir. Quoi qu'il en soit, j'ai remarqué les défauts de nos auteurs, et je m'abstiens de les dire. Il me semble même les avoir oubliés: mais ce sont encore là de ces choses qu'on oublie toujours assez mal, et je me les rappellerais bien s'il le fallait; qu'on ne me fâche pas.
A propos d'auteurs ou de poètes, j'aperçus un poème intitulé le Bonheur, qui n'a point encore paru, et qui vient d'un génie qui ne s'est point encore montré au public, qui s'est formé dans le silence, et qui menacerait nos plus grands poètes de l'apparition la plus brillante: il irait de pair avec eux, ou, pour me servir de l'expression de Racine, il marcherait du moins leur égal, si le plaisir de penser philosophiquement en prose ne le débauche pas, comme j'en ai peur.
Il était sur la ligne des meilleurs esprits; il y occupait même une place à part, et était là comme en réserve sous une très aimable figure, mais en même temps si modeste qu'il ne tint pas à lui que je ne le visse point.
Mais venons à d'autres objets; je parle des génies du temps passé ou de ceux d'aujourd'hui, suivant que leur article se présente à ma mémoire; ne m'en demandez pas davantage. Il y en aura beaucoup d'autres, tant auteurs tragiques que comiques, dont je ferai mention dans la suite de ma relation.
Entre tous ceux de l'antiquité qu'on admire encore, et par l'excellence de leurs talents, et par une ancienne tradition d'estime qui s'est conservée pour eux; enfin par une sage précaution contre le mérite des Modernes, car il entre de tout cela dans cette perpétuité d'admiration qui se soutient en leur faveur.
Entre tant de beaux génies, dis-je, Euripide et Sophocle furent de ceux que je distinguai le plus dans le miroir.
Je les considérai donc fort attentivement et avec grand plaisir, sans les trouver, je l'avoue, aussi inimitables qu'ils le sont dans l'opinion des partisans des anciens. L'idée qui me les a montrés n'est d'aucun parti, elle leur fait aussi beaucoup plus d'honneur que ne leur en font les partisans des Modernes.
Il est vrai que le sentiment de ceux-ci ne sera jamais le plus généralement applaudi; car ils disent qu'on peut valoir les Anciens, ce qui est déjà bien hardi: ils disent qu'on peut valoir mieux, ce qui est encore pis.
Ils soutiennent que des gens de notre nation, que nous avons vus ou que nous aurions pu voir; en un mot, que des Modernes qui vivaient il n'y a guère plus d'un demi-siècle, les ont surpassés; voilà qui est bien mal entendu.
Car cette possibilité de les valoir, et même de valoir mieux, une fois bien établie, et tirée d'après des Modernes qui vivaient il n'y a pas longtemps, pourquoi nos illustres Modernes d'aujourd'hui ne pourraient-ils pas à leur tour leur être égaux, et même leur être supérieurs? il ne serait pas ridicule de le penser; il ne le serait pas même de regarder la chose comme arrivée; mais ce qui est ridicule et même insensé, à ce que marque la glace, c'est d'espérer que cette possibilité et ses conséquences puissent jamais passer.
Quoi! nous aurons parmi nous des hommes qu'il serait raisonnable d'honorer autant et plus que d'anciens Grecs ou d'anciens Romains?
Eh mais, que ferait-on d'eux dans la société? et quel scandale ne serait-ce point là?
Comment! des hommes à qui on ne pourrait plus faire que de très humbles représentations sur leurs ouvrages, et non pas des critiques de pair à pair comme en font tant de gens du monde, qui, pour n'être point auteurs, ne prétendent pas en avoir moins d'esprit que ceux qui le sont, et qui ont peut-être raison?
Des hommes vis-à-vis de qui tant de savants auteurs et traducteurs des Anciens ne seraient plus rien, et perdraient leur état? car il en ont très distingué, et qu'ils méritent, à l'excès près des privilèges qu'ils se donnent. Un savant est exempt d'admirer les plus grands génies de son temps; il tient leur mérite en échec, il leur fait face; il en a bien vu d'autres.
Des hommes enfin qui rompraient tout équilibre dans la république des Lettres? qui laisseraient une distance trop décidée entre eux et leurs confrères? distance qui a toujours plus l'air d'une opinion que d'un fait.
Non, monsieur, jamais il n'y eut de pareils Modernes, et il n'y en aura jamais.
La nature elle-même est trop sage pour avoir permis que les grands hommes de chaque siècle assistassent en personne à la plénitude des éloges qu'ils méritent, et qu'on pourra leur donner quelque jour; il serait indécent pour eux et injurieux pour les autres qu'ils en fussent témoins.
Aussi dans tous les âges ont-ils affaire à un public fait exprès pour les tenir en respect, et dont je vais en deux mots vous définir le caractère.
Je commence par vous dire que c'est le public de leur temps; voilà déjà sa définition bien avancée.
Ce public, tout à la fois juge et partie de ces grands hommes qu'il aime et qu'il humilie; ce public, tout avide qu'il est des plaisirs qu'ils s'efforcent de lui donner, et qu'en effet ils lui donnent, est cependant assez curieux de les voir manquer leur coup, et l'on dirait qu'il manque le sien, quand il est content d'eux.
Au surplus la glace m'a convaincu d'une chose; c'est que la postérité, si nos grands hommes parviennent jusqu'à elle, ne saura ni si bien, ni si exactement ce qu'ils valent que nous pouvons le savoir aujourd'hui. Cette postérité, faite comme toutes les postérités du monde, aura infailliblement le défaut de les louer trop, elle voudra qu'ils soient incomparables; elle s'imaginera sentir qu'ils le sont, sans se douter que ce ne sera là qu'une malice de sa part pour mortifier ses illustres Modernes, et pour se dispenser de leur rendre justice. Or, je vous le demande, dans de pareilles dispositions, pourra-t-elle apprécier nos Modernes qui seront ses Anciens? Le mérite imaginaire qu'elle voudra leur trouver ne l'empêchera-t-il pas de discerner le mérite réel qu'ils auront? Qui est-ce qui pourra démêler alors à quel degré d'estime on s'arrêterait pour eux, si on n'avait pas envie de les estimer tant? au lieu qu'aujourd'hui je sais à peu près au juste la véritable opinion qu'on a d'eux, et je suis sûr que je le sais bien, car il me l'a dit, à moins qu'elle ne lui échappe.
Je pourrais m'y tromper si je n'en croyais que la diversité des discours qu'il tient; mais il se hâte d'acheter et de lire leurs ouvrages, mais il court aux parodies qu'on en fait, mais il est avide de toutes les critiques bien ou mal tournée qu'on répand contre eux; et qu'est-ce que tout cela signifie, sinon beaucoup d'estime qu'on ne veut pas déclarer franchement?
Eh! ne sommes-nous pas toujours de cette humeur-là? n'aimons-nous pas mieux vanter étranger qu'un compatriote? un homme absent qu'un homme présent? Prenez-y garde, avons-nous deux citoyens également illustres? celui dont on est le plus voisin est celui qu'on loue le plus sobrement.
Si Euripide et Sophocle, si Virgile et le divin Homère lui-même revenaient au monde, je ne dis pas avec l'esprit de leur temps, car il ne suffirait peut-être pas aujourd'hui pour nous; mais avec la même capacité d'esprit qu'ils avaient, précisément avec le même cerveau, qui se remplirait des idées de notre âge; si, sans nous avertir de ce qu'ils ont été, ils devenaient nos contemporains, dans l'espérance de nous ravir et de nous enchanter encore, en s'adonnant au même genre d'ouvrage auquel ils s'adonnèrent autrefois, ils seraient bien étourdis de voir qu'il faudrait qu'ils s'humiliassent devant ce qu'ils furent; qu'ils ne pourraient plus entrer en comparaison avec eux-mêmes, à quelque sublimité d'esprit qu'ils s'élevassent; bien étourdis de se trouver de simples modernes apparemment bons ou excellents, mais cependant des poètes médiocres auprès de l'Euripide, du Sophocle, du Virgile et de l'Homère d'autrefois, qui leur paraîtraient, suivant toute apparence, bien inférieurs à ce qu'ils seraient alors. Car comment, diraient-ils, ne serions-nous pas à présent plus habiles que nous ne l'étions? Ce n'est pas la capacité qui nous manque; on n'a rien changé à la tête excellente que nous avions, et qui fait dire à nos partisans qu'il n'y en a plus de pareilles. L'esprit humain, dont nous avons aujourd'hui notre part, aurait-il baissé? au contraire il doit être plus avancé que jamais; il y a si longtemps qu'il séjourne sur la terre, et qu'il y voyage, et qu'il s'y instruit; il y a vu tant de choses, et il s'y est fortifié de tant d'expérience, diraient-ils... Vous riez, monsieur; voilà pourtant ce qui leur arriverait, et ce qu'ils diraient. Je vous parle d'après la glace, d'où je recueille tout ce que je vous dis là.
Il ne faut pas croire que les plus grands hommes de l'antiquité aient joui dans leur temps de cette admiration que nous avons pour eux, et qui est devenue, avec justice, comme un dogme de religion littéraire. Il ne faut pas croire que Démosthène et que Cicéron (et c'est ce que nous avons de plus grand) n'aient pas su à leur tour ce que c'était que d'être modernes, et n'aient pas essuyé les contradictions attachées à cette condition-là. Figurez-vous, monsieur, qu'il n'y a pas un homme illustre à qui son siècle ait pardonné l'estime et la réputation qu'il y a acquises, et qu'enfin jamais le mérite n'a été impunément contemporain.
Quelques vertus, quelques qualités qu'on ait, par quelque talent qu'on se distingue, c'est toujours en pareil cas un grand défaut que de vivre.
Je ne sache que les rois qui, de leur temps même et pendant qu'ils règnent, aient le privilège d'être d'avance un peu anciens; encore l'hommage que nous leur rendons alors est-il bien inférieur à celui qu'on leur rend cent ans après eux. On ne saurait croire jusqu'où va là-dessus la force, le bénéfice et le prestige des distances.
Leur effet s'étend si loin qu'il a point aujourd'hui de femme qu'on n'honorât, qu'on ne parût flatter en la comparant à Hélène; et je vous garantis, sur la foi de la glace, qu'Hélène, dans son temps, fut extrêmement critiquée, et qu'on vantait alors quelque ancienne beauté qu'on mettait bien au-dessus d'elle, parce qu'on ne la voyait plus, et qu'on voyait Hélène. Je vous assure que nous avons actuellement d'aussi belles femmes que les plus belles de l'antiquité; mais fussent-elles des anges dans leur sexe (et je ris moi-même de ce que je vais dire) ce sont des anges qui ont le tort d'être visibles, et qui, dans notre opinion jalouse, ne sauraient approcher des beautés anciennes que nous ne faisons qu'imaginer, et que nous avons la malice ou la duperie de nous représenter comme des prodiges sans retour.
Revenons à Sophocle et à Euripide dont j'ai déjà parlé; et achevons d'en rapporter ce que le miroir m'en a appris.
C'est qu'ils ont été, pour le moins, les Corneille, les Racine, les Crébillon et les Voltaire de leur temps, et qu'ils auraient été tout cela du nôtre; de même que nos Modernes, à ce que je voyais aussi, auraient été à peu près les Sophocle et les Euripide du temps passé.
Je dis à peu près, car je ne veux blasphémer dans l'esprit d'aucun amateur des anciens; il est vrai que ce n'est pas là ménager les Modernes; mais je ne fais pas tant de façon avec eux qu'avec les partisans des Anciens, qui n'entendent pas raillerie sur cet article-ci; au lieu que les autres, en leur qualité de modernes et de gens moins favorisés, sont plus accommodants, et le prennent sur un ton moins fier.
J'avouerai pourtant que la glace n'est pas de l'avis des premiers sur le prétendu affaiblissement des esprits d'aujourd'hui.
Non, monsieur, la nature n'est pas sur son déclin, du moins ne ressemblons-nous guère à des vieillards, et la force de nos passions, de nos folies, et la médiocrité de nos connaissances, malgré les progrès qu'elles ont faits, devraient nous faire soupçonner que cette nature est encore bien jeune en nous.
Quoi qu'il en soit, nous ne savons pas l'âge qu'elle a, peut-être n'en a-t-elle point, et le miroir ne m'a rien appris là-dessus.
Mais ce que j'y ai remarqué, c'est que depuis les temps si renommés de Rome et d'Athènes, il n'y a pas eu de siècle où il n'y ait eu d'aussi grands esprits qu'il en fut jamais, où il n'y ait eu d'aussi bonnes têtes que l'étaient celles de Cicéron, de Démosthène, de Virgile, de Sophocle, d'Euripide, d'Homère même, de cet homme divin, que je suis comme effrayé de ne pas voir excepté dans la glace, mais enfin qui ne l'est point.
Voilà qui est bien fort! m'allez-vous dire; comment donc votre glace l'entend-elle?
Où sont ces grands esprits, comparables à ceux de l'antiquité? Et depuis les Grecs et les Romains, où prendrez-vous ces Cicéron, ces Démosthène, etc., dont vous parlez?
Sera-ce dans notre nation, chez qui, pendant je ne sais combien de siècles, et jusqu'à celui de Louis XIV, il n'a paru, en fait de belles-lettres, que de mauvais ouvrages, que des ouvrages ridicules?
Oui, monsieur, vous avez raison, très ridicules, le miroir lui-même en convient, et n'en fait pas plus de cas que vous; et cependant il assure qu'il y eut alors des génies supérieurs, des hommes de la plus grande capacité.
Que firent-ils donc? de mauvais ouvrages aussi, tant en vers qu'en prose; mais des ouvrages infiniment moins mauvais (pesez ce que je vous dit là), infiniment moins ridicules que ceux de leurs contemporains.
Et la capacité qu'il fallut avoir alors pour n'y laisser que le degré de ridicule dont je parle, aurait suffi dans d'autres temps pour les rendre admirables.
N'imputez point à leurs auteurs ce qu'il y resta de vicieux, prenez-vous-en aux siècles barbares où ces grands esprits arrivèrent, et à la détestable éducation qu'ils y reçurent en fait d'ouvrages d'esprit. Ils auraient été les premiers esprits d'un autre siècle, comme ils furent les premiers esprits du leur; il ne fallait pas pour cela qu'ils fussent plus forts, il fallait seulement qu'ils fussent mieux placés.
Cicéron aussi mal élevé, aussi peu encouragé qu'eux, né comme eux dans un siècle grossier, où il n'aurait trouvé ni cette tribune aux harangues, ni ce Sénat, ni ces assemblées du peuple devant qui il s'agissait des plus grands intérêts du monde, ni enfin toute cette forme de gouvernement qui soumettait la fortune des nations et des rois au pouvoir et à l'autorité de l'éloquence, et qui déférait les honneurs et les dignités à l'orateur qui savait le mieux parler.
Cicéron, privé des ressources que je viens de dire, ne s'en serait pas mieux tiré que ceux dont il est ici question; et quoique infailliblement il eût été l'homme de son temps le plus éloquent, l'homme le plus éloquent de ce temps-là ne serait pas aujourd'hui l'objet de notre admiration; il nous paraîtrait bien étrange que la glace en fît un homme supérieur, et ce serait pourtant Cicéron, c'est-à-dire un des plus grands hommes du monde, que nous n'estimerions pas plus que ceux dont nous parlons, et à qui, comme je l'ai dit, il n'a manqué que d'avoir été mieux placés.
Quand je dis mieux placés, je n'entends pas que l'esprit manquât dans les siècles que j'appelle barbares. Jamais encore il n'y en avait eu tant de répandu ni d'amassé parmi les hommes, comme j'ai remarqué que l'auraient dit Euripide et Sophocle que j'ai fait parler plus bas.
Jamais l'esprit humain n'avait encore été le produit de tant d'esprits, c'est une vérité que la glace m'a rendu sensible.
J'y ai vu que l'accroissement de l'esprit est une suite infaillible de la durée du monde, et qu'il en aurait toujours été une suite, à la vérité plus lente, quand l'écriture d'abord, ensuite l'imprimerie n'auraient jamais été inventées.
Il serait en effet impossible, monsieur, que tant de générations d'hommes eussent passé sur la terre sans y verser de nouvelles idées, et sans y en verser beaucoup plus que les révolutions, ou d'autres accidents, n'ont pu en anéantir ou en dissiper.
Ajoutez que les idées qui se dissipent ou qui s'éteignent, ne sont pas comme si elles n'avaient jamais été; elles ne disparaissent pas en pure perte; l'impression en reste dans l'humanité, qui en vaut mieux seulement de les avoir eues, et qui leur doit une infinité d'idées qu'elle n'aurait pas eues sans elles.
Le plus stupide ou le plus borné de tous les peuples d'aujourd'hui, l'est beaucoup moins que ne l'était le plus borné de tous les peuples d'autrefois.
La disette d'esprit dans le monde connu n'est nulle part à présent aussi grande qu'elle l'a été, ce n'est plus la même disette.
La glace va plus loin. Partout où il y a des hommes bien ou mal assemblés, dit-elle, quelque inconnus qu'ils soient au reste de la terre, ils se suffisent à eux-mêmes pour acquérir des idées; ils en ont aujourd'hui plus qu'ils n'en avaient il y a deux mille ans, l'esprit n'a pu demeurer chez eux dans le même état.
Comparez, si vous voulez, cet esprit à un infiniment petit, qui par un accroissement infiniment lent, perd toujours quelque chose de sa petitesse.
Enfin, je le répète encore, l'humanité en général reçoit toujours plus d'idées qu'il ne lui en échappe, et les malheurs même lui en donnent souvent plus qu'ils ne lui en enlèvent.
La quantité d'idées qui était dans le monde avant que les Romains l'eussent soumis, et par conséquent tant agité, était bien au-dessous de la quantité d'idées qui y entra par l'insolente prospérité des vainqueurs, et par le trouble et l'abaissement du monde vaincu.
Chacun de ces états enfanta un nouvel esprit, et fut une expérience de plus pour la terre.
Et de même qu'on n'a pas encore trouvé toutes les formes dont la matière est susceptible, l'âme humaine n'a pas encore montré tout ce qu'elle peut être; toutes ses façons possibles de penser et de sentir ne sont pas épuisées.
Et de ce que les hommes ont toujours les mêmes passions, les mêmes vices et les mêmes vertus, il ne faut pas en conclure qu'ils ne font plus que se répéter.
Il en est de cela comme des visages; il n'y en a pas un qui n'ait un nez, une bouche et des yeux; mais aussi pas un qui n'ait tout ce que je dis là avec des différences et des singularités qui l'empêchent de ressembler exactement à tout autre visage.
Mais revenons à ces esprits supérieurs de notre nation, qui firent de mauvais ouvrages dans les siècles passés.
J'ai dit qu'ils y trouvèrent plus d'idées qu'il n'y en avait dans les précédents, mais malheureusement ils n'y trouvèrent point de goût; de sorte qu'ils n'en eurent que plus d'espace pour s'égarer.
La quantité d'idées en pareil cas, monsieur, est un inconvénient, et non pas un secours; elle empêche d'être simple, et fournit abondamment les moyens d'être ridicule.
Mettez beaucoup de richesses entre les mains d'un homme qui ne sait pas s'en servir, toutes ses dépenses ne seront que des folies.
Et les Anciens n'avaient pas de quoi être aussi fous, aussi ridicules qu'il ne tiendrait qu'à nous de l'être.
En revanche, jamais ils n'ont été simples avec autant de magnificence que nous; il en faut convenir. C'est du moins le sentiment de la glace, qui en louant la simplicité des Anciens, dit qu'elle est plus littérale que la nôtre, et que la nôtre est plus riche; c'est simplicité de grand seigneur.
Attendez, me direz-vous encore, vous parlez de siècles où il n'y avait point de goût, quoiqu'il eût plus d'esprit et plus d'idées que jamais; cela n'implique-t-il pas quelque contradiction?
Non, monsieur, si j'en crois la glace; une grande quantité d'idées et une grande disette de goût dans les ouvrages d'esprit peuvent fort bien se rencontrer ensemble, et ne sont point du tout incompatibles. L'augmentation des idées est une suite infaillible de la durée du monde: la source de cette augmentation ne tarit point tant qu'il y a des hommes qui se succèdent, et des aventures qui leur arrivent.
Mais l'art d'employer les idées pour des ouvrages d'esprit peut se perdre: les lettres tombent, la critique et le goût disparaissent; les auteurs deviennent ridicules ou grossiers, pendant que le fond de l'esprit humain va toujours croissant parmi les hommes.
Arlequin poli par l'Amour
Acteurs de la comédie
Comédie en un acte, en prose,
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le 17 octobre 1720
Acteurs de la comédie
La Fée.
Trivelin, domestique de la Fée.
Arlequin, jeune homme enlevé par la Fée.
Silvia, bergère, amante d'Arlequin.
Un berger, amoureux de Silvia.
Autre bergère, cousine de Silvia.
Troupe de danseurs et chanteurs.
Troupe de lutins.
Scène première
La Fée, Trivelin
Le jardin de la Fée est représenté.
Trivelin, à la Fée qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment?
La Fée. - Parle.
Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevé à ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vîtes, et c'était assurément voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui.
La Fée. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable?
Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin.
La Fée. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre: cela est encore fort naturel.
Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation à faire: c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours après vous allez épouser le même Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sérieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop à la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'était d'être infidèle; cela serait très vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable: quand une femme est fidèle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanité de vouloir être admirées; vous êtes de celles-là, moins de gloire, et plus de plaisir, à la bonne heure.
La Fée. - De la gloire à la place où je suis, je serais une grande dupe de me gêner pour si peu de chose.
Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons: vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilà à guetter le moment de son réveil; vous êtes en habit de conquête, et dans un attirail digne du mépris généreux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon à la surprise la plus amoureuse; il s'éveille, et vous salue du regard le plus imbécile que jamais nigaud ait porté: vous vous approchez, il bâille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort: voilà l'histoire curieuse d'un réveil qui promettait une scène si intéressante. Vous sortez en soupirant de dépit, et peut-être chassée par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprès de lui, il crie: Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux: Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goûter, moi, répond-il. Mais n'êtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours été de la même force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser à Merlin qu'il va vous épouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'épouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les règles, le second mari doit gâter le premier.
La Fée. - Je vais te répondre en deux mots: la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eût si peu d'esprit quand je l'ai enlevé. Pour moi, sa bêtise ne me rebute point: j'aime, avec les grâces qu'il a déjà, celles que lui prêtera l'esprit quand il en aura. Quelle volupté de voir un homme aussi charmant me dire à mes pieds: Je vous aime! Il est déjà le plus beau brun du monde: mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchés; mes soins réussiront peut-être à lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment où il peut me sentir et se sentir lui-même: si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualité le mettra alors à l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mécontenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je différerai le plus longtemps que je pourrai.
Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'éducation que vous tâchez de lui donner ne réussit pas, vous épouserez donc Merlin?
La Fée. - Non; car en l'épousant même je ne pourrais me déterminer à perdre de vue l'autre: et si jamais il venait à m'aimer, toute mariée que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas à moi.
Trivelin. - Oh je m'en serais bien douté, sans que vous me l'eussiez dit: Femme tentée, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbécile qui vient avec son maître à danser.
Scène II
Arlequin entre, la tête dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maître à danser, la Fée, Trivelin
La Fée. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste: y a-t-il quelque chose ici qui vous déplaise?
Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. (Trivelin rit.)
La Fée, à Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. (Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la Fée continuant à parler à Arlequin.) Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant?
Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem.
La Fée. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi?
Arlequin. - Non.
La Fée. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, à moi qui vous aime?
Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lève la tête en se mettant à rire niaisement.
La Fée. - Voulez-vous que je vous la donne?
Arlequin. - Oui-dà.
La Fée tire la bague de son doigt, et lui présente. Comme il la prend grossièrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui présente quelque chose, doit baiser la main en le recevant.
Arlequin alors prend goulûment la main de la Fée qu'il baise.
La Fée dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa méprise m'a fait plaisir. Elle ajoute: Baisez la vôtre à présent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la Fée soupire, et lui donnant sa bague, lui dit: La voilà, en revanche, recevez votre leçon.
Alors le maître à danser apprend à Arlequin à faire la révérence. Arlequin égaie cette scène de tout ce que son génie peut lui fournir de propre au sujet.
Arlequin. - Je m'ennuie.
La Fée. - En voilà donc assez: nous allons tâcher de vous divertir.
Arlequin alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant. - Divertir, divertir.
Scène III
La Fée, Arlequin, Trivelin
Une troupe de chanteurs et danseurs.
La Fée fait asseoir Arlequin alors auprès d'elle sur un banc de gazon qui sera auprès de la grille du théâtre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle.
Un Chanteur, à Arlequin.
Beau brunet, l'Amour vous appelle.
Arlequin, à ce vers, se lève niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, où est-il? (Il l'appelle:) Hé! hé!
Le Chanteur continue.
Beau brunet, l'Amour vous appelle.
Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut.
Le Chanteur continue en lui montrant la Fée.
Voyez-vous cet objet charmant,
Ces yeux dont l'ardeur étincelle,
Vous répètent à tout moment:
Beau brunet, l'Amour vous appelle.
Arlequin, alors en regardant les yeux de la Fée, dit. - Dame, cela est drôle!
Une Chanteuse bergère vient, et dit à Arlequin.
Aimez, aimez, rien n'est si doux.
Arlequin, là-dessus, répond. - Apprenez, apprenez-moi cela.
La Chanteuse continue en le regardant.
Ah! que je plains votre ignorance.
Quel bonheur pour moi, quand j'y pense,
Elle montre le chanteur.
Qu'Atys en sache plus que vous!
La Fée, alors en se levant, dit à Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous?
Arlequin. - Je sens un grand appétit.
Trivelin. - C'est-à-dire qu'il soupire après sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, après quoi nous irons manger.
Un paysan danse.
La Fée se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser?
Arlequin, en se réveillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon père, eh! je ne vois point ma mère!
La Fée, à Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-être, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener où il voudra.
Ils sortent tous.
Scène IV
Silvia, Le Berger
La scène change et représente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scène en habit de bergère, une houlette à la main, un berger la suit.
Le Berger.- Vous me fuyez, belle Silvia?
Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour.
Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens.
Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi.
Le Berger. - Voilà ce qui me désespère.
Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergères ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse: depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre à être bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne.
Le Berger. - Hélas! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-même.
Silvia. - Apparemment que ce secret-là ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fâchée; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous?
Le Berger. - Moi, je vous ai vue: voilà tout.
Silvia. - Voyez quelle différence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-être, mais ne me gênez point. Par exemple, à présent, je vous haïrais si vous restiez ici.
Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise.
Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnête d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergères se cachent de cela.
Le Berger. - Personne ne nous voit.
Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres.
Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois à moi.
Silvia. - Oui, oui.
Scène V
Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment après que Silvia a été seule.
Silvia. - Que ce berger me déplaît avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de méchante humeur. (Et puis voyant Arlequin.) Mais qui est-ce qui vient là? Ah mon Dieu le beau garçon!
Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, là il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure étonné et courbé; petit à petit et par secousses il se redresse le corps: quand il s'est entièrement redressé, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrête, et dit. - Vous êtes bien pressée?
Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas.
Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous?
Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien.
Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous êtes jolie!
Silvia. - Vous êtes bien obligeant.
Arlequin. - Oh point, je dis la vérité.
Silvia, en riant un peu à son tour. - Vous êtes bien joli aussi, vous.
Arlequin. - Tant mieux: où demeurez-vous? je vous irai voir.
Silvia. - Je demeure tout près; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait.
Arlequin. - Ce berger-là vous aime?
Silvia. - Oui.
Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous?
Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir à bout.
Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez?
Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisé.
Arlequin. - Tout de bon?
Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais où demeurez-vous aussi?
Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison.
Silvia. - Quoi! chez la fée?
Arlequin. - Oui.
Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur.
Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chère amie?
Silvia. - C'est que cette fée est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitié ne tienne pas.
Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. (Et puis tendrement.) Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur.
Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours?
Arlequin. - Tant que je serai en vie.
Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'écartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un: il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous?
Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fâchent!
Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir?
Arlequin. - Sans faute. (En disant cela il lui prend la main et il ajoute:) Oh les jolis petits doigts! (Il lui baise la main et dit:) Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela.
Silvia rit et dit. - Adieu donc. (Et puis à part.) Voilà que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela.
Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner.
Arlequin. - Mon amie!
Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. (Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin.) Ah! c'est mon mouchoir, donnez.
Arlequin le tend, et puis retire la main; il hésite, et enfin il le garde, et dit: - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie: qu'est-ce que vous en faites?
Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec.
Arlequin, en le déployant. - Et par où vous sert-il, afin que je le baise par là?
Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hâte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'à tantôt.
Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi.
Scène VI
La fée, Trivelin
La scène change, et représente le jardin de la Fée.
La Fée. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goûté?
Trivelin. - Oui, goûté comme quatre: il excelle en fait d'appétit.
La Fée. - Où est-il à présent?
Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle à vous apprendre.
La Fée. - Quoi, qu'est-ce que c'est?
Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir.
La Fée. - Je suis ravie de ne m'y être point rencontrée; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus.
Trivelin. - En vérité, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassé de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous épouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantôt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-là il n'en tâtera qu'en idée, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne réalité. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui?
La Fée. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti à prendre que de le tromper.
Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience?
La Fée. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tête, qu'à m'amuser à consulter ma conscience sur une bagatelle.
Trivelin, à part. - Voilà ce qui s'appelle un coeur de femme complet.
La Fée. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilà qui vient à nous: qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'à l'ordinaire?
Scène VII
La Fée, Trivelin, Arlequin
Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage.
La Fée, continuant de parler à Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi à côté de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles.
Arlequin arrive au bord du théâtre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement.
La Fée, à Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraît singulier. Où a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvé? Ah! si cela était, Trivelin, toutes ces postures-là seraient peut-être de bon augure.
Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc.
La Fée. - Oh non! Je veux lui parler, mais éloignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'éloigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promène en long en chantant:
Ter li ta ta li ta.
La Fée. - Bonjour, Arlequin.
Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre très humble serviteur.
La Fée, à part à Trivelin. - Comment! voilà des manières! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici.
Arlequin, à la Fée. - Madame, voulez-vous avoir la bonté de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne?
La Fée, charmée à Trivelin. - Trivelin, entends-tu? (Et puis à Arlequin.) Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se séparer d'eux, on les perd de vue avec chagrin: enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des désirs.
Arlequin, en sautant d'aise et comme à part. - M'y voilà.
La Fée. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis là?
Arlequin, d'un air indifférent. - Non, c'est une curiosité que j'ai.
Trivelin. - Il jase vraiment!
La Fée. - Il jase, il est vrai, mais sa réponse ne me plaît pas: mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez?
Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense.
La Fée, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? Où avez-vous pris ce mouchoir?
Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris à terre.
La Fée. - A qui est-il?
Arlequin. - Il est à... (Et puis s'arrêtant.) Je n'en sais rien.
La Fée. - Il y a quelque mystère désolant là-dessous! Donnez-moi ce mouchoir! (Elle lui arrache, et après l'avoir regardé avec chagrin, et à part.) Il n'est pas à moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me découvrirait rien.
Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charité de me rendre le mouchoir.
La Fée, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'ôter, puisqu'il vous fait plaisir.
Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va.
La Fée, le regardant. - Vous me quittez; où allez-vous?
Arlequin. - Dormir sous un arbre.
La Fée, doucement. - Allez, allez.
Scène VIII
La Fée, Trivelin
La Fée. - Ah! Trivelin, je suis perdue.
Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure où je ne comprends rien, que serait-il donc arrivé à ce petit peste-là?
La Fée, au désespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraître aimable! As-tu vu comme il est changé? As-tu remarqué de quel air il me parlait? combien sa physionomie était devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grâces-là! Il a déjà de la délicatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire à qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir déjà tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant désiré, et je sens qu'il méritera d'être adoré; je suis au désespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de découvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux où ils pourront se voir. Cherche de ton côté, va vite, je me meurs.
Scène IX
Silvia, une de ses cousines
La scène change et représente une prairie où de loin paissent des moutons.
Silvia. - Arrête-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientôt conté mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'étais ici quand il est venu; dès qu'il s'est approché, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approché aussi, il m'a parlé; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'étais plus contente que si on m'avait donné tous les moutons du hameau: vraiment je ne m'étonne pas si toutes nos bergères sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientôt; il m'a déjà baisé la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire?
La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sévère, cela entretient l'amour d'un amant.
Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisé que cela pour l'entretenir?
La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes.
Silvia. - Eh! comment s'en empêcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gêner.
La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine.
Scène X
Silvia, un moment après. - Que je suis inquiète! j'aimerais autant ne point aimer que d'être obligée d'être sévère; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilà qui est étrange; on devrait bien changer une manière si incommode; ceux qui l'on inventée n'aimaient pas tant que moi.
Scène XI
Silvia, Arlequin
Arlequin arrive.
Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine à me retenir!
Dès qu'Arlequin l'aperçoit, il vient à elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attaché le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantôt il baise le mouchoir, tantôt il caresse Silvia.
Arlequin. - Vous voilà donc, mon petit coeur?
Silvia, en riant. - Oui, mon amant.
Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir?
Silvia. - Assez.
Arlequin, en répétant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez.
Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage.
Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraît embarrassé.
Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela.
Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots.
Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins.
Arlequin, fâché. - Ne voilà-t-il pas encore? Allez, vous êtes une trompeuse.
Il pleure.
Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - Hélas! mon petit amant, ne pleurez pas.
Arlequin, continuant de gémir. - Vous m'aviez promis votre amitié.
Silvia. - Eh! je vous l'ai donnée.
Arlequin. - Non: quand on aime les gens, on ne les empêche pas de baiser sa main. (En lui offrant la sienne.) Tenez, voilà la mienne; voyez si je ferai comme vous.
Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. Là, là, consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais écoutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitié moins qu'il n'y en a. Cela n'empêchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous ôterait votre amitié, on me l'a dit.
Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge: ce sont des causeurs qui n'entendent rien à notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-là sont bonnes à mon amitié.
Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marché de peur d'accident: toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitié pour vous, je vous répondrai que je n'en ai guère, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie.
Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drôle! je le veux bien; mais avant ce marché-là, laissez-moi baiser votre main à mon aise, cela ne sera pas du jeu.
Silvia. - Baisez, cela est juste.
Arlequin lui baise et rebaise la main, et après, faisant réflexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-être que le marché nous fâchera tous deux.
Silvia. - Eh! quand cela nous fâchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maîtres?
Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrêté?
Silvia. - Oui.
Arlequin. - Cela sera tout divertissant: voyons pour voir. (Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire.) M'aimez-vous beaucoup?
Silvia. - Pas beaucoup.
Arlequin, sérieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement...
Silvia, riant. - Eh! sans doute.
Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! (Et puis pour badiner encore.) Donnez-moi votre main, ma mignonne.
Silvia. - Je ne le veux pas.
Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien.
Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire.
Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fâché.
Silvia. - Vous badinez, mon amant?
Arlequin, comme tristement toujours. - Non.
Silvia. - Quoi! c'est tout de bon?
Arlequin. - Tout de bon.
Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc.
Scène XII
La Fée, Arlequin, Silvia
Ici la Fée qui les cherchait arrive, et dit à part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur!
Arlequin, après avoir baisé la main de Silvia. - Dame! je badinais.
Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapée, mais j'en profite aussi.
Arlequin, qui lui tient toujours la main. - Voilà un petit mot qui me plaît comme tout.
La Fée, à part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. (Elle retourne son anneau.)
Silvia, effrayée de la voir, fait un cri. - Ah!
Arlequin, de son côté. - Ouf!
La Fée, à Arlequin avec altération. - Vous en savez déjà beaucoup!
Arlequin, embarrassé. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous étiez là.
La Fée, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi.
Après ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire.
Silvia, touchée, dit. - Miséricorde!
La Fée alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas.
Scène XIII
Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la méchante femme, je tremble encore de peur. Hélas! peut-être qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle: allons. (Silvia là-dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit:) Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute: Ah! cette magicienne m'a jeté un sortilège aux jambes.
A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever.
Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitié de moi, au secours, au secours!
Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous.
Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis.
Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlèvent en criant.
Scène XIV
La scène change et représente le jardin de la Fée.
La Fée paraît avec Arlequin, qui marche devant elle dans la même posture qu'il a fait ci-devant, et la tête baissée. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraître aimable à tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgré tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misérable bergère! Réponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle.
Arlequin, feignant d'être retombé dans sa bêtise. - Qu'est-ce que vous voulez?
La Fée. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupidité que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix.
Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez.
La Fée. - Tu trembles pour elle.
Arlequin. - C'est que je n'aime à voir mourir personne.
La Fée. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes.
Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colère contre nous.
La Fée, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir désespérée, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve à connaître les avantages que je t'offre.
Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous êtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage.
La Fée. - Eh! de quoi?
Arlequin. - C'est que j'ai laissé prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous.
La Fée soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas?
Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime à la folie.
La Fée. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit épouser un berger du village qui est son amant: si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-même.
Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilà des paroles qui me rendent malade. (Et puis vite.) Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous épouserai devant ses deux yeux pour la punir.
La Fée. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher.
Arlequin, encore ému. - Oui; mais vous êtes bien fine, si vous êtes là quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensée.
La Fée. - Je me retirerai.
Arlequin. - La peste! vous êtes une sorcière, vous nous jouerez un tour comme tantôt, et elle s'en doutera: vous êtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette.
La Fée. - Je te le jure, foi de fée.
Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-là est bon; mais je me souviens à cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx.
La Fée. - C'est la même chose.
Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur.
La Fée, après avoir rêvé. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amène ici.
Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gémir en me promenant. (Il sort.)
Scène XV
La Fée, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'épouvanter la bergère sans être présente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau à Trivelin qui les écoutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit: Appelons-le: Trivelin! Trivelin!
Scène XVI
La Fée, Trivelin
Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame?
La Fée. - Faites venir ici cette bergère, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quitté cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir écouter leur entretien, avec la précaution de retourner la bague, pour n'être point vu d'eux; après quoi, vous me redirez leur discours: entendez-vous? Soyez exact, je vous prie.
Trivelin. - Oui, Madame. (Il sort pour aller chercher Silvia.)
Scène XVII
La Fée, Silvia
La Fée, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espérance; mais voici ma rivale. (Silvia entre. La Fée en colère.) Approchez, approchez.
Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empêcher de l'être.
La Fée, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la déchirerais. (Haut.) Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont préparés, si vous ne m'obéissez.
Silvia, en tremblant. - Hélas! vous n'avez qu'à dire.
La Fée. - Arlequin va paraître ici: je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraîtrai point dans votre conversation, mais je serai à vos côtés sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la dernière rigueur, s'il vous échappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcée à lui parler comme je le veux, tout est prêt pour votre supplice.
Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra à pleurer, et je me mettrai à pleurer aussi: vous savez bien que cela est immanquable.
La Fée, en colère. - Vous osez me résister! Paraissez, esprits infernaux, enchaînez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter.
Des esprit entrent.
Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible?
La Fée, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort à ses yeux.
Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la Fée, vous n'avez qu'à le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela.
La Fée. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. (Aux esprits.) Otez-lui ses fers. (A Silvia.) Quand vous lui aurez parlé, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'être contente: il va venir, attendez ici. (La Fée sort et les diables aussi.)
Scène XVIII
Silvia, Arlequin, Trivelin
Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-même. Ah! maudite fée! Mais essuyons mes yeux, le voilà qui vient.
Arlequin entre alors triste et la tête penchée, il ne dit mot jusqu'auprès de Silvia, il se présente à elle, la regarde un moment sans parler; et après, Trivelin invisible entre.
Arlequin. - Mon amie!
Silvia, d'un air libre. - Eh bien?
Arlequin. - Regardez-moi.
Silvia, embarrassée. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hâte, qu'est-ce que vous voulez?
Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbé?
Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'était que pour me donner du plaisir.
Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fée n'est point ici, car elle en a juré. Et puis en flattant Silvia. Là, là, remettez-vous, mon petit coeur: dites, êtes-vous une perfide? Allez-vous être la femme d'un vilain berger?
Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai.
Arlequin, là-dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi.
Silvia, à part. - Le courage me manque.
Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche.
Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire?
Alors Arlequin sans répondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac.
Silvia, effrayée. - Ah! il va se tuer; arrêtez-vous, mon amant! j'ai été obligée de vous dire des menteries: (Et puis en parlant à la Fée qu'elle croit à côté d'elle.) Madame la Fée, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est.
Arlequin, à ces mots cessant son désespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'évanouis d'aise.
Silvia le soutient.
Trivelin, alors, paraît tout d'un coup à leurs yeux.
Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilà la Fée.
Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la Fée; mais elle m'a donné son anneau, afin que je vous écoutasse sans être vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants à sa fureur: aussi bien ne mérite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidèle au plus généreux magicien du monde, à qui je suis dévoué: soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mécontent de vous, Silvia; et que de votre côté vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la Fée qui m'attend, à qui je dirai que vous vous êtes parfaitement acquittée de ce qu'elle vous avait ordonné: elle sera témoin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la Fée, et alors en l'assurant que vous ne songez plus à Silvia infidèle, vous jurerez de vous attacher à elle, et tâcherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dès qu'elle sera dans vos mains, la Fée n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-même d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maître. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinée qu'il vous plaira.
Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous récompense.
Arlequin. - Oh! quel honnête homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards.
Trivelin. - Préparez-vous, je vais amener ici la Fée.
Scène XIX
Arlequin, Silvia
Arlequin. - Ma chère amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela.
Silvia, en l'arrêtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas à cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours: on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. (La Fée entre.)
Arlequin, comme en colère. - Allons, petite coquine.
Scène XX
La Fée, Trivelin, Silvia, Arlequin
Trivelin, à la Fée en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'être contente.
Arlequin, continuant à gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontée! sortez d'ici, mort de ma vie!
Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drôle! Adieu, adieu, je m'en vais épouser mon amant: une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. (Et puis Silvia dit à la Fée:) Madame, voulez-vous que je m'en aille?
La Fée, à Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin.
Scène XXI
La Fée, Arlequin
La Fée. - Je vous avais dit la vérité, comme vous voyez
Arlequin, comme indifférent. - Oh! je me soucie bien de cela: c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, à présent je vois bien que vous êtes une bonne personne. Fi! que j'étais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme.
La Fée. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc?
Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurément la vue trouble. Tenez, cela m'avait fâché d'abord, mais à présent je donnerais toutes les bergères des champs pour une mauvaise épingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-être plus envie de moi, à cause que j'ai été si bête?
La Fée, charmée. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maître, mon mari; oui, je t'épouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content?
Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! (Et lui prenant la main.) Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. (C'est son chapeau.) Et puis encore cela. (C'est son épée.)
Là-dessus, en badinant, il lui met son épée au côté, et dit en lui prenant sa baguette:
Et je m'en vais mettre ce bâton à mon côté.
Quand il tient la baguette, La Fée, inquiète, lui dit:
Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez.
Arlequin, se reculant aux approches de la Fée, tournant autour du théâtre, et d'une façon reposée. - Tout doucement, tout doucement!
La Fée, encore plus alarmée. - Donnez donc vite, j'en ai besoin.
Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous là; et soyez sage.
La Fée tombe sur le siège de gazon mis auprès de la grille du théâtre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie.
Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantôt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la Fée, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorcière, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin où sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt à sa voix.
Scène dernière
Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits
Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chère amie, voilà la machine; je suis sorcier à cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorcière aussi.
Il lui donne la baguette.
Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux.
A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit:
Vous êtes notre maîtresse, que voulez-vous de nous?
Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - Voilà encore ces vilains hommes qui me font peur.
Arlequin, fâché. - Jarni, je vous apprendrai à vivre. (A Silvia.) Donnez-moi ce bâton, afin que je les rosse.
Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son épée; il bat après les danseurs, les chanteurs, et jusqu'à Trivelin même.
Silvia, lui dit, en l'arrêtant. - En voilà assez, mon ami.
Arlequin menace toujours tout le monde, et va à la Fée qui est sur le banc, et la menace aussi.
Silvia, alors, s'approche à son tour de la Fée et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'êtes donc plus si méchante?
La Fée retourne la tête en jetant des regards de fureur sur eux.
Silvia. - Oh! qu'elle est en colère.
Arlequin, alors à la Fée. - Tout doux, je suis le maître; allons, qu'on nous regarde tout à l'heure agréablement.
Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons généreux: la compassion est une belle chose.
Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis après nous irons nous faire roi quelque part.
Divertissement
Ier air: gracieusement.
D'un doux regard elle vous jure
Que vous êtes son favori,
Mais c'est peut-être une imposture
Puisqu'en faveur d'un autre elle a déjà souri.
2e air: bourrée.
Dans le même instant que son âme
Dédaigneuse d'une autre flamme
Semble se déclarer pour vous,
Le motif de la préférence
Empoisonne la jouissance
D'un bien qui paraissait si doux.
La coquette ne vous caresse
Que pour alarmer la paresse
D'un rival qui n'est point jaloux.
3e air: menuet.
L'amant trahi par ce qu'il aime
Veut-il guérir presque en un jour?
Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-même
Est le remède de l'amour.
4e air: piqué.
Vous qui croyez d'une inhumaine
Ne vaincre jamais la rigueur,
Pressez, la victoire est certaine,
Vous ne connaissez pas son coeur;
Il prend un masque qui le gêne;
Son visage, c'est la douceur.
5e air: gracieusement.
Heureux, l'amant bien enflammé.
Celui qui n'a jamais aimé
Ne vit pas ou du moins l'ignore;
Sans le plaisir d'être charmé
D'un aimable objet qu'on adore
S'apercevrait-on d'être né?
6e air: piqué.
Tel qui devant nous nous admire,
S'en rit peut-être à quatre pas.
Quand à son tour il nous fait rire
C'est un secret qu'il ne sait pas;
Oh! l'utile et charmante ruse
Qui nous unit tous ici-bas;
Qui de nous croit en pareil cas
Etre la dupe qu'on abuse?
7e air: gracieusement
La raison veut que la sagesse
Ait un empire sur l'amour;
O vous, amants, dont la tendresse
Nous attaque cent fois le jour,
Quand il nous prend une faiblesse
Ne pouvez-vous à votre tour
Avoir un instant de sagesse?
Arlequin désenchanté par la Raison chante le couplet suivant:
J'aimais Arlequin et ma foi,
Je crois ma guérison complète;
Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois
Qui peut-être, aussi bien que moi,
Ont besoin d'un coup de baguette.
Annibal
Comédie en trois actes et en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720
Acteurs
Prusias.
Laodice, fille de Prusias.
Annibal.
Flaminius, ambassadeur romain.
Hiéron, confident de Prusias.
Amilcar, confident d'Annibal.
Flavius, confident de Flaminius.
Egine, confidente de Laodice.
La scène est dans le palais de Prusias.
Acte premier
Scène première
Laodice, Egine
Egine
Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes,
Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes.
Quel important sujet a pu donc aujourd'hui
Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui?
Laodice
Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie?
Egine
Flaminius.
Laodice
Pourquoi faut-il que je le voie?
Sans lui j'allais, sans trouble, épouser Annibal.
O Rome! que ton choix à mon coeur est fatal!
Ecoute, je veux bien t'apprendre, chère Egine,
Des pleurs que je versais la secrète origine:
Trois ans se sont passés, depuis qu'en ces Etats
Le même ambassadeur vint trouver Prusias.
Je n'avais jamais vu de Romain chez mon père;
Je pensais que d'un roi l'auguste caractère
L'élevait au-dessus du reste des humains:
Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains.
Je vis du moins mon père, orné du diadème,
Honorer ce Romain, le respecter lui-même;
Et, s'il te faut ici dire la vérité,
Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flatté.
Cependant ces respects et cette déférence
Blessèrent en secret l'orgueil de ma naissance.
J'eus peine à voir un roi qui me donna le jour,
Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour,
Et d'un front couronné perdant toute l'audace,
Devant Flaminius n'oser prendre sa place.
J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain
Des regards qui marquaient un généreux dédain.
Mais du destin sans doute un injuste caprice
Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse:
Mes dédaigneux regards rencontrèrent les siens,
Et les siens, sans effort, confondirent les miens.
Jusques au fond du coeur je me sentis émue;
Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue.
Je perdis sans regret un impuissant courroux;
Mon propre abaissement, Egine, me fut doux.
J'oubliai ces respects qui m'avaient offensée;
Mon père même alors sortit de ma pensée:
Je m'oubliai moi-même, et ne m'occupai plus
Qu'à voir et n'oser voir le seul Flaminius.
Egine, ce récit, que j'ai honte de faire,
De tous mes mouvements t'explique le mystère.
Egine
De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur.
Sans doute, à votre tour, vous surprîtes le coeur.
Laodice
J'ignore jusqu'ici si je touchai son âme:
J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme;
J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien:
Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien.
Je le crus cependant, et si sur l'apparence
Il est permis de prendre un peu de confiance,
Egine, il me sembla que, pendant son séjour,
Dans son silence même éclatait son amour.
Mille indices pressants me le faisaient comprendre:
Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre;
Moi-même, que l'amour sut peut-être tromper,
Je les sens, et ne puis te les développer.
Flaminius partit, Egine, et je veux croire
Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire.
Hélas! pour revenir à ma tranquillité,
Que de maux à mon coeur n'en a-t-il pas coûté!
J'appelai vainement la raison à mon aide:
Elle irrite l'amour, loin d'y porter remède.
Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux,
En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux.
Je ne me servis plus d'un secours inutile;
J'attendis que le temps vînt me rendre tranquille:
Je le devins, Egine, et j'ai cru l'être enfin,
Quand j'ai su le retour de ce même Romain.
Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste
D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste?
Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains,
Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints?
D'où naîtraient dans mon coeur de si promptes alarmes?
Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes?
Cependant, chère Egine, Annibal a ma foi,
Et je suis destinée à vivre sous sa loi.
Sans amour, il est vrai, j'allais être asservie;
Mais j'allais partager la gloire de sa vie.
Mon âme, que flattait un partage si grand,
Se disait qu'un héros valait bien un amant.
Hélas! si dans ce jour mon amour se ranime,
Je deviendrai bien moins épouse que victime.
N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui,
J'achèverai l'hymen qui doit m'unir à lui,
Et dût mon coeur brûler d'une ardeur éternelle,
Egine, il a ma foi; je lui serai fidèle.
Egine
Madame, le voici.
Scène II
Laodice, Annibal, Egine, Amilcar
Annibal
Puis-je, sans me flatter,
Espérer qu'un moment vous voudrez m'écouter?
Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage,
De mes tristes soupirs vous présenter l'hommage:
C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur,
Quand on n'a plus de grâce à vanter son ardeur.
Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon âme,
M'invite en ce moment à vous parler, Madame.
On attend dans ces lieux un agent des Romains,
Et le roi votre père ignore ses desseins;
Mais je crois les savoir. Rome me persécute.
Par moi, Rome autrefois se vit près de sa chute;
Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi
Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi.
Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un homme
Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu'à Rome.
A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur
M'en écarte aussitôt par un ambassadeur;
Je puis porter trop loin le succès de leurs armes,
Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes:
Et de l'ambassadeur, peut-être, tout l'emploi
Est de n'oublier rien pour m'éloigner du roi.
Il va même essayer l'impérieux langage
Dont à ses envoyés Rome prescrit l'usage;
Et ce piège grossier, que tend sa vanité,
Souvent de plus d'un roi surprit la fermeté.
Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse,
Vous possédez du roi l'estime et la tendresse:
Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur
En demander ici l'usage en ma faveur.
Se soustraire au bienfait d'une âme vertueuse,
C'est soi-même souvent l'avoir peu généreuse.
Annibal, destiné pour être votre époux,
N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous:
Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire
Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire.
Laodice
Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur,
L'espoir que vous formez rend justice à mon coeur.
L'inviolable foi que je vous ai donnée
M'associe aux hasards de votre destinée.
Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins,
Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins.
Croyez à votre tour que j'ai l'âme trop fière
Pour qu'Annibal en vain m'eût fait une prière.
Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez,
Sera plus vertueux que vous ne le croyez:
Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne,
Vos intérêts n'ont pas besoin qu'on les soutienne.
Annibal
Non, je m'occupe ici de plus nobles projets,
Et ne vous parle point de mes seuls intérêts.
Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire
Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire.
Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur:
Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur.
Quand je serais réduit au plus obscur asile,
J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille,
Si d'un roi généreux les soins et l'amitié,
Le noeud dont avec vous je dois être lié,
N'avaient rempli mon coeur de la douce espérance
Que ce bras fera foi de ma reconnaissance;
Et que l'heureux époux dont vous avez fait choix,
Sur de nouveaux sujets établissant vos lois,
Justifiera l'honneur que me fait Laodice,
En souffrant que ma main à la sienne s'unisse.
Oui, je voudrais encor par des faits éclatants
Réparer entre nous la distance des ans,
Et de tant de lauriers orner cette vieillesse,
Qu'elle effaçât l'éclat que donne la jeunesse.
Mais mon courage en vain médite ces desseins,
Madame, si le roi ne résiste aux Romains:
Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-être,
Deviendra par degrés son tyran et son maître;
Et que, si votre père obéit aujourd'hui,
Ce maître ordonnera de vous comme de lui;
Qu'on verra quelque jour sa politique injuste
Disposer de la main d'une princesse auguste,
L'accorder quelquefois, la refuser après,
Au gré de son caprice ou de ses intérêts,
Et d'un lâche allié trop payer le service,
En lui livrant enfin la main de Laodice.
Laodice
Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux,
Mon père le reçut comme un présent, des dieux,
Et sans doute il connut quel était l'avantage
De pouvoir acquérir des droits sur son courage,
De se l'approprier en se liant à vous,
En vous donnant enfin le nom de mon époux.
Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée;
Mais il n'est pas moins sûr, et j'y suis destinée.
Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi,
Si jamais les Romains disposeront de moi;
Si jamais leur Sénat peut à présent s'attendre
Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre.
Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui
Juger si vous aurez besoin de mon appui.
Scène III
Prusias, Annibal, Amilcar
Prusias
Enfin, Flaminius va bientôt nous instruire
Des motifs importants qui peuvent le conduire.
Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir,
Et déjà je m'apprête à l'aller recevoir.
Annibal
Qu'entends-je? vous, Seigneur!
Prusias
D'où vient cette surprise?
Je lui fais un honneur que l'usage autorise:
J'imite mes pareils.
Annibal
Et n'êtes-vous pas roi?
Prusias
Seigneur, ceux dont je parle ont même rang que moi.
Annibal
Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaître
Des hommes, par abus appelés rois sans l'être;
Des esclaves de Rome, et dont la dignité
Est l'ouvrage insolent de son autorité;
Qui, du trône héritiers, n'osent y prendre place,
Si Rome auparavant n'en a permis l'audace;
Qui, sur ce trône assis, et le sceptre à la main,
S'abaissent à l'aspect d'un citoyen romain;
Des rois qui, soupçonnés de désobéissance,
Prouvent à force d'or leur honteuse innocence,
Et que d'un fier Sénat l'ordre souvent fatal
Expose en criminels devant son tribunal;
Méprisés des Romains autant que méprisables?
Voilà ceux qu'un monarque appelle ses semblables!
Ces rois dont le Sénat, sans armer de soldats,
A de vils concurrents adjuge les Etats;
Ces clients, en un mot, qu'il punit et protège,
Peuvent de ses agents augmenter le cortège.
Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont,
Si vous devez encor imiter ce qu'ils font.
Prusias
Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie,
S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie,
Ce lâche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux,
Autant qu'à vous, Seigneur, me paraît odieux:
Mais donner au Sénat quelque marque d'estime,
Rendre à ses envoyés un honneur légitime,
Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine à penser
Qu'à de honteux égards ce fût se rabaisser;
Je crois pouvoir enfin les imiter moi-même,
Et n'en garder pas moins les droits du rang suprême.
Annibal
Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifié,
En courant au-devant des pas d'un envoyé!
C'est montrer votre estime, en produire des marques
Que vous ne croyez pas indignes des monarques!
L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi,
Voyez-vous le Sénat? et qu'est-ce donc qu'un roi?
Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie
L'âme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie?
Et quel est donc enfin le charme ou le poison
Dont Rome semble avoir altéré leur raison?
Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trône,
Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne;
Et d'un commun accord, ces maîtres des humains,
Sans s'en apercevoir, respectent les Romains!
O rois! et ce respect, vous l'appelez estime!
Je ne m'étonne plus si Rome vous opprime.
Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement
Qui vous fait un devoir de votre abaissement.
Vous régnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance.
Au trône, votre place, attendez sa présence.
Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain,
Laissez-le jusqu'à vous poursuivre son chemin.
De quel droit le Sénat pourrait-il donc prétendre
Des respects qu'à vous-même il ne voudrait pas rendre?
Mais que vous dis-je? à Rome, à peine un sénateur
Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur,
Et vous apercevant dans une foule obscure,
Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure.
De combien cependant êtes-vous au-dessus
De chaque sénateur!...
Prusias
Seigneur, n'en parlons plus.
J'avais cru faire un pas d'une moindre importance:
Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance,
Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui
Des soins moins éclatants m'excusent envers lui.
Scène IV
Annibal, Amilcar
Amilcar
Seigneur, nous sommes seuls: oserais-je vous dire
Ce que le ciel peut-être en ce moment m'inspire?
Je connais peu le roi; mais sa timidité
Semble vous présager quelque infidélité.
Non qu'à présent son coeur manque pour vous de zèle;
Sans doute il a dessein de vous être fidèle:
Mais un prince à qui Rome imprime du respect,
De peu de fermeté doit vous être suspect.
Ces timides égards vous annoncent un homme
Assez faible, Seigneur, pour vous livrer à Rome.
Qui sait si l'envoyé qu'on attend aujourd'hui
Ne vient pas, de sa part, vous demander à lui?
Pendant que de ces lieux la retraite est facile,
M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile;
Et sans attendre ici...
Annibal
Nomme-moi des Etats
Plus sûrs pour Annibal que ceux de Prusias.
Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides;
Je les ai trouvés tous ou lâches ou perfides.
Amilcar
Il en serait peut-être encor de généreux:
Mais une autre raison fait vos dégoûts pour eux:
Et si vous n'espériez d'épouser Laodice,
Peut-être à quelqu'un d'eux rendriez-vous justice.
Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours
Que me dicte mon zèle et le soin de vos jours.
Annibal
Crois-tu que l'intérêt d'une amoureuse, flamme
Dans cet égarement pût entraîner mon âme?
Penses-tu que ce soit seulement de ce jour
Que mon coeur ait appris à surmonter l'amour?
De ses emportements j'ai sauvé ma jeunesse;
J'en pourrai bien encor défendre ma vieillesse.
Nous tenterions en vain d'empêcher que nos coeurs
D'un amour imprévu ne sentent les douceurs.
Ce sont là des hasards à qui l'âme est soumise,
Et dont on peut sans honte éprouver la surprise:
Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien,
Et ne font de progrès qu'autant qu'on le veut bien.
Ce feu, dont on nous dit la violence extrême,
Ne brûle que le coeur qui l'allume lui-même.
Laodice est aimable, et je ne pense pas
Qu'avec indifférence on pût voir ses appas.
L'hymen doit me donner une épouse si belle;
Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle:
Et jamais Annibal ne pourra s'égarer
Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer.
Mais je suis las d'aller mendier un asile,
D'affliger mon orgueil d'un opprobre stérile.
Où conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin
Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin.
Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime:
Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime.
Je feins qu'il le mérite; et malgré sa frayeur,
Sa vanité du moins lui tiendra lieu d'honneur.
S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cède,
Des crimes de son coeur le mien sait le remède.
Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi.
Mais sortons. Hâtons-nous de rejoindre le roi;
Ne l'abandonnons point; il faut même sans cesse,
Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse,
L'irriter contre Rome; et mon unique soin
Est de me rendre ici son assidu témoin.
Acte II
Scène première
Flavius, Flaminius
Flavius
Le roi ne paraît point, et j'ai peine à comprendre,
Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre.
Et depuis quand les rois font-ils si peu d'état
Des ministres chargés des ordres du Sénat?
Malgré la dignité dont Rome vous honore,
Prusias à vos yeux ne s'offre point encore?
Flaminius
N'accuse point le roi de ce superbe accueil;
Un roi n'en peut avoir imaginé l'orgueil.
J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme
Ennemi déclaré des respects dus à Rome.
Le roi de son devoir ne serait point sorti;
C'est du seul Annibal que ce trait est parti.
Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne,
Ne croit plus le respect d'usage sur le trône.
Annibal, de son rang exagérant l'honneur,
Sème avec la fierté la révolte en son coeur.
Quel que soit le succès qu'Annibal en attende,
Les rois résistent peu quand le Sénat commande.
Déjà ce fugitif a dû s'apercevoir.
Combien ses volontés ont sur eux de pouvoir.
Flavius
Seigneur, à ce discours souffrez que je comprenne.
Que vous ne venez pas pour le seul Artamène,
Et que la guerre enfin que lui fait Prusias
Est le moindre intérêt qui guide ici vos pas.
En vous suivant, j'en ai soupçonné le mystère;
Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire.
Flaminius
Déjà mon amitié te l'eût développé,
Sans les soins inquiets dont je suis occupé.
Je t'apprends donc qu'à Rome Annibal doit me suivre,
Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre.
Voilà quel est ici mon véritable emploi,
Sans d'autres intérêts qui ne touchent que moi.
Flavius
Quoi! vous?
Flaminius
Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre.
Annibal n'a que trop montré qu'il est à craindre.
Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups
Que nous devons encor plus au hasard qu'à nous.
Et s'il n'eût, autrefois, ralenti son courage,
Rome était en danger d'obéir à Carthage.
Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui
Pourraient bien essayer de se servir de lui;
Et sur ce qu'il a fait fondant leur espérance
Avec moins de frayeur tenter l'indépendance:
Et Rome à les punir aurait un embarras
Qu'il serait imprudent de ne s'épargner pas.
Nos aigles, en un mot, trop fréquemment défaites
Par ce même ennemi qui trouve des retraites,
Qui n'a jamais craint Rome, et qui même la voit
Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit;
Son audace, son nom et sa haine implacable,
Tout, jusqu'à sa défaite, est en lui formidable,
Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous
Qu'il va de Laodice être bientôt l'époux.
Ce coup est important: Rome en est alarmée.
Pour le rompre elle a fait avancer son armée;
Elle exige Annibal, et malgré le mépris
Que pour les rois tu sais que le Sénat a pris,
Son orgueil inquiet en fait un sacrifice,
Et livre à mon espoir la main de Laodice.
Le roi, flatté par là, peut en oublier mieux
La valeur d'un dépôt trop suspect en ces lieux.
Pour effacer l'affront d'un pareil hyménée,
Si contraire à la loi que Rome s'est donnée,
Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur
N'aurait peut-être pu sentir le déshonneur,
Cette Rome facile accorde à la princesse
Le titre qui pouvait excuser ma tendresse,
La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas
Qu'en faveur de mes feux j'épargne Prusias.
Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-même
D'user ici pour lui d'une rigueur extrême.
Il le faut en effet.
Flavius
Mais depuis quand, Seigneur,
Brûlez-vous en secret d'une si tendre ardeur?
L'aimable Laodice a-t-elle fait connaître
Qu'elle-même à son tour...
Flaminius
Prusias va paraître;
Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer
Ce que ma confiance ose te déclarer.
Scène II
Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi.
Flaminius
Rome, qui vous observe, et de qui la clémence
Vous a fait jusqu'ici grâce de sa vengeance,
A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous
Vous dire le danger où vous met son courroux.
Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre,
Entre Artamène et vous renouvellent la guerre.
Rome la désapprouve, et déjà le Sénat
Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat.
Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre
Quel parti là-dessus vous feriez bien de prendre;
Qu'il souhaitait enfin qu'on eût, en pareil cas,
Recours à sa justice, et non à des combats.
Cet auguste Sénat, qui peut parler en maître,
Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'être,
Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux,
Vous n'attendriez pas qu'il vous dît: je le veux.
Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce.
Vous allez vous juger en me faisant réponse.
Ainsi, quand le pardon vous est encore offert,
N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd.
Pour écarter de vous tout dessein téméraire,
Empruntez le secours d'un effroi salutaire:
Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois
Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix.
Présentez à vos yeux cette foule de princes,
Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces,
Les autres gémissants; abandonnés aux fers,
De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers.
Voilà, pour imposer silence à votre audace,
Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse.
Vous vaincrez Artamène, et vos heureux destins
Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains.
Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente,
Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente?
Que ferez-vous du vôtre, et qui vous sauvera
Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra?
Restez en paix, régnez, gardez votre couronne:
Le Sénat vous la laisse, ou plutôt vous la donne.
Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaît;
Je ne vous connais point de plus grand intérêt.
Consultez nos amis: ce qu'ils ont de puissance
N'est que le prix heureux de leur obéissance.
Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition
Respecte un roi qui vit sous sa protection.
Prusias
Seigneur, quand le Sénat s'abstiendrait d'un langage
Qui fait à tous les rois un si sensible outrage;
Que, sans me conseiller le secours de l'effroi,
Il dirait simplement ce qu'il attend de moi;
Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-même
Ce front, qu'avec éclat distingue un diadème,
Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur
N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur.
Vous ne m'étonnez point, Seigneur, et la menace
Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place.
Un roi, sans s'alarmer d'un procédé si haut,
Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut.
C'est de ses actions la raison qui décide,
Et l'outrage jamais ne le rend plus timide.
Artamène avec moi, Seigneur, fit un traité
Qui de sa part encore n'est pas exécuté:
Et quand je l'en pressais, j'appris que son armée
Pour venir me surprendre était déjà formée.
Son perfide dessein alors m'étant connu,
J'ai rassemblé la mienne, et je l'ai prévenu.
Le Sénat pourrait-il approuver l'injustice,
Et d'une lâcheté veut-il être complice?
Son pouvoir n'est-il pas guidé par la raison?
Vos alliés ont-ils le droit de trahison?
Et lorsque je suis prêt d'en être la victime,
M'en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime?
Flaminius
Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait?
A ce traité vous-même avez-vous satisfait?
Et pourquoi d'Artamène accuser la conduite,
Seigneur, si de la vôtre elle n'est que la suite?
Vous aviez fait la paix: pourquoi dans vos Etats
Avez-vous conservé, même accru vos soldats?
Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle,
Lui laisser soupçonner qu'elle était infidèle,
Et l'engager à prendre une précaution
Qui servît de prétexte à votre ambition?
Mais le Sénat a vu votre coupable ruse,
Et ne recevra point une frivole excuse.
Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux
Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux.
Songez-y; mais surtout tâchez de vous défendre
Du poison des conseils dont on veut vous surprendre.
Annibal
S'il écoute les miens, ou s'il prend les meilleurs,
Rome ira proposer son esclavage ailleurs.
Prusias indigné poursuivra la conquête
Qu'à lui livrer bientôt la victoire s'apprête.
Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui
Que pour ce fier Sénat qui l'insulte aujourd'hui.
Si le roi contre lui veut en faire l'épreuve,
Moi, qui vous parle, moi, je m'engage à la preuve.
Flaminius
Le projet est hardi. Cependant votre état
Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat;
Et votre orgueil, réduit à chercher un asile,
Fournit à Prusias un espoir bien fragile.
Annibal
Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal
A vanter le Sénat aux dépens d'Annibal.
Cet état où je suis rappelle une matière
Dont votre Rome aurait à rougir la première.
Ne vous souvient-il plus du temps où dans mes mains
La victoire avait mis le destin des Romains?
Retracez-vous ce temps où par moi l'Italie
D'épouvante, d'horreur et de sang fut remplie.
Laissons de vains discours, dont le faste menteur
De ma chute aux Romains semble donner l'honneur.
Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource?
Parlez, quelqu'un de vous arrêta-t-il ma course?
Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis,
Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis.
De ce peuple insolent, qui veut qu'on obéisse,
Le fer et l'esclavage allaient faire justice;
Et les rois, que soumet sa superbe amitié,
En verraient à présent le reste avec pitié.
O Rome! tes destins ont pris une autre face.
Ma lenteur, ou plutôt mon mépris te fit grâce
Négligeant des progrès qui me semblaient trop sûrs,
Je laissai respirer ton peuple dans tes murs.
Il échappa depuis, et ma seule imprudence
Des Romains abattus releva l'espérance.
Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas,
Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras;
Et si Flaminius voulait parler sans feindre,
Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'à me craindre.
En effet, si le roi profite du séjour
Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour,
S'il ose pour lui-même employer mon courage,
Je n'en demande pas à ces dieux davantage.
Le Sénat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui,
Pourra voir arriver le danger jusqu'à lui.
Je sais me corriger; il sera difficile
De me réduire alors à chercher un asile.
Flaminius
Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur,
S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur.
Du moins, cette lenteur et cette négligence
Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance;
Et l'aspect de nos murs si remplis de héros
Put bien vous conseiller le parti du repos.
Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique
N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique?
Serait-ce qu'il manquait à votre instruction
La honte d'être encor vaincu par Scipion?
Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire,
Et vous avez raison quand vous en faites gloire.
Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer
Tous les rois dont l'audace osera s'y fier.
Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre
Avait à soutenir le fardeau de la guerre.
L'univers attentif crut la voir en danger,
Douta que ses efforts pussent l'en dégager.
L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre
Qu'on ne devait jamais espérer de la vaincre,
Voulut jusqu'à ses murs vous ouvrir un chemin,
Pour qu'on la crût encor plus proche de sa fin,
Et que la terre après, détrompée et surprise,
Apprît à l'avenir à nous être soumise.
Annibal
A tant de vains discours, je vois votre embarras;
Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas.
Rome allait succomber: son vainqueur la néglige;
Elle en a profité; voilà tout le prodige.
Tout le reste est chimère ou pure vanité,
Qui déshonore Rome et toute sa fierté.
Flaminius
Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre:
Tout est indifférent de qui n'est plus à craindre.
Annibal
Arrêtez, et cessez d'insulter au malheur
D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur;
Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne,
Les grands coups qu'Annibal a portés à la sienne
Doivent du moins apprendre aux Romains généreux
Qu'il a bien mérité d'être respecté d'eux.
Je sors; je ne pourrais m'empêcher de répondre
A des discours qu'il est trop aisé de confondre.
Scène III
Prusias, Flaminius, Hiéron
Flaminius
Seigneur, il me paraît qu'il n'était pas besoin
Que de notre entretien Annibal fût témoin,
Et vous pouviez, sans lui, faire votre réponse
Aux ordres que par moi le Sénat vous annonce.
J'en ai qui de si près touchent cet ennemi,
Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'à demi.
Prusias
Lui! vous me surprenez, Seigneur: de quelle crainte
Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte?
Flaminius
Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitié
Travaille à vous sauver de son inimitié.
Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace
Ne lui plaît point dans ceux qui tiennent votre place.
Elle veut que les rois soient soumis au devoir
Que leur a dès longtemps imposé son pouvoir.
Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre
Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait défendre;
De n'oublier jamais que ses intentions
Doivent à la rigueur régler leurs actions;
Et de se regarder comme dépositaires
D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dès qu'ils sont téméraires.
Voilà votre devoir, et vous l'observez mal,
Quand vous osez chez vous recevoir Annibal.
Rome, qui tient ici ce sévère langage,
N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage;
Et si les fiers avis offensent votre coeur,
Vous pouvez lui répondre avec plus de hauteur.
Cette Rome s'explique en maîtresse du monde.
Si sur un titre égal votre audace se fonde,
Si vous êtes enfin à l'abri de ses coups,
Vous pouvez lui parler comme elle parle à vous.
Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dépendiez d'elle,
Si, lorsqu'elle voudra, votre trône chancelle,
Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut,
Cette Rome absolue en même temps le peut,
Que son droit soit injuste ou qu'il soit équitable,
Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable.
Le faible, s'il était le juge du plus fort,
Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort.
Annibal est chez vous, Rome en est courroucée:
Pouvez-vous là-dessus ignorer sa pensée?
Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su
Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu?
Prusias
Seigneur, de vos discours l'excessive licence
Semble vouloir ici tenter ma patience.
Je sens des mouvements qui vous sont des conseils
De ne jamais chez eux mépriser mes pareils.
Les rois, dans le haut rang où le ciel les fait naître,
Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maître;
Et sans en appeler à l'équité des dieux,
Leur courroux peut juger de vos droits odieux.
J'honore le Sénat; mais, malgré sa menace,
Je me dispenserai d'excuser mon audace.
Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaît,
Et pouvoir ignorer quel est votre intérêt.
J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante,
Qu'il est avantageux de la rendre contente.
Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis
Faire ce qu'elle exige, étant ce que je suis.
Mais retranchez ces mots d'ordre, de dépendance,
Qui ne m'invitent pas à plus d'obéissance.
Flaminius
Eh bien! daignez souffrir un avis important:
Je demande Annibal, et le Sénat l'attend.
Prusias
Annibal?
Flaminius
Oui, ma charge est de vous en instruire;
Mais, Seigneur, écoutez ce qui me reste à dire.
Rome pour Laodice a fait choix d'un époux,
Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous.
Prusias
Lui nommer un époux! Je puis l'avoir promise.
Flaminius
En ce cas, du Sénat avouez l'entremise.
Après un tel aveu, je pense qu'aucun roi
Ne vous reprochera d'avoir manqué de foi.
Mais agréez, Seigneur, que l'aimable princesse
Sache par moi que Rome à son sort s'intéresse,
Que sur ce même choix interrogeant son coeur,
Moi-même...
Prusias
Vous pouvez l'en avertir, Seigneur,
J'admire ici les soins que Rome prend pour elle,
Et de son amitié l'entreprise est nouvelle;
Ma fille en peut résoudre, et je vais consulter
Ce que pour Annibal je dois exécuter.
Scène IV
Prusias, Hiéron
Hiéron
Rome de vos desseins est sans doute informée?
Prusias
Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmée.
Hiéron
Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux
En est en même temps plus terrible pour vous.
Prusias
Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie
Dont cette Rome veut que je souille ma vie?
Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour,
Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour.
Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille,
De rendre sa valeur l'appui de ma famille,
De confondre à jamais son sort avec le mien,
Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien.
Ce héros, qui se fie à ces marques d'estime,
S'attend-il que mon coeur achève par un crime?
Le Sénat qui travaille à séduire ce coeur,
En profitant du coup, il en aurait horreur.
Hiéron
Non: de trop de vertu votre esprit le soupçonne,
Et ce n'est pas ainsi que ce Sénat raisonne.
Ne vous y trompez pas: sa superbe fierté
Vous presse d'un devoir, non d'une lâcheté.
Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidèle,
Puisque lui résister c'est se montrer rebelle.
D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur,
Le péril du refus en ôte la noirceur.
Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire
Les dangereux conseils d'une fatale gloire?
Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc généreux,
Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux?
Qui, sacrifiant tout à l'affreuse faiblesse
D'accomplir sans égard une injuste promesse,
Egorgent par scrupule un monde de sujets,
Et ne gardent leur foi qu'à force de forfaits?
Prusias
Ah! lorsqu'à ce héros j'ai promis Laodice,
J'ai cru qu'à mes sujets c'était rendre un service.
Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats
De servir ses desseins, de fournir des soldats:
J'ai donc cru qu'en donnant retraite à ce grand homme,
Sa valeur gênerait l'insolence de Rome;
Que ce guerrier chez moi pourrait l'épouvanter,
Que ce qu'elle en connaît m'en ferait respecter;
Je me trompais; et c'est son épouvante même
Qui me plonge aujourd'hui dans un péril extrême.
Mais n'importe, Hiéron: Rome a beau menacer,
A rompre mes serments rien ne doit me forcer;
Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence
Peut produire pour moi la ferme résistance.
La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit;
Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit.
Acte III
Scène première
aodice, Egine
Laodice
Oui, ce Flaminius dont je crus être aimée,
Et dont je me repens d'avoir été charmée,
Egine, il doit me voir pour me faire accepter
Je ne sais quel époux qu'il vient me présenter.
L'ingrat! je le craignais; à présent, quand j'y pense,
Je ne sais point encor si c'est indifférence;
Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui
Me semble, grâce au ciel, expirer aujourd'hui.
Egine
Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame,
Oserait en ce jour se permettre votre âme?
Il faudrait l'oublier.
Laodice
Hélas! depuis le jour
Que pour Flaminius je sentis de l'amour,
Mon coeur tâcha du moins de se rendre le maître
De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naître.
Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur
Puisse avec fermeté vouloir être vainqueur?
Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce:
Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force;
Et souvent sa défaite a pour lui tant d'appas,
Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas.
Ce coeur, à la faveur de sa propre imposture,
Se délivre du soin de guérir sa blessure.
C'est ainsi que le mien nourrissait un amour
Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour.
Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse!
Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse.
Mais que dis-je? ah! plutôt ne la rappelons plus:
Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius.
Egine
Contraignez-vous: il vient.
Scène II
Laodice, Flaminius, Egine
Flaminius, à part.
Quelle grâce nouvelle
A mes regards surpris la rend encor plus belle!
Madame, le Sénat, en m'envoyant au roi,
N'a point à lui parler limité mon emploi.
Rome, à qui la vertu fut toujours respectable,
Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable
D'un témoignage ardent dont l'éclat mette au jour
Ce qu'elle a pour la vôtre et d'estime et d'amour.
Je n'ose ici mêler mes respects ni mon zèle
Avec les sentiments que j'explique pour elle.
Non, c'est Rome qui parle, et malgré la grandeur
Que me prête le nom de son ambassadeur,
Quoique enfin le Sénat n'ait consacré ce titre
Qu'à s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre,
Il a cru que le soin d'honorer la vertu
Ornait la dignité dont il m'a revêtu.
Madame, en sa faveur, que votre âme indulgente
Fasse grâce à l'époux que sa main vous présente.
Celui qu'il a choisi...
Laodice
Non, n'allez pas plus loin;
Ne dites pas son nom: il n'en est pas besoin.
Je dois beaucoup aux soins où le Sénat s'engage;
Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage.
Cependant vous dirai-je ici mon sentiment
Sur l'estime de Rome et son empressement?
Par où, s'il ne s'y mêle un peu de politique,
Ai-je l'honneur de plaire à votre république?
Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur,
Que le Sénat s'emporte à cet excès d'honneur.
Je n'aurais jamais cru qu'il vît comme un prodige
Des vertus où mon rang, où mon sexe m'oblige.
Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains,
En prive-t-il le coeur du reste des humains?
Et nous a-t-il fait naître avec tant d'infortune,
Qu'il faille nous louer d'une vertu commune?
Si tel est notre sort, du moins épargnez-nous
L'honneur humiliant d'être admirés de vous.
Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'être ingrate,
Je rends grâce au Sénat, et son zèle me flatte!
Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant
Le choix de cet époux dont il me fait présent.
C'est en dire beaucoup: une telle entreprise
De trop de liberté pourrait être reprise;
Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner
Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner.
Non, son zèle a tout fait, et ce zèle l'excuse;
Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse;
Et c'est trop, entre nous, présumer des effets
Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits,
S'il pense que mon coeur, par un excès de joie,
Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie.
Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumé
Est trop fait aux honneurs pour en être charmé.
D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme
Qui va, pour m'obtenir, me demander à Rome;
Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas
Pour n'oser déclarer qu'il ne me choisit pas;
Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon père!
Non: il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire.
Flaminius
Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet époux
Vous aime, et ne veut être agréé que de vous.
Quand les dieux, le Sénat, et le roi votre père,
Hâteraient en ce jour une union si chère,
Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux,
Il vous aimerait trop pour vouloir être heureux.
Un feu moins généreux serait-il votre ouvrage?
Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage
Pût à tant de révolte encourager son coeur,
Qu'il voulût malgré vous usurper son bonheur?
Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous présente,
Ne voyez qu'une ardeur timide, obéissante,
Fidèle, et qui, bravant l'injure des refus,
Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus.
Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie.
Arbitre de l'amant dont vous êtes chérie,
Que le courroux du moins n'ait, dans ce même instant,
Nulle part dangereuse à l'arrêt qu'il attend.
Je vous ai tu son nom; mais mon récit peut-être,
Et le vif intérêt que j'ai laissé paraître,
Sans en expliquer plus, vous instruisent assez.
Laodice
Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez,
Et n'éclaircissez point ce que j'ignore encore.
J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore.
Le reste est un secret où je ne dois rien voir.
Flaminius
Vous m'entendez assez pour m'ôter tout espoir;
Il faut vous l'avouer: je vous ai trop aimée,
Et pour dire encore plus, toujours trop estimée,
Pour me laisser surprendre à la crédule erreur
De supposer quelqu'un digne de votre coeur.
Il est vrai qu'à nos voeux le ciel souvent propice
Pouvait en ma faveur disposer Laodice:
Mais après vos refus, qui ne m'ont point surpris,
Je ne m'attendais pas encor à des mépris,
Ni que vous feignissiez de ne point reconnaître
L'infortuné penchant que vous avez vu naître.
Laodice
Un pareil entretien a duré trop longtemps,
Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants;
Je voudrais que pour eux le sort plus favorable
Eût destiné mon coeur à leur être équitable.
Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux,
Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous.
Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre?
Vous rougiriez du mien, je rougirais du vôtre.
Flaminius
Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus!
N'êtes-vous pas Romaine avec tant de vertus?
Ah! pourvu que ce coeur partageât ma tendresse...
Laodice
Non, Seigneur; c'est en vain que le vôtre m'en presse;
Et quand même l'amour nous unirait tous deux...
Flaminius
Achevez; qui pourrait m'empêcher d'être heureux?
Vous aurait-on promise? et le roi votre père
Aurait-il?...
Laodice
N'accusez nulle cause étrangère.
Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons
Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons.
Scène III
Flaminius, seul.
Enfin, elle me fuit, et Rome méprisée
A permettre mes feux s'est en vain abaissée.
Et moi, je l'aime encore, après tant de refus,
Ou plutôt je sens bien que je l'aime encor plus.
Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue?
Quel secret allait-elle exposer à ma vue?
Et quand un même amour nous unirait tous deux...
Où tendait ce discours qu'elle a laissé douteux?
Aurait-on fait à Rome un rapport trop fidèle?
Serait-ce qu'Annibal est destiné pour elle,
Et que, sans cet hymen, je pourrais espérer...?
Mais à quel piège ici vais-je encor me livrer?
N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse,
M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse?
Le roi vient; et je vois Annibal avec lui.
Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui.
Scène IV
Prusias, Annibal, Flaminius
Prusias
J'ignorais qu'en ces lieux...
Flaminius
Non: avant que j'écoute,
Répondez-moi, de grâce, et tirez-moi d'un doute.
L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain.
A quel heureux époux destinez-vous sa main?
Prusias
Que dites-vous, Seigneur?
Flaminius
Est-ce donc un mystère?
Prusias
Ce que vous exigez ne regarde qu'un père.
Flaminius
Rome y prend intérêt, je vous l'ai déjà dit;
Et je crois qu'avec vous cet intérêt suffit.
Prusias
Quelque intérêt, Seigneur, que votre Rome y prenne,
Est-il juste, après tout, que sa bonté me gêne?
Flaminius
Abrégeons ces discours. Répondez, Prusias:
Quel est donc cet époux que vous ne nommez pas?
Prusias
Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice;
Mais qu'importe au Sénat que je l'en avertisse,
Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagé?
Annibal
De qui dépendez-vous, pour être interrogé?
Flaminius
Et vous qui répondez, instruisez-moi, de grâce:
Est-ce à vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place?
Qu'y faites-vous enfin?
Annibal
J'y viens défendre un roi
Dont le coeur généreux s'est signalé pour moi;
D'un roi dont Annibal embrasse la fortune,
Et qu'avec trop d'excès votre orgueil importune.
Je blesse ici vos yeux, dites-vous: je le croi;
Mais j'y suis à bon titre, et comme ami du roi.
Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraître,
Je suis donc son ministre, et je le fais mon maître.
Flaminius
Dût-il de votre fille être bientôt l'époux,
Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux?
Qu'en dites-vous, Seigneur?
Prusias
Il me marque son zèle,
Et vous dit ce qu'inspire une amitié fidèle.
Annibal
Instruisez le Sénat, rendez-lui la frayeur
Que son agent voudrait jeter dans votre coeur
Déclarez avec qui votre foi vous engage:
J'en réponds, cet aveu vaudra bien un outrage.
Flaminius
Qui doit donc épouser Laodice?
Annibal
C'est moi.
Flaminius
Annibal?
Annibal
Oui, c'est lui qui défendra le roi;
Et puisque sa bonté m'accorde Laodice,
Puisque de sa révolte Annibal est complice,
Le parti le meilleur pour Rome est désormais
De laisser ce rebelle et son complice en paix.
A Prusias.
Seigneur, vous avez vu qu'il était nécessaire
De finir par l'aveu que je viens de lui faire,
Et vous devez juger, par son empressement,
Que Rome a des soupçons de notre engagement.
J'ose dire encor plus: l'intérêt d'Artamène
Ne sert que de prétexte au motif qui l'amène;
Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur,
Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur;
Que Rome craint de voir conclure un hyménée
Qui m'attache à jamais à votre destinée,
Qui me remet encor les armes à la main,
Qui de Rome peut-être expose le destin,
Qui contre elle du moins fait revivre un courage
Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage.
Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi;
Mais ses précautions trahissent son effroi.
Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice
D'un orgueil alarmé vous montrent l'artifice.
Son Sénat en bienfaits serait moins libéral,
S'il ne s'agissait pas d'écarter Annibal.
En vous développant sa timide prudence,
Ce n'est pas que, saisi de quelque défiance,
Je veuille encourager votre honneur étonné
A confirmer l'espoir que vous m'avez donné.
Non, je mériterais une amitié parjure,
Si j'osais un moment vous faire cette injure.
Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi?
Est-ce d'être vaincu, de cesser d'être roi?
Si vous n'exercez pas les droits du rang suprême,
Si vous portez des fers avec un diadème,
Et si de vos enfants vous ne disposez pas,
Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats.
Mais vous les défendrez: et j'ose encor vous dire
Qu'un prince à qui le ciel a commis un empire,
Pour qui cent mille bras peuvent se réunir,
Doit braver les Romains, les vaincre et les punir.
Flaminius
Annibal est vaincu; je laisse à sa colère
Le faible amusement d'une vaine chimère.
Epuisez votre adresse à tromper Prusias;
Pressez; Rome commande et ne dispute pas;
Et ce n'est qu'en faisant éclater sa vengeance,
Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance.
Le refus d'obéir à ses augustes lois
N'intéresse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois.
C'est donc à Prusias à qui seul il importe
De se rendre docile aux ordres que j'apporte.
Poursuivez vos discours, je n'y répondrai rien;
Mais laissez-nous après un moment d'entretien.
Je vous cède l'honneur d'une vaine querelle,
Et je dois de mon temps un compte plus fidèle.
Annibal
Oui, je vais m'éloigner: mais prouvez-lui, Seigneur,
Qu'il ne rend pas ici justice à votre coeur.
Scène V
Flaminius, Prusias
Flaminius
Gardez-vous d'écouter une audace frivole,
Par qui son désespoir follement se console.
Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui
Vous demande Annibal, sans en vouloir à lui.
Elle avait défendu qu'on lui donnât retraite;
Non qu'elle eût, comme il dit, une frayeur secrète:
Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous
Fasse grâce aux vaincus que proscrit son courroux.
Apaisez-la, Seigneur: une nombreuse armée
Pour venir vous surprendre a dû s'être formée;
Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats;
L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas.
Vous, de son désespoir instrument et ministre,
Qui n'en pénétrez pas le mystère sinistre,
Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil
Se cherche, en vous perdant, un éclatant écueil,
Vous périrez, Seigneur; et bientôt Artamène,
Aidé de son côté des troupes qu'on lui mène,
Dépouillera ce front de ce bandeau royal,
Confié sans prudence aux fureurs d'Annibal.
Annonçant du Sénat la volonté suprême,
J'ai parlé jusqu'ici comme il parle lui-même;
J'ai dû de son langage observer la rigueur:
Je l'ai fait; mais jugez s'il en coûte à mon coeur.
Connaissez-le, Seigneur: Laodice m'est chère;
Il doit m'être bien dur de menacer son père.
Oui, vous voyez l'époux proposé dans ce jour,
Et dont Rome n'a pas désapprouvé l'amour.
Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre
Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre.
Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi,
Et vous ne risquez rien ne refusant que moi.
Mon âme à vous servir n'en sera pas moins prête;
Mais, par reconnaissance, épargnez votre tête.
Oui, malgré vos refus et malgré ma douleur,
Je vous promets des soins d'une éternelle ardeur.
A présent trop frappé des malheurs que j'annonce,
Peut-être auriez-vous peine à me faire réponse;
Songez-y; mais sachez qu'après cet entretien,
Je pars, si dans ce jour vous ne résolvez rien.
Scène VI
Prusias, seul.
Il aime Laodice! Imprudente promesse,
Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse!
Dois-je vous immoler le sang de mes sujets,
Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits?
Toi, dont j'admirai trop la fortune passée,
Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversée?
Abattu sous le faix de l'âge et du malheur,
Quel fruit espères-tu d'une infirme valeur?
Tristes réflexions, qu'il n'est plus temps de faire!
Quand je me suis perdu, la sagesse m'éclaire:
Sa lumière importune, en ce fatal moment,
N'est plus une ressource, et n'est qu'un châtiment.
En vain s'ouvre à mes yeux un affreux précipice;
Si je ne suis un traître, il faut que j'y périsse.
Oui, deux partis encore à mon choix sont offerts:
Je puis vivre en infâme, ou mourir dans les fers.
Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude?
Tu n'es déjà qu'un lâche à ton incertitude!
Mais ne puis-je, après tout, balancer sur le choix?
Impitoyable honneur, examinons tes droits.
Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne,
Assuré de ma perte, et certain de la sienne?
Quel projet insensé! La raison et les dieux
Me font-ils un devoir d'un transport furieux?
O ciel! j'aurais peut-être, au gré d'une chimère
Sacrifié mon peuple et conclu sa misère.
Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressé:
Non, ce peuple t'échappe, et ton charme a cessé.
Le parti que je prends, dût-il même être infâme,
Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blâme.
Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains,
Et je vais donc livrer Annibal aux Romains,
L'exposer aux affronts que Rome lui destine!
Ah! ne vaut-il pas mieux résoudre ma ruine?
Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour?
Non, de Flaminius sollicitons l'amour.
Mais Annibal revient, et son âme inquiète
Peut-être a pressenti ce que Rome projette.
Dissimulons.
Scène VII
Prusias, Annibal
Annibal
J'ai vu sortir l'ambassadeur.
De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur?
Sans doute il aura fait des menaces nouvelles?
Son Sénat...
Prusias
Il voulait terminer vos querelles:
Mais il ne m'a tenu que les mêmes discours,
Dont vos longs différends interrompaient le cours.
Il demande la paix, et m'a parlé sans cesse
De l'intérêt que Rome a pris à la princesse.
Il la verra peut-être, et je vais, de ce pas,
D'un pareil entretien prévenir l'embarras.
Scène VIII
Annibal, seul.
Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiétude
Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec étude.
Observons tout: la mort n'est pas ce que je crains;
Mais j'avais espéré de punir les Romains.
Le succès était sûr, si ce prince timide
Prend mon expérience ou ma haine pour guide.
Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux
Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux.
Acte IV
Scène première
aodice, seule.
Quel agréable espoir vient me luire en ce jour!
Le roi de mon amant approuve donc l'amour!
Auteur de mes serments, il les romprait lui-même,
Et je pourrais sans crime épouser ce que j'aime.
Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaité
Que mon père m'ordonne une infidélité.
Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne
Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne.
Mais que vois-je? Annibal!
Scène II
Laodice, Annibal
Annibal
Enfin voici l'instant
Où tout semble annoncer qu'un outrage m'attend.
Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame,
Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon âme.
Dans un pareil danger, il doit m'être permis,
Sans craindre d'être vain, d'exposer qui je suis.
J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mémoire
D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire;
Et qu'à ce souvenir votre coeur excité,
Redouble encor pour moi sa générosité.
Je ne vous dirai plus de presser votre père
De tenir les serments qu'il a voulu me faire.
Ces serments me flattaient du bonheur d'être à vous;
Voilà ce que mon coeur y trouvait de plus doux.
Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte;
Mais j'ignore où s'étend le coup qu'elle me porte.
Instruisez Annibal; il n'a que vous ici.
Par qui de ses projets il puisse être éclairci.
Des devoirs où pour moi votre foi vous oblige,
Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige.
Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux
L'incorruptible ami que me laissent les dieux.
On vous offre un époux, sans doute; mais j'ignore
Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore.
Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui
Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui,
Et je vous l'avouerai, mon courage s'étonne
Des desseins où l'effroi peut-être l'abandonne.
Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main,
Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin.
Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse
La faveur que ma gloire attend de Laodice.
Quel est donc cet époux que l'on vient vous offrir?
Puis-je vivre, ou faut-il me hâter de mourir?
Laodice
Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi-même
Et la gloire et le coeur de ce héros qui m'aime
Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux
Quelqu'un lui réservait un sort injurieux.
Oui, puisque c'est à moi que ce héros se livre,
Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai juré de vivre,
Vous devez être sûr qu'un coeur tel que le mien
Prendra les sentiments qui conviennent au sien;
Et que, me conformant à votre grand courage,
Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage,
Et que la seule mort pût vous en garantir,
Mes larmes couleraient pour vous en avertir.
Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles:
Les dieux m'épargneront des larmes si cruelles;
Mon père est vertueux; et si le sort jaloux
S'opposait aux desseins qu'il a formés pour nous,
Si par de fiers tyrans sa vertu traversée
A faillir envers vous est aujourd'hui forcée,
Gardez-vous cependant de penser que son coeur
Pût d'une trahison méditer la noirceur.
Annibal
Je vous entends: la main qui me fut accordée,
Pour un nouvel époux Rome l'a demandée,
Voilà quel est le soin que Rome prend de vous.
Mais, dites-moi, de grâce, aimez-vous cet époux?
Vous faites-vous pour moi la moindre violence?
Madame, honorez-moi de cette confidence.
Parlez-moi sans détour: content d'être estimé,
Je me connais trop bien pour vouloir être aimé.
Laodice
C'est à vous cependant que je dois ma tendresse.
Annibal
Et moi, je la refuse, adorable Princesse,
Et je n'exige point qu'un coeur si vertueux
S'immole en remplissant un devoir rigoureux;
Que d'un si noble effort le prix soit un supplice.
Non, non, je vous dégage, et je me fais justice;
Et je rends à ce coeur, dont l'amour me fut dû,
Le pénible présent que me fait sa vertu.
Ce coeur est prévenu, je m'aperçois qu'il aime.
Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-même.
Si je le méritais, et que l'offre du mien
Pût plaire à Laodice et me valoir le sien,
Je n'aurais consacré mon courage et ma vie
Qu'à m'acquérir ce bien que je lui sacrifie.
Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour,
Je serais un ingrat d'en croire mon amour.
Je verrai Prusias, résolu de lui dire
Qu'aux désirs du Sénat son effroi peut souscrire,
Et je vais le presser d'éclaircir un soupçon
Que mon âme inquiète a pris avec raison.
Peut-être cependant ma crainte est-elle vaine;
Peut-être notre hymen est tout ce qui le gêne:
Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains
Un sort livré peut-être aux fureurs des Romains.
Quand même je fuirais, la retraite est peu sûre.
Fuir, c'est en pareil cas donner jour à l'injure;
C'est enhardir le crime; et pour l'épouvanter,
Le parti le plus sûr c'est de m'y présenter.
Il ne m'importe plus d'être informé, Madame,
Du reste des secrets que j'ai lus dans votre âme;
Et ce serait ici fatiguer votre coeur
Que de lui demander le nom de son vainqueur.
Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence,
Et je n'ai pas besoin de cette confidence.
Je sors: si dans ces lieux on n'en veut qu'à mes jours,
Laissez mes ennemis en terminer le cours.
Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire
Un trop pénible aveu des faiblesses d'un père.
S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras
Cède à mes ennemis le soin de mon trépas,
Et que, de leur effroi victime glorieuse,
J'en assure, en mourant, la mémoire honteuse,
Et qu'on sache à jamais que Rome et son Sénat
Ont porté cet effroi jusqu'à l'assassinat.
Mais je vous quitte, on vient.
Laodice
Seigneur, le temps me presse.
Mais, quoique vous ayez pénétré ma faiblesse,
Vous m'estimez assez pour ne présumer pas
Qu'on puisse m'obtenir après votre trépas.
Scène III
Laodice, Flaminius
Laodice
J'ai cru trouver en vous une âme bienfaisante;
De mon estime ici remplirez-vous l'attente?
Flaminius
Oui, commandez, Madame. Oserais-je douter
De l'équité des lois que vous m'allez dicter?
Laodice
On vous a dit à qui ma main fut destinée?
Flaminius
Ah! de ce triste coup ma tendresse étonnée...
Laodice
Eh bien! le roi, jaloux de ramener la paix
Dont trop longtemps la guerre a privé ses sujets,
En faveur de son peuple a bien voulu se rendre
Aux désirs que par vous Rome lui fait entendre.
Notre hymen est rompu.
Flaminius
Ah! je rends grâce aux dieux,
Qui détournent le roi d'un dessein odieux.
Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame,
Le roi ne fait-il rien en faveur de ma flamme?
Laodice
Oui, Seigneur, vous serez content à votre tour,
Si vous ne trahissez vous-même votre amour.
Flaminius
Moi, le trahir! ô ciel!
Laodice
Ecoutez ce qui reste.
Votre emploi dans ces lieux à ma gloire est funeste.
Ce héros qu'aujourd'hui vous demandez au roi,
Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi;
Que de sa sûreté cette foi fut le gage;
Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage.
Les droits qu'il eut sur moi sont transportés à vous;
Mais enfin ce guerrier dut être mon époux.
Il porte un caractère à mes yeux respectable,
Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable.
Sauvez donc ce héros: ma main est à ce prix.
Flaminius
Mais, songez-vous, Madame, à l'emploi que j'ai pris?
Pourquoi proposez-vous un crime à ma tendresse?
Est-ce de votre haine une fatale adresse?
Cherchez-vous un refus, et votre cruauté
Veut-elle ici m'en faire une nécessité?
Votre main est pour moi d'un prix inestimable,
Et vous me la donnez si je deviens coupable!
Ah! vous ne m'offrez rien.
Laodice
Vous vous trompez, Seigneur;
Et j'en ai cru le don plus cher à votre coeur.
Mais à me refuser quel motif vous engage?
Flaminius
Mon devoir.
Laodice
Suivez-vous un devoir si sauvage
Qui vous inspire ici des sentiments outrés,
Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrés?
Annibal, chargé d'ans, va terminer sa vie.
S'il ne meurt outragé, Rome est-elle trahie?
Quel devoir!
Flaminius
Vous savez la grandeur des Romains,
Et jusqu'où sont portés leurs augustes destins.
De l'univers entier et la crainte et l'hommage
Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage
Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir,
Qui sur Flaminius borne votre pouvoir.
Je pourrais tromper Rome; un rapport peu sincère
En surprendrait sans doute un ordre moins sévère:
Mais je lui ravirais, si j'osais la trahir,
L'avantage important de se faire obéir.
Lui déguiser des rois et l'audace et l'offense,
C'est conjurer sa perte et saper sa puissance.
Rome doit sa durée aux châtiments vengeurs
Des crimes révélés par ses ambassadeurs;
Et par là nos avis sont la source féconde
De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde;
Et lorsqu'elle poursuit sur un roi révolté
Le mépris imprudent de son autorité,
La valeur seulement achève la victoire
Dont un rapport fidèle a ménagé la gloire.
Nos austères vertus ont mérité des dieux...
Laodice
Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux?
Ces dieux, Flaminius, auraient cessé de l'être
S'ils voulaient ce que veut le Sénat, votre maître.
Son orgueil, ses succès sur de malheureux rois,
Voilà les dieux dont Rome emprunte tous ses droits;
Voilà les dieux cruels à qui ce coeur austère
Immole son amour, un héros et mon père,
Et pour qui l'on répond que l'offre de ma main
N'est pas un bien que puisse accepter un Romain.
Cependant cet hymen que votre coeur rejette,
Méritez-vous, ingrat, que le mien le regrette?
Vous ne répondez rien?
Flaminius
C'est avec désespoir
Que je vais m'acquitter de mon triste devoir.
Né Romain, je gémis de ce noble avantage,
Qui force à des vertus d'un si cruel usage.
Voyez l'égarement où m'emportent mes feux;
Je gémis d'être né pour être vertueux.
Je n'en suis point confus: ce que je sacrifie
Excuse mes regrets, ou plutôt les expie;
Et ce serait peut-être une férocité
Que d'oser aspirer à plus de fermeté.
Mais enfin, pardonnez à ce coeur qui vous aime
Des refus dont il est si déchiré lui-même.
Ne rougiriez-vous pas de régner sur un coeur
Qui vous aimerait plus que sa foi, son honneur?
Laodice
Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimérique,
Crime que d'un beau nom couvre la politique.
Songez qu'un sentiment et plus juste et plus doux
D'un lien éternel va m'attacher à vous.
Ce n'est pas tout encor: songez que votre amante
Va trouver avec vous cette union charmante,
Et que je souhaitais de vous avoir donné
Cet amour dont le mien vous avait soupçonné.
Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse
Aux périls du héros pour qui je m'intéresse:
Mais, Seigneur, qu'avec vous mon coeur s'est écarté
Des bornes de l'aveu qu'il avait projeté!
N'importe; plus je cède à l'amour qui m'inspire,
Et plus sur vous peut-être obtiendrai-je d'empire.
Me trompé-je, Seigneur? Ai-je trop présumé?
Et vous aurais-je en vain si tendrement aimé?
Vous soupirez! Grands dieux! c'est vous qui dans nos âmes
Voulûtes allumer de mutuelles flammes;
Contre mon propre amour en vain j'ai combattu;
Justes dieux! dans mon coeur vous l'avez défendu.
Qu'il soit donc un bienfait et non pas un supplice.
Oui, Seigneur, qu'avec soin votre âme y réfléchisse.
Vous ne prévoyez pas, si vous me refusez,
Jusqu'où vont les tourments où vous vous exposez.
Vous ne sentez encor que la perte éternelle
Du bonheur où l'amour aujourd'hui nous appelle;
Mais l'état douloureux où vous laissez mon coeur,
Vous n'en connaissez pas le souvenir vengeur.
Flaminius
Quelle épreuve!
Laodice
Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte!
Flaminius
Dieux! que ne peut-elle être aujourd'hui la plus forte!
Mais Rome...
Laodice
Ingrat! cessez d'excuser vos refus:
Mon coeur vous garde un prix digne de vos vertus.
Scène IV
Flaminius, seul.
Elle fuit; je soupire, et mon âme abattue
A presque perdu Rome et son devoir de vue.
Vil Romain, homme né pour les soins amoureux,
Rome est donc le jouet de tes transports honteux!
Scène V
Prusias, Flaminius
Flaminius
Prince, vous seriez-vous flatté de l'espérance
De pouvoir par l'amour vaincre ma résistance?
Quand vous la combattez par des efforts si vains,
Savez-vous bien quel sang anime les Romains?
Savez-vous que ce sang instruit ceux qu'il anime,
Non à fuir, c'est trop peu, mais à haïr le crime;
Qu'à l'honneur de ce sang je n'ai point satisfait,
S'il s'est joint un soupir au refus que j'ai fait?
Ce sont là nos devoirs: avec nous, dans la suite,
Sur ces instructions réglez votre conduite.
A quoi donc à présent êtes-vous résolu?
J'ai donné tout le temps que vous avez voulu
Pour juger du parti que vous aviez à prendre...
Mais quoi! sans Annibal ne pouvez-vous m'entendre?
Scène VI
Prusias, Annibal, Flaminius
Annibal
J'interromps vos secrets; mais ne vous troublez pas:
Je sors, et n'ai qu'un mot à dire à Prusias.
Restez, de grâce; il m'est d'une importance extrême
Que ce qu'il répondra vous l'entendiez vous-même.
A Prusias.
Laodice est à moi, si vous êtes jaloux
De tenir le serment que j'ai reçu de vous.
Mais enfin ce serment pèse à votre courage,
Et je vois qu'il est temps que je vous en dégage.
Jamais je n'exigeai de vous cette faveur,
Et si vous aviez su connaître votre coeur,
Sans doute vous n'auriez osé me la promettre
Et ne rougiriez pas de vous la voir remettre.
Mais il vous reste encore un autre engagement,
Qui doit m'importer plus que ce premier serment.
Vous jurâtes alors d'avoir soin de ma gloire,
Et quelque juste orgueil m'aida même à vous croire,
Puisque après tout, Seigneur, pour tenir votre foi,
Je vis que vous n'aviez qu'à vous servir de moi.
Comment penser, d'ailleurs, que vous seriez parjure!
Vous, qu'Annibal pouvait payer avec usure;
Vous qui, si le sort même eût trahi votre appui,
Vous assuriez l'honneur de tomber avec lui?
Vous me fuyez pourtant; le Sénat vous menace,
Et de vos procédés la raison m'embarrasse.
Seigneur, je suis chez vous: y suis-je en sûreté?
Ou bien y dois-je craindre une infidélité?
Prusias
Ici? n'y craignez rien, Seigneur.
Annibal
Je me retire.
C'en est assez; voilà ce que j'avais à dire.
Scène VII
Flaminius, Prusias
Flaminius
Ce que dans ce moment vous avez répondu,
M'apprend trop qu'il est temps...
Prusias
J'ai dit ce que j'ai dû...
Arrêtez. Le Sénat n'aura point à se plaindre.
Flaminius
Eh! comment Annibal n'a-t-il plus rien à craindre?
Que pensez-vous?
Prusias
Seigneur, je ne m'explique pas;
Mais vous serez bientôt content de Prusias.
Vous devrez l'être, au moins.
Scène VIII
Flaminius, seul.
Quel est donc ce mystère
Dont à m'instruire ici sa prudence diffère?
Quoi qu'il en soit, ô Rome! approuve que mon coeur
Souhaite que ce prince échappe à son malheur.
Acte V
Scène première
Prusias, Hiéron
Prusias
Je vais donc rétracter la foi que j'ai donnée,
Peut-être d'Annibal trancher la destinée.
Dieux! quel coup va frapper ce héros malheureux!
Hiéron
Non, Seigneur, Annibal a le coeur généreux.
Du courroux du Sénat la nouvelle est semée;
On sait que l'ennemi forme une double armée.
Le peuple épouvanté murmure, et ce héros
Doit, en se retirant, faire notre repos;
Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire
Aux doux tempéraments que le ciel vous inspire.
Prusias
Mais si l'ambassadeur le poursuit, Hiéron?
Hiéron
Eh! Seigneur, éloignez ce scrupuleux soupçon:
Des fautes du hasard êtes-vous responsable?
Mais le voici.
Prusias
Grands dieux! sa présence m'accable.
Je me sens pénétré de honte et de douleur.
Hiéron
C'est la faute du sort, et non de votre coeur.
Scène II
Prusias, Annibal, Hiéron
Prusias
Enfin voici le temps de rompre le silence
Qui porte votre esprit à tant de méfiance?
Depuis que dans ces lieux vous êtes arrivé,
Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvé
L'amitié dont pour vous mon âme était remplie,
Et que je garderai le reste de ma vie.
Mais un coup imprévu retarde les effets
De ces mêmes serments que mon coeur vous a faits.
De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre;
Le sort même avec eux travaille à me confondre,
Et semble leur avoir indiqué le moment
Où leurs armes pourront triompher sûrement.
Artamène est vaincu, sa défaite est entière;
Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtrière,
Tant de sang fut versé dans nos derniers combats,
Que la victoire même affaiblit mes Etats.
A mes propres malheurs je serais peu sensible;
Mais de mon peuple entier la perte est infaillible
Je suis son roi; les dieux qui me l'ont confié
Veulent qu'à ses périls cède notre amitié.
De ces périls, Seigneur, vous seul êtes la cause.
Je ne vous dirai point ce que Rome propose.
Mon coeur en a frémi d'horreur et de courroux;
Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous.
Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage:
Essayons ce moyen pour ralentir leur rage:
Attendons que le ciel, plus propice à nos voeux,
Nous mette en liberté de nous revoir tous deux.
Sans doute qu'à vous yeux Prusias excusable
N'aura point...
Annibal
Oui, Seigneur, vous êtes pardonnable.
Pour surmonter l'effroi dont il est abattu,
Sans doute votre coeur a fait ce qu'il a pu.
Si, malgré ses efforts, tant d'épouvante y règne,
C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne.
J'ai tort, et j'aurais dû prévoir que mon destin
Dépendrait avec vous de l'aspect d'un Romain.
Mais je suis libre encor, et ma folle espérance
N'avait pas mérité de vous tant d'indulgence.
Prusias
Seigneur, je le vois bien, trop coupable à vos yeux...
Annibal
Voilà ce que je puis vous répondre de mieux:
Mais voulez-vous m'en croire? oublions l'un et l'autre
Ces serments que mon coeur dut refuser du vôtre,
Je me suis cru prudent; vous présumiez de vous,
Et ces mêmes serments déposent contre nous.
Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace,
Je pars, et ma retraite obtiendra votre grâce.
En violant les droits de l'hospitalité,
Vous allez du Sénat rappeler la bonté.
Prusias
Que sur nos ennemis votre âme, moins émue,
Avec attention daigne jeter la vue.
Annibal
Je changerai beaucoup, si quelque légion,
Qui loin d'ici s'assemble avec confusion,
Si quelques escadrons déjà mis en déroute
Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute.
Mais, Seigneur, finissons cet entretien fâcheux,
Nous voyons ces objets différemment tous deux.
Je pars; pour quelque temps cachez-en la nouvelle.
Prusias
Oui, Seigneur; mais un jour vous connaîtrez mon zèle.
Scène III
Annibal, seul.
Ton zèle! homme sans coeur, esclave couronné!
A quels rois l'univers est-il abandonné!
Tu les charges de fers, ô Rome! et, je l'avoue,
Leur bassesse en effet mérite qu'on t'en loue.
Mais tu pars, Annibal. Imprudent! où vas-tu?
Cet infidèle roi ne t'a-t-il pas vendu?
Il n'en faut point douter, il médite ce crime;
Mais le lâche, qui craint les yeux de sa victime,
Qui n'ose s'exposer à mes regards vengeurs,
M'écarte avec dessein de me livrer ailleurs.
Mais qui vient?
Scène IV
Laodice, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, Annibal
Annibal
Ah! c'est vous, généreuse Princesse.
Vous pleurez: votre coeur accomplit sa promesse.
Les voilà donc ces pleurs, mon unique secours,
Qui devaient m'avertir du péril que je cours!
Laodice
Oui, je vous rends enfin ce funeste service;
Mais de la trahison le roi n'est point complice.
Fidèle à votre gloire, il veut la garantir:
Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir.
Quelques avis certains m'ont découvert qu'un traître
Qui pense qu'un forfait obligera son maître,
Qu'Hiéron en secret informe les Romains;
Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains.
Annibal
Je dois beaucoup aux dieux: ils m'ont comblé de gloire,
Et j'en laisse après moi l'éclatante mémoire.
Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux,
C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous.
Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore,
Et je fais vanité d'un aveu qui m'honore.
Je ne pouvais jamais espérer de retour,
Mais votre coeur me donne autant que son amour.
Eh! que dis-je? l'amour vaut-il donc mon partage?
Non, ce coeur généreux m'a donné davantage:
J'ai pour moi sa vertu, dont la fidélité
Voulut même immoler le feu qui l'a flatté.
Eh quoi! vous gémissez, vous répandez des larmes!
Ah! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes!
Que d'estime pour moi me découvrent vos pleurs!
Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs?
Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice;
Que l'amour de ma gloire à présent les tarisse.
Puisque la mort m'arrache aux injures du sort,
Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort.
Laodice
Ah! Seigneur, cet aveu me glace d'épouvante.
Ne me présentez point cette image sanglante.
Sans doute que le ciel m'a dérobé l'horreur
De ce funeste soin que vous devait mon coeur.
Si le terrible effet en eût frappé ma vue,
Ah! jamais jusqu'ici je ne serais venue.
Annibal
Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort.
Laodice
Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort,
Qu'auprès du roi...
Annibal
Madame, il serait inutile;
Les moments me sont chers, je cours à mon asile.
Laodice
A votre asile! ô ciel! Seigneur où courez-vous?
Annibal
Mériter tous vos soins.
Laodice
Quelle honte pour nous!
Annibal
Je ne vous dis plus rien; la vertu, quand on l'aime,
Porte de nos bienfaits le salaire elle-même.
Mon admiration, mon respect, mon amour,
Voilà ce que je puis vous offrir en ce jour;
Mais vous les méritez. Je fuis, quelqu'un s'avance.
Adieu, chère Princesse.
Scène V
Laodice, seule.
O ciel! quelle constance!
Tes devoirs tant vantés, ministre des Romains,
Etaient donc d'outrager le plus grand des humains!
De quel indigne amant mon âme possédée
Avec tant de plaisir gardait-elle l'idée?
Scène VI
Laodice, Flaminius, Flavius
Flaminius
Eh quoi! vous me fuyez, Madame?
Laodice
Laissez-moi.
Hâtez-vous d'achever votre barbare emploi:
Portez les derniers coups à l'honneur de mon père;
Des dieux que vous bravez méritez la colère.
Mes pleurs vont les presser d'accorder à mon coeur
Le pardon d'un penchant qui doit leur faire horreur.
Scène VII
Flaminius, Flavius
Flaminius
Il me serait heureux de l'ignorer encore,
Cet aveu d'un penchant que votre coeur abhorre.
Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir
Si sans aucun témoin Annibal veut me voir.
Scène VIII
Flaminius, seul.
J'ai satisfait aux soins que m'imposait ta cause;
Souffre ceux qu'à son tour la vertu me propose,
Rome! Laisse mon coeur favoriser ses feux,
Quand sans crime il peut être et tendre et généreux.
Je puis, sans t'offenser, prouver à Laodice
Que, s'il m'est défendu de lui rendre un service,
Sensible cependant à sa juste douleur,
Du soin de l'adoucir j'occupe encor mon coeur.
Annibal vient: ô ciel! ce que je sacrifie
Vaut bien qu'à me céder ta bonté te convie.
Le motif qui m'engage à le persuader
Est digne du succès que j'ose demander.
Scène IX
Annibal, Flaminius
Flaminius
Seigneur, puis-je espérer qu'oubliant l'un et l'autre
Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vôtre,
Et que nous confiant, en hommes généreux,
L'estime qu'après tout nous méritons tous deux,
Vous voudrez bien ici que je vous entretienne
D'un projet que pour vous vient de former la mienne?
Annibal
Seigneur, si votre estime a conçu ce projet,
Fût-il vain, je le tiens déjà pour un bienfait.
Flaminius
Ce que Rome en ces lieux m'a commandé de faire,
Pour Annibal peut-être est encore un mystère.
Seigneur, je viens ici vous demander au roi;
Vous n'en devez pas être irrité contre moi.
Tel était mon devoir; je l'ai fait avec zèle,
Et vous m'approuverez d'avoir été fidèle.
Prusias, retenu par son engagement,
A cru qu'il suffirait de votre éloignement.
Il a pensé que Rome en serait satisfaite,
Et n'exigerait rien après votre retraite.
Je pouvais l'accepter, et vous ne doutez pas
Qu'il ne me fût aisé d'envoyer sur vos pas;
D'autant plus qu'Hiéron aux Romains de ma suite
Promet de révéler le jour de votre fuite.
Mais, Seigneur, le Sénat veut bien moins vous avoir
Qu'il ne veut que le roi fasse ici son devoir:
Et l'univers jaloux, de qui l'oeil nous contemple,
De sa soumission aurait perdu l'exemple.
J'ai donc refusé tout, et Prusias, alors,
Après avoir tenté d'inutiles efforts,
Pour me donner enfin sa réponse précise,
Ne m'a plus demandé qu'une heure de remise.
Seigneur, je suis certain du parti qu'il prendra,
Et ce prince, en un mot, vous abandonnera.
S'il demande du temps, ce n'est pas qu'il hésite;
Mais de son embarras il se fait un mérite.
Il croit que vous serez content de sa vertu,
Quand vous saurez combien il aura combattu.
Et vous, que jusque-là le destin persécute,
Tombez, mais d'un héros ménagez-vous la chute.
Vous l'êtes, Annibal, et l'aveu m'en est doux.
Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous.
Voudriez-vous attendre ici la violence?
Non, non; qu'une superbe et pleine confiance,
Digne de l'ennemi que vous vous êtes fait,
Que vous honorerez par ce généreux trait,
Vous invitant à fuir des retraites peu sûres,
Où vous deviez, Seigneur, présager vos injures,
Vous guide jusqu'à Rome, et vous jette en des bras
Plus fidèles pour vous que ceux de Prusias.
Voilà, Seigneur, voilà la chute la plus fière
Que puisse se choisir votre audace guerrière.
A votre place enfin, voilà le seul écueil
Où, même en se brisant, se maintient votre orgueil.
N'hésitez point, venez; achevez de connaître
Ces vainqueurs que déjà vous estimez peut-être.
Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus,
C'est pour vous honorer une raison de plus.
Montrez-leur Annibal; qu'il vienne les convaincre
Qu'un si noble vaincu mérita de les vaincre.
Partons sans différer; venez les rendre tous
D'une action si noble admirateurs jaloux.
Annibal
Oui, le parti sans doute est glorieux à prendre,
Et c'est avec plaisir que je viens de l'entendre.
Il m'oblige. Annibal porte en effet un coeur
Capable de donner ces marques de grandeur,
Et je crois vos Romains, même après ma défaite,
Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite.
Il ne me restait plus, persécuté du sort,
D'autre asile à choisir que Rome ou que la mort.
Mais enfin c'en est fait, j'ai cru que la dernière
Avec assez d'honneur finissait ma carrière.
Le secours du poison...
Flaminius
Je l'avais pressenti:
Du héros désarmé c'est le dernier parti.
Ah! souffrez qu'un Romain, dont l'estime est sincère,
Regrette ici l'honneur que vous pouviez nous faire.
Le roi s'avance; ô ciel! sa fille en pleurs le suit.
Scène X et dernière
Tous les acteurs
Prusias, à Annibal.
Seigneur, serait-il vrai ce qu'Amilcar nous dit?
Annibal
Prusias (car enfin je ne crois pas qu'un homme
Lâche assez pour n'oser désobéir à Rome,
Infidèle à son rang, à sa parole, à moi,
Espère qu'Annibal daigne en lui voir un roi),
Prusias, pensez-vous que ma mort vous délivre
Des hasards qu'avec moi vous avez craint de suivre?
Quand même vous m'eussiez remis entre ses mains,
Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains?
La paix? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre
Qu'il faut la mériter pour oser y prétendre.
Non, non; de l'épouvante esclave déclaré,
A des malheurs sans fin vous vous êtes livré.
Que je vous plains! Je meurs, et ne perds que la vie.
A la Princesse.
Du plus grand des malheurs vous l'avez garantie,
Et j'expire honoré des soins de la vertu.
Adieu, chère Princesse.
Laodice, à Flaminius.
Enfin Rome a vaincu.
Il meurt, et vous avez consommé l'injustice,
Barbare! et vous osiez demander Laodice!
Flaminius
Malgré tout le courroux qui trouble votre coeur,
Plus équitable un jour, vous plaindrez mon malheur.
Quoique de vos refus ma tendresse soupire,
Ils ont droit de paraître, et je dois y souscrire.
Hélas! un doux espoir m'amena dans ces lieux;
Je ne suis point coupable, et j'en sors odieux.
Dialogue entre l'Amour et la Vérité
Comédie en trois actes et en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720
Dialogue entre l'Amour et la Vérité
L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la Vérité, si elle n'était si ajustée.
La Vérité. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour.
L'Amour. - Elle me regarde.
La Vérité. - Il m'examine.
L'Amour. - Je soupçonne à peu près ce que ce peut être; mais soyons-en sûr. Madame, à ce que je vois, nous avons une curiosité mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire.
La Vérité. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'êtes-vous pas l'Amour à la mode?
L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par conséquent à la mode, et cependant je suis l'Amour.
La Vérité. - Vous, l'Amour!
L'Amour. - Oui, le voilà. Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes? N'êtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie?
La Vérité. - Non, charmant Amour, je suis la Vérité même; je ne suis que cela.
L'Amour. - Bon! Nous voilà deux divinités de grand crédit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisée, vous, dont l'honneur est de ne le pas être.
La Vérité. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'équipage où vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier répandu sur vos habits et sur votre physionomie même. Qu'est devenu cet air de vivacité tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu même, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-là n'attendrissent point, ils débauchent.
L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont déplu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en étaient ridicules.
La Vérité. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivé?
L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-être pas de l'origine de ce petit effronté d'Amour, pour qui vous m'avez pris. Hélas! C'est moi qui suis cause qu'il est né.
La Vérité. - Comment cela?
L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la Débauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinités; je leur donnai tant de marques de mépris, qu'elles résolurent de s'en venger.
La Vérité. - Les méchantes! eh! que firent-elles?
L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouèrent. La Débauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur Vénus, lui vanta ses beautés, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, à ce récit, prit un goût de conclusions, l'appétit vint au gourmand, il n'aima pas Vénus: il la désira.
La Vérité. - Le malhonnête.
L'Amour. - Mais, comme il craignait d'être rebuté, la Débauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprès de Vénus: Vous êtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trésors à Vénus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprès d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon côté, moi.
La Vérité. - Je commence à me remettre votre aventure.
L'Amour. - Vous n'avez pas un grand génie, dit la Débauche à Plutus, mais vous êtes un gros garçon assez ragoûtant. Je ferai faire à Vénus une attention là-dessus, qui peut-être lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments où il n'est pas besoin d'être aimé pour être heureux.
La Vérité. - La plupart des amants doivent à ces moments-là toute leur fortune.
L'Amour. - Après ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, présents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprès de Vénus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chère? un moment de fragilité me donna pour frère ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour.
La Vérité. - Hé bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui?
L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutôt né, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'était le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer à sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractère si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pût me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se présentant, et que ce monstre serait obligé de rabattre sur les animaux.
La Vérité. - En effet, il n'était bon que pour eux.
L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientôt on le trouva plus badin que moi; moins gênant, moins formaliste, plus expéditif. Les goûts se partagèrent entre nous deux; il m'enleva de mes créatures.
La Vérité. - Eh! que devîntes-vous alors?
L'Amour. - Quelques bonnes gens crièrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'étaient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haïr la réforme; gens à qui la lenteur de mes démarches convenait, et qui prêchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir réparer l'injure.
La Vérité. - Il en pouvait bien être quelque chose.
L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dépits délicats, ces transports d'amour d'après les plus innocentes faveurs, d'après mille petits riens précieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprès d'une femme, et cela s'appelait une déclaration.
La Vérité. - Ah! l'horreur!
L'Amour. - A mon égard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expérience, et je ne fus plus célébré que par les poètes et les romanciers.
La Vérité. - Cela vous rebuta?
L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rêvant à ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rétablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-être, disais-je en moi-même, qu'à la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goût où sont à présent les hommes, peut-être pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je détruirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade où vous me voyez.
La Vérité. - Je gage que vous n'y gagnâtes rien.
L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte: tout grenadier que je pensais être, dès que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflé dans les Gaules comme une mauvaise comédie, et vous me voyez de retour de cette expédition. Voilà mon histoire.
La Vérité. - Hélas! Je n'ai pas été plus heureuse que vous; on m'a chassée du monde.
L'Amour. - Hé! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes?
La Vérité. - Non, ces gens-là me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrés à l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux.
L'Amour. - Vous avez raison.
La Vérité. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crédit parmi eux, qu'on est perdu dès qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'à ruiner ceux qui me sont fidèles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'âge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent à son insu, singe maladroit de l'étourderie folâtre des jeunes femmes, qui provoque la médisance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lève avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eût que trente, quand elle est ajustée, ira-t-on lui dire: Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent à la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mériter sa haine, en lui confiant à quoi elle ressemble pendant que, pour être un honnête homme auprès d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine être un esprit supérieur; il se croit indispensablement obligé d'avoir raison partout; il décide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination déréglée. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune.
L'Amour. - Il faut bien prendre patience.
La Vérité. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser: je me suis déguisée, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon étalage: l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si délicate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage.
L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariés est de s'aimer?
La Vérité. - Hé bien! c'est à cause de cela que vous régnerez plus aisément parmi eux.
L'Amour. - Soit; mais des gens obligés de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiègle comme moi, que de faire les volontés d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici?
La Vérité. - J'y viens exécuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? Voilà le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans.
L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la Vérité est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, là?
La Vérité. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu'il pense et de découvrir son coeur en toute occasion; nous sommes près de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se désaltère; et à succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naïfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs.
L'Amour. - Nous allons donc être voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens?
La Vérité. - Il est un peu fou.
L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre.
La Vérité. - Et moi, dans mon puits.
La Surprise de l'amour
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mai 1722.
Acteurs de la comédie
La Comtesse
Lélio
Le Baron, ami de Lélio
Colombine, suivante de la Comtesse
Arlequin, valet de Lélio
Jacqueline, servante de Lélio
Pierre, jardinier de la Comtesse
La scène est dans une maison de campagne.
Acte premier
Scène première
Pierre, Jacqueline
Pierre. - Tiens, Jacqueline, t'as une himeur qui me fâche. Pargué, encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.
Jacqueline. - Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc? Tu me veux pour ta femme: eh bian, est-ce que je recule à cela?
Pierre. - Bon, qu'est-ce que ça dit! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas à devenir la femme d'un homme?
Jacqueline. - Tredame! c'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en être si envieuse?
Pierre. - Hé là, là, je parle en discourant, je savons bian que l'oisiau n'est pas rare; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n'iras pas là contre.
Jacqueline. - Acoute, n'ons-je pas d'autre amoureux que toi? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux? Est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi?
Pierre. - Eh mais, je pense qu'oui.
Jacqueline. - Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu à dire à ça?
Pierre. - C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fâcherait-il?
Jacqueline. - Oh dame, t'en veux trop.
Pierre. - Eh morguenne, voilà le tu autem; je veux de l'amiquié pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire: Jacqueline, épouse-moi; je voudrais que tu fis bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disi: Nennin-da, je veux être la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais être un parfide, je voudrais que ça te fâchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soûl; et velà margué ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquié que ça. Tatigué que je serais content si tu pouvais itout devenir folle! Ah! que ça serait touchant! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit.
Jacqueline. - Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n'en pense pas moins.
Pierre. - Eh, penses-tu que tu m'aimes, par hasard? Dis-moi oui ou non.
Jacqueline. - Devine lequel.
Pierre. - Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui; hé, hé, hé, qu'en dis-tu?
Jacqueline. - Eh, je dis franchement que je serais bian empêchée de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable.
Pierre. - Eh, jarni, velà dire les mots et les paroles.
Jacqueline. - Je t'ai toujours trouvé une bonne philosomie d'homme: tu m'as fait l'amour, et franchement ça m'a fait plaisir; mais l'honneur des filles les empêche de parler: après ça, ma tante disait toujours qu'un amant, c'est comme un homme qui a faim: pu il a faim, et pu il a envie de manger; pu un homme a de peine après une fille, et pu il l'aime.
Pierre. - Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine.
Jacqueline. - Tant mieux, je t'aime de cette himeur-là, pourvu qu'alle dure; mais j'ai bian peur que M. Lélio, mon maître, ne consente à noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime; car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous.
Pierre. - Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal à aimer son prochain? Et morgué je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien méchants.
Jacqueline. - Oh, c'est pis qu'un Turc, à cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li: noute monsieur a fait du tapage; il li a dit qu'alle devait être honteuse; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'être. Et voilà bian de quoi! ç'a-t-elle fait. Et pis des injures: ous êtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent! Et je me vengerai. Et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'à la parfin alle li a farmé la porte sur le nez: li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté: quand il voit une fille à droite, ce drôle de corps se baille les airs d'aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, à ce qu'il dit, vendu du noir.
Pierre. - Quiens, véritablement c'est une piquié que ça, il n'y a pas de police; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maître, parle-li.
Jacqueline. - Non, il a la face triste, c'est peut-être qu'il rêve aux femmes; je sis d'avis que j'attende que ça soit passé: va, va, il y a bonne espérance, pisque ta maîtresse est arrivée, et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait.
Scène II
Lélio, Arlequin, tous deux d'un air triste.
Lélio. - Le temps est sombre aujourd'hui.
Arlequin. - Ma foi oui, il est aussi mélancolique que nous.
Lélio. - Oh, on n'est pas toujours dans la même disposition, l'esprit aussi bien que le temps est sujet à des nuages.
Arlequin. - Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m'embarrasse guère du brouillard.
Lélio. - Tout le monde en est assez de même.
Arlequin. - Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste.
Lélio. - C'est que tu as quelque chose qui te chagrine.
Arlequin. - Non.
Lélio. - Tu n'as donc point de tristesse?
Arlequin.- Si fait.
Lélio. - Dis donc pourquoi?
Arlequin. - Pourquoi? En vérité je n'en sais rien; c'est peut-être que je suis triste de ce que je ne suis pas gai.
Lélio. - Va, tu ne sais ce que tu dis.
Arlequin. - Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien.
Lélio. - Ah, si tu es malade, c'est une autre affaire.
Arlequin. - Je ne suis pas malade, non plus.
Lélio. - Es-tu fou? Si tu n'es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien?
Arlequin. - Tenez, Monsieur, je bois à merveille, je mange de même, je dors comme une marmotte, voilà ma santé.
Lélio. - C'est une santé de crocheteur, un honnête homme serait heureux de l'avoir.
Arlequin. - Cependant je me sens pesant et lourd, j'ai une fainéantise dans les membres, je bâille sans sujet, je n'ai du courage qu'à mes repas, tout me déplaît; je ne vis pas, je traîne; quand le jour est venu, je voudrais qu'il fût nuit; quand il est nuit, je voudrais qu'il fût jour: voilà ma maladie; voilà comment je me porte bien et mal.
Lélio. - Je t'entends, c'est un peu d'ennui qui t'a pris; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu'on m'a envoyé de Paris...? Réponds donc!
Arlequin. - Monsieur, avec votre permission, que je passe de l'autre côté.
Lélio. - Que veux-tu donc? Qu'est-ce que cette cérémonie?
Arlequin. - C'est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux; cela me tracasse, j'ai juré de ne plus faire l'*amour; mais quand je le vois faire, j'ai presque envie de manquer de parole à mon serment: cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c'est le diable de me refâcher contre elles.
Lélio. - Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiétudes-là? Je me ressouviens qu'il y a des femmes au monde, qu'elles sont aimables, et ce ressouvenir-là ne va pas sans quelques émotions de coeur; mais ce sont ces émotions-là qui me rendent inébranlable dans la résolution de ne plus voir de femmes.
Arlequin. - Pardi, cela me fait tout le contraire, à moi; quand ces émotions-là me prennent, c'est alors que ma résolution branle. Enseignez-moi donc à en faire mon profit comme vous.
Lélio. - Oui-da, mon ami: je t'aime; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L'infidélité de ta maîtresse t'a rebuté de l'amour, la trahison de la mienne m'en a rebuté de même; tu m'as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m'es devenu cher par la conformité de ton génie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures.
Arlequin. - Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, à cause que vous avez la bonté de m'aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n'a point de conscience; j'ai pensé crever de l'infidélité de Margot: les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m'ont un peu remis. Je n'aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tête; mais quand je ne songe point à elle, je n'y gagne rien; car je pense à toutes les femmes en gros, et alors les émotions de coeur que vous dites viennent me tourmenter: je cours, je saute, je chante, je danse, je n'ai point d'autre secret pour me chasser cela; mais ce secret-là n'est que de l'*onguent miton-mitaine: je suis dans un grand danger; et puisque vous m'aimez tant, ayez la charité de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible.
Lélio. - Ce pauvre garçon me fait pitié. Ah! sexe trompeur, tourmente ceux qui t'approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient!
Arlequin. - Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal à ceux qui ne te font rien?
Lélio. - Quand quelqu'un me vante une femme aimable et l'amour qu'il a pour elle, je crois voir un frénétique qui me fait l'éloge d'une vipère, qui me dit qu'elle est charmante, et qu'il a le bonheur d'en être mordu.
Arlequin. - Fi donc, cela fait mourir.
Lélio. - Eh, mon cher enfant, la vipère n'ôte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos; vous nous ravissez à nous-mêmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà-t-il pas des hommes en bel état après? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent ces esclaves? à des femmes! Et qu'est-ce que c'est qu'une femme? Pour la définir il faudrait la connaître: nous pouvons aujourd'hui en commencer la définition, mais je soutiens qu'on n'en verra le bout qu'à la fin du monde.
Arlequin. - En vérité, c'est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c'est dommage qu'il ait tant de griffes.
Lélio. - Tu as raison, c'est dommage; car enfin, est-il dans l'univers de figure plus charmante? Que de grâces, et que de variété dans ces grâces!
Arlequin. - C'est une créature à manger.
Lélio. - Voyez ces ajustements, jupes étroites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tête, et toutes les modes les plus extravagantes: mettez-les sur une femme, dès qu'elles auront touché sa figure enchanteresse, c'est l'Amour et les Grâces qui l'ont habillée, c'est de l'esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n'est-il pas bien singulier?
Arlequin. - Oh, cela est vrai; il n'y a mardi! pas de livre qui ait tant d'esprit qu'une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles.
Lélio. - Quel aimable désordre d'idées dans la tête! que de vivacité! quelles expressions! que de naïveté! L'homme a le bon sens en partage, mais ma foi l'esprit n'appartient qu'à la femme. A l'égard de son coeur, ah! si les plaisirs qu'il nous donne étaient durables, ce serait un séjour délicieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour: nous nous répandons en petits sentiments doucereux; nous avons la marotte d'être délicats, parce que cela donne un air plus tendre; nous faisons l'amour réglément, tout comme on fait une charge; nous nous faisons des méthodes de tendresse; nous allons chez une femme, pourquoi? Pour l'aimer, parce que c'est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire! Une femme ne veut être ni tendre ni délicate, ni fâchée ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu'elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui passe à travers son silence?
Arlequin. - Ah! Monsieur, je m'en souviens, Margot avait si bonne grâce à faire comme cela la nigaude!
Lélio. - Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre coeur à nous autres est un vrai paralytique: nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Le coeur d'une femme se donne sa secousse à lui-même; il part sur un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu'elle aime; le répète-t-elle, vous l'apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore: ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne? Le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne? Pour moi, j'étais tout aussi sot que les autres amants; je me croyais un petit prodige, mon mérite m'étonnait: ah! qu'il est mortifiant d'en rabattre! C'est aujourd'hui ma bêtise qui m'étonne; l'homme prodigieux a disparu, et je n'ai trouvé qu'une dupe à la place.
Arlequin. - Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilà mon histoire; j'étais tout aussi sot que vous: vous faites pourtant un portrait qui fait venir l'envie de l'original.
Lélio. - Butor que tu es! Ne t'ai-je pas dit que la femme était aimable, qu'elle avait le coeur tendre, et beaucoup d'esprit?
Arlequin. - Oui, est-ce que tout cela n'est pas bien joli?
Lélio. - Non, tout cela est affreux.
Arlequin. - Bon, bon, c'est que vous voulez m'attraper peut-être.
Lélio. - Non, ce sont là les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l'argent d'abord, un peu plus loin de l'or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisît à la caverne d'un monstre, d'un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haïrais pas cet argent, cet or et ces perles?
Arlequin. - Je ne suis pas si dégoûté, je trouverais cela fort bon; il n'y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d'écus dans mes poches, je laisserais là le reste, et je décamperais bravement après.
Lélio. - Oui, mais tu ne saurais point qu'il y a un tigre au bout, et tu n'auras pas plutôt ramassé un écu, que tu ne pourras t'empêcher de vouloir le reste.
Arlequin. - Fi, par la morbleu, c'est bien dommage: voilà un sot trésor, de se trouver sur ce chemin-là. Pardi, qu'il aille au diable, et l'animal avec.
Lélio. - Mon enfant, cet argent que tu trouves d'abord sur ton chemin, c'est la beauté, ce sont les agréments d'une femme qui t'arrêtent; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espérances qu'elle te donne; enfin ces perles, c'est son coeur qu'elle t'abandonne avec tous ses transports.
Arlequin. - Ahi! ahi! gare l'animal.
Lélio. - Le tigre enfin paraît après les perles, et ce tigre, c'est un caractère perfide retranché dans l'âme de ta maîtresse; il se montre, il t'arrache son coeur, il déchire le tien; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misérable que tu croyais être heureux.
Arlequin. - Ah, c'est justement la bête que Margot a lâchée sur moi, pour avoir aimé son argent, son or et ses perles.
Lélio. - Les aimeras-tu encore?
Arlequin. - Hélas, Monsieur, je ne songeais pas à ce diable qui m'attendait au bout. Quand on n'a pas étudié, on ne voit pas plus loin que son nez.
Lélio. - Quand tu seras tenté de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes émotions de coeur comme une envie fatale d'aller sur sa route, et de te perdre.
Arlequin. - Oh, voilà qui est fait; je renonce à toutes les femmes, et à tous les trésors du monde, et je m'en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensée.
Scène III
Lélio, Jacqueline, Pierre
Lélio. - Que me veux-tu, Jacqueline?
Jacqueline. - Monsieur, c'est que je voulions vous parler d'une petite affaire.
Lélio. - De quoi s'agit-il?
Jacqueline. - C'est que, ne vous déplaise... mais vous vous fâcherez.
Lélio. - Voyons.
Jacqueline. - Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j'eussions de galants.
Lélio. - Non, je ne veux point voir d'amour dans ma maison.
Jacqueline. - Je vians pourtant vous demander un petit privilège.
Lélio. - Quel est-il?
Jacqueline. - C'est que, révérence parler, j'avons le coeur tendre.
Lélio. - Tu as le coeur tendre? voilà un plaisant aveu; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi?
Pierre. - Eh, eh, eh, c'est moi, Monsieur.
Lélio. - Ah, c'est toi, maître Pierre, je t'aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c'est donc pour lui que tu as le coeur tendre?
Jacqueline. - Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m'est venu... mais, dis toi-même, je ne sis pas assez effrontée de mon naturel.
Pierre. - Monsieur, franchement, c'est qu'à me trouve gentil; et si ce n'était qu'alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocés.
Lélio. - Tu es fou, maître Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera là: crois-moi, ne t'attache point à elle; laisse-la là, tu cherches malheur.
Jacqueline. - Bon, voilà de biaux contes qu'ous li faites-là, Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent à tout vent? Allez, allez, si quelqu'un de nous deux se plante là, ce sera li qui me plantera, et non pas moi. A tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c'est pour ça que j'avons prins la liberté de vous attaquer.
Pierre. - Oui, Monsieur, voilà tout fin dret ce que c'est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grâce, et pour l'amour de son sarvice, et de sti-là de son père et de sa mère, qui vous ont tant sarvi quand ils n'étient pas encore défunts, tant y a, Monsieur excusez l'importunance, c'est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court...
Lélio. - Achève donc, il y a une heure que tu traînes.
Jacqueline. - Parguenne, aussi tu t'embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C'est donc, ne vous en déplaise, que je voulons nous marier; et, comme ce dit l'autre, ce n'est pas le tout qu'un pourpoint, s'il n'y a des manches; c'est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref...
Lélio. - Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tôt fait.
Jacqueline. - C'est que j'avons queuque espérance que vous nous baillerez queuque chose en entrée de ménage.
Lélio. - Soit, je le veux; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi.
Scène IV
Arlequin, Lélio, Pierre, Jacqueline
Pierre, prenant Arlequin à l'écart. - Arlequin, par charité, recommandez-nous à Monsieur: c'est que je nous aimons, Jacqueline et moi; je n'avons pas de grands moyens, et...
Arlequin. - Tout beau, maître Pierre; dis-moi, as-tu son coeur?
Pierre. - Parguienne oui, à la parfin alle m'a lâché son amiquié.
Arlequin. - Ah malheureux, que je te plains! voilà le caractère perfide qui va venir; je t'expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien: adieu, pauvre homme, je n'ai plus rien à te dire, ton mal est sans remède.
Jacqueline. - Queu tripotage est-ce qu'il fait donc là, avec ce remède et ce caractère?
Pierre. - Marguié, tous ces discours me chiffonnont malheur: je varrons ce qui en est par un petit tour d'adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous.
Scène V
Lélio, Arlequin
Arlequin, revenant à son maître. - Monsieur, mon cher maître, il y a une mauvaise nouvelle.
Lélio. - Qu'est-ce que c'est?
Arlequin. - Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre?
Lélio. - Oui.
Arlequin. - Eh bien, on m'a dit que cette comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler: j'ai mauvaise opinion de cela.
Lélio. - Eh morbleu, toujours des femmes! Et que me veut-elle?
Arlequin. - Je n'en sais rien; mais on dit qu'elle est belle et veuve, et je gage qu'elle est encline à faire du mal.
Lélio. - Et moi enclin à l'éviter: je ne me soucie ni de sa beauté, ni de son veuvage.
Arlequin. - Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf!
Lélio. - Qu'as-tu?
Arlequin. - C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de coeur qui me prennent.
Lélio. - Benêt! une femme te fait peur?
Arlequin. - Hélas, Monsieur, j'espère en vous et en votre assistance.
Lélio. - Je crois que les voilà qui se promènent, retirons-nous.
Ils se retirent.
Scène VI
La Comtesse, Colombine, Arlequin
La Comtesse, parlant de Lélio. - Voilà un jeune homme bien sauvage.
Colombine, arrêtant Arlequin. - Un petit mot, s'il vous plaît. Oserait-on vous demander d'où vient cette férocité qui vous prend à vous et à votre maître?
Arlequin. - A cause d'un proverbe qui dit, que chat échaudé craint l'eau froide.
La Comtesse. - Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il?
Arlequin. - C'est que nous savons ce qu'en vaut l'aune.
Colombine. - Remarquez-vous qu'il n'ose nous regarder, Madame? Allons, allons, levez la tête, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire.
Arlequin, la regardant doucement. - Par la jarni, qu'elle est jolie!
La Comtesse. - Laisse-le là, je crois qu'il est imbécile.
Colombine. - Et moi je crois que c'est malice. Parleras-tu?
Arlequin. - C'est que mon maître a fait voeu de fuir les femmes, parce qu'elles ne valent rien.
Colombine. - Impertinent!
Arlequin. - Ce n'est pas votre faute, c'est la nature qui vous a bâties comme cela, et moi j'ai fait voeu aussi. Nous avons souffert comme des misérables à cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre coeur.
Colombine. - Hélas! quelle lamentable histoire! Et comment te tireras-tu d'affaire avec moi? Je suis une espiègle, et j'ai envie de te rendre un peu misérable de ma façon.
Arlequin. - Prrr! il n'y a pas pied.
La Comtesse. - Va, mon ami, va dire à ton maître que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler.
Arlequin. - Je le vois là qui m'attend, je m'en vais l'appeler. Monsieur, Madame dit qu'elle ne se soucie point de vous: vous n'avez qu'à venir, elle veut vous dire un mot. Ah! comme cela m'accrocherait, si je me laissais faire.
Scène VII
La Comtesse, Lélio, Colombine
Lélio. - Madame, puis-je vous rendre quelque service?
La Comtesse. - Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage: ils m'ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon côté j'ai dessein de le faire. Voilà, Monsieur, tout ce que j'avais à vous dire quand vous vous êtes retiré.
Lélio. - Madame, j'aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui; mais je vous avoue que vous êtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie: cela vous paraîtra bien bizarre; je ne chercherai point à me justifier; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matière qui me met toujours de mauvaise humeur; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m'échapper des traits d'une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne.
Colombine. - Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile? Allez, Monsieur, tous les renégats font mauvaise fin: vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maîtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse.
Lélio. - Si Madame n'était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime.
La Comtesse. - Ne vous gênez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point à vous; regardons-nous comme hors d'intérêt. Et sur ce pied-là, peut-on vous demander ce qui vous fâche si fort contre les femmes?
Lélio. - Ah! Madame, dispensez-moi de vous le dire; c'est un récit que j'accompagne ordinairement de réflexions où votre sexe ne trouve pas son compte.
La Comtesse. - Je vous devine, c'est une infidélité qui vous a donné tant de colère.
Lélio. - Oui, Madame, c'est une infidélité; mais affreuse, mais détestable.
La Comtesse. - N'allons point si vite. Votre maîtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre?
Lélio. - En doutez-vous, Madame? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie.
La Comtesse. - Quoi! vous eûtes un successeur? Elle en aima un autre?
Lélio. - Oui, Madame. Comment, cela vous étonne? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance.
Colombine. - Le petit blasphémateur!
La Comtesse. - Oui, votre maîtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mépriser.
Colombine. - D'accord, qu'il la méprise, il n'y a pas à tortiller: c'est une coquine celle-là.
La Comtesse. - J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dégoûter de vous, et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général.
Colombine. - Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux.
Lélio. - Comment, Madame, ce n'est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme?
La Comtesse. - C'est beaucoup, au contraire; cesser d'avoir de l'amour pour un homme, c'est à mon compte connaître sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misère de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit à elle-même. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point: si votre maîtresse n'avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh! il n'y aurait rien de plus louable; mais ne faire que changer d'objet, ne guérir d'une folie que par une extravagance, eh fi! Je suis de votre sentiment, cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu'un autre.
Lélio. - Je vous avoue que je ne m'attendais pas à cette chute-là.
Colombine. - Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilà tout déferré: décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l'original. Eh! vous avez fait des merveilles d'abord.
Lélio. - C'est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme: l'idée est neuve.
Colombine. - Elle ne fera pas fortune chez vous.
Lélio. - On voit bien que vous êtes fâchée, Madame.
La Comtesse. - Moi, Monsieur! Je n'ai point à me plaindre des hommes; je ne les hais point non plus. Hélas, la pauvre espèce! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haïssable.
Colombine. - Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir, qu'à nous fâcher contre elle.
Lélio. - Mais, qu'a-t-elle donc de si comique?
La Comtesse. - Ce qu'elle a de comique? Mais y songez-vous, Monsieur? Vous êtes bien curieux d'être humilié dans vos confrères. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espèce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilège d'indiscrétion, d'impertinence et de fatuité; qui suffoquerait si elle n'était babillarde, si sa misérable vanité n'avait pas ses coudées franches; s'il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu'elle ose mépriser pour les mêmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh! l'admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter: ne voilà-t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles! Fiez-vous à moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misère, j'oserai vous le dire: vous voilà bien irrité contre les femmes; je suis peut-être, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d'oeil flatteurs qu'il m'en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comédie.
Lélio. - Oh! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là.
Colombine. - Ma foi, Madame, cette expérience-là vous porterait malheur.
Lélio. - Ah, ah, cela est plaisant! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l'êtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l'être; mais s'il n'y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie.
Colombine. - En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j'étais à la place de Madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti.
La Comtesse. - Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons; je vous promets sûreté: nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes.
Lélio. - Volontiers.
Colombine. - Le joli commerce! on n'a qu'à vous en croire; les hommes tireront à l'orient, les femmes à l'occident; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu! pourquoi prêcher la fin du monde? Cela coupe la gorge à tout: soyons raisonnables; condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à être jetés dans la rivière une pierre au col; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidèles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez! Adieu, pauvres brebis égarées; pour moi, je vais travailler à la conversion d'Arlequin. A votre égard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends.
La Comtesse. - La folle! Je vous quitte, Monsieur; j'ai quelque ordre à donner: n'oubliez pas, de grâce, ma recommandation pour ces paysans.
Scène VIII
Le Baron, ami de Lélio, La Comtesse, Lélio
Le Baron. - Ne me trompé-je point? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse?
La Comtesse. - Oui, Monsieur, c'est moi-même.
Le Baron. - Quoi! avec notre ami Lélio! Cela se peut-il?
La Comtesse. - Que trouvez-vous donc là de si étrange?
Lélio. - Je n'ai l'honneur de connaître Madame que depuis un instant. Et d'où vient ta surprise?
Le Baron. - Comment, ma surprise! voici peut-être le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé.
Lélio. - En quoi?
Le Baron. - En quoi? Morbleu, je n'en saurais revenir; c'est le fait le plus curieux qu'on puisse imaginer: dès que je serai à Paris, où je vais, je le ferai mettre dans la gazette.
Lélio. - Mais, que veux-tu dire?
Le Baron. - Songez-vous à tous les millions de femmes qu'il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, Européennes, Asiatiques, Africaines, Américaines, blanches, noires, basanées, de toutes les couleurs? Nos propres expériences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l'homme, que la nature l'a pourvue de bonne volonté pour lui; la nature n'a manqué que Madame, le soleil n'éclaire qu'elle chez qui notre espèce n'ait point rencontré grâce, et cette seule exception de la loi générale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami; avec-un homme qui nous a donné l'exemple d'un fanatisme tout neuf; qui seul de tous les hommes n'a pu s'accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde; enfin qui s'est condamné à venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu'il a fait quand il en a vu. Oh! je ne sache point d'aventure qui aille de pair avec la vôtre.
Lélio, riant. - Ah! ah! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde.
La Comtesse, riant. - Pour moi, je me sais bon gré que la nature m'ait manquée, et je me passerai bien de la façon qu'elle aurait pu me donner de plus; c'est autant de sauvé, c'est un ridicule de moins.
Le Baron, sérieusement. - Madame, n'appelez point cette faiblesse-là ridicule; ménageons les termes: il peut venir un jour où vous serez bien aise de lui trouver une épithète plus honnête.
La Comtesse. - Oui, si l'esprit me tourne.
Le Baron. - Eh bien, il vous tournera: c'est si peu de chose que l'esprit! Après tout, il n'est pas encore sûr que la nature vous ait absolument manquée. Hélas! peut-être jouez-vous de votre reste aujourd'hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d'abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire! Je suis un homme à pronostic: voulez-vous que je vous dise; tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme.
Lélio. - Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien; les fous sont quelquefois inspirés.
La Comtesse. - Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez.
Le Baron, à Lélio. - Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine?
Lélio. - Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine?
Le Baron. - Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s'il en sortait avant qu'il eût répondu à sa demande?
Lélio. - Oui, je m'en ressouviens.
Le Baron. - Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautés de Madame; voyons si tu oseras broncher.
Lélio passe le cercle. - Tiens, je suis hors du cercle, voilà ma réponse: va-t'en la porter à ton benêt d'Amour.
La Comtesse. - Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu.
Le Baron. - Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrotté à votre char; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle; il avait plus de peur qu'Antiochus.
Lélio, riant. - Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux.
La Comtesse, embarrassée. - Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant.
Le Baron. - Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien: faisons-la profiter par un petit tour de cercle.
Il l'enferme aussi.
La Comtesse, sortant du cercle. - Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries.
Lélio rit.
Le Baron. - Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaît, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maîtresse insensible.
La Comtesse, sérieusement. - Cherchez-lui donc une maîtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici.
Lélio. - Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre; après tout, votre antipathie ne me fait point trembler.
Le Baron. - Bon, voilà de l'amour qui prélude par du dépit.
La Comtesse, à Lélio. - Vous seriez fort à plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents.
Le Baron. - Ah le beau duo! Vous ne savez pas encore combien il est tendre.
La Comtesse, s'en allant doucement. - En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron.
Le Baron. - Oh, Madame, nous aurons l'honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous.
Scène IX
Le Baron, La Comtesse, Lélio, Colombine
Colombine, arrivant. Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilà rouge, Madame. Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi: il a l'air d'un homme qui veut être fier, et qui ne peut pas l'être. Qu'avez-vous donc tous deux?
La Comtesse, sortant. - L'étourdie!
Le Baron. - Laissez-les là, Colombine, ils sont de méchante humeur; ils viennent de se faire une déclaration d'amour l'un à l'autre, et le tout en se fâchant.
Scène X
Colombine, Arlequin, avec un équipage de chasseur.
Colombine, qui a écouté un peu leur conversation. - Je vois bien qu'ils nous apprêteront à rire. Mais où est Arlequin? Je veux qu'il m'amuse ici. J'entends quelqu'un, ne serait-ce pas lui?
Arlequin. - Ouf, ce gibier-là mène un chasseur trop loin: je me perdrais, tournons d'un autre côté... Allons donc... Euh! me voilà justement sur le chemin du tigre, maudits soient l'argent, l'or et les perles!
Colombine. - Quelle heure est-il, Arlequin?
Arlequin. - Ah! la fine mouche: je vois bien que tu cherches midi à quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie.
Colombine. - Il ne me plaît pas, moi: passe-le toi-même.
Arlequin. - Oh pardi, à bon chat bon rat, je veux rester ici.
Colombine. - Eh le fou, qui perd l'esprit en voyant une femme!
Arlequin. - Va-t'en, va-t'en demander ton portrait à mon maître, il te le donnera pour rien: tu verras si tu n'es pas une vipère.
Colombine. - Ton maître est un visionnaire, qui te fait faire pénitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitié; c'est dommage qu'un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice...
Arlequin. - Je n'en ai non plus qu'un poulet.
Colombine. - C'est dommage qu'il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance; car, dis la vérité, tu t'ennuies ici, tu pâtis?
Arlequin. - Oh! cela n'est pas croyable.
Colombine. - Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie?
Arlequin. - Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous êtes; si vous étiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n'y a plus de bon temps pour moi, et c'est vous qui en êtes la cause; et malgré tout cela, il ne s'en faut de rien que je ne t'aime. La sotte chose que le coeur de l'homme!
Colombine. - Cet original qui dispute contre son coeur comme un honnête homme.
Arlequin. - N'as-tu pas de honte d'être si jolie et si traîtresse?
Colombine. - Comme si on devait rougir de ses bonnes qualités! Au revoir, nigaud; tu me fuis, mais cela ne durera pas.
Acte II
Scène première
Colombine, La Comtesse,
Colombine, en regardant sa montre. - Cela est singulier!
La Comtesse. - Quoi?
Colombine. - Je trouve qu'il y a un quart d'heure que nous nous promenons sans rien dire: entre deux femmes, cela ne laisse pas d'être fort. Sommes-nous bien dans notre état naturel?
La Comtesse. - Je ne sache rien d'extraordinaire en moi.
Colombine. - Vous voilà pourtant bien rêveuse.
La Comtesse. - C'est que je songe à une chose.
Colombine. - Voyons ce que c'est; suivant l'espèce de la chose, je ferai l'estime de votre silence.
La Comtesse. - C'est que je songe qu'il n'est pas nécessaire que je voie si souvent Lélio.
Colombine. - Hum, il y a du Lélio: votre taciturnité n'est pas si belle que je le pensais. La mienne, à vous dire le vrai, n'est pas plus méritoire. Je me taisais à peu près dans le même goût; je ne rêve pas à Lélio, mais je suis autour de cela, je rêve au valet.
La Comtesse. - Mais que veux-tu dire? Quel mal y a-t-il à penser à ce que je pense?
Colombine. - Oh! pour du mal, il n'y en a pas; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme; car on prétend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu'il n'est pas nécessaire que vous voyiez si souvent Lélio?
La Comtesse. - Je n'ai d'autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens: il ne m'a point dit ce qu'il veut donner à la fille; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage; mais sans nous parler, Lélio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes.
Colombine. - L'imagination de cela est tout à fait plaisante.
La Comtesse. - Ne vas-tu pas faire un commentaire là-dessus?
Colombine. - Comment? il n'y a pas de commentaire à cela. Malepeste, c'est un joli trait d'esprit que cette invention-là. Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c'est d'aller leur parler; mais cela n'est pas commode. Le plus court est de l'entretenir de loin; vraiment on s'entend bien mieux: lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur?
La Comtesse. - Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout; je vois bien les petites idées que vous avez dans l'esprit.
Colombine. - Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vôtres, mais cela viendra.
La Comtesse. - Taisez-vous.
Colombine. - Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler à un homme? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici; nous nous amuserons, vous à médire des femmes, moi à mépriser les hommes, (voilà ce que vous lui avez dit tantôt). Est-ce que l'amusement que vous avez choisi ne vous plaît plus?
La Comtesse. - Il me plaira toujours; mais j'ai songé que je mettrai Lélio plus à son aise en ne le voyant plus. D'ailleurs la conversation que nous avons eue tantôt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continué de faire chez moi, pourraient donner matière à de nouvelles scènes que je suis bien aise d'éviter: tiens, prends ce billet.
Colombine. - Pour qui?
La Comtesse. - Pour Lélio. C'est de cette paysanne dont il s'agit; je lui demande réponse.
Colombine. - Un billet à monsieur Lélio, exprès pour ne point donner matière à la plaisanterie! Mais voilà des précautions d'un jugement!...
La Comtesse. - Fais ce que je te dis.
Colombine. - Madame, c'est une maladie qui commence: votre coeur en est à son premier accès de fièvre. Tenez, le billet n'est plus nécessaire, je vois Lélio qui s'approche.
La Comtesse. - Je me retire, faites votre commission.
Scène II
Lélio, Arlequin, Colombine
Lélio. - Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant?
Colombine, présentant le billet. - Monsieur... ma maîtresse a jugé à propos de réduire sa conversation dans ce billet. A la campagne on a l'esprit ingénieux.
Lélio. - Je ne vois pas la finesse qu'il peut y avoir à me laisser là, quand j'arrive, pour m'entretenir dans des papiers. J'allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans; mais voyons ses raisons.
Arlequin. - Je vous conseille de lui répondre sur une carte, cela sera bien aussi drôle.
Lélio lit. - Monsieur, depuis que nous nous sommes quittés, j'ai fait réflexion qu'il était assez inutile de nous voir. Oh! très inutile; je l'ai pensé de même. Je prévois que cela vous gênerait; et moi, à qui il n'ennuie pas d'être seule, je serais fâchée de vous contraindre. Vous avez raison, Madame; je vous remercie de votre attention. Vous savez la prière que je vous ai faite tantôt au sujet du mariage de nos jeunes gens; je vous prie de vouloir bien me marquer là-dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n'attendrez point. Voilà la femme du caractère le plus passable que j'aie vue de ma vie; si j'étais capable d'en aimer quelqu'une, ce serait elle.
Arlequin. - Par la morbleu, j'ai peur que ce tour-là ne vous joue d'un mauvais tour.
Lélio. - Oh non; l'éloignement qu'elle a pour moi me donne en vérité beaucoup d'estime pour elle; cela est dans mon goût: je suis ravi que la proposition vienne d'elle, elle m'épargne, à moi, la peine de la lui faire.
Arlequin. - Pour cela oui, notre dessein était de lui dire que nous ne voulions plus d'elle.
Colombine. - Quoi! ni de moi non plus?
Arlequin. - Oh! je suis honnête; je ne veux point dire aux gens des injures à leur nez.
Colombine. - Eh bien, Monsieur, faites-vous réponse?
Lélio. - Oui, ma chère enfant, j'y cours; vous pouvez lui dire, puisqu'elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j'en ai près d'une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps.
Arlequin. - Eh! eh! eh! nous verrons à qui aura le dernier.
Colombine. - Vous êtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire réponse, et vous voilà encore.
Lélio. - J'ai tort, j'oublie les choses d'un moment à l'autre. Attendez là un moment.
Colombine, l'arrêtant. - C'est-à-dire que vous êtes bien charmé du parti que prend ma maîtresse?
Arlequin. - Pardi, cela est admirable!
Lélio. - Oui, assurément cela me fera plaisir.
Colombine. - Cela se passera, allez.
Lélio. - Il faut bien que cela se passe.
Arlequin. - Emmenez-moi avec vous; car je ne me fie point à elle.
Colombine. - Oh! je n'attendrai point, si je suis seule: je veux causer.
Lélio. - Fais-lui l'honnêteté de rester avec elle, je vais revenir.
Scène III
Arlequin, Colombine
Arlequin. - J'ai bien affaire, moi, d'être honnête à mes dépens.
Colombine. - Et que crains-tu? Tu ne m'aimes point, tu ne veux point m'aimer.
Arlequin. - Non, je ne veux point t'aimer; mais je n'ai que faire de prendre la peine de m'empêcher de le vouloir.
Colombine. - Tu m'aimerais donc, si tu ne t'en empêchais?
Arlequin. - Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine; promenez-vous d'un côté, et moi d'un autre; sinon, je m'enfuirai, car je réponds tout de travers.
Colombine. - Puisqu'on ne peut avoir l'honneur de ta compagnie qu'à ce prix-là, je le veux bien, promenons-nous. Et puis à part et en se promenant, comme Arlequin fait de son côté. Tout en badinant cependant, me voilà dans la fantaisie d'être aimée de ce petit corps-là.
Arlequin, déconcerté, et se promenant de son côté. - C'est une malédiction que cet amour: il m'a tourmenté quand j'en avais, et il me fait encore du mal à cette heure que je n'en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine. Il chante. Turlu, turluton.
Colombine, le rencontrant sur le théâtre, et s'arrêtant. - Mais vraiment, tu as la voix belle: sais-tu la musique?
Arlequin, s'arrêtant aussi. - Oui, je commence à lire les paroles. Il chante. Tourleroutoutou.
Colombine, continuant de se promener. - Peste soit du petit coquin! Sérieusement je crois qu'il me pique.
Arlequin, de son côté. - Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer à elle.
Colombine. - Arlequin?
Arlequin. - Hom.
Colombine. - Je commence à me lasser de la promenade.
Arlequin. - Cela se peut bien.
Colombine. - Comment te va le coeur?
Arlequin. - Ah! je ne prends pas garde à cela.
Colombine. - Gageons que tu m'aimes?
Arlequin. - Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours.
Colombine, allant à lui. - Oh! tu m'ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m'aimes.
Arlequin. - Encore un petit tour de promenade.
Colombine. - Non, parle, ou je te hais.
Arlequin. - Et que t'ai-je fait pour me haïr?
Colombine. - Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve à mon gré, et qu'il faut que vous soupiriez pour moi?
Arlequin. - Je te plais donc?
Colombine. - Oui; ta petite figure me revient assez.
Arlequin. - Je suis perdu, j'étouffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah! Monsieur, vous voilà?
Scène IV
Lélio, Arlequin, Colombine
Lélio. - Qu'as-tu donc?
Arlequin. - Hélas! c'est ce lutin-là qui me prend à la gorge: elle veut que je l'aime.
Lélio. - Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas?
Arlequin. - Vous en parlez bien à votre aise: elle a la malice de me dire qu'elle me haïra.
Colombine. - J'ai entrepris la guérison de sa folie, il faut que j'en vienne à bout. Va, va, c'est partie à remettre.
Arlequin. - Voyez la belle guérison; je suis de la moitié plus fou que je n'étais.
Lélio. - Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilà la réponse au billet de votre maîtresse.
Colombine. - Monsieur, ne l'avez-vous pas faite un peu trop fière?
Lélio. - Eh! pourquoi la ferais-je fière? Je la fais indifférente. Ai-je quelque intérêt de la faire autrement?
Colombine. - Ecoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures: l'homme est faible; tous les philosophes du temps passé nous l'ont dit, et je m'en fie bien à eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n'êtes point cela; ce que vous êtes est caché derrière tout cela: si j'avais besoin d'indifférence et qu'on en vendît, je ne ferais pas emplette de la vôtre, j'ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l'Amour en est un, et franchement vous m'avez tout l'air d'avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous êtes sérieux tout de bon; tout autant de symptômes d'une indifférence amoureuse.
Lélio. - Et laissez-moi, Colombine, ce discours-là m'ennuie.
Colombine. - Je pars; mais mon avis est que vous avez la vue trouble: attendez qu'elle s'éclaircisse, vous verrez mieux votre chemin; n'allez pas vous jeter dans quelque ornière, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un écho qui vous réponde: n'en dites rien, ma maîtresse est étourdie du bateau; la bonne dame bataille, et c'est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante. Elle s'en va.
Scène V
Lélio, Arlequin
Lélio. - Ah! ah! ah! cela ne te fait-il pas rire?
Arlequin. - Non.
Lélio. - Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maîtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi présent! Oh! parbleu, madame la Comtesse, vos manières sont tout à fait de mon goût, je les trouve pourtant un peu sauvages; car enfin, l'on n'écrit pas à un homme de qui l'on n'a pas à se plaindre: Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'êtes insupportable. Et voilà le sens du billet, tout mitigé qu'il est. Oh! la vérité est que je ne croyais pas être si haïssable. Qu'en dis-tu, Arlequin?
Arlequin. - Eh! Monsieur, chacun a son goût.
Lélio. - Parbleu, je suis content de la réponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu: mais très content.
Arlequin. - Cela ne vaut pas la peine d'être si content, à moins qu'on ne soit fâché. Tenez-vous ferme, mon cher maître; car si vous tombez, me voilà à bas.
Lélio. - Moi, tomber? Je pars dès demain pour Paris: voilà comme je tombe.
Arlequin. - Ce voyage-là pourrait bien être une culbute à gauche, au lieu d'une culbute à droite.
Lélio. - Point du tout, cette femme croirait peut-être que je serais sensible à son amour, et je veux la laisser là pour lui prouver que non.
Arlequin. - Que ferai-je donc, moi?
Lélio. - Tu me suivras.
Arlequin. - Mais je n'ai rien à prouver à Colombine.
Lélio. - Bon, ta Colombine! il s'agit bien de Colombine: Veux-tu encore aimer, dis? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme?
Arlequin. - Je n'ai non plus de mémoire qu'un lièvre, quand je vois cette fille-là.
Lélio, avec distraction. - Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des pièges bien finement dressés contre nous!
Arlequin. - Dites-moi, Monsieur, j'ai fait un gros serment de n'être plus amoureux; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marché: mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas?
Lélio, distrait. - Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des étincelles de passion dans le coeur d'un autre? Oh! sans l'inimitié que j'ai vouée à l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-être: je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage, je serais piqué, j'aimerais: Cela irait tout de suite.
Arlequin. - J'ai toujours entendu dire: Il a du coeur comme un César; mais si ce César était à ma place, il serait bien sot.
Lélio, continuant. - Le hasard me fit connaître une femme qui hait l'amour; nous lions cependant commerce d'amitié, qui doit durer pendant notre séjour ici: je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence; nous avons à nous revoir; je viens la trouver indifféremment; je ne songe non plus à l'amour qu'à m'aller noyer, j'ai vu sans danger les charmes de sa personne: voilà qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini; j'ai maintenant affaire à des caprices, à des fantaisies; équipages d'esprit que toute femme apporte en naissant: madame la comtesse se met à rêver, et l'idée qu'elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j'étais capable d'y être sensible.
Arlequin. - Mon cher maître, je crois qu'il faudra que je saute le bâton.
Lélio. - Un billet m'arrête en chemin, billet diabolique, empoisonné, où l'on écrit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'écrire cela à moi, qui suis en pleine sécurité, qui n'ai rien fait à cette femme: s'attend-on à cela? Si je ne prends garde à moi, si je raisonne à l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il? Je serai étonné, déconcerté; premier degré de folie, car je vois cela tout comme si j'y étais. Après quoi, l'amour-propre s'en mêle; je me croirais méprisé, parce qu'on s'estime un peu; je m'aviserai d'être choqué; me voilà fou complet. Deux jours après, c'est de l'amour qui se déclare; d'où vient-il? pourquoi vient-il? D'une petite fantaisie magique qui prend à une femme; et qui plus est, ce n'est pas sa faute à elle: la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idées; son esprit ne peut se retourner qu'à notre dommage, sa vocation est de nous mettre en démence: elle fait sa charge involontairement. Ah! que je suis heureux, dans cette occasion, d'être à l'abri de tous ces périls! Le voilà, ce billet insultant, malhonnête; mais cette réflexion-là me met de mauvaise humeur; les mauvais procédés m'ont toujours déplu, et le vôtre est un des plus déplaisants, madame la Comtesse; je suis bien fâché de ne l'avoir pas rendu à Colombine.
Arlequin, entendant nommer sa maîtresse. - Monsieur, ne me parlez plus d'elle; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage.
Lélio. - Amoureuse! elle amoureuse?
Arlequin. - Oui, je la voyais tantôt qui badinait, qui ne savait que dire; elle tournait autour du pot, je crois même qu'elle a tapé du pied; tout cela est signe d'amour, tout cela mène un homme à mal.
Lélio. - Si je m'imaginais que ce que tu dis fût vrai, nous partirions tout à l'heure pour Constantinople.
Arlequin. - Eh! mon maître, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-là pour moi; je ne mérite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coûter tant de dépense.
Lélio. - Plus j'y rêve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, après son billet et son procédé.
Arlequin. - Son billet! De qui parlez-vous?
Lélio. - D'elle.
Arlequin. - Eh bien, ce billet n'est pas d'elle.
Lélio. - Il ne vient pas d'elle?
Arlequin. - Pardi non, c'est de la comtesse.
Lélio. - Eh! de qui diantre me parles-tu donc, butor?
Arlequin. - Moi? de Colombine: ce n'était donc pas à cause d'elle que vous vouliez me mener à Constantinople?
Lélio. - Peste soit de l'animal, avec son galimatias!
Arlequin. - Je croyais que c'était pour moi que vous vouliez voyager.
Lélio. - Oh! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces méprises-là; car j'étais certain que tu n'avais rien remarqué pour moi dans la comtesse.
Arlequin. - Si fait, j'ai remarqué qu'elle vous aimera bientôt.
Lélio. - Tu rêves.
Arlequin. - Et je remarque que vous l'aimerez aussi.
Lélio. - Moi, l'aimer! moi, l'aimer! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions où elle se trouve; car je veux savoir à quoi m'en tenir: et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son coeur une ombre de penchant pour moi, vite à cheval: je pars.
Arlequin. - Bon! et vous partez demain pour Paris!
Lélio. - Qu'est-ce qui t'a dit cela?
Arlequin. - Vous il n'y a qu'un moment; mais c'est que la mémoire vous faille, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisé de voir que le coeur vous démange; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ôtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je après? Quand je vois mon maître qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie.
Lélio. - Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiosité, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le coeur de la comtesse, et je donnerais tout à l'heure cent écus pour avoir soupçonné juste. Tâchons de le savoir.
Arlequin. - Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera, je le sens bien.
Lélio. - Ecoute; après tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-là, je ne t'ai jamais conseillé l'impossible.
Arlequin. - Par la mardi, vous parlez d'or, vous m'ôtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon: entre nous, je la crois plus ratière que malicieuse. Je m'en vais tâcher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire: je ne veux pas l'aimer; mais si j'ai tant de peine à me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de même. Etre amoureux et ne l'être pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C'est misère: j'aime mieux la misère gaillarde que la misère triste. Adieu, je vais travailler pour vous.
Lélio. - Attends: tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles.
Arlequin. - Pourquoi?
Lélio. - C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis.
Arlequin. - Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours: tel valet, tel maître. Je ne m'embarrasse pas d'être un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achève: par bonheur que vous êtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau.
Scène VI
Lélio, Jacqueline
Lélio. - Je ne le querelle point, car il est déjà tout égaré.
Jacqueline. - Monsieur?
Lélio, distrait. - Je prierai pourtant la comtesse d'ordonner à Colombine de laisser ce malheureux en repos; mais peut-être elle est bien aise elle-même que l'autre travaille à lui détraquer la cervelle, car madame la Comtesse n'est pas dans le goût de m'obliger.
Jacqueline. - Monsieur?
Lélio, d'un air fâché et agité. - Eh bien, que veux-tu?
Jacqueline. - Je vians vous demander mon congé.
Lélio, sans l'entendre. - Morbleu, je n'entends parler que d'amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres! Vous me laissez, faites comme il vous plaira; j'ai la tête remplie de femmes et de tendresses: Ces maudites idées-là me suivent partout, elles m'assiègent; Arlequin d'un côté, les folies de la comtesse de l'autre, et toi aussi.
Jacqueline. - Monsieur, c'est que je vians vous dire que je veux m'en aller.
Lélio. - Pourquoi?
Jacqueline. - C'est que Piarre ne m'aime plus, ce mésérable-là s'est amouraché de la fille à Thomas: tenez, Monsieur, ce que c'est que la cruauté des hommes, je l'ai vu qui batifolait avec elle; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras: Et y allons donc, et le vilain qu'il est m'a fait comme cela un geste du coude; cela voulait dire: Va te promener. Oh que les hommes sont traîtres! Voilà qui est fait, j'en suis si soûle, si soûle, que je n'en veux plus entendre parler; et je vians pour cet effet vous demander mon congé.
Lélio. - De quoi s'avise ce coquin-là d'être infidèle?
Jacqueline. - Je ne comprends pas cela, il m'est avis que c'est un rêve.
Lélio. - Tu ne le comprends pas? C'est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d'enrichir l'humanité.
Jacqueline. - Qui que ce soit, voilà de belles richesses qu'on a boutées là dans le monde.
Lélio. - Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t'en ailles.
Jacqueline. - Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible: Si ce garçon-là me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prétends être brouillée.
Lélio. - Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse.
Jacqueline. - Hom! la voilà, cette comtesse. Je m'en vas, Piarre est son valet, et ça me fâche itou contre elle.
Scène VII
Lélio, La Comtesse, qui cherche à terre avec application.
Lélio, la voyant chercher. - Elle m'a fui tantôt: si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarqué son procédé; comme il n'en est rien, il est bon de lui paraître tout aussi indifférent que je le suis. Continuons de rêver, je n'ai qu'à ne lui point parler pour remplir les conditions du billet.
La Comtesse, cherchant toujours. - Je ne trouve rien.
Lélio. - Ce voisinage-là me déplaît, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dût-elle en penser ce qu'elle voudra. Et puis la voyant approcher. Oh parbleu, c'en est trop, Madame, vous m'avez fait l'honneur de m'écrire qu'il était inutile de nous revoir, et j'ai trouvé que vous pensiez juste; mais je prendrai la liberté de vous représenter que vous me mettez hors d'état de vous obéir. Le moyen de ne vous point voir? Je me trouve près de vous, Madame, vous venez jusqu'à moi; je me trouve irrégulier sans avoir tort!
La Comtesse. - Hélas, Monsieur, je ne vous voyais pas. Après cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit où vous êtes, et je ne me détournerais pas de mon chemin à cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet; il ne signifiait pas: Haïssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue; vous souffrez apparemment, et j'en suis fâchée; mais vous avez le champ libre, voilà de la place pour fuir, délivrez-vous de ma vue. Quant à moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir à vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train; que vous me soyez un objet parfaitement indifférent, et que j'agisse tout comme si vous n'étiez pas là. Je cherche mon portrait, j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boîte; je l'ai prise pour les envoyer démonter à Paris, et Colombine, à qui je l'ai donné pour le remettre à un de mes gens qui part exprès, l'a perdu; voilà ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu là, il ne m'en aurait coûté que de vous prier très froidement et très poliment de vous détourner; peut-être même m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez là; car je n'aurais pas deviné que ma présence vous affligeait; à présent que je le sais, je n'userai point d'une prière incivile: fuyez vite, Monsieur, car je continue.
Lélio. - Madame, je ne veux point être incivil non plus; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous.
La Comtesse. - Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas; allez-vous-en, je vous dis que vous me haïssez, je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais.
Lélio. - Parbleu, Madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur.
La Comtesse. - Monsieur, je suis votre servante. (Quand il est parti, elle dit:) Mais à propos, cet étourdi qui s'en va, et qui n'a point marqué positivement dans son billet ce qu'il voulait donner à sa fermière: il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah! je ne suis pas d'humeur à mettre toujours la main à la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. (Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-même.) Quoi! vous revenez, Monsieur?
Lélio, d'un air agité. - Oui, Madame, je reviens, j'ai quelque chose à vous dire; et puisque vous voilà, ce sera un billet d'épargné et pour vous et pour moi.
La Comtesse. - A la bonne heure, de quoi s'agit-il?
Lélio. - C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir; car cela finit le peu de commerce forcé que nous avons ensemble.
La Comtesse. - Le commerce forcé? Vous êtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naïves! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaît, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme? Que signifie ce caprice-là?
Lélio. - Ce que signifie un caprice? Je vous le demande, Madame; cela n'est point à mon usage, et vous le définiriez mieux que moi.
La Comtesse. - Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez: il est de votre ouvrage apparemment; je me mêlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrêté. Je vous suis obligée de vos égards.
Lélio. - Moi, Madame!
La Comtesse. - Oui, Monsieur, il n'était pas nécessaire de vous y prendre de cette façon-là; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intérêt que j'avais à vous voir fût à charge: je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu.
Lélio. - Eh, je n'en doute pas, Madame, je n'en doute pas.
La Comtesse. - Non, Monsieur, de votre vie; et pourquoi en douteriez-vous? En vérité, je ne vous comprends pas! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes: vous n'avez pas changé de sentiments, n'est-il pas vrai? d'où vient donc que j'en changerais? Sur quoi en changerais-je? Y songez-vous? Oh! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniâtreté vaut bien la vôtre, et que je n'en démordrai point.
Lélio. - Eh Madame, vous m'en avez accablé, de preuves d'opiniâtreté; ne m'en donnez plus, voilà qui est fini. Je ne songe à rien, je vous assure.
La Comtesse. - Qu'appelez-vous, Monsieur, vous ne songez à rien? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle? Eh bien, Monsieur, vous ne m'aimerez jamais, cela est-il si triste? Oh! je le vois bien, je vous ai écrit qu'il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de coeur; assurément vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi: vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur Lélio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en défendez point. J'espérais que vous me divertiriez en m'aimant: vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve très divertissant comme vous êtes.
Lélio, d'un air riant et piqué. - Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble; si je vous réjouis, vous n'êtes point ingrate: Vous espériez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons là-dessus; la comédie ne me plaît pas longtemps, et je ne veux être ni acteur ni spectateur.
La Comtesse, d'un ton badin. - Ecoutez, Monsieur, vous m'avouerez qu'un homme à votre place, qui se croit aimé, surtout quand il n'aime pas, se met en prise?
Lélio. - Je ne pense point que vous m'aimez, Madame; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goût. N'usez point de prétexte, je vous ai déplu d'abord; moi spécialement, je l'ai remarqué: et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-être le plus humilié, le plus raillé, et le plus à plaindre.
La Comtesse. - D'où vous vient cette idée-là? Vous vous trompez, je serais fâchée que vous m'aimassiez, parce que j'ai résolu de ne point aimer: Mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer.
Lélio. - J'ai bien de la peine à le croire.
La Comtesse. - Vous êtes injuste, je ne suis pas sans discernement: Mais à quoi bon faire cette supposition, que si vous m'aimiez je vous traiterais plus mal qu'un autre? La supposition est inutile, puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes manières; que vous importe ce qui en arriverait? Cela vous doit être indifférent; vous ne m'aimez pas? car enfin, si je le pensais...
Lélio. - Eh! je vous prie, point de menace, Madame: vous m'avez tantôt offert votre amitié, je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela: Ainsi vous n'avez rien à craindre.
La Comtesse, d'un air froid. - Puisque vous n'avez besoin que de cela, Monsieur, j'en suis ravie; je vous l'accorde, j'en serai moins gênée avec vous.
Lélio. - Moins gênée? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout; et tout bien pesé, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet.
La Comtesse. - Oh, de tout mon coeur: allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais présent de cent pistoles au neveu de mon fermier; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner à la fille, et je verrai si je souscrirai à ce mariage, dont notre rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l'un à l'autre; j'oublie que je vous ai vu; je ne vous reconnaîtrai pas demain.
Lélio. - Et moi, Madame, je vous reconnaîtrai toute ma vie; je ne vous oublierai point: vos façons avec moi vous ont gravé pour jamais dans ma mémoire.
La Comtesse. - Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien à me reprocher; mes façons ont été celles d'une femme raisonnable.
Lélio. - Morbleu, Madame, vous êtes une dame raisonnable, à la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premières honnêtetés et avec vos offres d'amitié; cela est inconcevable, aujourd'hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le coeur aussi jaloux en amitié qu'en amour: ainsi nous ne nous convenons point.
La Comtesse. - Adieu, Monsieur, vous parlez d'un air bien dégagé et presque offensant, si j'étais vaine: Cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, à vos yeux mêmes.
Lélio. - Un moment; vous êtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux; je sens même que j'ai du plaisir à vous rendre cette justice-là. Colombine vous en a dit davantage; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vôtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques.
La Comtesse. - Comment! Que dites-vous, Monsieur? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l'impertinente! je la vois qui passe. Colombine, venez ici.
Scène VIII
La Comtesse, Lélio, Colombine
Colombine arrive. - Que me voulez-vous, Madame?
La Comtesse. - Ce que je veux?
Colombine. - Si vous ne voulez rien, je m'en retourne.
La Comtesse. - Parlez, quels discours avez-vous tenus à Monsieur sur mon compte?
Colombine. - Des discours très sensés, à mon ordinaire.
La Comtesse. - Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, à qui vous l'avez dit.
Colombine. - N'est-ce que cela? Je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose; c'était pour abréger votre chemin à l'un et à l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira là, et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. A votre égard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensé que vous aimiez...
La Comtesse, lui coupant la parole. - Je vous défends de parler.
Lélio, d'un air doux et modeste. - Je suis honteux d'être la cause de cette explication-là, mais vous pouvez être persuadée que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu; et je vous avouerai même, dans le moment où je suis, que cette conviction m'est nécessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux: puisque vous vous intéressez à leur mariage, je me ferai un plaisir de le hâter; et j'aurai l'honneur de vous porter tantôt ma réponse, si vous me le permettez.
La Comtesse, quand il est parti. - Juste ciel! que vient-il de me dire? Et d'où vient que je suis émue de ce que je viens d'entendre? Cette conviction m'est absolument nécessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre.
Colombine, à part. - Oh, notre amour se fait grand! il parlera bientôt bon français.
Acte III
Scène première
Arlequin, Colombine
Colombine, à part les premiers mots. - Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n'y manque, hors le portrait que monsieur Lélio a gardé. C'est un grand bonheur que vous ayez trouvé cela; je vous rends la boîte, il est juste que vous la donniez vous-même à madame la Comtesse: adieu, je suis pressée.
Arlequin l'arrête. - Eh là, là, ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur.
Colombine. - Je vous ai dit ce que je pensais de ma maîtresse à l'égard de votre maître: Bonjour.
Arlequin. - Eh bien, dites à cette heure ce que vous pensez de moi, hé, hé, hé.
Colombine. - Je pense de vous que vous m'ennuieriez si je restais plus longtemps.
Arlequin. - Fi, la mauvaise pensée! Causons pour chasser cela, c'est une migraine.
Colombine. - Je n'ai pas le temps, monsieur Arlequin.
Arlequin. - Et allons donc, faut-il avoir des manières comme cela avec moi? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnête?
Colombine. - Très honnête; mais vous m'amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici?
Arlequin. - Me dire comment je me porte, par exemple; me faire de petites questions: Arlequin par-ci, Arlequin par-là; me demander comme tantôt si je vous aime: que sait-on? peut-être je vous répondrai que oui.
Colombine. - Oh! je ne m'y fie plus.
Arlequin. - Si fait, si fait; fiez-vous-y pour voir.
Colombine. - Non, vous haïssez trop les femmes.
Arlequin. - Cela m'a passé, je leur pardonne.
Colombine. - Et moi, à compter d'aujourd'hui, je me brouille avec les hommes; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-être avec ces nigauds-là.
Arlequin. - Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-là les bras croisés à vous voir venir, moi?
Colombine. - Voyez-moi venir dans la posture qu'il vous plaira: que m'importe que vos bras soient croisés ou ne le soient pas?
Arlequin. - Par la sambille, j'enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand coeur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette!
Colombine, riant. - Ah! je vous entends! Vous m'aimez; j'en suis fâchée, mon ami; le ciel vous assiste!
Arlequin. - Mardi oui, je t'aime. Mais laisse-moi faire; tiens, mon chien d'amour s'en ira, je m'étranglerais plutôt: je m'en vais être ivrogne, je jouerai à la boule toute la journée, je prierai mon maître de m'apprendre le piquet; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutôt que de rester sans rien faire. Tu verras, va; je cours tirer bouteille, pour commencer.
Colombine. - Tu mériterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis généreuse. Tu as méprisé toutes les suivantes de France en ma personne, je les représente. Il faut une réparation à cette insulte; à mon égard, je t'en quitterais volontiers; mais je ne puis trahir les intérêts et l'honneur d'un corps si respectable pour toi; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui à genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grâce t'est accordée.
Arlequin. - M'aimeras-tu après cette autre impertinence-là?
Colombine. - Humilie-toi, et tu seras instruit.
Arlequin, se mettant à genoux. - Pardi, je le veux bien: je demande pardon à ce drôle de corps pour qui tu parles.
Colombine. - En diras-tu du bien?
Arlequin. - C'est une autre affaire. Il est défendu de mentir.
Colombine. - Point de grâce.
Arlequin. - Accommodons-nous. Je n'en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait?
Colombine. - Hé! la réparation est un peu cavalière; mais le corps n'est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lève-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir.
Arlequin, relevé. - Tu m'aimeras, au moins?
Colombine. - Je l'espère.
Arlequin, sautant. - Je me sens plus léger qu'une plume.
Colombine. - Ecoute, nous avons intérêt de hâter l'amour de nos maîtres, il faut qu'ils se marient ensemble.
Arlequin. - Oui, afin que je t'épouse par-dessus le marché.
Colombine. - Tu l'as dit: n'oublions rien pour les conduire à s'avouer qu'ils s'aiment. Quand tu rendras la boîte à la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maître en garde le portrait. Je la vois qui rêve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu'en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d'intelligence. J'ai dessein de la faire parler; je veux qu'elle sache qu'elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l'avouera.
Scène II
La Comtesse, Colombine
La Comtesse, d'un air de méchante humeur. - Ah! vous voilà: a-t-on trouvé mon portrait?
Colombine. - Je n'en sais rien, Madame, je le fais chercher.
La Comtesse. - Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlé? n'a-t-il rien à me dire de la part de son maître?
Colombine. - Je ne l'ai pas vu.
La Comtesse. - Vous ne l'avez pas vu?
Colombine. - Non, Madame.
La Comtesse. - Vous êtes donc aveugle? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse?
Colombine. - Moi? non, vraiment.
La Comtesse. - Et pourquoi, s'il vous plaît?
Colombine. - Faute de savoir deviner.
La Comtesse. - Comment, deviner? Faut-il tant de fois vous répéter les choses?
Colombine. - Ce qui n'a jamais été dit n'a pas été répété, Madame, cela est clair: demandez cela à tout le monde.
La Comtesse. - Vous êtes une grande raisonneuse!
Colombine. - Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part? Mais je m'en vais avertir le cocher.
La Comtesse. - Il n'est plus temps.
Colombine. - Il ne faut qu'un instant.
La Comtesse. - Je vous dis qu'il est trop tard.
Colombine. - Peut-on vous demander où vous vouliez aller, Madame?
La Comtesse. - Chez ma soeur, qui est à sa terre: J'avais dessein d'y passer quelques jours.
Colombine. - Et la raison de ce dessein-là?
La Comtesse. - Pour quitter Lélio, qui s'avise de m'aimer, je pense.
Colombine. - Oh! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu'il n'en est rien.
La Comtesse. - Il n'en est rien? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu'il n'en est rien, vous de qui je sais la chose en partie.
Colombine. - Cela est vrai, je l'avais cru; mais je vois que je me suis trompée.
La Comtesse. - Vous êtes faite aujourd'hui pour m'impatienter.
Colombine. - Ce n'est pas mon intention.
La Comtesse. - Non, d'aujourd'hui vous ne m'avez répondu que des impertinences.
Colombine. - Mais, Madame, tout le monde se peut tromper.
La Comtesse. - Je vous dis encore une fois que cet homme-là m'aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me répondrez de cet amour-là, au moins?
Colombine. - Moi, Madame, m'a-t-il donné son coeur en garde? Eh, que vous importe qu'il vous aime?
La Comtesse. - Ce n'est pas son amour qui m'importe, je ne m'en soucie guère; mais il m'importe de ne point prendre de fausses idées des gens, et de n'être pas la dupe éternelle de vos étourderies!
Colombine. - Voilà un sujet de querelle furieusement tiré par les cheveux: cela est bien subtil!
La Comtesse. - En vérité, je vous admire dans vos récits! Monsieur Lélio vous aime, Madame, j'en suis certaine, votre billet l'a piqué, il l'a reçu en colère, il l'a lu de même, il a pâli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu'un homme est amoureux? Cependant il n'en est rien, il ne plaît plus à Mademoiselle que cela soit, elle s'est trompée. Moi, je compte là-dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues.
Colombine. - Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame? Si vos ballots sont faits, ce n'est encore qu'en idée, et cela ne dérange rien. Au bout du compte, tant mieux s'il ne vous aime point.
La Comtesse. - Oh! vous croyez que cela va comme votre tête, avec votre tant mieux! Il serait à souhaiter qu'il m'aimât, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis désolée d'avoir accusé un homme d'un amour qu'il n'a pas. Mais si vous vous êtes trompée, pourquoi Lélio m'a-t-il fait presque entendre qu'il m'aimait? Parlez donc, me prenez-vous pour une bête?
Colombine. - Le ciel m'en préserve!
La Comtesse. - Que signifie le discours qu'il m'a tenu en me quittant? Madame, vous ne m'aimez point, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; n'est-ce pas tout comme s'il m'avait dit: Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m'aimer vous-même? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c'est de l'amour que ce sentiment-là.
Colombine. - Cela est plaisant! Je donnerais à ces paroles-là, moi, toute une autre interprétation, tant je les trouve équivoques!
La Comtesse. - Oh! je vous prie, gardez votre belle interprétation, je n'en suis point curieuse, je vois d'ici qu'elle ne vaut rien.
Colombine. - Je la crois pourtant aussi naturelle que la vôtre, Madame.
La Comtesse. - Pour la rareté du fait, voyons donc.
Colombine. - Vous savez que monsieur Lélio fuit les femmes; cela posé, examinons ce qu'il vous dit: Vous ne m'aimez pas, Madame, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; c'est-à-dire: Pour rester où vous êtes, j'ai besoin d'être certain que vous ne m'aimez pas, sans quoi je décamperais. C'est une pensée désobligeante, entortillée dans un tour honnête: cela me paraît assez net.
La Comtesse, après avoir rêvé. - Cette fille-là n'a jamais eu d'esprit que contre moi; mais, Colombine, l'air affectueux et tendre qu'il a joint à cela?...
Colombine. - Cet air-là, Madame, peut ne signifier encore qu'un homme honteux de dire une impertinence, et qui l'adoucit le plus qu'il peut.
La Comtesse. - Non, Colombine, cela ne se peut pas; tu n'y étais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-là: je t'assure qu'il les a dites d'un ton de coeur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement? J'y étais, je m'y connais, ou bien Lélio est le plus fourbe de tous les hommes; et s'il ne m'aime pas, je fais voeu de détester son caractère. Oui, son honneur y est engagé, il faut qu'il m'aime, ou qu'il soit un malhonnête homme; car il a donc voulu me faire prendre le change?
Colombine. - Il vous aimait peut-être, et je lui avais dit que vous pourriez l'aimer; mais vous vous êtes fâchée, et j'ai détruit mon ouvrage. J'ai dit tantôt à Arlequin que vous ne songiez nullement à lui; que j'avais voulu flatter son maître pour me divertir, et qu'enfin monsieur Lélio était l'homme du monde que vous aimeriez le moins.
La Comtesse.- Et cela n'est pas vrai! de quoi vous mêlez-vous, Colombine? Si monsieur Lélio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d'aller mortifier un homme à qui je ne veux point de mal, que j'estime? Il faut avoir le coeur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nécessité! En vérité, vous avez juré de me désobliger.
Colombine. - Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme à qui vous ne voulez point de mal! Oui, vous l'aimez.
La Comtesse, d'un ton froid. - Retirez-vous.
Colombine. - Je vous demande pardon.
La Comtesse. - Retirez-vous, vous dis-je, j'aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer à Paris.
Colombine. - Madame, il n'y a que l'intention de punissable, et je fais serment que je n'ai eu nul dessein de vous fâcher; je vous respecte et je vous aime, vous le savez.
La Comtesse. - Colombine, je vous passe encore cette sottise-là: observez-vous bien dorénavant.
Colombine, à part les premiers mots. - Voyons la fin de cela. Je vous l'avoue, une seule chose me chagrine: c'est de m'apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grâce, ma chère maîtresse, ne me donnez plus ce chagrin-là, récompensez mon zèle pour vous, ouvrez-moi votre coeur, vous n'en serez point fâchée. Colombine approchant de sa maîtresse et la caressant.
La Comtesse. - Ah!
Colombine. - Eh bien! voilà un soupir: c'est un commencement de franchise; achevez donc!
La Comtesse. - Colombine!
Colombine. - Madame?
La Comtesse. - Après tout, aurais-tu raison? Est-ce que j'aimerais?
Colombine. - Je crois que oui: mais d'où vient vous faire un si grand monstre de cela? Eh bien, vous aimez, voilà qui est bien rare!
La Comtesse. - Non, je n'aime point encore.
Colombine. - Vous avez l'équivalent de cela.
La Comtesse. - Quoi! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d'inquiétudes, de chagrins? moi, moi! Non, Colombine, cela n'est pas fait encore, je serais au désespoir. Quand je suis venue ici, j'étais triste; tu me demandais ce que j'avais: ah Colombine! c'était un pressentiment du malheur qui devait m'arriver.
Colombine. - Voici Arlequin qui vient à nous, renfermez vos regrets.
Scène III
Arlequin, La Comtesse, Colombine
Arlequin. - Madame, mon maître m'a dit que vous avez perdu une boîte de portrait; je sais un homme qui l'a trouvée; de quelle couleur est-elle? combien y-a-t-il de diamants? sont-ils gros ou petits?
Colombine. - Montre, nigaud! te méfies-tu de Madame? Tu fais là d'impertinentes questions!
Arlequin. - Mais c'est la coutume d'interroger le monde pour plus grande sûreté: je n'y pense point à mal.
La Comtesse. - Où est-elle, cette boîte?
Arlequin, la montrant. - La voilà, Madame: un autre que vous ne la verrait pas, mais vous êtes une femme de bien.
La Comtesse. - C'est la même: tiens, prends cela en revanche.
Arlequin. - Vivent les revanches! le ciel vous soit en aide!
La Comtesse. - Le portrait n'y est pas!
Arlequin. - Chut, il n'est pas perdu, c'est mon maître qui le garde.
La Comtesse. - Il me garde mon portrait! Qu'en veut-il faire?
Arlequin. - C'est pour vous mirer quand il ne vous voit plus; il dit que ce portrait ressemble à une cousine qui est morte, et qu'il aimait beaucoup. Il m'a défendu d'en rien dire, et de vous faire accroire qu'il est perdu; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient.
Colombine. - Madame, la cousine dont il parle peut être morte, mais la cousine qu'il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n'est pas votre parent.
Arlequin. - Eh! eh! eh!
La Comtesse. - De quoi ris-tu?
Arlequin. - De ce drôle de cousin: mon maître croit bonnement qu'il garde le portrait à cause de la cousine; et il ne sait pas que c'est à cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d'apothicaire.
La Comtesse. - Eh! que sais-tu si c'est à cause de moi?
Arlequin. - Je vous dis que la cousine est un conte à dormir debout. Est-ce qu'on dit des injures à la copie d'une cousine qui est morte?
Colombine. - Comment, des injures?
Arlequin. - Oui, je l'ai laissé là-bas qui se fâche contre le visage de Madame; il le querelle tant qu'il peut de ce qu'il aime. Il y a à mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu'il dit: Oh! de ces soupirs-là, la cousine défunte n'en tâte que d'une dent.
La Comtesse. - Colombine, il faut absolument qu'il me rende mon portrait, cela est de conséquence pour moi: je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d'un homme. Où se promène-t-il?
Arlequin. - De ce côté-là; vous le trouverez sans faute à droite ou à gauche.
Scène IV
Lélio, Colombine, Arlequin
Arlequin. - Son coeur va-t-il bien?
Colombine. - Oh, je te réponds qu'il va grand train. Mais voici ton maître, laisse-moi faire.
Lélio arrive. - Colombine, où est madame la Comtesse? je souhaiterais lui parler.
Colombine. - Madame la Comtesse va, je pense, partir tout à l'heure pour Paris.
Lélio. - Quoi, sans me voir? sans me l'avoir dit?
Colombine. - C'est bien à vous à vous apercevoir de cela; n'avez-vous pas dessein de vivre en sauvage? de quoi vous plaignez-vous?
Lélio. - De quoi je me plains? La question est singulière, mademoiselle Colombine: voilà donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m'accommode de cela, moi! Non, les procédés bizarres me révolteront toujours.
Colombine. - Si elle ne vous a pas dit adieu, c'est qu'entre amis on en agit sans façon.
Lélio. - Amis! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des manières franches et stables, et je n'en trouve point là; dorénavant je ferai mieux de n'être ami de personne, car je vois bien qu'il n'y a que du faux partout.
Colombine. - Lui ferai-je vos compliments?
Arlequin. - Cela sera honnête.
Lélio. - Et moi, je ne suis point aujourd'hui dans le goût d'être honnête, je suis las de la bagatelle.
Colombine. - Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas; elle attend, pour se déterminer, qu'elle sache si vous l'aimez ou non; mais dites-moi naturellement vous-même ce qui en est; c'est le plus court.
Lélio. - C'est le plus court, il est vrai; mais j'y trouve pourtant de la difficulté: car enfin, dirai-je que je ne l'aime pas?
Colombine. - Oui, si vous le pensez.
Lélio. - Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossièreté.
Arlequin. - Tirez votre réponse à la courte paille.
Colombine. - Eh bien, dites que vous l'aimez.
Lélio. - Mais en vérité, c'est une tyrannie que cette alternative-là; si je vais dire que je l'aime, cela dérangera peut-être madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l'aime point...
Colombine. - Peut-être aussi partira-t-elle?
Lélio. - Vous voyez donc bien que cela est embarrassant.
Colombine. - Adieu, je vous entends; je lui rendrai compte de votre indifférence, n'est-ce pas?
Lélio. - Mon indifférence, voilà un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier! Vous décidez bien cela à la légère; en savez-vous plus que moi?
Colombine. - Déterminez-vous donc.
Lélio. - Vous me mettez dans une désagréable situation. Dites-lui que je suis plein d'estime, de considération et de respect pour elle.
Arlequin. - Discours de normand que tout cela.
Colombine. - Vous me faites pitié.
Lélio. - Qui, moi?
Colombine. - Oui, et vous êtes un étrange homme, de ne m'avoir pas confié que vous l'aimiez.
Lélio. - Eh, Colombine, le savais-je?
Arlequin. - Ce n'est pas ma faute, je vous en avais averti.
Lélio. - Je ne sais où je suis.
Colombine. - Ah! vous voilà dans le ton: songez à dire toujours de même, entendez-vous, monsieur de l'ermitage?
Lélio. - Que signifie cela?
Colombine. - Rien, sinon que je vous ai donné la question, et que vous avez jasé dans vos souffrances. Tenez vous gai, l'homme indifférent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l'autre.
Scène V
Lélio, Arlequin
Arlequin. - Ah çà, Monsieur, voilà qui est donc fait! c'est maintenant qu'il faut dire: va comme je te pousse! Vive l'amour, mon cher maître, et faites chorus, car il n'y a pas deux chemins: il faut passer par là, ou par la fenêtre.
Lélio. - Ah! je suis un homme sans jugement.
Arlequin. - Je ne vous dispute point cela.
Lélio. - Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes.
Arlequin. - Monsieur, il fallait donc devenir aveugle.
Lélio. - Il me prend envie de m'enfermer chez moi, et de n'en sortir de six mois. (Arlequin siffle.) De quoi t'avises-tu de siffler?
Arlequin. - Vous dites une chanson, et je l'accompagne. Ne vous fâchez pas, j'ai de bonnes nouvelles à vous apprendre: cette comtesse vous aime, et la voilà qui vient vous donner le dernier coup à vous.
Lélio, à part. - Cachons-lui ma faiblesse; peut-être ne la sait-elle pas encore.
Scène VI
La Comtesse, Lélio, Arlequin
La Comtesse. - Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amène?
Lélio. - Madame, je m'en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant: C'est de quoi j'allais prendre la liberté de vous informer.
La Comtesse. - Je vous suis obligée de finir cela, Monsieur, mais j'avais quelque autre chose à vous dire; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi.
Lélio. - Que serait-ce donc?
La Comtesse. - C'est mon portrait, qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile.
Lélio. - Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvé une boîte de portrait que vous cherchiez; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ; s'il vous a dit autre chose, c'est un étourdi, et je voudrais bien lui demander où est le portrait dont il parle?
Arlequin, timidement. - Eh, Monsieur!
Lélio. - Quoi?
Arlequin. - Il est dans votre poche.
Lélio. - Vous ne savez ce que vous dites.
Arlequin. - Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantôt, je vous l'ai vu mettre après dans la poche du côté gauche.
Lélio. - Quelle impertinence!
La Comtesse. - Cherchez, Monsieur, peut-être avez-vous oublié que vous l'avez tenu?
Lélio. - Ah, Madame, vous pouvez m'en croire.
Arlequin. - Tenez, Monsieur; tâtez, Madame, le voilà.
La Comtesse, touchant à la poche de la veste. - Cela est vrai, il me paraît que c'est lui.
Lélio, mettant la main dans sa poche, et honteux d'y trouver le portrait. - Voyons donc, il a raison! Le voulez-vous, Madame?
La Comtesse, un peu confuse. - Il le faut bien, Monsieur.
Lélio. - Comment donc cela s'est-il fait?
Arlequin. - Eh! c'est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu'il ressemblait à une cousine qui est morte; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'était à cause qu'il ressemblait à Madame, et cela était vrai.
La Comtesse. - Je ne vois point d'apparence à cela.
Lélio. - En vérité, Madame, je ne comprends pas ce coquin-là. (A part.) Tu me la paieras.
Arlequin. - Madame la Comtesse! voilà Monsieur qui me menace derrière vous.
Lélio. - Moi!
Arlequin. - Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger à vous dire qu'il vous aime; il n'aura pas plus tôt avoué cela, qu'il me pardonnera.
La Comtesse. - Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession.
Lélio. - Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal; il faut qu'il ait l'esprit troublé. Retire-toi et ne nous romps plus la tête de tes sots discours. (Arlequin s'en va, et un moment après Lélio continue). Je vous prie, Madame, de n'être point fâchée de ce que j'avais votre portrait, j'étais dans l'ignorance.
La Comtesse, d'un air embarrassé. - Ce n'est rien que cela, Monsieur.
Lélio. - C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier.
La Comtesse. - Effectivement.
Lélio. - Il n'y a personne qui ne se persuade là-dessus que je vous aime.
La Comtesse. - Je l'aurais cru moi-même, si je ne vous connaissais pas.
Lélio. - Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guère moins clairvoyante.
La Comtesse. - On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais.
Lélio. - Ce n'est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle à penser!
La Comtesse. - Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-là?
Lélio. - Moi, Madame! vous êtes la maîtresse.
La Comtesse. - Et vous le maître, Monsieur.
Lélio. - De quoi le suis-je?
La Comtesse. - D'aimer ou de n'aimer pas.
Lélio. - Je vous reconnais: l'alternative est bien de vous, Madame.
La Comtesse. - Eh! pas trop.
Lélio. - Pas trop... si j'osais interpréter ce mot-là!
La Comtesse. - Et que trouvez-vous donc qu'il signifie?
Lélio. - Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensé.
La Comtesse. - Voyons.
Lélio. - Vous ne me le pardonneriez jamais.
La Comtesse. - Je ne suis pas vindicative.
Lélio, à part. - Ah! je ne sais ce que je dois faire.
La Comtesse, d'un air impatient. - Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine.
Lélio. - Eh bien, Madame! me voilà expliqué, m'entendez-vous? Vous ne répondez rien, vous avez raison: mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mérité votre haine.
La Comtesse. - Levez-vous, Monsieur.
Lélio. - Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grâce.
La Comtesse, confuse. - Ne me demandez rien à présent: reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer.
Arlequin. - Vivat! Enfin, voilà la fin.
Colombine. - Je suis contente de vous, monsieur Lélio.
Pierre. - Parguenne, ça me boute la joie au coeur.
Lélio. - Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j'aurai soin de votre noce.
Pierre. - Grand marci; mais morgué, pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les ménétriers que j'avons retenus.
Arlequin. - Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie.
Colombine. - Avant le mariage, il en faut un peu; après le mariage, je t'en dispense.
Divertissement
Le Chanteur
Je ne crains point que Mathurine
S'amuse à me manquer de foi;
Car drés que je vois dans sa mine
Queuque indifférence envars moi,
Sans li demander le pourquoi,
Je laisse aller la pélerine;
Je ne dis mot, je me tiens coi;
Je batifole avec Claudine.
En voyant ça, la Mathurine
Prend du souci, rêve à part soi;
Et pis tout d'un coup la mutine
Me dit: J'enrage contre toi.
La Chanteuse
Colas me disait l'autre jour:
Margot, donne-moi ton amour.
Je répondis: Je te le donne,
Mais ne va le dire à personne;
Colas ne m'entendit pas bien,
Car l'innocent ne reçut rien.
Arlequin
Femmes, nous étions de grands fous
D'être aux champs pour l'amour de vous.
Si de chaque femme volage
L'amant allait planter des choux,
Par la ventrebille! je gage
Que nous serions condamnés tous
A travailler au jardinage.
Le Père prudent et équitable
Adresse
A Monsieur Rogier
Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siège présidial de Limoges.
Monsieur,
Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite pièce comique, je prends la liberté de vous la présenter, dans l'espérance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous délasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public.
Je pourrais ici trouver matière à un éloge sincère et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont déjà fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mêler mes faibles expressions aux nobles et justes idées que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse à vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un très profond respect,
Monsieur,
Le très humble et très obéissant serviteur.
M***
Acteurs
Démocrite, père de Philine.
Philine, fille de Démocrite.
Toinette, servante de Philine.
Cléandre, amant de Philine.
Crispin, valet de Cléandre.
Ariste, bourgeois campagnard.
Maître Jacques, paysan suivant Ariste.
Le Chevalier.
Le Financier.
Frontin, fourbe employé par Crispin.
La scène est sur une place publique, d'où l'on aperçoit la maison de Démocrite.
Scène première
Démocrite, Philine, Toinette
Démocrite
Je veux être obéi; votre jeune cervelle
Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle.
Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant:
Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc.
Vous rechignez, je crois, petite créature!
Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure
Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour.
Eh bien donc! vous serez mariée en ce jour!
Il s'offre trois partis: un homme de finance,
Un jeune Chevalier, le plus noble de France,
Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui.
Je le souhaiterais, que vous fussiez à lui.
Il a de très grands biens, il est près du village;
Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre âge:
Mais qu'importe après tout? La jeune de Faubon
En est-elle moins bien pour avoir un barbon?
Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine;
Avec son vieux époux sans cesse elle badine;
Elle saute, elle rit, elle danse toujours.
Ma fille, les voilà les plus charmants amours.
Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme.
Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme:
Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux.
Ma fille, en voilà trois; choisissez l'un d'entre eux,
Je le veux bien encor; mais oubliez Cléandre;
C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre,
Dont les biens, embrouillés dans de très grands procès,
Peut-être ne viendront qu'après votre décès.
Philine
Si mon coeur...
Démocrite
Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse.
Vous suivez sottement votre amoureux caprice;
C'est faire votre bien que de vous résister,
Et je ne prétends point ici vous consulter.
Adieu.
Scène II
Philine, Toinette
Philine
Dis-moi, que faire après ce coup terrible?
Tout autre que Cléandre à mes yeux est horrible.
Quel malheur!
Toinette
Il est vrai.
Philine
Dans un tel embarras,
Plutôt que de choisir, je prendrais le trépas.
Scène III
Philine, Toinette, Cléandre, Crispin
Cléandre
N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre père?
A nous unir tous deux est-il toujours contraire?
Philine
Oui, Cléandre.
Cléandre
A quoi donc vous déterminez-vous?
Philine
A rien.
Cléandre
Je l'avouerai, le compliment est doux.
Vous m'aimez cependant; au péril qui nous presse,
Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intéresse.
Nous sommes menacés du plus affreux malheur:
Sans alarme pourtant...
Philine
Doutez-vous que mon coeur,
Cher Cléandre, avec vous ne partage vos craintes?
De nos communs chagrins je ressens les atteintes;
Mais quel remède, enfin, y pourrai-je apporter?
Mon père me contraint, puis-je lui résister?
De trois maris offerts il faut que je choisisse,
Et ce choix à mon coeur est un cruel supplice.
Mais à quoi me résoudre en cette extrémité,
Si de ces trois partis mon père est entêté?
Qu'exigez-vous de moi?
Cléandre
A quoi bon vous le dire,
Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire?
Il est des moyens sûrs, et quand on aime bien...
Philine
Arrêtez, je comprends, mais je n'en ferai rien.
Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chère.
Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire;
De ces moyens si sûrs ne me parlez jamais.
Cléandre
Quoi!
Philine
Si vous m'en parlez, je vous fuis désormais.
Cléandre
Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte.
Votre injuste froideur est enfin découverte.
N'attendez point de moi de marques de douleur;
On ne perd presque rien à perdre un mauvais coeur;
Et ce serait montrer une faiblesse extrême,
Par de lâches transports de prouver qu'on vous aime,
Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilité.
Doit-on par des soupirs payer la cruauté?
C'en est fait, je vous laisse à votre indifférence;
Je vais mettre à vous fuir mon unique constance;
Et si vous m'accablez d'un si cruel destin,
Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin.
Philine
Je ne vous retiens pas, devenez infidèle;
Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle;
Je ne regrette point un amant tel que vous,
Puisque de ma vertu vous n'êtes point jaloux.
Cléandre
Finissons là-dessus; quand on est sans tendresse
On peut faire aisément des leçons de sagesse,
Philine, et quand un coeur chérit comme le mien...
Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien.
Je vous ai mille fois montré toute mon âme,
Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme;
Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammé;
Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimé.
Mais, dussé-je, Philine, être accablé de haine,
Je sens que je ne puis renoncer à ma chaîne.
Adieu, Philine, adieu; vous êtes sans pitié,
Et je n'exciterais que votre inimité.
Rien ne vous attendrit: quel coeur! qu'il est barbare!
Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'égare.
Ha! qu'il m'eût été doux de conserver mes feux!
Plus content mille fois... Que je suis malheureux!
Adieu, chère Philine... (Il s'en va et il revient.) Avant que je vous quitte...
De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite.
Philine, s'en allant aussi et soupirant.
Ah!
Cléandre l'arrête.
Mais où fuyez-vous? arrêtez donc vos pas.
Je suis prêt d'obéir; et ne me fuyez pas.
Toinette
Votre père pourrait, Madame, vous surprendre;
Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre;
Finissez vos débats, et calmez le chagrin...
Crispin
Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin;
Faites la paix tous deux.
Toinette
Quoi! toujours triste mine!
Crispin
Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine?
Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur:
A raconter sa peine on sent de la douceur.
Chassez de votre esprit toute triste pensée.
Votre bourse, Monsieur, serait-elle épuisée?
C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal;
Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal.
Nombre de gens, atteints de la même faiblesse,
Dans leur triste gousset logent la sécheresse:
Mais Crispin fut toujours un généreux garçon;
Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon.
Toinette
Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes,
C'est un fort bon moyen que de verser des larmes!
Retournez au logis passer votre chagrin.
Crispin
Et retournons au nôtre y prendre un doigt de vin.
Toinette
Que vous êtes enfants!
Crispin
Leur douloureux martyre,
En les faisant pleurer, me fait crever de rire.
Toinette
Qu'un air triste et mourant vous sied bien à tous deux!
Crispin
Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux!
Toinette
Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maître.
Hélas! que vous avez de peine à vous connaître!
Crispin
Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les.
On siffle bien aussi messieurs les perroquets.
Cléandre
Promettez-moi, Philine, une vive tendresse.
Philine
Je n'aurai pas de peine à tenir ma promesse.
Crispin
Quel aimable jargon! je me sens attendrir;
Si vous continuez, je vais m'évanouir.
Toinette
Hélas! beau Cupidon! le douillet personnage!
Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage.
Votre père viendra.
Cléandre
Non, il ne suffit pas
D'avoir pour à présent terminé nos débats.
Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre,
Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre.
Philine, à Toinette.
De mon père tu sais quelle est l'intention.
Il m'offre trois partis: Ariste, un vieux barbon;
L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance;
Mais Ariste, ce vieux, aurait la préférence:
Il a de très grands biens, et mon père aujourd'hui
Pourrait le préférer à tout autre parti.
Il arrive en ce jour.
Toinette
Je le sais, mais que faire?
Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire.
Dans ta tête, Crispin, cherche, invente un moyen.
Pour moi, je suis à bout, et je ne trouve rien.
Remue un peu, Crispin, ton imaginative.
Crispin
En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive.
Toinette
Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver.
Crispin, tout d'un coup en enthousiasme.
Silence! par mes soins je prétends vous sauver.
Toinette
Dieux! quel enthousiasme!
Crispin
Halte là! mon génie
Va des fureurs du sort affranchir votre vie.
Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs,
Et vous allez par moi voir finir vos malheurs.
Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre,
Si Crispin est pour vous...
Toinette
Quel bruit pour ne rien faire!
Crispin
Osez-vous me troubler, dans l'état où je suis?
Si ma main... Mais, plutôt, rappelons nos esprits.
J'enfante...
Toinette
Un avorton.
Crispin
Le dessein d'une intrigue.
Toinette
Eh! ne dirait-on pas qu'il médite une ligue?
Venons, venons au fait.
Crispin
Enfin je l'ai trouvé.
Toinette
Ha! votre enthousiasme est enfin achevé.
Crispin, parlant à Philine.
D'Ariste vous craignez la subite arrivée.
Philine
Peut-être qu'à ce vieux je me verrais livrée.
Crispin, à Cléandre.
Vaines terreurs, chansons. Vous, vous êtes certain
De ne pouvoir jamais lui donner votre main?
Cléandre
Oui vraiment.
Crispin
Avec moi, tout ceci bagatelle.
Cléandre
Hé que faire?
Crispin
Ah! parbleu, ménagez ma cervelle.
Toinette
Benêt!
Crispin
Sans compliment: c'est dans cette journée,
Qu'Ariste doit venir pour tenter hyménée?
Toinette
Sans doute.
Crispin
Du voyage il perdra tous les frais.
Je saurai de ces lieux l'éloigner pour jamais.
Quand il sera parti, je prendrai sa figure:
D'un campagnard grossier imitant la posture,
J'irai trouver ce père, et vous verrez enfin
Et quel trésor je suis, et ce que vaut Crispin.
Toinette
Mais enfin, lui parti, cet homme de finance,
De La Boursinière, est rival d'importance.
Crispin
Nous pourvoirons à tout.
Toinette
Ce chevalier charmant?...
Crispin
Ce sont de nos cadets brouillés avec l'argent:
Chez les vieilles beautés est leur bureau d'adresse.
Qu'il y cherche fortune.
Toinette
Hé oui, mais le temps presse.
Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir
A chasser tous les trois, et même dès ce soir.
Ariste étant parti, dis-nous par quelle adresse,
Des deux autres messieurs...
Crispin
J'ai des tours de souplesse
Dont l'effet sera sûr... A propos, j'ai besoin
De quelque habit de femme.
Cléandre
Hé bien! j'en aurai soin:
Va, je t'en donnerai.
Crispin
Je connais certain drôle,
Que je dois employer, et qui jouera son rôle.
Se tournant vers Cléandre et Philine, il dit:
Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien:
Tout doit vous réussir, cet oracle est certain.
Je ne m'éloigne pas. Avertis-moi, Toinette,
Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrête.
Cléandre
Adieu, chère Philine.
Philine
Adieu.
Scène IV
Cléandre, Crispin
Cléandre
Mais dis, Crispin,
Pour tromper Démocrite es-tu bien assez fin?
Crispin
Reposez-vous sur moi, dormez en assurance,
Et méritez mes soins par votre confiance.
De ce que j'entreprends je sors avec honneur,
Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur.
Cléandre
Que tu me rends content! Si j'épouse Philine,
Je te fonde, Crispin, une sûre cuisine.
Crispin
Je savais autrefois quelques mots de latin:
Mais depuis qu'à vos pas m'attache le destin,
De tous les temps, celui que garde ma mémoire.
C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire,
Vous dites au futur: Ca, tu seras payé;
Pour de présent, caret: vous l'avez oublié.
Cléandre
Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine.
Crispin
Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon étrenne.
Sortons; mais quel serait ce grand original?
Ma foi, ce pourrait bien être notre animal.
Allez chez vous m'attendre.
Scène V
Crispin, Ariste, Maître Jacques, suivant Ariste.
Maître Jacques
C'est là, monsieur Ariste:
Velà bian la maison, je le sens à la piste;
Mais l'homme que voici nous instruira de ça.
Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau.
Que cherchez-vous, Messieurs?
Ariste
Ne serait-ce pas là
La maison d'un nommé le Seigneur Démocrite?
Maître Jacques
Je sons partis tous deux pour lui rendre visite.
Crispin
Oui, que demandez-vous?
Ariste
J'arrive ici pour lui.
Maître Jacques
C'est que ce Démocrite avertit celui-ci
Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie;
Je venions assister à la çarimonie.
Je devons épouser la fille de Jacquet,
Et je venions un peu voir comment ça se fait.
Crispin
Est-ce Ariste?
Ariste
C'est moi.
Maître Jacques
Velà sa portraiture,
Tout comme l'a bâti notre mère nature.
Crispin
Moi, je suis Démocrite.
Ariste
Ah! quel heureux hasard!
Démocrite, pardon si j'arrive un peu tard.
Crispin
Vous vous moquez de moi.
Maître Jacques
Velà donc le biau-père?
Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystère
Que je vous dégauchisse un petit compliment,
En vous remarcissant de votre traitement.
Crispin
Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille
Pût, dans la suite, Ariste, unir notre famille.
On nous a fait de vous un si sage récit.
Ariste
Je ne mérite pas tout ce qu'on en a dit.
Maître Jacques
Palsangué! qu'ils feront tous deux un beau carrage
Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage;
Mais, margué! je m'en doute.
Crispin
Il ne me sied pas bien
De la louer moi-même et d'en dire du bien.
Vous en pourrez juger, elle est très vertueuse.
Maître Jacques
Biau-père, dites-moi, n'est-elle pas rêveuse?
Crispin
Monsieur sera content s'il devient son époux.
Ariste
C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux;
Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite...
Maître Jacques, vite.
C'est qu'en ville autrefois sa fortune était faite.
Il était emplouyé dans un très grand emploi;
Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi.
Il avait un biau train; quelques farmiers venirent;
Ah! les méchants bourriaux! les farmiers le forcirent
A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris
Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'était permis;
Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire,
Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre.
Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout là,
Et de ci les valets, et les cheviaux de là;
Et Monsieur, bien fâché d'une telle avanie,
S'en venit dans les champs vivre en mélancoulie.
Ariste
Le fait est seulement que, lassé du fracas,
Le séjour du village a pour moi plus d'appas.
Maître Jacques, apercevant Toinette à une fenêtre.
Ah! le friand minois que je vois qui regarde!
Toinette, à la fenêtre.
Eh! qui sont donc ces gens?
Maître Jacques
L'agriable camarde!
Biau-père, c'est l'enfant dont vous voulez parler?
Crispin
Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler.
Ma fille, descendez. (Il fait signe à Toinette.)
Maître Jacques
Morgué, qu'elle est gentille!
Scène VI
Ariste, Maître Jacques, Crispin, Toinette
Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas.
Fais ton rôle, entends-tu? je te nomme ma fille,
Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous,
Ma fille, et saluez votre futur époux.
Maître Jacques
Jarnigué, la friponne! elle aurait ma tendresse.
Ariste
Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse.
Madame a des appas dont on est si charmé,
Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammé.
Toinette
Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable?
On ne voit, me dit-on, rien de plus agréable;
En gros je suis parfaite, et charmante en détail:
Mes yeux sont tout de feu, mes lèvres de corail,
Le nez le plus friand, la taille la plus fine.
Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine.
Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet?
Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net.
Il est tout interdit.
Crispin
Tu réponds à merveilles;
Courage sur ce ton.
Maître Jacques
Ca ravit mes oreilles.
Ariste
Que veut dire ceci? veut-elle badiner?
Cet air et ses discours ont droit de m'étonner.
Toinette
Je vois que le pauvre homme a perdu la parole:
S'il devenait muet, papa, je deviens folle.
Parlez donc, cher amant, petit mari futur;
Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur?
Allez, petit ingrat, vous méritez ma haine.
Je ferai désormais la fière et l'inhumaine.
Ariste
Je n'y comprends plus rien.
Toinette
Tourne vers moi les yeux,
Et vois combien les miens sont tendres amoureux.
Ha! que pour toi déjà j'ai conçu de tendresse!
O trop heureux mortel de m'avoir pour maîtresse!
Ariste
Dans quel égarement...
Toinette
Vous ne me dites mot!
Je vous croyais poli, mais vous n'êtes qu'un sot.
Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure!
Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature,
Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui!
Ariste, bas.
La guenon!
Toinette
Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui.
Je suis, vous le savez, sujette à la migraine;
L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne.
Que je le hais déjà! je ne le puis souffrir.
S'il devient mon époux, ma vertu va finir;
Je ne réponds de rien.
Ariste
Quelle étrange folie!
Crispin
Son humeur est contraire à la mélancolie.
Ariste
A l'autre!
Crispin
Expliquez-vous, ne vous plaît-elle pas?
Ariste
Sans son extravagance elle aurait des appas.
Retirons-nous d'ici, laissons ces imbéciles:
Ils auraient de l'argent à courir dans les villes.
Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous.
Maître Jacques
Adieu, biauté quinteuse; adieu donc, sans courroux.
La peste les étouffe.
Crispin
Mon humeur est mutine:
Point de bruit, s'il vous plaît, ou bien sur votre échine
J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara.
Maître Jacques
Ah! morgué, le biau nid que j'avions trouvé là!
Scène VII
Crispin, Toinette
Crispin
Il est congédié.
Toinette
*Grâces à mon adresse.
Crispin
Je te trouve en effet digne de ma tendresse.
Toinette
Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez.
Crispin
Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez?
Toinette
C'est trop se prodiguer.
Crispin
Je ne puis m'en défendre:
Les grands hommes souvent se plaisent à descendre.
Toinette
Démocrite paraît: adieu, songe au projet.
Crispin
Ne t'embarrasse pas: va, je sais mon sujet.
Je vais me dire Ariste, et trouver Démocrite,
Et je saurai chasser les autres dans la suite.
Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver:
Je ne m'écarte point, viens vite me trouver.
Toinette
Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au père.
Crispin
Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire.
Scène VIII
Démocrite, Toinette
Démocrite
Toinette!
Toinette
Eh bien! Monsieur?
Démocrite
Puisque c'est aujourd'hui
Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui
L'on prépare un régal: ma fille est prévenue...
Toinette
Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue;
Mais, pour être sa femme, il est un peu trop vieux.
Démocrite
Il a plus de raison.
Toinette
En sera-t-elle mieux?
La raison, à son âge, est, ma foi, bagatelle,
Et la raison n'est pas le charme d'une belle.
Démocrite
Mais elle doit suffire.
Toinette
Oui, pour de vieux époux;
Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux.
Un peu moins de raison, plus de galanterie;
Et voilà ce qui fait le plaisir de la vie.
Démocrite
C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix:
Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois.
Toinette
Mais...
Démocrite
Mais retirez-vous, et gardez le silence!
Parbleu, c'est bien à vous à taxer ma prudence!
Scène IX
Démocrite, seul.
En effet, est-il rien de plus avantageux?
Quoi! je préférerais, pour je ne sais quels feux,
Un jeune homme sans biens à trois partis sortables!
Que faire, sans le bien, des figures aimables?
S'il gagnait son procès, cet amant si chéri,
En ce cas, il pourrait devenir son mari:
Mais vider des procès, c'est une mer à boire.
Scène X
Démocrite, Le Chevalier de la Minardinière
Le Chevalier
C'est ici.
Démocrite, ne voyant pas le Chevalier.
C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire.
Le Chevalier
Le seigneur Démocrite est-il pas logé là?
Démocrite
Voulez-vous lui parler?
Le Chevalier
Oui, Monsieur.
Démocrite
Le voilà.
Le Chevalier
La rencontre est heureuse, et ma joie est extrême,
En arrivant d'abord, de vous trouver vous-même.
Philine est le sujet qui m'amène vers vous:
Mon bonheur sera grand si je suis son époux.
Je suis le chevalier de la Minardinière.
Démocrite
Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire;
Je suis instruit de tout; j'espérais de vous voir,
Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir.
Le Chevalier
Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille
Voudra bien consentir d'unir notre famille?
Démocrite
Je suis persuadé que vous lui plairez fort.
Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort;
Mais comme vous avez pressé votre visite,
Et qu'on n'espérait pas que vous vinssiez si vite,
Elle est chez un parent, même assez loin d'ici.
Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui,
Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure.
Le Chevalier
Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure
Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas,
Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas.
Je reviens sur le soir.
Scène XI
Démocrite, seul.
Je fais avec prudence
De ne l'avoir trompé par aucune assurance.
Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux,
Et ma fille à son gré choisira l'un d'entre eux.
Ariste et l'autre ici doivent bientôt se rendre,
Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre.
Quelque mérite enfin qu'ait notre Chevalier,
Il faut attendre Ariste et notre financier.
L'heure approche, et bientôt...
Scène XII
Démocrite, Crispin, contrefaisant Ariste.
Crispin
Morbleu de Démocrite!
Je pense qu'à mes yeux sa maison prend la fuite.
Depuis longtemps ici que je la cherche en vain,
J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin.
Démocrite
Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire
Avec lui?
Crispin
Babillard, vous plaît-il de vous taire?
Vous interroge-t-on?
Démocrite
Mais c'est moi qui le suis.
Crispin
Ah! ah! je me reprends, si je me suis mépris.
Comment vous portez-vous? Je me porte à merveille,
Et je suis toujours frais, grâce au jus de la treille.
Démocrite
Votre nom, s'il vous plaît?
Crispin
Et mon surnom aussi.
Je suis Antoine Ariste, arrivé d'aujourd'hui.
Exprès pour épouser votre fille, je pense:
Car le doute est fondé dessus l'expérience.
Démocrite
Vous êtes goguenard; je suis pourtant charmé
De vous voir.
Crispin
Dites-moi, pourrai-je en être aimé?
Voyons-la.
Démocrite
Je le veux: qu'on appelle ma fille.
Crispin
Je me promets de faire une grande famille;
J'aime fort à peupler.
Scène XIII
Démocrite, Crispin, Philine
Démocrite
La voilà.
Crispin
Je la vois.
Mon humeur lui plaira, j'en juge à son minois.
Démocrite
Ma fille, c'est Ariste.
Crispin
Oh! oh! que de fontange!
Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange.
Philine
Eh! pourquoi les quitter?
Démocrite
Quelles sont vos raisons?
Crispin
Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons,
Il vous fera beau voir de rubans tout ornée!
Dans huit jours vous serez couleur de cheminée.
Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin:
Tantôt c'est au grenier, pour descendre du foin;
Veiller sur les valets, leur préparer la soupe;
Filer tantôt du lin, et tantôt de l'étoupe;
A faute de valets, souvent laver les plats,
Eplucher la salade, et refaire les draps;
Se lever avant jour, en jupe ou camisole;
Pour éveiller ses gens, crier comme une folle:
Voilà, ma chère enfant, désormais votre emploi,
Et de ce que je veux faites-vous une loi.
Philine
Dieux! quel original! je n'en veux point, mon père!
Démocrite
Ce rustique bourgeois commence à me déplaire.
Crispin
Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons:
Dans une basse-cour, des sabots seront bons.
Philine
Des sabots!
Démocrite
Des sabots!
Crispin
Oui, des sabots, ma fille.
Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille;
Et j'ai même un cousin, à présent financier,
Qui jadis, sans reproche, était un sabotier.
Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante,
Quand, au lieu de damas, habillée en servante,
Et devenue enfin une grosse dondon,
De ma maison des champs vous prendrez le timon.
Démocrite
Le prenne qui voudra: mais je vous remercie.
Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie.
Adieu, sieur campagnard: je vous donne un bonsoir.
Pour ma fille, jamais n'espérez de l'avoir.
Laissons-le.
Crispin
Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse;
Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse;
Et que m'importe à moi!
Scène XIV
Crispin, seul.
Pour la subtilité,
Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas né.
Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'à Rome
On ne trouverait pas un aussi galant homme.
Oui, je suis, dans mon genre, un grand original;
Les autres, après moi, n'ont qu'un talent banal.
En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire;
Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire.
Un modèle pareil va tous les effacer.
Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser;
Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice;
Un peu de vanité n'est pas un si grand vice.
Ce n'est pourtant pas tout: reste deux, et partant
Il faut les écarter; le cas est important.
Ces deux autres messieurs n'ont point vu Démocrite;
Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite.
Toinette m'en assure; elle veille au logis:
Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis.
Je connais nos rivaux: même, par aventure,
A tous les deux jadis je servis de Mercure.
Je vais donc les trouver, et par de faux discours,
Pour jamais dans leurs coeurs éteindre leurs amours.
J'ai déjà prudemment prévenu certain drôle,
Qui d'un faux financier jouera fort bien le rôle.
Mais le voilà qui vient, notre vrai financier.
Courage, il faut ici faire un tour du métier.
Il arrive à propos.
Scène XV
Crispin, Le Financier
Le Financier, arrivant sans voir Crispin.
Oui, voilà sa demeure;
Sans doute je pourrai le trouver à cette heure.
Mais, est-ce toi, Crispin?
Crispin
C'est votre serviteur.
Et quel hasard, Monsieur, ou plutôt quel bonheur
Fait qu'on vous trouve ici?
Le Financier
J'y fais un mariage.
Crispin
Vous mariez quelqu'un dans ce petit village?
Le Financier
Connais-tu Démocrite?
Crispin
Hé! je loge chez lui.
Le Financier
Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-même aussi.
Crispin
Hé qu'y faire?
Le Financier
J'y viens pour épouser sa fille.
Crispin
Quoi! vous vous alliez avec cette famille!
Le Financier
Hé, ne fais-je pas bien?
Crispin
Je suis de la maison,
Et je ne puis parler.
Le Financier
Tu me donnes soupçon:
De grâce, explique-toi.
Crispin
Je n'ose vous rien dire.
Le Financier
Quoi! tu me cacherais?...
Crispin
Je n'aime point à nuire.
Le Financier
Crispin, encore un coup...
Crispin
Ah! si l'on m'entendait,
Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait.
Le Financier
Quoi! Crispin autrefois qui fut à mon service!...
Crispin
Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je périsse?
Le Financier
Ne t'embarrasse pas.
Crispin
Gardez donc le secret.
Je suis perdu, Monsieur, si vous n'êtes discret.
Je tremble.
Le Financier
Parle donc.
Crispin
Eh bien donc! cette fille,
Son père et ses parents et toute la famille,
Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer.
Le Financier
Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner.
Je venais de ce pas rendre visite au père,
Et peut-être, sans toi, j'eus terminé l'affaire.
A présent, c'en est fait, je ne veux plus le voir,
Je m'en retourne enfin à Paris dès ce soir.
Crispin
Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence.
Le Financier
Tiens!
Crispin
Je n'exige pas, Monsieur, de récompense.
Le Financier
Tiens donc.
Crispin
Vous le voulez, il faut vous obéir.
Adieu, Monsieur: motus!
Scène XVI
Le Financier, seul.
Qu'allais-je devenir?
J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage!
Elle m'eût apporté belle dot en partage!
Je serais bien fâché d'être époux à ce prix;
Je ne suis point assez de ses appas épris.
Retirons-nous... Pourtant un peu de bienséance,
A vrai dire, n'est pas de si grande importance.
Démocrite m'attend: avant que de quitter,
Il est bon de le voir et de me rétracter.
Scène XVII
Le Financier, Toinette, Démocrite
Le Financier frappe.
Toinette, à la porte.
Que voulez-vous, Monsieur?
Le Financier
Le seigneur Démocrite
Est-il là? je venais pour lui rendre visite.
Toinette
Non.
Démocrite, à une fenêtre.
Qui frappe là-bas? à qui donc en veut-on?
Le Financier répond.
Le seigneur Démocrite est-il en sa maison?
Démocrite
J'y suis et je descends.
Le Financier
Vous vous trompiez, la belle.
Toinette
D'accord. (Et à part.) C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle.
Tout ceci va fort mal: les desseins de Crispin,
Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin.
Je ne m'en mêle plus.
Scène XVIII
Le Financier, Démocrite
Le Financier
J'étais dans l'espérance
De pouvoir avec vous contracter alliance.
Un accident, Monsieur, m'oblige de partir:
J'ai cru de mon devoir de vous en avertir.
Démocrite
Vous êtes donc Monsieur de la Boursinière?
Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire
Peut, en si peu de temps, causer votre départ?
A cet éloignement ma fille a-t-elle part?
Le Financier
Non, Monsieur.
Démocrite
Permettez pourtant que je soupçonne;
Et dans l'étonnement qu'un tel départ me donne,
J'entrevois que peut-être ici quelque jaloux
Pourrait, en ce moment, vous éloigner de nous.
Vous ne répondez rien, avouez-moi la chose;
D'un changement si grand apprenez-moi la cause.
J'y suis intéressé; car si des envieux
Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux,
Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire.
Il faut vous détromper.
Le Financier
Que pourrais-je vous dire?
Démocrite
Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer.
Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler.
Le Financier
N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin?
Démocrite
Moi? de ce nom je ne connais personne.
Le Financier
Le fourbe! il m'a trompé.
Démocrite
Eh bien donc? ce Crispin?
Le Financier
Il s'est dit de chez vous.
Démocrite
Il ment, c'est un coquin.
Le Financier
Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille.
Il en a dit autant de toute la famille.
Démocrite
D'un rapport si mauvais je ne puis me fâcher.
Le Financier
Mais il faut le punir, et je vais le chercher.
Démocrite
Allez, je vous attends.
Le Financier
Au reste, je vous prie,
Que je ne souffre point de cette calomnie.
Démocrite
J'ai le coeur mieux placé.
Scène XIX
Démocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier.
Démocrite, sans le voir.
Quelle méchanceté!
Qui peut être l'auteur de cette fausseté?
Frontin, contrefaisant le Financier.
Le rôle que Crispin ici me donne à faire
N'est pas des plus aisés, et veut bien du mystère.
Démocrite, sans le voir.
Souvent, sans le savoir, on a des ennemis
Cachés sous le beau nom de nos meilleurs amis.
Frontin
Connaissez-vous ici le seigneur Démocrite?
Je viens exprès ici pour lui rendre visite.
Démocrite
C'est moi.
Frontin
J'en suis ravi: ce que j'ai de crédit
Est à votre service.
Démocrite
Eh! mais, dans quel esprit
Me l'offrez-vous, à moi? votre nom, que je sache,
M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fâche.
Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaît pas?
Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas.
Frontin
En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes.
Démocrite, bas.
Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes.
Frontin
Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom.
Démocrite
Il ne s'agit ici de nom ni de surnom.
Frontin
Vous êtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante:
Mon amitié pourtant n'est pas indifférente.
Démocrite
Finissons, s'il vous plaît.
Frontin
Je le veux. Dites-moi
Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi;
Je veux dès aujourd'hui lui donner sérénade.
Démocrite
Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade,
Que vous importe à vous?
Frontin
Je la connais fort bien;
Elle est riche, papa: mais vous n'en dites rien;
Il ne tiendra qu'à vous de terminer l'affaire.
Démocrite
Je n'entends rien, Monsieur, à tout ce beau mystère.
Frontin
Vous le dites.
Démocrite
J'en jure.
Frontin
Oh! point de jurement.
Je ne vous en crois pas, même à votre serment.
Démocrite, entre nous, point tant de modestie.
Venons au fait.
Démocrite
Monsieur, avez-vous fait partie
De vous moquer de moi?
Frontin
Morbleu! point de détours.
Faites venir ici l'objet de mes amours.
La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise;
Et vous l'êtes aussi, papa, ne vous déplaise.
J'en suis ravi de même, et nous serons tous trois.
En même temps, ici, plus contents que des rois.
Savez-vous qui je suis?
Démocrite
Il ne m'importe guère.
Frontin
Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire.
Démocrite
Moi!
Frontin
Je gage que si. Je suis, pour abréger...
Démocrite
Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager.
Frontin
C'est qu'il a peur de perdre.
Démocrite
Eh bien! soit: je me lasse
De ce galimatias; expliquez-vous de grâce.
Frontin
Je suis le financier qui devait sur le soir,
Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir.
Démocrite, étonné.
Quelle est donc cette énigme?
Frontin
Un peu de patience;
J'adoucirai bientôt votre aigre révérence.
J'ai mille francs et plus de revenu par jour:
Dites, avec cela peut-on faire l'amour?
Grand nombre de chevaux, de laquais, d'équipages.
Quand je me marierai, ma femme aura des pages.
Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux;
Un autre avec cela ferait le glorieux:
Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne:
Vous croiriez ma maison un pays de cocagne.
Voulez-vous voir mon train? il est fort près d'ici.
Démocrite
Je m'y perds.
Frontin
Ma livrée est magnifique aussi.
Papa, savez-vous bien qu'un excès de tendresse
Va rendre votre enfant de tant de biens maîtresse?
Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs.
Partagez-nous-en dix, et nous serons contents.
Après cela, mourez pour nous laisser le reste.
Dites, en vérité, puis-je être plus modeste?
Démocrite
Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier,
Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier;
Je ne puis démêler si c'est la fourberie,
Ou si ce n'est enfin que pure frénésie
Qui vous conduit ici: mais n'y revenez plus.
Frontin
Adieu, je mangerai tout seul mes revenus.
Vinssiez-vous à présent prier pour votre fille,
J'abandonne à jamais votre ingrate famille.
Frontin sort en riant.
Scène XX
Démocrite, seul.
Je ne puis débrouiller tout ce galimatias,
Et tout ceci me met dans un grand embarras.
Scène XXI
Démocrite, Crispin, déguisé en femme.
Crispin
N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme Démocrite?
Démocrite
Oui.
Crispin
Vous êtes, dit-on, un homme de mérite;
Et j'espère, Monsieur, de votre probité,
Que vous écouterez mon infélicité:
Mais puis-je dans ces lieux me découvrir sans crainte?
Démocrite
Ne craignez rien.
Crispin
O ciel! sois touché de ma plainte!
Vous me voyez, Monsieur, réduite au désespoir,
Causé par un ingrat qui m'a su décevoir.
Démocrite
Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose?
Crispin
Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause:
Mais la force me manque, et, dans un tel récit,
Mon coeur respire à peine, et ma douleur s'aigrit.
Démocrite
Calmez les mouvements dont votre âme agitée...
Crispin
Hélas! par les sanglots ma voix est arrêtée:
Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur.
Daigne le juste ciel terminer ma douleur!
J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure,
Qui sut de ses serments déguiser l'imposture,
Le cruel! J'eus pitié de tous ses feints tourments.
Hélas! de son bonheur je hâtai les moments.
Je l'épousai, Monsieur: mais notre mariage,
A l'insu des parents, se fit dans un village;
Et croyant avoir mis ma conscience en repos,
Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux,
Il différa toujours de m'avouer pour femme.
Je répandis des pleurs pour attendrir son âme.
Hélas! épargnez-moi ce triste souvenir,
Et ne remédions qu'aux maux de l'avenir.
Cet ingrat chevalier épouse votre fille.
Démocrite
Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille?
Crispin
Lui-même! vous voyez la noire trahison.
Démocrite
Cette action est noire.
Crispin
Hélas! c'est un fripon.
Cet ingrat m'a séduite: Ha Monsieur, quel dommage
De tromper lâchement une fille à mon âge!
Démocrite
Il vient bien à propos, nous pourrons lui parler.
Crispin veut s'en aller.
Non, non, je vais sortir.
Démocrite
Pourquoi vous en aller?
Crispin
Ah! c'est un furieux.
Démocrite
Tenez-vous donc derrière;
Il ne vous verra pas.
Crispin
J'ai peur.
Démocrite
Laissez-moi faire.
Scène XXII
Démocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scène, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller.
Le Chevalier
Quoique j'eus résolu de ne plus vous revoir
Et que je dus partir de ces lieux dès ce soir,
J'ai cru devoir encor rétracter ma parole,
Résolu de ne point épouser une folle.
Je suis fâché, Monsieur, de vous parler si franc;
Mais vous méritez bien un pareil compliment,
Puisque vous me trompiez, sans un avis fidèle.
Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle;
Mais les fréquents accès qui troublent son esprit
Ne sont pas de mon goût.
Démocrite
Eh! qui vous l'a donc dit
Qu'elle eût de ces accès?
Le Chevalier
J'ai promis de me taire.
Celui de qui je tiens cet avis salutaire,
Je le connais fort bien, et vous le connaissez.
Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez.
Démocrite
Cet homme a déjà fait une autre menterie:
C'est un nommé Crispin, insigne en fourberie;
Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi.
Mais vous, n'avez-vous point engagé votre foi?
Vous êtes interdit! que prétendiez-vous faire?
Vous marier deux fois?
Le Chevalier
Quel est donc ce mystère?
Démocrite
Vous devriez rougir d'une telle action:
C'est du ciel s'attirer la malédiction.
Et ne savez-vous pas que la polygamie
Est ici cas pendable et qui coûte la vie?
Le Chevalier
Moi, je suis marié! qui vous fait ce rapport?
Démocrite
Oui, voilà mon auteur, regardez si j'ai tort.
Le Chevalier
Eh bien?
Démocrite
C'est votre femme.
Le Chevalier
Ah! le plaisant visage,
Le ragoûtant objet que j'avais en partage!
Mais je crois la connaître. Ah parbleu! c'est Crispin,
Lui-même.
Démocrite, étonné.
Ce fripon, cet insigne coquin?
Le Chevalier
Malheureux, tu m'as dit que Philine était folle,
Réponds donc!
Crispin
Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole.
Démocrite
Arrêtons ce maraud.
Crispin
Oui, je suis un fripon:
Ayez pitié de moi.
Le Chevalier
Mille coups de bâton,
Fourbe, vont te payer.
Scène XXIII
Le Financier arrive; Démocrite, Crispin, Le Chevalier
Le Financier
Ma peine est inutile,
Je crois que notre fourbe a regagné la ville,
Je n'ai pu le trouver.
Démocrite
Regardez ce minois;
Le reconnaissez-vous?
Le Financier
Eh! c'est Crispin, je crois.
Démocrite
C'est lui-même.
Le Financier
Voleur!
Crispin, en tremblant.
Ah! je suis prêt à rendre
L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre.
Démocrite, au financier.
Qui m'aurait envoyé tantôt certain fripon?
Il s'est dit financier, et prenait votre nom.
Le Financier
Le mien?
Démocrite
Oui, le coquin ne disait que sottises.
Le Financier, à Crispin.
N'était-ce pas de toi qu'il les avait apprises?
Parle.
Crispin
Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal;
Mais à mon crime, hélas! mon regret est égal.
Le Financier
Ah! monsieur l'hypocrite!
Scène XXIV
Le Chevalier , Le Financier, Démocrite, Crispin, Ariste, suivi de Maître Jacques
Ariste
Il faut nous en instruire.
Maître Jacques
Pargué, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire.
Ariste
Démocrite, Messieurs, est-il connu de vous?
Maître Jacques
C'est que j'en savons un qui s'est moqué de nous.
Velà, Monsieur, Ariste.
Démocrite, avec précipitation.
Ariste?
Maître Jacques
Oui, lui-même.
Démocrite
Mais cela ne se peut, ma surprise est extrême.
Ariste
C'est cependant mon nom.
Maître Jacques
J'étions venus tantôt
Pour le voir: mais j'avons trouvé queuque maraud,
Qui disait comme ça qu'il était Démocrite.
Mais le drôle a bian mal payé notre visite.
Il avait avec lui queuque friponne itou,
Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous:
Alle faisait la folle, et se disait la fille
De ce biau Démocrite; elle était bian habile.
Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velà,
Qui venait pour les voir, les a tous plantés là.
Or j'avons vu tantôt passer ce méchant drôle;
J'ons tous deux en ce temps lâché quelque parole,
Montrant ce Démocrite. "Hé bon! ce n'est pas li",
A dit un paysan de ce village-ci.
Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose.
Monsieur, je sons trompé, j'en avons une dose,
Ai-je dit, moi. Pargué! pour être plus certain,
Je venons en tout ça savoir encor la fin.
Ariste
La chose est comme il dit.
Démocrite
C'est encor ton ouvrage,
Dis, coquin?
Crispin
Il est vrai.
Maître Jacques
Quel est donc ce visage?
C'est notre homme!
Démocrite, à Ariste.
C'est lui, mais le fourbe a plus fait,
Il m'a trompé de même, et vous a contrefait.
Crispin
Hélas!
Démocrite
Vous étiez trois qui demandiez ma fille;
Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille,
Ma fille aimait déjà, elle avait fait son choix,
Et refusait toujours d'épouser l'un des trois.
Je vous ménageai tous, dans la douce espérance
Avec un de vous trois d'entrer en alliance;
J'ignore les raisons qui poussent ce coquin.
Crispin
Je vais tout avouer: je m'appelle Crispin,
Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire.
Démocrite frappe.
Un laquais paraît qui fait venir Philine.
Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystère
A-t-elle quelque part?
Crispin
Vous allez le savoir:
Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir,
Et l'un des trois allait devenir votre gendre.
Cléandre, au désespoir, voulait aller se pendre;
Il aime votre fille, il en est fort aimé.
Or, étant son valet, dans cette extrémité,
Je m'offris sur le champ de détourner l'orage,
Et Toinette avec moi joua son personnage.
De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur;
Mais je me repens bien d'être né trop bon coeur:
Sans cela...
Démocrite
Franc coquin!
Et puis à sa fille qui entre.
Vous voilà donc, ma fille!
En fait de tours d'esprit, vous êtes fort habile,
Mais votre habileté ne servira de rien:
Vous n'épouserez point un jeune homme sans bien.
Déterminez-vous donc.
Philine
Mettez-vous à ma place,
Mon père, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse.
Démocrite, à Crispin.
Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais.
Crispin, s'en allant.
Je puis dire avoir vu le bâton de bien près.
Il dit le vers suivant à Cléandre qui entre.
Vous venez à propos: quoi! vous osez paraître!
Scène XXV et dernière
Démocrite, Cléandre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, Maître Jacques.
Cléandre
De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maître;
Pardonnez aux effets d'un violent amour,
Et vous-même dictez notre arrêt en ce jour.
Je me suis, il est vrai, servi de stratagème;
Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime?
On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux,
Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux.
Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille;
Mon procès est gagné, j'adore votre fille:
Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux...
Ariste
De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux.
Le Chevalier
A vos désirs aussi je suis prêt à souscrire
Le Financier
Je me dépars de tout, je ne puis pas plus dire.
Philine
Mon père, faites-moi grâce, et mon coeur est tout prêt
S'il faut à mon amant renoncer pour jamais.
Crispin
Hélas! que de douceur!
Toinette
Monsieur, soyez sensible.
Démocrite
C'en est fait, et mon coeur cesse d'être inflexible.
Levez-vous, finissez tous vos remerciements:
Je ne sépare plus de si tendres amants.
Ces messieurs resteront pour la cérémonie.
Soyez contents tous deux, votre peine est finie.
Crispin, à Toinette.
Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux.
Je suis pressé, Toinette.
Toinette
Es-tu bien amoureux?
Crispin
Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience,
Et l'amour dans mon coeur épuise sa puissance.
Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs:
Prends ce baiser pour gage, objet de mes désirs
Un seul ne suffit pas.
Toinette
Quelle est donc ta folie?
Que fais-tu?
Crispin
Je pelote en attendant partie.
Cléandre
Puisque vous vous aimez, je veux vous marier.
Crispin
Le veux-tu?
Toinette
J'y consens.
Crispin
La Double Inconstance
Comédie en trois actes
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le mardi 6 avril 1723
Adresse
A Madame la Marquise de Prie
Madame,
On ne verra point ici ce tas d'éloges dont les épîtres dédicatoires sont ordinairement chargées; à quoi servent-ils? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dégoûter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tenté de vous louer d'une chose, Madame; et c'est d'avoir véritablement craint que je ne vous louasse; mais ce seul éloge que je vous donnerais, il est si distingué, qu'il aurait ici tout l'air d'un présent de flatteur, surtout s'adressant à une dame de votre âge, à qui la nature n'a rien épargné de tout ce qui peut inviter l'amour-propre à n'être point modeste. J'en reviens donc, Madame, au seul motif que j'ai en vous offrant ce petit ouvrage; c'est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutôt de la vanité que vous m'avez donnée, quand vous m'avez dit qu'il vous avait plu. Vous dirai-je tout? Je suis charmé d'apprendre à toutes les personnes de goût qu'il a votre suffrage; en vous disant cela, je vous proteste que je n'ai nul dessein de louer votre esprit; c'est seulement vous avouer que je pense aux intérêts du mien. Je suis avec un profond respect,
Madame,
votre très humble et très obéissant serviteur.
D. M.
Acteurs
Le Prince.
Un Seigneur.
Flaminia.
Lisette.
Silvia.
Arlequin.
Trivelin.
Des laquais.
Des filles de chambre.
La scène est dans le palais du Prince.
Acte premier
Scène première
Silvia, Trivelin et quelques femmes à la suite de Silvia
Silvia paraît sortir comme fâchée.
Trivelin. - Mais, Madame, écoutez-moi.
Silvia. - Vous m'ennuyez.
Trivelin. - Ne faut-il pas être raisonnable?
Silvia, impatiente. - Non, il ne faut pas l'être, et je ne le serai point.
Trivelin. - Cependant...
Silvia, avec colère. - Cependant, je ne veux point avoir de raison: et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir: que ferez-vous là?
Trivelin. - Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin.
Silvia. - Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper; demain la même chose. Je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a séparée: voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable, cela sera bientôt fait.
Trivelin. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole; si j'osais cependant...
Silvia, plus en colère. - Eh bien! ne voilà-t-il pas encore un cependant?
Trivelin. - En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer...
Silvia. - Oh! vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus.
Trivelin, continuant. - ...que c'est votre souverain qui vous aime.
Silvia. - Je ne l'empêche pas, il est le maître: mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.
Trivelin. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes.
Silvia. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandé mon avis? S'il m'avait dit: Me voulez-vous, Silvia? je lui aurais répondu: Non, seigneur, il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlève, sans me demander si je le trouverai bon.
Trivelin. - Il ne vous enlève que pour vous donner la main.
Silvia. - Eh! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux?
Trivelin. - Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite; n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir? d'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.
Silvia. - Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitié?
Trivelin. - Oh parbleu! je n'en sais pas davantage, voilà tout l'esprit que j'ai.
Silvia. - Sur ce pied-là, vous seriez tout aussi avancé de n'en point avoir du tout.
Trivelin. - Mais encore, daignez, s'il vous plaît, me dire en quoi je me trompe.
Silvia, en se tournant vivement de son côté. - Oui, je vais vous dire, en quoi, oui...
Trivelin. - Eh! doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fâcher.
Silvia. - Vous êtes donc bien maladroit.
Trivelin. - Je suis votre serviteur.
Silvia. - Eh bien! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m'espionnent toujours? On m'ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place; ne voilà-t-il pas un beau dédommagement? Et on veut que je sois heureuse avec cela! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas été le chercher; pourquoi m'a-t-il vue? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise: qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé, qui m'aime sans façon, que j'aime de même, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant! qu'en aura-t-on fait? qu'est-il devenu? Il se désespère quelque part, j'en suis sûre, car il a le coeur si bon! Peut-être aussi qu'on le maltraite... (Elle se dérange de sa place.) Je suis outrée. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir? Otez-vous de là, je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos.
Trivelin. - Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame.
Silvia. - Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux.
Trivelin. - Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allé le chercher.
Silvia, avec un soupir. - Je le verrai donc?
Trivelin. - Et vous lui parlerez aussi.
Silvia, s'en allant. - Je vais l'attendre: mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne.
(Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre côté et la regardent sortir.)
Scène II
Le Prince, Flaminia, Trivelin
Le Prince, à Trivelin. - Eh bien, as-tu quelque espérance à me donner? Que dit-elle?
Trivelin. - Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter, il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité.
Le Prince. - N'importe, dis toujours.
Trivelin. - Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaître, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous; voilà l'abrégé de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point réjouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre où on l'a prise. (Le Prince rêve tristement.)
Flaminia. - J'ai déjà dit la même chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin.
Trivelin. - Mon sentiment à moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-là; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point là une femme, voyez-vous, c'est quelque créature d'une espèce à nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train; celle-ci nous arrête, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin.
Le Prince. - Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle.
Flaminia, en riant. - Eh, seigneur, ne l'écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin?
Trivelin. - Oui; je l'attends.
Le Prince, d'un air inquiet. - Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte.
Trivelin. - Oui; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole.
Flaminia. - Seigneur, je vous ai déjà dit qu'Arlequin nous était nécessaire.
Le Prince. - Oui, qu'on l'arrête autant qu'on pourra; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en épouser une autre que sa maîtresse.
Trivelin. - Il n'y a qu'à réduire ce drôle-là, s'il ne veut pas.
Le Prince. - Non, la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes me défend d'user de violence contre qui que ce soit.
Flaminia. - Vous avez raison; soyez tranquille, j'espère que tout se fera à l'amiable. Silvia vous connaît déjà sans savoir que vous êtes le Prince, n'est-il pas vrai?
Le Prince. - Je vous ai dit qu'un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai près de sa maison; j'avais soif, elle alla me chercher à boire: je fus enchanté de sa beauté et de sa simplicité, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la même manière, comme simple officier du palais: mais quoiqu'elle m'ait traité avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer à Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle.
Flaminia. - Il faudra mettre à profit l'ignorance où elle est de votre rang; on l'a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai.
Le Prince, en s'en allant. - J'y consens. Si vous m'acquérez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance.
Flaminia. - Toi, Trivelin, va-t'en dire à ma soeur qu'elle tarde trop à venir.
Trivelin. - Il n'est pas besoin, la voilà qui entre; adieu, je vais au-devant d'Arlequin.
Scène III
Lisette, Flaminia
Lisette. - Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu?
Flaminia. - Approche un peu que je te regarde.
Lisette. - Tiens, vois à ton aise.
Flaminia, après l'avoir regardée. - Oui-dà, tu es jolie aujourd'hui.
Lisette, en riant. - Je le sais bien; mais qu'est-ce que cela fait?
Flaminia. - Ote cette mouche galante que tu as là.
Lisette, refusant. - Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandée.
Flaminia. - Il le faut, te dis-je.
Lisette, en tirant sa boîte à miroir, et ôtant la mouche. - Quel meurtre! Pourquoi persécutes-tu ma mouche?
Flaminia. - J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite.
Lisette. - C'est le sentiment de bien des gens.
Flaminia. - Tu aimes à plaire?
Lisette. - C'est mon faible.
Flaminia. - Saurais-tu avec une adresse naïve et modeste inspirer un tendre penchant à quelqu'un, en lui témoignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin?
Lisette. - Mais j'en reviens à ma mouche, elle me paraît nécessaire à l'expédition que tu me proposes.
Flaminia. - N'oublieras-tu jamais ta mouche? non, elle n'est pas nécessaire: il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expérience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligées d'être aussi modestes que les femmes de son village; oh! la modestie de ces femmes-là n'est pas faite comme la nôtre; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes manières; c'est de ces manières dont je te parle; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut? Voyons, que lui diras-tu?
Lisette. - Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi?
Flaminia. - Ecoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh! il faut en effacer cela; tu mets je ne sais quoi d'étourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard; tes yeux veulent être fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries; ta tête est légère; ton menton porte au vent; tu cours après un air jeune, galant et dissipé; parles-tu aux gens, leur réponds-tu? tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevé de saillies folles; oh! toutes ces petites impertinences-là sont très jolies dans une fille du monde, il est décidé que ce sont des grâces, le coeur des hommes s'est tourné comme cela, voilà qui est fini: mais ici il faut, s'il te plaît, faire main basse sur tous ces agréments-là; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goût si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas.
Lisette, étonnée. - Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis.
Flaminia, d'un air naïf. - Bon! c'est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules: mais tu es en sûreté de la part des hommes.
Lisette. - Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j'ai?
Flaminia. - Rien: tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire; regarde-moi d'un air ingénu.
Lisette, se tournant. - Tiens, ce regard-là est-il bon?
Flaminia. - Hum! il a encore besoin de quelque correction.
Lisette. - Oh dame, veux-tu que je te dise? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rôle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas?
Flaminia. - Pour lui-même.
Lisette. - Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule.
Flaminia. - S'il vient à t'aimer, tu l'épouseras, et cela te fera ta fortune; as-tu encore des scrupules? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame.
Lisette. - Oh! voilà ma conscience en repos, et en ce cas-là, si je l'épouse, il n'est pas nécessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'à m'avertir quand il sera temps de commencer.
Flaminia. - Je me retire aussi; car voilà Arlequin qu'on amène.
Scène IV
Arlequin, Trivelin
Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec étonnement.
Trivelin. - Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici? (Arlequin ne dit mot.) N'est-il pas vrai que voilà une belle maison?
Arlequin. - Que diantre, qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble? qu'est-ce que c'est que vous? que me voulez-vous? où allons-nous?
Trivelin. - Je suis un honnête homme, à présent votre domestique: je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin.
Arlequin. - Honnête homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m'en retourne.
Trivelin, l'arrêtant. - Doucement.
Arlequin. - Parlez donc, eh! vous êtes bien impertinent d'arrêter votre maître?
Trivelin. - C'est un plus grand maître que vous qui vous a fait le mien.
Arlequin. - Qui est donc cet original-là, qui me donne des valets malgré moi?
Trivelin. - Quand vous le connaîtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent.
Arlequin. - Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire?
Trivelin. - Oui, sur Silvia.
Arlequin, charmé, et vivement. - Ah! Silvia! hélas, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais à vous parler.
Trivelin. - Vous l'avez perdue depuis deux jours?
Arlequin. - Oui, des voleurs me l'ont dérobée.
Trivelin. - Ce ne sont pas des voleurs.
Arlequin. - Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons.
Trivelin. - Je sais où elle est.
Arlequin, charmé et le caressant. - Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maître, mon tout ce qu'il vous plaira? Que je suis fâché de n'être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnête homme, de quel côté faut-il tourner? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi?
Trivelin. - Vous la verrez ici.
Arlequin, charmé et d'un air doux. - Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites? O Silvia! chère enfant de mon âme, ma mie, je pleure de joie.
Trivelin, à part les premiers mots. - De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Ecoutez, j'ai bien autre chose à vous dire.
Arlequin, le pressant. - Allons d'abord voir Silvia, prenez pitié de mon impatience.
Trivelin. - Je vous dis que vous la verrez: mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle?
Arlequin, triste. - Oui: il avait la mine d'un hypocrite.
Trivelin. - Cet homme-là a trouvé votre maîtresse fort aimable.
Arlequin. - Pardi, il n'a rien trouvé de nouveau.
Trivelin. - Et il en a fait au Prince un récit qui l'a enchanté.
Arlequin. - Le babillard!
Trivelin. - Le Prince a voulu la voir, et a donné ordre qu'on l'amenât ici.
Arlequin. - Mais il me la rendra, comme cela est juste?
Trivelin. - Hum! il y a une petite difficulté: il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en être aimé à son tour.
Arlequin. - Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime.
Trivelin. - Vous n'allez point au fait, écoutez jusqu'au bout.
Arlequin, haussant le ton. - Mais le voilà, le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit?
Trivelin. - Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses Etats?
Arlequin, brusquement. - Je ne sais point cela: cela m'est inutile.
Trivelin. - Je vous l'apprends.
Arlequin, brusquement. - Je ne me soucie pas de nouvelles.
Trivelin. - Silvia plaît donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tâche de lui donner pour lui.
Arlequin. - Qu'il fasse donc l'amour ailleurs; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise.
Trivelin. - Vous avez raison: mais ne voyez-vous pas que si vous épousez Silvia, le Prince resterait malheureux?
Arlequin, après avoir rêvé. - A la vérité il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir à rire tout seul.
Trivelin. - Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maître. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia, je vous dirai même qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaître, et qu'elle doit être sa femme; il faut que cela arrive, cela est écrit là-haut.
Arlequin. - Là-haut on n'écrit pas de telles impertinences: pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction?
Trivelin. - Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal à personne.
Arlequin. - Eh bien, c'est ma mort qu'on a prédite; ainsi c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue à pendre.
Trivelin. - Eh morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles, épousez-en une, vous y trouverez votre avantage.
Arlequin. - Oui-da, que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu'elle porte son amitié ailleurs! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper? Allez, mon fils, vous n'êtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous êtes trop cher.
Trivelin. - Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du Prince?
Arlequin. - Bon! mon ami ne serait pas seulement mon camarade.
Trivelin. - Mais les richesses que vous promet cette amitié?
Arlequin. - On n'a que faire de toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre.
Trivelin. - Vous ignorez le prix de ce que vous refusez.
Arlequin, d'un air négligent. - C'est à cause de cela que je n'y perds rien.
Trivelin. - Maison à la ville, maison à la campagne.
Arlequin. - Ah, que cela est beau! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne?
Trivelin. - Parbleu, vos valets!
Arlequin. - Mes valets? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois?
Trivelin, riant. - Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en même temps.
Arlequin. - Eh bien, innocent que vous êtes, si je n'ai pas ce secret-là, il est inutile d'avoir deux maisons.
Trivelin. - Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre.
Arlequin. - A ce compte, je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent?
Trivelin. - Mais rien ne vous touche, vous êtes bien étrange! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques...
Arlequin. - Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime pont à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi.
Trivelin. - Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors: mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'être meublé superbement?
Arlequin. - Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traînent; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé? N'ai-je pas toutes mes commodités? Oh, mais je n'ai pas de carrosse? Eh bien (en montrant ses jambes), je ne verserai point. Ne voilà-t-il pas un équipage que ma mère m'a donné? N'est-ce pas là de bonnes jambes? Eh morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux à tant d'honnêtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes.
Trivelin. - Têtubleu! vous êtes vif: si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers.
Arlequin, brusquement. - Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnête homme n'a que sa parole.
Trivelin. - Un moment: vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages.
Arlequin. - Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise.
Trivelin. - La bonne chère vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson: vous l'aurez, et pour toute votre vie. (Arlequin est quelque temps à répondre.) Vous ne répondez rien?
Arlequin. - Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue: mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise.
Trivelin. - Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre.
Arlequin. - Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru.
Trivelin. - Que vous auriez bu de bon vin! Que vous auriez mangé de bons morceaux!
Arlequin. - J'en suis fâché, mais il n'y a rien à faire; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela: voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas?
Trivelin. - Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr, mais il est encore un peu matin.
Scène V
Lisette, Arlequin, Trivelin
Lisette, à Trivelin. - Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande.
Trivelin. - Le Prince me demande, j'y cours: mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence.
Arlequin. - Oh! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie.
Trivelin. - Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientôt. (Trivelin sort.)
Scène VI
Arlequin, Lisette
Arlequin, se retirant au coin du théâtre. - Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant.
Lisette, doucement. - C'est donc vous, Monsieur, qui êtes l'amant de Mademoiselle Silvia?
Arlequin, froidement. - Oui.
Lisette. - C'est une très jolie fille.
Arlequin, du même ton. - Oui.
Lisette. - Tout le monde l'aime.
Arlequin, brusquement. - Tout le monde a tort.
Lisette. - Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite?
Arlequin, brusquement. - C'est quelle n'aimera personne que moi.
Lisette. - Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous.
Arlequin. - A quoi cela sert-il, ce pardon-là?
Lisette. - Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer.
Arlequin. - Et en vertu de quoi étiez-vous surprise?
Lisette. - C'est qu'elle refuse un prince aimable.
Arlequin. - Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi?
Lisette, d'un air doux. - Non, mais enfin c'est un prince.
Arlequin. - Qu'importe? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancé que moi.
Lisette, doucement. - A la bonne heure; j'entends seulement qu'il a des sujets et des Etats, et que, tout aimable que vous êtes, vous n'en avez point.
Arlequin. - Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en réjouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des Etats, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid: ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien.
Lisette, à part. - Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle.
Arlequin, comme lui demandant ce qu'elle dit. - Hem?
Lisette. - J'ai du malheur dans ce que je vous dis; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce.
Arlequin. - Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens.
Lisette. - Il est vrai que la vôtre m'a trompée, et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un.
Arlequin. - Oh très tort: mais que voulez-vous? je n'ai pas choisi ma physionomie.
Lisette, en le regardant comme étonnée. - Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde.
Arlequin. - Me voilà pourtant, et il n'y a point de remède, je serai toujours comme cela.
Lisette, d'un air un peu fâché. - Oh j'en suis persuadée.
Arlequin. - Par bonheur vous ne vous en souciez guère?
Lisette. - Pourquoi me demandez-vous cela?
Arlequin. - Eh pour le savoir.
Lisette, d'un air naturel. - Je serais bien sotte de vous dire la vérité là-dessus, et une fille doit se taire.
Arlequin, à part les premiers mots. - Comme elle y va! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette.
Lisette. - Moi?
Arlequin. - Vous-même.
Lisette. - Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez?
Arlequin, d'un air naïf. - Point du tout: il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'être, Mademoiselle.
Lisette, d'un air un peu vif. - Mais par où voyez-vous donc que je le suis?
Arlequin. - Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Ecoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la première, c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi! Mademoiselle, fi! fi!
Lisette. - Allez, allez, vous n'êtes qu'un visionnaire.
Arlequin. - Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maîtresses? Par la morbleu! qu'une femme est laide quand elle est coquette.
Lisette. - Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez.
Arlequin. - Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprès de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit à petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle était encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle: enfin c'était un charme, aussi j'étais comme un fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille; mais vous ne ressemblez point à Silvia.
Lisette. - En vérité vous me divertissez, vous me faites rire.
Arlequin, en s'en allant. - Oh! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens: adieu, si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu'un amoureux.
Trivelin arrive quand il sort.
Scène VII
Arlequin, Lisette, Trivelin
Trivelin, à Arlequin. - Vous sortez?
Arlequin. - Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen.
Trivelin. - Allons, allons faire un tour en attendant le dîner, cela vous désennuiera.
Scène VIII
Le Prince, Flaminia, Lisette
Flaminia, à Lisette. - Eh bien, nos affaires avancent-elles? Comment va le coeur d'Arlequin?
Lisette, d'un air fâché. - Il va très brutalement pour moi.
Flaminia. - Il t'a donc mal reçue?
Lisette. - Eh fi! Mademoiselle, vous êtes une coquette: voilà de son style.
Le Prince. - J'en suis fâché, Lisette: mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins.
Lisette. - Je vous avoue, seigneur, que si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte; j'ai des preuves que je puis déplaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-là.
Flaminia. - Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure.
Le Prince. - Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais.
Flaminia. - Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaît à moi, que je me suis mise dans la tête de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là, je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-là, moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire: Je vous aime; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini:
Lisette, d'un air incrédule. - Tout est fini, rien n'est commencé.
Flaminia. - Tais-toi, esprit court.
Le Prince. - Vous m'encouragez à espérer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien.
Flaminia. - Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin.
Lisette. - Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal.
Le Prince. - Je pense de même.
Flaminia, d'un air indifférent. - Eh! nous ne différons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement: sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tête.
Le Prince. - Faites donc à votre fantaisie.
Flaminia. - Retirons-nous, voici Arlequin qui vient.
Scène IX
Arlequin, Trivelin et une suite de valets.
Arlequin. - Par parenthèse, dites-moi une chose: il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux!
Trivelin. - Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur.
Arlequin. - Oh! oh! c'est donc une marque d'honneur?
Trivelin. - Oui sans doute.
Arlequin. - Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux?
Trivelin. - Personne.
Arlequin. - Eh vous, n'avez-vous personne aussi?
Trivelin. - Non.
Arlequin. - On ne vous honore donc pas, vous autres?
Trivelin. - Nous ne méritons pas cela.
Arlequin, en colère et prenant son bâton. - Allons, cela étant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là.
Trivelin. - D'où vient donc cela?
Arlequin. - Détalez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu'on les honore.
Trivelin. - Vous ne m'entendez pas.
Arlequin, en le frappant. - Je m'en vais donc vous parler plus clairement.
Trivelin, en s'enfuyant. - Arrêtez, arrêtez, que faites-vous?
Arlequin court aussi après les autres valets qu'il chasse, et Trivelin se réfugie dans une coulisse.
Scène X
Arlequin, Trivelin
Arlequin revient sur le théâtre. - Ces maurauds-là! j'ai eu toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drôle de façon d'honorer un honnête homme, que de mettre une troupe de coquins après lui: c'est se moquer du monde.
Il se retourne et voit Trivelin qui revient.
Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué?
Trivelin, de loin. - Ecoutez, vous m'avez battu: mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable.
Arlequin. - Vous le voyez bien.
Trivelin, de loin. - Quand je vous dis que nous ne méritons pas d'avoir des gens à notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette manière-là: s'il suffisait d'être honnête homme, moi qui vous parle, j'aurais après moi une armée de valets.
Arlequin, remettant sa latte. - Oh! à présent je vous comprends; que diantre! que ne dites-vous les choses comme il faut? Je n'aurais pas les bras démis, et vos épaules s'en porteraient mieux.
Trivelin. - Vous m'avez fait mal.
Arlequin. - Je le crois bien, c'était mon intention; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez être bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bâton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n'est qu'honnête homme, rien.
Trivelin. - C'est cela même.
Arlequin, d'un air dégoûté. - Sur ce pied-là ce n'est pas grand-chose que d'être honoré, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable.
Trivelin. - Mais on peut être honorable avec cela.
Arlequin. - Ma foi, tout bien compté, vous me ferez plaisir de me laisser là sans compagnie; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnête homme, j'aime autant cela que d'être pris pour un grand seigneur.
Trivelin. - Nous avons ordre de rester auprès de vous.
Arlequin. - Menez-moi donc voir Silvia.
Trivelin. - Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilà qui entre: adieu, je me retire.
Scène XI
Silvia, Flaminia, Arlequin
Silvia, en entrant, accourt avec joie. - Ah le voici! Eh! mon cher Arlequin, c'est donc vous! Je vous revois donc! Le pauvre enfant! que je suis aise!
Arlequin, tout étouffé de joie. - Et moi aussi. (Il prend respiration.) Oh! oh! je me meurs de joie.
Silvia. - Là, là, mon fils, doucement; comme il m'aime, quel plaisir d'être aimée comme cela!
Flaminia, en les regardant tous deux. - Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles. (Et comme tout bas.) Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue: mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains.
Silvia, lui répondant. - Hélas! c'est que vous êtes un bon coeur. J'ai bien soupiré, mon cher Arlequin.
Arlequin, tendrement et lui prenant la main. - M'aimez-vous toujours?
Silvia. - Si je vous aime! Cela se demande-t-il? est-ce une question à faire?
Flaminia, d'un air naturel à Arlequin. - Oh! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au désespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchée moi-même, je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilà: adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprès de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne négligerai rien pour cela.
Arlequin, doucement. - Allez, Mademoiselle, vous êtes une fille de bien; je suis votre ami aussi, moi; je suis fâché de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi.
Flaminia sort.
Scène XII
Arlequin, Silvia
Silvia, d'un air plaintif. - Eh bien, mon cher Arlequin?
Arlequin. - Eh bien, mon âme?
Silvia. - Nous sommes bien malheureux.
Arlequin. - Aimons-nous toujours; cela nous aidera à prendre patience.
Silvia. - Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle? Cela m'inquiète.
Arlequin. - Hélas! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. (Il lui prend la main.) Pauvre petit trésor à moi, ma mie; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-là, regardez-moi toujours pour me récompenser.
Silvia, d'un air inquiet. - Ah! j'ai bien des chose à vous dire! j'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez.
Arlequin. - Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais à être malheureux?
Silvia. - Je ne veux point que vous m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitié que mon embarras, tout me chagrine.
Arlequin pleure. - Hi! hi! hi! hi!
Silvia, tristement. - Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi.
Arlequin. - Comment voulez-vous que je m'empêche de pleurer, puisque vous voulez être si triste? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligée?
Silvia. - Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine.
Arlequin. - Oui; mais je devinerai que vous l'êtes; il faut me promettre que vous ne le serez plus.
Silvia. - Oui, mon fils: mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours.
Arlequin, en s'arrêtant tout court pour la regarder. - Silvia, je suis votre amant, vous êtes ma maîtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le même train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà, dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse?
Silvia, bonnement. - Voilà qui va bien, je ne sais point de serments; vous êtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitié, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais? N'êtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi? Eh bien, n'est-ce pas assez? Nous en faut-il davantage? Il n'y a qu'à rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments.
Arlequin. - Dans cent ans d'ici, nous serons tout de même.
Silvia. - Sans doute.
Arlequin. - Il n'y a donc rien à craindre, ma mie, tenons-nous joyeux.
Silvia. - Nous souffrirons peut-être un peu, voilà tout.
Arlequin. - C'est une bagatelle; quand on a un peu pâti, le plaisir en semble meilleur.
Silvia. - Oh! pourtant, je n'aurais que faire de pâtir pour être bien aise, moi.
Arlequin. - Il n'y aura qu'à ne pas songer que nous pâtissons.
Silvia, en le regardant tendrement. - Ce cher petit homme, comme il m'encourage!
Arlequin, tendrement. - Je ne m'embarrasse que de vous.
Silvia, en le regardant. - Où est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin.
Arlequin saute d'aise. - C'est comme du miel, ces paroles-là.
En même temps viennent Flaminia et Trivelin.
Scène XIII
Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin
Trivelin, à Silvia. - Je suis au désespoir de vous interrompre: mais votre mère vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler.
Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous.
Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite.
Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia; cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper.
Arlequin. - Oh non; vous êtes de notre parti, vous.
Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientôt.
Elle sort.
Arlequin, à Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrête. - Notre amie, pendant qu'elle sera là, restez avec moi, pour empêcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer.
Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi: mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous.
Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dîner est prêt.
Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim.
Flaminia, d'un air d'amitié. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin.
Arlequin, doucement. - Croyez-vous?
Flaminia. - Oui.
Arlequin. - Je ne saurais. (A Trivelin.) La soupe est-elle bonne?
Trivelin. - Exquise.
Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage.
Flaminia. - Je crois qu'elle dînera avec sa mère; vous êtes le maître pourtant: mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? Après dîner vous la verrez.
Arlequin. - Je veux bien: mais mon appétit n'est pas encore ouvert.
Trivelin. - Le vin est au frais, et le rôt tout prêt.
Arlequin. - Je suis si triste... Ce rôt est donc friand?
Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine...
Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien.
Flaminia. - N'oubliez pas de boire à ma santé.
Arlequin. - Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance.
Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure à vous donner.
Arlequin. - Bon, je suis content de vous.
Acte II
Scène première
Flaminia, Silvia
Silvia. - Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin?
Flaminia. - Il va venir, il dîne encore.
Silvia. - C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnêtes, ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience; point du tout, de tous ces gens-là, il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent: Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'épouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient à quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin; où est la fidélité, la probité, la bonne foi? Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison: Eh! cela n'est-il pas joli? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là? D'où sortent-ils? De quelle pâte sont-ils?
Flaminia. - De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia; que cela ne vous étonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince.
Silvia. - Mais ne suis-je pas obligée d'être fidèle? N'est-ce pas mon devoir d'honnête fille? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme? Et on a le courage de me dire: Là, fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée.
Flaminia. - Que voulez-vous? ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content.
Silvia. - Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui? Quel goût trouve-t-il à cela? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coûte un argent infini, c'est un abîme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné.
Flaminia. - Je n'en doute pas, voilà ce que c'est que l'amour; j'ai aimé de même, et je me reconnais au petit peloton.
Silvia. - Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse être: il y a bien à tirer si le Prince le vaut; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince.
Flaminia, souriant en cachette. - Oh! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaîtrez.
Silvia. - Eh bien, qu'il tâche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi: mais cela ne les empêche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coûte rien: mais pour moi, cela m'est impossible.
Flaminia. - Eh ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous?
Silvia, d'un air modeste. - Oh que si, il y en a de plus jolies que moi; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'être tout à fait belle: j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé.
Flaminia. - Oui, mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant.
Silvia. - Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une pièce auprès d'elles, je demeure là, je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon; cela plaît davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle.
Flaminia. - Eh! voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu'il estime; c'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles: Eh! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guère.
Silvia. - Qu'est-ce donc qu'elles disent?
Flaminia. - Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche? Là-dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie; j'étais dans une colère...
Silvia, fâchée. - Pardi, voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là.
Flaminia. - Sans difficulté.
Silvia. - Que je les hais, ces femmes-là! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse là?
Flaminia. - Oh! elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier.
Silvia, piquée, et après avoir un peu regardé Flaminia. - Hum! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là.
Flaminia. - Ah! qu'elles mériteraient bien d'être punies! Je leur ai dit: Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder.
Silvia. - Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'à moi de les confondre.
Flaminia. - Voilà de la compagnie qui vous vient.
Silvia. - Eh! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé, c'est lui-même. Voyez la belle physionomie d'homme!
Scène II
Le Prince, sous le nom d'officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs précédents.
Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission.
Silvia. - Comment, vous voilà, Monsieur? Vous saviez donc bien que j'étais ici?
Le Prince. - Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osé paraître sans Madame, qui a souhaité que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la révérence.
La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention; Flaminia et elle se font des mines.
Silvia, doucement. - Je ne suis pas fâchée de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. A l'égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu'elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son désir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal.
Lisette. - Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible.
Silvia, répétant d'un air fâché, et à part, et faisant une révérence. - Je ne vous demande pas l'impossible, quelle manière de parler!
Lisette. - Quel âge avez-vous, ma fille?
Silvia. - Je l'ai oubliée, ma mère.
Flaminia, à Silvia. - Bon.
Le Prince paraît et affecte d'être surpris.
Lisette. - Elle se fâche, je pense?
Le Prince. - Mais, Madame, que signifient ces discours-là? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte!
Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; j'avais la curiosité de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naître une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naïve, c'est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naïveté; voyons son esprit.
Silvia. - Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vôtre.
Lisette, riant. - Ah! ah! vous demandiez du naïf, en voilà.
Le Prince. - Allez-vous-en, Madame.
Silvia. - Cela m'impatiente à la fin, et si elle ne s'en va, je me fâcherai tout de bon.
Le Prince, à Lisette. - Vous vous repentirez de votre procédé.
Lisette, en se retirant d'un air dédaigneux. - Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix.
Scène III
Le Prince, Flaminia, Silvia
Flaminia. - Voilà une créature bien effrontée!
Silvia. - Je suis outrée, j'ai bien affaire qu'on m'enlève pour se moquer de moi; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là? je ne voudrais pas être changée contre elles.
Flaminia. - Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là.
Le Prince. - Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi; vous m'en voyez au désespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaître notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m'écoute, et que je vous importune encore.
Flaminia, d'un air naturel. - Quel mal faites-vous? ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer?
Silvia. - Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimât pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change; encore si c'était un homme comme tant d'autres, à qui on dit ce qu'on veut; mais il est trop agréable pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez.
Le Prince. - Ah! que vous êtes obligeante, Silvia! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours!
Silvia. - Eh bien! aimez-moi, à la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vérité: Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit. Si j'avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse.
Le Prince. - Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bonté qu'elle a de me plaindre.
Silvia, à Flaminia. - Et moi, je vous en fais juge aussi; là, vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien?
Flaminia. - Franchement, il a raison, Silvia, vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est.
Silvia. - Ah çà! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. (A Lélio.) Croyez-moi, tâchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriée.
Le Prince. - Oui, ma chère Silvia, j'y cours; à mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie.
Silvia. - Oh! je m'en doutais bien, je vous connais.
Flaminia. - Allez, Monsieur, hâtez-vous d'informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia.
Le Prince. - Vous aurez bientôt de mes nouvelles.
Il sort.
Scène IV
Flaminia, Silvia
Flaminia. - Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir.
Silvia. - Tenez, l'étoffe est belle, elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-là, car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là.
Flaminia. - Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas.
Silvia. - Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise pas après: Pourquoi as-tu pris mes présents?
Flaminia. - Il vous dira: Pourquoi n'en avoir pas pris davantage?
Silvia. - En ce cas-là, j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien à me dire.
Flaminia. - Allez, je réponds de tout.
Scène V
Flaminia, Arlequin, tout éclatant de rire, entre avec Trivelin
Flaminia, à part. - Il me semble que les choses commencent à prendre forme; voici Arlequin. En vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de bon coeur.
Arlequin, riant. - Ah! ah! ah! Bonjour, mon amie.
Flaminia, en souriant. - Bonjour, Arlequin; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi?
Arlequin. - C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, où l'on trotte comme dans les rues; où l'on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là, et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise: Voulez-vous boire un coup? Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levé l'habit d'une dame par-derrière. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement: Arrêtez-vous, polisson, vous badinez malhonnêtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournée et m'a dit: Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue? ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait: par compagnie je me suis mis à rire aussi. A cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous?
Flaminia. - D'une bagatelle: c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage pour les dames.
Arlequin. - C'est donc encore un honneur?
Flaminia. - Oui, vraiment.
Arlequin. - Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché.
Flaminia. - Vous êtes gai, j'aime à vous voir comme cela; avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté?
Arlequin. - Ah! morbleu, qu'on a apporté de friandes drogues! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassées! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine; j'ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que si vous êtes malades, ce ne sera pas ma faute.
Flaminia. - Quoi! vous vous êtes encore ressouvenu de moi?
Arlequin. - Quand j'ai donné mon amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table. Mais à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère?
Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia?
Arlequin. - Taisez-vous quand je parle.
Flaminia. - Vous avez tort, Trivelin.
Trivelin. - Comment, j'ai tort!
Flaminia. - Oui; pourquoi l'empêchez-vous de parler de ce qu'il aime?
Trivelin. - A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince!
Flaminia, comme épouvantée. - Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous.
Arlequin, en colère. - Non, ma bonne. (A Trivelin.) Ecoute, je suis ton maître, car tu me l'as dit; je n'en savais rien, fainéant que tu es! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là, c'est deux oreilles que tu auras de moins: je te les garantis dans ma poche.
Trivelin. - Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir.
Arlequin. - Deux oreilles, entends-tu bien à présent? Va-t'en.
Trivelin. - Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut: mais vous me le paierez, Flaminia.
Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrête; quand il est revenu, il dit
Scène VI
Arlequin, Flaminia
Arlequin. - Cela est terrible! Je n'ai trouvé ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe.
Flaminia, d'un air simple. - Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs vous êtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous.
Arlequin. - La bonne sorte de fille! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitié moins fâché d'être triste.
Flaminia. - Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas? Qui est-ce qui ne s'intéresserait pas à vous? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin.
Arlequin. - Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardé de si près.
Flaminia. - Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir! si vous lisiez dans mon coeur!
Arlequin. - Hélas! je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'être plus affligé, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra.
Flaminia, d'un ton triste. - Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini; Trivelin causera, l'on me séparera d'avec vous, et que sais-je, moi, où l'on m'emmènera? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde.
Arlequin, triste. - Pour la dernière fois! J'ai donc bien du guignon! Je n'ai qu'une pauvre maîtresse, ils me l'ont emportée, vous emporteraient-ils encore? et où est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela? Ces gens-là croient-ils que j'aie un coeur de fer? ont-ils entrepris mon trépas? seront-ils si barbares?
Flaminia. - En tout cas, j'espère que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaité que votre bonheur.
Arlequin. - Ma mie, vous me gagnez le coeur; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensée? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fâché; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour, et me voilà bien embarrassé.
Flaminia. - Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables.
Arlequin. - Pauvre fille! il est fâcheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'était donc un joli garçon?
Flaminia. - Ne vous ai-je pas dit qu'il était fait comme vous, que vous êtes son portrait?
Arlequin. - Eh vous l'aimiez donc beaucoup?
Flaminia. - Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous méritez d'être aimé, et vous verrez combien je l'aimais.
Arlequin. - Je n'ai vu personne répondre si doucement que vous, votre amitié se met partout; je n'aurais jamais cru être si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mérite quelque chose.
Flaminia. - Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas été assez belle pour vous.
Arlequin, avec feu. - Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensée-là.
Flaminia. - Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine à m'arracher d'auprès de vous: mais où cela nous conduirait-il? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet; je ne sais où je suis.
Arlequin. - Je suis tout de même.
Flaminia. - J'ai trop de plaisir à vous voir.
Arlequin. - Je ne vous refuse pas ce plaisir-là, moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille.
Flaminia, s'en allant. - Je n'oserais: adieu.
Arlequin, seul. - Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-là; si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle.
Scène VII
Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derrière lui. Arlequin
Trivelin. - Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaître? N'est-ce point compromettre mes épaules? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois.
Arlequin. - Je serai bon, quand vous serez sage.
Trivelin. - Voilà un seigneur qui demande à vous parler.
Le Seigneur approche, et fait des révérences, qu'Arlequin lui rend.
Arlequin, à part. - J'ai vu cet homme-là quelque part.
Le Seigneur. - Je viens vous demander une grâce; mais ne vous incommodé-je point, Monsieur Arlequin?
Arlequin. - Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. (Et voyant le Seigneur qui se couvre.) Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau.
Le Seigneur. - De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur.
Arlequin, se couvrant. - Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre.
Le Seigneur. - Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d'estime.
Arlequin. - Galbanum que tout cela! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là.
Le Seigneur. - Quoi! je ne vous saluai point?
Arlequin. - Pas un brin.
Le Seigneur. - Je ne m'aperçus donc pas de votre honnêteté?
Arlequin. - Oh que si; mais vous n'aviez pas de grâce à me demander, voilà pourquoi je perdis mon étalage.
Le Seigneur. - Je ne me reconnais point à cela.
Arlequin. - Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaît-il?
Le Seigneur. - Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est: j'ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant le Prince.
Arlequin. - Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaître à cela.
Le Seigneur. - Oui; mais le Prince s'est fâché contre moi.
Arlequin. - Il n'aime donc pas les médisants?
Le Seigneur. - Vous le voyez bien.
Arlequin. - Oh! oh! voilà qui me plaît; c'est un honnête homme; s'il ne me retenait pas ma maîtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit? Que vous étiez un mal appris?
Le Seigneur. - Oui.
Arlequin. - Cela est très raisonnable: de quoi vous plaignez-vous?
Le Seigneur. - Ce n'est pas là tout: Arlequin, m'a-t-il répondu, est un garçon d'honneur; je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour, et je suis au désespoir que le mien m'y force.
Arlequin, attendri. - Par la morbleu, je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis.
Le Seigneur. - Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis là-dessus ont tâché de le fléchir pour moi.
Arlequin. - Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.
Le Seigneur. - Il s'est aussi fâché contre eux.
Arlequin. - Que le ciel bénisse cet homme de bien, il a vidé là sa maison d'une mauvaise graine de gens.
Le Seigneur. - Et nous ne pouvons reparaître tous qu'à condition que vous demandiez notre grâce.
Arlequin. - Par ma foi, Messieurs, allez où il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage.
Le Seigneur. - Quoi! vous refuserez de prier pour moi? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinée; à présent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je à la cour? Il faudra que je m'en aille dans mes terres; car je suis comme exilé.
Arlequin. - Comment, être exilé, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous?
Le Seigneur. - Vraiment non; voilà ce que c'est.
Arlequin. - Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire?
Le Seigneur. - Sans doute, qu'y a-t-il d'étrange à cela?
Arlequin. - Ne me trompez-vous pas? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit?
Le Seigneur. - Cela arrive assez souvent.
Arlequin saute d'aise. - Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant.
Le Seigneur. - Eh la raison de cela?
Arlequin. - Parce que je veux aller en exil, moi; de la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à être puni que récompensé.
Le Seigneur. - Quoi qu'il en soit, épargnez-moi cette punition-là, je vous prie; d'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grande chose.
Arlequin. - Qu'est-ce que c'est?
Le Seigneur. - Une bagatelle, vous dis-je.
Arlequin. - Mais voyons.
Le Seigneur. - J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingénu, sans malice, là, d'un garçon de bonne foi.
Arlequin rit de tout son coeur. - L'air d'un innocent, pour parler à la franquette; mais qu'est-ce que cela fait? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien, à cause de cela, faut-il s'en fier à notre air? N'avez-vous rien dit que cela?
Le Seigneur. - Non; j'ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient.
Arlequin. - Pardi, il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc toute votre faute?
Le Seigneur. - Oui.
Arlequin. - C'est se moquer, vous ne méritez pas d'être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien.
Le Seigneur. - N'importe, empêchez que je ne le sois; un homme comme moi ne peut demeurer qu'à la cour: il n'est en considération, il n'est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agréable au Prince, et qu'il cultive l'amitié de ceux qui gouvernent les affaires.
Arlequin. - J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder.
Le Seigneur. - Vous avez raison dans le fond: ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres.
Arlequin. - Quel trafic! C'est justement recevoir des coups de bâton d'un côté, pour avoir le privilège d'en donner d'un autre; voilà une drôle de vanité! A vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux.
Le Seigneur. - Nous sommes élevés là-dedans. Mais écoutez, vous n'aurez point de peine à me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia?
Arlequin. - Oui, c'est mon intime.
Le Seigneur. - Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j'ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grâces.
Arlequin. - Oui, mais ce n'est pas là le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin.
Le Seigneur. - Je croyais...
Arlequin. - Ne croyez plus.
Le Seigneur. - Je renonce à mon projet.
Arlequin. - N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mêle.
Le Seigneur. - Je vous ai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses: adieu, Monsieur Arlequin.
Arlequin. - Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin.
Scène VIII
Arlequin, Flaminia arrive.
Flaminia. - Mon cher, je vous amène Silvia; elle me suit.
Arlequin. - Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tôt, nous l'aurions attendue en causant ensemble.
Silvia arrive.
Scène IX
Arlequin, Flaminia, Silvia
Silvia. - Bonjour, Arlequin. Ah! que je viens d'essayer un bel habit! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie; demandez à Flaminia. Ah! ah! si je portais ces habits-là, les femmes d'ici seraient bien attrapées, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh! que les ouvrières d'ici sont habiles!
Arlequin. - Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite.
Silvia. - Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'êtes pas moins honnête.
Flaminia. - Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent.
Silvia. - Eh dame, puisqu'on ne nous gêne plus, j'aime autant être ici qu'ailleurs; qu'est-ce que cela fait d'être là ou là? On s'aime partout.
Arlequin. - Comment, nous gêner! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi.
Silvia, d'un air content. - J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvée belle.
Flaminia. - Si quelqu'un vous fâche dorénavant, vous n'avez qu'à m'en avertir.
Arlequin. - Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frères et soeurs. (Il dit cela à Flaminia.) Aussi, de notre part, c'est queussi queumi.
Silvia. - Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontré ici? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi.
Arlequin, d'un air négligent. - A la bonne heure, je suis de tous bons accords.
Silvia. - Après tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve à son gré? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai?
Flaminia. - Sans doute.
Arlequin, gaiement. - Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée.
Flaminia. - Arlequin, vous me donnez là une marque d'amitié que je n'oublierai point.
Arlequin. - Ah ça, puisque nous voilà ensemble, allons faire collation, cela amuse.
Silvia. - Allez, allez, Arlequin; à cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes; ne vous gênez point.
Arlequin fait signe à Flaminia de venir.
Flaminia, sur son geste, dit. - Je m'en vais avec vous; aussi bien voilà quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia.
Scène X
Lisette entre avec quelques femmes pour témoins de ce qu'elle va faire, et qui restent derrière. Silvia. Lisette fait de grandes révérences.
Silvia, d'un air un peu piqué. - Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire; je m'y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie!
Lisette, d'un ton triste. - On ne vous trouve que trop de mérite.
Silvia. - Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fâche assez d'être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle.
Lisette. - Ah, quelle situation!
Silvia. - Vous soupirez à cause d'une petite villageoise, vous êtes bien de loisir; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, Madame? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire?
Lisette. - Je ne puis me résoudre à parler.
Silvia. - Gardez donc le silence; car quand vous vous lamenteriez jusqu'à demain, mon visage n'empirera pas: beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellée? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance.
Lisette. - Epargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras: le Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler.
Silvia. - Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilité n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser?
Lisette. - J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en être indigne: mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agréments qu'on se rend.
Silvia, d'un ton vif. - Vous verrez que c'est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu'on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tourné!
Lisette. - Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions où j'ai cru qu'il était pour moi: il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire.
Silvia, d'un air piqué. - Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien; mon avis est que cela vous passe.
Lisette. - Cependant cela me paraît possible; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si désagréable.
Silvia. - Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualités m'ennuient.
Lisette. - Vous me répondez d'une étrange manière! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir.
Silvia, vivement. - Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince; il n'a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée: mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir.
Lisette. - Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous.
Silvia, brusquement. - Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde.
Scène XI
Silvia, Flaminia arrive.
Flaminia. - Qu'avez-vous, Silvia? Vous êtes bien émue!
Silvia. - J'ai, que je suis en colère; cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fâchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait, qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrais, pati, pata; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage! Est-ce que je n'ai pas raison d'être piquée?
Flaminia, d'un air vif et d'intérêt. - Ecoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie.
Silvia. - Je ne manque pas de bonne volonté; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse.
Flaminia. - Eh! je vous entends; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'on le puisse.
Silvia. - Oh! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres.
Flaminia. - Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse?
Silvia. - Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire?
Flaminia. - Il y a tout à craindre.
Silvia. - Vous me faites rêver à une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin? il m'a quittée tantôt pour aller goûter; voilà une belle excuse!
Flaminia. - Je l'ai remarqué comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille à fille: dites-moi, après tout, l'aimez-vous tant, ce garçon?
Silvia, d'un air indifférent. - Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien.
Flaminia. - Voulez-vous que je vous dise? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué; lui il a l'air pesant, les manières grossières; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé; je vous dirai même que cela vous fait tort.
Silvia. - Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il était mon voisin, il est assez facétieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimé aussi, faute de mieux: mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise.
Flaminia. - Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia! Mais à quoi vous déterminez-vous donc?
Silvia. - Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D'un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger; d'un autre côté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit: Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre côté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici...
Flaminia. - Quoi?
Silvia. - Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empêche encore d'être la maîtresse de moi.
Flaminia. - L'aimez-vous?
Silvia. - Je ne crois pas; car je dois aimer Arlequin.
Flaminia. - C'est un homme aimable.
Silvia. - Je le sens bien.
Flaminia. - Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser, je vous le pardonnerais, voilà la vérité.
Silvia. - Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure; je serais en droit de lui dire: Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche: mais il n'y a rien à faire; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est?
Flaminia. - Il n'y a pas presse, entre nous: pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et dans les sentiments où je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir.
Silvia. - Mais mon plaisir, où est-il? il n'est ni là, ni là; je le cherche.
Flaminia. - Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaît, tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt.
Scène XII
Silvia, Le Prince, qui entre.
Silvia. - Vous venez: vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine.
Le Prince. - Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n'avez qu'à m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout.
Silvia. - Ne voilà-t-il pas? ne l'ai-je pas bien dit? Comment voulez-vous que je vous renvoie? Vous vous tairez, s'il me plaît; vous vous en irez, s'il me plaît; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obéirez en tout. C'est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose!
Le Prince. - Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort?
Silvia. - Qu'est-ce que cela avance? Vous rendrai-je malheureux? en aurai-je le courage? Si je vous dis: Allez-vous en, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus à mon aise après?
Le Prince. - Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia?
Silvia. - Oh! ce que je veux! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous; voilà Arlequin qui m'aime, voilà le Prince qui demande mon coeur, voilà vous qui mériteriez de l'avoir, voilà ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilà que j'aurai un affront, si je n'épouse pas le Prince: Arlequin m'inquiète, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-là dans la tête.
Le Prince. - Vos discours me pénètrent, Silvia, vous êtes trop touchée de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer.
Silvia. - Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais.
Le Prince. - Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empêchez pas de vous regretter toujours.
Silvia, comme impatiente. - Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela? Pardi, j'aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu'à être comme je suis; pour moi, je laisserai tout là; voilà ce que vous gagnerez.
Le Prince. - Je ne veux donc plus vous être à charge; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d'une personne si chère. Adieu, Silvia.
Silvia, vivement. - Adieu, Silvia! Je vous querellerais volontiers; où allez-vous? Restez-là, c'est ma volonté; je la sais mieux que vous, peut-être.
Le Prince. - J'ai cru vous obliger.
Silvia. - Quel train que tout cela! Que faire d'Arlequin? Encore si c'était vous qui fût le Prince!
Le Prince, d'un air ému. - Eh quand je le serais?
Silvia. - Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maître, ce serait mon excuse: mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là.
Le Prince, à part les premiers mots. - Qu'elle est aimable! il est temps de dire qui je suis.
Silvia. - Qu'avez-vous? est-ce que je vous fâche? Ce n'est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement à cause de vous tout seul; et si vous l'étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maître; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle, voilà qui est fini.
Le Prince, à part les premiers mots. - Différons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi: le Prince vous a fait préparer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'être avec vous. Après la fête, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui.
Silvia. - Oh! il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'étais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh, que sait-on ce qui peut arriver? peut-être que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne.
Acte III
Scène première
Le Prince, Flaminia
Flaminia. - Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantôt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gâte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. Grâces au ciel, vous voilà presque arrivé où vous le souhaitiez.
Le Prince. - Ah! Flaminia, qu'elle est aimable!
Flaminia. - Elle l'est infiniment.
Le Prince. - Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maîtresse, à force d'amour, nous dit clairement: Je vous aime, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là, imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donné les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit: Je vous aime.
Flaminia. - Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en répéter quelque chose?
Le Prince. - Cela est impossible: je suis ravi, je suis enchanté, je ne peux pas vous répéter cela autrement.
Flaminia. - Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites.
Le Prince. - Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit être fidèle à Arlequin... J'ai vu le moment où elle allait me dire: Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi.
Flaminia. - Bon, cela vaut mieux qu'un aveu.
Le Prince. - Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit véritablement de l'amour; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature; ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il les montre; sa naïveté en fait tout l'art, et sa pudeur toute la décence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hâtez-vous; sera-t-il bientôt gagné, Arlequin? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il?
Flaminia. - A vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien; comme il ne m'appelle encore que sa chère amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour à bon compte.
Le Prince. - Fort bien.
Flaminia. - Oh! dans la première conversation, je l'instruirai de l'état de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagème, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiétude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue.
Le Prince. - Comment donc?
Flaminia. - C'est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous être dite; c'est que j'ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient.
Ils se retirent tous deux.
Scène II
Trivelin, Arlequin entre d'un air un peu sombre.
Trivelin, après quelque temps. - Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'écritoire et du papier que vous m'avez fait prendre?
Arlequin. - Donnez-vous patience, mon domestique.
Trivelin. - Tant qu'il vous plaira.
Arlequin. - Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici?
Trivelin. - C'est le Prince.
Arlequin. - Par la sambille! la bonne chère que je fais me donne des scrupules.
Trivelin. - D'où vient donc?
Arlequin. - Mardi, j'ai peur d'être en pension sans le savoir.
Trivelin, riant. - Ha, ha, ha, ha.
Arlequin. - De quoi riez-vous, grand benêt?
Trivelin. - Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience, et buvez de même.
Arlequin. - Dame, je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mémoire de ma dépense; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires?
Trivelin. - Son secrétaire d'Etat, voulez-vous dire?
Arlequin. - Oui; j'ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon père est tout seul.
Trivelin. - Eh bien?
Arlequin. - Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne.
Trivelin. - Vous n'avez qu'à parler, la carriole partira sur-le-champ.
Arlequin. - Il faut, après cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison; car j'ai accoutumé de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage.
Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mêler Flaminia là-dedans.
Arlequin. - Cela me plaît, à moi.
Trivelin, d'un air mécontent. - Hum!
Arlequin, le contrefaisant. - Hum! Le mauvais valet! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture.
Trivelin, se mettant en état. - Dictez.
Arlequin. - Monsieur.
Trivelin. - Halte-là, dites Monseigneur.
Arlequin. - Mettez les deux, afin qu'il choisisse.
Trivelin. - Fort bien.
Arlequin. - Vous saurez que je m'appelle Arlequin.
Trivelin. - Doucement. Vous devez dire: Votre Grandeur saura.
Arlequin. - Votre Grandeur saura. C'est donc un géant, ce secrétaire d'Etat?
Trivelin. - Non, mais n'importe.
Arlequin. - Quel diantre de galimatias! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui?
Trivelin, écrivant. - Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Après?
Arlequin. - Que j'ai une maîtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur.
Trivelin, écrivant. - Courage!
Arlequin. - Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle: ainsi, aussitôt la présente reçue...
Trivelin, s'arrêtant comme affligé. - Flaminia ne saurait se passer de vous? Ahi! la plume me tombe des mains.
Arlequin. - Oh, oh! que signifie donc cette impertinente pâmoison-là?
Trivelin. - Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle.
Arlequin, tirant sa latte. - Cela est fâcheux, mon mignon; mais en attendant qu'elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle.
Trivelin. - Des remerciements à coups de bâton! je ne suis pas friand de ces compliments-là. Eh que vous importe que je l'aime? Vous n'avez que de l'amitié pour elle, et l'amitié ne rend point jaloux.
Arlequin. - Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l'amour, en voilà des preuves.
Il le bat.
Trivelin s'enfuit en disant. - Oh! diable soit de l'amitié!
Scène III
Flaminia arrive, Trivelin sort.
Flaminia, à Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous, Arlequin?
Arlequin. - Bonjour, ma mie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans.
Flaminia. - Cela se peut bien.
Arlequin. - Et vous, ma mie, que dites-vous de cela?
Flaminia.- Que c'est tant pis pour lui.
Arlequin. - Tout de bon?
Flaminia. - Sans doute: mais est-ce que vous seriez fâché que l'on m'aimât?
Arlequin. - Hélas! vous êtes votre maîtresse: mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-être; cela gâterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite: Oh! de cette part-là, je n'en voudrais rien perdre.
Flaminia, d'un air doux. - Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur?
Arlequin. - Moi! eh, quel mal lui fais-je donc?
Flaminia. - Si vous continuez de me parler toujours de même, je ne saura plus bientôt de quelle espèce seront mes sentiments pour vous: en vérité je n'ose m'examiner là-dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux.
Arlequin. - C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant: j'ai une maîtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous? elle m'ennuierait.
Flaminia. - Elle vous ennuierait! Le moyen, après tout ce que vous dites, de rester votre amie?
Arlequin. - Eh! que serez-vous donc?
Flaminia. - Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sûr, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison.
Arlequin. - Chut: vous allez de compagnie ensemble.
Flaminia. - Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia; en serez-vous bien aise?
Arlequin. - Comme vous voudrez: mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux.
Flaminia. - Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandée, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientôt de retour.
En sortant, elle sourit à celui qui entre.
Scène IV
Arlequin, Le Seigneur du deuxième acte entre avec des lettres de noblesse.
Arlequin, le voyant. - Voilà mon homme de tantôt; ma foi, Monsieur le médisant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu.
Le Seigneur. - Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin: mais je suis sorti d'embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi: j'espère qu'à votre tour vous me tiendrez parole.
Arlequin. - Oh! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur.
Le Seigneur. - De grâce, ne vous ressouvenez plus de rien, et réconciliez-vous avec moi, en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince; c'est de tous les présents le plus grand qu'on puisse vous faire.
Arlequin. - Est-ce Silvia que vous m'apportez?
Le Seigneur. - Non, le présent dont il s'agit est dans ma poche; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l'êtes un peu.
Arlequin. - Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification.
Le Seigneur. - Acceptez toujours, qu'importe? Vous ferez plaisir au Prince; refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur?
Arlequin. - J'ai pourtant bon coeur aussi; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-être sans le savoir.
Le Seigneur. - Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera.
Arlequin. - Qu'est-ce que c'est donc?
Le Seigneur, à part les premiers mots. - En voilà bien d'un autre! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'élever.
Arlequin. - Un orgueil qui est noble! donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres?
Le Seigneur. - Vous ne comprenez pas; cet orgueil ne signifie là qu'un désir de gloire.
Arlequin. - Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet.
Le Seigneur. - Prenez, vous dis-je: ne serez-vous pas bien aise d'être gentilhomme?
Arlequin. - Eh! je n'en serais ni bien aise ni fâché; c'est suivant la fantaisie qu'on a.
Le Seigneur. - Vous y trouverez de l'avantage, vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins.
Arlequin. - J'ai opinion que cela les empêcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage; je ne saurais faire tant de choses à la fois.
Le Seigneur. - Vous m'étonnez.
Arlequin. - Voilà comme je suis bâti; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne: mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'être toujours brave homme: je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bâton à cause qu'on n'oserait lui rendre.
Le Seigneur. - Et si on vous donnait ces coups de bâton, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre?
Arlequin. - Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ.
Le Seigneur. - Oh! comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse.
Arlequin prend les lettres. - Têtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bête: allons, me voilà noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond.
Le Seigneur. - Je suis charmé de vous voir content; adieu.
Arlequin. - Je suis votre serviteur. (Quand le Seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle.) Monsieur! Monsieur!
Le Seigneur. - Que me voulez-vous?
Arlequin. - Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien? car il faut faire son devoir dans une charge.
Le Seigneur. - Elle oblige à être honnête homme.
Arlequin, très sérieusement. - Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi?
Le Seigneur. - N'y songez plus, un gentilhomme doit être généreux.
Arlequin. - Généreux et honnête homme! Vertuchoux, ces devoirs-là sont bons! je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme?
Le Seigneur. - Nullement.
Arlequin. - Diantre! il y a donc bien des nobles qui payent la taille?
Le Seigneur. - Je n'en sais pas le nombre.
Arlequin. - Est-ce là tout? N'y a-t-il plus d'autre devoir?
Le Seigneur. - Non; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus: ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre.
Arlequin. - Tout doucement: ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur!
Le Seigneur. - Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou périr plutôt que de la souffrir.
Arlequin. - Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à-l'âne; car si je suis obligé d'être généreux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligé d'être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre?
Le Seigneur. - Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas.
Arlequin. - Je vous entends, il m'est défendu d'être meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur? Par la mardi! la méchanceté n'est pas rare; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention! Tenez, accommodons-nous plutôt; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là? dites-moi votre dernier mot.
Le Seigneur. - Une injure répondue à une injure ne suffit point; cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vôtre.
Arlequin. - Que la tache y reste; vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour être noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour.
Le Seigneur. - Vous n'y songez pas.
Arlequin. - Sans compliment, reprenez votre affaire.
Le Seigneur. - Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n'y regardera pas de si près avec vous.
Arlequin, les reprenant. - Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi.
Le Seigneur. - A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur.
Arlequin. - Et moi le vôtre.
Scène V
Le Prince arrive, Arlequin
Arlequin, le voyant. - Qui diantre vient encore me rendre visite? Ah! c'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia! Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maîtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne.
Le Prince. - Point d'injure, Arlequin.
Arlequin. - Etes-vous gentilhomme, vous?
Le Prince. - Assurément.
Arlequin. - Mardi, vous êtes bienheureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez: mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi.
Le Prince. - Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donné ordre de vous entretenir.
Arlequin. - Parlez, il vous est libre: mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi.
Le Prince. - Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia.
Arlequin. - Votre foi?
Le Prince. - Tu dois m'en croire.
Arlequin, humblement. - Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous?
Le Prince. - Je te pardonne volontiers.
Arlequin, tristement. - Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous; je ne suis pas digne d'être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela: si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion à votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul.
Le Prince. - Tu te plains donc bien de moi, Arlequin?
Arlequin. - Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste?
Le Prince, à part. - Il a raison, et ses plaintes me touchent.
Arlequin. - Je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres.
Le Prince. - Je te prive de Silvia, il est vrai: mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime.
Arlequin. - Ne parlons point de ce marché-là, vous gagneriez trop sur moi; disons en conscience: si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde.
Le Prince. - Que lui répondre?
Arlequin. - Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela: Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder? N'est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maître? S'en ira-t-il sans avoir justice? n'en aurais-je pas du regret? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia.
Le Prince. - Ne changeras-tu jamais de langage? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'écouter; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur, je cherche à la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blâme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui résiste; tu dis que je suis ton prince: marque-le-moi donc par un peu de docilité.
Arlequin, toujours triste. - Eh! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit; sans ces gens-là, vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous représente mon bon droit: allez, vous êtes mon prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose.
Le Prince. - Va, tu me désespères.
Arlequin. - Que je suis à plaindre!
Le Prince. - Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia? Le moyen d'en être jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider? Arlequin, je t'ai causé du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien.
Arlequin. - Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins.
Le Prince. - Non, mon enfant, j'espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne: mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire; va, n'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empêchera pas que tu n'en jouisses.
Arlequin. - Ahi! qu'on a de mal dans la vie!
Le Prince. - Il est vrai que j'ai tort à ton égard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice: mais tu n'en es que trop vengé.
Arlequin. - Il faut que je m'en aille, vous êtes trop fâché d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison.
Le Prince. - Non, il est juste que tu sois content; tu souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dépens de tout mon repos.
Arlequin. - Vous avez tant de charité pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous?
Le Prince, triste. - Ne t'embarrasse pas de moi.
Arlequin. - Que j'ai de souci! le voilà désolé.
Le Prince, en caressant Arlequin. - Je te sais bon gré de la sensibilité où je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgré tes refus.
Arlequin laisse faire un ou deux pas au Prince. - Monseigneur!
Le Prince. - Que me veux-tu? me demandes-tu quelque grâce?
Arlequin. - Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez.
Le Prince. - Il faut avouer que tu as le coeur excellent!
Arlequin. - Et vous aussi, voilà ce qui m'ôte le courage: hélas! que les bonnes gens sont faibles!
Le Prince. - J'admire tes sentiments.
Arlequin. - Je le crois bien; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volonté: mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori?
Le Prince. - Et qui le serait donc?
Arlequin. - C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'être flatté; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvaise; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne.
Le Prince. - Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin: souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande.
Arlequin. - Flaminia sera-t-elle sa maîtresse?
Le Prince. - Ah ne me parle point de Flaminia; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle.
Il s'en va.
Arlequin. - Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal.
Scène VI
Arlequin, seul.
Arlequin. - Apparemment que mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie; par la mardi, il faut que j'aille voir où elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure? Est-ce que je quitterai Silvia là? cela se pourra-t-il? y aura-t-il moyen? ma foi non, non assurément. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot.
Scène VII
Flaminia arrive d'un air triste; Arlequin
Arlequin. - Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher.
Flaminia, en soupirant. - Adieu, Arlequin.
Arlequin. - Qu'est-ce que cela veut dire, adieu?
Flaminia. - Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n'ai pu m'empêcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai où je pourrai pour éviter sa colère.
Arlequin, étonné et déconcerté. - Ah me voilà un joli garçon à présent!
Flaminia. - Je suis au désespoir, moi! me voir séparée pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter: mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur.
Arlequin, en reprenant son haleine. - Ahi, qu'est-ce, ma mie? qu'a-t-il, ce cher coeur?
Flaminia. - Ce n'est point de l'amitié que j'avais pour vous, Arlequin, je m'étais trompée.
Arlequin, d'un ton essoufflé: - C'est donc de l'amour?
Flaminia. - Et du plus tendre. Adieu.
Arlequin, la retenant. - Attendez... Je me suis peut-être trompé, moi aussi, sur mon compte.
Flaminia. - Comment, vous vous seriez mépris? vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis.
Elle fait un ou deux pas.
Arlequin. - Restez.
Flaminia. - Laissez-moi aller, que ferons-nous?
Arlequin. - Parlons raison.
Flaminia. - Que vous dirai-je?
Arlequin. - C'est que mon amitié est aussi loin que la vôtre; elle est partie: voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n'y comprends rien. Ouf!
Flaminia. - Quelle aventure!
Arlequin. - Je ne suis point marié, par bonheur.
Flaminia. - Il est vrai.
Arlequin. - Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content.
Flaminia. - Je n'en doute point.
Arlequin. - Ensuite, puisque notre coeur s'est mécompté et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l'avenant.
Flaminia, d'un ton doux. - J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble.
Arlequin. - Vraiment oui; est-ce ma faute, à moi? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maîtresse?
Flaminia. - M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant?
Arlequin. - Morbleu! le devinais-je?
Flaminia. - Vous étiez assez aimable pour le deviner.
Arlequin. - Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'à être aimable, vous avez plus de tort que moi.
Flaminia. - Epousez-moi, j'y consens: mais il n'y a point de temps à perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir.
Arlequin, en soupirant. - Ah! je pars pour parler au Prince; ne dites pas à Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse là.
Flaminia. - Fort bien; j'allais vous le conseiller.
Arlequin. - Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... (Après avoir baisé sa main.) Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir? Cela me confond.
Scène VIII
Flaminia, Silvia
Flaminia. - En vérité, le Prince a raison; ces petites personnes-là font l'amour d'une manière à ne pouvoir y résister. Voici l'autre. A quoi rêvez-vous, belle Silvia?
Silvia. - Je rêve à moi, et je n'y entends rien.
Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible?
Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passé.
Flaminia. - Vous n'êtes guère vindicative.
Silvia. - J'aimais Arlequin, n'est-ce pas?
Flaminia. - Il me le semblait.
Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l'aime plus.
Flaminia. - Ce n'est pas un si grand malheur.
Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je? Lorsque je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu; à cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allé; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne crois pas être blâmable.
Flaminia, les premiers mots à part. - Rions un moment. Je le pense à peu près de même.
Silvia, vivement. - Qu'appelez-vous à peu près? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est: voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non.
Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc?
Silvia. - Je m'emporte à propos; je vous consulte bonnement, et vous allez me répondre des à peu près qui me chicanent.
Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'êtes que louable? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez?
Silvia. - Eh, qui donc? Pourtant je n'y consens pas encore, à l'aimer: mais à la fin il faudra bien y venir; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse; il vaut mieux ne lui en plus faire.
Flaminia. - Oh! vous allez le charmer; il mourra de joie.
Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis.
Flaminia. - Il n'y a pas de comparaison.
Silvia. - Je l'attends; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous? Mais ne me rendez pas scrupuleuse.
Flaminia. - Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l'apaiser.
Silvia, avec un petit air d'inquiétude. - De l'apaiser! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, à ce compte? Est-ce qu'il a fait quelque maîtresse ici?
Flaminia. - Lui, vous oublier! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais; vous serez trop heureuse s'il ne se désespère pas.
Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela; vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir.
Flaminia. - Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous?
Silvia. - S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'à garder votre nouvelle.
Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée; que vous faut-il donc?
Silvia. - Hom! vous qui riez, je voudrais bien vous voir à ma place.
Flaminia. - Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiéter du reste.
Scène IX
Silvia, Le Prince
Le Prince. - Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez pas? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun.
Silvia.- Bon, importun! je parlais de lui tout à l'heure.
Le Prince. - Vous parliez de moi? et qu'en disiez-vous, belle Silvia?
Silvia. - Oh je disais bien des choses; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais.
Le Prince. - Je sais que vous êtes résolue à me refuser votre coeur, et c'est là savoir ce que vous pensez.
Silvia. - Hom, vous n'êtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous êtes un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité: vous savez comme je suis avec Arlequin; à présent, prenez que j'aie envie de vous aimer: si je contentais mon envie, ferais-je bien? ferais-je mal? Là, conseillez-moi dans la bonne foi.
Le Prince. - Comme on n'est pas le maître de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilà mon sentiment.
Silvia. - Me parlez-vous en ami?
Le Prince. - Oui, Silvia, en homme sincère.
Silvia. - C'est mon avis aussi; j'ai décidé de même, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaît, sans qu'il y ait le petit mot à dire.
Le Prince. - Je n'y gagne rien, car il ne vous plaît point.
Silvia. - Ne vous mêlez point de deviner, car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il? S'il veut, je l'en quitte.
Le Prince. - Il ne viendra que trop tôt pour moi; lorsque vous le connaîtrez, vous ne voudrez peut-être plus de moi.
Silvia. - Courage, vous voilà dans la crainte à cette heure; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais un moment de bon temps.
Le Prince. - Je vous avoue que j'ai peur.
Silvia. - Quel homme! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par...
Le Prince. - Arrêtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure.
Silvia. - Vous m'empêchez de jurer: cela est joli! j'en suis bien aise.
Le Prince. - Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi?
Silvia. - Contre vous! est-ce que vous êtes le Prince?
Le Prince. - Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'à la mienne: je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A présent que vous me connaissez, vous êtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia.
Silvia. - Ah, mon cher Prince! j'allais faire un beau serment; si vous avez cherché le plaisir d'être aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaît.
Le Prince. - Notre union est donc assurée.
Scène X et dernière
Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince
Arlequin. - J'ai tout entendu, Silvia.
Silvia. - Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-même; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris: voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison à moi, c'est la vérité. Qu'est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous répondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui sera fini.
Le Prince. - Flaminia, c'est à vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine.
Arlequin. - A présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué; patience, tantôt nous lui en jouerons d'un autre.
Le Prince travesti
Comédie en trois actes et en prose
Représentée pour la première fois le 5 février 1724 par les comédiens italiens
Acteurs
La Princesse de Barcelone.
Hortense.
Le Prince de Léon, sous le nom de Lélio.
Frédéric, ministre de la Princesse.
Arlequin, valet de Lélio.
Lisette, maîtresse d'Arlequin.
Le Roi de Castille, sous le nom d'ambassadeur.
Un garde de la Princesse.
Femmes de la Princesse.
La scène est à Barcelone.
Acte premier
Scène première
La Princesse et sa suite, Hortense
La scène représente une salle où la Princesse entre rêveuse, accompagnée de quelques femmes qui s'arrêtent au milieu du théâtre.
La Princesse, se retournant vers ses femmes. - Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. (Hortense entre.) Je vous demandais, Hortense.
Hortense. - Vous me paraissez bien agitée, Madame.
La Princesse, à ses femmes. - Laissez-nous.
Scène II
La Princesse, Hortense
La Princesse. - Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m'est arrivé une grande aventure.
Hortense. - Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ.
La Princesse. - Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n'étais pas; mais nous avions des témoins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos.
Hortense. - Que vous est-il donc arrivé, Madame? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi.
La Princesse. - Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses.
Hortense. - Moi, Madame, les condamner! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse? Que ferions-nous d'une personne parfaite? A quoi nous serait-elle bonne? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre coeur, à ses petits besoins? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude?
La Princesse. - J'aime, voilà ma peine.
Hortense. - Que ne dites-vous: J'aime, voilà mon plaisir? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites.
La Princesse. - Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup.
Hortense. - Mais vous êtes aimée, sans doute?
La Princesse. - Je crois voir qu'on n'est pas ingrat.
Hortense. - Comment, vous croyez voir! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme? Oh! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez.
La Princesse. - Je règne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects.
Hortense. - Eh bien! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample? Car qu'est-ce que c'est que du respect? L'amour est bien enveloppé là-dedans. Sans lui dire précisément: Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut?
La Princesse. - Je n'ose, Hortense, un reste de fierté me retient.
Hortense. - Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question?
La Princesse. - Vous avez entendu parler de Lélio?
Hortense. - Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille.
La Princesse. - Celui qui commandait l'armée l'engagea par mon ordre à venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas été moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'âme la plus généreuse...
Hortense. - Est-il jeune?
La Princesse. - Il est dans la fleur de son âge.
Hortense. - De bonne mine?
La Princesse. - Il me le paraît.
Hortense. - Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son coeur; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-là mérite attention.
La Princesse. - Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'épouse, savez-vous qu'il n'est, à ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince? Il est vrai que dans nos Etats le privilège des princesses qui règnent est d'épouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges.
Hortense. - Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'être, c'est la même chose; un peu d'attention, s'il vous plaît. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maîtres; donnez à vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance.
La Princesse. - Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chère Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maître; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n'épouser qu'un particulier?
Hortense. - Si vous aurez bonne grâce? Eh! qui en empêchera? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce?
La Princesse. - Eh bien! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio; souffrez que je vous charge de ce soin-là, et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez.
Hortense. - Avec plaisir, Madame; car j'aime à faire de bonnes actions. A la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là, il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément: "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grâce en épousant Lélio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père." Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire.
La Princesse. - Quel fonds de gaieté!... Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez été qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d'enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier; où prendrez-vous votre postérité?
Hortense. - Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousât, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolâtrant demain; plus qu'idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là, disais-je en moi-même; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirât de joie. Hélas! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisième elle baissa à vue d'oeil, et le quatrième il n'y en avait plus. Ah! c'était un triste personnage après cela que le mien.
La Princesse. - J'avoue que cela est affligeant.
Hortense. - Affligeant, Madame, affligeant! Imaginez-vous ce que c'est que d'être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Etre aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices; c'est être l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son âme; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable: ah! que cela est doux à voir! le charmant point de vue pour une femme! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-à-vis de lui; la jolie figure que vous y ferez! Quel opprobre! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie! quelle chute! quelle fin tragique! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio.
La Princesse. - Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes.
Hortense. - Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là-dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous?
La Princesse. - C'est un homme à Lélio.
Hortense. - Il me vient une idée pour vous; ne saurait-il pas qui est son maître?
La Princesse. - Il n'y a pas d'apparence; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques.
Hortense. - N'importe, faisons-lui toujours quelque question.
Scène III
La Princesse, Hortense, Arlequin
Arlequin arrive d'un air désoeuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s'en aller.
La Princesse. - Que cherches-tu, Arlequin? ton maître est-il dans le palais?
Arlequin. - Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne.
La Princesse. - Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maître?
Arlequin. - Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantôt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille? (Hortense rit.) Voilà votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur.
La Princesse. - Arrête, arrête...
Hortense. - Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur.
Arlequin. - Pardi! je ris toujours; que voulez-vous? je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m'amuse à être gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde.
Hortense. - Ta condition est-elle bonne? Es-tu bien avec Lélio?
Arlequin. - Fort bien: nous vivons ensemble de bonne amitié; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drôle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie.
La Princesse, à part. - Il est aussi babillard que joyeux.
Arlequin. - Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame?
Hortense. - Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maître; car on dit qu'il est grand seigneur.
Arlequin. - Il a l'air d'un garçon de famille.
Hortense. - Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est.
Arlequin. - Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué; je lui répondis: Tant pis. Il me dit: Tu me plais, veux-tu venir avec moi? Je lui dis: Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai été près d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah! les mauvaises mazettes!
La Princesse, en riant. - Tu es un historien bien exact.
Arlequin. - Oh! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maître et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drôle de métier que d'avoir un maître ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet.
La Princesse. - Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin.
Arlequin. - Ah! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là... (Quand elles sont parties.) Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon! voilà mon maître.
Scène IV
Lélio, Arlequin
Lélio. - Qu'est-ce que tu fais ici?
Arlequin. - J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments.
Lélio. - Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse? Où est-elle?
Arlequin. - Nous venons de nous quitter.
Lélio. - Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit?
Arlequin. - Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit: Que le diable emporte celui qui les connaît! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs: mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnêtes gens. Après cela elle m'a dit: Je vous salue. Et moi je lui ai dit: Vous me faites trop de grâces. Et puis c'est tout.
Lélio, à part. - Quel galimatias! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informée de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis?
Arlequin. - Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi.
Lélio, en riant. - Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maître, je t'en assure.
Arlequin. - Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi! au moins vous êtes un bohémien de bon compte.
Lélio. - En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois.
Arlequin. - Tenez, d'un autre côté, je m'imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s'ébaudir, et peut-être que c'est un vertigo qui vous a pris aussi.
Lélio, à part. - Ce benêt-là se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par où juges-tu que je pourrais être un prince? Voilà une plaisante idée! Est-ce par le nombre des équipages que j'avais quand je t'ai pris? par ma magnificence?
Arlequin. - Bon! belles bagatelles! tout le monde a de cela; mais, par la mardi! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est là la marque d'un prince.
Lélio. - On peut avoir le coeur bon sans être prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus à travailler qu'un autre; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les Etats. Je suis jeune, c'est une étude qui me sera nécessaire un jour; voilà mon secret, mon enfant.
Arlequin. - Ma foi! cette étude-là ne vous apprendra que misère; ce n'était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes? Vous n'apprendrez rien que des pauvretés.
Lélio. - C'est qu'ils ne me tromperont plus.
Arlequin. - Cela vous gâtera.
Lélio. - D'où vient?
Arlequin. - Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là. En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez.
Lélio, à part les premiers mots. - Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse.
Arlequin. - De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine?
Lélio. - Ne sais-tu pas ton chemin? Tu n'as qu'à traverser cette galerie-là.
Scène V
Lélio, seul.
Lélio. - La Princesse cherche à me connaître, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposé son coeur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l'ont persuadée que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quitté les Etats de mon père, et que je voyage sous ce déguisement pour hâter l'expérience dont j'aurai besoin si je règne un jour, je n'ai fait nulle part un séjour si long qu'ici; à quoi donc aboutira-t-il? Mon père souhaite que je me marie, et me laisse le choix d'une épouse. Ne dois-je pas m'en tenir à cette Princesse? Elle est aimable; et si je lui plais, rien n'est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaît pas. N'en cherchons donc point d'autre qu'elle; déclarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m'est pas indifférente; mais que je l'aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs!
Scène VI
Lélio, Hortense, à qui un garde dit en montrant Lélio.
Un Garde. - Le voilà, Madame.
Lélio, surpris. - Je connais cette dame-là.
Hortense, étonnée. - Que vois-je?
Lélio, s'approchant. - Me reconnaissez-vous, Madame?
Hortense. - Je crois que oui, Monsieur.
Lélio. - Me fuirez-vous encore?
Hortense. - Il le faudra peut-être bien.
Lélio. - Eh pourquoi donc le faudra-t-il? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue?
Hortense. - Monsieur, la conversation commence d'une manière qui m'embarrasse; je ne sais que vous répondre; je ne saurais vous dire que vous me plaisez.
Lélio. - Non, Madame; je ne l'exige point non plus; ce bonheur-là n'est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence.
Hortense. - Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'êtes trop, mais de quoi s'agit-il? Je vous estime, je vous ai une grande obligation; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse; que pourriez-vous me vouloir encore?
Lélio. - Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon coeur.
Hortense. - Oh! je vous consolerais mal; je n'ai point de talents pour être confidente.
Lélio. - Vous, confidente, Madame! Ah! vous ne voulez pas m'entendre.
Hortense. - Non, je suis naturelle; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence.
Lélio. - Eh quoi! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments?
Hortense. - Le chagrin que vous eûtes en me quittant? et à propos de quoi? Qu'est-ce que c'était que votre tristesse? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus.
Lélio. - Que ne m'en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare?
Hortense. - Quoi! c'est là ce que vous entendiez? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là, je vous prie de croire que j'étais dans la meilleure foi du monde.
Lélio. - Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage.
Hortense, le regardant de côté. - Vous ne m'avez donc point oubliée?
Lélio. - Non, Madame, je ne l'ai jamais pu; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais... Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra; mais je vois bien que je me suis trompé.
Hortense. - Je me souviens de ce regard-là, par exemple.
Lélio. - Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi?
Hortense. - Je pensais apparemment que je vous devais la vie.
Lélio. - c'était donc une pure reconnaissance?
Hortense. - J'aurais de la peine à vous rendre compte de cela; j'étais pénétrée du service que vous m'aviez rendu, de votre générosité; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'étais peut-être moi-même; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner; il y a des moments où des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passée de savoir votre secret.
Lélio. - Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul?
Hortense. - Tout seul! ôtez-moi donc mon coeur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même... Que vous dirai-je? je me méfie de tout.
Lélio. - Il est vrai que votre pitié m'est bien due; j'ai plus d'un chagrin; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous étiez mariée.
Hortense. - Hé bien, je suis veuve; perdez du moins la moitié de vos chagrins; à l'égard de celui de n'être point aimé...
Lélio. - Achevez, Madame: à l'égard de celui-là?...
Hortense. - Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée... Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maîtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi? A quoi donc mon amour aboutirait-il?
Lélio. - Il n'aboutira à rien, dès lors qu'il n'est qu'une supposition.
Hortense. - J'avais oublié que je le supposais.
Lélio. - Ne deviendra-t-il jamais réel?
Hortense, s'en allant. - Je ne vous dirai plus rien; vous m'avez demandé la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. (Elle part.)
Scène VII
Lélio, un moment seul.
Lélio. - Voici un coup de hasard qui change mes desseins; il ne s'agit plus maintenant d'épouser la Princesse; tâchons de m'assurer parfaitement du coeur de la personne que j'aime, et s'il est vrai qu'il soit sensible pour moi.
Scène VIII
Lélio, Hortense
Hortense, revient. - J'oubliais à vous informer d'une chose: la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu.
Lélio, l'arrêtant avec un air et un ton de surprise. - Eh! de grâce, Madame, arrêtez-vous un instant. Quoi! la Princesse elle-même vous aurait chargée de me dire...
Hortense. - Voilà de grands transports; mais je n'ai pas charge de les rapporter; j'ai dit ce que j'avais à vous dire, vous m'avez entendue; je n'ai pas le temps de le répéter, et je n'ai rien à savoir de vous. (Elle s'en va; Lélio, piqué, l'arrête.)
Lélio. - Et moi, Madame, ma réponse à cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter à la Princesse.
Hortense, l'arrêtant. - Y songez-vous? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis.
Lélio. - Cette réflexion m'arrête; mais il est cruel de se voir soupçonné de joie, quand on n'a que du trouble.
Hortense, d'un air de dépit. - Oh fort cruel! Vous avez raison de vous fâcher! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort! Il doit vous rester de violents chagrins!
Lélio, lui baisant la main. - Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu'avec ma vie.
Hortense. - Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là?
Lélio. - Que vous les honoriez d'un peu de retour.
Hortense. - Je ne veux point, car je n'oserais.
Lélio. - Je réponds de tout; nous prendrons nos mesures, et je suis d'un rang...
Hortense. - Votre rang est d'être un homme aimable et vertueux, et c'est là le plus beau rang du monde; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui? moi, vous aimer... vous accorder mon amour pour vous empêcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-être pis! mon coeur vous ferait là de beaux présents! Non, Lélio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient.
Lélio l'arrête. - J'obéirai, je me conduirai comme vous voudrez; je ne vous demande plus qu'une grâce; c'est de vouloir bien, quand l'occasion s'en présentera, que j'aie encore une conversation avec vous.
Hortense. - Prenez-y garde; une conversation en amènera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien.
Lélio. - Ne me refusez pas.
Hortense. - N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir.
Lélio. - Je vous en conjure.
Hortense, en s'en allant. - Soit; perdez-vous donc, puisque vous le voulez.
Scène IX
Lélio, seul.
Lélio. - Je suis au comble de la joie; j'ai retrouvé ce que j'aimais, j'ai touché le seul coeur qui pouvait rendre le mien heureux; il ne s'agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la manière dont je m'y prendrai pour m'assurer sa main.
Scène X
Frédéric, Lélio
Frédéric. - Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot?
Lélio. - Volontiers, Monsieur.
Frédéric. - Je me flatte d'être de vos amis.
Lélio. - Vous me faites honneur.
Frédéric. - Sur ce pied-là, je prendrai la liberté de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrétaire d'Etat de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire à sa place; dans le rang où je suis; je n'ai plus qu'un pas à faire pour la remplir; naturellement elle me paraît due; il y a vingt-cinq ans que je sers l'Etat en qualité de conseiller de la Princesse; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense à moi; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous.
Lélio, le regardant d'un air aisé. - Vous y dites donc beaucoup de bien de moi?
Frédéric. - Assurément.
Lélio. - Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela.
Frédéric. - Je vous le répète encore. D'où vient que vous me tenez ce discours?
Lélio, après l'avoir examiné. - Oui, vous soutenez cela à merveille; l'admirable homme de cour que vous êtes!
Frédéric. - Je ne vous comprends pas.
Lélio. - Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnête homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'à trahir ses sentiments.
Frédéric. - Jusqu'à trahir mes sentiments! Et par où jugez-vous que l'amitié dont je vous parle ne soit pas vraie?
Lélio. - Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne.
Frédéric. - Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi.
Lélio. - C'est de la Princesse elle-même que je tiens ce que je vous dis; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystère, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d'en prendre. Oh! si vous appelez cela de l'amitié, vous en avez beaucoup pour moi; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition.
Frédéric, d'un ton sérieux. - Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l'Etat m'a fait tenir ces discours-là, et que je craignais qu'on ne se repentît de vous avancer trop; je vous ai cru suspect et dangereux; voilà la vérité.
Lélio. - Parbleu! vous me charmez de me parler ainsi! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'être dangereux pour l'Etat? Vous êtes louable, Monsieur, et votre zèle est digne de récompense; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançât, parce que vous me croyez un espion; et moi je craindrais qu'on ne vous fît ministre, parce que je ne crois pas que l'Etat y gagnât; ainsi je ne parlerai point pour vous... Ne m'en louez-vous pas aussi?
Frédéric. - Vous êtes fâché.
Lélio. - Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous.
Frédéric. - Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre.
Lélio. - Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l'Etat, il faudrait travailler à vous faire ministre.
Frédéric. - Vous refusez l'offre que je vous fais!
Lélio. - Un espion devenir votre gendre! Votre fille devenir la femme d'un aventurier! Ah! je vous demande grâce pour elle; j'ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition; c'est trop aimer la fortune.
Frédéric. - Je crois offrir ma fille à un homme d'honneur; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune! Qui est-ce qui n'aimerait pas à gouverner?
Lélio. - Celui qui en serait digne.
Frédéric. - Celui qui en serait digne?
Lélio. - Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-là n'y verrait que de la peine.
Frédéric. - Vous avez bien de la fierté.
Lélio. - Point du tout, ce n'est que du zèle.
Frédéric. - Ne vous flattez pas tant; on peut tomber de plus haut que vous n'êtes, et la Princesse verra clair un jour.
Lélio. - Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l'heure.
Scène XI
Lélio, Frédéric, La Princesse
La Princesse. - Je vous cherchais, Lélio. Vous êtes de ces personnes que les souverains doivent s'attacher; il ne tiendra pas à moi que vous ne vous fixiez ici, et j'espère que vous accepterez l'emploi de mon premier secrétaire d'Etat, que je vous offre.
Lélio. - Vos bontés sont infinies, Madame; mais mon métier est la guerre.
La Princesse. - Vous faites mieux qu'un autre tout ce que vous voulez faire; et quand votre présence sera nécessaire à l'armée, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables: ce que vous ferez n'est pas sans exemple dans cet Etat.
Lélio. - Madame, vous avez d'habiles gens ici, d'anciens serviteurs, à qui cet emploi convient mieux qu'à moi.
La Princesse. - La supériorité de mérite doit l'emporter en pareil cas sur l'ancienneté de services; et d'ailleurs Frédéric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n'y étiez pas; mais il m'est affectionné, et je suis sûre qu'il se soumet de bon coeur au choix qui m'a paru le meilleur. Frédéric, soyez ami de Lélio; je vous le recommande. Frédéric fait une profonde révérence; la Princesse continue. C'est aujourd'hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l'usage me donne aujourd'hui une fête que je vais voir. Lélio, donnez-moi la main pour m'y conduire; vous y verra-t-on, Frédéric?
Frédéric. - Madame, les fêtes ne me conviennent plus.
Scène XII
Frédéric, seul.
Frédéric. - Si je ne viens à bout de perdre cet homme-là, ma chute est sûre... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d'où il vient, m'arrache le ministère, le fruit de trente années de travail!... Quel coup de malheur! je ne puis digérer une aussi bizarre aventure. Et je n'en saurais douter, c'est l'amour qui a nommé ce ministre-là: oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l'histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l'ambassadeur du roi de Castille, dont j'ai la confiance? Voici le valet de cet aventurier; tâchons à quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intérêts, il pourra m'être utile.
Scène XIII
Frédéric, Arlequin
Il entre en comptant de l'argent dans son chapeau.
Frédéric. - Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche?
Arlequin. - Chut! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller; n'est-ce pas trois sols que je perds?
Frédéric. - Cela est juste.
Arlequin. - Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec!
Frédéric. - Quoi! tu jures pour trois sols de perte! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole.
Arlequin. - Le brave conseiller que vous êtes! (Il saute.) Hi! hi! Vous méritez bien une cabriole.
Frédéric. - Te voilà de meilleure humeur.
Arlequin. - Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons; je ne vous comptais pas, au moins.
Frédéric. - J'en suis persuadé.
Arlequin, recomptant son argent. - Mais il me manque toujours trois sols.
Frédéric. - Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole.
Arlequin. - Il y a bien des trois sols dans une pistole! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau.
Frédéric. - Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre.
Arlequin. - Ho ho deux cabrioles.
Frédéric. - Aimes-tu l'argent?
Arlequin. - Beaucoup.
Frédéric. - Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune?
Arlequin. - Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience.
Frédéric. - Ecoute; j'ai bien peur que la faveur de ton maître ne soit pas longue; elle est un grand coup de hasard.
Arlequin. - C'est comme s'il avait gagné aux cartes.
Frédéric. - Le connais-tu?
Arlequin. - Non, je crois que c'est quelque enfant trouvé.
Frédéric. - Je te conseillerais de t'attacher à quelqu'un de stable; à moi, par exemple.
Arlequin. - Ah! vous avez l'air d'un bon homme; mais vous êtes trop vieux.
Frédéric. - Comment, trop vieux!
Arlequin. - Oui, vous mourrez bientôt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié.
Frédéric. - J'espère que tu ne seras pas bon prophète; mais je puis te faire beaucoup de bien en très peu de temps.
Arlequin. - Tenez, vous avez raison; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille; et voilà comme je dis: Un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout; cela n'est-il pas magnifique?
Frédéric. - Tu me cites là de beaux avantages! Je ne prétends pas que tu t'attaches à moi pour être mon domestique; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien.
Arlequin. - Oh! dame! ma prudence dit que vous avez raison; je suis debout, et vous me faites asseoir; cela vaut mieux.
Frédéric. - Il n'y a point de comparaison.
Arlequin. - Pardi! vous me traitez comme votre enfant; il n'y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille! voilà une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant!
Frédéric. - Oui, ta physionomie me plaît, je te trouve un bon garçon.
Arlequin. - Oh! pour cela, je suis drôle comme un coffre; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hâte d'être riche et bien aise.
Frédéric. - Ils te sont assurés, te dis-je; mais il faut que tu me rendes un petit service; puisque tu te donnes à moi, tu n'en dois pas faire de difficulté.
Arlequin. - Je vous regarde comme mon père.
Frédéric. - Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le décèlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement; et en attendant que je te récompense entièrement voilà par avance de l'argent que je te donne encore.
Arlequin. - Avancez-moi encore la fille; nous la rabattrons sur le reste.
Frédéric. - On ne paie un service qu'après qu'il est rendu, mon enfant; c'est la coutume.
Arlequin. - Coutume de vilain que cela!
Frédéric. - Tu n'attendras que trois semaines.
Arlequin. - J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille à compte; je ne plaiderai pas contre mon écrit.
Frédéric. - Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis; pourquoi hésites-tu?
Arlequin. - Tout franc, c'est que la commission me chiffonne.
Frédéric. - Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir!
Arlequin. - Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien à lui dire; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maître, là?
Frédéric. - C'est une simple curiosité qui me prend.
Arlequin. - Hom... il y a de la malice là-dessous; vous avez l'air d'un sournois; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien.
Frédéric. - Que te mets-tu donc dans l'esprit? Tu n'y songes pas, Arlequin.
Arlequin, d'un ton triste. - Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine à m'empêcher d'être un coquin; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'ôte mon bien, mes emplois et une jolie fille? Par la mardi, vous êtes bien méchant, d'avoir été trouver l'invention de cette fille.
Frédéric, à part. - Ce butor-là m'inquiète avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d'être si longtemps à prendre ton parti? D'où vient ton scrupule? De quoi s'agit-il? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-être, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds?
Arlequin. - Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon; vos emplois, de la marchandise de chien; voilà mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maître; peut-être récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience.
Frédéric. - Comment! tu vas trouver la Princesse et ton maître! Et d'où vient?
Arlequin. - Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise.
Frédéric. - Misérable! as-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer?
Arlequin. - Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la réputation?
Frédéric. - Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras; m'entends-tu bien?
Arlequin, se moquant. - Brrrr! ma vie n'a jamais servi de caution; je boirai encore bouteille trente ans après votre trépassement. Vous êtes vieux comme le père à trétous, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu.
Frédéric, outré. - Arrête, Arlequin; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler; c'est toi-même que je te conjure d'épargner, en te priant de sauver mon honneur; encore une fois; arrête, la situation d'esprit où tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence.
Arlequin, comme transporté. - Comment! cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols: est-ce que cela se fait? Moi, je prends cela, parce que je suis honnête, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné le coeur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bâton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maître, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse; cela se peut-il souffrir?
Frédéric. - Doucement, Arlequin; quelqu'un peut venir; j'ai tort mais finissons; j'achèterai ton silence de tout ce que tu voudras; parle, que me demandes-tu?
Arlequin. - Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde.
Frédéric. - Dis ce que tu veux; tes longueurs me tuent.
Arlequin, réfléchissant. - Pourtant, ce que c'est que d'être honnête homme! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous! Allons, présentez-moi votre requête, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous êtes Arlequin.
Frédéric, à part. - Je ne sais où j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinité d'autres présomptions, et la quantité d'argent que je lui ai donné prouve encore contre moi. (A Arlequin.) Finissons, mon enfant, que te faut-il?
Arlequin. - Oh tout bellement; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi; à cette heure que c'est vous qui l'êtes, je veux prendre ma revanche.
Frédéric soupire. - Ah je suis perdu!
Arlequin, à part. - Il me fait pitié. Allons, consolez-vous; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous.
Frédéric. - Tu n'as qu'à dire.
Arlequin. - Avez-vous encore de cet argent jaune? J'aime cette couleur-là; elle dure plus longtemps qu'une autre.
Frédéric. - Voilà tout ce qui m'en reste.
Arlequin. - Bon; ces pistoles-là, c'est pour votre pénitence de m'avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois.
Frédéric. - Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maître.
Arlequin. - J'aurai un commis; et pour l'argent qu'il m'en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an.
Frédéric. - Soit, tu seras content; mais me promets-tu de te taire?
Arlequin. - Touchez là; c'est marché fait.
Frédéric. - Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille.
Arlequin, le rappelant. - St st st st st...
Frédéric, revenant. - Que me veux-tu?
Arlequin. - Et à propos, nous oublions cette jolie fille.
Frédéric. - Tu dis que c'est une guenon.
Arlequin. - Oh j'aime assez les guenons.
Frédéric. - Eh bien! je tâcherai de te la faire avoir.
Arlequin. - Et moi, je tâcherai de me taire.
Frédéric. - Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantôt; tu la verras. (A part.) Peut-être me le débauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire.
Arlequin. - Je veux avoir son coeur sans tricherie.
Frédéric. - Sans doute; sortons d'ici.
Arlequin. - Dans un quart d'heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prête.
Acte II
Scène première
Lisette, Arlequin
Arlequin. - Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance.
Lisette. - Quoi! un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un?
Arlequin. - Un aussi joli garçon que moi! Oh! cela me confond; je ne mérite pas le pain que je mange.
Lisette. - Pourquoi donc? Qu'avez-vous fait?
Arlequin. - J'ai fait une insolence; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes? dites-moi sans façon; faites-moi bien de la honte, ne m'épargnez pas.
Lisette. - Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit.
Arlequin, s'agenouillant. - M'amie, vous n'êtes point assez rude, mais je sais mon devoir.
Lisette. - Levez-vous donc, mon cher; je vous ai déjà pardonné.
Arlequin. - Ecoutez-moi; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... le reste est si gros qu'il m'étrangle.
Lisette. - Vous avez dit?...
Arlequin. - J'ai dit que vous n'étiez qu'une guenon.
Lisette, fâchée. - Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle?
Arlequin, pleurant. - Je confesse que j'en ai menti.
Lisette. - Je me croyais plus supportable; voilà la vérité.
Arlequin. - Ne vous ai-je pas dit que j'étais un misérable? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois...
Lisette. - Comment! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là? Vous ne m'aviez jamais vue?
Arlequin. - Pas seulement le bout de votre nez.
Lisette. - Eh! mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent?
Arlequin. - Vous êtes délicieuse.
Lisette. - Eh bien! vous ne m'avez pas insultée; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l'amour que vous avez pour moi? Allez, mon ami, ne songez plus à cela.
Arlequin. - Quand je vous regarde, je me trouve si sot!
Lisette. - Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez; car vous me plaisez beaucoup, vous.
Arlequin, charmé. - Oh! oh! oh! vous me faites mourir d'aise.
Lisette. - Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez?
Arlequin. - Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime?... Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte.
Lisette. - Vous voulez m'épouser?
Arlequin. - Oh! je ne badine point; je vous recherche honnêtement, par-devant notaire.
Lisette. - Vous êtes tout à moi?
Arlequin. - Comme un quarteron d'épingles que vous auriez acheté chez le marchand.
Lisette. - Vous avez envie que je sois heureuse?
Arlequin. - Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie: manger, boire et dormir, voilà l'ouvrage que je vous souhaite.
Lisette. - Eh bien! mon ami, il faut que je vous avoue une chose; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours.
Arlequin. - Oh! oh!
Lisette. - Vous passâtes dans ce moment-là, et on me dit: Voyez-vous ce joli brunet qui passe? il s'appelle Arlequin.
Arlequin. - Tout juste.
Lisette. - Il vous aimera.
Arlequin. - Ah! l'habile homme!
Lisette. - Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusé au seigneur Frédéric; et de là, s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu'on m'a prédit. Vous m'aimez déjà, vous voulez m'épouser; la prédiction est bien avancée; à l'égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c'est; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit; quant à moi, il m'a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez.
Arlequin, étonné. - Cela est admirable! je vous aime, cela est vrai; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m'a proposé d'être un fripon; je n'ai pas voulu l'être, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par là; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d'arriver.
Lisette. - Prenez garde: on ne m'a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie; on m'a seulement prédit que vous croiriez que c'en serait une.
Arlequin. - Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompé.
Lisette. - Cela va tout seul.
Arlequin. - Je suis un grand nigaud; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin; je suis fâché d'avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric; je lui ai fait donner tout son argent; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution; je ne devinais pas qu'il y avait une prédiction qui me donnait le tort.
Lisette. - Sans doute.
Arlequin. - Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse.
Lisette. - Oh! gardez ce que vous avez reçu.
Arlequin. - Cet argent-là m'était dû comme une lettre de change; si j'allais le rendre, cela gâterait l'horoscope, et il ne faut pas aller à l'encontre d'un astrologue.
Lisette. - Vous avez raison. Il ne s'agit plus à présent que d'obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise.
Arlequin. - Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prédiction m'a transporté à vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise.
Lisette, riant. - L'astrologue n'a pas parlé de cet article-là.
Arlequin. - Il l'aura peut-être oublié.
Lisette. - Apparemment; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui.
Arlequin. - Voilà mon maître; je dois être encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur Frédéric.
Lisette. - Ne tardez pas.
Scène II
Lélio, Arlequin
Lélio arrive rêveur, sans voir Arlequin qui se retire à quartier. Lélio s'arrête sur le bord du théâtre en rêvant.
Arlequin, à part. - Il ne me voit pas. Voyons sa pensée.
Lélio. - Me voilà dans un embarras dont je ne sais comment me tirer.
Arlequin, à part. - Il est embarrassé.
Lélio. - Je tremble que la Princesse, pendant la fête, n'ait surpris mes regards sur la personne que j'aime.
Arlequin, à part. - Il tremble à cause de la Princesse... tubleu!... ce frisson-là est une affaire d'Etat... vertuchoux!
Lélio. - Si la Princesse vient à soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dérobera, et peut-être fera-t-elle pis.
Arlequin, à part. - Oh! oh!... la dérobera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-là que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue.
Lélio. - J'aurais besoin d'une entrevue.
Arlequin, à part. - Qu'est-ce que c'est qu'une entrevue? Je crois qu'il parle latin... Le pauvre homme! il me fait pitié pourtant; car peut-être qu'il en mourra; mais l'horoscope le veut. Cependant si j'avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler. (Il retourne dans le fond du théâtre et de là il accourt comme s'il arrivait, et dit:) Ah! mon cher maître!
Lélio. - Que me veux-tu?
Arlequin. - Je viens vous demander ma petite fortune.
Lélio. - Qu'est-ce que c'est que cette fortune?
Arlequin. - C'est que le seigneur Frédéric m'a promis tout plein mes poches d'argent, si je lui contais un peu ce que vous êtes, et tout ce que je sais de vous; il m'a bien recommandé le secret, et je suis obligé de le garder en conscience; ce que j'en dis, ce n'est que par manière de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu'il demande? Vous savez que je suis pauvre; l'argent qui m'en viendra, je le mettrai en rente ou je le prêterai à usure.
Lélio. - Que Frédéric est lâche! Mon enfant, je pardonne à ta simplicité le compliment que tu me fais. Tu as de l'honneur à ta manière, et je ne vois nul inconvénient pour moi à te laisser profiter de la bassesse de Frédéric. Oui, reçois son argent; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t'ai dit que j'étais, et ce que tu sais.
Arlequin. - Votre foi?
Lélio. - Fais; j'y consens.
Arlequin. - Ne vous gênez point, parlez-moi sans façon; je vous laisse la liberté; rien de force.
Lélio. - Va ton chemin, et n'oublie pas surtout de lui marquer le souverain mépris que j'ai pour lui.
Arlequin. - Je ferai votre commission.
Lélio. - J'aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent.
Scène III
Arlequin, seul.
Arlequin. - Quand on a un peu d'esprit, on accommode tout. Un butor aurait été chagriner son maître sans lui en demander honnêtement le privilège. A cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitié, au moins... Mais voilà cette Princesse avec sa camarade.
Scène IV
La Princesse, Hortense, Arlequin
La Princesse, à Arlequin. - Il me semble avoir vu de loin ton maître avec toi.
Arlequin. - Il vous a semblé la vérité, Madame; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas là pour vous dédire.
La Princesse. - Va le chercher, et dis-lui que j'ai à lui parler.
Arlequin. - J'y cours, Madame. (Il va et revient.) Si je ne le trouve pas, qu'est-ce que je lui dirai?
La Princesse. - Il ne peut pas encore être loin, tu le trouveras sans doute.
Arlequin, à part. - Bon, je vais tout d'un coup chercher le seigneur Frédéric.
Scène V
La Princesse, Hortense
La Princesse. - Ma chère Hortense, apparemment que ma rêverie est contagieuse; car vous devenez rêveuse aussi bien que moi.
Hortense. - Que voulez-vous, Madame? Je vous vois rêver, et cela me donne un air pensif; je vous copie de figure.
La Princesse. - Vous copiez si bien, qu'on s'y méprendrait. Quant à moi, je ne suis point tranquille; le rapport que vous me faites de Lélio ne me satisfait pas. Un homme à qui vous avez fait apercevoir que je l'aime, un homme à qui j'ai cru voir du penchant pour moi, devrait, à votre discours, donner malgré lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect; cela est bien froid.
Hortense. - Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid; je ne lui ai pas dit crûment: La Princesse vous aime; il ne m'a pas répondu crûment: J'en suis charmé; il ne lui a pas pris des transports; mais il m'a paru pénétré d'un profond respect. J'en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place.
La Princesse. - Vous êtes femme d'esprit; lui avez vous senti quelque surprise agréable?
Hortense. - De la surprise? Oui, il en a montré; à l'égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinât; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui.
La Princesse, souriant d'un air forcé. - Vous êtes fort contente de lui, Hortense; N'y aurait-il rien d'équivoque là-dessous? Qu'est-ce que cela signifie?
Hortense. - Ce que signifie je suis contente de lui? Cela veut dire... En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui; on ne saurait expliquer cela qu'en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a répondu sur votre chapitre; l'aimez-vous mieux de cette façon-là?
La Princesse. - Cela est plus clair.
Hortense. - C'est pourtant la même chose.
La Princesse. - Ne vous fâchez point; je suis dans une situation d'esprit qui mérite un peu d'indulgence. Il me vient des idées fâcheuses, déraisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout; je crois que j'ai été jalouse de vous, oui de vous-même, qui êtes la meilleure de mes amies, qui méritez ma confiance, et qui l'avez. Vous êtes aimable, Lélio l'est aussi; vous vous êtes vu tous deux; vous m'avez fait un rapport de lui qui n'a pas rempli mes espérances; je me suis égarée là-dessus; j'ai vu mille chimères; vous étiez déjà ma rivale. Qu'est-ce que c'est que l'amour, ma chère Hortense! Où est l'estime que j'ai pour vous, la justice que je dois vous rendre? Me reconnaissez-vous? Ne sont-ce pas là les faiblesses d'un enfant que je rapporte?
Hortense. - Oui; mais les faiblesses d'un enfant de votre âge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien à démêler avec elles.
La Princesse. - Ecoutez; je n'ai pas tant de tort; tantôt pendant que nous étions à cette fête, Lélio n'a presque regardé que vous, vous le savez bien.
Hortense. - Moi, Madame?
La Princesse. - Hé bien, vous n'en convenez pas; cela est mal entendu, par exemple; il semblerait qu'il y a du mystère; n'ai-je pas remarqué que les regards de Lélio vous embarrassaient, et que vous n'osiez pas le regarder, par considération pour moi sans doute?... Vous ne me répondez pas?
Hortense. - C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire; si je me tais, c'est du mystère; si je parle, autre mystère; enfin je suis mystère depuis les pieds jusqu'à la tête. En vérité, je n'ose pas me remuer; j'ai peur que vous n'y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vôtre, Madame! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-là.
La Princesse. - Encore une fois, je me condamne; mais vous n'êtes pas mon amie pour rien; vous êtes obligée de me supporter; j'ai de l'amour, en un mot, voilà mon excuse.
Hortense. - Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vôtre; de la manière dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas; peut-on de fardeau plus ingrat?
La Princesse, d'un air sérieux. - Hortense, je vous croyais plus d'attachement pour moi; et je ne sais que penser, après tout, du dégoût que vous témoignez. Quand je répare mes soupçons à votre égard par l'aveu franc que je vous en fais, mon amour vous déplaît trop; je n'y comprends rien; on dirait presque que vous en avez peur.
Hortense. - Ah la désagréable situation! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté! Que faudra-t-il donc que je devienne? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fâcherai en parlant, toujours je vous fâcherai en ne disant mot: je ne saurais donc me corriger; voilà une querelle fondée pour l'éternité; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rêveuse; après cela il faut que je m'explique. Lélio m'a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tête me tourne, je ne sais où je suis; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse.
La Princesse, la caressant. - Non, ma chère Hortense, vous ne me quitterez point; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m'aimiez; j'abjure toutes mes faiblesses; vous êtes mon amie, je suis la vôtre, et cela durera toujours.
Hortense. - Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez; laissez-moi partir; comptez que je le fais pour le mieux.
La Princesse. - Non, ma chère; je vais faire arrêter tous vos équipages, vous ne vous servirez que des miens; et, pour plus de sûreté, à toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu'avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble; voilà tous les voyages que vous ferez; point de mutinerie; je n'en rabattrai rien. A l'égard de Lélio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera.
Hortense. - Moi, voir Lélio, Madame! Et si Lélio me regarde? il a des yeux. Et si je le regarde? j'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas? car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite? les fermerai-je? les détournerai-je? Voilà tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore: Cela est bien froid; comme si je n'avais qu'à lui dire: Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'être aveugle, sourde et muette; je ne serais peut-être pas encore à l'abri de votre chicane.
La Princesse. - Toute cette vivacité-là ne me fait point de peur; je vous connais: vous êtes bonne, mais impatiente; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd'hui.
Hortense. - Souffrez que je m'éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence; n'est-ce pas la même chose?
La Princesse. - Ne m'en parlez plus, vous m'affligez. Voici Lélio, qu'apparemment Arlequin aura averti de ma part; prenez de grâce, un air moins triste; je n'ai qu'un mot à lui dire; après l'instruction que vous lui avez donnée, nous jugerons bientôt de ses sentiments, par la manière dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang; mais il peut avoir le coeur pris.
Scène VI
Lélio, Hortense, La Princesse
Lélio. - Je me rends à vos ordres, Madame. Arlequin m'a dit que vous souhaitiez me parler.
La Princesse. - Je vous attendais, Lélio; vous savez quelle est la commission de l'ambassadeur du roi de Castille, qu'on est convenu d'en délibérer aujourd'hui. Frédéric s'y trouvera; mais c'est à vous seul à décider. Il s'agit de ma main que le roi de Castille demande; vous pouvez l'accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions là-dessus; je m'en tiens à souhaiter que vous les deviniez. J'ai quelques ordres à donner; je vous laisse un moment avec Hortense, à peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l'estime que j'ai pour vous ait son aveu.
Elle sort.
Scène VII
Lélio, Hortense
Lélio. - Enfin, Madame, il est temps que vous décidiez de mon sort, il n'y a point de moments à perdre. Vous venez d'entendre la Princesse; elle veut que je prononce sur le mariage qu'on lui propose. Si je refuse de le conclure, c'est entrer dans ses vues, et lui dire que je l'aime; si je le conclus, c'est lui donner des preuves d'une indifférence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante; que résolvez-vous en ma faveur? Il faut que je me dérobe d'ici incessamment; mais vous, Madame, y resterez-vous? Je puis vous offrir un asile où vous ne craindrez personne. Oserai-je espérer que vous consentiez aux mesures promptes et nécessaires?...
Hortense. - Non, Monsieur, n'espérez rien, je vous prie; ne parlons plus de votre coeur, et laissez le mien en repos; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu; je n'entends parler que d'amour à droite et à gauche, il m'environne; il m'obsède, et le vôtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus.
Lélio. - Quoi! Madame, c'en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez?
Hortense. - Si vous cherchez à m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte; je n'aime point qu'on exerce mon courage.
Lélio. - Ah! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour résister à ma douleur.
Hortense. - Eh! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent; brisons là-dessus.
Lélio. - Il n'est que trop vrai que vous pouvez m'écouter sans aucun risque.
Hortense. - Il n'est que trop vrai! Oh! je suis plus difficile en vérités que vous; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous! En vérité, Monsieur, vous n'y songez pas: il n'est que trop vrai! Si cela était si vrai, j'en saurais quelque chose; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas.
Lélio. - Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu'ai-je fait depuis tantôt qui puisse mériter que vous la combattiez?
Hortense. - Ce que vous avez fait? Pourquoi me rencontrez-vous ici? Qu'y venez-vous chercher? Vous êtes arrivé à la cour; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime; vous dépendez d'elle, j'en dépends de même; elle est jalouse de moi: voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remède à cela, puisque je n'en trouve point.
Lélio, étonné. - La Princesse est jalouse de vous?
Hortense. - Oui, très jalouse: peut-être actuellement sommes-nous observés l'un et l'autre; et après cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver: car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon coeur vous serait inutile; vous ne m'écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh! Lélio, qu'est-ce que c'est que votre amour? Vous ne me ménagez point; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nôtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage? Je refuse de vous aimer: qu'est-ce que j'y gagne? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir? Non, Lélio, non; le plaisir n'est pas grand. Vous êtes un ingrat; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empêche de vous aimer? cela est-il si difficile? n'ai-je pas le coeur libre? n'êtes-vous pas aimable? ne m'aimez-vous pas assez? que vous manque-t-il? vous n'êtes pas raisonnable. Je vous refuse mon coeur avec le péril qu'il y a de l'avoir; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l'aurez point; voilà d'où me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous? Que vous faut-il? Qu'appelez-vous aimer? Je n'y comprends rien.
Lélio, vivement. - C'est votre main qui manque à mon bonheur.
Hortense, tendrement. - Ma main!... Ah! je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durât longtemps.
Lélio, animé. - Mon coeur ne peut suffire à toute ma tendresse. Madame, prêtez-moi, de grâce, un moment d'attention, je vais vous instruire.
Hortense. - Arrêtez, Lélio; j'envisage un malheur qui me fait frémir; je ne sache rien de si cruel que votre obstination; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon coeur en repos, vous n'en faites rien; voilà qui est fini; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours: c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une manière de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu'à présent vous ayez envie de parler de votre amour; ainsi changeons de sujet.
Lélio. - Oui, Madame, je vois bien que votre résolution est prise. La seule espérance d'être uni pour jamais avec vous m'arrêtait encore ici; je m'étais flatté, je l'avoue; mais c'est bien peu de chose que l'intérêt que l'on prend à un homme à qui l'on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien; vos refus n'en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame; il n'y a plus de séjour ici pour moi; je pars dans l'instant, et je ne vous oublierai jamais.
Il s'éloigne.
Hortense, pendant qu'il s'en va. - Oh! je ne sais plus où j'en suis; je n'avais pas prévu ce coup-là. (Elle l'appelle.) Lélio!
Lélio, revenant. - Que me voulez-vous, Madame?
Hortense. - Je n'en sais rien; vous êtes au désespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela.
Lélio. - Vous me haïrez si je ne vous quitte.
Hortense. - Je ne vous hais plus quand vous me quittez.
Lélio. - Daignez donc consulter votre coeur.
Hortense. - Vous voyez bien les conseils qu'il me donne; vous partez, je vous rappelle; je vous rappellerai, si je vous renvoie; mon coeur ne finira rien.
Lélio. - Eh! Madame, ne me renvoyez plus; nous échapperons aisément à tous les malheurs que vous craignez; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance...
Hortense, vivement. - Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Echapper à nos malheurs! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici? le pourrons-nous? n'a-t-on pas les yeux sur nous? ne serez-vous pas arrêté? Adieu; je vous dois la vie; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vôtre. Vous dites que vous m'aimez; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel; partez, ma tendresse vous l'ordonne; ou restez ici l'homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse.
Elle s'en va comme en colère.
Lélio, d'un ton de dépit. - Je partirai donc, puisque vous le voulez; mais vous prétendez me sauver la vie, et vous n'y réussirez pas.
Hortense, se retournant de loin. - Vous me rappelez donc à votre tour?
Lélio. - J'aime autant mourir que de ne vous plus voir.
Hortense. - Ah! voyons donc les mesures que vous voulez prendre.
Lélio, transporté de joie. - Quel bonheur! je ne saurais retenir mes transports.
Hortense, nonchalamment. - Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures...
Lélio. - Que n'ai-je, au lieu d'une couronne qui m'attend, l'empire de la terre à vous offrir?
Hortense, avec une surprise modeste. - Vous êtes né prince? Mais vous n'avez qu'à me garder votre coeur, vous ne me donnerez rien qui le vaille; achevons.
Lélio. - J'attends demain incognito un courrier du roi de Léon, mon père.
Hortense. - Arrêtez, Prince; Frédéric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantôt de vos résolutions.
Lélio. - Je crains encore vos inquiétudes.
Hortense. - Et moi, je ne crains plus rien; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde; vous me l'avez donnée, je m'en trouve bien; c'est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez.
Lélio. - Tout ira bien, Madame; je ne conclurai rien avec l'Ambassadeur pour gagner du temps; je vous reverrai tantôt
Scène VIII
L'Ambassadeur, Lélio, Frédéric
Frédéric, à part à l'Ambassadeur. - Vous sentirez, j'en suis sûr, jusqu'où va l'audace de ses espérances.
L'Ambassadeur, à Lélio. - Vous savez, Monsieur, ce qui m'amène ici, et votre habileté me répond du succès de ma commission. Il s'agit d'un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maître. Tout invite à le conclure; jamais union ne fut peut-être plus nécessaire. Vous n'ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prétendent avoir sur une partie de cet Etat, par les alliances...
Lélio. - Laissons là ces droits historiques, Monsieur; je sais ce que c'est; et quand on voudra, la Princesse en produira de même valeur sur les Etats du roi votre maître. Nous n'avons qu'à relire aussi les alliances passées, vous verrez qu'il y aura quelqu'une de vos provinces qui nous appartiendra.
Frédéric. - Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit.
L'Ambassadeur. - Laissons-les donc pour le présent, j'y consens; mais la trop grande proximité des deux Etats entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientôt entre deux nations voisines, et dont les intérêts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatigués; mille occasions vous ont prouvé que vos ressources sont inégales aux nôtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez à des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n'avait été occupée ailleurs, les choses auraient bien changé de face.
Lélio. - Point du tout; il en aurait été de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siècles que cet Etat se défend contre le vôtre, où sont vos progrès? Je n'en vois point qui puissent justifier cette grande inégalité de forces dont vous parlez.
L'Ambassadeur. - Vous ne vous êtes soutenus que par des secours étrangers.
Lélio. - Ces mêmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services; et voilà comment subsistent les Etats: la politique de l'un arrête l'ambition de l'autre.
Frédéric. - Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un même maître.
Lélio. - Fort bien; mais nos peuples n'ont-ils pas leurs lois particulières? Etes-vous sûr, Monsieur, qu'ils voudront bien passer sous une domination étrangère, et peut-être se soumettre aux coutumes d'une nation qui leur est antipathique?
L'Ambassadeur. - Désobéiront-ils à leur souveraine?
Lélio. - Ils lui désobéiront par amour pour elle.
Frédéric. - En ce cas-là, il ne sera pas difficile de les réduire.
Lélio. - Y pensez-vous, Monsieur? S'il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l'entendez, ce n'est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos; il n'appartient qu'à la fureur d'un ennemi de leur faire un présent si funeste.
Frédéric, à part, à l'Ambassadeur. - Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit.
L'Ambassadeur, à Lélio. - Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose?
Lélio. - Je ne le rejette point; mais il mérite réflexion. Il faut examiner mûrement les choses; après quoi, je conseillerai à la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples; le seigneur Frédéric dira ses raisons, et moi les miennes.
Frédéric. - On décidera sur les vôtres.
L'Ambassadeur, à Lélio. Me permettez-vous de vous parler à coeur ouvert?
Lélio. - Vous êtes le maître.
L'Ambassadeur. - Vous êtes ici dans une belle situation, et vous craignez d'en sortir, si la Princesse se marie; mais le Roi mon maître est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j'en réponds pour lui.
Lélio, froidement. - Ah! de grâce, ne citez point ici le Roi votre maître; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l'associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d'une manière noble et digne d'eux; c'est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille.
L'Ambassadeur. - Arrêtons là. Une discussion là-dessus nous mènerait trop loin; il ne me reste qu'un mot à vous dire; et ce n'est plus le roi de Castille, c'est moi qui vous parle à présent. On m'a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s'agit, tout convenable, tout nécessaire qu'il est, si jamais la Princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l'on prétend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n'ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore.
Lélio. - Vous m'allez encore parler à coeur ouvert, Monsieur, et si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien; la franchise ne vous réussit pas; le Roi votre maître s'en est mal trouvé tout à l'heure, et vous m'inquiétez pour la Princesse.
L'Ambassadeur. - Ne craignez rien; loin de manquer moi-même à ce que je lui dois, je ne veux que l'apprendre à ceux qui l'oublient.
Lélio. - Voyons; j'en sais tant là-dessus, que je suis en état de corriger vos leçons mêmes. Que dit-on de moi?
L'Ambassadeur. - Des choses hors de toute vraisemblance.
Frédéric. - Ne les expliquez point; je crois savoir ce que c'est; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimère.
Lélio, regardant Frédéric. - N'importe; je serai bien aise de voir jusqu'où va la lâche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j'aurais fait bien du mal si j'avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu'un honnête homme se venge. Revenons.
L'Ambassadeur. - Non, le seigneur Frédéric a raison; n'expliquons rien; ce sont des illusions. Un homme d'esprit comme vous, dont la fortune est déjà si prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu'on vous attribue. La Princesse n'est sans doute que l'objet de vos respects; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le détruire, je vous conseillerais de porter la Princesse à un mariage avantageux à l'Etat.
Lélio. - Je vous suis très obligé de vos conseils, Monsieur; mais j'ai regret à la peine que vous prenez de m'en donner. Jusqu'ici les Ambassadeurs n'ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n'ose renverser l'ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre.
L'Ambassadeur. - Je n'ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l'inclination pour la Princesse sur un portrait qu'il en a vu; c'est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l'égalité d'âge et la politique doivent presser de part et d'autre. S'il ne s'achève pas, si vous en détournez la Princesse par des motifs qu'elle ne sait pas, faites du moins qu'à son tour ce prince ignore les secrètes raisons qui s'opposent en vous à ce qu'il souhaite; la vengeance des princes peut porter loin; souvenez-vous-en.
Lélio. - Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l'examinerons plus à loisir; mais si les raisons secrètes que vous voulez dire étaient réelles, Monsieur, je ne laisserais pas que d'embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez.
L'Ambassadeur, outré. - De vous?
Lélio, froidement. - Oui, de moi.
L'Ambassadeur. - Doucement; vous ne savez pas à qui vous parlez.
Lélio. - Je sais qui je suis, en voilà assez.
L'Ambassadeur. - Laissez là ce que vous êtes, et soyez sûr que vous me devez respect.
Lélio. - Soit; et moi je n'ai, si vous le voulez, que mon coeur pour tout avantage; mais les égards que l'on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l'on doit aux princes; et fussiez-vous le roi de Castille même, si vous êtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle méritaient de votre part plus d'attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu'il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s'agit est vraiment convenable.
Il sort fièrement.
Scène IX
Frédéric, L'Ambassadeur
Frédéric. - La manière dont vous venez de lui parler me fait présumer bien des choses; peut-être sous le titre d'Ambassadeur nous cachez-vous...
L'Ambassadeur. - Non, Monsieur, il n'y a rien à présumer; c'est un ton que j'ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a élevé.
Frédéric. - Eh bien! que dites-vous de cet homme-là?
L'Ambassadeur. - Je dis que je l'estime.
Frédéric. - Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez réussir; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nôtres?
L'Ambassadeur. - J'y consens, à condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous; je veux le combattre généreusement, comme il le mérite.
Frédéric. - Toutes actions sont généreuses, quand elles tendent au bien général.
L'Ambassadeur. - Ne vous en fiez pas à vous: vous haïssez Lélio, et la haine entend mal à faire des maximes d'honneur. Je tâcherai de voir aujourd'hui la Princesse. Je vous quitte, j'ai quelques dépêches à faire, nous nous reverrons tantôt.
Scène X
Frédéric, Arlequin, arrivant tout essoufflé.
Frédéric, à part. - Monsieur l'Ambassadeur me paraît bien scrupuleux! Mais voici Arlequin qui accourt à moi.
Arlequin. - Par la mardi! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope après vous; vous êtes plus difficile à trouver qu'une botte de foin dans une aiguille.
Frédéric. - Je ne me suis pourtant pas écarté; as-tu quelque chose à me dire?
Arlequin. - Attendez, je crois que j'ai laissé ma respiration par les chemins; ouf...
Frédéric. - Reprends haleine.
Arlequin. - Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi! ohi! Je vous ai été chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines; je trottais par-ci, je trottais par-là, je trottais partout; et y allons vite, et boute et gare. N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Hé non, mon ami! Où diable est-il donc? que la peste l'étouffe! Et puis je cours encore, patati, patata; je jure, je rencontre un porteur d'eau, je renverse son eau: N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Attends, attends, je vais te donner du seigneur Frédéric par les oreilles. Moi, je m'enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret? J'y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m'apaise, et puis je reviens; et puis vous voilà.
Frédéric. - Achève; sais-tu quelque chose? Tu me donnes bien de l'impatience.
Arlequin. - Cent mille écus ne seraient pas dignes de me payer ma peine; pourtant j'en rabattrai beaucoup.
Frédéric. - Je n'ai point d'argent sur moi, mais je t'en promets au sortir d'ici.
Arlequin. - Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse à la maison? Si j'avais su cela, je ne vous aurais pas trouvé; car, pendant que j'y suis, il faut que je vous tienne.
Frédéric. - Tu n'y perdras rien; parle, que sais-tu?
Arlequin. - De bonnes choses, c'est du nanan.
Frédéric. - Voyons.
Arlequin. - Cet argent promis m'envoie des scrupules; si vous pouviez me donner des gages; ce petit diamant qui est à votre doigt, par exemple? quand cela promet de l'argent, cela tient parole.
Frédéric. - Prends; le voilà pour garant de la mienne; ne me fais plus languir.
Arlequin. - Vous êtes honnête homme, et votre bague aussi. Or donc, tantôt, Monsieur Lélio, qui vous méprise que c'est une bénédiction, il parlait à lui tout seul...
Frédéric. - Bon!
Arlequin. - Oui, bon!... Voilà la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle?
Frédéric, après avoir rêvé. - Tu m'en fais venir l'idée. Oui; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier; conforme-toi à ce que tu m'entendras dire.
Scène XI
La Princesse, Hortense, Frédéric, Arlequin
La Princesse. - Eh bien! Frédéric, qu'a-t-on conclu avec l'Ambassadeur?
Frédéric. - Madame, Monsieur Lélio penche à croire que sa proposition est recevable.
La Princesse. - Lui, son sentiment est que j'épouse le roi de Castille?
Frédéric. - Il n'a demandé que le temps d'examiner un peu la chose.
La Princesse. - Je n'aurais pas cru qu'il dût penser comme vous le dites.
Arlequin, derrière elle. - Il en pense, ma foi, bien d'autres!
La Princesse. - Ah! te voilà? (A Frédéric.) Que faites-vous de son valet ici?
Frédéric. - Quand vous êtes arrivée, Madame, il venait, disait-il, me déclarer quelque chose qui vous concerne, et que le zèle qu'il a pour vous l'oblige de découvrir. Monsieur Lélio y est mêlé; mais je n'ai pas eu encore le temps de savoir ce que c'est.
La Princesse. - Sachons-le; de quoi s'agit-il?
Arlequin. - C'est que, voyez-vous, Madame, il n'y a mardi point de chanson à cela, je suis bon serviteur de Votre Principauté.
Hortense. - Eh quoi Madame, pouvez-vous prêter l'oreille aux discours de pareilles gens?
La Princesse. - On s'amuse de tout. Continue.
Arlequin. - Je n'entends ni à dia ni à huau, quand on ne vous rend pas la révérence qui vous appartient.
La Princesse. - A merveille. Mais viens au fait sans compliment.
Arlequin. - Oh! dame, quand on vous parle, à vous autres, ce n'est pas le tout que d'ôter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. A cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantôt j'écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derrière. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j'étais là; il se virait, je me virais; c'était une farce. Tout d'un coup il ne s'est plus viré, et puis s'est mis à dire comme cela: Ouf je suis diablement embarrassé. Moi j'ai deviné qu'il avait de l'embarras. Quand il a eu dit cela, il n'a rien dit davantage, il s'est promené; ensuite il y a pris un grand frisson.
Hortense. - En vérité, Madame, vous m'étonnez.
La Princesse. - Que veux-tu dire: un frisson?
Arlequin. - Oui, il a dit: Je tremble. Et ce n'était pas pour des prunes, le gaillard! Car, a-t-il repris, j'ai lorgné ma gentille maîtresse pendant cette belle fête; et si cette Princesse, qui est plus fine qu'un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j'en dis du mirlirot. Là-dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu! a-t-il dit, j'ai du guignon: je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu! ai-je dit en moi-même, friponner, c'est le fait des larrons, et non pas d'une Princesse qui est fidèle comme l'or. Vertuchoux! qu'est-ce que c'est que tout ce tripotage-là? toutes ces paroles-là ont mauvaise mine; mon patron songe à la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse à qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnête garçon, et voilà que je vous découvre le pot aux roses: peut-être que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaît.
Hortense, à part. - Quelle aventure!
Frédéric, à la Princesse. - Madame, vous m'avez dit quelquefois que je présumais mal de Lélio; voyez l'abus qu'il fait de votre estime.
La Princesse. - Taisez-vous; je n'ai que faire de vos réflexions. (A Arlequin.) Pour toi, je vais t'apprendre à trahir ton maître, à te mêler de choses que tu ne devais pas entendre et à me compromettre dans l'impertinente répétition que tu en fais; une étroite prison me répondra de ton silence.
Arlequin, se mettant à genoux. - Ah! ma bonne dame, ayez pitié de moi; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. Miséricorde, ma reine! je ne suis qu'un butor, et c'est ce misérable conseiller de malheur qui m'a brouillé avec votre charitable personne.
La princesse. - Comment cela?
Frédéric. - Madame, c'est un valet qui vous parle, et qui cherche à se sauver; je ne sais ce qu'il veut dire.
Hortense. - Laissez, laissez-le parler, Monsieur.
Arlequin, à Frédéric. - Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m'avez pas voulu croire. Je ne suis qu'un chétif valet, et si pourtant, je voulais être homme de bien; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n'a jamais eu le coeur d'être honnête homme.
Frédéric. - Il va vous en imposer, Madame.
La Princesse. - Taisez-vous, vous dis-je; je veux qu'il parle.
Arlequin. - Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m'a trouvé comme j'allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir? m'a-t-il dit. - Hélas! de toute mon âme, car je suis bon et serviable de mon naturel. - Tiens, voilà une pistole. - Grand merci. - En voilà encore une autre. - Donnez, mon brave homme. - Prends encore cette poignée de pistoles. - Et oui-da, mon bon Monsieur. - Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maître? - Et pourquoi cela? - Pour rien, par curiosité. - Oh! non, mon compère, non. - Mais je te donnerai tant de bonnes drogues; je te ferai ci, je te ferai cela; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles; je la tiens dans ma manche; je te la garde. - Oh! oh! montrez-la pour voir. - Je l'ai laissée au logis; mais, suis-moi, tu l'auras. - Non, non, brocanteur, non. - Quoi! tu ne veux pas d'une jolie fille?... A la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l'âme; il me semblait que je la voyais, qu'elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César; vous m'auriez mangé de plaisir en voyant mon courage; à la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent écus par an, et j'ai déjà reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu'elle n'est pas là; sans compter une prophétie qui a parlé, à ce qu'ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie.
La Princesse. - Comment s'appelle-t-elle, cette fille?
Arlequin. - Lisette. Ah! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie; avec cette créature-là, il faut que l'honneur d'un homme plie bagage, il n'y a pas moyen.
Frédéric. - Un misérable comme celui-là peut-il imaginer tant d'impostures?
Arlequin. - Tenez, Madame, voilà encore sa bague qu'il m'a mise en gage pour de l'argent qu'il me doit donner tantôt. Regardez mon innocence. Vous qui êtes une princesse, si on vous donnait tant d'argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir? Mettez la main sur la conscience. Je n'ai rien inventé; j'ai dit ce que Monsieur Lélio a dit.
Hortense, à part. - Juste ciel!
La Princesse, à Frédéric en s'en allant. - Je verrai ce que je dois faire de vous, Frédéric; mais vous êtes le plus indigne et le plus lâche de tous les hommes.
Arlequin. - Hélas! délivre-moi de la prison.
La Princesse. - Laisse-moi.
Hortense, déconcertée. - Voulez-vous que je vous suive, Madame?
La Princesse. - Non, Madame, restez, je suis bien aise d'être seule; mais ne vous écartez point.
Scène XII
Frédéric, Hortense, Arlequin
Arlequin. - Me voilà bien accommodé! je suis un bel oiseau! j'aurai bon air en cage! Et puis après cela fiez-vous aux prophéties! prenez des pensions, et aimez les filles! Pauvre Arlequin! adieu la joie; je n'userai plus de souliers, on va m'enfermer dans un étui, à cause de ce Sarrasin-là (en montrant Frédéric).
Frédéric. - Que je suis malheureux, Madame! Vous n'avez jamais paru me vouloir du mal; dans la situation où m'a mis un zèle imprudent pour les intérêts de la Princesse, puis-je espérer de vous une grâce?
Hortense, outrée. - Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu'on vous ôte la vie, pour vous délivrer du malheur d'être détesté de tous les hommes? Voilà, je pense, tout le service qu'on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi.
Scène XIII
Lélio, arrive, Hortense, Frédéric, Arlequin
Frédéric. - Que vous ai-je fait, Madame
Arlequin, voyant Lélio. - Ah! mon maître bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilège que vous m'avez donné tantôt; eh bien ce privilège est ma perdition: pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lâchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre; et j'allais faire mes fiançailles.
Lélio. - Que signifient les paroles qu'il a dites, Madame? Je m'aperçois qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire dans le palais; les gardes m'ont reçu avec une froideur qui m'a surpris; qu'est-il arrivé?
Hortense. - Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment où vous vous croyiez seul.
Lélio. - Eh qu'a-t-il rapporté?
Hortense. - Que vous aimiez certaine dame; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eût vu regarder pendant la fête, et ne vous l'ôtât, si elle savait que vous l'aimiez.
Lélio. - Et cette dame, l'a-t-on nommée?
Hortense. - Non; mais apparemment on la connaît bien; et voilà l'obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet.
Arlequin. - Oui, c'est fort bien dit; il m'a corrompu; j'avais le coeur plus net qu'une perle; j'étais tout à fait gentil; mais depuis que je l'ai fréquenté, je vaux moins d'écus que je ne valais de mailles.
Frédéric, se retirant de son abstraction. - Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'Etat et la Princesse en tâchant d'arrêter votre fortune; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai; mais quel pouvait être mon dessein? Suis-je dans un âge à souhaiter un emploi si fatigant? Non, Monsieur; trente années d'exercice m'ont rassasié d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos; mais je voulais m'assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-même au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille; vous l'avez refusée; je l'avais prévu, et j'ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succès que pouvait avoir ce projet même. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous êtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son coeur de quoi lui faire oublier ses véritables intérêts et les nôtres, qui étaient qu'elle épousât le roi de Castille. Voilà ce que j'appréhendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas: les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaître un zèle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zèle, je me vois près d'en être la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-être êtes-vous digne qu'ils réussissent, et la manière dont vous en userez avec moi dans l'état où je suis, l'usage que vous ferez de votre crédit auprès de la Princesse, enfin la destinée que j'éprouverai, décidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je péris après d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte; je périrai du moins avec la consolation d'avoir été l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent.
Arlequin. - Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue.
Lélio, à Frédéric. - Je vous sauverai si je puis, Frédéric; vous me faites du tort; mais l'honnête homme n'est pas méchant, et je ne saurais refuser ma pitié aux opprobres dont vous couvre votre caractère.
Frédéric. - Votre pitié!... Adieu, Lélio; peut-être à votre tour aurez-vous besoin de la mienne.
Il s'en va.
Lélio, à Arlequin. - Va m'attendre.
Arlequin sort en pleurant.
Scène XIV
Lélio, Hortense
Lélio. - Vous l'avez prévu, Madame, mon amour vous met dans le péril, et je n'ose presque vous regarder.
Hortense. - Quoi! l'on va peut-être me séparer d'avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime! Montrez-moi du moins combien vous m'aimez, je veux vous voir.
Lélio, lui baisant la main. - Je vous adore.
Hortense. - J'en dirai autant que vous, si vous le voulez; cela ne tient à rien; je ne vous verrai plus, je ne me gêne point, je dis tout.
Lélio. - Quel bonheur! mais qu'il est traversé; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais déclarer qui je suis à la Princesse, et lui avouer...
Hortense. - Lui dire qui vous êtes!... Je vous le défends; c'est une âme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l'aimiez, elle vous aurait épousé, tout inconnu que vous lui êtes; elle verrait à présent que vous lui convenez. Vous êtes dans son palais sans secours, vous m'avez donné votre coeur, tout cela serait affreux pour elle; vous péririez, j'en suis sûre; elle est déjà jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l'esprit; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela; mon amour le dit; fiez-vous à lui, il vous connaît bien. Se voir enlever un homme comme vous! vous ne savez pas ce que c'est; j'en frémis, n'en parlons plus. Laissez-vous gouverner; réglons-nous sur les événements, je le veux. Peut-être allez-vous être arrêté; ne restons point ici, retirons-nous; je suis mourante de frayeur pour vous; mon cher Prince, que vous m'avez donné d'amour! N'importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu; ne restons point à présent ensemble, peut-être nous verrons-nous libres.
Lélio. - Je vous obéis; mais si l'on s'en prend à vous, vous devez me laisser faire.
Acte III
Scène première
Hortense, seule.
Hortense. - La Princesse m'envoie chercher: que je crains la conversation que nous aurons ensemble! Que me veut-elle? aurait-elle encore découvert quelque chose? Il a fallu me servir d'Arlequin, qui m'a paru fidèle. On n'a permis qu'à lui de voir Lélio. M'aurait-il trahi? l'aurait-on surpris? Voici quelqu'un, retirons-nous, c'est peut-être la Princesse, et je ne veux pas qu'elle me voie dans ce moment-ci.
Scène II
Arlequin, Lisette
Lisette. - Il semble que vous vous défiez de moi, Arlequin; vous ne m'apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantôt envoyé chercher; est-elle encore fâchée contre nous? Qu'a-t-elle dit?
Arlequin. - D'abord, elle ne m'a rien dit, elle m'a regardé d'un air suffisant; moi, la peur m'a pris; je me tenais comme cela tout dans un tas; ensuite elle m'a dit: approche. J'ai donc avancé un pied, et puis un autre pied, et puis un troisième pied, et de pied en pied je me suis trouvé vers elle, mon chapeau sur mes deux mains.
Lisette. - Après?...
Arlequin. - Après, nous sommes entrés en conversation; elle m'a dit: veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n'ai rien à vous commander, ma bonne dame. Elle a répondu: Va-t'en dire à Hortense que ton maître, à qui on t'a permis de parler, t'a donné en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa réponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi; car je mens à faire plaisir, foi de garçon d'honneur.
Lisette. - Vous avez pris le billet?
Arlequin. - Oui, bien proprement.
Lisette. - Et vous l'avez porté à Hortense?
Arlequin. - Oui, mais la prudence m'a pris, et j'ai fait une réflexion; j'ai dit: Par la mardi, c'est que cette Princesse avec Hortense veut éprouver si je serai encore un coquin.
Lisette. - Hé bien, à quoi vous a conduit cette réflexion-là? Avez-vous dit à Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur Lélio?
Arlequin. - Vous l'avez deviné, ma mie.
Lisette. - Et vous croyez qu'Hortense est de concert avec la Princesse, et qu'elle lui rendra compte de votre sincérité?
Arlequin. - Eh quoi donc? elle ne l'a pas dit; mais plus fin que moi n'est pas bête.
Lisette. - Qu'a-t-elle répondu à votre message?
Arlequin. - Oh, elle a voulu m'enjôler, en me disant que j'étais un honnête garçon; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur Lélio.
Lisette. - Qu'elle vous a recommandé de lui rendre?
Arlequin. - Oui; mais il n'aura pas besoin de lunettes pour le lire; c'est encore une attrape qu'on me fait.
Lisette. - Et qu'en ferez-vous donc?
Arlequin. - Je n'en sais rien; mon honneur est dans l'embarras là-dessus.
Lisette. - Il faut absolument le remettre à la Princesse, Arlequin, n'y manquez pas; son intention n'était pas que vous avouassiez que ce billet venait d'elle; par bonheur que votre aveu n'a servi qu'à persuader à Hortense qu'elle pouvait se fier à vous; peut-être même ne vous aurait-elle pas donné un billet pour Lélio sans cela; votre imprudence a réussi; mais encore une fois, remettez la réponse à la Princesse, elle ne vous pardonnera qu'à ce prix.
Arlequin. - Votre foi?
Lisette. - J'entends du bruit, c'est peut-être elle qui vient pour vous le demander. Adieu; vous me direz ce qui en sera arrivé.
Scène III
Arlequin, La Princesse
Arlequin, seul un moment. - Tantôt on voulait m'emprisonner pour une fourberie; et à cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l'honneur de ce pays-ci!
La Princesse. - As-tu vu Hortense?
Arlequin. - Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance.
La Princesse. - A-t-elle fait réponse?
Arlequin. - Notre tromperie va à merveille; j'ai un billet doux pour Monsieur Lélio.
La Princesse. - Juste ciel! donne vite et retire-toi.
Arlequin, après avoir fouillé dans toutes ses poches, les vide, et en tire toutes sortes de brimborions. - Ah! le maudit tailleur, qui m'a fait des poches percées! Vous verrez que la lettre aura passé par ce trou-là. Attendez, attendez, j'oubliais une poche; la voilà. Non; peut-être que je l'aurai oubliée à l'office, où j'ai été pour me rafraîchir.
La Princesse. - Va la chercher, et me l'apporte sur-le-champ...
Arlequin s'en va... Elle continue.
Scène IV
La Princesse
La Princesse. - Indigne amie, tu lui fais réponse, et me voici convaincue de ta trahison, tu ne l'aurais jamais avoué sans ce malheureux stratagème, qui ne m'instruit que trop; allons, poursuivons mon projet, privons l'ingrat de ses honneurs, qu'il ait la douleur de voir son ennemi en sa place, promettons ma main au roi de Castille, et punissons après les deux perfides de la honte dont ils me couvrent. La voici; contraignons-nous, en attendant le billet qui doit la convaincre.
Scène V
La Princesse, Hortense
Hortense. - Je me rends à vos ordres, Madame, on m'a dit que vous vouliez me parler.
La Princesse. - Vous jugez bien que, dans l'état où je suis, j'ai besoin de consolation, Hortense; et ce n'est qu'à vous seule à qui je puis ouvrir mon coeur.
Hortense. - Hélas! Madame, j'ose vous assurer que vos chagrins sont les miens.
La Princesse, à part. - Je le sais bien, perfide... Je vous ai confié mon secret comme à la seule amie que j'aie au monde; Lélio ne m'aime point, vous le savez.
Hortense. - On aurait de la peine à se l'imaginer; et à votre place, je voudrais encore m'éclaircir. Il entre peut-être dans son coeur plus de timidité que d'indifférence.
La Princesse. - De la timidité, Madame! Votre amitié pour moi vous fournit des motifs de consolation bien faibles, ou vous êtes bien distraite!
Hortense. - On ne peut être plus attentive que je le suis, Madame.
La Princesse. - Vous oubliez pourtant les obligations que je vous ai; lui, n'oser me dire qu'il m'aime! eh! ne l'avez-vous pas informé de ma part des sentiments que j'avais pour lui?
Hortense. - J'y pensais tout à l'heure, Madame; mais je crains de l'en avoir mal informé. Je parlais pour une princesse; la matière était délicate, je vous aurai peut-être un peu trop ménagée, je me serai expliquée d'une manière obscure, Lélio ne m'aura pas entendue et ce sera ma faute.
La Princesse. - Je crains, à mon tour, que votre ménagement pour moi n'ait été plus loin que vous ne dites; peut-être ne l'avez-vous pas entretenu de mes sentiments; peut-être l'avez-vous trouvé prévenu pour une autre; et vous, qui prenez à mon coeur un intérêt si tendre, si généreux, vous m'avez fait un mystère de tout ce qui s'est passé; c'est une discrétion prudente, dont je vous crois très capable.
Hortense. - Je lui ai dit que vous l'aimiez, Madame, soyez-en persuadée.
La Princesse. - Vous lui avez dit que je l'aimais, et il ne vous a pas entendue, dites-vous? Ce n'est pourtant pas s'expliquer d'une manière énigmatique; je suis outrée, je suis trahie, méprisée, et par qui, Hortense?
Hortense. - Madame, je puis vous être importune en ce moment-ci; je me retirerai, si vous voulez.
La Princesse. - C'est moi qui vous suis à charge; notre conversation vous fatigue, je le sens bien; mais cependant restez, vous me devez un peu de complaisance.
Hortense. - Hélas! Madame, si vous lisiez dans mon coeur, vous verriez combien vous m'inquiétez.
La Princesse, à part. - Ah! je n'en doute pas... Arlequin ne vient point... Calmez cependant vos inquiétudes sur mon compte; ma situation est triste, à la vérité; j'ai été le jouet de l'ingratitude et de la perfidie; mais j'ai pris mon parti. Il ne me reste plus qu'à découvrir ma rivale, et cela va être fait; vous auriez pu me la faire connaître, sans doute; mais vous la trouvez trop coupable, et vous avez raison.
Hortense. - Votre rivale! mais en avez-vous une, ma chère Princesse? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore? parlez-moi franchement, c'est moi, vos soupçons continuent. Lélio, disiez-vous tantôt, m'a regardée pendant la fête, Arlequin en dit autant, vous me condamnez là-dessus, vous n'envisagez que moi: voilà comment l'amour juge. Mais mettez-vous l'esprit en repos; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prête à partir tout à l'heure, indiquez-moi l'endroit où vous voulez que j'aille, ôtez-moi la liberté, s'il est nécessaire, rendez-la ensuite à Lélio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa détention sur quelques faux avis; montrez-lui dès aujourd'hui plus d'estime, plus d'amitié que jamais, et de cette amitié qui le frappe, qui l'avertisse de vous étudier; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-être saurez-vous à quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m'y prends avec vous; voilà, de mon côté, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dépend de moi pour vous calmer, bien mortifiée de n'en pouvoir faire davantage.
La Princesse. - Non, Madame, la vérité même ne peut s'expliquer d'une manière plus naïve. Et que serait-ce donc que votre coeur, si vous étiez coupable après cela? Calmez-vous, j'attends des preuves incontestables de votre innocence. A l'égard de Lélio, je donne la place à Frédéric, qui n'a péché, j'en suis sûre, que par excès de zèle. Je l'ai envoyé chercher, et je veux le charger du soin de mettre Lélio en lieu où il ne pourra me nuire; il m'échapperait s'il était libre, et me rendrait la fable de toute la terre.
Hortense. - Ah! voilà d'étranges résolutions, Madame.
La Princesse. - Elles sont judicieuses.
Scène VI
La Princesse, Hortense, Arlequin
Arlequin. - Madame, c'est là le billet que Madame Hortense m'a donné... la voilà pour le dire elle-même.
Hortense. - Oh ciel!
La Princesse. - Va-t'en.
Il s'en va.
Hortense. - Souvenez-vous que vous êtes généreuse.
La Princesse lit. - Arlequin est le seul par qui je puisse vous avertir de ce que j'ai à vous dire, tout dangereux qu'il est peut-être de s'y fier; il vient de me donner une preuve de fidélité, sur laquelle je crois pouvoir hasarder ce billet pour vous, dans le péril où vous êtes. Demandez à parler à la Princesse, plaignez-vous avec douleur de votre situation, calmez son coeur, et n'oubliez rien de ce qui pourra lui faire espérer qu'elle touchera le vôtre... Devenez libre, si vous voulez que je vive; fuyez après, et laissez à mon amour le soin d'assurer mon bonheur et le vôtre.
La Princesse. - Je ne sais où j'en suis.
Hortense. - C'est lui qui m'a sauvé la vie.
La Princesse. - Et c'est vous qui m'arrachez la mienne. Adieu; je vais me résoudre à ce que je dois faire.
Hortense. - Arrêtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... elle ne m'écoute point; cher Prince, qu'allez-vous devenir... je me meurs, c'est moi, c'est mon amour qui vous perd! Mon amour! ah! juste ciel! mon sort sera-t-il de vous faire périr? Cherchons-lui partout du secours. Voici Frédéric; essayons de le gagner lui-même.
Scène VII
Frédéric, Hortense
Hortense. - Seigneur, je vous demande un moment d'entretien.
Frédéric. - J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame.
Hortense. - Je le sais, et je n'ai qu'un mot à vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de Lélio.
Frédéric. - Je l'ignorais; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obéir.
Hortense. - Vous haïssez Lélio, il ne mérite plus votre haine, il est à plaindre aujourd'hui.
Frédéric. - J'en suis fâché, mais son malheur ne me surprend point; il devait même lui arriver plus tôt: sa conduite était si hardie...
Hortense. - Moins que vous ne croyez, Seigneur; c'est un homme estimable, plein d'honneur.
Frédéric. - A l'égard de l'honneur, je n'y touche pas; j'attends toujours à la dernière extrémité pour décider contre les gens là-dessus.
Hortense. - Vous ne le connaissez pas, soyez persuadé qu'il n'avait nulle intention de vous nuire.
Frédéric. - J'aurais besoin pour cet article-là d'un peu plus de crédulité que je n'en ai, Madame.
Hortense. - Laissons donc cela, Seigneur; mais me croyez-vous sincère?
Frédéric. - Oui, Madame, très sincère, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice; tantôt, quand je vous ai demandé votre protection, vous m'avez donné des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de réplique.
Hortense. - Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'était fâcheuse; mais achevons. La Princesse a des desseins contre Lélio, dont elle doit vous charger; détournez-la de ces desseins; obtenez d'elle que Lélio sorte dès à présent de ses Etats; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez à moi-même, le fruit n'en sera pas borné pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des récompenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire.
Frédéric. - Des récompenses, Madame! Quand j'aurais l'âme intéressée, que pourrais-je attendre de Lélio? Mais, grâces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dévouement aux intérêts de la Princesse. A l'égard de ses biens, l'acquisition en a été trop rapide et trop aisée à faire; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'à moi de m'en saisir; je rougirais de les mêler avec les miens; c'est à l'Etat à qui ils appartiennent, et c'est à l'Etat à les reprendre.
Hortense. - Ha Seigneur! Que l'Etat s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve.
Frédéric. - Si on les lui trouve? C'est fort bien dit, Madame; car les aventuriers prennent leurs mesures; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager à révéler leur secret.
Hortense. - Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-être Lélio dans un nouveau péril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez à le servir n'ont point de rapport à sa fortune présente; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supérieurs. Je vous le répète: vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole; croyez-moi, vous m'en remercierez.
Frédéric. - Madame, modérez l'intérêt que vous prenez à lui; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excès, et qui se décréditent d'elles-mêmes. La Princesse a fait arrêter Lélio, et elle ne pouvait se déterminer à rien de plus sage. Si, avant que d'en venir là, elle m'avait demandé mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, être obligé en conscience de lui conseiller de le faire; cela posé, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la conséquence est aisée à tirer.
Hortense. - Très aisée, seigneur Frédéric; vous avez raison; dès que vous me renvoyez à votre conscience, tout est dit; je sais quelle espèce de devoirs sa délicatesse peut vous dicter.
Frédéric. - Sur ce pied-là, Madame, loin de conseiller à la Princesse de laisser échapper un homme aussi dangereux que Lélio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nécessité qu'il y a de m'en laisser disposer d'une manière qui sera douce pour Lélio, et qui pourtant remédiera à tout.
Hortense. - Qui remédiera à tout!... (A part.) Le scélérat! Je serais curieuse, seigneur Frédéric, de savoir par quelles voies vous rendriez Lélio suspect; voyons, de grâce, jusqu'où l'industrie de votre iniquité pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'êtes du bien; car voilà son portrait et le vôtre.
Frédéric. - Vous vous emportez sans sujet, Madame; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fût informée. Vous êtes du sang de nos souverains; Lélio travaillait à se rendre maître de l'Etat; son malheur vous consterne: tout cela amènerait des réflexions qui pourraient vous embarrasser.
Hortense. - Allez, Frédéric, je ne vous demande plus rien; vous êtes trop méchant pour être à craindre; votre méchanceté vous met hors d'état de nuire à d'autres qu'à vous-même; à l'égard de Lélio, sa destinée, non plus que la mienne, ne relèvera jamais de la lâcheté de vos pareils.
Frédéric. - Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en écouter davantage; je puis me passer de vous entendre achever mon éloge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre.
Scène VIII
L'Ambassadeur, Hortense, Frédéric
Hortense. - Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m'accorder une grâce; je vous la demande avec la confiance que l'Ambassadeur d'un roi si vanté me paraît mériter. La Princesse est irritée contre Lélio; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu'il ait ici, c'est Frédéric. Je réponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur? Lélio m'est cher, c'est aveu que je donne au péril où il est; le temps vous prouvera que j'ai pu le faire. Sauvez Lélio, Seigneur, engagez la Princesse à vous le confier; vous serez charmé de l'avoir servi, quand vous le connaîtrez, et le roi de Castille même vous saura gré du service que vous lui rendrez.
Frédéric. - Dès que Lélio est désagréable à la Princesse, et qu'elle l'a jugé coupable, Monsieur l'Ambassadeur n'ira point lui faire une prière qui lui déplairait.
L'Ambassadeur. - J'ai meilleure opinion de la Princesse; elle ne désapprouvera pas une action qui d'elle-même est louable. Oui, Madame, la confiance que vous avez en moi me fait honneur, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse.
Hortense. - Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sûre de vos bontés.
Scène IX
La Princesse, Frédéric, L'Ambassadeur
La Princesse. - Qu'on dise à Hortense de venir, et qu'on amène Lélio.
L'Ambassadeur. - Madame, puis-je espérer que vous voudrez bien obliger le roi de Castille? Ce prince, en me chargeant des intérêts de son coeur auprès de vous, m'a recommandé encore d'être secourable à tout le monde; c'est donc en son nom que je vous prie de pardonner à Lélio les sujets de colère que vous pouvez avoir contre lui. Quoiqu'il ait mis quelque obstacle aux désirs de mon maître, il faut que je lui rende justice; il m'a paru très estimable, et je saisis avec plaisir l'occasion qui s'offre de lui être utile.
Frédéric. - Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l'Ambassadeur pour Lélio, Madame; mais je m'expose encore à vous dire qu'il y a du risque à le rendre libre.
L'Ambassadeur. - Je le crois incapable de rien de criminel.
La Princesse. - Laissez-nous, Frédéric.
Frédéric. - Souhaitez-vous que je revienne, Madame?
La Princesse. - Il n'est pas nécessaire.
Scène X
L'Ambassadeur, La Princesse
La Princesse. - La prière que vous me faites aurait suffi, Monsieur, pour m'engager à rendre la liberté à Lélio, quand même je n'y aurais pas été déterminée; mais votre recommandation doit hâter mes résolutions, et je ne l'envoie chercher que pour vous satisfaire.
Scène XI
Lélio, Hortense entrent.
La Princesse. - Lélio, je croyais avoir à me plaindre de vous; mais je suis détrompée. Pour vous faire oublier le chagrin que je vous ai donné, vous aimez Hortense, elle vous aime, et je vous unis ensemble. Pour vous, Monsieur, qui m'avez prié si généreusement de pardonner à Lélio, vous pouvez informer le Roi votre maître que je suis prête à recevoir sa main et à lui donner la mienne. J'ai grande idée d'un prince qui sait se choisir des ministres aussi estimables que vous l'êtes, et son coeur...
L'Ambassadeur. - Madame, il ne me siérait pas d'en entendre davantage; c'est le roi de Castille lui-même qui reçoit le bonheur dont vous le comblez.
La Princesse. - Vous, Seigneur! Ma main est bien due à un prince qui la demande d'une manière si galante et si peu attendue.
Lélio. - Pour moi, Madame, il ne me reste plus qu'à vous jurer une reconnaissance éternelle. Vous trouverez dans le prince de Léon tout le zèle qu'il eut pour vous en qualité de ministre; je me flatte qu'à son tour le roi de Castille voudra bien accepter mes remerciements.
Le Roi de Castille. - Prince, votre rang ne me surprend point: il répond aux sentiments que vous m'avez montrés.
La Princesse, à Hortense. - Allons, Madame, de si grands événements méritent bien qu'on se hâte de les terminer.
Arlequin. - Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage.
Lélio. - Suis-moi, j'aurai soin de toi.
La Fausse Suivante ou le fourbe puni
Comédie en trois actes et en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 8 juillet 1724
Acteurs
La Comtesse.
Lélio.
Le Chevalier.
Trivelin, valet du Chevalier.
Arlequin, valet de Lélio.
Frontin, autre valet du Chevalier.
Paysans et paysannes.
Danseurs et danseuses.
La scène est devant le château de la Comtesse.
Acte premier
Scène première
Frontin, Trivelin
Frontin. - Je pense que voilà le seigneur Trivelin; c'est lui-même. Eh! comment te portes-tu, mon cher ami?
Trivelin. - A merveille, mon cher Frontin, à merveille. Je n'ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santé admirable et grand appétit. Mais toi, que fais-tu à présent? Je t'ai vu dans un petit négoce qui t'allait bientôt rendre citoyen de Paris; l'as-tu quitté?
Frontin. - Je suis culbuté, mon enfant; mais toi-même, comment la fortune t'a-t-elle traité depuis que je ne t'ai vu?
Trivelin. - Comme tu sais qu'elle traite tous les gens de mérite.
Frontin. - Cela veut dire très mal?
Trivelin. - Oui. Je lui ai pourtant une obligation: c'est qu'elle m'a mis dans l'habitude de me passer d'elle. Je ne sens plus ses disgrâces, je n'envie point ses faveurs, et cela me suffit; un homme raisonnable n'en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l'être. Voilà ma façon de penser.
Frontin. - Diantre! je t'ai toujours connu pour un garçon d'esprit et d'une intrigue admirable; mais je n'aurais jamais soupçonné que tu deviendrais philosophe. Malepeste! que tu es avancé! Tu méprises déjà les biens de ce monde!
Trivelin. - Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j'ai peur de ne la pas mériter. Le mépris que je crois avoir pour les biens n'est peut-être qu'un beau verbiage; et, à te parler confidemment, je ne conseillerais encore à personne de laisser les siens à la discrétion de ma philosophie. J'en prendrais, Frontin, je le sens bien; j'en prendrais, à la honte de mes réflexions. Le coeur de l'homme est un grand fripon!
Frontin. - Hélas! je ne saurais nier cette vérité-là, sans blesser ma conscience.
Trivelin. - Je ne la dirais pas à tout le monde; mais je sais bien que je ne parle pas à un profane.
Frontin. - Eh! dis-moi, mon ami: qu'est-ce que c'est que ce paquet-là que tu portes?
Trivelin. - C'est le triste bagage de ton serviteur; ce paquet enferme toutes mes possessions.
Frontin. - On ne peut pas les accuser d'occuper trop de terrain.
Trivelin. - Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j'ai fait d'efforts pour arriver à un état fixe. J'avais entendu dire que les scrupules nuisaient à la fortune; je fis trêve avec les miens, pour n'avoir rien à me reprocher. Etait-il question d'avoir de l'honneur? j'en avais. Fallait-il être fourbe? j'en soupirais, mais j'allais mon train. Je me suis vu quelquefois à mon aise; mais le moyen d'y rester avec le jeu, le vin et les femmes? Comment se mettre à l'abri de ces fléaux-là?
Frontin. - Cela est vrai.
Trivelin. - Que te dirai-je enfin? Tantôt maître, tantôt valet; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût; traité poliment sous une figure, menacé d'étrivières sous une autre; changeant à propos de métier, d'habit, de caractère, de moeurs; risquant beaucoup, réussissant peu; libertin dans le fond, réglé dans la forme; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j'ai tâté de tout; je dois partout; mes créanciers sont de deux espèces: les uns ne savent pas que je leur dois; les autres le savent et le sauront longtemps. J'ai logé partout, sur le pavé; chez l'aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l'homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m'a souvent recueilli dans mes malheurs; mais ses appartements sont trop tristes, et je n'y faisais que des retraites; enfin, mon ami, après quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste; voilà ce que le monde m'a laissé, l'ingrat! après ce que j'ai fait pour lui! tous ses présents ne valent pas une pistole!
Frontin. - Ne t'afflige point, mon ami. L'article de ton récit qui m'a paru le plus désagréable, ce sont les retraites chez la justice; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives à propos; j'ai un parti à te proposer. Cependant qu'as-tu fait depuis deux ans que je ne t'ai vu, et d'où sors-tu à présent?
Trivelin. - Primo, depuis que je ne t'ai vu, je me suis jeté dans le service.
Frontin. - Je t'entends, tu t'es fait soldat; ne serais-tu pas déserteur par hasard?
Trivelin. - Non, mon habit d'ordonnance était une livrée.
Frontin. - Fort bien.
Trivelin. - Avant que de me réduire tout à fait à cet état humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe.
Frontin. - Toi, une garde-robe?
Trivelin. - Oui, c'étaient trois ou quatre habits que j'avais trouvés convenables à ma taille chez les fripiers, et qui m'avaient servi à figurer en honnête homme. Je crus devoir m'en défaire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passée. Quand on renonce à la vanité, il n'en faut pas faire à deux fois; qu'est-ce que c'est que se ménager des ressources? Point de quartier, je vendis tout; ce n'est pas assez, j'allai tout boire.
Frontin. - Fort bien.
Trivelin. - Oui, mon ami; j'eus le courage de faire deux ou trois débauches salutaires, qui me vidèrent ma bourse, et me garantirent ma persévérance dans la condition que j'allais embrasser; de sorte que j'avais le plaisir de penser, en m'enivrant, que c'était la raison qui me versait à boire. Quel nectar! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j'avais besoin d'un prompt secours, et qu'il n'y avait point de temps à perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnête particulier qui était marié, et qui passait sa vie à étudier des langues mortes; cela me convenait assez, car j'ai de l'étude: je restai donc chez lui. Là, je n'entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maître était épris de passion pour certains quidams, qu'il appelait des anciens, et qu'il avait une souveraine antipathie pour d'autres, qu'il appelait des modernes; je me fis expliquer tout cela.
Frontin. - Et qu'est-ce que c'est que les anciens et les modernes?
Trivelin. - Des anciens..., attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande; c'est comme qui te dirait un Homère. Connais-tu cela?
Frontin. - Non.
Trivelin. - C'est dommage; car c'était un homme qui parlait bien grec.
Frontin. - Il n'était donc pas Français cet homme-là?
Trivelin. - Oh! que non; je pense qu'il était de Québec, quelque part dans cette Egypte, et qu'il vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui le fort belles satires; et mon maître l'aimait beaucoup, lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et Diogène.
Frontin. - Je n'ai jamais entendu parler de cette race-là, mais voilà de vilains noms.
Trivelin. - De vilains noms! c'est que tu n'y es pas accoutumé. Sais-tu bien qu'il y a plus d'esprit dans ces noms-là que dans le royaume de France?
Frontin. - Je le crois. Et que veulent dire: les modernes?
Trivelin. - Tu m'écartes de mon sujet; mais n'importe. Les modernes, c'est comme qui dirait... toi, par exemple.
Frontin. - Oh! oh! je suis un moderne, moi!.
Trivelin. - Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes; il n'y a que l'enfant qui vient de naître qui l'est plus que toi, car il ne fait que d'arriver.
Frontin. - Et pourquoi ton maître nous haïssait-il?
Trivelin. - Parce qu'il voulait qu'on eût quatre mille ans sur la tête pour valoir quelque chose. Oh! moi, pour gagner son amitié, je me mis à admirer tout ce qui me paraissait ancien; j'aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espèces, les médailles, les lunettes; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux; je n'avais commerce qu'avec des vieillards: il était charmé de mes inclinations; j'avais la clef de la cave, où logeait un certain vin vieux qu'il appelait son vin grec; il m'en donnait quelquefois, et j'en détournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui était vieux. Non que je négligeasse le vin nouveau; je n'en demandais point d'autre à sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goût, j'en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour.
Frontin. - A merveille!
Trivelin. - Qui n'aurait pas cru que cette conduite aurait dû me concilier ces deux esprits? Point du tout; ils s'aperçurent du ménagement judicieux que j'avais pour chacun d'eux; ils m'en firent un crime. Le mari crut les anciens insultés par la quantité de vin nouveau que j'avais bu; il m'en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux; j'eus beau m'excuser, les gens de partis n'entendent point raison; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort?
Frontin. - Non; tu avais observé toutes les règles de la prudence humaine. Mais je ne puis en écouter davantage. Je dois aller coucher ce soir à Paris, où l'on m'envoie, et je cherchais quelqu'un qui tînt ma place auprès de mon maître pendant mon absence; veux-tu que je te présente?
Trivelin. - Oui-da. Et qu'est-ce que c'est que ton maître? Fait-il bonne chère? Car, dans l'état où je suis, j'ai besoin d'une bonne cuisine.
Frontin. - Tu seras content; tu serviras la meilleure fille...
Trivelin. - Pourquoi donc l'appelles-tu ton maître?
Frontin. - Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rêve à autre chose.
Trivelin. - Tu me trompes, Frontin.
Frontin. - Ma foi, oui, Trivelin. C'est une fille habillée en homme dont il s'agit. Je voulais te le cacher; mais la vérité m'est échappée, et je me suis blousé comme un sot. Sois discret, je te prie.
Trivelin. - Je le suis dès le berceau. C'est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-là et toi?
Frontin. - Oui. (A part.) Cachons-lui son rang... Mais la voilà qui vient; retire-toi à l'écart, afin que je lui parle.
Trivelin se retire et s'éloigne.
Scène II
Le Chevalier, Frontin
Le Chevalier. - Eh bien, m'avez-vous trouvé un domestique?
Frontin. - Oui, Mademoiselle; j'ai rencontré...
Le Chevalier. - Vous m'impatientez avec votre Demoiselle; ne sauriez-vous m'appeler Monsieur?
Frontin. - Je vous demande pardon, Mademoiselle... je veux dire Monsieur. J'ai trouvé un de mes amis, qui est fort brave garçon; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est là qui attend que je l'appelle pour offrir ses respects.
Le Chevalier. - Vous n'avez peut-être pas eu l'imprudence de lui dire qui j'étais?
Frontin. - Ah! Monsieur, mettez-vous l'esprit en repos: je sais garder un secret (bas), pourvu qu'il ne m'échappe pas... Souhaitez-vous que mon ami s'approche?
Le Chevalier. - Je le veux bien; mais partez sur-le-champ pour Paris.
Frontin. - Je n'attends que vos dépêches.
Le Chevalier. - Je ne trouve point à propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma soeur, à qui je les adresserais pourrait les égarer aussi; et il n'est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, écoutez-moi: Vous direz à ma soeur qu'elle ne soit point en peine de moi; qu'à la dernière partie de bal où mes amies m'amenèrent dans le déguisement où me voilà, le hasard me fit connaître le gentilhomme que je n'avais jamais vu, qu'on disait être encore en province, et qui est ce Lélio avec qui, par lettres, le mari de ma soeur a presque arrêté mon mariage; que, surprise de le trouver à Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je résolus sur-le-champ de profiter de mon déguisement pour me mettre au fait de l'état de son coeur et de son caractère; qu'enfin nous liâmes amitié ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu'il m'engagea à le suivre le lendemain à une partie de campagne chez la dame avec qui il était, et qu'un de ses parents accompagnait; que nous y sommes actuellement, que j'ai déjà découvert des choses qui méritent que je les suive avant que de me déterminer à épouser Lélio; que je n'aurai jamais d'intérêt plus sérieux. Partez; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrêté; dans un instant j'irai voir si vous êtes parti.
Scène III
Le Chevalier, seul.
Le Chevalier. - Je regarde le moment où j'ai connu Lélio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maîtresse, et que je ne dépends plus de personne. L'aventure où je me suis mise ne surprendra point ma soeur; elle sait la singularité de mes sentiments. J'ai du bien; il s'agit de le donner avec ma main et mon coeur; ce sont de grands présents, et je veux savoir à qui je les donne.
Scène IV
Le Chevalier, Trivelin, Frontin
Frontin, au Chevalier. - Le voilà, Monsieur. (Bas à Trivelin.) Garde-moi le secret.
Trivelin. - Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l'as donné, quand tu voudras.
Scène V
Le Chevalier, Trivelin
Le Chevalier. - Approchez; comment vous appelez-vous?
Trivelin. - Comme vous voudrez, Monsieur; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m'est indifférent: le nom sous lequel j'aurais l'honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde.
Le Chevalier. - Sans compliment, quel est le tien, à toi?
Trivelin. - Je vous avoue que je ferais quelque difficulté de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n'ait pas disposé de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs? Il me tarde d'en être chamarré sur toutes les coutures.
Le Chevalier, à part. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-là? Il m'inquiète.
Trivelin. - Cependant, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous dire que je m'appelle Trivelin. C'est un nom que j'ai reçu de père en fils très correctement, et dans la dernière fidélité; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s'estime le plus heureux de tous.
Le Chevalier. - Laissez là vos politesses. Un maître ne demande à son valet que l'attention dans ce à quoi il l'emploie.
Trivelin. - Son valet! le terme est dur; il frappe mes oreilles d'un son disgracieux; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux?
Le Chevalier. - La délicatesse est singulière!
Trivelin.- De grâce, ajustons-nous; convenons d'une formule plus douce.
Le Chevalier, à part. - Il se moque de moi. Vous riez, je pense?
Trivelin. - C'est la joie que j'ai d'être à vous qui l'emporte sur la petite mortification que je viens d'essuyer.
Le Chevalier. - Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m'êtes bon à rien.
Trivelin. - Je ne vous suis bon à rien! Ah! ce que vous dites là ne peut pas être sérieux.
Le Chevalier, à part. - Cet homme-là est un extravagant. (A Trivelin.) Retirez-vous.
Trivelin. - Non, vous m'avez piqué; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon à quelque chose.
Le Chevalier. - Retirez-vous, vous dis-je.
Trivelin. - Où vous attendrai-je?
Le Chevalier. - Nulle part.
Trivelin. - Ne badinons point; le temps se passe, et nous ne décidons rien.
Le Chevalier. - Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup?
Trivelin. - Je n'ai pourtant qu'un écu à perdre.
Le Chevalier. - Ce coquin-là m'embarrasse. (Il fait comme s'il en allait.) Il faut que je m'en aille. (A Trivelin.) Tu me suis?.
Trivelin. - Vraiment oui, je soutiens mon caractère: ne vous ai-je pas dit que j'étais opiniâtre?
Le Chevalier. -Insolent!
Trivelin. - Cruel!
Le Chevalier. - Comment, cruel!
Trivelin. - Oui, cruel; c'est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n'y êtes pas; j'en viendrai jusqu'aux soupirs; vos rigueurs me l'annoncent.
Le Chevalier. - Je ne sais plus que penser de tout ce qu'il me dit.
Trivelin. - Ah! ah! ah! vous rêvez, mon cavalier, vous délibérez; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j'ai de vous servir est sans quartier; premièrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger.
Le Chevalier, mettant la main sur la garde de son épée. Il me prend envie de te traiter comme tu le mérites.
Trivelin, - Fi! ne gesticulez point de cette manière-là; ce geste-là n'est point de votre compétence; laissez là cette arme qui vous est étrangère: votre oeil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au côté.
Le Chevalier. - Ah! je suis trahie!
Trivelin. - Masque, venons au fait; je vous connais.
Le Chevalier. - Toi?
Trivelin. - Oui; Frontin vous connaissait pour nous deux.
Le Chevalier. - Le coquin! Et t'a-t-il dit qui j'étais?
Trivelin. - Il m'a dit que vous étiez une fille, et voilà tout; et moi je l'ai cru; car je ne chicane sur la qualité de personne.
Le Chevalier. - Puisqu'il m'a trahie, il vaut autant que je t'instruise du reste.
Trivelin. - Voyons; pourquoi êtes-vous dans cet équipage-là?
Le Chevalier. - Ce n'est point pour faire du mal.
Trivelin. - Je le crois bien; si c'était pour cela, vous ne déguiseriez pas votre sexe; ce serait perdre vos commodités.
Le Chevalier, à part. - Il faut le tromper. (A Trivelin.) Je t'avoue que j'avais envie de te cacher la vérité, parce que mon déguisement regarde une dame de condition, ma maîtresse, qui a des vues sur un Monsieur Lélio, que tu verras, et qu'elle voudrait détacher d'une inclination qu'il a pour une, comtesse à qui appartient ce château.
Trivelin. - Eh! quelle espèce de commission vous donne-t-elle auprès de ce Lélio? L'emploi me paraît gaillard, soubrette de mon âme.
Le Chevalier. - Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d'attaquer le coeur de la Comtesse; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j'ai déjà vu les yeux de la Comtesse s'arrêter plus d'une fois sur moi; si elle vient à m'aimer, je la ferai rompre avec Lélio; il reviendra à Paris, on lui proposera ma maîtresse qui y est; elle est aimable, il la connaît, et les noces seront bientôt faites.
Trivelin. - Parlons à présent à rez-de-chaussée: as-tu le coeur libre?
Le Chevalier. - Oui
Trivelin. - Et moi aussi. Ainsi, de compte arrêté; cela fait deux coeurs libres, n'est-ce pas?
Le Chevalier. - Sans doute.
Trivelin. - Ergo, je conclus que nos deux coeurs soient désormais camarades.
Le Chevalier. - Bon.
Trivelin. - Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s'obliger en tout ce qu'ils peuvent, tu m'avances deux mois de récompense sur l'exacte discrétion que je promets d'avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai; sur cet article, c'est à l'amour à me payer mes gages.
Le Chevalier, lui donnant de l'argent. - Tiens, voilà déjà six louis d'or d'avance pour ta discrétion, et en voilà déjà trois pour tes services.
Trivelin, d'un air indifférent. - J'ai assez de coeur pour refuser ces trois derniers louis-là; mais donne; la main qui me les présente étourdit ma générosité.
Le Chevalier. - Voici Monsieur Lélio; retire-toi, et va-t'en m'attendre à la porte de ce château où nous logeons.
Trivelin. - Souviens-toi, ma friponne, à ton tour, que je suis ton valet sur la scène, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tête-à-tête. (Il se retire en arrière, quand Lélio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent.)
Scène VI
Lélio, Le Chevalier, Arlequin, Trivelin, derrière leurs maîtres.
Lélio vient d'un air rêveur.
Le Chevalier. - Le voilà plongé dans une grande rêverie.
Arlequin, à Trivelin derrière eux. - Vous m'avez l'air d'un bon vivant.
Trivelin. - Mon air ne vous ment pas d'un mot, et vous êtes fort bon physionomiste.
Lélio, se retournant vers Arlequin, et apercevant le Chevalier. - Arlequin!... Ah! Chevalier, je vous cherchais.
Le Chevalier. - Qu'avez-vous, Lélio? Je vous vois enveloppé dans une distraction qui m'inquiète.
Lélio. - Je vous dirai ce que c'est. (A Arlequin.) Arlequin, n'oublie pas d'avertir les musiciens de se rendre ici tantôt.
Arlequin. - Oui, Monsieur. (A Trivelin.) Allons boire, pour faire aller notre amitié plus vite.
Trivelin. - Allons, la recette est bonne; j'aime assez votre manière de hâter le coeur.
Scène VII
Lélio, Le Chevalier
Le Chevalier. - Eh bien! mon cher, de quoi s'agit-il? Qu'avez-vous? Puis-je vous être utile à quelque chose?
Lélio. - Très utile.
Le Chevalier. - Parlez.
Lélio. - Etes-vous mon ami?
Le Chevalier. - Vous méritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-là.
Lélio. - Ne te fâche point, Chevalier; ta vivacité m'oblige; mais passe-moi cette question-là, j'en ai encore une à te faire.
Le Chevalier. - Voyons.
Lélio. - Es-tu scrupuleux?
Le Chevalier. - Je le suis raisonnablement.
Lélio. - Voilà ce qu'il me faut; tu n'as pas un honneur mal entendu sur une infinité de bagatelles qui arrêtent les sots?
Le Chevalier, à part. - Fi! voilà un vilain début.
Lélio. - Par exemple, un amant qui dupe sa maîtresse pour se débarrasser d'elle en est-il moins honnête homme à ton gré?
Le Chevalier. - Quoi! il ne s'agit que de tromper une femme?
Lélio. - Non, vraiment.
Le Chevalier. - De lui faire une perfidie?
Lélio. - Rien que cela.
Le Chevalier. - Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu à une ville. Eh! comment donc! trahir une femme, c'est avoir une action glorieuse par-devers soi!
Lélio, gai. - Oh! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-là, je te dirai que je n'ai rien à me reprocher; et, sans vanité, tu vois un homme couvert de gloire.
Le Chevalier, étonné et comme charmé. - Toi, mon ami? Ah! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder à mon aise; laisse-moi contempler un homme chargé de crimes si honorables. Ah! petit traître, vous êtes bien heureux d'avoir de si brillantes indignités sur votre compte.
Lélio, riant. - Tu me charmes de penser ainsi; viens que je t'embrasse. Ma foi; à ton tour, tu m'as tout l'air d'avoir été l'écueil de bien des coeurs. Fripon, combien de réputations as-tu blessé à mort dans ta vie? Combien as-tu désespéré d'Arianes? Dis.
Le Chevalier. - Hélas! Tu te trompes; je ne connais point d'aventures plus communes que les miennes; j'ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes très sages.
Lélio. - Tu n'as trouvé que des femmes très sages? Où diantre t'es-tu donc fourré? Tu as fait là des découvertes bien singulières! Après cela, qu'est-ce que ces femmes-là gagnent à être si sages? Il n'en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons; ne le sommes-nous pas, nous mentons; cela revient au même pour elles. Quant à moi, j'ai toujours dit plus de vérités que de mensonges.
Le Chevalier. - Tu traites ces matières-là avec une légèreté qui m'enchante.
Lélio. - Revenons à mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiègleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par conséquent, tu n'es pas extrêmement riche.
Le Chevalier. - C'est raisonner juste.
Lélio. - Tu es beau et bien fait; devine à quel dessein je t'ai engagé à nous suivre avec tous tes agréments? c'est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune.
Le Chevalier. - J'exauce ta prière. A présent, dis-moi la fortune que je vais faire.
Lélio. - Il s'agit de te faire aimer de la Comtesse, et d'arriver à la conquête de sa main par celle de son coeur.
Le Chevalier. - Tu badines: ne sais-je pas que tu l'aimes, la Comtesse?
Lélio - Non; je l'aimais ces jours passés, mais j'ai trouvé à propos de ne plus l'aimer.
Le Chevalier. - Quoi! lorsque tu as pris de l'amour, et que tu n'en veux plus, il s'en retourne comme cela sans plus de façon? Tu lui dis: Va-t'en, et il s'en va? Mais, mon ami, tu as un coeur impayable.
Lélio. - En fait d'amour, j'en fais assez ce que je veux. J'aimais la Comtesse, parce qu'elle est aimable; je devais l'épouser, parce qu'elle est riche, et que je n'avais rien de mieux à faire; mais dernièrement, pendant que j'étais à ma terre, on m'a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente; la Comtesse n'en a que six. J'ai donc calculé que six valaient moins que douze. Oh! l'amour que j'avais pour elle pouvait-il honnêtement tenir bon contre un calcul si raisonnable? Cela aurait été ridicule. Six doivent reculer devant douze; n'est-il pas vrai? Tu ne me réponds rien!
Le Chevalier. - Eh! que diantre veux-tu que je réponde à une règle d'arithmétique? Il n'y a qu'à savoir compter pour voir que tu as raison.
Lélio. - C'est cela même.
Le Chevalier. - Mais qu'est-ce qui t'embarrasse là-dedans? Faut-il tant de cérémonie pour quitter la Comtesse? Il s'agit d'être infidèle, d'aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire: Madame, comptez vous-même, voyez si je me trompe. Voilà tout. Peut-être qu'elle pleurera, qu'elle maudira l'arithmétique, qu'elle te traitera d'indigne, de perfide: cela pourrait arrêter un poltron; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l'honneur, ce bruit-là l'amuse; il écoute, s'excuse négligemment, et se retire en faisant une révérence très profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d'ingrat.
Lélio. - Oh! parbleu! de ces titres-là, j'en suis fourni, et je sais faire la révérence. Madame la Comtesse aurait déjà reçu la mienne, s'il ne tenait plus qu'à cette politesse-là; mais il y a une petite épine qui m'arrête: c'est que, pour achever l'achat que j'ai fait d'une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m'a prêté dix mille écus, dont elle a mon billet.
Le Chevalier. - Ah! tu as raison, c'est une autre affaire. Je ne sache point de révérence qui puisse acquitter ce billet-là; le titre de débiteur est bien sérieux, vois-tu! celui d'infidèle n'expose qu'à des reproches, l'autre à des assignations; cela est différent, et je n'ai point de recette pour ton mal.
Lélio. - Patience! Madame la Comtesse croit qu'elle va m'épouser; elle n'attend plus que l'arrivée de son frère; et, outre la somme de dix mille écus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antérieurement à cela, un dédit entre elle et moi de la même somme. Si c'est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dédit, et je voudrais bien ne payer ni l'un ni l'autre; m'entends-tu?
Le Chevalier, à part. - Ah! l'honnête homme! (Haut.) Oui, je commence à te comprendre. Voici ce que c'est: si je donne de l'amour à la Comtesse, tu crois qu'elle aimera mieux payer le dédit, en te rendant ton billet de dix mille écus, que de t'épouser; de façon que tu gagneras dix mille écus avec elle; n'est-ce pas cela?
Lélio. - Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idées.
Le Chevalier. - Elles sont très ingénieuses, très lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiègleries. En effet, l'honneur que tu as fait à la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille écus comme un sou.
Lélio. - Elle n'en donnerait pas cela, si je m'en fiais à son estimation.
Le Chevalier. - Mais crois-tu que je puisse surprendre le coeur de la Comtesse?
Lélio. - Je n'en doute pas.
Le Chevalier, à part. - Je n'ai pas lieu d'en douter non plus.
Lélio. - Je me suis aperçu qu'elle aime ta compagnie; elle te loue souvent, te trouve de l'esprit; il n'y a qu'à suivre cela.
Le Chevalier. Je n'ai. pas une grande vocation pour ce mariage-là.
Lélio. - Pourquoi?
Le Chevalier. - Par mille raisons... parce que je ne pourrai jamais avoir de l'amour pour la Comtesse; si elle ne voulait que de l'amitié, je serais à son service; mais n'importe.
Lélio. - Eh! qui est-ce qui te prie d'avoir de l'amour pour elle? Est-il besoin d'aimer sa femme? Si tu ne l'aimes pas, tant pis pour elle; ce sont ses affaires et non pas les tiennes.
Le Chevalier. - Bon! mais je croyais qu'il fallait aimer sa femme, fondé sur ce qu'on vivait mal avec elle quand on ne l'aimait pas.
Lélio. - Eh! tant mieux quand on vit mal avec elle; cela vous dispense de la voir, c'est autant de gagné.
Le Chevalier. - Voilà qui est fait; me voilà prêt à exécuter ce que tu souhaites. Si j'épouse la Comtesse, j'irai me fortifier avec le brave Lélio dans le dédain qu'on doit à son épouse.
Lélio. - Je t'en donnerai un vigoureux exemple, je t'en assure; crois-tu, par exemple, que j'aimerai la demoiselle de Paris, moi? Une quinzaine de jours tout au plus; après quoi, je crois que j'en serai bien las.
Le Chevalier. - Eh! donne-lui le mois tout entier à cette pauvre femme, à cause de ses douze mille livres de rente.
Lélio. - Tant que le coeur m'en dira.
Le Chevalier. - T'a-t-on dit qu'elle fût jolie?
Lélio. - On m'écrit qu'elle est belle; mais, de l'humeur dont je suis, cela ne l'avance pas de beaucoup. Si elle n'est pas laide, elle le deviendra, puisqu'elle sera ma femme; cela ne peut pas lui manquer.
Le Chevalier. - Mais, dis-moi, une femme se dépite quelquefois.
Lélio. - En ce cas-là, j'ai une terre écartée qui est le plus beau désert du monde, où Madame irait calmer son esprit de vengeance.
Le Chevalier. - Oh! dès que tu as un désert, à la bonne heure; voilà son affaire. Diantre! l'âme se tranquillise beaucoup dans une solitude: on y jouit d'une certaine mélancolie, d'une douce tristesse, d'un repos de toutes les couleurs; elle n'aura qu'à choisir.
Lélio. - Elle sera la maîtresse.
Le Chevalier. - L'heureux tempérament! Mais j'aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose: feins toujours de l'aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intéresserait sa vanité; elle courrait après toi, et me laisserait là.
Lélio dit. - Je me gouvernerai bien; je vais au-devant d'elle. (Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraît pas encore, et pendant qu'il y va.)
Scène VIII
Le Chevalier
Le Chevalier dit. - Si j'avais épousé le seigneur Lélio, je serais tombée en de bonnes mains! Donner douze mille livres de rente pour acheter le séjour d'un désert! Oh! vous êtes trop cher, Monsieur Lélio, et j'aurai mieux que cela au même prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-là, et pour en débarrasser la Comtesse.
Scène IX
La Comtesse, Lélio, Le Chevalier
Lélio, à la Comtesse, en entrant. - J'attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-même. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter; son séjour ici l'embarrasse; je crois qu'il vous craint; cela est de bon sens, et je ne m'en inquiète point: je vous connais; mais il est mon ami; notre amitié doit durer plus d'un jour, et il faut bien qu'il se fasse au danger de vous voir; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l'instant.
Scène X
La Comtesse, Le Chevalier
La Comtesse. - Quoi! Chevalier, vous prenez de pareils prétextes pour nous quitter? Si vous nous disiez les véritables raisons qui pressent votre retour à Paris, on ne vous retiendrait peut-être pas.
Le Chevalier. - Mes véritables raisons, Comtesse? Ma foi, Lélio vous les a dites.
La Comtesse. - Comment! que vous vous défiez de votre coeur auprès de moi?
Le Chevalier. - Moi, m'en défier! je m'y prendrais un peu tard; est-ce que vous m'en avez donné le temps? Non, Madame, le mal est fait; il ne s'agit plus que d'en arrêter le progrès.
La Comtesse, riant. - En vérité, Chevalier, vous êtes bien à plaindre, et je ne savais pas que j'étais si dangereuse.
Le Chevalier. - Oh! que si; je ne vous dis rien là dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d'être capable; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l'hospitalité avec moi, si vous m'ameniez ici.
La Comtesse. - Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier.
Le Chevalier. - Parbleu! je l'en défie; il ne vous prêtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c'est elle qui vous a flattée.
La Comtesse. - Je ne vois point que ce soit avec tant d'excès.
Le Chevalier. Comtesse, vous m'obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir; car, avec la mienne, il n'y a pas moyen de vous rendre justice.
La Comtesse, riant. - Vous êtes bien galant.
Le Chevalier. - Ah! je suis mieux que cela; ce ne serait là qu'une bagatelle.
La Comtesse. - Cependant ne vous gênez point, Chevalier: quelque inclination, sans doute, vous rappelle à Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous.
Le Chevalier. - Non, je n'ai point d'inclination à Paris, si vous n'y venez pas. (Il lui prend la main.) A l'égard de l'ennui; si vous saviez l'art de m'en donner auprès de vous, ne me l'épargnez pas, Comtesse; c'est un vrai présent que vous me ferez; ce sera même une bonté; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l'amour; voilà tout ce que vous savez faire.
La Comtesse. - Je le fais assez mal.
Scène XI
La Comtesse, Le Chevalier, Lélio, etc.
Lélio. - Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantôt, Madame; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir. (Au Chevalier.) Ton valet et le mien sont à la tête, et mènent le branle.
Divertissement
Le Chanteur
Chantons tous l'agriable emplette
Que Lucas a fait de Colette.
Qu'il est heureux, ce garçon-là!
J'aimerais bien le mariage,...
Sans un petit défaut qu'il a:
Par lui la fille la plus sage,
Zeste, vous vient entre les bras.
Et boute, et gare, allons courage:
Rien n'est si biau que le tracas
Des fins premiers jours du ménage.
Mais, morgué! ça ne dure pas;
Le coeur vous faille, et c'est dommage.
Un Paysan
Que dis-tu, gente Mathurine,
De cette noce que tu vois?
T'agace-t-elle un peu pour moi?
Il me semble voir à ta mine
Que tu sens un je ne sais quoi.
L'ami Lucas et la cousine
Riront tant qu'ils pourront tous deux,
En se gaussant des médiseux;
Dis la vérité, Mathurine,
Ne ferais-tu pas bien comme eux?
Mathurine
Voyez le biau discours à faire,
De demander en pareil cas:
Que fais-tu? que ne fais-tu pas?
Eh! Colin sans tant de mystère,
Marions-nous; tu le sauras.
A présent si j'étais sincère,
Je vais souvent dans le vallon,
Tu m'y suivrais, malin garçon:
On n'y trouve point de notaire,
Mais on y trouve du gazon.
On danse.
Branle
Qu'on se dise tout ce qu'on voudra,
Tout ci, tout ça,
Je veux tâter du mariage.
En arrive ce qui pourra,
Tout ci, tout ça;
Par la sangué! j'ons bon courage.
Ce courage, dit-on, s'en va,
Tout ci, tout ça;
Morguenne! il nous faut voir cela.
Ma Claudine un jour me conta
Tout ci, tout ça,
Que sa mère en courroux contre elle
Lui défendait qu'elle m'aimât,
Tout ci, tout ça;
Mais aussitôt, me dit la belle:
Entrons dans ce bocage-là,
Tout ci, tout ça;
Nous verrons ce qu'il en sera.
Quand elle y fut, elle chanta
Tout ci, tout ça:
Berger, dis-moi que ton coeur m'aime;
Et le mien aussi te dira
Tout ci, tout ça,
Combien son amour est extrême.
Après, elle me regarda,
Tout ci, tout ça,
D'un doux regard qui m'acheva.
Mon coeur, à son tour, lui chanta,
Tout ci, tout ça,
Une chanson qui fut si tendre,
Que cent fois elle soupira,
Tout ci, tout ça,
Du plaisir qu'elle eut de m'entendre;
Ma chanson tant recommença,
Tout ci, tout ça,
Tant qu'enfin la voix me manqua.
Acte II
Scène première
Trivelin, seul.
Trivelin. - Me voici comme de moitié dans une intrigue assez douce et d'un assez bon rapport, car il m'en revient déjà de l'argent et une maîtresse; ce beau commencement-là promet encore une plus belle fin. Or, moi qui suis un habile homme, est-il naturel que je reste ici les bras croisés? ne ferai-je rien qui hâte le succès du projet de ma chère suivante? Si je disais au seigneur Lélio que le coeur de la Comtesse commence à capituler pour le Chevalier, il se dépiterait plus vite, et partirait pour Paris où on l'attend. Je lui ai déjà témoigné que je souhaiterais avoir l'honneur de lui parler; mais le voilà qui s'entretient avec la Comtesse; attendons qu'il ait fait avec elle.
Scène II
Lélio, La Comtesse
Ils entrent tous deux comme continuant de se parler.
La Comtesse. - Non, Monsieur, je ne vous comprends point. Vous liez amitié avec le Chevalier, vous me l'amenez; et vous voulez ensuite que je lui fasse mauvaise mine! Qu'est-ce que c'est que cette idée-là? Vous m'avez dit vous-même que c'était un homme aimable, amusant et effectivement j'ai jugé que vous aviez raison.
Lélio, répétant un mot. - Effectivement! Cela est donc bien effectif? eh bien! je ne sais que vous dire; mais voilà un effectivement qui ne devrait pas se trouver là, par exemple.
La Comtesse. - Par malheur, il s'y trouve.
Lélio. - Vous me raillez, Madame.
La Comtesse. - Voulez- vous que je respecte votre antipathie pour effectivement? Est-ce qu'il n'est pas bon français? L'a-t-on proscrit de la langue?
Lélio. - Non, Madame; mais il marque que vous êtes un peu trop persuadée du mérite du Chevalier.
La Comtesse. - Il marque cela? Oh il a tort, et le procès que vous lui faites est raisonnable, mais vous m'avouerez qu'il n'y a pas de mal à sentir suffisamment le mérite d'un homme, quand le mérite est réel; et c'est comme j'en use avec le Chevalier.
Lélio. - Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas mieux; sentir est trop; c'est connaître qu'il faudrait dire.
La Comtesse. - Je suis d'avis de ne dire plus mot, et d'attendre que vous m'ayez donné la liste des termes sans reproches que je dois employer, je crois que c'est le plus court; il n'y a que ce moyen-là qui puisse me mettre en état de m'entretenir avec vous.
Lélio. - Eh! Madame, faites grâce à mon amour.
La Comtesse. - Supportez donc mon ignorance; je ne savais pas la différence qu'il y avait entre connaître et sentir.
Lélio. - Sentir, Madame, c'est le style du coeur, et ce n'est pas dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier.
La Comtesse. - Ecoutez; le vôtre ne m'amuse point; il est froid, il me glace; et, si vous voulez même, il me rebute.
Lélio, à part. - Bon! je retirerai mon billet.
La Comtesse. - Quittons-nous, croyez-moi; je parle mal, vous ne me répondez pas mieux; cela ne fait pas une conversation amusante.
Lélio. - Allez-vous, rejoindre le Chevalier?
La Comtesse. - Lélio, pour prix des leçons que vous venez de me donner, je vous avertis, moi, qu'il y a des moments où vous feriez bien de ne pas vous montrer; entendez-vous?
Lélio. - Vous me trouvez donc bien insupportable?
La Comtesse. - Epargnez-vous ma réponse; vous auriez à vous plaindre de la valeur de mes termes, je le sens bien.
Lélio. - Et moi, je sens que vous vous retenez; vous me diriez de bon coeur que vous me haïssez.
La Comtesse. - Non; mais je vous le dirai bientôt, si cela continue, et cela continuera sans doute.
Lélio. - Il semble que vous le souhaitez.
La Comtesse. - Hum! vous ne feriez pas languir mes souhaits.
Lélio, d'un air fâché et vif. - Vous me désolez, Madame.
La Comtesse. - Je me retiens, Monsieur; je me retiens.
Elle veut s'en aller.
Lélio. - Arrêtez, Comtesse; vous m'avez fait l'honneur d'accorder quelque retour à ma tendresse.
La Comtesse. - Ah! le beau détail où vous entrez là!
Lélio. - Le dédit même qui est entre nous...
La Comtesse, fâchée. - Eh bien! ce dédit vous chagrine? il n'y a qu'à le rompre. Que ne me disiez-vous cela sur-le-champ? Il y a une heure que vous biaisez pour arriver là.
Lélio. - Le rompre! J'aimerais mieux mourir; ne m'assure-t-il pas votre main?
La Comtesse. - Et qu'est-ce que c'est que ma main sans mon coeur?
Lélio. - J'espère avoir l'un et l'autre.
La Comtesse. - Pourquoi me déplaisez-vous donc?
Lélio. - En quoi ai-je pu vous déplaire? Vous auriez de la peine à le dire vous-même.
La Comtesse. - Vous êtes jaloux, premièrement.
Lélio. - Eh! morbleu! Madame, quand on aime...
La Comtesse. - Ah! quel emportement!
Lélio. - Peut-on s'empêcher d'être jaloux? Autrefois vous me reprochiez que je ne l'étais pas assez; vous me trouviez trop tranquille; me voici inquiet, et je vous déplais.
La Comtesse. - Achevez, Monsieur, concluez que je suis une capricieuse; voilà ce que vous voulez dire, je vous entends bien. Le compliment que vous me faites est digne de l'entretien dont vous me régalez depuis une heure; et après cela vous me demanderez en quoi vous me déplaisez! Ah! l'étrange caractère!
Lélio. - Mais je ne vous appelle pas capricieuse, Madame; je dis seulement que vous vouliez que je fusse jaloux; aujourd'hui je le suis; pourquoi le trouvez-vous mauvais?
La Comtesse. - Eh bien! vous direz encore que vous ne m'appelez pas fantasque!
Lélio. - De grâce, répondez.
La Comtesse. - Non, Monsieur, on n'a jamais dit à une femme ce que vous me dites là; et je n'ai vu que vous dans la vie qui m'ayez trouvé si ridicule.
Lélio, regardant autour de lui. - Je chercherais volontiers à qui vous parlez, Madame; car ce discours-là ne peut pas s'adresser à moi.
La Comtesse. - Fort bien! me voilà devenue visionnaire à présent; continuez, Monsieur, continuez; vous ne voulez pas rompre le dédit; cependant c'est moi qui ne veux plus; n'est-il pas vrai?
Lélio. - Que d'industrie pour vous, sauver d'une question fort simple, à laquelle vous ne pouvez répondre!
La Comtesse. - Oh! je n'y saurais tenir; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi! le portrait est flatteur! Je ne vous connaissais pas, Monsieur Lélio, je ne vous connaissais pas; vous m'avez trompée. Je vous passerais de la jalousie; je ne parle pas de la vôtre, elle n'est pas supportable; c'est une jalousie terrible, odieuse, qui vient du fond du tempérament, du vice de votre esprit. Ce n'est pas délicatesse chez vous; c'est mauvaise humeur naturelle, c'est précisément caractère. Oh! ce n'est pas là la jalousie que je vous demandais; je voulais une inquiétude douce, qui a sa source dans un coeur timide et bien touché, et qui n'est qu'une louable méfiance de soi-même; avec cette jalousie-là, Monsieur, on ne dit point d'invectives aux personnes que l'on aime; on ne les trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques; on craint seulement de n'être pas toujours aimé, parce qu'on ne croit pas être digne de l'être.
Mais cela vous passe; ces sentiments-là ne sont pas du ressort d'une âme comme la vôtre. Chez vous, c'est des emportements, des fureurs, ou pur artifice; vous soupçonnez injurieusement; vous manquez d'estime; de respect, de soumission; vous vous appuyez sur un dédit; vous fondez vos droits sur des raisons de contrainte. Un dédit, Monsieur Lélio! Des soupçons! Et vous appelez cela de l'amour! C'est un amour à faire peur. Adieu.
Lélio. - Encore un mot. Vous êtes en colère, mais vous reviendrez, car vous m'estimez dans le fond.
La Comtesse. - Soit; j'en estime tant d'autres! Je ne regarde pas cela comme un grand mérite d'être estimable; on n'est que ce qu'on doit être.
Lélio. - Pour nous accommoder, accordez-moi une grâce. Vous m'êtes chère; le Chevalier vous aime; ayez pour lui un peu plus de froideur; insinuez-lui qu'il nous laisse, qu'il s'en retourne à Paris.
La Comtesse. - Lui insinuer qu'il nous laisse, c'est-à-dire lui glisser tout doucement une impertinence qui me fera tout doucement passer dans son esprit pour une femme qui ne sait pas vivre! Non, Monsieur; vous m'en dispenserez, s'il vous plaît. Toute la subtilité possible n'empêchera pas un compliment d'être ridicule, quand il l'est, vous me le prouvez par le vôtre; c'est un avis que je vous insinue tout doucement, pour vous donner un petit essai de ce que vous appelez manière insinuante.
Elle se retire.
Scène III
Lélio, Trivelin
Lélio, un moment seul et en riant. - Allons, allons, cela va très rondement; j'épouserai les douze mille livres de rente. Mais voilà le valet du Chevalier. (A Trivelin.) Il m'a paru tantôt que tu avais quelque chose à me dire?
Trivelin. - Oui, Monsieur; pardonnez à la liberté que je prends. L'équipage où je suis ne prévient pas en ma faveur; cependant, tel que vous me voyez, il y a là dedans le coeur d'un honnête homme, avec une extrême inclination pour les honnêtes gens.
Lélio. -Je le crois.
Trivelin. - Moi-même, et je le dis avec un souvenir modeste, moi-même autrefois, j'ai été du nombre de ces honnêtes gens; mais vous savez, Monsieur, à combien d'accidents nous sommes sujets dans la vie. Le sort m'a joué; il en a joué bien d'autres; l'histoire est remplie du récit de ses mauvais tours: princes, héros, il a tout malmené, et je me console de mes malheurs avec de tels confrères.
Lélio - Tu m'obligerais de retrancher tes réflexions et de venir au fait.
Trivelin. - Les infortunés sont un peu babillards, Monsieur; ils s'attendrissent aisément sur leurs aventures. Mais je. coupe court; ce petit préambule me servira, s'il vous plaît, à m'attirer un peu d'estime, et donnera du poids à ce que je vais vous dire.
Lélio. - Soit.
Trivelin. - Vous savez que je fais la fonction de domestique auprès de Monsieur le Chevalier.
Lélio - Oui.
Trivelin. - Je ne demeurerai pas longtemps avec lui, Monsieur; son caractère donne trop de scandale au mien.
Lélio. - Eh, que lui trouves-tu de mauvais?
Trivelin. - Que vous êtes différent de lui! A peine vous ai-je vu, vous ai-je entendu parler, que j'ai dit en moi-même: Ah quelle âme franche! que de netteté dans ce coeur-là!
Lélio. - Tu vas encore t'amuser à mon éloge, et tu ne finiras point.
Trivelin. - Monsieur, la vertu vaut bien une petite parenthèse en sa faveur.
Lélio. - Venons donc au reste à présent.
Trivelin. - De grâce, souffrez qu'auparavant nous convenions d'un petit article.
Lélio. - Parle.
Trivelin. - Je suis fier, mais je suis pauvre, qualités, comme vous jugez bien, très difficiles à accorder. l'une avec l'autre, et qui pourtant ont la rage de se trouver presque toujours ensemble; voilà ce qui me passe.
Lélio. - Poursuis; à quoi nous mènent ta fierté et ta pauvreté?
Trivelin - Elles nous mènent à un combat qui se passe entre elles; la fierté se défend d'abord à merveille, mais son ennemie est bien pressante; bientôt la fierté plie, recule, fuit, et laisse le champ de bataille à la pauvreté, qui ne rougit de rien, et qui sollicite en ce moment votre libéralité
Lélio. - Je t'entends; tu me demandes quelque argent pour récompense de l'avis que tu vas me donner.
Trivelin. - Vous y êtes; les âmes généreuses ont cela de bon, qu'elles devinent ce qu'il vous faut et vous épargnent la honte d'expliquer vos besoins; que cela est beau!
Lélio. - Je consens à ce que tu demandes, à une condition à mon tour: c'est que le secret que tu m'apprendras vaudra la peine d'être payé; et je serai de bonne foi là-dessus. Dis à présent.
Trivelin. - Pourquoi faut-il que la rareté de l'argent ait ruiné la générosité de vos pareils? Quelle misère! mais n'importe; votre équité me rendra ce que votre économie me retranche, et je commence: Vous croyez le Chevalier votre intime et fidèle ami, n'est-ce pas?
Lélio. - Oui, sans doute.
Trivelin. - Erreur.
Lélio. - En quoi donc?
Trivelin. - Vous croyez que la Comtesse vous aime toujours?
Lélio. - J'en suis persuadé.
Trivelin. - Erreur, trois fois erreur!
Lélio. - Comment?
Trivelin. - Oui, Monsieur; vous n'avez ni ami ni maîtresse. Quel brigandage dans ce monde! la Comtesse ne vous aime plus, le Chevalier vous a escamoté son coeur: il l'aime, il en est aimé, c'est un fait; je le sais, je l'ai vu, je vous en avertis; faites-en votre profit et le mien.
Lélio. - Eh! dis-moi, as-tu remarqué quelque chose qui te rende sûr de cela?
Trivelin. - Monsieur, on peut se fier à mes observations. Tenez, je n'ai qu'à regarder une femme entre deux yeux, je vous dirai ce qu'elle sent et ce qu'elle sentira, le tout à une virgule près. Tout ce qui se passe dans son coeur s'écrit sur son visage, et j'ai tant étudié cette écriture-là, que je la lis tout aussi couramment que la mienne. Par exemple, tantôt, pendant que vous vous amusiez dans le jardin à cueillir des fleurs pour la Comtesse, je raccommodais près d'elle une palissade, et je voyais le Chevalier, sautillant, rire et folâtrer avec elle. Que vous êtes badin! lui disait-elle, en souriant négligemment à ses enjouements. Tout autre que moi n'aurait rien remarqué dans ce sourire-là; c'était un chiffre. Savez-vous ce qu'il signifiait? Que vous m'amusez agréablement, Chevalier! Que vous êtes aimable dans vos façons! Ne sentez-vous pas que vous me plaisez?
Lélio. - Cela est bon; mais rapporte-moi quelque chose que je puisse expliquer, moi, qui ne suis pas si savant que toi
Trivelin. - En voici qui ne demande nulle condition. Le Chevalier continuait, lui volait quelques baisers, dont on se fâchait, et qu'on n'esquivait pas. Laissez-moi donc, disait-elle avec un visage indolent, qui ne faisait rien pour se tirer d'affaires, qui avait la paresse de rester exposé à l'injure; mais, en vérité, vous n'y songez pas, ajoutait-elle ensuite. Et moi, tout en raccommodant ma palissade, j'expliquais ce vous n'y songez pas, et ce laissez-moi donc; et je voyais que cela voulait dire: Courage, Chevalier, encore un baiser sur le même ton; surprenez-moi toujours, afin de sauver les bienséances; je ne dois consentir à rien; mais si vous êtes adroit, je n'y saurais que faire; ce ne sera pas ma faute.
Lélio. - Oui-da; c'est quelque chose que des baisers.
Trivelin. - Voici le plus touchant. Ah! la belle main! s'écria-t-il ensuite; souffrez que je l'admire. Il n'est pas nécessaire. De grâce. Je ne veux point... Ce nonobstant, la main est prise, admirée, caressée; cela va *tout de suite... Arrêtez-vous... Point de nouvelles. Un coup d'éventail par là-dessus, coup galant qui signifie: Ne lâchez point; l'éventail est saisi; nouvelles pirateries sur la main qu'on tient; l'autre vient à son secours; autant de pris encore par l'ennemi: Mais je ne vous comprends point; finissez donc. Vous en parlez bien à votre aise, Madame. Alors la Comtesse de s'embarrasser, le Chevalier de la regarder tendrement; elle de rougir; lui de s'animer; elle de se fâcher sans colère; lui de se jeter à ses genoux sans repentance; elle de pousser honteusement un demi-soupir; lui de riposter effrontément par un tout entier; et puis vient du silence; et puis des regards qui sont bien tendres; et puis d'autres qui n'osent pas l'être; et puis... Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous le voyez bien, Madame. Levez-vous donc. Me pardonnez-vous? Ah je ne sais. Le procès en était là quand vous êtes venu, mais je crois maintenant les parties d'accord: Qu'en dites-vous?
Lélio. - Je dis que ta découverte commence à prendre forme.
Trivelin. - Commence à prendre forme! Et jusqu'où prétendez-vous donc que je la conduise pour vous persuader? Je désespère de la pousser jamais plus loin; j'ai vu l'amour naissant; quand il sera grand garçon, j'aurai beau l'attendre auprès de la palissade, au diable s'il y vient badiner; or, il grandira, au moins, s'il n'est déjà grandi; car il m'a paru aller bon train, le gaillard.
Lélio. - Fort bon train, ma foi.
Trivelin. - Que dites-vous de la Comtesse? Ne l'auriez-vous pas épousé sans moi? Si vous aviez vu de quel air elle abandonnait sa main blanche au Chevalier!...
Lélio. - En vérité, te paraissait-il qu'elle y prit goût?
Trivelin. - Oui, Monsieur. A part. On dirait qu'il y en prend aussi, lui. A Lélio. Eh bien, trouvez-vous que mon avis mérite salaire?
Lélio. - Sans difficulté. Tu es un coquin.
Trivelin. - Sans difficulté, tu es un coquin: voilà un prélude de reconnaissance bien bizarre.
Lélio. - Le Chevalier te donnerait cent coups de bâton, si je lui disais que tu le trahis. Oh ces coups de bâton que tu mérites, ma bonté te les épargne; je ne dirai mot. Adieu; tu dois être content; te voilà payé.
Il s'en va.
Scène IV
Trivelin
Trivelin. - Je n'avais jamais vu de monnaie frappée à ce coin-là. Adieu, Monsieur, je suis votre serviteur; que le ciel veuille vous combler des faveurs que je mérite! De toutes les grimaces que m'a fait la fortune, voilà certes la plus comique; me payer en exemption de coups de bâton! c'est ce qu'on appelle faire argent de tout. Je n'y comprends rien: je lui dis que sa maîtresse le plante là; il me demande si elle y prend goût. Est-ce que notre faux Chevalier m'en ferait accroire? Et seraient-ils tous deux meilleurs amis que je ne pense?
Scène V
Arlequin, Trivelin
Trivelin, à part. - Interrogeons un peu Arlequin là-dessus. (Haut.) Ah! te voilà! où vas-tu?
Arlequin. - Voir s'il y a des lettres pour mon maître.
Trivelin. - Tu me parais occupé; à quoi est-ce que tu rêves?
Arlequin. - A des louis d'or.
Trivelin. - Diantre! tes réflexions sont de riche étoffe.
Arlequin. - Et je te cherchais aussi pour te parler.
Trivelin. - Et que veux-tu de moi?
Arlequin. - T'entretenir de louis d'or.
Trivelin. - Encore des louis d'or! Mais tu as une mine d'or dans ta tête.
Arlequin. - Dis-moi, mon ami, où as-tu pris toutes ces pistoles que je t'ai vu tantôt tirer de ta poche pour la bouteille de vin que nous avons bu au cabaret du bourg? Je voudrais bien savoir le secret que tu as pour en faire.
Trivelin. - Mon ami, je ne pourrais guère te donner le secret d'en faire; je n'ai jamais possédé que le secret de le dépenser.
Arlequin. - Oh! j'ai aussi un secret qui est bon pour cela, moi; je l'ai appris au cabaret en perfection.
Trivelin. - Oui-da, on fait son affaire avec du vin, quoique lentement; mais en y joignant une pincée d'inclination pour le beau sexe, on réussit bien autrement.
Arlequin. - Ah le beau sexe, on ne trouve point de cet ingrédient-là ici.
Trivelin. - Tu n'y demeureras pas toujours. Mais de grâce, instruis-moi d'une chose à ton tour: ton maître et Monsieur le Chevalier s'aiment-ils beaucoup?
Arlequin. - Oui.
Trivelin. - Fi! Se témoignent-ils de grands empressements? Se font-ils beaucoup d'amitiés?
Arlequin. - Ils se disent: Comment te portes-tu? A ton service. Et moi aussi. J'en suis bien aise... Après cela ils dînent et soupent ensemble; et puis: Bonsoir; je te souhaite une bonne nuit, et puis ils se couchent, et puis ils dorment, et puis le jour vient. Est-ce que tu veux qu'ils se disent des injures?
Trivelin. - Non, mon ami; c'est que j'avais quelque petite raison de te demander cela, par rapport à quelque aventure qui m'est arrivée ici.
Arlequin. - Toi?
Trivelin. - Oui, j'ai touché le coeur d'une aimable personne, et l'amitié de nos maîtres prolongera notre séjour ici.
Arlequin. - Et où est-ce que cette rare personne-là habite avec son coeur?
Trivelin. - Ici, te dis-je. Malpeste, c'est une affaire qui m'est de conséquence.
Arlequin. - Quel plaisir! Elle est jeune?
Trivelin. - Je lui crois dix-neuf à vingt ans.
Arlequin. - Ah! le tendron! Elle est jolie?
Trivelin. - Jolie! quelle maigre épithète! Vous lui manquez de respect; sachez qu'elle est charmante, adorable, digne de moi.
Arlequin, touché. - Ah! m'amour! friandise de mon âme!
Trivelin. - Et c'est de sa main mignonne que je tiens ces louis d'or dont tu parles, et que le don qu'elle m'en a fait me rend si précieux.
Arlequin, à ce mot, laisse aller ses bras. - Je n'en puis plus.
Trivelin, à part. - Il me divertit; je veux le pousser jusqu'à l'évanouissement. Ce n'est pas le tout, mon ami: ses discours ont charmé mon coeur; de la manière dont elle m'a peint, j'avais honte de me trouver si aimable. M'aimerez-vous? me disait-elle; puis-je compter sur votre coeur?
Arlequin, transporté. - Oui, ma reine.
Trivelin. - A qui parles-tu?
Arlequin. - A elle; j'ai cru qu'elle m'interrogeait.
Trivelin, riant. - Ah! ah! ah! Pendant qu'elle me parlait, ingénieuse à me prouver sa tendresse, elle fouillait dans sa poche pour en tirer cet or qui fait mes délices. Prenez, m'a-t-elle dit en me le glissant dans la. main; et comme poliment j'ouvrais ma main avec lenteur: prenez donc, s'est-elle écriée, ce n'est là qu'un échantillon du coffre-fort que je vous destine; alors je me suis rendu; car un échantillon ne se refuse point.
Arlequin jette sa batte et sa ceinture à terre, et se jetant à genoux, il dit. - Ah! mon ami, je tombe à tes pieds pour te supplier, en toute humilité, de me montrer seulement la face royale de cette incomparable fille, qui donne un coeur et des louis d'or du Pérou avec; peut-être me fera-t-elle aussi présent de quelque échantillon; je ne veux que la voir, l'admirer, et puis mourir content.
Trivelin. - Cela ne se peut pas, mon enfant; il ne faut pas régler tes espérances sur mes aventures; vois-tu bien, entre le baudet et le cheval d'Espagne, il y a quelque différence.
Arlequin. - Hélas! je te regarde comme le premier cheval du monde.
Trivelin. - Tu abuses de mes comparaisons; je te permets de m'estimer, Arlequin, mais ne me loue jamais.
Arlequin. - Montre-moi donc cette fille...
Trivelin. - Cela ne se peut pas; mais je t'aime, et tu te sentiras de ma bonne fortune: dès aujourd'hui je te fonde une bouteille de Bourgogne pour autant de jours que nous serons ici.
Arlequin, demi-pleurant. - Une bouteille par jour, cela fait trente bouteilles par mois; pour me consoler dans ma douleur, donne-moi en argent la fondation du premier mois.
Trivelin. - Mon fils, je suis bien aise d'assister à chaque paiement.
Arlequin, en s'en allant et pleurant. - Je ne verrai donc point ma reine? Où êtes-vous donc, petit louis d'or de mon âme? Hélas! je m'en vais vous chercher partout: Hi! hi! hi! hi!... (Et puis d'un ton net.) Veux-tu aller boire le premier mois de fondation?
Trivelin. - Voilà mon maître, je ne saurais; mais va m'attendre.
Arlequin s'en va en recommençant: Hi! hi! hi! hi!
Scène VI
Le Chevalier, Trivelin
Trivelin, un moment seul. - Je lui ai renversé l'esprit; ah! ah! ah! ah! le pauvre garçon! Il n'est pas digne d'être associé à notre intrigue. (Le Chevalier vient, et Trivelin dit:) Ah! vous voilà, Chevalier sans pareil. Eh bien! notre affaire va-t-elle bien?
Le Chevalier, comme en colère. - Fort bien, Mons Trivelin; mais je vous cherchais pour vous dire que vous ne valez rien.
Trivelin. - C'est bien peu de chose que rien: et vous me cherchiez tout exprès pour me dire cela?
Le Chevalier. - En un mot, tu es un coquin.
Trivelin. - Vous voilà dans l'erreur de tout le monde.
Le Chevalier. - Un fourbe, de qui je me vengerai.
Trivelin. - Mes vertus ont cela de malheureux, qu'elles n'ont jamais été connues de personne.
Le Chevalier. - Je voudrais bien savoir de quoi vous vous mêlez, d'aller dire à Monsieur Lélio que j'aime la Comtesse?
Trivelin. - Comment! il vous a rapporté ce que je lui ai dit?
Le Chevalier. - Sans doute.
Trivelin. - Vous me faites plaisir de m'en avertir; pour payer mon avis, il avait promis de se taire; il a parlé, la dette subsiste.
Le Chevalier. - Fort bien! c'était donc pour tirer de l'argent de lui, Monsieur le faquin?
Trivelin. - Monsieur le faquin! retranchez ces petits agréments-là de votre discours; ce sont des fleurs de rhétorique qui m'entêtent; je voulais avoir de l'argent, cela est vrai.
Le Chevalier. - Eh! ne t'en avais-je pas donné?
Trivelin. - Ne l'avais-je pas pris de bonne grâce? De quoi vous plaignez-vous? Votre argent est-il insociable? Ne pouvait-il pas s'accommoder avec celui de Monsieur Lélio?
Le Chevalier. - Prends-y garde; si tu retombes encore dans la moindre impertinence, j'ai une maîtresse qui aura soin de toi, je t'en assure.
Trivelin. - Arrêtez; ma discrétion s'affaiblit, je l'avoue; je la sens infirme; il sera bon de la rétablir par un baiser ou deux.
Le Chevalier. - Non.
Trivelin. - Convertissons donc cela en autre chose.
Le Chevalier. - Je ne saurais.
Trivelin. - Vous ne m'entendez point; je ne puis me résoudre à vous dire le mot de l'énigme. (Le Chevalier tire sa montre.) Ah! ah! tu la devineras; tu n'y es plus; le mot n'est pas une montre; la montre en approche pourtant, à cause du métal.
Le Chevalier. - Eh! je vous entends à merveille; qu'à cela ne tienne.
Trivelin. - J'aime pourtant mieux un baiser.
Le Chevalier. - Tiens; mais observe ta conduite.
Trivelin. - Ah! friponne, tu triches ma flamme; tu t'esquives, mais avec tant de grâce, qu'il faut me rendre.
Scène VII
Le Chevalier, Trivelin, Arlequin
Arlequin, qui vient, a écouté la fin de la scène par derrière. Dans le temps que le Chevalier donne de l'argent à Trivelin, d'une main il prend l'argent, et de l'autre il embrasse le Chevalier.
Arlequin. - Ah! je la tiens! ah! m'amour, je me meurs! cher petit lingot d'or, je n'en puis plus. Ah! Trivelin! je suis heureux!
Trivelin. - Et moi volé.
Le Chevalier. - Je suis au désespoir; mon secret est découvert.
Arlequin. - Laissez-moi vous contempler, cassette de mon âme: qu'elle est jolie! Mignarde, mon coeur s'en va, je me trouve mal. Vite un échantillon pour me remettre; ah! ah! ah! ah!
Le Chevalier, à Trivelin. - Débarrasse-moi de lui; que veut-il dire avec son échantillon?
Trivelin. - Bon! bon! c'est de l'argent qu'il demande.
Le Chevalier. - S'il ne tient qu'à cela pour venir à bout du dessein que je poursuis, emmène-le, et engage-le au secret, voilà de quoi le faire taire. (A Arlequin.) Mon cher Arlequin, ne me découvre point; je te promets des échantillons tant que tu voudras. Trivelin va t'en donner; suis-le, et ne dis mot; tu n'aurais rien si tu parlais.
Arlequin. - Malepeste! je serai sage. M'aimerez-vous, petit homme?
Le Chevalier. - sans doute.
Trivelin. - Allons, mon fils, tu te souviens bien de la bouteille de fondation; allons la boire.
Arlequin, sans bouger. - Allons.
Trivelin.. - Viens donc. (Au Chevalier.) Allez votre chemin, et ne vous embarrassez de rien.
Arlequin, en s'en allant. - Ah! La belle trouvaille! la belle trouvaille!
Scène VIII
La Comtesse, Le Chevalier
Le Chevalier, seul un moment. - A tout hasard, continuons ce que j'ai commencé. Je prends trop de plaisir à mon projet pour l'abandonner; dût-il m'en coûter encore vingt pistoles, le veux tâcher d'en venir à bout. Voici La Comtesse; je la crois dans de bonnes dispositions pour moi; achevons de la déterminer. Vous me paraissez bien triste, Madame; qu'avez-vous?
La Comtesse, à part. - Eprouvons ce qu'il pense. (Au Chevalier.) Je viens vous faire un compliment qui me déplaît; mais je ne saurais m'en dispenser.
Le Chevalier. - Ahi, notre conversation débute mal, Madame.
La Comtesse. - Vous avez pu remarquer que je vous voyais ici avec plaisir; et s'il ne tenait qu'à moi, j'en aurais encore beaucoup à vous y voir.
Le Chevalier. - J'entends; je vous épargne le reste, et je vais coucher à Paris.
La Comtesse. - Ne vous en prenez pas à moi, je vous le demande en grâce.
Le Chevalier. - Je n'examine rien; vous ordonnez, j'obéis.
La Comtesse. - Ne dites point que j'ordonne.
Le Chevalier. - Eh! Madame, je ne vaux pas la peine que vous vous excusiez, et vous êtes trop bonne.
La Comtesse. - Non, vous dis-je; et si vous voulez rester, en vérité vous êtes le maître.
Le Chevalier. - Vous ne risquez rien à me donner carte blanche; je sais le respect que je dois à vos véritables intentions.
La Comtesse. - Mais, Chevalier, il ne faut pas respecter des chimères.
Le Chevalier. - Il n'y a rien de plus poli que ce discours-là.
La Comtesse. - il n'y a rien de plus désagréable que votre obstination à me croire polie; car il faudra, malgré moi, que je la sois. Je suis d'un sexe un peu fier. Je vous dis de rester, je ne saurais aller plus loin; aidez-vous.
Le Chevalier, à part. - Sa fierté se meurt, je veux l'achever. (Haut.) Adieu, Madame; je craindrais de prendre le change, je suis tenté de demeurer, et je fuis le danger de mal interpréter vos honnêtetés. Adieu; vous renvoyez mon coeur dans un terrible état.
La Comtesse. - Vit-on jamais un pareil esprit, avec son coeur qui n'a pas le sens commun?
Le Chevalier, se retournant. - Du moins, Madame, attendez que je sois parti, pour marquer un dégoût à mon égard.
La Comtesse. - Allez, Monsieur; je ne saurais attendre; allez à Paris chercher des femmes qui s'expliquent plus précisément que moi, qui vous prient de rester en termes formels, qui ne rougissent de rien. Pour moi, je me ménage, je sais ce que je me dois; et vous partirez, puisque vous avez la fureur de prendre tout de travers.
Le Chevalier. - Vous ferai-je plaisir de rester?
La Comtesse. - Peut-on mettre une femme entre le oui et le non? Quelle brusque alternative! Y a-t-il rien de plus haïssable qu'un homme qui ne saurait deviner? Mais allez-vous-en, je suis lasse de tout faire.
Le Chevalier, faisant semblant de s'en aller. - Je devine donc; je me sauve.
La Comtesse. - Il devine, dit-il; il devine, et s'en va; la belle pénétration! Je ne sais pourquoi cet homme m'a plu. Lélio n'a qu'à le suivre, je le congédie; je ne veux plus de ces importuns-là chez moi. Ah! que je hais les hommes à présent! Qu'ils sont insupportables! J'y renonce de bon coeur.
Le Chevalier, comme revenant sur ses pas. - Je ne songeais pas, Madame, que je vais dans un pays où je puis vous rendre quelque service; n'avez-vous rien à m'y commander?
La Comtesse. - Oui-da; oubliez que je souhaitais que vous restassiez ici; voilà tout.
Le Chevalier. - Voilà une commission qui m'en donne une autre, c'est celle de rester, et je m'en tiens à la dernière.
La Comtesse. - Comment! vous comprenez cela? Quel prodige! En vérité, il n'y a pas moyen de s'étourdir sur les bontés qu'on a pour vous; il faut se résoudre à les sentir, ou vous laisser là.
Le Chevalier. - Je vous aime, et ne présume rien en ma faveur.
La Comtesse. - Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus.
Le Chevalier. - Il est donc inutile de me retenir, Madame.
La Comtesse. - Inutile! Comme il prend tout! mais il faut bien observer ce qu'on vous dit.
Le Chevalier. - Mais aussi, que ne vous expliquez-vous franchement? Je pars, vous me retenez; je crois que c'est pour quelque chose qui en vaudra la peine, point du tout; c'est pour me dire: Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus. N'est-ce pas là quelque chose de bien tentant? Et moi, Madame, je n'entends point vivre comme cela; je ne saurais, je vous aime trop.
La Comtesse. - Vous avez là un amour bien mutin, il est bien pressé.
Le Chevalier. - Ce n'est pas ma faute, il est comme vous me l'avez donné.
La Comtesse. - Voyons donc; que voulez-vous?
Le Chevalier. - Vous plaire.
La Comtesse. - Hé bien, il faut espérer que cela viendra.
Le Chevalier. - Moi! me jeter dans l'espérance! Oh! que non; je ne donne point dans un pays perdu, je ne saurais où je marche.
La Comtesse. - Marchez, marchez; on ne vous égarera pas.
Le Chevalier. - Donnez-moi votre coeur pour compagnon de voyage, et je m'embarque.
La Comtesse. - Hum! nous n'irons peut-être pas loin ensemble.
Le Chevalier. - Hé par où devinez-vous cela?
La Comtesse. - C'est que le vous crois volage.
Le Chevalier. - Vous m'avez fait peur; j'ai cru votre soupçon plus grave; mais pour volage, s'il n'y a que cela qui vous retienne, partons; quand vous me connaîtrez mieux, vous ne me reprocherez pas ce défaut-là.
La Comtesse. - Parlons raisonnablement: vous pourrez me plaire, je n'en disconviens pas; mais est-il naturel que vous plaisiez tout d'un coup?
Le Chevalier. - Non; mais si vous vous réglez avec moi sur ce qui est naturel, je ne tiens rien; je ne saurais obtenir votre coeur que gratis. Si j'attends que je l'aie gagné, nous n'aurons jamais fait; je connais ce que vous valez et ce que je vaux.
La Comtesse. - Fiez-vous à moi; je suis généreuse, je vous ferai peut-être grâce.
Le Chevalier. - Rayez le peut-être; ce que vous dites en sera plus doux.
La Comtesse. - Laissons-le; il ne peut être là que par bienséance.
Le Chevalier. - Le voilà un peu mieux placé, par exemple.
La Comtesse. - C'est que j'ai voulu vous raccommoder avec lui.
Le Chevalier. - Venons au fait; m'aimerez-vous?
La Comtesse. - Mais, au bout du compte, m'aimez-vous, vous-même?
Le Chevalier. - Oui, Madame; j'ai fait ce grand effort-là.
La Comtesse. - Il y a si peu de temps que vous me connaissez, que je ne laisse pas que d'en être surprise.
Le Chevalier. - Vous, surprise! Il fait jour, le soleil nous luit; cela ne vous surprend-il pas aussi? Car je ne sais que répondre à de pareils discours, moi. Eh! Madame, faut-il vous voir plus d'un moment pour apprendre à vous adorer?
La Comtesse. - Je vous crois, ne vous fâchez point; ne me chicanez pas davantage.
Le Chevalier. - Oui, Comtesse, je vous aime; et de tous les hommes qui peuvent aimer, il n'y en a pas un dont l'amour soit si pur, si raisonnable, je vous en fais serment sur cette belle main, qui veut bien se livrer à mes caresses; regardez-moi, Madame; tournez vos beaux yeux sur moi, ne me volez point le doux embarras que j'y fais naître. Ha quels regards! Qu'ils sont charmants! Qui est-ce qui aurait jamais dit qu'ils, tomberaient sur moi?
La Comtesse. - En voilà assez; rendez-moi ma main; elle n'a que faire là; vous parlerez bien sans elle.
Le Chevalier. - Vous me l'avez laissé prendre, laissez-moi la garder.
La Comtesse. - Courage; j'attends que vous ayez fini.
Le Chevalier. - Je ne finirai jamais.
La Comtesse. - Vous me faites oublier ce que j'avais à vous dire: je suis venue tout exprès, et vous m'amusez toujours. Revenons; vous m'aimez, voilà qui va fort bien, mais comment ferons-nous? Lélio est jaloux de vous.
Le Chevalier. - Moi, je le suis de lui; nous voilà quittes.
La Comtesse. - Il a peur que vous ne m'aimiez.
Le Chevalier. - C'est un nigaud d'en avoir peur; il devrait en être sûr.
La Comtesse. - Il craint que je ne vous aime.
Le Chevalier. - Hé pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Je le trouve plaisant. Il fallait lui dire que vous m'aimiez, pour le guérir de sa crainte.
La Comtesse. - Mais, Chevalier, il faut le penser pour le dire.
Le Chevalier. - Comment! ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous me ferez grâce?
La Comtesse. - Je vous ai dit: Peut-être.
Le Chevalier. - Ne savais-je pas bien que le maudit peut-être me jouerait un mauvais tour? Hé que faites-vous donc de mieux, si vous ne m'aimez pas? Est-ce encore Lélio qui triomphe?
La Comtesse. - Lélio commence bien à me déplaire.
Le Chevalier. - Qu'il achève donc, et nous laisse en repos.
La Comtesse. - C'est le caractère le plus singulier.
Le Chevalier. - L'homme le plus ennuyant.
La Comtesse. - Et brusque avec cela, toujours inquiet. Je ne sais quel parti prendre avec lui.
Le Chevalier. - Le parti de la raison.
La Comtesse. - La raison ne plaide plus pour lui, non plus que mon coeur.
Le Chevalier. - Il faut qu'il perde son procès.
La Comtesse. - Me le conseillez-vous? Je crois qu'effectivement il en faut venir là.
Le Chevalier. - Oui; mais de votre coeur, qu'en ferez-vous après?
La Comtesse. - De quoi vous mêlez-vous?
Le Chevalier. - Parbleu! de mes affaires.
La Comtesse. - Vous le saurez trop tôt.
Le Chevalier. - Morbleu!
La Comtesse. - Qu'avez-vous?
Le Chevalier. - C'est que vous avez des longueurs qui me désespèrent.
La Comtesse. - Mais vous êtes bien impatient, Chevalier! Personne n'est comme vous.
Le Chevalier. - Ma foi! Madame, on est ce que l'on peut quand on vous aime.
La Comtesse. - Attendez; je veux vous connaître mieux.
Le Chevalier. - Je suis vif, et je vous adore, me voilà tout entier; mais trouvons un expédient qui vous mette à votre aise: si je vous déplais, dites-moi de partir, et je pars, il n'en sera plus parlé; si je puis espérer quelque chose, ne me dites rien, je vous dispense de me répondre; votre silence fera ma joie, et il ne vous en coûtera pas une syllabe. Vous ne sauriez prononcer à moins de frais.
La Comtesse. - Ah!
Le Chevalier. - Je suis content.
La Comtesse. - J'étais pourtant venue pour vous dire de nous quitter; Lélio m'en avait prié.
Le Chevalier. - Laissons là Lélio; sa cause ne vaut rien.
Scène IX
Le Chevalier, La Comtesse, Lélio
Lélio arrive en faisant au Chevalier des signes de joie.
Lélio. - Tout beau, Monsieur Le Chevalier, tout beau; laissons là Lélio, dites-vous! Vous le méprisez bien! Ah! grâces au ciel et à la bonté de Madame, il n'en sera rien, s'il vous plaît. Lélio, qui vaut mieux que vous, restera, et vous vous en irez. Comment, morbleu! que dites-vous de lui, Madame? Ne suis-je pas entre les mains d'un ami bien scrupuleux? Son procédé n'est-il pas édifiant?
Le Chevalier. - Eh! Que trouvez-vous de si étrange à mon procédé, Monsieur? Quand je suis devenu votre ami, ai-je fait voeu de rompre avec la beauté, les grâces et tout ce qu'il y a de plus aimable dans le monde? Non, parbleu! Votre amitié est belle et bonne, mais je m'en passerai mieux que d'amour pour Madame. Vous trouvez un rival; eh bien! prenez patience. En êtes-vous étonné, si Madame n'a pas la complaisance de s'enfermer pour vous; vos étonnements ont tout l'air d'être fréquents, et il faudra bien que vous vous y accoutumiez.
Lélio. - Je n'ai rien à vous répondre; Madame aura soin de me venger de vos louables entreprises. (A La Comtesse.) Voulez-vous bien que je vous donne la main, Madame? car je ne vous crois pas extrêmement amusée des discours de Monsieur.
La Comtesse, sérieuse et se retirant. - Où voulez-vous que j'aille? Nous pouvons nous promener ensemble; je ne me plains pas du Chevalier: s'il m'aime, je ne saurais me fâcher de la manière dont il le dit, et je n'aurais tout au plus à lui reprocher que la médiocrité de son goût.
Le Chevalier. - Ah! j'aurai plus de partisans de mon goût que vous n'en aurez de vos reproches, Madame.
Lélio, en colère. - Cela va le mieux du monde, et je joue ici un fort aimable personnage! Je ne sais quelles sont vos vues, Madame; mais...
La Comtesse. - Ah! je n'aime pas les emportés; je vous reverrai quand vous serez plus calme.
Elle sort.
Scène X
Le Chevalier, Lélio
Lélio regarde aller La Comtesse. Quand elle ne paraît plus, il se met à éclater de rire. - Ah! ah! ah! ah! voilà une femme bien dupe! Qu'en dis-tu? ai-je bonne grâce à faire le jaloux? (La Comtesse reparaît seulement pour voir ce qui se passe. Lélio dit bas: ) Elle revient pour nous observer. (Haut.) Nous verrons ce qu'il en sera, Chevalier; nous verrons.
Le Chevalier, bas. - Ah! l'excellent fourbe! (Haut.) Adieu, Lélio! Vous le prendrez sur le ton qu'il vous plaira; je vous en donne ma parole. Adieu.
Ils s'en vont chacun de leur coté.
Acte III
Scène première
Lélio, Arlequin
Arlequin entre pleurant. - Hi! hi! hi! hi!
Lélio. - Dis-moi donc pourquoi tu pleures; je veux le savoir absolument.
Arlequin, plus fort. - Hi! hi! hi! hi!
Lélio. - Mais quel est le sujet de ton affliction?
Arlequin. - Ah! Monsieur, voilà qui est fini; je ne serai plus gaillard.
Lélio. - Pourquoi?
Arlequin. - Faute d'avoir envie de rire.
Lélio. - Et d'où vient que tu n'as plus envie de rire, imbécile?
Arlequin. - A cause de ma tristesse.
Lélio. - Je te demande ce qui te rend triste.
Arlequin. - C'est un grand chagrin, Monsieur.
Lélio. - Il ne rira plus parce qu'il est triste, et il est triste à cause d'un grand chagrin. Te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Sais-tu bien que je me fâcherai à la fin?
Arlequin. - Hélas! je vous dis la vérité.
Il soupire.
Lélio. - Tu me la dis si sottement, que je n'y comprends rien; t'a-t-on fait du mal?
Arlequin. - Beaucoup de mal.
Lélio. - Est-ce qu'on t'a battu?
Arlequin. - Pû! bien pis que tout, cela, ma foi.
Lélio. - Bien pis que tout cela?
Arlequin. - Oui; quand un pauvre homme perd de l'or, il faut qu'il meure; et je mourrai aussi, je n'y manquerai pas.
Lélio. - Que veut dire: de l'or?
Arlequin. - De l'or du Pérou; voilà comme on dit qu'il s'appelle.
Lélio. - Est-ce que tu en avais?
Arlequin. - Eh! vraiment oui; voilà mon affaire. Je n'en ai plus, je pleure; quand j'en avais, j'étais bien aise.
Lélio. - Qui est-ce qui te l'avait donné, cet or?
Arlequin. - C'est Monsieur le Chevalier qui m'avait fait présent de cet échantillon-là.
Lélio. - De quel échantillon?
Arleqùin. - Eh! je vous le dis.
Lélio. - Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-là! Sachons pourtant ce que c'est. Arlequin, fais trêve à tes larmes. Si tu te plains de quelqu'un, j'y mettrai ordre; mais éclaircis-moi la chose. Tu me parles d'un or du Pérou, après cela d'un échantillon: je ne t'entends point; réponds-moi précisément; le Chevalier t'a-t-il donné de l'or?
Arlequin. - Pas à moi; mais il l'avait donné devant moi à Trivelin pour me le rendre en main propre; mais cette main propre n'en a point tâté; le fripon a tout gardé dans la sienne, qui n'était pas plus propre que la mienne.
Lélio. - Cet or était-il en quantité? Combien de louis y avait-il?
Arlequin. - Peut-être quarante ou cinquante; je ne les ai pas comptés.
Lélio. - Quarante ou cinquante! Et pourquoi le Chevalier te faisait-il ce présent-là?
Arlequin. - Parce que je lui avais demandé un échantillon.
Lélio. - Encore ton échantillon!
Arlequin. - Eh! vraiment oui; Monsieur le Chevalier en avait aussi donné à Trivelin.
Lélio. - Je ne saurais débrouiller ce qu'il veut dire; il y a cependant quelque chose là-dedans qui peut me regarder. Réponds-moi: avais-tu rendu au Chevalier quelque service qui l'engageât à te récompenser.
Arlequin. - Non; mais j'étais jaloux de ce qu'il aimait Trivelin, de ce qu'il avait charmé son coeur et mis de l'or dans sa bourse; et moi, je voulais aussi avoir le coeur charmé et la bourse pleine.
Lélio. - Quel étrange galimatias me fais-tu là?
Arlequin. - Il n'y a pourtant rien de plus vrai que tout cela.
Lélio. - Quel rapport y a-t-il entre le coeur de Trivelin et le Chevalier? Le Chevalier a-t-il de si grands charmes? Tu parles de lui comme d'une femme.
Arlequin. - Tant y a qu'il est ravissant, et qu'il fera aussi rafle de votre coeur, quand vous le connaîtrez. Allez, pour voir, lui dire: Je vous connais et je garderai le secret.
Vous verrez si ce n'est pas un échantillon qui vous viendra sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou.
Lélio. - Je n'y comprends rien. Mais qui est-il, le Chevalier?
Arlequin. - Voilà justement le secret qui fait avoir un présent, quand on le garde.
Lélio. - Je prétends que tu me le dises, moi.
Arlequin. - Vous me ruineriez, Monsieur, il ne me donnerait plus rien, ce charmant petit semblant d'homme, et je l'aime trop pour le fâcher.
Lélio. - Ce petit semblant d'homme! Que veut-il dire? et que signifie son transport? En quoi le trouves-tu donc plus charmant qu'un autre?
Arlequin. - Ah! Monsieur, on ne voit point d'hommes comme lui; il n'y en a point dans le monde; c'est folie que d'en chercher; mais sa mascarade empêche de voir cela.
Lélio. - Sa mascarade! Ce qu'il me dit là me fait naître une pensée que toutes mes réflexions fortifient; le Chevalier a de certains traits, un certain minois... Mais voici Trivelin; je veux le forcer à me dire la vérité, s'il la sait; j'en tirerai meilleure raison que de ce butor-là. (A Arlequin.) Va-t'en; je tâcherai de te faire ravoir ton argent. Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant
Scène II
Lélio, Trivelin
Trivelin entre en rêvant, et, voyant Lélio, il dit. - Voici ma mauvaise paye; la physionomie de cet homme-là m'est devenue fâcheuse; promenons-nous d'un autre côté.
Lélio l'appelle. - Trivelin, je voudrais bien te parler.
Trivelin. - A moi, Monsieur? Ne pourriez-vous pas remettre cela? J'ai actuellement un mal de tête qui ne me permet de conversation avec personne.
Lélio. - Bon, bon! c'est bien à toi à prendre garde à un petit mal de tête, approche.
Trivelin. - Je n'ai, ma foi, rien de nouveau à vous apprendre, au moins.
Lélio va à lui, et le prenant par le bras. - Viens donc.
Trivelin. - Eh bien, de quoi s'agit-il? Vous reprocheriez-vous la récompense que vous m'avez donnée tantôt? Je n'ai jamais vu de bienfait dans ce goût-là; voulez-vous rayer ce petit trait-là de votre vie? tenez, ce n'est qu'une vétille, mais les vétilles gâtent tout.
Lélio. - Ecoute, ton verbiage me déplaît.
Trivelin. - Je vous disais bien que je n'étais pas en état de paraître en compagnie.
Lélio. - Et je veux que tu répondes positivement à ce que je te demanderai; je réglerai mon procédé sur le tien.
Trivelin. - Le vôtre sera donc court; car le mien sera bref. Je n'ai vaillant qu'une réplique, qui est que je ne sais rien; vous voyez bien que je ne vous ruinerai pas en interrogations.
Lélio. - Si tu me dis la vérité, tu n'en seras pas fâché.
Trivelin. - Sauriez-vous encore quelques coups de bâton à m'épargner?
Lélio, fièrement. - Finissons.
Trivelin, s'en allant. - J'obéis.
Lélio. - Où vas-tu?
Trivelin. - Pour finir une conversation, il n'y a rien de mieux que de la laisser là; c'est le plus court, ce me semble.
Lélio. - Tu m'impatientes, et je commence à me fâcher; tiens-toi là; écoute, et me réponds.
Trivelin, à part. - A qui en a ce diable d'homme-là?
Lélio. - Je crois que tu jures entre tes dents?
Trivelin. - Cela m'arrive quelquefois par distraction.
Lélio. - Crois-moi, traitons avec douceur ensemble, Trivelin, je t'en prie.
Trivelin. - Oui-da, comme il convient à d'honnêtes gens.
Lélio. - Y a-t-il longtemps que tu connais le Chevalier?
Trivelin. - Non, c'est une nouvelle connaissance; la vôtre et la mienne sont de la même date.
Lélio. - Sais-tu qui il est?
Trivelin. - Il se dit cadet d'un aîné gentilhomme; mais les titres, de cet aîné, je ne les ai point vus; si je les vois jamais, je vous en promets copie.
Lélio. - Parle-moi à coeur ouvert.
Trivelin. - Je vous la promets, vous dis-je, je vous en donne ma parole; il n'y a point de sûreté de cette force-là nulle part.
Lélio. - Tu me caches la vérité; le nom de Chevalier qu'il porte n'est qu'un faux nom.
Trivelin. - Serait-il l'aîné de sa famille? Je l'ai cru réduit à une légitime; voyez ce que c'est!
Lélio. - Tu bats la campagne; ce Chevalier mal nommé, avoue-moi que tu l'aimes.
Trivelin. - Eh! je l'aime par la règle générale qu'il faut aimer tout le monde; voilà ce qui le tire d'affaire auprès de moi.
Lélio. - Tu t'y ranges avec plaisir, à cette règle-là.
Trivelin. - Ma foi, Monsieur, vous vous trompez, rien ne me coûte tant que mes devoirs; plein de courage pour les vertus inutiles, je suis d'une tiédeur pour les nécessaires qui passe l'imagination; qu'est-ce que c'est que nous! N'êtes-vous pas comme moi, Monsieur?
Lélio, avec dépit. - Fourbe! tu as de l'amour pour ce faux Chevalier.
Trivelin. - Doucement, Monsieur; diantre! ceci est sérieux.
Lélio. - Tu sais quel est son sexe.
Trivelin. - Expliquons-nous. De sexes, je n'en connais que deux: l'un qui se dit raisonnable, l'autre qui nous prouve que cela n'est pas vrai; duquel des deux le Chevalier est-il?
Lélio, le prenant par le bouton. - Puisque tu m'y forces, ne perds rien de ce que je vais te dire. Je te ferai périr sous le bâton si tu me joues davantage; m'entends-tu?
Trivelin. - Vous êtes clair.
Lélio.- Ne m'irrite point; j'ai dans cette affaire-ci un intérêt de la dernière conséquence; il y va de ma fortune; et tu parleras, ou je te tue.
Trivelin. - Vous me tuerez si je ne parle? Hélas! Monsieur, si les babillards ne mouraient point, je serais éternel, ou personne ne le serait.
Lélio. - Parle donc.
Trivelin. - Donnez-moi un sujet; quelque petit qu'il soit, je m'en contente, et j'entre en matière.
Lélio, tirant son épée. - Ah! tu ne veux pas! Voici qui te rendra plus docile.
Trivelin, faisant l'effrayé. - Fi donc! Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d'honnête homme?
Lélio, le regardant. - Coquin que tu es!
Trivelin. - C'est mon habit qui est un coquin; pour moi, je suis un brave homme, mais avec cet équipage-là, on a de la probité en pure perte; cela ne fait ni honneur ni profit.
Lélio, remettant son épée. - Va, je tâcherai de me passer de l'aveu que je te demandais; mais je te retrouverai, et tu me répondras de ce qui m'arrivera de fâcheux.
Trivelin. - En quelque endroit que nous nous rencontrions, Monsieur, je sais ôter mon chapeau de bonne grâce, je vous en garantis la preuve, et vous serez content de moi.
Lélio, en colère. - Retire-toi.
Trivelin, s'en allant. - Il y a une heure que je vous l'ai proposé.
Scène III
Le Chevalier, Lélio, rêveur.
Le Chevalier. - Eh bien! mon ami, la Comtesse écrit actuellement des lettres pour Paris; elle descendra bientôt, et veut se promener avec moi, m'a-t-elle dit. Sur cela, je viens t'avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons ensemble, et d'aller bouder d'un autre côté, comme il appartient à un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais mettre la dernière main à notre grand oeuvre, et achever de la résoudre. Mais je voudrais que toutes tes espérances fussent remplies, et j'ai songé à une chose: le dédit que tu as d'elle est-il bon? Il y a des dédits mal conçus et qui ne servent de rien; montre-moi le tien, je m'y connais, en cas qu'il y manquât quelque chose, on pourrait prendre des mesures.
Lélio, à part. - Tâchons de le démasquer si mes soupçons sont justes.
Le Chevalier. - Réponds-moi donc; à qui en as-tu?
Lélio. - Je n'ai point le dédit sur moi; mais parlons d'autre chose.
Le Chevalier. - Qu'y a-t-il de nouveau? Songes-tu encore à me faire épouser quelque autre femme avec la Comtesse?
Lélio. - Non; je pense à quelque chose de plus sérieux; je veux me couper la gorge.
Le Chevalier. - Diantre! quand tu te mêles du sérieux, tu le traites à fond; et que t'a fait ta gorge pour la couper?
Lélio. - Point de plaisanterie.
Le Chevalier, à part. - Arlequin aurait-il parlé! (A Lélio.) Si ta résolution tient, tu me feras ton légataire, peut-être?
Lélio. - Vous serez de la partie dont je parle.
Le Chevalier. - Moi! je n'ai rien à reprocher à ma gorge, et sans vanité je suis content d'elle.
Lélio. - Et moi, je ne suis point content de vous, et c'est avec vous que je veux m'égorger.
Le Chevalier. - Avec moi?
Lélio. - Vous même.
Le Chevalier, riant et le poussant de la main. - Ah! ah! ah! ah! Va te mettre au lit et te faire saigner, tu es malade.
Lélio. - Suivez-moi.
Le Chevalier, lui tâtant le pouls. - Voilà un pouls qui dénote un transport au cerveau; il faut que tu aies reçu un coup de soleil.
Lélio. - Point tant de raisons; suivez-moi, vous dis-je.
Le Chevalier. - Encore un coup, va te coucher, mon ami.
Lélio. - Je vous regarde comme un lâche si vous ne marchez.
Le Chevalier, avec pitié. - Pauvre homme! après ce que tu me dis là, tu es du moins heureux de n'avoir plus le bon sens.
Lélio. - Oui, vous êtes aussi poltron qu'une femme.
Le Chevalier, à part. - Tenons ferme. (A Lélio.) Lélio, je vous crois malade; tant pis pour vous si vous ne l'êtes pas.
Lélio, avec dédain: - Je vous dis que vous manquez de coeur, et qu'une quenouille siérait mieux à votre côté qu'une épée.
Le Chevalier. - Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore.
Lélio. - Oui, dans une ruelle.
Le Chevalier. - Partout. Mais ma tête s'échauffe; vérifions un peu votre état. Regardez-moi entre deux yeux; je crains encore que ce ne soit un accès de fièvre, voyons. Lélio le regarde. Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et j'ai pu m'y tromper. Allons, allons; mais que je sache du moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage.
Lélio. - Nous passons dans ce petit bois, je vous le dirai là.
Le Chevalier. - Hâtons-nous donc. A part. S'il me voit résolue, il sera peut-être poltron. Ils marchent tous deux, quand ils sont tout près de sortir du théâtre:
Lélio se retourne, regarde le Chevalier, et dit. - Vous me suivez donc?
Le Chevalier. - Qu'appelez-vous, je vous suis? qu'est-ce que cette réflexion-là. Est-ce qu'il vous plairait à présent de prendre le transport au cerveau pour excuse? Oh! il n'est-plus temps; raisonnable ou fou; malade ou sain, marchez; je veux filer ma quenouille. Je vous arracherais, morbleu, d'entre les mains des médecins, voyez-vous! Poursuivons.
Lélio le regarde avec attention. - C'est donc tout de bon?
Le Chevalier. - Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez être expédié.
Lélio, revenant au théâtre - Doucement, mon ami; expliquons-nous à présent.
Le Chevalier, lui serrant la main. - Je vous regarde comme un lâche si vous hésitez davantage.
Lélio, à part. - Je me suis, ma foi, trompé; c'est un cavalier, et des plus résolus.
Le Chevalier, mutin. - Vous êtes plus poltron qu'une femme.
Lélio. - Parbleu! Chevalier, je t'en ai cru une; voilà la vérité. De quoi t'avises-tu aussi d'avoir un visage à toilette? Il n'y a point de femme à qui ce visage-là n'allât comme un charme; tu es masqué en coquette.
Le Chevalier. - Masque vous-même; vite au bois!
Lélio. - Non; je ne voulais faire qu'une épreuve. Tu as chargé Trivelin de donner de l'argent à Arlequin, je ne sais pourquoi.
Le Chevalier, sérieusement. - Parce qu'étant seul il m'avait entendu dire quelque chose de notre projet, qu'il pouvait rapporter à la Comtesse; voilà pourquoi, Monsieur.
Lélio. - Je ne devinais pas. Arlequin m'a tenu aussi des discours qui signifiaient que tu étais fille; ta beauté me l'a fait d'abord soupçonner; mais je me rends. Tu es beau,
et encore plus brave; embrassons-nous et reprenons notre intrigue.
Le Chevalier. - Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine à s'arrêter.
Lélio. - Tu as encore cela de commun avec la femme.
Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je ne suis curieux de tuer personne; je vous passe votre méprise; mais elle vaut bien une excuse.
Lélio. - Je suis ton serviteur, Chevalier, et je te prie d'oublier mon incartade.
Le Chevalier. - Je l'oublie, et suis ravi que notre réconciliation m'épargne une affaire épineuse, et sans doute un homicide. Notre duel était positif; et si j'en fais jamais un, il n'aura rien à démêler avec les ordonnances.
Lélio. - Ce ne sera pas avec moi, je t'en assure.
Le Chevalier. - Non, je te le promets.
Lélio, lui donnant la main. - Touche là; je t'en garantis autant.
Arlequin arrive et se trouve là.
Scène IV
Le Chevalier, Lélio, Arlequin
Arlequin. - Je vous demande pardon si je vous suis importun, Monsieur le Chevalier; mais ce larron de Trivelin ne veut pas me rendre l'argent que vous lui avez donné pour moi. J'ai pourtant été bien discret. Vous m'avez ordonné de ne pas dire que vous étiez fille; demandez à Monsieur Lélio si je lui en ai dit un mot; il n'en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais.
Le Chevalier, étonné - Peste soit du faquin! je n'y saurais plus tenir
Arlequin, tristement. - Comment, faquin! C'est donc comme cela que vous m'aimez? (A Lélio.) Tenez, Monsieur, écoutez mes raisons; je suis venu tantôt, que Trivelin lui disait: Que tu es charmante, ma poule! Baise-moi. Non. Donne-moi donc de l'argent. Ensuite il a avancé la main pour prendre cet argent; mais la mienne était là, et il est tombé dedans. Quand le Chevalier a vu que j'étais là: Mon fils, m'a-t-il dit, n'apprends pas au monde que je suis une fillette. Non, mamour; mais donnez-moi votre coeur. Prends, a-t-elle repris. Ensuite elle a dit à Trivelin de me donner de l'or. Nous avons été boire ensemble, le cabaret en est témoin et je reviens exprès pour avoir l'or et le coeur; et voilà qu'on m'appelle un faquin! Le Chevalier rêve.
Lélio. - Va-t'en, laisse-nous, et ne dis mot à personne.
Arlequin sorts. - Ayez donc soin de mon bien. Hé, hé, hé
Scène V
Le Chevalier, Lélio
Lélio. - Eh bien, Monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser les ordonnances, je vous crois, mais qu'avez-vous à répondre?
Le Chevalier. - Rien; il ne ment pas d'un mot.
Lélio. - Vous voilà bien déconcertée, ma mie.
Le Chevalier. - Moi, déconcertée! pas un petit brin, grâces au ciel; je suis une femme, et je soutiendrai mon caractère.
Lélio. - Ah, ha! il s'agit de savoir à qui vous en voulez ici.
Le Chevalier. - Avouez que j'ai du guignon. J'avais bien conduit tout cela; rendez-moi justice; je vous ai fait peur avec mon minois de coquette; c'est le plus plaisant.
Lélio. - Venons au fait; j'ai eu l'imprudence de vous ouvrir mon coeur.
Le Chevalier. - Qu'importe? je n'ai rien vu dedans qui me fasse envie.
Lélio. - Vous savez mes projets.
Le Chevalier. - Qui n'avaient pas besoin d'un confident comme moi; n'est-il pas vrai?
Lélio. - Je l'avoue.
Le Chevalier. - Ils sont pourtant beaux! J'aime surtout cet ermitage et cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre épouse quinze jours après votre mariage; il n'y a rien de tel.
Lélio. - Votre mémoire est fidèle; mais passons. Qui êtes-vous?
Le Chevalier. - Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les agréments seront de quelque durée, si je trouve un mari qui me sauve le désert et le terme des quinze jours; voilà ce que je suis, et, par-dessus le marché, presque aussi méchante que vous.
Lélio. - Oh! pour celui-là, je vous le cède.
Le Chevalier. - Vous avez tort; vous méconnaissez vos forces.
Lélio. - Qu'êtes-vous venue faire ici?
Le Chevalier. - Tirer votre portrait, afin de le porter à certaine dame qui l'attend pour savoir ce qu'elle fera de l'original.
Lélio. - Belle mission!
Le Chevalier. - Pas trop laide. Par cette mission-là, c'est une tendre brebis qui échappe au loup, et douze mille livres de rente de sauvées, qui prendront parti ailleurs; petites, bagatelles qui valaient bien la peine d'un déguisement.
Lélio, intrigué. - Qu'est-ce que c'est que tout cela signifie?
Le Chevalier. - Je m'explique: la brebis, c'est ma maîtresse; les douze mille livres de rente, c'est son bien, qui produit ce calcul si raisonnable de tantôt; et le loup qui eût dévoré tout cela, c'est vous, Monsieur.
Lélio. - Ah! je suis perdu.
Le Chevalier. - Non; vous manquez votre proie; voilà tout; il est vrai qu'elle était assez bonne; mais aussi pourquoi êtes-vous loup? Ce n'est pas ma faute. On a su que vous étiez à Paris incognito; on s'est défié de votre conduite. Là-dessus on vous suit, on sait que vous êtes au bal; j'ai de l'esprit et de la malice, on m'y envoie; on m'équipe comme vous me voyez, pour me mettre à portée de vous connaître; j'arrive, je fais ma charge, je deviens votre ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien; j'en rendrai compte; il n'y a pas un mot à redire.
Lélio. - Vous êtes donc la femme de chambre de la demoiselle en question?
Le Chevalier. - Et votre très humble servante.
Lélio. - Il faut avouer que je suis bien malheureux!
Le Chevalier. - Et moi bien adroite! Mais, dites-moi, vous repentez-vous du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous n'avez pas fait?
Lélio. - Laissons cela. Pourquoi votre malice m'a-t-elle encore ôté le coeur de la Comtesse? Pourquoi consentir à jouer auprès d'elle le personnage que vous y faites?
Le Chevalier. - Pour d'excellentes raisons. Vous cherchiez à gagner dix mille écus avec elle, n'est-ce pas? Pour cet effet, vous réclamiez mon industrie; et quand j'aurais conduit l'affaire près de sa fin, avant de terminer je comptais de vous rançonner un peu, et d'avoir ma part au pillage; ou bien de tirer finement le dédit d'entre vos mains, sous prétexte de le voir, pour vous le revendre une centaine de pistoles payées comptant, ou en billets payables au porteur, sans quoi j'aurais menacé de vous perdre auprès des douze mille livres de rente, et de réduire votre calcul à zéro. Oh mon projet était fort bien entendu; moi payée, crac, je décampais avec mon petit gain, et le portrait qui m'aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprès de ma maîtresse; tout cela joint à mes petites économies, tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec mes agréments, un petit parti d'assez bonne défaite sauf le loup. J'ai manqué mon coup, j'en suis bien fâchée; cependant vous me faites pitié, vous.
Lélio. - Ah! si tu voulais...
Le Chevalier. - Vous vient-il quelque idée? Cherchez.
Lélio. - Tu gagnerais encore plus que tu n'espérais.
Le Chevalier. - Tenez, je ne fais point l'hypocrite ici; je ne suis pas, non plus que vous, à un tour de fourberie près. Je vous ouvre aussi mon coeur; je ne crains pas de scandaliser le vôtre, et nous ne nous soucierons pas de nous estimer; ce n'est pas la peine entre gens de notre caractère; pour conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous êtes un honnête homme; mais convenons de prix pour l'honneur que je vous fournirai; il vous en faut beaucoup.
Lélio. - Eh! demande-moi ce qu'il te plaira, je te l'accorde.
Le Chevalier. - Motus au moins! gardez-moi un secret éternel. Je veux deux mille écus, je n'en rabattrai pas un sou; moyennant quoi, je vous laisse ma maîtresse, et j'achève avec la Comtesse. Si nous nous accommodons, dès ce soir j'écris une lettre à Paris, que vous dicterez vous-même; vous vous y ferez tout aussi beau qu'il vous plaira, je vous mettrai à même. Quand le mariage sera fait, devenez ce que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi; les autres prendront patience.
Lélio. - Je te donne les deux mille écus, avec mon amitié.
Le Chevalier. - Oh! pour cette nippe-là, je vous la troquerai contre cinquante pistoles, si vous voulez.
Lélio. - Contre cent, ma chère fille.
Le Chevalier. - C'est encore mieux; j'avoue même qu'elle ne les vaut pas.
Lélio. - Allons, ce soir nous écrirons.
Le Chevalier. - Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous?
Lélio, tirant une bague. - Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d'abord.
Le Chevalier. - Bon! Venons aux deux mille écus.
Lélio. - Je te ferai mon billet tantôt.
Le Chevalier. - Oui, tantôt! Madame la Comtesse va venir, et je ne veux point finir avec elle que je n'aie toutes mes sûretés. Mettez-moi le dédit en main; je vous le rendrai tantôt pour votre billet.
Lélio, le tirant. - Tiens, le voilà.
Le Chevalier. - Ne me trahissez jamais.
Lélio. - Tu es folle.
Le Chevalier. - Voici la Comtesse. Quand j'aurai été quelque temps avec elle, revenez en colère la presser de décider hautement entre vous et moi; et allez-vous-en, de peur qu'elle ne nous voie ensemble.
Lélio sort.
Scène VI
La Comtesse, Le Chevalier
Le Chevalier. - J'allais vous trouver, Comtesse.
La Comtesse. - Vous m'avez inquiétée, Chevalier. J'ai vu de loin, Lélio vous parler; c'est un homme emporté; n'ayez point d'affaire avec lui, je vous prie.
Le Chevalier. - Ma foi, c'est un original. Savez-vous qu'il se vante de vous obliger à me donner mon congé?
La Comtesse. - Lui? S'il se vantait d'avoir le sien, cela serait plus raisonnable.
Le Chevalier. - Je lui ai promis qu'il l'aurait, et vous dégagerez ma parole. Il est encore de bonne heure; il peut gagner Paris, et y arriver au soleil couchant; expédions-le, ma chère âme.
La Comtesse. - Vous n'êtes qu'un étourdi, Chevalier; vous n'avez pas de raison.
Le Chevalier. - De la raison! que voulez-vous que j'en fasse avec de l'amour? Il va trop son train pour elle. Est-ce qu'il vous en reste encore de la raison, Comtesse? Me feriez-vous ce chagrin-là? Vous ne m'aimeriez guère.
La Comtesse. - Vous voilà dans vos petites folies; Vous savez qu'elles sont aimables, et c'est ce qui vous rassure; il est vrai que vous m'amusez. Quelle différence de vous à Lélio, dans le fond!
Le Chevalier. - Oh! vous ne voyez rien. Mais revenons à Lélio; je vous disais de le renvoyer aujourd'hui; l'amour vous y condamne; il parle, il faut obéir.
La Comtesse. Eh bien je me révolte; qu'en arrivera-t-il?
Le Chevalier. - Non; vous n'oseriez,
La Comtesse: - Je n'oserais! Mais voyez avec quelle hardiesse il me dit cela!
Le Chevalier. - Non, vous dis-je; je suis sûr de mon fait; car vous m'aimez votre coeur est à moi. J'en ferai ce que je voudrai, comme vous ferez du mien ce qu'il vous plaira; c'est la règle, et vous l'observerez, c'est moi qui vous le dis.
La Comtesse. - Il faut avouer que voilà un fripon bien sûr de ce qu'il vaut. Je l'aime! mon coeur est à lui! il nous dit cela avec une aisance admirable; on ne peut pas être plus persuadé qu'il est.
Le Chevalier. - Je n'ai pas le moindre petit doute; c'est une confiance que vous m'avez donnée; et j'en use sans façon, comme vous voyez, et je conclus toujours que Lélio partira.
La Comtesse. - Et vous n'y. songez pas. Dire à un homme qu'il s'en aille!
Le Chevalier. - Me refuser son congé à moi qui le demande, comme s'il ne m'était pas dû!
La Comtesse. - Badin!
Le Chevalier. - Tiède amante!
La Comtesse. - Petit tyran
Le Chevalier. - Coeur révolté, vous rendrez-vous?
La Comtesse. - Je ne saurais, mon cher Chevalier; j'ai quelques raisons pour en agir plus honnêtement avec lui.
Le Chevalier. - Des raisons, Madame, des raisons! et qu'est-ce que c'est que cela?
La Comtesse. - Ne vous alarmez point; c'est que je lui ai prêté de l'argent.
Le Chevalier. - Eh bien! vous en aurait-il fait une reconnaissance qu'on n'ose produire en justice?
La Comtesse. - Point du tout; j'en ai son billet.
Le Chevalier. Joignez-y un sergent; vous voilà payée.
La Comtesse. - Il est vrai; mais...
Le Chevalier. - Hé, hé, voilà un mais qui a l'air honteux.
La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Pour m'assurer cet argent-là, j'ai consenti que nous fissions lui et moi un dédit de la somme.
Le Chevalier. - Un dédit, Madame! Ha c'est un vrai transport d'amour que ce dédit-là, c'est une faveur. Il me pénètre, il me trouble, je ne suis pas le maître.
La Comtesse. - Ce misérable dédit! pourquoi faut-il que je l'aie fait? Voilà ce que c'est que ma facilité pour un homme haïssable, que j'ai toujours deviné que je haïrais; j'ai toujours eu certaine antipathie pour lui, et je n'ai jamais eu l'esprit d'y prendre garde.
Le Chevalier. - Ah! Madame, il s'est bien accommodé de cette antipathie-là; il en a fait un amour bien tendre! Tenez, Madame, il me semble que je le vois à vos genoux, que vous l'écoutez avec un plaisir, qu'il vous jure de vous adorer toujours, que vous le payez du même serment, que sa bouche cherche la vôtre, et que la vôtre se laisse trouver; car voilà ce qui arrive; enfin je vous vois soupirer; je vois vos yeux s'arrêter sur lui, tantôt vifs, tantôt languissants, toujours pénétrés d'amour, et d'un amour qui croît toujours. Et moi je me meurs; ces objets-là me tuent; comment ferai-je pour le perdre de vue? Cruel dédit, te verrai-je toujours? Qu'il va me coûter de chagrins! Et qu'il me fait dire de folies!
La Comtesse. - Courage, Monsieur; rendez-nous tous deux la victime de vos chimères; que je suis malheureuse d'avoir parlé de ce maudit dédit! Pourquoi faut-il que je vous aie cru raisonnable? Pourquoi vous ai-je vu? Est-ce que je mérite tout ce que vous me dites? Pouvez-vous vous plaindre de moi? Ne vous aimé-je pas assez? Lélio doit-il vous chagriner? L'ai-je aimé autant que je vous aime? Où est l'homme plus chéri que vous l'êtes? plus sûr, plus digne de l'être toujours? Et rien ne vous persuade; et vous vous chagrinez; vous n'entendez rien; vous me désolez. Que voulez-vous que nous devenions? Comment vivre avec cela, dites-moi donc?
Le Chevalier. - Le succès de mes impertinences me surprend. C'en est fait, Comtesse; votre douleur me rend mon repos et ma joie. Combien de choses tendres ne venez-vous pas de me dire! Cela est inconcevable; je suis charmé. Reprenons notre humeur gaie; allons, oublions tout ce qui s'est passé.
La Comtesse. - Mais pourquoi est-ce que je vous aime tant? Qu'avez-vous fait pour cela?
Le Chevalier. - Hélas! moins que rien; tout vient de votre bonté.
La Comtesse. - C'est que vous êtes plus aimable qu'un autre, apparemment.
Le Chevalier. - Pour tout ce qui n'est pas comme vous, je le serais peut être assez; mais je ne suis rien pour ce qui vous ressemble. Non, je ne pourrai jamais payer votre amour; en vérité, je n'en suis pas digne.
La Comtesse. - Comment donc faut-il être fait pour le mériter?
Le Chevalier. Oh! voilà ce que je ne vous dirai pas.
La Comtesse. - Aimez-moi toujours, et je suis contente.
Le Chevalier. - Pourrez-vous soutenir un goût si sobre?
La Comtesse. - Ne m'affligez plus et tout ira bien.
Le Chevalier. - Je vous le promets; mais, que Lélio s'en aille.
La Comtesse. - J'aurais. souhaité qu'il prît son parti de lui-même, à cause du dédit; ce serait dix mille écus que je vous sauverais, Chevalier; car enfin, c'est votre bien que je ménage.
Le Chevalier. - Périssent tous les biens du monde, et qu'il parte; rompez avec lui la première, voilà mon bien.
La Comtesse. - Faites-y réflexion.
Le Chevalier. - Vous hésitez encore, vous avez peine à me le sacrifier! Est-ce là comme on aime? Oh! qu'il vous manque encore de choses pour ne laisser rien à souhaiter à un homme comme moi.
La Comtesse. - Eh bien! il ne me manquera plus rien, consolez-vous.
Le Chevalier. - Il vous manquera toujours pour moi.
La Comtesse. - Non; je me rends; je renverrai Lélio, et vous dicterez son congé.
Le Chevalier. - Lui direz-vous qu'il se retire sans cérémonie?
La Comtesse. - Oui.
Le Chevalier. - Non, ma chère Comtesse, vous ne le renverrez pas. Il me suffit que vous y consentiez; votre amour est à toute épreuve, et je dispense votre politesse d'aller plus loin; c'en serait trop; c'est à moi à avoir soin de vous, quand vous vous oubliez pour moi.
La Comtesse. - Je vous aime; cela veut tout dire.
Le Chevalier. - M'aimer, cela n'est pas assez, Comtesse; distinguez-moi un peu de Lélio; à qui vous l'avez dit peut-être aussi.
La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise?
Le Chevalier. - Un je vous adore; aussi bien il vous échappera demain; avancez-le-moi d'un jour; contentez ma petite fantaisie, dites.
La Comtesse. - Je veux mourir, s'il ne me donne envie de le dire. Vous devriez être honteux d'exiger cela, au moins.
Le Chevalier. - Quand vous me l'aurez dit, je vous en demanderai pardon.
La Comtesse. - Je crois qu'il me persuadera.
Le Chevalier. - Allons, mon cher amour, régalez ma tendresse de ce petit trait-là; vous ne risquez rien avec moi; laissez sortir ce mot-là de votre belle bouche; voulez-vous que je lui donne un baiser pour l'encourager?
La Comtesse. - Ah çà! laissez-moi; ne serez-vous jamais content? Je ne vous plaindrai rien quand il en sera temps.
Le Chevalier. - Vous êtes attendrie, profitez de l'instant; je ne veux qu'un mot; voulez-vous que je vous aide? dites comme moi: Chevalier, je vous adore.
La Comtesse. - Chevalier, je vous adore. Il me fait faire tout ce qu'il veut.
Le Chevalier à part. - Mon sexe n'est pas mal faible. Haut. Ah! que j'ai de plaisir, mon cher, amour! Encore une fois.
La Comtesse. - Soit; mais ne me demandez plus rien après.
Le Chevalier. - Hé que craignez-vous que je vous demande?
La Comtesse. - Que sais-je, moi? Vous ne finissez point. Taisez-vous:
Le Chevalier. - J'obéis; je suis de bonne composition, et j'ai pour vous un respect que je ne saurais violer.
La Comtesse. - Je vous épouse; en est-ce assez?
Le Chevalier. - Bien plus qu'il ne me faut, si vous me rendez justice.
La Comtesse. - Je suis prête à vous jurer une fidélité éternelle, et je perds les dix mille écus de bon coeur.
Le Chevalier. - Non, vous ne les perdrez point, si vous faites ce que je vais vous dire. Lélio viendra certainement vous presser d'opter entre lui et moi; ne manquez pas de lui dire que vous consentez à l'épouser. Je veux que vous le connaissiez à fond; laissez-moi vous conduire, et sauvons le dédit; vous verrez ce que c'est que cet homme-là. Le voici, je n'ai pas le temps de m'expliquer davantage.
La Comtesse. - J'agirai comme vous le souhaitez.
Scène VII
Lélio, La. Comtesse, Le Chevalier
Lélio. - Permettez, Madame, que j'interrompe pour un moment votre entretien avec Monsieur. Je ne viens point me plaindre, et je n'ai qu'un mot à vous dire. J'aurais cependant un assez beau sujet de parler, et l'indifférence avec laquelle vous vivez avec moi, depuis que Monsieur, qui ne me vaut pas...
Le Chevalier. - Il a raison.
Lélio. - Finissons. Mes reproches sont raisonnables; mais je vous déplais; je me suis promis de me taire; et je me tais, quoi qu'il m'en coûte. Que ne pourrais-je pas vous dire? Pourquoi me trouvez-vous haïssable? Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Je suis au désespoir.
Le Chevalier. - Ah, ah, ah, ah, ah.
Lélio. - Vous riez, Monsieur le Chevalier; mais vous prenez mal votre temps, et je prendrai le mien pour vous répondre.
Le Chevalier. - Ne te fâche point, Lélio. Tu n'avais qu'un mot à dire, qu'un petit mot; et en voilà plus de cent de bon compte et rien ne s'avance; cela me réjouit.
La Comtesse. - Remettez-vous, Lélio, et dites-moi tranquillement ce que vous voulez.
Lélio. - Vous prier de m'apprendre qui de nous deux il vous plaît de conserver, de Monsieur ou de moi. Prononcez, Madame; mon coeur ne peut plus souffrir d'incertitude.
La Comtesse. - Vous êtes vif, Lélio; mais la cause de votre vivacité est pardonnable, et je vous veux plus de bien que vous ne pensez. Chevalier, nous avons jusqu'ici plaisanté ensemble, il est temps que cela finisse; vous m'avez parlé de votre amour, je serais fâchée qu'il fut sérieux; je dois ma main à Lélio, et je suis prête, à recevoir la sienne. Vous plaindrez-vous encore?
Lélio. - Non, Madame, vos réflexions sont à mon avantage; et si j'osais...
La Comtesse. - Je vous dispense de me remercier, Lélio; je suis sûre de la joie que je vous donne. (A part.). Sa contenance est plaisante.
Un valet. - Voilà une lettre qu'on vient d'apporter de la poste, Madame.
La Comtesse. - Donnez. Voulez-vous bien que je me retire un moment pour la lire? C'est de mon frère.
Scène VIII
Lélio, Le Chevalier
Lélio. - Que diantre signifie cela? elle me prend au mot; que dites-vous de ce qui se passe là?
Le Chevalier. - Ce que j'en dis? rien; je crois que je rêve, et je tâche de me réveiller.
Lélio. - Me voilà en belle posture, avec sa main qu'elle m'offre, que je lui demande avec fracas, et dont je ne me soucie point. Mais ne me trompez-vous point?
Le Chevalier. - Ah, que dites-vous là! je vous sers loyalement, ou je ne suis pas soubrette. Ce que nous voyons là peut venir d'une chose: pendant que nous nous parlions, elle me soupçonnait d'avoir quelque inclination à Paris; je me suis contenté de lui répondre galamment là-dessus; elle a tout d'un coup pris son sérieux; vous êtes entré sur le champ; et ce qu'elle en fait n'est sans doute qu'un reste de dépit, qui va se passer; car elle m'aime.
Lélio. - Me voilà fort embarrassé.
Le Chevalier. - Si elle continue à vous offrir sa main, tout le remède que j'y trouve, c'est de lui dire que vous l'épouserez, quoique vous ne l'aimiez plus. Tournez-lui cette impertinence-là d'une manière polie; ajoutez que, si elle ne veut pas le dédit sera son affaire.
Lélio. - Il y a bien du bizarre dans ce que tu me proposes là.
Le Chevalier. - Du bizarre! Depuis quand êtes-vous si délicat? Est-ce que vous reculez pour un mauvais procédé de plus qui vous sauve dix mille écus? Je ne vous aime plus, Madame, cependant je veux vous épouser; ne le voulez-vous pas? payer le dédit; donnez-moi votre main ou de l'argent. Voilà tout.
Scène IX
Lélio, la Comtesse, Le Chevalier
La Comtesse. - Lélio, mon frère ne viendra pas si tôt. Ainsi, il n'est plus question de l'attendre, et nous finirons quand vous voudrez.
Le Chevalier, bas à Lélio. - Courage; encore une impertinence, et puis c'est tout.
Lélio. - Ma foi, Madame, oserais-je vous parler franchement? Je ne trouve plus mon coeur dans sa situation ordinaire.
La Comtesse. - Comment donc! expliquez-vous; ne m'aimez-vous plus?
Lélio. - Je ne dis pas cela tout à fait; mais mes inquiétudes ont un peu rebuté mon coeur.
La Comtesse. - Et que signifie donc ce grand étalage de transports que vous venez de me faire? Qu'est devenu votre désespoir? N'était-ce qu'une passion de théâtre? Il semblait que vous alliez mourir, si je n'y avais mis ordre. Expliquez-vous, Madame; je n'en puis plus, je souffre...
Lélio. - Ma foi, Madame, c'est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez.
La Comtesse. - Vous êtes un excellent comédien; et le dédit, qu'en ferons-nous, Monsieur?
Lélio. - Nous le tiendrons, Madame; j'aurai l'honneur de vous épouser.
La Comtesse. - Quoi donc! vous m'épouserez, et vous ne m'aimez plus!
Lélio. - Cela n'y fait de rien, Madame; cela ne doit pas vous arrêter.
La Comtesse. - Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous.
Lélio. - Et le dédit, Madame, vous voulez donc bien l'acquitter?
La Comtesse. - Qu'entends-je, Lélio? Où est la probité?
Le Chevalier. - Monsieur ne pourra guère vous en dire des nouvelles; je ne crois pas qu'elle soit de sa connaissance. Mais il n'est pas juste qu'un misérable dédit vous brouille ensemble; tenez, ne vous gênez plus ni l'un ni l'autre; le voilà rompu. Ha, ha, ha.
Lélio. - Ah, fourbe!
Le Chevalier. - Ha, ha, ha, consolez-vous, Lélio; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente; ha, ha! On vous a écrit qu'elle était belle; on vous a trompé, car la voilà; mon visage est l'original du sien.
La Comtesse. Ah juste ciel!
Le Chevalier. - Ma métamorphose n'est pas du goût de vos tendres sentiments, ma chère Comtesse. Je vous aurais mené assez loin, si j'avais pu vous tenir compagnie; voilà bien de l'amour de perdu; mais, en revanche, voilà une bonne somme de sauvée; je vous conterai le joli petit tour qu'on voulait vous jouer.
La Comtesse. - Je n'en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-même.
Le Chevalier. - Consolez-vous: vous perdez d'aimables espérances, je ne vous les avais données que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance; vous avez quitté Lélio moins par raison que par légèreté, et cela mérite un peu de correction. A votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l'avez donnée de bon coeur, et j'en dispose en faveur de Trivelin et d'Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l'argent.
Trivelin et Arlequin. - Grand merci!
Trivelin. - Voici les musiciens qui viennent vous donner la fête qu'ils ont promise.
Le Chevalier. - Voyez-la, puisque vous êtes ici. Vous partirez après; ce sera toujours autant de pris.
Divertissement
Cet amour dont nos coeurs se laissent enflammer,
Ce charme si touchant, ce doux plaisir d'aimer
Est le plus grand des biens que le ciel nous dispense.
Livrons-nous donc sans résistance
A l'objet qui vient nous charmer.
Au milieu des transports dont il remplit notre âme,
Jurons-lui mille fois une éternelle flamme.
Mais n'inspire-t-il plus ces aimables transports?
Trahissons aussitôt nos serments sans remords.
Ce n'est plus à l'objet qui cesse de nous plaire
Que doivent s'adresser les serments qu'on a faits,
C'est à l'Amour qu'on les fit faire,
C'est lui qu'on a juré de ne quitter jamais.
Premier couplet.
Jurer d'aimer toute sa vie,
N'est pas un rigoureux tourment.
Savez-vous ce qu'il signifie?
Ce n'est ni Philis, ni Silvie,
Que l'on doit aimer constamment;
C'est l'objet qui nous fait envie.
Deuxième couplet.
Amants, si votre caractère,
Tel qu'il est, se montrait à nous,
Quel parti prendre, et comment faire?
Le célibat est bien austère;
Faudrait-il se passer d'époux?
Mais il nous est trop nécessaire.
Troisième couplet.
Mesdames, vous allez conclure
Que tous les hommes sont maudits;
Mais doucement et point d'injure;
Quand nous ferons votre peinture,
Elle est, je vous en avertis,
Cent fois plus drôle, je vous jure.
Le Dénouement imprévu
Comédie en un acte, en prose,
Représentée pour la première fois par les comédiens français le 2 décembre 1724
Acteurs
Monsieur Argante.
Mademoiselle Argante, fille de Monsieur Argante.
Dorante, amant de Mademoiselle Argante.
Eraste, amant de Mademoiselle Argante.
Maître Pierre, fermier de Monsieur Argante.
Lisette, suivante de Mademoiselle Argante.
Crispin, valet d'Eraste.
Un domestique de Monsieur Argante.
Scène première
Dorante, Maître Pierre
Dorante, d'un air désolé. - Je suis au désespoir, mon pauvre maître Pierre: je ne sais que devenir.
Maître Pierre. - Eh! marguenne, arrêtez-vous donc! Voute lamentation me corrompt toute ma balle humeur.
Dorante. - Que veux-tu? J'aime Mademoiselle Argante plus qu'on n'a jamais aimé: je me vois à la veille de la perdre, et tu ne veux pas que je m'afflige?
Maître Pierre. - En sait bian qu'il faut parfois s'affliger; mais faut y aller pus bellement que ça; car moi, j'aime itou Lisette, voyez-vous! en-dit que stila qui veut épouser Mademoiselle Argante a un valet; si le maître épouse notre demoiselle; il l'emmènera à son châtiau; Lisette suivra: la velà emballée pour le voyage, et c'est autant de pardu pour moi que ce ballot-là; ce guiable de valet en fera son proufit. Je vois tout ça fixiblement clair: stanpendant, je me tians l'esprit farme, je bataille contre le chagrin; je me dis que tout ça n'est rian, que ça n'arrivera pas; mais, morgué! quand je vous entends geindre, ça me gâte le courage. Je me dis: Piarre, tu ne prends point de souci, mon ami, et c'est que tu t'enjôles; si tu faisais bian, tu en prenrais: j'en prends donc. Tenez; tout en parlant de chouse et d'autre, velà-t-il pas qu'il me prend envie de pleurer! et c'est vous qui en êtes cause.
Dorante. - Hélas! mon enfant, rien n'est plus sûr que notre malheur: l'époux qu'on destine à Mademoiselle Argante doit arriver aujourd'hui, et c'en est fait; Monsieur Argante, pour marier sa fille, ne voudra pas seulement attendre qu'il soit de retour à Paris.
Maître Pierre. - C'en est donc fait? queu piquié que, noute vie, Monsieur Dorante! Mais pourquoi est-ce que Monsieur Argante, noute maître; ne veut pas vous bailler sa fille? Vous avez une bonne métairie ici; vous êtes un joli garçon, une bonne pâte d'homme, d'une belle et bonne profession; vous plaidez pour le monde. Il est bian vrai quou n'êtes pas chanceux, vous pardez vos causes; mais que faire à ça? Un autre les gagne; tant pis pour ceti-ci, tant mieux pour ceti-là; tant pis et tant mieux font aller le monde: à cause de ça faut-il refuser sa fille aux gens? Est-ce que le futur est plus riche que vous?
Dorante. - Non: mais il est gentilhomme, et je ne le suis pas.
Maître Pierre. - Pargué, je vous trouve pourtant fort gentil, moi.
Dorante. - Tu, ne m'entends point: je veux dire qu'il n'y a point de noblesse dans ma famille.
Maître Pierre. - Eh bien! boutez-y-en; ça est-il si char pour s'en faire faute?
Dorante. - Ce n'est point cela; il faut être d'un sang noble.
Maître Pierre. - D'un sang noble? Queu guiable d'invention d'avoir fait comme ça du sang de deux façons, pendant qu'il viant du même ruissiau!
Dorante. - Laissons cet article-là; j'ai besoin de toi. Je n'oserais voir Mademoiselle Argante aussi souvent que je le voudrais, et tu me feras plaisir de la prier, de ma part, de consentir à l'expédient que je lui ai donné.
Maître Pierre. - Oh! vartigué, laissez-moi faire; je parlerons au père itou: il n'a qu'à venir, avec son sang noble, comme je vous le rembarrerai! Je nous traitons tous deux sans çarimonie; je sis son farmier, et en cette qualité, j'ons le parvilège de l'assister de mes avis; je sis accoutumé à ça: il me conte ses affaires, je le gouvarne, je le réprimande: il est bavard et têtu; moi je suis roide et prudent; je li dis: il faut que ça soit, le bon sens le veut; là-dessus il se démène, je hoche la tête, il se fâche, je m'emporte, il me repart, je li repars: Tais-toi! Non, morgué! Morgué, si! Morgué, non! et pis il jure; et pis je li rends; ça li établit une bonne opinion de mon çarviau, qui l'empêche d'aller à l'encontre de mes volontés: et il a raison de m'obéir; car en vérité, je sis fort judicieux de mon naturel, sans que ça paraisse: ainsi je varrons ce qu'il en sera.
Dorante. - Si tu me rends service là dedans, maître Pierre, et que Mademoiselle Argante n'épouse pas l'homme en question, je te promets d'honneur cinquante pistoles en te mariant avec Lisette.
Maître Pierre. - Monsieur Dorante, vous avez du sang noble, c'est moi qui vous le dis; ça se connaît aux pistoles que vous me pourmettez, et ça se prouvera tout à fait quand je les recevrons.
Dorante. - La preuve t'en est sûre; mais n'oublie pas de presser Mademoiselle Argante sur ce que je t'ai dit.
Maître Pierre. - Tatiguienne! dormez en repos et n'en pardez pas un coup de dent: si alle bronchait, je li revaudrais. Sa bonne femme de mère, alle est défunte, et cette fille-ci qu'alle a eu, alle est par conséquent la fille de Monsieur Argante, n'est-ce pas?
Dorante. - Sans doute.
Maître Pierre. - Sans doute. Je le veux bian itou, je n'empêche rian, je sis de tout bon accord; mais si je voulions souffler une petite bredouille dans l'oreille du papa, il varrait bien que Mademoiselle Argante est la fille de sa mère; Mais velà. tout.
Dorante. - Cela n'aboutit à rien; songe seulement à ce que je te promets.
Maître Pierre, - Oui, le songerons toujours à cinquante pistoles; mais touchez-moi un petit mot de l'expédient quou dites.
Dorante. - Il est bizarre, je l'avoue; mais c'est l'unique ressource qui nous reste. Je voudrais donc que, pour dégoûter le futur, elle affectât une sorte de maladie, un dérangement, comme qui dirait des vapeurs.
Maître Pierre. - Dites à la franquette quou voudriais qu'alle fît la folle. Velà bien de quoi! Ca ne coûte rian aux femmes: par bonheur alles ont un esprit d'un merveilleux acabit pour ça, et Mademoiselle Argante nous fournira de la folie tant que j'en voudrons; son çarviau la met à même. Mais velà son père: ôtez-vous de par ici; tantôt je vous rendrons réponse.
Monsieur Argante, Maître Pierre
Monsieur Argante. - Avec qui étais-tu là?
Maître Pierre. - Eh voire, j'étais avec queuqu'un.
Monsieur Argante. - Eh! qui est-il ce quelqu'un?
Maître Pierre. - Aga donc! Il faut bian que ce soit une parsonne.
Monsieur Argante. - Mais je veux savoir qui c'était, car je me doute que c'est Dorante.
Maître Pierre. - Oh bian! cette doutance-là, prenez que c'est une çartitude, vous n'y pardrez rian.,
Monsieur Argante. - Que vient-il faire ici?
Maître Pierre. - M'y voir.
Monsieur Argante. - Je lui ai pourtant dit qu'il me ferait plaisir de ne plus venir chez moi.
Maître Pierre. - Et si ce n'est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les volontés ne sont pas libres?
Monsieur Argante. - Non, elles ne le sont pas; car je lui défendrai d'y venir davantage.
Maître Pierre. - Bon, je li défendrai! Il vous dira qu'il ne dépend de parsonne.
Monsieur Argante. - Mais vous dépendez de moi, vous autres, et je vous défends de le voir et de lui parler.
Maître Pierre. - Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, Monsieur Argante.
Monsieur Argante. - Il faut toujours que tu raisonnes.
Maître Pierre. - Que voulez-vous? J'ons une langue, et je m'en sars; tant que je l'aurai, je m'en sarvirai; vous me chicanez avec la voute, peut-être que je vous lantarne avec la mienne.
Monsieur Argante. - Ah! je vous chicane! c'est-à-dire, maître Pierre, que vous n'êtes pas content de ce que j'ai congédié Dorante?
Maître Pierre. - Je n'approuve rian que de bon, moi.
Monsieur Argante. - Je vous dis! il faudra que je dispose de ma fille à sa fantaisie!
Maître Pierre. - Acoutez, peut-être que la raison le voudrait; mais voute avis est bian pus raisonnable que le sian.
Monsieur Argante. - Comment donc! est-ce que je ne la marie pas à un honnête, homme?
Maître Pierre. - Bon! le velà bian avancé d'être honnête homme! Il n'y a que les couquins qui ne sont pas honnêtes gens.
Monsieur Argante. - Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t'écouter; laisse-moi en repos, et va-t'en dire aux musiciens que j'ai fait venir de Paris qu'ils se tiennent prêts pour ce soir.
Maître Pierre. - Qu'est-ce quou en voulez faire, de leur musicle?
Monsieur Argante. - Ce qu'il me plaît.
Maître Pierre. - Est-ce quou voulez danser la bourrée avec ces violoneux? Ca n'est pas parmis à un maître de maison.
Monsieur Argante. - Ah! tu m'impatientes.
Maître Pierre. - Parguenne, et vous itou: tenez, j'use trop mon esprit après vous. Par la mardi! voute farme, et tous les animaux qui en dépendont, me baillont moins de peine à gouvarner que vous tout seul; par ainsi, prenez un autre farmier: je varrons un peu ce qu'il en sera, quand vous ne serez pus à ma charge.
Monsieur Argante. - Fort bien! me quitter tout d'un coup dans l'embarras où je suis, et le jour même que je marie ma fille; vous prenez bien votre temps, après toutes les bontés que j'ai eues pour vous!
Maître Pierre. - Voirement, des bontés! Si je comptions ensemble, vous m'en deveriez pus de deux douzaines: mais gardez-les, et grand bian vous fasse.
Monsieur Argante. - Mais enfin, pourquoi me quitter?
Maître Pierre. - C'est que mes bonnes qualités sont entarrées avec vous; c'est qu'ou voulez marier voute fille à voute tête, en lieu de la marier à la mienne; et drès qu'ou ne voulez pas me complaire en ça, drès que ma raison ne vous sart de rian, et qu'ou prétendez être le maître par-dessus moi qui sis prudent, drès qu'ou allez toujours voute chemin maugré que je vous retienne par la bride, je pards mon temps cheux vous.
Monsieur Argante. - Me retenir par la bride! belle façon de s'exprimer!
Maître Pierre. - C'est une petite simulitude qui viant fort à propos.
Monsieur Argante. - C'est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien; mais il n'en sera pourtant que ce que j'ai résolu; elle épousera aujourd'hui celui que j'attends. Je lui fais un grand tort, en vérité, de lui donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainéant de Dorante, et qui avec cela est gentilhomme!
Maître Pierre. - Ah! nous y velà donc, à la gentilhommerie! Eh fi, noute Monsieur! ça est vilain à voute âge de bailler comme ça dans la bagatelle; en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je n'endurerai ça; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute fille, alle est amoureuse de li; il faut qu'ils voyont le bout de ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais. (A part.) Sarvons-li d'une bourde. (Haut.) Ma mie, ce li disait-il, voute père veut donc vous bailler un autre homme que moi? Eh! vraiment oui! ce faisait-elle. Eh! que dites-vous de ça? ce faisait-il. Eh! qu'en pourrais-je dire? ce faisait-elle. Mais si vous m'aimez bian, vous lui dirais quou ne le voulez pas. Hélas! mon grand ami, je lui ai tant dit! Mais bref, à la parfin que ferez-vous? Eh! je n'en sais rian. J'en mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle... Quoi, je mourrons donc? Voute père est bian tarrible... Que voulez-vous? comme on me l'a baillé, je l'ai prins...
Monsieur Argante, en colère et s'en allant. - L'impertinente, avec son amant! et toi encore plus impertinent de me rapporter de pareils discours; mais mon gendre va venir, et nous verrons qui sera le maître.
Mademoiselle Argante, Lisette, Maître Pierre
Mademoiselle Argante. - Il me semble que mon père sort fâché d'avec toi. De quoi parliez-vous?
Maître Pierre. - De voute noce avec le fils de ce gentilhomme.
Lisette. - Eh bien?
Maître Pierre. - Eh bian! je ne sais qui l'a enhardi; mais il n'est pas si timide que de coutume avec moi: il m'a bravement injurié et baillé le sobriquet d'impartinent, et m'a enchargé de dire à Mademoiselle Argante qu'alle est une sotte; et pisque la velà, je li fais ma commission.
Lisette, à Mademoiselle Argante. - Là-dessus, à quoi vous déterminez-vous?
Mademoiselle Argante. - Je ne sais; mais je suis au désespoir de me voir en danger d'épouser un homme que je n'ai jamais vu; et seulement parce qu'il est le fils de l'ami de mon père.
Maître Pierre. - Tenez, tenez, il n'y a point de détarmination à ça. J'avons arrêté, Monsieur Dorante et moi, ce qu'ou devez faire, et velà cen que c'est. Il faut qu'ou deveniais folle; ça est conclu entre nous; il n'y a pus à dire non: faut parachever. Allons, avancez-nous, en attendant, queuque petit échantillon d'extravagance ont voir comment ça fait: en dit que les vapeurs sont bonnes pour ça, montrez-m'en une.
Mademoiselle Argante. - Oh! laisse-moi, je n'ai point envie de rire.
Lisette. - Va, ne t'embarrasse pas; nous autres femmes, pour faire les folles avons-nous besoin d'étudier notre rôle?
Maître Pierre. - Non; je savons bian vos facultés; mais n'amporte, il s'agit d'avoir l'esprit pus torné que de coutume. Lisette, sarmonne-la un peu là-dessus, et songe toujours à noute amiquié: ça ne fait que croître et embellir cheux moi, quand je te regarde.
Lisette. - Je t'en fais mes compliments.
Maître Pierre. - Adieu; noute maître est sourti, je pense. Je vas revenir, si je puis, avec Monsieur Dorante.
Mademoiselle Argante, Lisette
Lisette. - Cà, faites vos réflexions. Consentez-vous à ce qu'on vous propose?
Mademoiselle Argante. - Je ne saurais m'y résoudre. Jouer un rôle de folle! Cela est bien laid.
Lisette. - Eh, mort de ma vie! trouvez-moi quelqu'un qui ne joue pas ce rôle-là dans le monde? Qu'est-ce que c'est que la société entre nous autres honnêtes gens, s'il vous plaît? N'est-ce pas une assemblée de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant s'accordent? Eh bien! mettez-vous pour quelques instants de la coterie des fous revêches, et nous dirons nous autres: la tête lui a tourné.
Mademoiselle Argante. - Tu as beau dire; cela me répugne.
Lisette. - Je crois qu'effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous épousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous allez avoir à la campagne! Plus de toilette, plus de miroir, plus de boîte à mouches; cela ne rapporte rien. Ce n'est pas comme à Paris, où il faut tous les matins recommencer son visage, et le travailler sur nouveaux frais. C'est un embarras que tout cela; et on ne l'a pas à la campagne: il n'y a là que de bons gros coeurs, qui sont francs, sans façon, et de bon appétit. La manière les prendre est très aisée; une face large, massive, en fait l'affaire; et en moins d'un an vous aurez toutes ces mignardises convenables.
Mademoiselle Argante. - Voilà de fort jolies mignardises!
Lisette. - J'oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur à votre santé; mais avec des contorsions!... Vous irez vous promener avec eux, la petite canne à la main, le manteau troussé de peur des crottes: ils vous aideront à sauter le fossé, vous diront que vous êtes adroite, remplie de charmes et d'esprit, avec tout plein d'équivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu'en dites-vous? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu'à votre mari.
Mademoiselle Argante. - Ah! le vilain homme!
Lisette. - Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le dégoûter; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, sans doute?
Mademoiselle Argante. - Mais oui, je l'aime; car je ne connais que lui depuis quatre ans.
Lisette. - Mais oui, je l'aime! Qu'est-ce que c'est qu'un amour qui commence par mais, et qui finit par car?
Mademoiselle Argante. - Je m'explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous voyons; c'est toujours la même personne, les mêmes sentiments: cela ne pique pas beaucoup; mais au bout du compte, c'est un bon garçon; je l'aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois point du tout; c'est suivant: quand il y a longtemps que je ne l'ai vu, je le trouve bien aimable; quand je le vois tous les jours, il m'ennuie un peu, mais cela se passe, et je m'y accoutume: s'il y avait un peu plus de mouvement dans mon coeur, cela ne gâterait rien pourtant.
Lisette. - Mais n'y a-t-il pas un peu d'inconstance là-dedans?
Mademoiselle Argante. - Peut-être bien; mais on ne met rien dans son coeur, on y prend ce qu'on y trouve.
Lisette. - Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et celui de Pierrot ne me remue point; n'êtes-vous pas comme moi.
Mademoiselle Argante. - Voilà où j'en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante me devient si insipide! Et malheureusement, dans ce moment-là, il a la fureur de m'aimer plus qu'à l'ordinaire: moi, je voudrais qu'il ne me dît rien; mais les hommes savent-ils se gouverner avec nous? Ils sont si maladroits! Ils viennent quelquefois vous accabler d'un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous affadir le coeur; on n'oserait leur dire: Allez-vous-en, laissez-moi en repos, vous vous perdez. Ce serait même une charité de leur dire cela; mais point, il faut les écouter, n'en pouvoir plus, étouffer, mourir d'ennui et de satiété pour eux; le beau profit qu'ils font là! Qu'est-ce que c'est qu'un homme toujours tendre, toujours disant: Je vous adore; toujours vous regardant avec passion; toujours exigeant que vous le regardiez de même? Le moyen de soutenir cela? Peut-on sans cesse dire: Je vous aime? On en a quelquefois envie, et on le dit; après cela l'envie se passe, il faut attendre qu'elle revienne.
Lisette. - Mais enfin, épouserez-vous le campagnard?
Mademoiselle Argante. - Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j'aime mieux Dorante, qui ne quittera jamais Paris. Après tout, il ne m'ennuie pas toujours, et je serais fâchée de le perdre.
Lisette. - Je vois Pierrot qui revient bien intrigué.
Mademoiselle Argante, Lisette, Maître Pierre
Lisette. - Où est Dorante?
Maître Pierre. - Hélas! il est en chemin pour venir ici; et moi, Mademoiselle Argante, je vians pour vous dire que ce garçon-là n'a pas encore trois jours à vivre.
Mademoiselle Argante. - Comment donc?
Maître Pierre. - Oui, et s'il m'en veut croire, il fera son testament drès ce soir; car s'il allait trapasser sans le dire au tabellion, j'aimerais autant qu'il ne mourît pas: ce ne serait pas la peine, et ça me fâcherait trop; en lieu que, s'il me laissait queuque chouse, ça ferait que je me lamenterais plus agriablement sur li.
Lisette. - Dis donc ce qui lui est arrivé.
Mademoiselle Argante. - Est-il malade, empoisonné, blessé? Parle.
Maître Pierre. - Attendez que je reprenne vigueur; car moi qui veux hériter de li, je sis si découragé, si déconfit, que je sis d'avis itou de coucher mes darnières volontés sur de l'écriture, afin de laisser mes nippes à Lisette.
Lisette. - Allons, allons, nigaud, avec ton testament et tes nippes: il n'y a rien que je haïsse tant que des dernières volontés.
Mademoiselle Argante. - Eh! ne l'interromps pas. J'attends qu'il nous dise l'état où est Dorante.
Maître Pierre. - Ah! le pauvre homme! la diète le pardra.
Lisette. - Eh! depuis quand fait-il diète?
Maître Pierre. - De ce matin.
Lisette. - Peste du benêt!
Maître Pierre. - Tenez, le velà. Voyez queu mine il a! Comme il est, blafard!
Mademoiselle Argante, Dorante, Lisette, Maître Pierre
Dorante, d'un air affligé. - Je suis au désespoir, Madame; votre fermier m'a fait un récit qui m'a fait trembler. Il dit que vous refusez de me conserver votre main, et que vous ne voulez pas en venir à la seule ressource qui nous reste.
Mademoiselle Argante. - Eh bien! remettez-vous, j'extravaguerai; la comédie va commencer; êtes-vous content?
Maître Pierre. - Alle extravaguera, Monsieur Dorante, alle extravaguera. Queu plaisir! Je varrons la comédie; alle fera le Poulichinelle, queu contentement! Je rirons comme des fous. Il faut extravaguer tretous au moins.
Dorante. - Vous me rendez la vie, Madame; mais de grâce l'amour seul a-t-il part à ce que vous allez faire?
Mademoiselle Argante. - Eh! ne savez-vous pas bien que je vous aime, quoique j'oublie quelquefois de vous le dire?
Dorante. - Eh! pourquoi l'oubliez-vous?
Mademoiselle Argante. - C'est que cela est fini; je n'y songe plus.
Lisette. - Eh! oui, cela va sans dire: retirons-nous; je crois que votre père est revenu, vous pouvez l'attendre: mais il n'est pas à propos qu'il nous voie, nous autres.
Dorante. - Adieu, Madame; songez que mon bonheur dépend de vous.
Mademoiselle Argante. - J'y penserai, j'y penserai; allez-vous-en. (Seule.) Nous verrons un peu ce que dira mon père, quand il me verra folle. Je crois qu'il va faire de belles exclamations! Heureusement, sur le sujet dont il s'agit, il m'a déjà vue dans quelques écarts, et je crois que la chose ira bien; car il s'agit d'une malice, et je suis femme: c'est de quoi réussir. Le voilà, prenons une contenance qui prépare les voies.
Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, battant la mesure de son pied
Monsieur Argante. - Que faites-vous là, Mademoiselle?
Mademoiselle Argante. - Rien.
Monsieur Argante. - Rien? belle occupation!
Mademoiselle Argante. - Je vous défie pourtant de critiquer rien.
Monsieur Argante. - Quelle étourdie! comme vous voilà faite!
Mademoiselle Argante. Faite au tour, à ce qu'on dit.
Monsieur Argante. - Hé! je crois que vous plaisantez?
Mademoiselle Argante. - Non, je suis de mauvaise humeur; car je n'ai pu jouer du clavecin ce matin.
Monsieur Argante. - Laissez là votre clavecin; mon gendre arrive, et vous ne devez pas le recevoir dans un ajustement aussi négligé.
Mademoiselle Argante. - Ah! laissez-moi faire; le négligé va au coeur... Si j'étais ajustée, on ne verrait que ma parure; dans mon négligé, on ne verra que moi, et on n'y perdra rien.
Monsieur Argante. - Oh! oh! que signifie donc ce discours-là?
Mademoiselle Argante. - Vous haussez les épaules, vous ne me croyez pas: je vous convaincrai, papa.
Monsieur Argante. - Je n'y comprends rien. Ma fille?
Mademoiselle Argante. - Me voilà, mon père.
Monsieur Argante. - Avez-vous dessein de me jouer?
Mademoiselle Argante. - Qu'avez-vous donc? Vous m'appelez, je vous réponds; vous vous fâchez, je vous laisse faire. De quoi s'agit-il? expliquez-vous. Je suis là, vous me voyez, je vous entends, que vous plaît-il?
Monsieur Argante. - En vérité, sais-tu bien que si on t'écoutait, on te prendrait pour une folle?
Mademoiselle Argante. - Eh! eh! eh!...
Monsieur Argante. - Eh! Eh! il n'est pas question, d'en rire, cela est vrai.
Mademoiselle Argante. - J'en pleurerai, si vous le jugez à propos. Je croyais qu'il en fallait rire, je suis dans la bonne foi.
Monsieur Argante. - Non: il faut m'écouter.
Mademoiselle Argante le salue. - C'est bien de l'honneur à moi, mon père.
Monsieur Argante. - Qu'on a de peine avec les enfants!
Mademoiselle Argante. - Eh! vous ne vous vantez de rien; mais je crois que vous n'en avez pas mal donné à mon grand-père: vous étiez bien sémillant.
Monsieur Argante. - Taisez-vous, petite fille.
Mademoiselle Argante. - Les petites filles n'obéissent point, mon père; et puisque j'en suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s'il vous plaît, suivant l'épithète que vous me donnez.
Monsieur Argante. - La patience m'échappera...
Mademoiselle Argante. - Calmez-vous, je me tais: voilà l'agrément qu'il y a d'avoir affaire à une personne raisonnable!
Monsieur Argante. - Je ne sais où j'en suis, ni où elle prend tant d'impertinences: quoi qu'il en soit, finissons; je n'ai qu'un mot à vous dire: préparez-vous à recevoir celui qui vient ici vous épouser.
Mademoiselle Argante. - Ce discours-là me fait ressouvenir d'une chanson qui dit: Préparons-nous, à la fête nouvelle.
Monsieur Argante, étonné longtemps. - J'attends que vous ayez achevé votre chanson.
Mademoiselle Argante. - Oh! voilà qui est fait; ce n'était qu'une citation que je voulais faire.
Monsieur Argante: - Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille.
Mademoiselle Argante. - Serait-il possible! moi, sortir du respect! il me semble qu'en effet je dis des choses extraordinaires; je crois que je viens de chanter. Remettez moi, mon père; - où en étions-nous? Je me retrouve: vous m'avez proposé, il y a quelques jours, un mariage qui m'a bouleversé la tête à force d'y penser: tout rompu qu'il est, je n'en saurais revenir, et il faut que j'en pleure.
Monsieur Argante. - Oh! oh! cela serait-il de bonne foi, ma fille? D'où vient tant de répugnance pour un mariage qui t'est avantageux?
Mademoiselle Argante. - Eh! me le proposeriez-vous s'il n'était pas avantageux?
Monsieur Argante. - Je fais le tout pour ton bien.
Mademoiselle Argante, pleurant. - Et cependant je vous paie d'ingratitude.
Monsieur Argante. - Va, je te le pardonne; c'est un petit travers qui t'a pris.
Mademoiselle Argante. - Continuez, allez votre train, mon père; continuez, n'écoutez pas mes dégoûts, tenez ferme, point de quartier, courage; dites: je veux; grondez; menacez, punissez ne m'abandonnez pas dans l'état où je suis: je vous charge de tout ce qui m'arrivera.
Monsieur Argante, attendri. - Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux t'en fier à moi; je te donne à un homme avec qui tu seras heureuse; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi bien que la ville.
Mademoiselle Argante. - Par ma foi, vous avez raison.
Monsieur Argante. - Par ma foi? de quel terme te sers-tu là? je ne te l'ai jamais entendu dire, et je serais fâché que tu t'en servisses devant mon gendre futur.
Mademoiselle Argante. - Ma foi, je l'ai cru bon, parce que c'est votre mot favori.
Monsieur Argante. - Il ne sied point dans la bouche d'une fille.
Mademoiselle Argante. - Je ne le dirai plus; mais revenons; contez-moi un peu ce que c'est que votre gendre: n'est-ce pas cet homme des champs?
Monsieur Argante - Encore! Est-il question d'un autre?
Mademoiselle Argante. - Je m'imagine qu'il accourt à nous comme un satyre.
Monsieur Argante. - Oh! je n'y saurais tenir. Vous êtes une impertinente; il vous épousera, je le veux, et vous obéirez.
Mademoiselle Argante. - Doucement, mon père; discutons froidement les choses. Vous aimez la raison, j'en ai de la plus rare.
Monsieur Argante. - Je vous montrerai que je suis votre père.
Mademoiselle Argante. - Je n'en ai jamais douté; je vous dispense de la preuve, tranquillisez-vous. Vous me direz peut-être que je n'ai que vingt ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous êtes plus vieux que moi; je ne chicane point là-dessus; j'aurai votre âge un jour; car nous vieillissons tous dans notre famille. Ecoutez-moi, je me sers d'une supposition. Je suis Monsieur Argante; et vous êtes ma fille. Vous êtes jeune, étourdie, vive, charmante, comme moi. Et moi, je suis grave, sérieux, triste et sombre comme vous.
Monsieur Argante. - Où suis-je? et qu'est-ce que c'est que cela?
Mademoiselle Argante. - Je vous ai donné des maîtres de clavecin, vous avez un gosier de rossignol, vous dansez comme à l'Opéra, vous avez du goût, de la délicatesse; moi du souci et de l'avarice; vous lisez des romans, des historiettes et des contes de fées; moi des édits, des registres et des mémoires. Qu'arrive-t-il? Un vilain faune, un ours mal léché sort de sa tanière, se présente à moi, et vous demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier: va-t'en. Point du tout. Je caresse la créature maussade. Je lui fais des compliments, et je lui accorde ma fille. L'accord fait, je viens vous trouver et nous avons là-dessus une conversation ensemble assez curieuse. La voici. Je vous dis: Ma fille? Que vous plaît-il, mon père? me répondez-vous (car vous êtes civile et bien élevée). Je vous marie, ma fille. A qui donc, mon père? A un honnête magot, un habitant des forêts. Un magot, mon père! Je n'en veux point. Me prenez-vous pour une guenuche? Je chante, j'ai des appas, et je n'aurais qu'un magot, qu'un sauvage! Eh! fi donc! Mais il est gentilhomme. Eh bien! qu'on lui coupe le cou. Ma fille, je veux que vous le preniez. Mon père, je ne suis point de cet avis-là. Oh! oh! friponne! ne suis-je pas le maître?.... A cette épithète de friponne, vous prenez votre sérieux; vous vous armez de fermeté, et vous me dites: Vous êtes le maître, distinguo: pour les choses raisonnables, oui; pour celles qui ne le sont pas, non. On ne force point les coeurs. Loi établie. Vous voulez forcer le mien; vous transgressez la loi. J'ai de la vertu, je la veux garder. Si j'épousais votre magot, que deviendrait-elle? Je n'en sais rien.
Monsieur Argante. - Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent. Je pénètre vos desseins à présent, fille ingrate; et vous vous imaginez que je serai la dupe de vos artifices? Mais si tantôt j'ai lieu de me plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre vie. Voilà ma réponse: retirez-vous.
Mademoiselle Argante, le saluant. - Donnez-moi le temps de vous faire la révérence, comme vous me l'auriez faite, si vous aviez été à ma place.
Monsieur Argante. - Marchez, vous dis-je.
Monsieur Argante, Crispin, Un Domestique
Le Domestique. - Monsieur, il y a là-bas un valet qui demande à parler après vous.
Monsieur Argante. - Qu'il entre.
Crispin paraît. - Monsieur, je viens de dix lieues d'ici, vous dire que je suis votre serviteur.
Monsieur Argante. - Cela n'en valait pas la peine.
Crispin. - Oh! je vous fais excuse! Vous d'un côté, et Mademoiselle votre fille d'un autre, vous méritez fort bien vos dix lieues; ce n'est que chacun cinq.
Monsieur Argante. - Qu'appelez-vous ma fille? Quelle part a-t-elle à cela?
Crispin. - Ventrebleu! quelle part, Monsieur! sa part est meilleure que la vôtre, car nous venons pour l'épouser.
Monsieur Argante. - Pour l'épouser!
Crispin. - Oui. Le seigneur Eraste, mon maître, l'épousera pour femme, et moi pour maîtresse.
Monsieur Argante. - Ah, ah! tu appartiens à Eraste? Tu es apparemment le garçon plaisant dont il m'a parlé?
Crispin. - J'ai l'honneur d'être son associé. C'est lui qui ordonne, c'est moi qui exécute.
Monsieur Argante. - Je t'entends. Eh! où est-il donc? Est-ce qu'il n'est pas venu?
Crispin. - Oh! que si, Monsieur; mais par galanterie il a jugé propos de se faire précéder par une espèce d'ambassade: il m'a donné même quelques petits intérêts à traiter avec vous.
Monsieur Argante. - De quoi s'agit-il donc?
Crispin. - N'y a-t-il personne qui nous écoute?
Monsieur Argante. - Tu le vois bien.
Crispin. - C'est que... N'y a-t-il point de femmes dans la chambre prochaine?
Monsieur Argante - Quand il y en aurait, peuvent-elles nous entendre?
Crispin. - Vertuchou, Monsieur! vous ne savez pas ce que c'est que l'oreille d'une femme. Cette oreille-là, voyez-vous, d'une demi-lieue entend ce qu'on dit, et d'un quart de lieue ce qu'on va dire.
Monsieur Argante. - Oh bien! je n'ai ici que des femmes sourdes. Parle.
Crispin. - Oh! la surdité lève tout scrupule; et cela étant, je vous dirai sans façon que Monsieur Eraste va venir; mais qu'il vous prie de ne point dire à sa future que c'est lui, parce qu'il se fait un petit ragoût de la voir sous le nom seulement d'un ami dudit Monsieur Eraste; ainsi ce n'est point lui qui va venir, et c'est pourtant lui; mais lui sous la figure d'un autre que lui: ce que je dis là n'est-il pas obscur?
Monsieur Argante. - Pas mal; mais je te comprends, et je veux bien lui donner cette satisfaction-là: qu'il vienne.
Crispin. - Je crois que le voilà; c'est lui-même. A présent je vais chercher mes ballots et les siens; mais de grâce, avant que de partir, souffrez, Monsieur, que je vous recommande mon coeur; il est sans condition, daignez lui en trouver une.
Monsieur Argante. - Va, va, nous verrons.
Monsieur Argante, Eraste, Maître Pierre, Lisette
Monsieur Argante. - Je vous attendais ici avec impatience, mon cher enfant.
Eraste. - Je m'y rends avec un grand plaisir, Monsieur.
Crispin vous aura dit sans doute ce que je souhaite que vous m'accordiez?
Monsieur Argante. - Oui, je le sais, et j'y consens; mais pourquoi cette façon?
Eraste. - Monsieur, tout le monde me dit que Mademoiselle Argante est charmante et tout le monde apparemment ne se trompe pas; ainsi quand je demande à la voir sous cet habit-ci, ce n'est pas pour vérifier si ce que l'on m'a dit est vrai; mais peut-être, en m'épousant, ne fait-elle que vous obéir; cela m'inquiète; et je ne viens sous un autre nom l'assurer de mes respects, que pour tâcher d'entrevoir ce qu'elle pense de notre mariage.
Monsieur Argante. - Hé bien! je vais la chercher.
Eraste. - Eh! de grâce, n'y allez point; je ne pourrais m'empêcher de soupçonner que vous l'auriez avertie. J'ai trouvé là-bàs des ouvriers qui demandent à vous parler; si vous vouliez bien vous y rendre pour quelque temps.
Monsieur Argante. - Mais...
Eraste. - Je vous en supplie.
Monsieur Argante, à part. - Je ne saurais croire que ma fille ose m'offenser jusqu'à certain point. (A Eraste.) Je me rends.
Eraste. - Il me suffira: que vous disiez à un domestique qu'un de mes amis; qui m'a précédé, souhaiterait avoir l'honneur de lui parler.
Monsieur Argante. - Holà! Pierrot, Lisette!
Maître Pierre et Lisette paraissent tous deux.
Maître Pierre. - Qu'est-ce quou nous voulez donc?
Monsieur Argante. - Que quelqu'un de vous deux aille dire à ma fille, que voici un des amis d'Eraste, et qu'elle descende.
Maître Pierre - Ca ne se peut pas, alle a mal à son estomac et à sa tête.
Lisette. - Oui, Monsieur; elle repose.
Eraste. - Je vous assure que je n'ai qu'un mot à lui dire.
Maître Pierre, à part. - Hélas! comme il est douçoureux.
Monsieur Argante. - Je viens de la quitter, et je veux qu'elle descende. Allez-y, Lisette. (A maître Pierre.) Et toi, va-t'en. (A Eraste.) Je vous laisse pour vous satisfaire.
Il sort.
Eraste. - Je vous ai une véritable obligation. (Seul.) Ce commencement me paraît triste. J'ai bien peur que Mademoiselle Argante ne se donne pas de bon coeur.
Eraste, Maître Pierre
Maître Pierre, revenant et regardant, à part. - Le sieur Argante n'y est plus. (Haut.) Avec votre parmission, Monsieur l'ami de Monsieur le futur, en attendant que noute Demoiselle se requinque, agriez ma convarsation pour vous aider à passer un petit bout de temps.
Eraste. - Oui-da, tu me parais amusant.
Maître Pierre. - Je ne sons pas tout à fait bête; le monde prend parfois de mes petits avis, et s'en trouve bian.
Eraste. - Je n'en doute pas!
Maître Pierre, riant. - Tenez, vous avez une philosomie de bonne apparence: j'esteme qu'ou êtes un bon compère; velà ma pensée, parmettez la libarté.
Eraste. - Tu me fais plaisir.
Maître Pierre. - De queu vacation êtes-vous avec cet habit noir? Est-ce praticien ou médecin? Tâtez-vous le pouls ou bian la bourse? Dépêchez-vous le corps ou les bians?
Eraste. - Je guéris du mal qu'on n'a pas.
Maître Pierre. - Vous êtes donc médecin? Tant mieux pour vous, tant pis pour les autres; et moi je sis le farmier d'ici, et ce n'est tant pis pour parsonne.
Eraste. - Comment! mais tu as de l'esprit. Tu dis qu'on te consulte. Parbleu, dans l'occasion je te consulterais volontiers aussi.
Maître Pierre. - Consultez-moi, pour voir, sur Monsieur Eraste.
Eraste. - Que veux-tu que je dise? Il épouse la fille de Monsieur Argante.
Maître Pierre. - Acoutez: êtes-vous bian son ami à cet épouseux de fille?
Eraste. - Mais je ne suis pas toujours fort content de lui dans le fond, et souvent il m'ennuie.
Maître Pierre. - Fi! c'est de la malice à lui.
Eraste. - J'ai idée qu'on ne l'épousera pas d'un trop bon coeur ici, et c'est bien fait.
Maître Pierre. - Tout franc, je ne voulons point de ce butor-là; laissez venir le nigaud: je li gardons des rats.
Eraste. - Qu'appelles-tu des rats?
Maître Pierre. - C'est que la fille de cians a eu l'avisement de devenir ratière: alle a mis par exprès son esprit sens dessus dessous, sens devant darrière, à celle fin, quand il la varra, qu'il s'en retorne avec son sac et ses quilles.
Eraste. - C'est-à-dire qu'elle feindra d'être folle?
Maître Pierre. - Velà cen que c'est: et si, maugré la folie, il la prend pour femme, n'y aura pus de rats; mais ce qu'an mettra en lieu et place, les vaura bian.
Eraste. - Sans difficulté.
Maître Pierre. - Stapendant la fille est sage; mais quand on a bouté son amiquié ailleurs, et qu'en a un mari en avarsion, sage tant qu'ou vourez, il faut que sagesse dégarpisse; et pis après, toute voute médecine ne garira pas Monsieur Eraste du mal qui li sera fait, le paure niais! Mais adieu; veci voute ratière qui viant; ça va bian vous divartir.
Mademoiselle Argante, Eraste
Eraste, à part. - Ah! l'aimable personne! pourquoi l'ai-je vue, puisque je la dois perdre?
Mademoiselle Argante, à part, en entrant. - Voilà un joli homme! Si Eraste lui ressemblait, je ne ferais pas la folle.
Eraste, à part. - Feignons d'ignorer ses dispositions. (A Mademoiselle Argante.) Mademoiselle, Eraste m'a chargé d'une commission dont je ne saurais que le louer. Vous savez qu'on vous a destinés l'un à l'autre: mais il ne veut jouir du bonheur qu'on lui assure, qu'autant que votre coeur y souscrira: c'est un respect que le sien vous doit, et que vous méritez plus que personne: daignez donc, Madame, me confier ce que vous pensez là-dessus; afin qu'il se conforme à vos volontés.
Mademoiselle Argante. - Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense!
Eraste. - Oui, Madame.
Mademoiselle Argante. - Je n'en sais rien, je vous jure; et malheureusement j'ai résolu de n'y penser que dans deux ans, parce que je veux me reposer. Dites-lui qu'il ait la bonté d'attendre: dans deux ans je lui rendrai réponse, s'il ne m'arrive pas d'accident.
Eraste. - Vous lui donnez un terme bien long.
Mademoiselle Argante. - Hélas! je me trompais, c'est dans quatre ans que je voulais dire. Qu'il ne s'impatiente pas, au moins; car je lui veux du bien, pourvu qu'il se tienne tranquille: s'il était pressé, je lui en donnerais pour un siècle. Qu'il me ménage, et qu'il soit docile, entendez-vous, Monsieur? Ne manquez pas aussi de l'assurer de mon estime. Sait-il aimer? a-t-il des sentiments, de la figure? est-il grand, est-il petit? On dit qu'il est chasseur; mais sait-il l'histoire? Il verrait que la chasse est dangereuse. Actéon y périt pour avoir troublé le repos de Diane Hélas! si l'on troublait le mien, je ne saurais que mourir. Mais à propos d'Eraste, me ferez-vous son portrait? J'en suis curieuse.
Eraste, triste et soupirant. - Ce n'est pas la peine, Madame, il me ressemble trait pour trait.
Mademoiselle Argante, le regardant. - Il vous ressemble! Bon cela, Monsieur.
Eraste. - Ma commission est faite, Madame; je sais vos sentiments, dispensez-vous du désordre d'esprit que vous affectez; un coeur comme le vôtre doit être libre, et mon ami sera au désespoir de l'extrémité où la crainte d'être à lui vous a réduite. On ne saurait désapprouver le parti que vous avez pris: l'autorité d'un père ne vous a laissé que cette ressource, et tout est permis pour se sauver du danger où vous étiez: mais c'en est fait; livrez-vous au penchant qui vous est cher, et pardonnez à mon ami les frayeurs qu'il vous a données; je vais l'en punir en lui disant ce qu'il perd.
Il veut s'en aller.
Mademoiselle Argante, à part. - Oh, oh! c'est assurément là Eraste. (Elle le rappelle.) Monsieur?
Eraste. - Avez-vous quelque chose à m'ordonner, Madame?
Mademoiselle Argante. - Vous m'embarrassez. N'avez-vous que cela à me dire? Voyez; je vous écouterai volontiers, je n'ai plus de peur, vous m'avez rassurée.
Eraste. - Il me semble que je n'ai plus rien à dire après ce que je viens d'entendre.
Mademoiselle Argante. - Je ne devais dire ce que je pense sur Eraste que dans un certain temps; et si vous voulez, j'abrégerai le terme.
Eraste. - Vous le haïssez trop.
Mademoiselle Argante. - Mais pourquoi en êtes-vous si fâché?
Eraste. - C'est que je prends part à ce qui le regarde.
Mademoiselle Argante. - Est-il vrai qu'il vous ressemble?
Eraste. - Il n'est que trop vrai.
Mademoiselle Argante. - Consolez-vous donc.
Eraste. - Eh! d'où vient me consolerais-je, Madame? Daignez m'expliquer ce discours.
Mademoiselle Argante. - Comment vous l'expliquer?... Dites à Eraste que je l'attends, si vous n'avez pas besoin de sortir pour cela.
Eraste. - Il n'est pas bien loin.
Mademoiselle Argante. - Je le crois de même.
Eraste. - Que d'amour il aura pour vous, Madame, s'il ose se flatter d'être bien reçu!
Mademoiselle Argante. - Ne tardez pas plus longtemps à voir ce qu'il en sera.
Eraste. - Puis-je espérer que vous me ferez grâce?
Mademoiselle Argante. - J'en ai peut-être trop dit: mais vous serez mon époux. Que ne vous ai-je connu plus tôt?
Eraste. - Avec quel chagrin ne m'en retournais-je pas!
Mademoiselle Argante. - Est-il possible que je vous aie haï? A quoi songiez-vous de ne pas vous montrer?
Eraste. - Au milieu de mon bonheur il me reste une inquiétude.
Mademoiselle Argante. - Dites ce que c'est, et vous ne l'aurez plus.
Eraste. - Vous vous gardiez, dit-on, pour un autre que moi.
Mademoiselle Argante. - Vous demeurez à la campagne, et je ne l'aimais pas avant que je vous eusse connu; il y a quatre ans que je connais Dorante; l'habitude de le voir me l'avait rendu plus supportable que les autres hommes; il me convenait, il aspirait à m'épouser, et dans tout ce que j'ai fait, je me gardais moins à lui, que je ne me sauvais du malheur imaginaire d'être à vous: voilà tout, êtes-vous content?
Eraste, à genoux. - Je vous adore; et puisque vous haïssez la campagne, je ne saurais plus la souffrir.
Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, Eraste, Maître Pierre
Monsieur Argante, à maître Pierre. - Oh, oh! ils sont, ce me semble, d'assez bonne intelligence.
Maître Pierre. - Qu'est-ce que c'est donc que tout ça? Ils se disont des douceurs.
Monsieur Argante. - Eh bien! ma fille, connais-tu Monsieur?
Mademoiselle Argante. - Oui, mon père.
Monsieur Argante. - Et tu es contente?
Mademoiselle Argante. - Oui, mon père.
Monsieur Argante. - J'en suis charmé. Ne songeons donc plus qu'à nous réjouir; et que, pour marquer notre joie, nos musiciens viennent ici commencer la fête.
Maître Pierre. - Voilà qui va fort ben. Ou êtes contente. Voute père, voute amant, tout ça est content; mais de tous ces biaux contentements-là, moi et Monsieur Dorante, je n'y avons ni part ni portion.
Monsieur Argante. - Laisse là Dorante.
Mademoiselle Argante. - Si vous vouliez bien lui parler, mon père; on lui doit un peu d'égard, et cela me tirerait d'embarras avec lui.
Maître Pierre. - Il m'avait pourmis cinquante pistoles, si vous deveniez sa femme: baillez-m'en tant seulement soixante, et je li ferai vos excuses. Je ne vous surfais pas.
Eraste. - Je te les donne de bon coeur, moi.
Maître Pierre. - C'est marché fait: chantez et dansez à votre aise, à cette heure, je n'y mets pus d'empêchement.
L'Île des esclaves
Comédie en un acte et en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 5 mars 1725
Acteurs
Iphicrate.
Arlequin.
Euphrosine.
Cléanthis.
Trivelin.
Des habitants de l'île.
La scène est dans l'île des Esclaves.
Scène première
Le théâtre représente une mer et des rochers d'un côté, et de l'autre quelques arbres et des maisons.
Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin
Iphicrate, après avoir soupiré. - Arlequin!
Arlequin, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. - Mon patron!
Iphicrate. - Que deviendrons-nous dans cette île?
Arlequin. - Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim; voilà mon sentiment et notre histoire.
Iphicrate. - Nous sommes seuls échappés du naufrage; tous nos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort.
Arlequin. - Hélas! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
Iphicrate. - Dis-moi: quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée: je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'île, et je suis d'avis que nous les cherchions.
Arlequin. - Cherchons, il n'y a pas de mal à cela; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-vie: j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
Iphicrate. - Eh! ne perdons point de temps; suis-moi: ne négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'île des Esclaves.
Arlequin. - Oh! oh! qu'est-ce que c'est que cette race-là?
Iphicrate. - Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici: tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.
Arlequin. - Eh! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maîtres, à la bonne heure; je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.
Iphicrate. - Cela est vrai.
Arlequin. - Eh! encore vit-on.
Iphicrate. - Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie: Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre?
Arlequin, prenant sa bouteille pour boire. - Ah! je vous plains de tout mon coeur, cela est juste.
Iphicrate. - Suis-moi donc.
Arlequin siffle. - Hu, hu, hu.
Iphicrate. - Comment donc! que veux-tu dire?
Arlequin, distrait, chante. - Tala ta lara.
Iphicrate. - Parle donc, as-tu perdu l'esprit? à quoi penses-tu?
Arlequin, - riant. - Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drôle d'aventure! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.
Iphicrate, à part les premiers mots. - (Le coquin abuse de ma situation; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes.) Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos; marchons de ce côté.
Arlequin. - J'ai les jambes si engourdies.
Iphicrate. - Avançons, je t'en prie.
Arlequin. - Je t'en prie, je t'en prie; comme vous êtes civil et poli; c'est l'air du pays qui fait cela.
Iphicrate. - Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
Arlequin, en badinant. - Badin, comme vous tournez cela!
Il chante:
L'embarquement est divin
Quand on vogue, vogue, vogue,
L'embarquement est divin,
Quand on vogue avec Catin.
Iphicrate, retenant sa colère. - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
Arlequin. - Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là; et le gourdin est dans la chaloupe.
Iphicrate. - Eh! ne sais-tu pas que je t'aime?
Arlequin. - Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.
Iphicrate, un peu ému. - Mais j'ai besoin d'eux, moi.
Arlequin, indifféremment. - Oh! cela se peut bien, chacun a ses affaires: que je ne vous dérange pas!
Iphicrate. - Esclave insolent!
Arlequin, riant. - Ah! ah! vous parlez la langue d'Athènes; mauvais jargon que je n'entends plus.
Iphicrate. - Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave?
Arlequin, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à ta honte; mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. (Il s'éloigne.)
Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. - Juste ciel! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis? Misérable! tu ne mérites pas de vivre.
Arlequin. - Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.
Scène II
Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main.
Trivelin, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. - Arrêtez, que voulez-vous faire?
Iphicrate. - Punir l'insolence de mon esclave.
Trivelin. - Votre esclave? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous.
Arlequin. - Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes!
Trivelin. - Comment vous appelez-vous?
Arlequin. - Est-ce mon nom que vous demandez?
Trivelin. - Oui vraiment.
Arlequin. - Je n'en ai point, mon camarade.
Trivelin. - Quoi donc, vous n'en avez pas?
Arlequin. - Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé.
Trivelin. - Hé! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il?
Arlequin. - Oh, diantre! il s'appelle par un nom, lui; c'est le seigneur Iphicrate.
Trivelin. - Eh bien! changez de nom à présent; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé.
Arlequin, sautant de joie, à son maître. - Oh! Oh! que nous allons rire, seigneur Hé!
Trivelin, à Arlequin. - Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.
Arlequin. - Oui, oui, corrigeons, corrigeons!
Iphicrate, regardant Arlequin. - Maraud!
Arlequin. - Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une licence qui lui prend; cela est-il du jeu?
Trivelin, à Arlequin. - Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. (A Iphicrate.) Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif; traitez-le de misérable, et nous aussi; tout vous est permis à présent; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous: ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci.
Arlequin. - Ah! la belle charge!
Iphicrate. - Moi, l'esclave de ce misérable!
Trivelin. - Il a bien été le vôtre.
Arlequin. - Hélas! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui.
Iphicrate. - Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira; ce n'est pas assez: qu'on m'accorde encore un bâton.
Arlequin. - Camarade, il demande à parler à mon dos, et je le mets sous la protection de la république, au moins.
Trivelin. - Ne craignez rien.
Cléanthis, à Trivelin. - Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du même vaisseau; ne m'oubliez pas, s'il vous plaît.
Trivelin. - Non, ma belle enfant; j'ai bien connu votre condition à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever ce que j'avais à dire. Arlequin!
Arlequin, croyant qu'on l'appelle. - Eh!.... A propos, je m'appelle Iphicrate.
Trivelin, continuant. - Tâchez de vous calmer; vous savez qui nous sommes, sans doute?
Arlequin. - Oh! morbleu! d'aimables gens.
Cléanthis. - Et raisonnables.
Trivelin. - Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firent fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves: la vengeance avait dicté cette loi; vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos coeurs que nous voulons détruire; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y éprouve; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont contents de vos progrès; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.
Arlequin. - Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte?
Trivelin. - Au reste, ne cherchez point à vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre fortune plus mauvaise: commencez votre nouveau régime de vie par la patience.
Arlequin. - Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire?
Trivelin, aux esclaves. - Quant à vous, mes enfants, qui devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre; vous aurez soin de changer d'habit ensemble, c'est l'ordre. (A Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est à côté, où l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état; après quoi l'on vous donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.) Qu'on les conduise. (Aux femmes.) Et vous autres, restez. (Arlequin, en s'en allant, fait de grandes révérences à Cléanthis.)
Scène III
Trivelin, Cléanthis; esclave, Euphrosine, sa maîtresse.
Trivelin. - Ah ça! ma compatriote, car je regarde désormais notre île comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom.
Cléanthis, saluant. - Je m'appelle Cléanthis, et elle, Euphrosine.
Trivelin. - Cléanthis? passe pour cela.
Cléanthis. - J'ai aussi des surnoms; vous plaît-il de les savoir?
Trivelin. - Oui-da. Et quels sont-ils?
Cléanthis. - J'en ai une liste: Sotte, Ridicule, Bête, Butorde, Imbécile, et caetera.
Euphrosine, en soupirant. - Impertinente que vous êtes!
Cléanthis. - Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.
Trivelin. - Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à qui l'on en peut dire impunément.
Euphrosine. - Hélas! que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure où je me trouve?
Cléanthis. - Oh! dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens: fallait-il tant de cérémonies? Faites cela, je le veux; taisez-vous, sotte! Voilà qui était fini. Mais à présent il faut parler raison; c'est un langage étranger pour Madame; elle l'apprendra avec le temps; il faut se donner patience: je ferai de mon mieux pour l'avancer.
Trivelin, à Cléanthis. - Modérez-vous, Euphrosine. (A Euphrosine.) Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir: je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires pour vous.
Cléanthis. - Hum! Elle me trompera bien si elle amende.
Trivelin. - Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice.
Cléanthis. - Oh! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien; j'irai le grand chemin, je pèserai comme elle pesait; ce qui viendra; nous le prendrons.
Trivelin. - Doucement, point de vengeance.
Cléanthis. - Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe; elle a le défaut d'être faible, je lui en offre autant; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui décidera? Ne suis-je pas la maîtresse une fois? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait: qu'elle attende!
Euphrosine, à Trivelin. - Quels discours! Faut-il que vous m'exposiez à les entendre?
Cléanthis. - Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos oeuvres.
Trivelin. - Allons, Euphrosine, modérez-vous.
Cléanthis. - Que voulez-vous que je vous dise? quand on a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous; quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte; mais il me faut cela.
Trivelin, à part, à Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez. (A Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen de son caractère: il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons.
Cléanthis. - Oh que cela est bien inventé! Allons, me voilà prête; interrogez-moi, je suis dans mon fort.
Euphrosine, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire.
Trivelin. - Hélas! ma chère Dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous soyez présente.
Cléanthis. - Restez, restez; un peu de honte est bientôt passée.
Trivelin. - Vaine minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il?
Cléanthis. - Vaine minaudière et coquette, si cela la regarde? Eh voilà ma chère maîtresse; cela lui ressemble comme son visage.
Euphrosine. - N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur?
Trivelin. - Ah! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir: mais ce ne sont encore là que les grands traits; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons?
Cléanthis. - En quoi? partout, à toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de m'interroger; mais par où commencer? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie: silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente; c'est vanité muette, contente ou fâchée; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois: voilà ce que c'est, voilà par où je débute, rien que cela.
Euphrosine. - Je n'y saurais tenir.
Trivelin. - Attendez donc, ce n'est qu'un début.
Cléanthis. - Madame se lève; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux? vite sur les armes; la journée sera glorieuse. Qu'on m'habille! Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il n'y a rien à craindre.
Trivelin, à Euphrosine. - Elle développe assez bien cela.
Cléanthis. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé? Ah qu'on m'apporte un miroir; comme me voilà faite! que je suis mal bâtie! Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre: que va-t-on penser du visage de Madame? on croira qu'elle enlaidit: donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies? Non, il y a remède à tout: vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame? Très mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé l'oeil; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire: Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'une pénétration!... Oh! ce sont de pauvres gens pour nous.
Trivelin, à Euphrosine. - Courage, Madame; profitez de cette peinture-là, car elle me paraît fidèle.
Euphrosine. - Je ne sais où j'en suis.
Cléanthis. - Vous en êtes aux deux tiers; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas.
Trivelin. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste.
Cléanthis. - Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait? j'étais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine: vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous; elle a les yeux petits, mais très doux; et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s'y prit; il vous offrit son coeur. A moi? lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre, continuez, dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle; il la vit; il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration; et c'était là les gants que vous demandiez. Eh bien! y suis-je?
Trivelin, à Euphrosine. - En vérité, elle a raison.
Cléanthis. - Ecoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis: Oh! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable: oh! je n'eus rien, cela ne prit point; et c'était bien fait, car je la flattais.
Euphrosine. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne puis en souffrir davantage.
Trivelin. - En voila donc assez pour à présent.
Cléanthis. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut; crac! la vapeur arrive.
Trivelin. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire; elle ira vous rejoindre ensuite.
Cléanthis, s'en allant. - Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu, notre bon ami; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autre! on s'y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens: Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là; et d'un autre côté on veut leur dire aussi: Voyez comme je m'habille, quelle simplicité! il n'y a point de coquetterie dans mon fait.
Trivelin. - Mais je vous ai prié de nous laisser.
Cléanthis. - Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne connaît pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.
Scène IV
Trivelin, Euphrosine
Trivelin. - Cette scène-ci vous a un peu fatiguée; mais cela ne vous nuira pas.
Euphrosine. - Vous êtes des barbares.
Trivelin. - Nous sommes d'honnêtes gens qui vous instruisons; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à une petite formalité.
Euphrosine. - Encore des formalités!
Trivelin. - Celle-ci est moins que rien; je dois faire rapport de tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentiments coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient de vous attribuer?
Euphrosine. - Moi, j'en conviendrais! Quoi! de pareilles faussetés sont-elles croyables?
Trivelin. - Oh! très croyables, prenez-y garde. Si vous en convenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure; je ne vous en dis pas davantage... On espérera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon coeur d'une infinité d'attentions plus louables. Si au contraire vous ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera comme incorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez, consultez-vous.
Euphrosine. - Ma délivrance! Eh! puis-je l'espérer?
Trivelin. - Oui, je vous la garantis aux conditions que je vous dis.
Euphrosine. - Bientôt?
Trivelin. - Sans doute.
Euphrosine. - Monsieur, faites donc comme si j'étais convenue de tout.
Trivelin. - Quoi! vous me conseillez de mentir!
Euphrosine. - En vérité, voilà d'étranges conditions! cela révolte!
Trivelin. - Elles humilient un peu, mais cela est fort bon. Déterminez-vous; une liberté très prochaine est le prix de la vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on a fait?
Euphrosine. - Mais...
Trivelin. - Quoi?
Euphrosine. - Il y a du vrai, par-ci, par-là.
Trivelin. - Par-ci, par-là, n'est point votre compte; avouez-vous tous les faits? En a-t-elle trop dit? n'a-t-elle dit que ce qu'il faut? Hâtez-vous, j'ai autre chose à faire.
Euphrosine. - Vous faut-il une réponse si exacte?
Trivelin. - Eh oui, Madame, et le tout pour votre bien.
Euphrosine. - Eh bien...
Trivelin. - Après?
Euphrosine. - Je suis jeune...
Trivelin. - Je ne vous demande pas votre âge.
Euphrosine. - On est d'un certain rang, on aime à plaire.
Trivelin. - Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble.
Euphrosine. - Je crois qu'oui.
Trivelin. - Eh! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi le portrait un peu risible, n'est-ce pas?
Euphrosine. - Il faut bien l'avouer.
Trivelin.. - A merveille! Je suis content, ma chère dame. Allez rejoindre Cléanthis; je lui rends déjà son véritable nom; pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vous impatientez point; montrez un peu de docilité, et le moment espéré arrivera.
Euphrosine. - Je m'en fie à vous.
Scène V
Arlequin, Iphicrate, qui ont changé d'habits, Trivelin
Arlequin. - Tirlan, tirlan, tirlantaine! tirlanton! Gai, camarade! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte, car je suis si altéré depuis que je suis maître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de notre admirable république!
Trivelin. - Bon! réjouissez-vous, mon camarade. Etes-vous content d'Arlequin?
Arlequin. - Oui, c'est un bon enfant; j'en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peine de désobéissance, et je lui ordonne de la joie. (Il prend son maître par la main et danse.) Tala rara la la...
Trivelin. - Vous me réjouissez moi-même.
Arlequin. - Oh! quand je suis gai, je suis de bonne humeur.
Trivelin. - Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de lui dans son pays apparemment?
Arlequin. - Eh! là-bas? Je lui voulais souvent un mal de diable; car il était quelquefois insupportable; mais à cette heure que je suis heureux, tout est payé; je lui ai donné quittance.
Trivelin. - Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez. C'est-à-dire que vous jouirez modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine?
Arlequin. - De la peine! Ah! le pauvre homme! Peut-être que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le maître: voilà tout.
Trivelin. - A cause que je suis le maître; vous avez raison.
Arlequin. - Oui, car quand on est le maître, on y va tout rondement, sans façon, et si peu de façon mène quelquefois un honnête homme à des impertinences.
Trivelin. - Oh! n'importe; je vois bien que vous n'êtes point méchant.
Arlequin. - Hélas! je ne suis que mutin.
Trivelin, à Iphicrate. - Ne vous épouvantez point de ce que je vais dire. (A Arlequin.) Instruisez-moi d'une chose. Comment se gouvernait-il là-bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de caractère?
Arlequin, riant. - Ah! mon camarade, vous avez de la malice; vous demandez la comédie.
Trivelin. - Ce caractère-là est donc bien plaisant?
Arlequin. - Ma foi, c'est une farce.
Trivelin. - N'importe, nous en rirons.
Arlequin, à Iphicrate. - Arlequin, me promets-tu d'en rire aussi?
Iphicrate, bas. - Veux-tu achever de me désespérer? que vas-tu lui dire?
Arlequin. - Laisse-moi faire; quand je t'aurai offensé, je te demanderai pardon après.
Trivelin. - Il ne s'agit que d'une bagatelle; j'en ai demandé autant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de sa maîtresse.
Arlequin. - Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des folies qui faisaient pitié, des misères, gageons?
Trivelin. - Cela est encore vrai.
Arlequin. - Eh bien, je vous en offre autant; ce pauvre jeune garçon en fournira pas davantage; extravagance et misère, voilà son paquet; n'est-ce pas là de belles guenilles pour les étaler? Etourdi par nature! étourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela, un dissipe-tout; vilain quand il faut être libéral, libéral quand il faut être vilain; bon emprunteur, mauvais payeur; honteux d'être sage, glorieux d'être fou; un petit brin moqueur des bonnes gens un petit brin hâbleur; avec tout plein de maîtresses il ne connaît pas; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en tirer le portrait? (A Iphicrate.) Non, je n'en ferai rien, mon ami, ne crains rien.
Trivelin. - Cette ébauche me suffit. (A Iphicrate.) Vous n'avez plus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de dire.
Iphicrate. - Moi?
Trivelin. - Vous-même; la dame de tantôt en a fait autant; elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va du plus grand bien que vous puissiez souhaiter.
Iphicrate. - Du plus grand bien? Si cela est, il y a là quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine façon.
Arlequin. - Prends tout; c'est un habit fait sur ta taille.
Trivelin. - Il me faut tout, ou rien.
Iphicrate. - Voulez-vous que je m'avoue un ridicule?
Arlequin.- Qu'importe, quand on l'a été?
Trivelin. - N'avez-vous que cela à me dire?
Iphicrate. - Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire.
Trivelin. - Va du tout.
Iphicrate. - Soit. (Arlequin rit de toute sa force.)
Trivelin. - Vous avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien. Adieu, vous saurez bientôt de mes nouvelles.
Scène VI
Cléanthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine.
Cléanthis. - Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de quoi vous riez?
Arlequin. - Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était un ridicule.
Cléanthis. - Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante.
Arlequin, la regardant. - Malepeste! quand ce visage-là fait le fripon, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses, ma belle damoiselle, qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards?
Cléanthis. - Eh! mais la belle conversation.
Arlequin. - Je crains que cela ne vous fasse bâiller, j'en bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.
Cléanthis. - Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon coeur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêche pas; c'est à vous à faire vos diligences; me voilà, je vous attends; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres; allons-y poliment, et comme le grand monde.
Arlequin. - Oui-da; nous n'en irons que meilleur train.
Cléanthis. - Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.
Arlequin. - Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.
Iphicrate. - Peux-tu m'employer à cela?
Arlequin. - La république le veut.
Cléanthis. - Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement; n'épargnez ni compliments ni révérences.
Arlequin. - Et vous, n'épargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens?
Cléanthis. - Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent seulement.
Arlequin, à Iphicrate. - Qu'on se retire à dix pas.
Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
Arlequin, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. - Remarquez-vous, Madame, le clarté du jour?
Cléanthis. - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.
Arlequin. - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame.
Cléanthis. Comment, vous lui ressemblez?
Arlequin. - Eh palsambleu! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec gros grâces? (A ce mot il saute de joie.) Oh! oh! oh! oh!
Cléanthis. - Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation?
Arlequin. - Oh! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis.
Cléanthis. - Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.
Arlequin. - Et moi, je vous remercie de vos dispenses.
Cléanthis. - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.
Arlequin, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux?
Cléanthis. - Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle vivacité! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en être quitte à moins? Cela est étrange!
Arlequin, riant à genoux. - Ah! ah! ah! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.
Cléanthis. - Oh! vous riez, vous gâtez tout.
Arlequin. - Ah! ah! par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense?
Cléanthis. - Quoi?
Arlequin. - Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde.
Cléanthis. - Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous?
Arlequin. - J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin?
Cléanthis. - Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante?
Arlequin. - Qu'elle est friponne!
Cléanthis. - J'entrevois votre pensée.
Arlequin. - Voilà ce que c'est, tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela.
Cléanthis. - Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond.
Arlequin. - Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d'excellents partis pour eux.
Cléanthis. - Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi; faites-lui sentit l'avantage qu'il y trouvera dans la situation où il est; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours passés qu'une esclave; mais enfin me voilà dame et maîtresse d'aussi bon jeu qu'une autre; je la suis par hasard; n'est-ce pas le hasard qui fait tout? Qu'y a-t-il à dire à cela? J'ai même un visage de condition; tout le monde me l'a dit.
Arlequin. - Pardi! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n'est pas désagréable.
Cléanthis. - Vous allez être content; je vais appeler Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire: éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour moi; car il faut qu'il commence; mon sexe, la bienséance et ma dignité le veulent.
Arlequin. - Oh! ils le veulent, si vous voulez; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui; c'est l'ordre.
Cléanthis. - C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir à de certaines formalités qui ne me regardent plus; je comprends cela à merveille; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot à Cléanthis; tirez-vous à quartier pour un moment.
Arlequin. - Vantez mon mérite; prêtez-m'en un peu, à charge de revanche...
Çléanthis: - Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.) Cléanthis!
Scène VII
Cléanthis et Euphrosine, qui vient doucement.
Cléanthis. - Approchez, et accoutumez-vous à aller plus vite, car je ne saurais attendre.
Euphrosine. - De quoi s'agit-il?
Cléanthis. - Venez-çà, écoutez-moi. Un honnête homme vient de me témoigner qu'il vous aime; c'est Iphicrate.
Euphrosine. - Lequel?
Cléanthis. - Lequel? Y en a-t-il deux ici? c'est celui qui vient de me quitter.
Euphrosine. - Eh que veut-il que je fasse de son amour?
Cléanthis. - Eh qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui vous aimaient? vous voilà bien étourdie! est-ce le mot d'amour qui vous effarouche? Vous le connaissez tant cet amour! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leur en donner; vos beaux yeux n'ont fait que cela; dédaignent-ils la conquête du seigneur Iphicrate? Il ne vous fera pas de révérences penchées; vous ne lui trouverez point de contenance ridicule, d'airs évaporés: ce n'est point une tête légère, un petit badin, un petit perfide, un joli volage, un aimable indiscret; ce n'est point tout cela; ces grâces-là lui manquent à la vérité; ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple dans ses manières, qui n'a pas l'esprit de se donner des airs; qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera vrai; enfin ce n'est qu'un bon coeur, voilà tout; et cela est fâcheux, cela ne pique point. Mais vous avez l'esprit raisonnable; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez sensible, entendez-vous? Vous vous conformerez à mes intentions, je l'espère; imaginez-vous même que je le veux.
Euphrosine. - Où suis-je! et quand cela finira-t-il?
(Elle rêve.)
Scène VIII
Arlequin, Euphrosine
Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.
Euphrosine. - Que me voulez-vous?
Arlequin, riant. - Eh! eh! eh! ne vous a-t-on pas parlé de moi?
Euphrosine. - Laissez-moi, je vous prie.
Arlequin. - Eh! là, là, regardez-moi dans l'oeil pour deviner ma pensée.
Euphrosine. - Eh! pensez ce qu'il vous plaira.
Arlequin. - M'entendez-vous un peu?
Euphrosine. - Non.
Arlequin. - C'est que je n'ai encore rien dit.
Euphrosine, impatiente. - Ahi!
Arlequin. - Ne mentez point; on vous a communiqué les sentiments de mon âme; rien n'est plus obligeant pour vous.
Euphrosine. - Quel état!
Arlequin. - Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai? Mais cela se passera; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.
Euphrosine. - Vous?
Arlequin. - Eh pardi! oui; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux? Vous êtes si belle! il faut bien vous donner son coeur, aussi bien vous le prendriez de vous-même.
Euphrosine. - Voici le comble de mon infortune.
Arlequin, lui regardant les mains. - Quelles mains ravissantes! les jolis petits doigts! que je serais heureux avec cela! mon petit coeur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendre aussi, oh! je deviendrais fou tout à fait.
Euphrosine. - Tu ne l'es déjà que trop.
Arlequin. - Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.
Euphrosine. - Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.
Arlequin. - Bon, bon! à qui est-ce que vous contez cela? vous êtes digne de toutes les dignités imaginables; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus; mais me voilà, moi, et un empereur n'y est pas; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous?
Euphrosine. - Arlequin, il me semble que tu n'as point le coeur mauvais.
Arlequin. - Oh! il ne s'en fait plus de cette pâte-là; je suis un mouton.
Euphrosine. - Respecte donc le malheur que j'éprouve.
Arlequin. - Hélas! je me mettrais à genoux devant lui.
Euphrosine. - Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suis réduite; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras; je suis sans asile et sans défense; je n'ai que mon désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin; voilà l'état où je suis; ne le trouves-tu pas assez misérable? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage: je ne t'ai jamais fait de mal; n'ajoute rien à celui que je souffre.
Arlequin, abattu et les bras abaissés, et comme immobile. - J'ai perdu la parole.
Scène IX
Iphicrate, Arlequin
Iphicrate. - Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire?
Arlequin. - Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine; voilà tout. A qui diantre en as-tu?
Iphicrate. - Peux-tu me le demander, Arlequin?
Arlequin. - Eh! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais.
Iphicrate. - On m'avait promis que mon esclavage finirait bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi.
Arlequin. - Ah! il ne nous manquait plus que cela, et nos amours auront bonne mine. Ecoute, je te défends de mourir par malice; par maladie, passe, je te le permets.
Iphicrate. - Les dieux te puniront, Arlequin.
Arlequin. - Eh! de quoi veux-tu qu'ils me punissent? d'avoir eu du mal toute ma vie?
Iphicrate. - De ton audace et de tes mépris envers ton maître; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père; le tien y est encore; il t'avait recommandé ton devoir en partant; moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi.
Arlequin, pleurant. - Eh! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus?
Iphicrate. - Tu m'aimes, et tu me fais mille injures?
Arlequin. - Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empêche-t-il que je ne t'aime? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre; est-ce que les étrivières sont plus honnêtes que les moqueries?
Iphicrate. - Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet.
Arlequin. - C'est la vérité.
Iphicrate. - Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé cela!
Arlequin. - Cela n'est pas de ma connaissance.
Iphicrate. - D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes défauts?
Arlequin. - J'ai plus pâti des tiens que des miens; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.
Iphicrate. - Va, tu n'es qu'un ingrat; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance!
Arlequin. - Tu as raison, mon ami; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien va, je dois avoir le coeur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié: puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens.
Iphicrate, s'approchant d'Arlequin. - Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.
Arlequin. - Ne dites donc point comme cela, mon cher patron: si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.
Iphicrate, l'embrassant. - Ta générosité me couvre de confusion.
Arlequin. - Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire! (Après quoi, il déshabille son maître.)
Iphicrate. - Que fais-tu, mon cher ami?
Arlequin. - Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre; je ne suis pas digne de le porter.
Iphicrate. - Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.
Scène X
Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin
Cléanthis, en entrant avec Euphrosine qui pleure. - Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate? Pourquoi avez-vous repris votre habit?
Arlequin, tendrement. - C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. (Il embrasse les genoux de son maître.)
Cléanthis. - Expliquez-moi donc ce que je vois; il semble que vous lui demandiez pardon?
Arlequin. - C'est pour me châtier de mes insolences.
Cléanthis. - Mais enfin, notre projet?
Arlequin. - Mais enfin, je veux être un homme de bien; n'est-ce pas là un beau projet? Je me repens de mes sottises, lui des siennes; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi; et vive l'honneur après! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
Euphrosine. - Ah! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous!
Iphicrate. - Dites plutôt: quel exemple pour nous, Madame, vous m'en voyez pénétré.
Cléanthis. - Ah! vraiment, nous y voilà, avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi! que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout mérite que de l'or, de l'argent et des dignités! C'était bien la peine de faire tant les glorieux! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour vous? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît? Riche? non; noble? non; grand seigneur? point du tout. Vous étiez tout cela; en valiez-vous mieux? Et que faut-il donc? Ah! nous y voici. Il faut avoir le coeur bon, de la vertu et de la raison; voilà ce qu'il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autres. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent: Et à qui les demandez-vous? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce! Allez, vous devriez rougir de honte.
Arlequin. - Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien; car quand on se repent, on est bon; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine; elle vous pardonne; voici qu'elle pleure; la rancune s'en va, et votre affaire est faite.
Cléanthis. - Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon coeur qui me manque.
Euphrosine, tristement. - Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.
Cléanthis. - Hélas! comment en aviez-vous le courage? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous: voilà tout le mal que je vous veux; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.
Arlequin, pleurant. - Ah! la brave fille! ah! le charitable naturel!
Iphicrate. - Etes-vous contente, Madame?
Euphrosine, avec attendrissement. - Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.
Arlequin, à Cléanthis. - Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle.
Euphrosine. - La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donné, si nous retournons à Athènes.
Scène XI
Trivelin et les acteurs précédents.
Trivelin. - Que vois-je? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez!
Arlequin. - Ah! vous ne voyez rien, nous sommes admirables; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela; il ne nous faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller: et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes gens que nous.
Trivelin. - Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment?
Cléanthis, baisant la main de sa maîtresse. - Je n'ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est.
Arlequin, prenant aussi la main de son maître pour la baiser. - Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles.
Trivelin. - Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants; c'est là ce que j'attendais. Si cela n'était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous: je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que les plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie le plus profitable.
L'Héritier de village
Comédie en un acte, en prose,
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 19 août 1725
Acteurs de la comédie
Madame Damis.
Le Chevalier.
Blaise, paysan.
Claudine, femme de Blaise.
Colin, fils de Blaise.
Arlequin, valet de Blaise.
Griffet, clerc de procureur.
La scène est dans un village.
Scène première
Blaise, Claudine, Arlequin
Blaise entre, suivi d'Arlequin en guêtres et portant un paquet. Claudine entre d'un autre côté.
Claudine. - Eh je pense que velà Blaise!
Blaise. - Eh oui, note femme; c'est li-même en parsonne.
Claudine. - Voirement! noute homme, vous prenez bian de la peine de revenir; queu libertinage! être quatre jours à Paris, demandez-moi à quoi faire!
Blaise. - Eh! à voir mourir mon frère, et je n'y allais que pour ça.
Claudine. - Eh bian! que ne finit-il donc, sans nous coûter tant d'allées et de venues? Toujours il meurt, et jamais ça n'est fait: voilà deux ou trois fois qu'il lantarne.
Blaise. - Oh bian! il ne lantarnera plus. (Il pleure.) Le pauvre homme a pris sa secousse.
Claudine. - Hélas! il est donc trépassé ce coup-ci?
Blaise. - Oh il est encore pis que ça.
Claudine. - Comment, pis?
Blaise. - Il est entarré.
Claudine. - Eh! il n'y a rian de nouveau à ça; ce sera queussi, queumi. Il faut considérer qu'il était bian vieux qu'il avait beaucoup travaillé, bian épargné, bian chipoté sa pauvre vie.
Blaise. - T'as raison, femme; il aimait trop l'usure et l'avarice; il se plaignait trop le vivre, et j'ons opinion que cela l'a tué.
Claudine. - Bref! enfin le velà défunt. Parlons des vivants. T'es son unique hériquier; qu'as-tu trouvé?
Blaise, riant. - Eh, eh, eh! baille-moi cinq sols de monnaie, je n'ons que de grosses pièces.
Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh; dis donc, Nicaise, avec tes cinq sols de monnaie! qu'est-ce que t'en veux faire?
Blaise. - Eh eh eh; baille-moi cinq sols de monnaie, te dis-je.
Claudine. - Pourquoi donc, Nicodème?
Blaise. - Pour ce garçon qui apporte mon paquet depis la voiture jusqu'à cheux nous, pendant que je marchais tout bellement et à mon aise.
Claudine. - T'es venu dans la voiture?
Blaise. - Oui, parce que cela est plus commode.
Claudine. - T'as baillé un écu?
Blaise. - Oh! bian noblement. Combien faut-il? ai-je fait. Un écu, ce m'a-t-on fait. Tenez, le velà, prenez. Tout comme ça.
Claudine. - Et tu dépenses cinq sols en porteux de paquets?
Blaise. - Oui, par manière de récréation.
Arlequin. - Est-ce pour moi les cinq sols, Monsieur Blaise?
Blaise. - Oui, mon ami.
Arlequin. - Cinq sols! un héritier, cinq sols! un homme de votre étoffe! et où est la grandeur d'âme?
Blaise. - Oh! qu'à ça ne tienne, il n'y a qu'à dire. Allons, femme, boute un sol de plus, comme s'il en pleuvait.
Arlequin prend et fait la révérence.
Claudine. - Ah! mon homme est devenu fou.
Blaise, à part. - Morgué, queu plaisir! alle enrage, alle ne sait pas le tu autem. (Haut.) Femme, cent mille francs!
Claudine. - Queu coq-à-l'âne! velà cent mille francs avec cinq sols à cette heure!
Arlequin. - C'est que Monsieur Blaise m'a dit, par les chemins, qu'il avait hérité d'autant de son frère le mercier.
Claudine. - Eh que dites-vous? Le défunt a laissé cent mille francs, maître Blaise? es-tu dans ton bon sens, ça est-il vrai?
Blaise. - Oui, Madame, ça est çartain.
Claudine, joyeuse. - Ca est çartain? mais ne rêves-tu pas? n'as-tu pas le çarviau renvarsé?
Blaise. - Doucement, soyons civils envers nos parsonnes.
Claudine. - Mais les as-tu vus?
Blaise. - Je leur ons quasiment parlé; j'ons été chez le maltôtier qui les avait de mon frère, et qui les fait aller et venir pour notre profit, et je les ons laissés là: car, par le moyen de son tricotage, ils rapportont encore d'autres écus; et ces autres écus, qui venont de la manigance, engendront d'autres petits magots d'argent qu'il boutra avec le grand magot, qui, par ce moyen, devianra ancore pus grand; et j'apportons le papier comme quoi ce monciau du petit et du grand m'appartiant, et comme quoi il me fera délivrance, à ma volonté, du principal et de la rente de tout ça, dont il a été parlé dans le papier qui en rend témoignage en la présence de mon procureur, qui m'assistait pour agencer l'affaire.
Claudine. - Ah mon homme, tu me ravis l'âme: ça m'attendrit. Ce pauvre biau-frère! je le pleurons de bon coeur.
Blaise. - Hélas! je l'ons tant pleuré d'abord, que j'en ons prins ma suffisance.
Claudine. - Cent mille francs, sans compter le tricotage! mais où boutrons-je tout ça?
Arlequin, contrefaisant leur langage. - Voilà déjà six sols que vous boutez dans ma poche, et j'attends que vous les boutiez.
Blaise. - Boute, boute donc, femme.
Claudine. - Oh! cela est juste; tenez, mon bel ami, faites itou manigancer cela par un maltôtier.
Arlequin. - Aussi ferai-je; je le manigancerai au cabaret. Je vous rends grâces, Madame.
Blaise. - Madame! vois-tu comme il te porte respect!
Claudine. - Ca est bien agriable.
Arlequin. - N'avez-vous plus rien à m'ordonner, Monsieur?
Blaise. - Monsieur! ce garçon-là sait vivre avec les gens de notre sorte. J'aurons besoin de laquais, retenons d'abord ceti-là; je bariolerons nos casaques de la couleur de son habit.
Claudine. - Prenons, retenons, bariolons, c'est fort bian fait, mon poulet.
Blaise. - Voulez-vous me sarvir, mon ami, et avez-vous sarvi de gros seigneurs?
Arlequin. - Bon, il y a huit ans que je suis à la cour.
Blaise. - A la cour! velà bian note affaire: je li baillerons ma fille pour apprentie, il la fera courtisane.
Arlequin, à part. - Ils sont encore plus bêtes que moi, profitons-en. (Tout haut.) Oh! laissez-moi faire, Monsieur; je suis admirable pour élever une fille; je sais lire et écrire dans le latin, dans le français, je chante gros comme un orgue, je fais des compliments; d'ailleurs, je verse à boire comme un robinet de fontaine, j'ai des perfections charmantes. J'allais à mon village voir ma soeur; mais si vous me prenez, je lui ferai mes excuses par lettre.
Blaise. - Je vous prends, velà qui est fait. Je sis votre maître, et ous êtes mon sarviteur.
Arlequin. - Serviteur très humble, très obéissant et très gaillard Arlequin; c'est le nom du personnage.
Claudine. - Le nom est drôle. Parlons des gages à présent. Combian voulez-vous gagner?
Arlequin. - Oh peu de choses, une bagatelle; cent écus pour avoir des épingles.
Claudine. - Diantre! ous en voulez donc lever une boutique?
Blaise. - Eh morgué! souvians-toi de la nichée des cent mille francs; n'avons-je pas des écus qui nous font des petits? c'est comme un colombier; çà, allons, mon ami, c'est marché fait; tenez, velà noute maison, allez-vous-en dire à nos enfants de venir. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les charcher là où ils sont, stapendant que je convarserons moi et noute femme.
Arlequin. - Conversez, Monsieur; j'obéis, et j'y cours.
Scène II
Blaise, Claudine
Blaise. - Ah çà, Claudine, j'ons passé dix ans à Paris, moi. Je connaissons le monde, je vais te l'apprendre. Nous velà riches, faut prendre garde à ça.
Claudine. - C'est bian dit, mon homme, faut jouir.
Blaise. - Ce n'est pas le tout que de jouir, femme: faut avoir de belles manières.
Claudine. - Certainement, et il n'y a d'abord qu'à m'habiller de brocard, acheter des jouyaux et un collier de parles: tu feras pour toi à l'avenant.
Blaise. - Le brocard, les parles et les jouyaux ne font rian à mon dire, t'en auras à bauge, j'aurons itou du d'or sur mon habit. J'avons déjà acheté un castor avec un casaquin de friperie, que je boutrons en attendant que j'ayons tout mon équipage à forfait. Je dis tant seulement que c'est le marchand et le tailleur qui baillont tout cela; mais c'est l'honneur, la fiarté et l'esprit qui baillont le reste.
Claudine. - De l'honneur! j'en avons à revendre d'abord.
Blaise. - Ca se peut bian; stapendant de cette marchandise-là, il ne s'en vend point, mais il s'en pard biaucoup.
Claudine. - Oh bian donc, je n'en vendrai ni n'en pardrai.
Blaise. - Ca suffit; mais je ne parle point de cet honneur de conscience, et ceti-là, tu te contenteras de l'avoir en secret dans l'âme; là, t'en auras biaucoup sans en montrer tant.
Claudine. - Comment, sans en montrer tant! je ne montrerai pas mon honneur!
Blaise. - Eh morgué, tu ne m'entends point: c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire à l'aise, avoir une vartu négligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnête, qui ne soit point honnête non plus, de ça qui va comme il peut; entendre tout, repartir à tout, badiner de tout.
Claudine. - Savoir queu badinage on me fera.
Blaise. - Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre; je te connais, je vians à toi, et je batifole dans le discours; je te dis que t'es agriable, que je veux être ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode: Madame par-ci, Madame par-là; ou êtes trop belle; qu'est-ce qu'ou en voulez faire? prenez avis, vos yeux me tracassent, je vous le dis; qu'en sera-t-il? qu'en fera-t-on? Et pis des petits mots charmants, des pointes d'esprit, de la malice dans l'oeil, des singeries de visage, des transportements; et pis: Madame, il n'y a, morgué, pas moyen de durer! boutez ordre à ça. Et pis je m'avance, et pis je plante mes yeux sur ta face, je te prends une main, queuquefois deux, je te sarre, je m'agenouille; que repars-tu à ça?
Claudine. - Ce que je repars, Blaise? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord.
Blaise. - Bon.
Claudine. - Puis après, je vais à reculons.
Blaise. - Courage.
Claudine. - Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends; je t'appelle un impartinant, un vaurian: Ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant les poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiée, vois-tu bian; n'y a rien à faire ici pour toi, va-t'en, tu n'es qu'un bélître.
Blaise. - Nous velà tout juste; velà comme ça se pratique dans noute village; cet honneur-là qui est tout d'une pièce, est fait pour les champs; mais à la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui.
Claudine. - Le drôle de trafic! mais pourtant je sis mariée: que dirai-je en réponse?
Blaise. - Oh je vais te bailler le régime de tout ça. Quian, quand quelqu'un te dira: Je vous aime bian, Madame, (Il rit,) ha ha ha! velà comme tu feras, ou bian, joliment: Ca vous plaît à dire. Il te repartira: Je ne raille point. Tu repartiras: Eh bian! tope, aimez-moi. S'il te prenait les mains, tu l'appelleras badin; s'il te les baise: eh bian! soit; il n'y a rian de gâté; ce n'est que des mains, au bout du compte! s'il t'attrape queuque baiser sur le chignon, voire sur la face, il n'y aura point de mal à ça; attrape qui peut, c'est autant de pris, ça ne te regarde point; ça viant jusqu'à toi, mais ça te passe; qu'il te lorgne tant qu'il voudra, ça aide à passer le temps; car, comme je te dis, la vartu du biau monde n'est point hargneuse; c'est une vartu douce que la politesse a bouté à se faire à tout; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considérante; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas après. Velà l'arrangement de tout ça, velà ton devoir de Madame, quand tu le seras.
Claudine. - Et drès que c'est la mode pour être honnête, je varrons; cette vartu-là n'est pas plus difficile que la nôtre. Mais mon homme, que dira-t-il?
Blaise. - Moi? rian. Je te varrions un régiment de galants à l'entour de toi, que je sis obligé de passer mon chemin, c'est mon savoir-vivre que ça, li aura trop de froidure entre nous.
Claudine. - Blaise, cette froidure me chiffonne; ça ne vaut rian en ménage; je sis d'avis que je nous aimions bian au contraire.
Blaise. - Nous aimer, femme! morgué! il faut bian s'en garder; vraiment, ça jetterait un biau coton dans le monde!
Claudine. - Hélas! Blaise, comme tu fais! et qui est-ce qui m'aimera donc moi?
Blaise. - Pargué! ce ne sera pas moi, je ne sis pas si sot ni si ridicule.
Claudine. - Mais quand je ne serons que tous deux, est-ce que tu me haïras?
Blaise. - Oh! non; je pense qu'il n'y a pas d'obligation à ça; stapendant je nous en informerons pour être pus sûrs; mais il y a une autre bagatelle qui est encore pour le bon air; c'est que j'aurons une maîtresse qui sera queuque chiffon de femme, qui sera bian laide et bian sotte, qui ne m'aimera point, que je n'aimerai point non pus; qui me fera des niches, mais qui me coûtera biaucoup, et qui ne vaura guère, et c'est là le plaisir.
Claudine. - Et moi, combian me coûtera un galant? car c'est mon devoir d'honnête madame d'en avoir un itou, n'est-ce pas?
Blaise. - T'en auras trente, et non pas un.
Claudine. - Oui, trente à l'entour de moi, à cause de ma vartu commode; mais ne me faut-il pas un galant à demeure?
Blaise. - T'as raison, femme; je pense itou que c'est de la belle manière, ça se pratique; mais ce chapitre-là ne me reviant pas.
Claudine. - Mon homme, si je n'ons pas un amoureux, ça nous fera tort, mon ami.
Blaise. - Je le vois bian, mais, morgué! je n'avons pas l'esprit assez farme pour te parmettre ça, je ne sommes pas encore assez naturisé gros monsieur; tian, passe-toi de galant, je me passerai d'amoureuse.
Claudine. - Faut espérer que le bon exemple t'enhardira.
Blaise. - Ca se peut bian, mais tout le reste est bon, et je m'y tians; mais nos enfants ne venont point; c'est que noute laquais les charche, je m'en vais voir ça. Velà noute Dame et son cousin le Chevalier qui se promènent; je vais quitter la farme de sa cousine; s'ils t'accostent, tians ton rang, fais-toi rendre la révérence qui t'appartient, je vais revenir. Si le fiscal à qui je devais de l'argent arrive, dis-li qu'il me parle.
Scène III
Claudine, Le Chevalier, Madame Damis
Claudine, à part. - Promenons-nous itou, pour voir ce qu'ils me diront.
Le Chevalier. - Je suis de votre goût, Madame; j'aime Paris, c'est le salut du galant homme; mais il fait cher vivre à l'auberge.
Madame Damis. - Feu Monsieur Damis ne m'a laissé qu'un bien assez en désordre; j'ai besoin de beaucoup d'économie, et le séjour de Paris me ruinerait; mais je ne le regrette pas beaucoup, car je ne le connais guère. Ah! vous voilà; Claudine, votre mari est-il revenu, a-t-il fait nos commissions?
Claudine. - Avec votre parmission, à qui parlez-vous donc, Madame?
Madame Damis. - A qui je parle? à vous, ma mie.
Claudine. - Oh bian! il n'y a ici ni maître ni maîtresse.
Madame Damis. - Comment me répondez-vous? Que dites-vous de ce discours, Chevalier?
Le Chevalier, riant. - Qu'il est rustique, et qu'il sent le terroir. Eh eh eh...
Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh, comme il ricane!
Le Chevalier. - Cousine, pensez-vous qu'elle me raille?
Madame Damis. - Vous n'en pouvez pas douter.
Le Chevalier. - Eh donc je conclus qu'elle est folle.
Claudine. - Tenez, je vous parle à tous deux, car vous ne savez pas ce que vous dites, vous ne savez pas le tu autem. Boutez-vous à votre devoir, honorez ma parsonne, traitez-moi de Madame, demandez-moi comment se porte ma santé, mettez au bout queuque coup de chapiau, et pis vous varrais. Allons, commencez.
Le Chevalier. - Ce genre de folie est divertissant. Voulez-vous que je la complimente?
Madame Damis. - Vous n'y songez pas, Chevalier, c'est une impertinente qui perd le respect, et vous devriez la faire taire.
Le Chevalier. - Moi, la faire taire? arrêtez la langue d'une femme? un bataillon, encore passe!
Claudine. - Ah ah ah par ma fiqué! ça est trop drôle.
Madame Damis.- Son mari me fera raison de son insolence.
Claudine. - Bon, mon mari! est-ce que je nous soucions l'un de l'autre? J'avons le bel air, nous, de ne nous voir quasiment pas. Vous qui n'avez jamais quitté votre châtiau, cela vous passe, aussi bian que la vartu folichonne.
Le Chevalier. - Cette vertu folichonne m'enchante, son extravagance pétille d'invention. Va, ma poule, va; sandis! je t'aime mieux folle que raisonnable.
Claudine. - Oh! ceti là vaut trop; ils font envars moi ce que j'ons fait envers mon homme, ils me croyont le çarviau parclus; ne leur disons rian; velà Blaise qui viant.
Scène IV
Blaise, Colette, Colin, Arlequin, et les acteurs précédents.
Madame Damis. - Voilà son mari. Maître Blaise, expliquez-nous un peu le procédé de votre femme. A-t-elle perdu l'esprit? elle ne me répond que des impertinences.
Blaise, après les avoir tous regardés. - Parsonne ne salue. (A Claudine.) Leur as-tu dit l'héritage du biau-frère?
Claudine. - Non, mais j'ai bian tenu mon rang.
Madame Damis. - Mais, Blaise, faites donc réflexion que je vous parle.
Blaise. - Prenez un brin de patience, Madame, comportez-vous doucement.
Le Chevalier, d'un air sérieux. - J'examine Blaise; sa femme est folle, je le crois à l'unisson.
Blaise, à Arlequin. - Noute laquais, dites à ces enfants qu'ils se carrint.
Arlequin. - Carrez-vous, enfants.
Colin, riant. - Oh! oh! oh!
Madame Damis. - En vérité, voilà l'aventure la plus singulière que je connaisse.
Blaise. - Ah çà, vous dites comme ça, Madame, que Madame vous a dit des impartinences. Pour réponse à ça, je vous dirai d'abord que ça se peut bian; mais je ne m'en embarrasse point; car je n'y prends ni n'y mets; je ne nous mêlons point du tracas de Madame. C'est peut-être que le respect vous a manqué. En fin finale, accommodez-vous, Mesdames.
Le Chevalier. - Eh bien! cousine, le vertigo n'est-il pas double? Voyons les enfants; je les crois uniformes. Qu'en dites-vous, petite folle?
Arlequin. - Parlez ferme.
Colette. - Allez-y voir; vous n'avez rien à me commander.
Le Chevalier, à Colin. - A vous la balle, mon fils; ne dérogez-vous point?
Arlequin. - Courage!
Colin. - Laissez-moi en repos, malappris.
Le Chevalier. - Partout le même timbre! (A Arlequin.) Et toi, bélître?
Arlequin, contrefaisant le Gascon. - Je chante de même; c'est moi qui suis le précepteur de la famille.
Blaise, à part. - Les velà bian ébaubis; je m'en vais ranger tout ça. Madame Damis, acoutez-moi; tout ceci vous renvarse la çarvelle, c'est pis qu'une égnime pour vous et voute cousin. Oh bian! de cette égnime en veci la clef et la sarrure. J'avions un frère, n'est-ce pas?
Le Chevalier. - Nouvelle vision. Eh bien ce frère?
Blaise. - Il est parti.
Le Chevalier. - Dans quelle voiture?
Blaise. - Dans la voiture de l'autre monde.
Le Chevalier. - Eh bien bon voyage; mais changez-nous de vertigo, celui-ci est triste.
Blaise. - La fin en est plus drôle. C'est que, ne vous en déplaise, j'en avons hérité de cent mille francs, sans compter les broutilles; et voilà la preuve de mon dire, signé: Rapin.
Colin, riant. - Oh oh oh je serons Chevalier itou, moi.
Colette. - J'allons porter le taffetas.
Claudine. - Et an nous portera la queue.
Arlequin. - Pour moi, je ne veux que la clef de la cave.
Le Chevalier, après avoir lu, à Madame Damis. - Sandis! le galant homme dit vrai, cousine; je connais ce Rapin et sa signature; voilà cent mille francs, c'est comme s'il en tenait le coffre; je les honore beaucoup, et cela change la thèse.
Madame Damis. - Cent mille francs!
Le Chevalier. - Il ne s'en faut pas d'un sou. (A Blaise.) Monsieur, je suis votre serviteur, je vous fais réparation; vous êtes sage, judicieux et respectable. Quant à Messieurs vos enfants, je les aime; le joli cavalier! la charmante damoiselle! que d'éducation! que de grâces et de gentillesses!
Claudine et Blaise. - Ah! vous nous flattez par trop.
Blaise. - Cela vous plaît à dire, et à nous de l'entendre. Allons, enfants, tirez le pied, faites voute révérence avec un petit compliment de rencontre.
Colette, faisant la révérence. - Monsieur, vos grâces l'emportont sur les nôtres, et j'avons encore plus de reconnaissance que de mérite.
Le Chevalier salue.
Arlequin. - Et vous, Colin?
Colin, saluant. - Monsieur, je sis de l'opinion de ma soeur; ce qu'elle a dit, je le dis.
Arlequin. - Colin fait bis.
Le Chevalier. - On ne peut de répétitions plus spirituelles, vous m'enchantez, je n'en ai point assez dit: cent mille francs, capdebious! vous vous moquez, vous êtes trop modestes, et si vous me fâchez, je vous compare aux astres tous tant que vous êtes.
Blaise. - Femme, entends-tu? les astres!
Le Chevalier. - Quant à Madame, je la supplie seulement de me recevoir au nombre de ses amis, tout dangereux qu'il est d'obtenir cette grâce; car je n'en fais point le fin, elle possède un embonpoint, une majesté, un massif d'agréments, qu'il est difficile de voir innocemment. Mais baste, il m'arrivera ce qu'il pourra, je suis accoutumé au feu; mais je lui demande à son tour une grâce. Me l'accorderez-vous, belle personne? (Il lui prend la main qu'il fait semblant de vouloir baiser.)
Claudine. - Allons, vous n'êtes qu'un badin.
Le Chevalier. - Ne me refusez pas, je vous prie.
Claudine. - Eh bian! baisez; ce n'est que des mains au bout du compte.
Le Chevalier, la menant vers Madame Damis. - Raccommodez-vous avec la cousine. Allons, Madame Damis, avancez; j'ai mesuré le terrain: à vous le reste. (Tout bas ce qui suit.) Ne résistez point, j'ai mon dessein; lâchez-lui le titre de Madame.
Claudine, présentant la main à Madame Damis. - Boutez dedans, Madame, boutez; je ne sis point fâchée.
Madame Damis. - Ni moi non plus, Madame Claudine; je suis ravie de votre fortune, et je vous accorde mon amitié.
Claudine. - Je vous gratifions de la même, et je vous désirons bonne chance.
Le Chevalier. - Mettez une accolade brochant sur le tout, je vous prie. Bon! voilà qui est bien; halte là maintenant; je requiers la permission de dire un mot à l'oreille de la cousine.
Blaise. - Je vous parmettons de le dire tout haut.
Arlequin. - Et moi itou; mais, Monsieur le Chevalier, où est mon compliment à moi, qui suis le docteur de la maison?
Le Chevalier. - Le docteur a raison, je l'oubliais. Eh bien! va, je te trouve bouffon; vante-toi de ma bienveillance, je t'en honore, et ta fortune est faite.
Arlequin. - Grand merci de la gasconnade.
Le Chevalier tire à part Madame Damis pour lui dire ce qui suit. - Cousine, sentez-vous mon projet? Cette canaille a cent mille francs; vous êtes veuve, je suis garçon; voici un fils, voilà une fille; vous n'êtes pas riche, mes finances sont modestes: les légitimes de la Garonne, vous les connaissez; proposons d'épouser. Ce sont des villageois: mais qu'est-ce que cela fait? Regardons le tout comme une intrigue pastorale; le mariage sera la fin d'une églogue. Il est vrai que vous êtes noble; moi, je le suis depuis le premier homme; mais les premiers hommes étaient pasteurs; prenez donc le pastoureau, et moi la pastourelle. Ils ont cinquante mille francs chacun, cousine, cela fait de belles houlettes. En voulez-vous votre part? Eh donc! Colin est jeune, et sa jeunesse ne vous messiéra pas.
Madame Damis. - Chevalier, l'idée me paraît assez sensée; mais la démarche est humiliante.
Le Chevalier. - Cousine, savez-vous souvent de quoi vit l'orgueil de la noblesse? de ces petites hontes qui vous arrêtent. La belle gloire, c'est la raison, cadédis; ainsi j'achève. (A Blaise et à sa femme.) Monsieur et Madame Blaise, si ces aimables enfants voulaient se promener un petit tour à l'écart, je vous ouvrirais une pensée qui me paraît piquante.
Blaise. - Holà! précepteur, boutez de la marge entre nous; convarsez à dix pas.
Les enfants se retirent après avoir salué la compagnie qui les salue aussi.
Scène V
Le Chevalier, Madame Damis, Blaise, Claudine
Le Chevalier. - Revenons à nos moutons; vous savez qui je suis, vous me connaissez depuis longtemps.
Blaise. - Oh qu'oui! vous ne teniez pas trop de compte de nous dans ce temps-là.
Le Chevalier. - Oh! des sottises, j'en ai fait dans ma vie tant et plus; oublions celle-là. Vous savez donc qui je suis: le cousin Damis avait épousé la cousine. J'ai l'honneur d'être gentilhomme, estimé, personne n'en doute; je suis dans les troupes, je ferai mon chemin, sandis! et rapidement, cela s'ensuit. Je n'ai qu'un aîné, le baron de Lydas, un seigneur languissant, un casanier incommodé du poumon; il faut qu'il meure, et point de lignée; j'aurai son bien, cela est net. D'un autre côté, voilà Madame Damis, veuve de qualité, jeune et charmante; ses facultés, vous les savez; bonne seigneurie, grand château, ancien comme le temps, un peu délabré, mais on le maçonne. Or, elle vient de jeter sur Monsieur Colin un regard, que si le défunt en avait vu la friponnerie, je lui en donnais pour dix ans de tremblement de coeur; ce regard, vous l'entendez, camarade?
Blaise. - Oh dame! noute fils, c'est une petite face aussi bien troussée qu'il y en ait.
Le Chevalier. - Vous y êtes, et la cousine rougit.
Madame Damis. - En vérité, Chevalier, vous êtes un indiscret.
Blaise. - Oh! il n'y pas de mal à ça, Madame, ça est grandement naturel.
Claudine. - Oh! pour ça, faut avouer que Colin est biau; n'en dit partout qu'il me ressemble.
Madame Damis. - Beaucoup.
Le Chevalier. - Je le garantis beau, je vous soutiens plus belle.
Blaise. - Oui, oui, Madame est prou gentille, mais je ne voyons rian de ça, moi, car ce n'est que ma femme; poursuivez.
Le Chevalier. - Je vous disais donc que Madame a regardé Monsieur Colin, qu'elle le parcourait en le regardant, et semblait dire: Que n'êtes-vous à moi, le petit homme; que vous seriez bien mon fait! Là-dessus je me suis mis à regarder Mademoiselle Colette; la demoiselle en même temps a tourné les yeux dessus moi; tourner les yeux dessus quelqu'un, rien n'est plus simple, ce semble; cependant du tournement d'yeux dont je parle, de la beauté dont ils étaient, de ses charmes et de sa douceur, de l'émotion que j'ai sentie, ne m'en demandez point de nouvelles, voyez-vous, l'expression me manque, je n'y comprends rien. Est-ce votre fille, est-ce l'Amour qui m'a regardé? je n'en sais rien; ce sera ce que l'on voudra; je parle d'un prodige, je l'ai vu, j'en ai fait l'épreuve, et n'en réchapperai point. Voilà toute la connaissance que j'en ai.
Blaise. - Par la jarnigué! ça est merveilleux; mais voyez donc cette petite masque!
Claudine. - Ah! Monsieur Blaise, elle a deux pruniaux bian malins.
Blaise. - Que faire à ça? ce sont les mians tout brandis.
Madame Damis. - De beaux yeux sont un grand avantage.
Le Chevalier. - Oui, pour qui les porte, j'en conviens; mais qui les voit en paie la façon, et je me serais bien passé que Monsieur Blaise eût donné copie des siens à sa fille.
Blaise. - Pardi tenez, j'avons quasi regret d'avoir comme ça baillé note mine à nos enfants, pisque ça vous tracasse.
Le Chevalier. - Homme d'honneur, ce que vous dites est touchant; mais il est un moyen.
Claudine. - Lequeul?
Le Chevalier. - Le titre de votre gendre me sortirait d'embarras, par exemple; et moyennant le nom de bru, la cousine guérirait. Je vous ai dit le mal, je vous montre le remède.
Blaise. - Madame, êtes-vous d'avis que nous les guarissions?
Le Chevalier. - Belle-mère, ne bronchez pas; je me retiens pour votre fille. Ne rebutez pas les descendants que je vous offre, prenez place dans l'histoire.
Claudine, à part. - Queu plaisir! Oh bian je nous accordons à tout, pourveu que Madame n'aille pas dire que ce mariage n'est pas de niviau avec elle.
Blaise. - Oh, morguenne! tout va de plain-pied ici, il n'y a ni à monter ni à descendre, voyez-vous.
Le Chevalier. - Cousine, répondez; faites voir la modestie de vos sentiments.
Madame Damis. - Puisque vous avez découvert ce que je pensais, je n'en ferai plus de mystère; je souscris à tout ce que vous ferez, on sera content de mes manières. Je suis née simple et sans fierté, et votre fils m'a plu; voilà la vérité.
Le Chevalier. - Repartez, beau-père.
Blaise. - Touchez là, mon gendre; allons, ma bru, ça vaut fait; j'achèterons de la noblesse, alle sera toute neuve, alle en durera pus longtemps, et soutianra la vôtre qui est un peu usée. Pour ce qui est d'en cas d'à présent, allez prendre un doigt de collation. Madame Claudine, menez-les boire cheux nous, et dites à noute laquais qu'il arrive pour me parler; je l'attends ici. Faites itou avartir les violoneux, car je veux de la joie.
Le Chevalier donne la main aux dames, après avoir salué Blaise.
Scène VI
Blaise se promène en se carrant
Blaise. - Parlons un peu seul; car à cette heure que je sis du biau monde, faut avoir de grandes réflexions à cause de mes grandes affaires. Allons, rêvons donc, tout en nous promenant. (Il rêve.) Un père de famille a bian du souci, et c'est une mauvaise graine que des enfants. Drès que ça est grand, ça veut tâter de la noce. Stapendant on a un rang qui brille, des équipages qui clochont toujours, des laquais qui grugeont tout, et sans ce tintamarre-là, on ne saurait vivre. Les petites gens sont bianheureux. Mais il y a une bonne coutume; an emprunte aux marchands et an ne les paie point; ça soutient un ménage. Stapendant il m'est avis que je faisons un métier de fous, nous autres honnêtes gens... Mais velà noute fiscal qui viant; je li devons de l'argent; mais il n'y a rian à faire, je savons mon devoir.
Scène VII
Le Fiscal, Blaise
Le Fiscal. - Bonjour, maître Blaise.
Blaise. - Serviteur, noute fiscal. Mais appelez-moi Monsieur Blaise; ça m'appartiant.
Le Fiscal, riant. - Ah! ah! ah! j'entends; votre fortune a haussé vos qualités. Soit, Monsieur Blaise, je me réjouis de votre aventure; vos enfants viennent de me l'apprendre; je vous en fais compliment, et je vous prie en même temps de me donner les cinquante francs que vous me devez depuis un mois.
Blaise. - Ca est vrai, je reconnais la dette; mais je ne saurais la payer, ça me serait reproché.
Le Fiscal. - Comment! vous ne sauriez me payer? Pourquoi?
Blaise. - Parce que ça n'est pas daigne d'une parsonne de ma compétence; ça me tournerait à confusion.
Le Fiscal. - Qu'appelez-vous confusion? Ne vous ai-je pas donné mon argent?
Blaise. - Eh bian oui, je ne vais pas à l'encontre; vous me l'avez baillé, je l'ons reçu, je vous le dois; je vous ai baillé mon écrit, vous n'avez qu'à le garder; venez de jour à autre me demander votre dû, je ne l'empêche point; je vous remettrons, et pis vous revianrez, et pis je vous remettrons, et par ainsi de remise en remise le temps se passera honnêtement; velà comme ça se fait.
Le Fiscal. - Mais est-ce que vous vous moquez de moi?
Blaise. - Mais, morgué! boutez-vous à ma place. Voulez-vous que je me parde de réputation pour cinquante chétifs francs? ça vaut-il la peine de passer pour un je ne sais qui en payant? Pargué ancore faut-il acouter la raison. Si ça se pouvait sans tourner au préjudice de mon état, je le ferions de bon coeur; j'ons de l'argent, tenez, en velà. Il m'est bian parmis d'en bailler en emprunt, ça se pratique; mais en paiement, ça ne se peut pas.
Le Fiscal, à part. - Oh oh, voici mon affaire. Il vous est permis d'en prêter, dites-vous?
Blaise. - Oh tout à fait parmis.
Le Fiscal. - Effectivement le privilège est noble, et d'ailleurs il vous convient mieux qu'à un autre; car j'ai toujours remarqué que vous êtes naturellement généreux.
Blaise, riant et se rengorgeant. - Eh eh, oui, pas mal, vous tornez bian ça. Faut nous cajoler, nous autres gros monsieurs; j'avons en effet de grands mérites, et des mérites bian commodes; car ça ne nous coûte rian; an nous les baille, et pis je les avons sans les montrer; velà toute la çarimonie.
Le Fiscal. - Je prévois que vous aurez beaucoup de ces vertus-là, Monsieur Blaise.
Blaise, lui donnant un petit coup sur l'épaule. - Ca est vrai, Monsieur le fiscal, ça est vrai. Mais, morgué! vous me plaisez.
Le Fiscal. - Bien de l'honneur à moi.
Blaise. - Je ne dis pas que non.
Le Fiscal. - Je ne vous parlerai plus de ce que vous me devez.
Blaise. - Si fait da, je voulons que vous nous en parliez; faut-il pas que je vous amusions?
Le Fiscal. - Comme vous voudrez; je satisferai là-dessus à la dignité de votre nouvelle condition; et vous me paierez quand il vous plaira.
Blaise. - Chiquet à chiquet, dans quelques dizaines d'années.
Le Fiscal. - Bon bon, dans cent ans; laissons cela. Mais vous avez l'âme belle, et j'ai une grâce à vous demander, laquelle est de vouloir bien me prêter cinquante francs.
Blaise. - Tenez, fiscal, je sis ravi de vous sarvir; prenez.
Le Fiscal. - Je suis honnête homme; voici votre billet que je déchire, me voilà payé.
Blaise. - Vous velà payé, fiscal? jarnigué! ça est bian malhonnête à vous. Morgué! ce n'est pas comme ça qu'on triche l'honneur des gens de ma sorte; c'est un affront.
Le Fiscal, riant. - Ah, ah, ah, l'original homme, avec ses mérites qui ne lui coûteront rien!
Scène VIII
Blaise, Arlequin, et ses enfants
Blaise. - Par la sanguienne! il m'a vilainement attrapé là; mais je li revaudrai.
Arlequin. - Monsieur, que vous plaît-il de moi?
Blaise. - Il me plaît que vous bailliez une petite leçon de bonne manière à nos enfants: dressez-les un petit brin selon leur qualité, à celle fin qu'ils puissent tantôt batifoler à la grandeur, suivant les balivarnes du biau monde; vous ferez bian ça?
Arlequin. - Eh qu'oui! j'ai sifflé plus de vingt linottes en ma vie, et vos enfants auront bien autant de mémoire.
Colin. - Papa, je n'irons donc pas trouver la compagnie?
Arlequin. - Dites: Monsieur, et non papa.
Colin. - Monsieur! est-ce que ce n'est pas mon père?
Blaise. - N'importe, petit garçon, faites ce qu'on vous dit.
Colette. - Et moi, papa... dis-je, Monsieur..., irons-je?...
Blaise. - Ecoutez tous deux ce qu'il vous dira auparavant, et pis venez, quand vous saurez la politesse; car je vous marie tous deux, voyez-vous!
Colin. - Oh oh velà qui est bon; j'aime le mariage, moi; et je serai l'homme de qui?
Blaise. - De Madame Damis.
Colin, en se frottant les mains. - Tatigué! que j'allons rire!
Arlequin. - Ce transport est bon, je l'approuve; mais le geste n'en vaut rien, je le casse.
Colette, à Arlequin. - Et moi, mon bon Monsieur, qui est-ce qui me prend?
Blaise. - Monsieur le Chevalier.
Colette. - Eh bian tant mieux, je serai Chevalière.
Blaise. - Je vais toujours devant. Commencez la leçon et faites vite.
Arlequin. - Allons, étudions.
Scène IX
Arlequin, Colin, Colette
Arlequin. - Laissez-moi me recueillir un moment. (A part.) Qu'est-ce que je leur dirai? je n'en sais rien, car pour du beau monde, je n'en ai vu que dans les rues, en passant; voilà tout le monde que je sais. N'importe, je me souviens d'avoir vu faire l'amour, j'entendis quelques paroles, en voilà assez. (Tout haut.) Ah çà, approchez. Comme ainsi soit qu'il n'est rien de si beau que les similitudes, commençons doctement par là. Prenez, Monsieur Colin, que vous êtes l'amant de Mademoiselle Colette; parlez-lui d'amour, et elle vous répondra; voyons.
Colin saute de joie. - Parlez-donc, Mademoiselle, vous velà donc?
Colette. - Oui, Monsieur, me voilà! De quoi s'agit-il?
Colin. - Il s'agit, Mademoiselle, qu'il y a bian des nouvelles.
Colette. - Et queulles, Monsieur?
Colin. - C'est que la biauté de votre parsonne... car il ne faut pas tant de priambule; et c'est ce qui fait d'abord que je vous veux pour femme. Qu'est-ce qu'ou dites à ça?
Colette. - Je dis qu'il en arrivera ce qu'il pourra; mais que voute discours me hausse la couleur, parce que je n'avons pas la coutume d'entendre prononcer les choses que vous mettez en avant.
Arlequin. - Ah! cela va couci-couci.
Colin. - Ca est vrai, Mademoiselle; mais vous serez pus accoutumée à la seconde fois qu'à la première, et de fois en fois vous vous y accoutumerez tout à fait. (A Arlequin.) Fais-je bien?
Arlequin. - J'aperçois quelque chose de rustique dans les dernières lignes de votre compliment.
Colette. - Mais oui; il m'est avis qu'il a d'abord galopé de l'amour au mariage.
Colin. - C'est que je suis hâtif; mais j'irai le pas. Je ne dirai pas que vous serez ma femme; mais ça n'empêchera pas que je ne sois votre homme.
Colette. - Eh bian! le vlà encore embarbouillé dans les épousailles.
Colin. - Morgué! c'est que cette noce est friande, et mon esprit va toujours trottant enver elle.
Arlequin. - Vous avez le goût d'une épaisseur!...
Colin. - Bon, bon! laissons tout cela; tenez je m'en vas, je n'aime pas à être à l'école; je parlerai à l'aventure; laissez venir Madame Damis; pisqu'alle est veuve, alle me fera mieux ma leçon que vous. Adieu, mijaurée; je vous salue, noute magister.
Scène X
Arlequin, Colette
Arlequin, à part. - Velà une éducation qui m'a coûté bien de la peine; achevons la vôtre, Mademoiselle. Premièrement, je crois qu'il a raison, quand il vous appelle une mijaurée.
Colette. - Eh pardi! il n'y a qu'à dire, je serai pus hardie; car je me retians à cette heure-ci. Tenez, ce n'était que mon frère qui m'en contait, dame! ça n'affriole pas. Mais, Monsieur le Chevalier, c'est une autre histoire; sa mine me plaît; vous varrez, vous varrez comme ça me démène le coeur. Voulez-vous que je lui dise que je l'aime? ça me fera biaucoup de plaisir.
Arlequin. - Prrrr... comme elle y va! tout le sang de la famille court la poste; patience, mon écolière; je vous disais donc quelque chose..., où en étions-nous?
Colette. - A l'endroit où j'étais une mijaurée.
Arlequin. - Tout juste, et je concluais... mais je ne conclus plus rien; j'ajouterai seulement ce qui s'ensuit. Quand les révérences seront faites, vous aurez une certaine modestie, qui sera relevée d'une certaine coquetterie...
Colette. - Je boutrai une pincée de chaque sorte, n'est-ce pas?
Arlequin. - Fort bien. Vous serez... timide.
Colette. - Hélas! pourquoi?
Arlequin. - Timide et galante.
Colette. - Ah! j'entends, je boutrai de ça qui ne dit rian et qui n'en pense pas moins.
Arlequin, à part. - L'aimable enfant! elle entend ce que je lui dis; et moi, je n'y comprends rien. (Tout haut.) Le Chevalier continuera; d'abord il ne sera que poli; petit à petit il deviendra tendre.
Colette. - Et moi qui le varrai venir, je m'avancerai à l'avenant.
Arlequin. - Elle veut toujours avancer.
Colette. - Je lui baillerai bonne espérance, et je pardrai mon coeur à proportion que j'aurai le sian.
Arlequin. - Ma foi, vous y êtes.
Colette. - Oh! laissez-moi faire; je saurai bien petit à petit manquer de courage, et pis en manquer encore davantage, et pis enfin n'en avoir pus.
Arlequin. - Il n'y a plus d'enfants! Mademoiselle, vous dira-t-il en vous abordant, vous voyez le plus humble des vôtres.
Colette. - Et moi, je vous remarcie de votre humilité, ce li ferai-je.
Arlequin. - Que vous êtes aimable! qu'on a de plaisir à vous contempler! ajoutera-t-il, en penchant la tête. Qu'il serait heureux de vous plaire, et qu'un coeur qui vous adore goûterait d'admirables félicités! Ah! ma chère Demoiselle, quel tas de charmes! que d'appas! que d'agréments! votre personne en fourmille, ils ne savent où se mettre... Souriez mignardement là-dessus. (Colette sourit.) Ah, ma déesse! puis-je espérer que vous aurez pour agréable la tendresse de votre amant?... Regardez-moi honteusement, du coin de l'oeil, à présent.
Colette, l'imitant. - Comme ça?
Arlequin. - Bon! Ah! qu'est-ce que c'est que cela? vous me lorgnez d'une manière qui me transporte. Est-ce que vous m'aimeriez? Répondez. Je ne veux qu'un pauvre peit mot. Soupirez à présent.
Colette. - Bian fort?
Arlequin. - Non, d'un soupir étouffé.
Colette. - Ah!
Arlequin. - Oh! après ce soupir-là il deviendra fou, il ne dira plus que des extravagances; quand vous verrez cela, vous vous rendrez, vous lui direz: je vous aime.
Colette. - Tenez, tenez, le velà qui viant; je parie qu'il va me faire repasser ma leçon. Dame! je sais où il faut me rendre, à cette heure.
Arlequin. - Adieu donc; je vous mets la bride sur le cou. (A part.) Ouf! je crois que mon coeur a cru que je parlais sérieusement.
Scène XI
Le Chevalier, Colette, Arlequin
Le Chevalier, à Arlequin. - Mon ami, tu fais ici la pluie et le beau temps; fais durer le dernier, je t'en prie; je suis né reconnaissant.
Arlequin. - Mettez-vous en chemin; je vous promets le plus beau temps du monde. (Il se retire.)
Scène XII
Le Chevalier, Colette
Le Chevalier. - J'ai quitté la compagnie, je n'ai pu, Mademoiselle, résister à l'envie de vous voir. J'ai perdu mon coeur, une charmante personne me l'a pris, cela m'inquiète, et je viens lui demander ce qu'elle en veut faire. N'êtes-vous pas la recéleuse? Donnez-m'en des nouvelles, je vous prie.
Colette, à part. - Oh pisqu'il a perdu son coeur, nous ne bataillerons pas longtemps. (Haut.) Monsieur, pour ce qui est de votre coeur, je ne l'avons pas vu; si vous me disiez la parsonne qui l'a prins, on varrait ça.
Le Chevalier. - Vous ne la connaissez donc pas?
Colette, faisant la révérence. - Non, Monsieur; je n'avons pas cet honneur-là.
Le Chevalier. - Vous ne la connaissez pas? Eh! cadédis, je vous prends sur le fait; vous portez les yeux de celle qui m'a fait le vol.
Colette, à part. - Je le vois venir le malicieux. (Haut.) Monsieur, c'est pourtant mes yeux que je porte, je n'empruntons ceux-là de parsonne.
Le Chevalier. - Parlez, ne vous voyez-vous jamais dans le cristal de vos fontaines?
Colette. - Oh! si fait, queuquefois en passant.
Le Chevalier. - Patience, eh qu'y voyez-vous?
Colette. - Eh mais, je m'y vois.
Le Chevalier. - Eh donc, voilà ma friponne.
Colette, à part. - Hélas! il sera bientôt mon fripon itou.
Le Chevalier. - Que répondez-vous à ce que je dis?
Colette. - Dame! ce qui est fait est fait. Votre coeur est venu à moi, je ne li dirai pas de s'en aller; et on ne rend pas cela de la main à la main.
Le Chevalier. - Me le rendre! quand vous avez tiré dessus, quand vous l'avez incendié, qu'il se portait bien, et que vous l'avez fait malade! Non, ma toute belle, je ne veux point d'un incurable.
Colette. - Queu pitié que tout ça! comment ferai-je donc?
Le Chevalier. - Ne vous effrayez point; sans crier au meurtre, je trouve un expédient; vous m'avez maltraité le coeur, faites les frais de sa guérison; j'attendrai, je suis accommodant, le vôtre me servira de nantissement, je m'en contente.
Colette. - Oui-da! vous êtes bian fin! si vous l'aviez une fois, vous le garderiez peut-être.
Le Chevalier. - Je vous le garderais! vous sentez donc cela, mignonne? une légion de coeurs, si je vous les donnais, ne paierait pas cette expression affectueuse; mais achevez; vous êtes naive, développez-vous sans façon, dites le vrai; vous m'aimez?
Colette. - Oh! ça se peut bian; mais il n'est pas encore temps de le dire.
Le Chevalier. - Je me mettrais à genoux devant ces paroles, je les savoure, elles fondent comme le miel; mais donc quand sera-t-il temps de tout dire?
Colette. - Allez, allez toujours; je vous garde ça, quand je vous verrai dans le transport.
Le Chevalier. - Faites donc vite, car il me prend.
Colette. - Oh! je ne le veux pas lors, retournons où nous étions. Vous me demandez mon coeur; mais il est tout neuf; et le vôtre a peut-être sarvi.
Le Chevalier. - Le mien, pouponne, savez-vous ce qu'on en dit dans le monde, le nom qu'on lui donne? on l'appelle l'indomptable.
Colette. - Il a donc pardu son nom maintenant?
Le Chevalier. - Il ne lui en reste pas une syllabe, vos beaux yeux l'ont dépouillé de tout; je le renonce, et je plaide à présent pour en avoir un autre.
Colette. - Et moi, qui ne sais pas plaider, vous varrez que je pardrai cette cause-là.
Le Chevalier la regarde. - Gageons, ma poule, que l'affaire est faite.
Colette, à part. - Je crois que voici l'endroit de le regarder tendrement. (Elle le regarde.)
Le Chevalier. - Je vous entends, mon âme, ce regard-là décide; je triomphe, je suis vainqueur; mais faites doucement, la victoire m'étourdit, je m'égare, la tête me tourne; ménagez-moi, je vous prie.
Colette, à part. - Velà qui est fait, il est fou, ça doit me gagner, faut que je parle.
Le Chevalier. - Le papa vous donne à moi; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais.
Colette. - Oh! pour ça, oui, vous me plaisez; n'y a que faire de patarafe à ça.
Le Chevalier. - Vous me ravissez sans me surprendre; mais voici Madame Damis et le beau-frère; nos affaires sont faites; ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous. Colette sort.
Scène XIII
Madame Damis, Colin, Le Chevalier
Le Chevalier. - Jusqu'au revoir. Monsieur Colin, vous aime-t-on?
Colin. - Je sommes ici pour voir ça.
Le Chevalier. - Achevez donc.
Scène XIV
Madame Damis, Colin
Colin, à part. - Tâchons de bian dire. (Haut.) Madame, il est vrai que l'honneur de voir voute biauté est une chose si admirable, que par rapport à noute mariage, dont ce que j'en dis n'est pas que j'en parle car mon amitié dont je ne dis mot; mais..., morgué tenez, je m'embarbouille dans mon compliment, parlons à la franquette; il n'y a que les mots qui faisont les paroles. J'allons être mariés ensemble, ça me réjouit; ça vous rend-il gaillarde?
Madame Damis, riant. - Il parle un assez mauvais langage, mais il est amusant.
Colin. - Il est vrai que je ne savons pas l'ostographe; mais morgué! je sommes tout à fait drôle; quand je ris, c'est de bon coeur; quand je chante, c'est pis qu'un marle, et de chansons j'en savons plein un boissiau; c'est toujours moi qui mène le branle, et pis je saute comme un cabri; et boute et t'en auras, toujours le pied en l'air; n'y a que moi qui tiant, hors Mathuraine, da, qui est aussi une sauteuse, haute comme une parche. La connaissez-vous? c'est une bonne criature, et moi aussi; tenez, je prends le temps comme il viant, et l'argent pour ce qu'il vaut. Parlons de vous. Je sis riche, ous êtes belle, je vous aime bian, tout ça rime ensemble; comment me trouvez-vous?
Madame Damis. - Il ne vous manque qu'un peu d'éducation, Colin.
Colin. - Morgué! l'appétit ne me manque pas, toujours; c'est le principal; et pis cette éducation, à quoi ça sart-il? Est-ce qu'on en aime mieux? Je gage que non. Marions-nous; vous en varrez la preuve. Velà parler, ça.
Madame Damis. - Je crois que vous m'aimerez; mais écoutez, Colin; il faudra vous conformer un peu à ce que je vous dirai; j'ai de l'éducation, moi, et je vous mettrai au fait de bien des choses.
Colin. - Bian entendu; mais avec la parmission de votre éducation, dites-moi, suis-je pas aimable?
Madame Damis. - Assez.
Colin. - Assez! c'est comme qui dirait beaucoup; mais c'est que la confusion vous rend le coeur chiche; baillez-moi votre main que je la baise; ça vous mettra pus en train. (Il lui baise la main.)
Madame Damis. - Doucement, Colin, vous passez les bornes de la bienséance.
Colin. - Dame! je vas mon train, moi, sans prendre garde aux bornes; mais morgué! dites-moi de la douceur.
Madame Damis. - Ca ne se doit pas.
Colin. - Eh bian! ça se prête; et je sis bon pour vous rendre.
Madame Damis. - En vérité, l'Amour est un grand maître! il a déjà rendu ses simplicités agréables.
Colin. - Bon! velà une belle bagatelle voirement vous en varrez bian d'autres.
Scène XV
Madame Damis, Colin, Claudine, Blaise, Arlequin, Le Chevalier, Colette, Griffet
On entend les violons.
Le Chevalier, après avoir donné la main à Claudine. - Eh bien mes amis, êtes-vous tous d'accord?
Colin. - Alle me trouve gaillard, et alle dit qu'alle est bian contente; mais velà des violoneux.
Blaise. - Oui, c'est une petite politesse que je faisons à ma bru, comme un reste de collation.
Le Chevalier. - Et le contrat? Sandis! c'est le repos de l'amour honnête; où se tient le notaire?
Blaise. - Il va venir; divartissons-nous en l'attendant; (allons, violons, courage). (La fête se fait, et dans le milieu de la fête, on apporte une lettre à Blaise qui dit: ) Eh velà le clerc de noute procureux! Qu'est-ce, Monsieur Griffet? qu'y a-t-il de nouviau?
Griffet. - Lisez, Monsieur.
Blaise. - Tenez, mon gendre, dites-moi l'écriture.
Le Chevalier. - J'ai cru devoir vous avertir que Monsieur Rapin fit hier banqueroute, et que l'état dans lequel il laisse ses affaires fait juger qu'il passe en pays étranger; il doit à plusieurs personnes, et ne laisse pas un sol; j'ai pris toutes les mesures convenables en pareil cas, j'y suis intéressé moi-même; mais je ne vois nulle espérance. Mandez-moi cependant ce que vous voulez que je fasse; j'attends votre réponse, et suis...
Le Chevalier, pliant la lettre, dit à Blaise. - Blaise, mon ami, il ne me reste plus qu'à vous répéter ce que le procureur a mis au bas de sa missive (en lui rendant la lettre): et suis... Car les articles de notre contrat sont passés en pays étranger; actuellement ils courent la poste. Adieu, Colette, je vous quitte avec douleur.
Colette. - Velà donc cet homme qui me voulait bailler tout un régiment de coeurs!
Le Chevalier. - Le régiment, le banqueroutier le réforme, il emporte la caisse.
Arlequin. - Ma foi! ce n'est pas grand dommage; mauvaise milice que tout cela, qui ne vaut pas le pain d'amunition.
Le Chevalier. - Je t'entends, faquin.
Madame Damis. - Allons, Monsieur le Chevalier, donnez-moi la main; retirons-nous, car il se fait tard.
Arlequin. - Bonsoir, la cousine; adieu, le cousin; mes compliments à vos aïeux, à cause du bon sens qu'ils vous ont laissé.
Colin. - Pardi! c'est une accordée de pardue; tu me quittes, je te quitte, et vive la joie! Dansons, papa.
Arlequin. - Sieur Blaise, vous m'avez pris sur le pied de cent écus par an; il y a un jour que je suis ici; calculons, payez et je pars.
Blaise. - Femme, à quoi penses-tu?
Claudine. - Je pense que velà bian des équipages de chus, et des casaques de reste.
Blaise. - Et moi, je pense qu'il y a encore du vin dans le pot et que j'allons le boire. Allons, enfants, marchez. (A Arlequin.) Venez boire itou, vous; bon voyage après, et pis, adieu le biau monde.
L'Île de la raison ou les petits hommes
Comédie en trois actes et en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens français le jeudi II septembre 1727
Préface
J'ai eu tort de donner cette comédie-ci au théâtre. Elle n'était pas bonne à être représentée, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d'intrigue, peu d'action, peu d'intérêt; ce sujet, tel que je l'avais conçu, n'était point susceptible de tout cela: il était d'ailleurs trop singulier; et c'est sa singularité qui m'a trompé: elle amusait mon imagination. J'allais vite en faisant la pièce, parce que je la faisais aisément.
Quand elle a été faite, ceux à qui je l'ai lue, ceux qui l'ont lue eux-mêmes, tous gens d'esprit, ne finissaient point de la louer. Le beau, l'agréable, tout s'y trouvait, disaient-ils; jamais, peut-être, lecture de pièce n'a tant fait rire. Je ne me fiais pourtant point à cela: l'ouvrage m'avait trop peu coûté pour l'estimer tant; j'en connaissais tous les défauts que je viens de dire; et dans le détail, je voyais bien des choses qui auraient pu être mieux; mais telles qu'elles étaient, je les trouvais bien. Et, quand la représentation aurait rabattu la moitié du plaisir qu'elles faisaient dans la lecture, ç'aurait toujours été un grand succès.
Mais tout cela a changé sur le théâtre. Ces Petits Hommes, qui devenaient fictivement grands, n'ont point pris. Les yeux ne se sont point plu à cela, et dès lors on a senti que cela se répétait toujours. Le dégoût est venu, et voilà la pièce perdue.
Si on n'avait fait que la lire, peut-être en aurait-on pensé autrement: et par un simple motif de curiosité, je voudrais trouver quelqu'un qui n'en eût point entendu parler, et qui m'en dît son sentiment après l'avoir lue: elle serait pourtant autrement qu'elle n'est, si je n'avais point songé à la faire jouer.
Je l'ai fait imprimer le lendemain de la représentation, parce que mes amis, plus fâchés que moi de sa chute, me l'ont conseillé d'une manière si pressante, que je crois qu'un refus les aurait choqués: ç'aurait été mépriser leur avis que de le rejeter.
Au reste, je n'en ai rien retranché, pas même les endroits que l'on a blâmés dans le rôle du paysan, parce que je ne les savais pas; et à présent que je les sais, j'avouerai franchement que je ne sens point ce qu'ils ont de mauvais en eux-mêmes. Je comprends seulement que le dégoût qu'on a eu pour le reste les a gâtés, sans compter qu'ils étaient dans la bouche d'un acteur dont le jeu, naturellement fin et délié, ne s'ajustait peut-être point à ce qu'ils ont de rustique.
Quelques personnes ont cru que, dans mon Prologue, j'attaquais la comédie du Français à Londres. Je me contente de dire que je n'y ai point pensé, et que cela n'est point de mon caractère. La manière dont j'ai jusqu'ici traité les matières du bel esprit est bien éloignée de ces petites bassesses-là; ainsi ce n'est pas un reproche dont je me disculpe, c'est une injure dont je me plains.
Acteurs du prologue
Le Marquis.
Le Chevalier.
La Comtesse.
Le Conseiller.
L'Acteur.
La scène est dans les foyers de la Comédie-Française.
Prologue
Scène première
Le Marquis, Le Chevalier
Le Marquis, tenant le Chevalier par la main. - Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence.
Le Chevalier. - De tout mon coeur, Marquis.
Le Marquis. - La pièce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver?
Le Chevalier. - Je l'ignore. Sur quoi le présumes-tu?
Le Marquis. - Parbleu, cela s'appelle les Petits Hommes; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais.
Le Chevalier. - Mais, il ne faut avoir vu qu'un nain pour avoir l'idée des petits hommes, sans le secours de son livre.
Le Marquis, avec précipitation. - Quoi! sérieusement, tu crois qu'il n'y est pas question de Gulliver?
Le Chevalier. - Eh! que nous importe?
Le Marquis. - Ce qu'il m'importe? C'est que, s'il ne s'en agissait pas, je m'en irais tout à l'heure.
Le Chevalier, riant. - Ecoute. Il est très douteux qu'il s'en agisse; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m'exposer à ce doute-là: je ne m'y fierais pas, car cela est très désagréable, et je partirais sur-le-champ.
Le Marquis. - Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l'auteur, sur cette idée-là, m'a accoutumé à des choses pensées, instructives; et si on ne l'a pas suivi, nous n'aurons rien de tout cela.
Le Chevalier, raillant. - Peut-être bien, d'autant plus qu'en général (et toute comédie à part), nous autres Français, nous ne pensons pas; nous n'avons pas ce talent-là.
Le Marquis. - Eh! mais nous pensons, si tu le veux.
Le Chevalier. - Tu ne le veux donc pas trop, toi?
Le Marquis. - Ma foi, crois-moi, ce n'est pas là notre fort: pour de l'esprit, nous en avons à ne savoir qu'en faire; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela (montrant son front), n'en parlons pas, mon cher Chevalier; glissons là-dessus: on ne nous en donne guère; et entre nous, on n'a pas tout le tort.
Le Chevalier, riant. - Eh, eh, eh! je t'admire, mon cher Marquis, avec l'air mortifié dont tu parais finir ta période: mais tu ne m'effrayes point; tu n'es qu'un hypocrite; et je sais bien que ce n'est que par vanité que tu soupires sur nous.
Le Marquis. - Ah! par vanité: celui-là est impayable.
Le Chevalier. - Oui, vanité pure. Comment donc!
Malpeste! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. N'est-ce pas là la réflexion que tu veux qu'on fasse? Je le gage sur ta conscience.
Le Marquis, riant. Ah, ah, ah! parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j'ai envie de dire qu'elle est vraie?
Le Chevalier. - Très vraie; et par-dessus le marché, c'est qu'il n'y a rien de si raisonnable que l'aveu que tu en fais. Je t'accuse d'être vain, tu en conviens; tu badines de ta propre vanité: il n'y a peut-être que le Français au monde capable de cela.
Le Marquis. - Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison; un étranger se fâcherait: et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes.
Le Chevalier. - Ainsi, si nous n'avons rien de sensé dans cette pièce-ci, ce ne sera pas à l'esprit de la nation qu'il faudra s'en prendre.
Le Marquis. - Ce sera au seul Français qui l'aura fait.
Le Chevalier. - Ah! nous voilà d'accord; et pour achever de te prouver notre raison, va-t'en, par exemple; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne: elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenêtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle où on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d'une autre nation qu'on lui compare. L'étranger qu'on y loue n'y rit pas de si bon coeur que lui, et cela est charmant.
Le Marquis. - Effectivement cela nous fait honneur, c'est que notre orgueil entend raillerie.
Le Chevalier. - Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants? leur science les charge; ils ne s'y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages? c'est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu'on appelle étourdis et badins? leur badinage n'est pas de commerce; il y a quelque chose de rude, de violent, d'étranger à la véritable joie; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir: chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre: on dirait qu'il n'y a pas encore assez longtemps qu'ils sont ensemble; les autres hommes ne sont pas encore leurs frères, ils les regardent comme d'autres créatures. Voient-ils d'autres moeurs que les leurs? cela les fâche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous; nous sommes les originaires de tous pays: chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n'y a rien ici d'important, rien de grave que ce qui mérite de l'être. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l'humanité. L'étranger nous dit-il nos défauts? nous en convenons, nous l'aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu'il ne sait pas; nous nous critiquons même par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents? son pays en a plus que le nôtre; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu'il nous doit? nous l'en accablons, en l'excusant. Nous ne sommes plus chez nos quand il y est; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l'étranger; enfin notre amour-propre n'en veut qu'à notre nation; celui de tous les étrangers n'en veut qu'à nous, et le nôtre ne favorise qu'eux.
Le Marquis. - Viens, bon citoyen, viens que je t'embrasse. Morbleu! le titre excepté, je serais fâché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l'idée de Gulliver; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments.
Scène II
Le Marquis, Le Chevalier, La Comtesse, Le Conseiller
La Comtesse. - Ah! vous voilà, Marquis! Bonjour, Chevalier; êtes-vous venu avec des dames?
Le Marquis. - Non, Madame, et nous n'avons fait que nous rencontrer tous deux.
La Comtesse. - J'ai préféré la comédie à la promenade où l'on voulait m'emmener: et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés: comment appelle-t-on celle qu'on va jouer?
Le Chevalier. - Les Petits Hommes, Madame.
La Comtesse. - Les Petits Hommes! Ah, le vilain titre! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes? Que peut-on faire de cela?
Le Marquis. - Toutes les dames disent que cela ne promet rien.
La Comtesse. - Assurément, le titre est rebutant; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller?
Le Conseiller. - Les Petits Hommes, Madame! Eh! oui-da! Pourquoi non? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-être comme dans Gulliver; ils y sont si jolis! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui; cela me réjouirait fort.
Le Marquis, riant. - Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là. Mais voilà un acteur qui passe; demandons-lui de quoi il s'agit.
Scène III
Tous les acteurs
La Comtesse, à l'acteur. - Monsieur! Monsieur! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes? Où les avez-vous pris?
L'Acteur. - Dans la fiction, Madame.
Le Conseiller. - Je me suis bien douté qu'ils n'étaient pas réellement petits.
L'Acteur. - Cela ne se pouvait pas, Monsieur, à moins que d'aller dans l'île où on les trouve.
Le Chevalier. - Ah, ce n'est pas la peine: les nôtres sont fort bons pour figurer en petit: la taille n'y fera rien pour moi.
Le Marquis. - Parbleu! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d'ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théâtre qu'un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d'une ceinture?
L'Acteur. - Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu'il y a des hommes plus petits que d'autres.
La Comtesse. - Mais comment fonder cela?
Le Marquis. - Vous deviez changer votre titre à cause des dames.
L'Acteur. - Nous ne voulions point vous tromper; nous vous disons ce que c'est, et vous êtes venus sur l'affiche qui vous promet des petits hommes; d'ailleurs, nous avons mis aussi l'Ile de la Raison.
La Comtesse. - L'Ile de la Raison! Hum! ce n'est pas là le séjour de la joie.
L'Acteur. - Madame, vous allez voir de quoi il s'agit. Si cette comédie peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l'ôter que de vous en faire le détail: nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prêter. On va commencer dans un moment.
Le Marquis. - Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu'il vous plaira.
Acteurs de la comédie
Le Gouverneur.
Parmenès, fils du Gouverneur.
Floris, fille du Gouverneur.
Blectrue, conseiller du Gouverneur.
Un Insulaire.
Une Insulaire.
Mégiste, domestique insulaire.
Suite du Gouverneur.
Le Courtisan.
La Comtesse, soeur du Courtisan.
Fontignac, Gascon, secrétaire du Courtisan.
Spinette, suivante de la Comtesse.
Le Poète.
Le Philosophe.
Le Médecin.
Le paysan Blaise.
La scène est dans l'île de la Raison.
Acte premier
Scène première
Un Insulaire, les huit Européens
L'Insulaire. - Tenez, petites créatures, mettez-vous là en attendant que le gouverneur vienne vous voir: vous n'êtes plus à moi; je vous ai donné à lui, adieu; je vous reverrai encore, avant de m'en retourner chez moi.
Scène II
Les huit Européens, consternés.
Blaise. - Morgué, que nous velà jolis garçons!
Le Poète. - Que signifie tout cela? quel sort que le nôtre!
La Comtesse. - Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé? car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la même maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes?
Tous, soupirant. - Ah!
La Comtesse. - J'entends cette réponse-là.
Blaise. - Quant à ce qui est de moi, noute geoulier, sa femme et ses enfants, ils me regardiont tous ni plus ni moins comme un animal. Ils m'appeliont noute ami quatre pattes; ils preniont mes mains pour des pattes de devant, et mes pieds pour celles de darrière.
Fontignac, gascon. - Ils ont essayé dé mé nourrir dé graine.
La Comtesse. - Ils ne me prenaient point non plus pour une fille.
Blaise. - Ah! c'est la faute de la rareté.
Fontignac. - Oui-da, lé douté là-dessus est pardonnavle.
Le Courtisan. - Pour moi, j'ai été entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre à parler comme on le fait aux perroquets.
Fontignac. - Ils ont commencé aussi par mé siffler, moi.
Blaise. - Vous a-t-on à tretous appris la langue du pays?
Tous. - Oui.
Blaise. - Bon: tout le monde a donc épelé ici? Mais morgué! n'avons-je plus rian à nous dire? Là, tâtez-vous, camarades; tâtez-vous itou, Mademoiselle.
La Comtesse. - Quoi?
Blaise. - N'y a-t-il rian à redire après vous? N'y a-t-il rian de changé à voute affaire?
Le Philosophe. - Pourquoi nous dites-vous cela?
Blaise. - Avant que j'abordissions ici, comment étais-je fait? N'étais-je pas gros comme un tonniau, et droit comme une parche?
Spinette. - Vous avez raison.
Blaise. - Eh bian! n'y a plus ni tonniau ni parche; tout ça a pris congé de ma parsonne.
Le Médecin. - C'est-à-dire?
Blaise. - C'est-à-dire que moi qu'on appelait le grand Blaise, moi qui vous parle, il n'y a pus de nouvelles de moi: je ne savons pas ce que je sis devenu; je ne trouve pus dans mon pourpoint qu'un petit reste de moi, qu'un petit criquet qui ne tiant pas plus de place qu'un éparlan.
Tous. - Eh!
Blaise. - Je me sens d'un rapetissement, d'une corpusculence si chiche, je sis si diminué, si chu, que je prenrais de bon coeur une lantarne pour me charcher. Je vois bian que vous êtes aplatis itou; mais me voyez-vous comme je vous vois, vous autres?
Fontignac. - Tu l'as dit, paubre éperlan. Et dé moi, que t'en semble?
Blaise. - Vous? ou êtes de la taille d'un goujon.
Fontignac. - Mé boilà.
Le Courtisan. - Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraît que je le suis devenu?
Fontignac. - Monsieur, bous êtes mon maîtré, hommé de cour et grand seigneur; bous mé démandez cé qué bous êtes; mais jé né bous bois pas; mettez-bous dans un microscope.
Le Philosophe. - Je ne saurais croire que notre petitesse soit réelle: il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une révolution dans nos organes, et qu'il soit arrivé quelque accident à notre rétine, en vertu duquel nous nous croyons petits.
Le Courtisan. - La mort vaudrait mieux que l'état où nous sommes.
Blaise. - Ah! ma foi, ma parsonne est bian diminuée; mais j'aime encore mieux le petit morciau qui m'en reste, que de n'en avoir rian du tout: mais tenez, velà apparemment le gouverneux d'ici qui nous lorgne avec une leunette.
Scène III
Le Gouverneur, son fils, sa fille, Blectrue, l'Insulaire, Mégiste, suite du Gouverneur, les huit Européens
L'Insulaire. - Les voilà, Seigneur.
Le Gouverneur, de loin, avec une lunette d'approche. - Vous me montrez là quelque chose de bien extraordinaire: il n'y a assurément rien de pareil dans le monde. Quelle petitesse! et cependant ces petits animaux ont parfaitement la figure d'homme, et même à peu près nos gestes et notre façon de regarder. En vérité, puisque vous me les donnez, je les accepte avec plaisir. Approchons.
Parmenès, se saisissant de la Comtesse. - Mon père, je me charge de cette petite femelle-ci, car je la crois telle.
Floris, prenant le courtisan. - En voilà un que je serais bien aise d'avoir aussi: je crois que c'est un petit mâle.
Le Courtisan. - Madame, n'abusez point de l'état où je suis.
Floris. - Ah! mon père, je crois qu'il me répond; mais il n'a qu'un petit filet de voix.
L'Insulaire. - Vraiment, ils parlent; ils ont des pensées, et je leur ai fait apprendre notre langue.
Floris. - Que cela va me divertir! Ah! mon petit mignon, que vous êtes aimable!
Parmenès. - Et ma petite femelle, me dira-t-elle quelque chose?
La Comtesse. - Vous me paraissez généreux, Seigneur; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle.
Parmenès. - Ma soeur, ma femelle vaut bien votre mâle.
Floris. - Oh! j'aime mieux mon mâle que tout le reste; mais ne mordent-ils pas, au moins?
Blaise, riant. - Ah, ah, ah, ah!...
Floris. En voilà un qui rit de ce que je dis.
Blaise. - Morgué! je ne ris pourtant que du bout des dents.
Le Gouverneur. - Et les autres?
Le Philosophe. - Les autres sont indignés du peu d'égard qu'on a ici pour des créatures raisonnables.
Fontignac, avec feu. - Sire, réprésentez-bous lé mieux fait dé botré royaume. Boilà ce que jé suis, sans mé soucier qui mé gâte la taille.
Blaise. - Vartigué! Monsieu le Gouverneux, ou bian Monsieu le Roi, je ne savons lequel c'est; et vous, Mademoiselle sa fille, et Monsieur son garçon, il n'y a qu'un mot qui sarve. Venez me voir avaler ma pitance, vous varrez s'il y a d'homme qui débride mieux; je ne sis pas pus haut que chopaine, mais morgué! dans cette chopaine vous y varrez tenir pinte.
Le Gouverneur. - Il me semble qu'ils se fâchent: allons, qu'on les remette en cage, et qu'on leur donne à manger; cela les adoucira peut-être.
Le Courtisan, à Floris, en lui baisant la main. - Aimable dame, ne m'abandonnez pas dans mon malheur.
Floris. - Eh! voyez donc, mon père, comme il me baise la main! Non, mon petit rat; vous serez à moi, et j'aurai soin de vous. En vérité, il me fait pitié!
Le Philosophe, soupirant. - Ah!
Blaise. - Jarnicoton, queu train!
Scène IV
Les Insulaires
Le Gouverneur. - Voilà, par exemple, de ces choses qui passent toute vraisemblance! Nos histoires n'ont-elles jamais parlé de ces animaux-là?
Blectrue. - Seigneur, je me rappelle un fait; c'est que j'ai lü dans les registres de l'Etat, qu'il y a près de deux cents ans qu'on en prit de semblables à ceux-là; ils sont dépeints de même. On crut que c'étaient des animaux, et cependant c'étaient des hommes: car il est dit qu'ils devinrent aussi grands que nous, et qu'on voyait croître leur taille à vue d'oeil, à mesure qu'ils goûtaient notre raison et nos idées.
Le Gouverneur. - Que me dites-vous là? qu'ils goûtaient notre raison et nos idées? Etait-ce à cause qu'ils étaient petits de raison que les dieux voulaient qu'ils parussent petits de corps?
Blectrue. - Peut-être bien.
Le Gouverneur. - Leur petitesse n'était donc que l'effet d'un charme, ou bien qu'une punition des égarements et de la dégradation de leur âme?
Blectrue. - Je le croirais volontiers.
Parmenès. - D'autant plus qu'ils parlent, qu'ils répondent et qu'ils marchent comme nous.
Le Gouverneur. - A l'égard de marcher, nous avons des singes qui en font autant. Il est vrai qu'ils parlent et qu'ils répondent à ce qu'on leur dit: mais nous ne savons pas jusqu'où l'instinct des animaux peut aller.
Floris. - S'ils devenaient grands, ce que je ne crois pas, mon petit mâle serait charmant. Ce sont les plus jolis petits traits du monde; rien de si fin que sa petite taille.
Parmenès. - Vous n'avez pas remarqué les grâces de ma femelle.
Le Gouverneur. - Quoi qu'il en soit, n'ayons rien à nous reprocher. Si leur petitesse n'est qu'un charme, essayons de le dissiper, en les rendant raisonnables: c'est toujours faire une bonne action que de tenter d'en faire une. Blectrue, c'est à vous à qui je les confie. Je vous charge du soin de les éclairer; n'y perdez point de temps; interrogez-les; voyez ce qu'ils sont et ce qu'ils faisaient; tâchez de rétablir leur âme dans sa dignité, de retrouver quelques traces de sa grandeur. Si cela ne réussit pas, nous aurons du moins fait notre devoir; et si ce ne sont que des animaux, qu'on les garde à cause de leur figure semblable à la nôtre. En les voyant faits comme nous, nous en sentirons encore mieux le prix de la raison, puisqu'elle seule fait la différence de la bête à l'homme.
Floris. - Et nous reprendrons nos petites marionnettes, s'il n'y a point d'espérances qu'elles changent.
Blectrue. - Seigneur, dès ce moment je vais travailler à l'emploi que vous me donnez.
Scène V
Blectrue, Mégiste
Blectrue. - Mégiste, je vous prie de dire qu'on me les amène ici.
Scène VI
Blectrue, seul.
Blectrue. - Hélas! je n'ai pas grande espérance, ils se querellent, ils se fâchent même les uns contre les autres. On dit qu'il y en a deux tantôt qui ont voulu se battre; et cela ne ressemble point à l'homme.
Scène VII
Blectrue, Mégiste, suite, les huit Européens
Blectrue. - Jolies petites marmottes, écoutez-moi; nous soupçonnons que vous êtes des hommes.
Blaise. - Voyez! la belle nouvelle qu'il nous apprend là!
Fontignac. - Allez, Monsieur, passez à la certitude; jé bous la garantis.
Blectrue. - Soit.
Le Philosophe. - En doutant que nous soyons des hommes, vous nous faites douter si vous en êtes.
Blectrue. - Point de colère, vous y êtes sujet: ce sont des mouvements de quadrupèdes que je n'aime point à vous voir.
Le Philosophe. - Nous, quadrupèdes!
La Comtesse. - Quelle humiliation!
Fontignac. - Sandis! fortune espiègle, tu mé houspilles rudément.
Blaise. - Par la sangué! vous qui parlez, savez-vous bian que si vous êtes noute prouchain, que c'est tout le bout du monde?
Spinette. - Maudit pays!
Blectrue. - Doucement, petits singes; apaisez-vous, je ne demande qu'à sortir d'erreur; et le parti que je vais prendre pour cela, c'est de vous entretenir chacun en particulier, et je vais vous laisser un moment ensemble pour vous y déterminer: calmez-vous, nous ne vous voulons que du bien; si vous êtes des hommes, tâchez de devenir raisonnables: on dit que c'est pour vous le moyen de devenir grands.
Scène VIII
Les huit Européens
Fontignac. - Qué beut donc dire cé vouffon, avec son débénez raisonnavle? Peut-on débénir cé qué l'on est? S'il né fallait qué dé la raison pour être grand dé taillé, jé passérais le chêné en hautur.
Blaise. - Bon, bon! vous prenez bian voute temps pour des gasconnades! pensons à noute affaire.
Le Poète. - Pour moi, je crois que c'est un pays de magie, où notre naufrage nous a fait aborder.
Le Philosophe. - Un pays de magie! idée poétique que cela, Monsieur le Poète, car vous m'avez dit que vous l'étiez.
Le Poète. - Ma foi, Monsieur de la philosophie, car vous m'avez dit que vous l'aimiez, une idée de poète vaut bien une vision de philosophe.
Blaise. - Morgué! si je ne m'y mets, velà de la fourmi qui se va battre: paix donc là, grenaille.
Fontignac. - Eh! Messieurs, un peu dé concordé dans l'état présent dé nos affaires.
Blaise. - Jarnigué, acoutez-moi; il me viant en pensement queuque chose de bon sur les paroles de ceti-là qui nous a boutés ici. Les gens de ce pays l'appelont l'île de la Raison, n'est-ce pas? Il faut donc que les habitants s'appelaint les Raisonnables; car en France il n'y a que des Français, en Allemagne des Allemands, et à Passy des gens de Passy, et pas un Raisonnable parmi ça: ce n'est que des Français, des Allemands, et des gens de Passy. Les Raisonnables, ils sont dans l'île de la Raison; cela va tout seul.
Le Philosophe. - Eh finis, mon ami, finis, tu nous ennuies.
Blaise. - Eh bian! ou avez le temps de vous ennuyer; patience. Je dis donc que j'ai entendu dire par le seigneur de noute village, qui était un songe-creux, que ceux-là qui n'étiont pas raisonnables, deveniont bian petits en la présence de ceux-là qui étiont raisonnables. Je ne voyions goutte à son idée en ce temps-là: mais morgué! en véci la véréfication dans ce pays. Je ne sommes que des Français, des Gascons, ou autre chose; je nous trouvons avec des Raisonnables, et velà ce qui nous rapetisse la taille.
Le Poète. - Comme si les Français n'étaient pas raisonnables.
Blaise. - Eh morgué, non: ils ne sont que des Français; ils ne pourront pas être nés natifs de deux pays.
Fontignac. - Cadédis, pour moi, jé troubé l'imagination essellente; il faut qué cet hommé soit dé race gasconne, en berité; et j'adopte sa pensée: sauf lé respect qué jé dois à tous, jé prendrai seulément la liberté dé purger son discours dé la broussaillé qui s'y troube. Jé dis donc qué plus jé bous régarde, et plus jé mé fortifie dans l'idée dé cé rustré; notré pétitessé, sandis, n'est pas uniformé; rémarquez, Messieurs, qu'ellé va par échélons.
Blaise. - Toujours en dévalant, toujours de pis en pis.
Le Philosophe. - Eh laissons de pareilles chimères.
Blaise. - Eh morgué, laissez-li bailler du large à ma pensée.
Fontignac. - Jé bous parlais d'échélons: eh pourquoi ces échélons, cadédis?
Blaise. - C'est peut-être parce qu'il y en a de plus fous les uns que les autres.
Fontignac. - Cet hommé dit d'or; jé pense qué c'est lé dégré dé folie qui régle la chose; et qu'ainsi ne soit, regardez cé paysan, cé n'est qu'un rustre.
Blaise. - Eh! là, là, n'appuyez pas si farme.
Fontignac. - Et cépendant cé rustre, il est lé plus grand dé nous tous.
Blaise. - Oui, je sis le pus sage de la bande.
Fontignac. - Non pas lé plus sage, mais lé moins frappé dé folie, et jé né m'en étonné pas; lé champ dé vataillé dé l'extrabagancé, boyez-bous, c'est lé grand monde, et cé paysan né lé connaît pas, la folie né l'attrapé qué dé loin; et boilà cé qui lui rend ici la taillé un peu plus longue.
Blaise. - La foulie vous blesse tout à fait, vous autres; alle ne fait que m'égratigner, moi: stapendant, voyez que j'ai bon air avec mes égratignures!
Fontignac. - En suivant lé dégré, j'arribe après lui, moi, plus pétit qué lui, mais plus grand qué les autres. Jé né m'en étonne pas non plus; dans lé monde, jé né suis qué suvalterne, et jé n'ai jamais eu lé moyen d'être aussi fou qué les autres.
Blaise. - Oh! à voir voute taille, ou avez eu des moyans de reste.
Fontignac. - Je continue ma ronde, et Spinette mé suit.
Blaise. - En effet, la chambrière n'est pas si petiote que la maîtresse, faut bian qu'alle ne soit pas si folle.
Fontignac. - Ellé né vient pourtant qu'après nous, et c'est qué la raison des femmes est toujours un peu plus dévilé qué la nôtre.
Spinette. - A quelque impertinence près, tout cela me paraîtrait assez naturel.
Le Philosophe. - Et moi, je le trouve pitoyable.
Blaise. - Morgué! tenez, philosophe, vous qui parlez, voute taille est la plus malingre de toutes.
Fontignac. - Oui, c'est la plus inapercévable, cellé qui rampe lé plus, et la raison en est bonne! Monsieur lé philosophe nous a dit dans lé vaisseau, qu'il avait quitté la France, dé peur dé loger à la Vastille.
Blaise. - Vous n'êtes pas chanceux en aubarges.
Fontignac. - Et qu'actuellement il s'enfuyait pour un petit livre dé science, dé petits mots hardis, dé petits sentiments; et franchement tant dé pétitesses pourraient bien nous aboir produit lé petit hommé à qui jé parle. Venons à Monsieur le poète.
Blaise. - Il est, morgué bian écrasé.
Le Poète. - Je n'ai pourtant rien à reprocher à ma raison.
Fontignac. - Des gens dé botre métier, cependant, lé bon sens n'en est pas célèbre; n'avez-vous pas dit qué bous étiez en voyage pour une épigramme?
Le Poète. - Cela est vrai. Je l'avais fait contre un homme puissant qui m'aimait assez, et qui s'est scandalisé mal à propos d'un pur jeu d'esprit.
Blaise. - Pauvre faiseux de vars, il y a comme ça des gens de mauvaise himeur qui n'aimont pas qu'on les vilipende.
Fontignac, à la Comtesse. - A vous lé dé, Madame.
La Comtesse. - Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas.
Blaise. - Il n'y a qu'à la voir pour juger du paquet. Et noute médecin?
Fontignac. - Jé l'oubliais, dé la profession dont il est, sa critique est touté faite.
Le Médecin. - Bon! vous nous faites là de beaux contes!
Fontignac, parlant du Courtisan. - Jé n'interrogé pas Monsieur, dé qui jé suis lé sécrétaire dépuis dix ans, et qué lé hasard a fait naître en France; quoiqué dé famille espagnolé; il allait vice-roi dans les Indes avec Madamé sa soeur, et Spinette, cette agréablé fille de qui jé suis tombé épris dans lé voyage.
Le Courtisan. - Je ne crois pas, Monsieur de Fontignac, que vous m'ayez vu faire de folies.
Fontignac. - Monsieur, lé respect mé fermé la bouche, et jé bous renvoie à votré taille.
Blaise. - En effet, faut que vous ayez de maîtres vartigos dans voute tête.
Fontignac. - Paix, silencé; voilà notre homme qui revient.
Scène IX
Blectrue, un domestique, les huit Européens
Blectrue. - Allons, mes petits amis, lequel de vous veut lier le premier conversation avec moi?
Le Poète. - C'est moi, je serai bien aise de savoir ce dont il s'agit.
Blaise. - Morgué! je voulais venir, moi; je vianrai donc après.
Blectrue. - Allons, soit, qu'on ramène les autres.
Le Philosophe. - Et moi, je ne veux plus paraître; je suis las de toutes ces façons.
Blectrue. - J'ai toujours remarqué que ce petit animal-là a plus de férocité que les autres; qu'on le mette à part, de peur qu'il ne les gâte.
Scène X
Blectrue, Le Poète
Blectrue. - Allons, causons ensemble; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez déjà eu l'instinct d'apprendre notre langue.
Le Poète. - Seigneur Blectrue, laissons là l'instinct, il n'est fait que pour les bêtes; il est vrai que nous sommes petits.
Blectrue. - Oh! extrêmement.
Le Poète. - Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi; mais cette petitesse réelle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres.
Blectrue. - En êtes-vous bien sûr? (A part.) Cela ressemblerait à l'article dont il est fait mention dans nos registres.
Le Poète. - Je vous dis la vérité.
Blectrue, l'embrassant. - Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une créature pourtant si méconnaissable! Vous me pénétrez de compassion pour vous. Quoi! vous seriez un homme?
Le Poète. - Hélas! oui.
Blectrue. - Eh! qui vous a donc mis dans l'état où vous êtes?
Le Poète. - Je n'en sais ma foi rien.
Blectrue. - Ne serait-ce pas que vous seriez déchu de la grandeur d'une créature raisonnable? Ne porteriez-vous pas la peine de vos égarements?
Le Poète. - Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas; ne serait-ce pas plutôt un coup de magie?
Blectrue. - Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses.
Le Poète. - Croyez-vous, mon cher ami?
Blectrue. - N'en doutez point, mon cher: j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez à le soupçonner vous-même. Je crois vous reconnaître à travers le déguisement humiliant où vous êtes: oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre âme.
Le Poète. - Eh bien! seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains; voyez ce qu'il faut que je fasse. Hélas! je sais que l'homme est bien peu de chose.
Blectrue. - C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable; c'est le compagnon des bêtes quand il ne l'est point.
Le Poète. - Cependant, quand j'y songe, où sont mes folies?
Blectrue. - Ah! vous retombez en arrière.
Le Poète. - Je ne saurais me voir définir le compagnon des bêtes.
Blectrue. - Je ne dis pas encore que ma définition vous convienne; mais voyons: que faisiez-vous dans le pays dont vous êtes?
Le Poète. - Vous n'avez point dans votre langue de mot pour définir ce que j'étais.
Blectrue. - Tant pis. Vous étiez donc quelque chose de bien étrange?
Le Poète. - Non, quelque chose de très honorable; j'étais homme d'esprit et bon poète.
Blectrue. - Poète! est-ce comme qui dirait marchand?
Le Poète. - Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poète un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays à des ouvrages d'esprit, dont le but était, tantôt de faire rire, tantôt de faire pleurer les autres.
Blectrue. - Des ouvrages qui font pleurer! cela est bien bizarre.
Le Poète. - On appelle cela des tragédies, que l'on récite en dialogues, où il y a des héros si tendres, qui ont tour à tour des transports de vertu et de passion si merveilleux; de nobles coupables qui ont une fierté si étonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une manière si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'âme émue, et pleurer de plaisir. Vous ne me répondez rien?
Blectrue, surpris, l'examine sérieusement. - Voilà qui est fini, je n'espère plus rien; votre espèce me devient plus problématique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes! il faut que leur raison ne soit qu'un coq-à-l'âne. Continuez.
Le Poète. - Et puis, il y a des comédies où je représentais les vices et les ridicules des hommes.
Blectrue. - Ah! je leur pardonne de pleurer là.
Le Poète. - Point du tout; cela les faisait rire.
Blectrue. - Hem?
Le Poète. - Je vous dis qu'ils riaient.
Blectrue. - Pleurer où l'on doit rire, et rire où l'on doit pleurer! les monstrueuses créatures!
Le Poète, à part. - Ce qu'il dit là est assez plaisant.
Blectrue. - Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages?
Le Poète. - Pour être loué, et admiré même, si vous voulez.
Blectrue. - Vous aimiez donc bien la louange?
Le Poète. - Eh mais, c'est une chose très gracieuse.
Blectrue. - J'aurais cru qu'on ne la méritait plus quand on l'aimait tant.
Le Poète. - Ce que vous dites là peut se penser.
Blectrue. - Eh! quand on vous admirait, et que vous croyiez en être digne, alliez-vous dire aux autres: Je suis un homme admirable?
Le Poète. - Non, vraiment; cela ne se dit point: j'aurais été ridicule.
Blectrue. - Ah! j'entends. Vous cachiez que vous étiez un ridicule, et vous ne l'étiez qu'incognito.
Le Poète. - Attendez donc, expliquons-nous; comment l'entendez-vous? je n'aurais donc été qu'un sot, à votre compte?
Blectrue. - Un sot admiré; dans l'éclaircissement, voilà tout ce qu'on y trouve.
Le Poète, étonné. - Il semblerait qu'il dit vrai.
Blectrue. - N'êtes-vous pas de mon sentiment? voyez-vous cela comme moi?
Le Poète. - Oui, assez; et en même temps je sens un mouvement intérieur que je ne puis expliquer.
Blectrue. - Je crois voir aussi quelque changement à votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux.
Le Poète. - Souffrez que je me retire; je veux réfléchir tout seul sur moi-même: il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi.
Blectrue. - Allez, mon fils, allez; faites de sérieuses réflexions sur vous; tâchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas là tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut.
Scène XI
Blectrue
Blectrue. - Je suis charmé, mes espérances renaissent, il faut voir les autres. Y a-t-il quelqu'un?
Scène XII
Blectrue, Mégiste
Blectrue. - Faites-moi voir la plus grande de ces petites créatures.
Mégiste. - Vous savez qu'on les a toutes mises chacune dans une cage. Amènerai-je celle que vous demandez dans la sienne?
Blectrue. - Eh bien! amenez-la comme elle est.
Scène XIII
Blectrue seul
Blectrue. - Je veux voir pourquoi elle n'est pas si petite que les autres; cela pourra encore m'apprendre quelque chose sur leur espèce. Quelle joie de les voir semblables à nous!
Scène XIV
Blectrue, Mégiste, Suite, Blaise, en cage.
Blaise. - Parlez donc, noute ami Blectrue: eh! morgué, est-ce qu'on nous prend pour des oisiaux? avons-je de la pleume pour nous tenir en cage? Je sis là comme une volaille qu'on va mener vendre à la vallée. Mettez-moi donc plutôt dindon de basse-cour.
Blectrue. - Ne tient-il qu'à vous ouvrir votre cage pour vous rendre content? tenez, la voilà ouverte.
Blaise. - Ah! pargué, faut que vous radotiez, vous autres, pour nous enfarmer. Allons, de quoi s'agit-il?
Blectrue. - Vous n'êtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre île. Cela est-il vrai?
Blaise. - Tenez, velà l'histoire de noute taille. Dès le premier pas ici, je me suis aparçu dévaler jusqu'à la ceinture; et pis, en faisant l'autre pas, je n'allais pus qu'à ma jambe; et pis je me sis trouvé à la cheville du pied.
Blectrue. - Sur ce pied-là, il faut que vous sachiez une chose.
Blaise. - Deux, si vous voulez.
Blectrue. - Il y a deux siècles qu'on prit ici de petites créatures comme vous autres.
Blaise. - Voulez-vous gager que je sommes dans leur cage?
Blectrue. - On les traita comme vous; car ils n'étaient pas plus grands; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous.
Blaise. - Eh! morgué, depuis six mois j'épions pour en avoir autant: apprenez-moi le secret qu'il faut pour ça. Pargué, si jamais voute chemin s'adonne jusqu'à Passy, vous varrez un brave homme; je trinquerons d'importance. Dites-moi ce qu'il faut faire.
Blectrue. - Mon petit mignon, je vous l'ai déjà dit, rien que devenir raisonnable.
Blaise. - Quoi! cette marmaille guarit par là?
Blectrue. - Oui. Apparemment qu'elle ne l'était pas; et sans doute vous êtes de même?
Blaise. - Eh! palsangué, velà donc mon compte de tantôt avec les échelons du Gascon; velà ce que c'est; ous avez raison, je ne sis pas raisonnable.
Blectrue. - Que cet aveu-là me fait plaisir! Mon petit ami, vous êtes dans le bon chemin. Poursuivez.
Blaise. - Non, morgué! je n'ons point de raison, c'est ma pensée. Je ne sis qu'un nigaud, qu'un butor, et je le soutianrons dans le carrefour, à son de trompe, afin d'en être pus confus; car, morgué! ça est honteux.
Blectrue. - Fort bien. Vous pensez à merveille. Ne vous lassez point.
Blaise. - Oui, ça va fort bian. Mais parlez donc: cette taille ne pousse point.
Blectrue. - Prenez garde; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-être pas comme il faut: peut-être ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure?
Blaise. - Eh! vrament non.
Blectrue. - Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas être là votre objet.
Blaise. - Pargué! il en vaut pourtant bian la peine.
Blectrue. - Eh! mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison même. Réfléchissez sur vos folies pour en guérir; soyez-en honteux de bonne foi: c'est de quoi il s'agit apparemment.
Blaise. - Morgué! me velà bian embarrassé. Si je savions écrire, je vous griffonnerions un petit mémoire de mes fredaines; ça serait pus tôt fait. Encore ma raison et mon impartinence sont si embarrassées l'une dans l'autre, que tout ça fait un ballot où je ne connais pus rian. Traitons ça par demande et par réponse.
Blectrue. - Je ne saurais; car je n'ai presque point l'idée de ce que vous êtes. Mais repassez cela vous-même, et excitez-vous à aimer la raison.
Blaise. - Ah! jarnigué, c'est une balle chose, si alle n'était pas si difficile!
Blectrue. - Voyez la douceur et la tranquillité qui règnent parmi nous; n'en êtes-vous pas touché?
Blaise. - Ça est vrai; vous m'y faites penser. Vous avez des faces d'une bonté, des physolomies si innocentes, des coeurs si gaillards...
Blectrue. - C'est l'effet de la raison.
Blaise. - C'est l'effet de la raison? Faut qu'alle soit d'un grand rapport! Ça me ravit d'amiquié pour alle. Allons, mon ami, je ne vous quitte pus. Me velà honteux, me velà enchanté, me velà comme il faut. Baillez-moi cette raison, et gardez ma taille. Oui, mon ami, un homme de six pieds ne vaut pas une marionnette raisonnable; c'est mon darnier mot et ma darnière parole. Eh! tenez, tout en vous contant ça, velà que je sis en transport. Ah! morgué, regardez-moi bian! Iorgnez-moi; je crois que je hausse. Je ne sis pus à la cheville de voute pied, j'attrape voute jarretière.
Blectrue. - Oh! Ciel! quel prodige! ceci est sensible.
Blaise. - Ah! Garnigoi, velà que ça reste là.
Blectrue. - Courage. Vous n'aimez pas plus tôt la raison, que vous en êtes récompensé.
Blaise, étonné et hors d'haleine. - Ça est vrai; j'en sis tout stupéfait: mais faut bian que je ne l'aime pas encore autant qu'alle en est daigne; ou bian, c'est que je ne mérite pas qu'alle achève ma délivrance. Acoutez-moi. Je vous dirai que je suis premièrement un ivrogne: parsonne n'a siroté d'aussi bon appétit que moi. J'ons si souvent pardu la raison, que je m'étonne qu'alle puisse me retrouver alle-même.
Blectrue. - Ah! que j'ai de joie! Ce sont des hommes, voilà qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez; encore une secousse.
Blaise. - Hélas! j'avons un tas de fautes qui est trop grand pour en venir à bout: mais, quant à ce qui est de cette ivrognerie, j'ons toujours fricassé tout mon argent pour elle: et pis, mon ami, quand je vendions nos denrées, combian de chalands n'ons-je pas fourbé, sans parmettre aux gens de me fourber itou! ça est bian malin!
Blectrue. - A merveille.
Blaise. - Et le compère Mathurin, que n'ons-je pas fait pour mettre sa femme à mal? Par bonheur qu'alle a toujours été rudânière envars moi; ce qui fait que je l'en remarcie: mais, dans la raison, pourquoi vouloir se ragoûter de l'honneur d'un compère, quand on ne voudrait pas qu'il eût appétit du nôtre?
Blectrue. - Comme il change à vue d'oeil!
Blaise. - Hélas! oui, ma taille s'avance; et c'est bian de la grâce que la raison me fait; car je sis un pauvre homme. Tenez, mon ami; j'avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de pré; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage; le capitaine Duflot viant là-dessus, qui me dit comme ça: Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau? Veux-tu venir gagner de l'argent? Ne velà-t-il pas mes oreilles qui se dressont à ce mot d'argent, comme les oreilles d'une bourrique? Velà-t-il pas que je quitte, sauf votre respect, bétail, amis, parents? Ne vas-je pas m'enfarmer dans cette baraque de planches? Et pis le temps se fâche, velà un orage, l'iau gâte nos vivres; il n'y a pus ni pâte ni faraine. Eh! qu'est-ce que c'est que ça? En pleure, en crie, en jure, en meurt de faim; la baraque enfonce; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangé li-même. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je repetissons en arrivant. Velà tout l'argent que me vaut mon équipée. Mais morgué j'ons fait connaissance avec cette raison, et j'aime mieux ça que toute la boutique d'un orfèvre. Tenez, tenez, ami Blectrue, considérez; velà encore une crue qui me prend: on dirait d'un agioteux, je devians grand tout d'un coup; me velà comme j'étais!
Blectrue, l'embrassant. - Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement.
Blaise. - Vartigué! que je vas me moquer de mes camarades! que je vas être glorieux! que je vas me carrer!...
Blectrue. - Ah! que dites-vous là, mon cher? Quel sentiment de bête! Vous redevenez petit.
Blaise. - Eh! morgué, ça est vrai; me velà rechuté, je raccourcis. A moi! à moi! Je me repens. Je demande pardon. Je fais voeu d'être humble. Jamais pus de vanité, jamais... Ah... ah, ah, ah... Je retorne!
Blectrue. - N'y revenez plus.
Blaise. - Le bon secret que l'humilité pour être grand! Qui est-ce qui dirait ça? Que je vous embrasse, camarade. Mon père m'a fait, et vous m'avez refait.
Blectrue. - Ménagez-vous donc bien désormais.
Blaise. - Oh! morgué, de l'humilité, vous dis-je. Comme cette gloire mange la taille! Oh! je n'en dépenserai pus en suffisance.
Blectrue. - Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-là au roi.
Blaise. - Mais dites-moi, j'ons piquié de mes pauvres camarades; je prends de la charité pour eux. Ils valont mieux que moi: je sis le pire de tous; faut les secourir; et tantôt, si vous voulez, je leur ferai entendre raison. Drès qu'ils me varront, ma présence les sarmonnera; faut qu'ils devenient souples, et qu'ils restient tous parclus d'étonnement.
Blectrue. - Vous raisonnez fort juste.
Blaise. - Vrament grand marci à vous.
Blectrue. - Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire; vous sortez du même monde, et vous aurez des lumières que je n'ai point.
Blaise. - Oh! que vous n'avez point! ça vous plaît à dire. C'est vous qui êtes le soleil, et je ne sis pas tant seulement la leune auprès de vous, moi: mais je ferons de mon mieux, à moins qu'ils me rebutiont à cause de ma chétive condition.
Blectrue. - Comment, chétive condition? Vous m'avez dit que vous étiez un laboureur.
Blaise. - Et c'est à cause de ça.
Blectrue. - Et ils vous mépriseraient! Oh! raison humaine, peut-on t'avoir abandonné jusque-là! Eh bien! tirons parti de leur démence sur votre chapitre; qu'ils soient humiliés de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas.
Blaise. - Et qui ne sais ni B, ni A. Morgué! faudrait se mettre à genoux pour écouter voute bon sens. Mais je pense que velà un de nos camarades qui viant.
Scène XV
Blectrue, Mégiste, Blaise, Fontignac
Mégiste. - Seigneur Blectrue, en voilà un qui veut absolument vous parler.
Scène XVI
Blectrue, Blaise, Fontignac
Fontignac. - Sandis! maître Blaise, n'ai-jé pas la verlue! Etés-bous l'éperlan dé tantôt?
Blaise. - Oui, frère, velà le poulet qui viant de sortir de sa coquille.
Blectrue. - Il ne tiendra qu'à vous qu'il vous en arrive autant, petit bonhomme.
Fontignac. - Eh! cadédis, jé m'en meurs, et jé vénais en consultation là-dessus.
Blectrue. - Tenez, il en sait le moyen, lui; et je vous laisse ensemble.
Scène XVII
Fontignac, Blaise
Fontignac. - Allons, mon ami, jé rémets lé pétit goujon entré vos mains; jé vous en récommandé la métamorphose.
Blaise. - Il n'y a rian de si aisé. Boutez de la raison là-dedans; et pis, zeste, tout le corps arrive.
Fontignac. - Comment, dé la raison! Tantôt nous avons donc déviné juste!
Blaise. - Oui, j'avions mis le nez dessus. Il n'y a qu'à être bian persuadé qu'ou êtes une bête, et déclarer en quoi.
Fontignac. - Uné bêté? Né pourrait-on changer l'épithéte? Ce n'est pas que j'y répugne.
Blaise. - Nenni, morgué! c'est la plus balle pensée qu'ou aurez de voute vie.
Fontignac. - Ecoutez-moi, galant homme; n'est-cé pas ses imperfétions qu'il faut réconnaîtré?
Blaise. - Fort bian.
Fontignac. - Eh donc! la bêtise n'est pas dé mon lot. Cé n'est pas là qué gît mon mal: c'était lé vôtre; chacun a lé sien. Jé né prétends pourtant pas mé ménager, car jé né m'estimé plus; mais dans la réflétion, jé mé trouvé moins imvécile qu'impertinent, moins sot qué fat.
Blaise. - Bon, morgué! c'est ce que je voulons dire: ça va grand train. Il baille appétit de s'accuser, ce garçon-là. Est-ce là tout?
Fontignac. - Non, non: mettez qué jé suis mentur.
Blaise. - Sans doute, puisqu'ou êtes Gascon; mais est-ce par couteume ou par occasion?
Fontignac. - Entré nous, tout mé sert d'occasion; ainsi comptez pour habitude.
Blaise. - Qu'est-ce que c'est que ça? Un homme qui ment, c'est comme un homme qui a pardu la parole.
Fontignac. - Comment ça sé fait-il? car jé suis mentur et vavillard en même temps.
Blaise. - N'importe, maugré qu'ou soyez bavard, mon dire est vrai; c'est que ceti-là qui ment ne dit jamais la parole qu'il faut, et c'est comme s'il ne sonnait mot.
Fontignac. - Jé né hais pas cetté pensée; elle est fantasque.
Blaise. - Revenons à vos misères. Retornez vos poches. Montrez-moi le fond du sac.
Fontignac. - Jé mé réproché d'avoir été empoisonnur.
Blaise, se reculant. - Oh! pour de ceti-là, il me faut du conseil; car faura peut-être vous étouffer pour vous guarir, voyez-vous! et je sis obligé d'en avartir les habitants.
Fontignac. - Cé n'est point lé corps qué j'empoisonnais, jé faisais mieux.
Blaise. - C'est peut-être les rivières?
Fontignac. - Non: pis qué tout céla.
Blaise. - Eh! morgué, parlez vite.
Fontignac. - C'est l'esprit des hommes qué jé corrompais; jé les rendais avugles; en un mot, j'étais un flattur.
Blaise. - Ah! patience; car d'abord voute poison avait bian mauvaise meine; mais ça est épouvantable, et je sis tout escandalisé.
Fontignac. - Jé mé détesté. Imaginez-vous qué du ridiculé dé mon maîtré, il en a plus dé moitié dé ma façon.
Blaise. - Faut bian soupirer de cette affaire-là.
Fontignac. - J'en respiré à peine.
Blaise. - Vous allez donc hausser.
Fontignac. - Jé n'en douté pas à cé qué jé sens. Suivez-moi, jé veux qué lé prodigé éclaté aux yeux de Spinetté et dé mon maîtré. N'attendons pas, courons; jé suis pressé.
Blaise. - Allons vite, et faisons que tous nos camarades aient leur compte.
Acte II
Scène première
Fontignac, Blaise, Spinette
Ils entrent comme se caressant.
Fontignac, à Blaise. - Viens donc, qué je t'embrasse encore, mon cher ami, mon intimé Blaise. Jé suis pressé d'une réconnaissance qui duréra tout autant qué moi: en un mot; jé té dois ma raison et lé rétour dé ma figure.
Spinette. - Pour moi, Fontignac, je ne te haïssais pas: mais j'avoue qu'aujourd'hui mon coeur est bien disposé pour toi; je te dois autant que tu dois à Blaise.
Fontignac. - Les biens mé pleuvent donc dé tous côtés.
Blaise. - Pargué! j'ons bian de la satisfaction de tout ça: j'ons guari Monsieu de Fontignac, et pis Monsieu de Fontignac vous a guarie; et par ainsi, de guarison en guarison, je me porte bian, il se porte bian, vous vous portez bian: et velà trois malades qui sont devenus médecins; car vous êtes itou médeceine envars les autres, Mademoiselle Spinette.
Spinette. - Hélas! je ne demande pas mieux que de leur rendre service.
Fontignac. - Ah! jé lé crois; chez quiconque a dé la raison, lé prochain affligé n'a qué faire dé récommandation.
Blaise. - Ça est admirable! Comme on deviant honnêtes gens avec cette raison!
Fontignac. - Jé mé sens une douceur, uné suavité dans l'âmé.
Blaise. - Et la mienne est si bian reposée!
Spinette. - La raison est un si grand trésor.
Blaise. - Morgué! ne le pardez pas, vous; ça est bian casuel entre les mains d'une fille.
Spinette. - Je vous suis bien obligée de l'avertissement.
Blaise. - Alle me charme, Monsieu de Fontignac; alle a de la modestie, alle est aussi raisonnable que nous autres hommes.
Fontignac. - Jé m'estimérais bien fortuné dé l'être autant qu'elle.
Blaise. - Encore? un Gascon de modeste! oh! queu convarsion! Allons, ou êtes purgé à fond.
Scène II
Mégiste, Fontignac, Blaise, Spinette, Le Médecin
Mégiste. - Messieurs, voilà un de vos camarades qui m'a demandé en grâce de vous l'amener pour vous voir.
Blaise. - Eh! où est-il donc?
Fontignac. - Jé né l'aperçois pas non plus.
Le Médecin. - Me voilà.
Blaise. - Ah! je voyais queuque chose qui se remuait là; mais je ne savais pas ce que c'était. Je pense que c'est noute médecin?
Le Médecin. - Lui-même.
Spinette. - Allons! mes amis, il faut tâcher de le tirer d'affaire.
Le Médecin. - Eh! Mademoiselle, je ne demande pas mieux; car en vérité, c'est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimé dans mon pays.
Fontignac. - Né comptez pas l'estimé dé ces fous.
Le Médecin. - Mais faudra-t-il que je demeure éloigné de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre?
Blaise. - Taisez-vous donc, gourmand. Est-ce que la pitance vous manque ici?
Le Médecin. - Non; mais mon bien, que deviendra-t-il?
Blaise. - Queu pauvreté avec son bian! c'est comme un enfant qui crie après sa poupée. Tenez, un pourpoint, des vivres et de la raison, quand un homme a ça, le velà garni pour son été et pour son hivar; le voilà fourré comme un manchon. Vous varrez, vous varrez.
Spinette. - Dites-lui ce qu'il faut qu'il fasse pour redevenir comme il était.
Blaise. - Voulez-vous que ce soit moi qui le traite?
Fontignac. - Sans douté; l'honnur vous appartient; vous êtes lé doyen dé tous.
Blaise. - Eh! morgué, pus d'honneur, je n'en voulons pus tâter; et je sais bian que je ne sis qu'un pauvre réchappé des Petites-Maisons.
Fontignac. - Rémettons donc cet estropié d'esprit entré les mains dé Madémoisellé Spinetté.
Spinette. - Moi, Messieurs! c'est à moi à me taire où vous êtes.
Le Médecin. - Eh! mes amis, voilà des compliments bien longs pour un homme qui souffre.
Blaise. - Oh dame, il faut que l'humilité marche entre nous; je nous mettons bas pour rester haut. Ça vous passe, mon mignon; et j'allons, pisque ma compagnée l'ordonne, vous apprenre à devenir grand garçon, et le tu autem de voute petitesse: mais je vas être brutal, je vous en avartis; faut que j'assomme voute rapetissement avec des injures: demandez putôt aux camarades.
Fontignac. - Oui, votre santé en dépend.
Le Médecin. - Quoi! tout votre secret est de me dire des injures? Je n'en veux point.
Blaise. - Oh bian! gardez donc vos quatre pattes.
Spinette. - Mais essayez, petit homme, essayez.
Le Médecin. - Des injures à un docteur de la Faculté!
Blaise. - Il n'y a ni docteur ni doctraine; quand vous seriez apothicaire.
Le Médecin. - Voyons donc ce que c'est.
Fontignac. - Bon, jé vous félicité du parti qué vous prénez. Madémoisellé Spinetté, laissons faire maître Blaisé, et l'écoutons.
Blaise. - Premièrement, faut commencer par vous dire qu'on êtes un sot d'être médecin.
Le Médecin. - Voilà un paysan bien hardi.
Blaise. - Hardi! je ne sis pas entre vos mains. Dites-moi, sans vous fâcher, étiez-vous en ménage, aviez-vous femme là-bas?
Le Médecin. - Non, je suis veuf; ma femme est morte à vingt-cinq ans d'une fluxion de poitrine.
Blaise. - Maugré la doctraine de la Faculté?
Le Médecin. - Il ne me fut pas possible de la réchapper.
Blaise. - Avez-vous des enfants?
Le Médecin. - Non.
Blaise. - Ni en bien ni en mal?
Le Médecin. - Non, vous dis-je. J'en avais trois; et ils sont morts de la petite vérole, il y a quatre ans.
Blaise. - Peste soit du docteur! Eh! de quoi guarissiez-vous donc le monde?
Le Médecin. - Vous avez beau dire, j'étais plus couru qu'un autre.
Blaise. - C'est que c'était pour la darnière fois qu'on courait. Eh! ne dites-vous pas qu'ou êtes riche?
Le Médecin. - Sans doute.
Blaise. - Eh mais, morgué, pisque vous n'avez pas besoin de gagner voute vie en tuant le monde, ou avez donc tort d'être médecin. Encore est-ce, quand c'est la pauvreté qui oblige à tuer les gens; mais quand en est riche, ce n'est pas la peine; et je continue toujours à dire qu'ou êtes un sot, et que, si vous voulez grandir, faut laisser les gens mourir tout seuls.
Le Médecin. - Mais enfin...
Fontignac. - Cadédis, bous né tuez pas mieux qu'il raisonne.
Spinette. - Assurément.
Le Médecin, en colère. - Ah! je m'en vais. Ces animaux-là se moquent de moi.
Spinette. - Il n'a pas laissé que d'être frappé, il y reviendra.
Scène III
Blectrue, Fontignac, Blaise, Spinette
Fontignac. - Ah! voilà l'honnête homme dé qui nous sont vénus les prémiers rayons dé lumière. Vénez, Monsieur Blectrue, approchez dé vos enfants, et récévez-les entre vos bras.
Blaise. - Oh! je lui ai déjà rendu mes grâce.
Blectrue. - Et moi, je les rends aux dieux de l'état où vous êtes. Il ne s'agit plus que de vos camarades.
Blaise. - Je venons d'en *rater un tout à l'heure; et les autres sont bian opiniâtres, surtout le courtisan et le philosophe.
Spinette. - Pour moi, j'espère que je ferai entendre raison à ma maîtresse, et que nous demeurerons tous ici; car on y est si bien!
Blectrue. - Je me proposais de vous le persuader, mes enfants; dans votre pays vous retomberiez peut-être.
Blaise. - Pargué! noute çarvelle serait biantôt fondue. La raison dans le pays des folies, c'est comme une pelote de neige au soleil. Mais à propos de soleil, dites-moi, papa Blectrue: tantôt, en passant, j'ons rencontré une jeune poulette du pays, tout à fait gentille, ma foi, qui m'a pris la main, et qui m'a dit: Vous velà donc grand! Ça vous va fort bian; je vous en fais mon compliment. Et pis, en disant ça, les yeux li trottaient sur moi, fallait voir; et pis: Mon biau garçon, regardez-moi; parmettez que je vous aime. Ah! Mademoiselle, vous vous gaussez, ai-je repris; ce n'est pas moi qui baille les parvilèges, c'est moi qui les demande. Et pis vous êtes venu, et j'en avons resté là. Qu'est-ce que ça signifie?
Blectrue. - Cela signifie qu'elle vous aime et qu'elle vous en faisait la déclaration.
Blaise. - Une déclaration d'amour à ma parsonne! et n'y a-t-il pas de mal à ça?
Blectrue. - Nullement. Comment donc? c'est la loi du pays qui veut qu'on en use ainsi.
Blaise. - Allons, allons, vous êtes un gausseux.
Spinette. - Monsieur Blectrue aime à rire.
Blectrue. - Non, certes, je parle sérieusement.
Fontignac. - Mais dans lé fond, en France céla commence à s'établir.
Blectrue. - Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes! Et la sagesse des femmes y résisterait-elle?
Fontignac. - D'ordinaire effectivément ellé n'est pas robuste.
Blaise. - Morgué ça est vrai, on ne voit partout que des sagesses à la renvarse.
Blectrue. - Que deviendra la faiblesse si la force l'attaque?
Blaise. - Adieu la *voiture!
Blectrue. - Que deviendra l'amour, si c'est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d'en surmonter les fougues? Quoi? vous mettrez la séduction du côté des hommes, et la nécessité de la vaincre du côté des femmes! Et si elles y succombent, qu'avez-vous à leur dire? C'est vous en ce cas qu'il faut déshonorer, et non pas elles. Quelles étranges lois que les vôtres en fait d'amour! Allez mes enfants, ce n'est pas la raison, c'est le vice qui les a faites; il a bien entendu ses intérêts. Dans un pays où l'on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n'y servît qu'à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre.
Blaise. - Morgué! les femmes n'ont qu'à venir, ma force les attend de pied farme. Alles varront si je ne voulons de la vartu que pour rire.
Spinette. - Je vous avoue que j'aurai bien de la peine à m'accoutumer à vos usages, quoique sensés.
Blectrue. - Tant pis, je vous regarde comme retombée.
Spinette. - Hélas! Monsieur, actuellement j'en ai peur.
Blaise. - Eh! morgué, faites donc vite. Venez à repentance; velà voute taille qui s'en va.
Spinette. - Oui, je me rends; je ferai tout ce qu'on voudra; et pour preuve de mon obéissance, tenez, Fontignac, je vous prie de m'aimer, je vous en prie sérieusement.
Fontignac. - Vous êtes bien pressante.
Spinette. - Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue; et je vous promets de me conformer à vos lois. Ce que je viens d'éprouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maîtresse gémit; permettez que je travaille à la tirer d'affaire; je veux lui parler.
Blaise. - Laissez-moi vous aider itou.
Blectrue. - Je vais de ce pas dire qu'on vous l'amène.
Fontignac. - Et moi, dé mon côté, jé vais combattré les vertigés dé mon maître.
Scène IV
Blaise, Spinette
Blaise. - Tatigué, Mademoiselle Spinette, qu'en dites-vous? Il y a de belles maxaimes en ce pays-ci! Cet amour qu'il faut qu'on nous fasse, à nous autres hommes, qu'il y a de prudence à ça!
Spinette. - Tout me charme ici.
Blaise. - Morgué! tenez, velà cette fille qui m'a tantôt cajolé, qui viant à nous.
Scène V
Spinette, Blaise, une Insulaire
L'Insulaire. - Ah! mon beau garçon, je vous retrouve; et vous, Mademoiselle, je suis bien ravie de vous voir comme vous êtes.
Blaise. - J'en sis fort ravi aussi. Quant à l'égard du biau garçon, il n'y a point de ça ici.
L'Insulaire. - Pour moi, vous me paraissez tel.
Blaise, à Spinette. - Vous voyez bian qu'alle me conte la fleurette. Mais, Mademoiselle, parlez-moi, dans queulle intention est-ce que vous me dites que je sis biau? Je sis d'avis de savoir ça. Est-ce que je vous plais?
L'Insulaire. - Assurément.
Blaise. - Souvenez-vous bian que je n'y saurais que faire. (A Spinette.) Je sis bian sévère, est-ce pas?
L'Insulaire. - Eh quoi! me trouvez-vous si désagréable?
Blaise, à part. - Vous! non... Si fait, si fait. C'est que je rêve. Morgué! queu dommage de rudoyer ça!
Spinette. - Maître Blaise, la conquête d'une si jolie fille mérite pourtant votre attention.
Blaise. - Oh! mais il faut que ça vianne; ça n'est pas encore bian mûr, et je varrons pendant qu'à m'aimera; qu'alle aille son train.
L'Insulaire. - Aimer toute seule est bien triste!
Blaise. - Ma sagesse n'a pas encore résolu que ça soit divartissant.
L'Insulaire. - Voici, je pense, quelqu'un de vos camarades qui vient; je me retire, sans rien attendre de votre coeur.
Blaise. - Là, là, ma mie, vous revianrez. Ne vous découragez pas, entendez-vous?
L'Insulaire. - Passe pour cela.
Blaise. - Adieu, adieu. J'avons affaire. Vous gagnez trop de terrain, et j'en ai honte. Adieu.
Scène VI
La Comtesse, Spinette, Blaise
La Comtesse. - Eh bien! que me veut-on? O ciel! que vois-je? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maîtresse.
Blaise. - Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s'agit ici que d'un petit raccommodage de çarviau.
Spinette. - Vous savez, Madame, que tantôt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'étions petits que parce que nous manquions de raison; et ils croyaient juste: cela s'est vérifié.
La Comtesse. - Quelles chimères! est-ce que je suis folle?
Blaise. - Eh oui! morgué, velà cen que c'est.
La Comtesse. - Moi, j'ai perdu l'esprit! A quelle extrémité suis-je réduite!
Blaise. - Par exemple, j'ons bian avoué que j'étais un ivrogne, moi.
Spinette. - Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapé ma raison.
Blaise. - Bon, bon, attrapé! Faut qu'alle oublie sa figure! Velà un biau chiffon pour tant courir après! qu'à pleure sa raison tornée, velà tout.
Spinette. - Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j'en ai après vous, ma chère maîtresse; mais je me suis rendue.
Blaise. - Pendant qu'un manant comme moi porte l'état d'une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute état d'animal, une damoiselle de la cour?
Spinette. - Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour.
La Comtesse. - Mes larmes m'empêchent de parler.
Blaise. - Velà qui est bel et bon; mais il n'y a que voute folie qui en varse: voute raison n'en baille pas une goutte, et ça n'avance rian.
Spinette. - Cela est vrai.
Blaise. - Ne vous fâchez pas, ce n'est que par charité que je vous méprisons.
La Comtesse, à Spinette. - Mais de grâce, apprenez-moi mes folies!
Spinette. - Eh! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous êtes jeune, belle, et fille de condition? Citez-moi une tête de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là, citez-m'en une.
Blaise. - Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualité rend glorieuse.
Spinette. - Et la beauté?
Blaise. - Ça fait les femmes si sottes!...
La Comtesse. - A votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse?
Spinette. - Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mêle.
Blaise. - Ce n'est pas pour des preunes qu'ou êtes si petite. Vous voyez bian qu'on vous a baillé de la marchandise pour voute argent.
La Comtesse. - De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie!
Blaise. - Oui, ruminez, mâchez bian ça en vous-même, à celle fin que ça vous sarve de médecaine.
La Comtesse. - Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites.
Blaise. - Morgué, pourtant je vous approchons la lantarne assez près du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d'en avoir une bonne tapée.
Spinette. - Aidez-vous, Madame; songez, par exemple, à ce que c'est qu'une toilette.
Blaise. - Attendez. Une toilette? n'est-ce pas une table qui est si bian dressée, avec tant de brimborions, où il y a des flambiaux, de petits bahuts d'argent et une couvarture sur un miroir?
Spinette. - C'est cela même.
Blaise. - Oh! la dame de cheux nous avait la pareille.
Spinette. - Vous souvenez-vous, ma chère maîtresse, de cette quantité d'outils pour votre visage qui était sur la vôtre?
Blaise. - Des outils pour son visage! Est-ce que sa mère ne li avait pas baillé un visage tout fait?
Spinette. - Bon! est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini? Tous les jours on y travaille: il faut concerter les mines, ajuster les oeillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper? Encore n'en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mêler quelque chose de fier: il fallait qu'un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur; cela n'est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux: tantôt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit: il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre.
La Comtesse, soupirant. - Ah!
Blaise. - Queu tas de balivarnes! Velà une tarrible condition que d'être les yeux d'une coquette!
Spinette. - Et notre ajustement! et l'architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré! et le choix des rubans! Mettrai-je celui-là? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont! La coquetterie reste dans la disette; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève: voilà cette tête en état: voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu'on l'aime? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah! le beau coup, si on pouvait l'attraper!
Blaise. - Mais de cette manière-là, vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu'ou êtes comme des fusils.
Spinette. - A peu près, mon pauvre Blaise.
La Comtesse. - Ah ciel!
Blaise. - Elle se lamente. C'est la raison qui bataille avec la folie.
Spinette. - Ne vous troublez point, Madame; c'est un coeur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance: Qui sont-ils ces gens-là? de quelle maison? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs; cet air altier avec lequel on prend sa place; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci? Ne fera-t-on que saluer celle-là? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empêchait d'être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers? ils devenaient hagards. Etaient-ils doux? les voilà bêtes. Etaient-ils vifs? les voilà fous. A vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces? ah! la bamboche! Etait-elle grande et bien faite? ah! la géante! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrêter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire.
La Comtesse. - Arrête, Spinette, arrête, je te prie.
Blaise. - Pargué! velà une histoire bian récriative et bian pitoyable en même temps. Queu bouffon que ce grand monde! Queu drôle de parfide! Faudrait, morgué! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiosité. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-là. Toutes sortes d'acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n'ont pas d'amiquié pour une face; une coquetterie qui n'a pas de quoi vivre avec des couleurs; des bras qui s'impatientont; et pis de la vanité qui leur dit: Courage! et pis du doux dans un regard, qui se détrempe avec du fiar; et pis une balance pour peser cette marchandise: qu'est-ce que c'est que tout ça?
Spinette. - Achevez, maître Blaise; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit.
Blaise. - Pargué! je veux bian. Tenez, un tiers d'oeillade avec un autre quart; un visage qu'il faut remonter comme un horloge; un étourdi qui viant voir ce visage; des femmes qui vont à la chasse après cet étourdi, pour tirer dessus; et pis de la poudre et du plomb dans l'oeil; des naissances qui demandont la maison des gens; des bourgeoises de comparaison saugrenue: des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras; un arpent de taille qu'on baille à celle-ci pour un quarquier qu'on ôte à celle-là; de l'esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la médisance de bon coeur. Y en a-t-il encore? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie; ça la fera rire.
Spinette. - Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison.
La Comtesse, confuse. - Spinette, il me dessille les yeux; il faut se rendre: j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi; je ne sais ce que je deviens.
Blaise. - Ah! Spinette, m'amie, velà qui est fait, la marionnette est partie; velà le pus biau jet qui se fera jamais.
Spinette. - Ah! ma chère maîtresse, que je suis contente!
La Comtesse. - Que je t'ai d'obligation, Blaise; et à toi aussi, Spinette!
Blaise. - Morgué; que j'ons de joie! pus de petitesse; je l'ons tuée toute roide.
La Comtesse. - Ah! mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse!
Spinette. - Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes.
Blaise. - Comment, une femme? alle est toujours à moitié tombée. Une femme marche toujours sur la glace.
La Comtesse. - Ne craignez rien; j'ai retrouvé la raison ici; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût?
Blaise. - Rian que des guenilles. Premièrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian torné.
La Comtesse. - Très aimable, et je l'ai remarqué.
Spinette. - Il ne vous sera pas difficile d'en être aimée.
Blaise. - Tenez, il viant ici avec sa soeur.
Scène VII
La Comtesse, Spinette, Blaise, Parmenès, Floris
Floris. - Que vois-je? Ah! mon frère, la jolie personne!
Blaise. - C'est pourtant cette bamboche de tantôt.
Spinette. - C'est ma maîtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue.
Parmenès. - Quoi! vous, Madame?
La Comtesse. - Oui, Seigneur, c'est moi-même, sur qui la raison a repris son empire.
Floris. - Et mon petit mâle?
Blaise. - On travaille à li faire sa taille à ceti-là: le Gascon est après, à ce qu'il nous a dit. .
Floris, à la Comtesse. - Je voudrais bien qu'il eût le même bonheur. Et vous, Madame, l'état où vous étiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitié.
La Comtesse. - J'allais vous demander la vôtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci.
Floris. - Vous ne pouvez, ma chère amie, nous faire un plus grand plaisir; et si la modestie permettait à mon frère de s'expliquer là-dessus, je crois qu'il en marquerait autant de joie que moi.
Parmenès. - Doucement, ma soeur.
La Comtesse. - Non, Prince, votre joie peut paraître; elle ne risquera point de déplaire.
Blaise. - Eh! morgué, à propos, ce n'est pas comme ça qu'il faut répondre; c'est à li à tenir sa morgue, et non pas à vous. C'est les hommes qui font les pimbêches, ici, et non pas les femmes. Amenez voute amour, il varra ce qu'il en fera.
La Comtesse. - Comment? je ne l'entends pas.
Spinette. - Madame, c'est que cela a changé de main. Dans notre pays on nous assiège; c'est nous qui assiégeons ici parce que la place en est mieux défendue.
Blaise. - L'homme ici, c'est le garde-fou de la femme.
La Comtesse. - La pratique de cet usage-là m'est bien neuve; mais j'y ai pensé plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes.
Floris. - Ainsi, ma chère amie, si vous aimiez mon frère, ne faites point de façon de lui en parler.
Spinette. - Oui, oui, cela est extrêmement juste.
La Comtesse. - Cela m'embarrasse un peu.
Spinette. - Prenez garde, j'ai pensé retomber avec ces petites façons-là.
La Comtesse. - Comme vous voudrez.
Floris. - Mon frère, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret à vous confier. Souvenez-vous qu'elle est étrangère, et qu'elle mérite plus d'égards qu'une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse.
Blaise. - Je sis discret itou, moi.
Spinette. - Et moi aussi, et je sors.
Blaise. - Allons voir si voute petit mâle de tantôt est bian avancé.
Floris, à la Comtesse. - Je le souhaite beaucoup. Adieu, chère belle-soeur.
Scène VIII
La Comtesse, Parmenès
Parmenès. - Je suis charmé, Madame, des noms caressants que ma soeur vous donne, et de l'amitié qui commence si bien entre vous deux.
La Comtesse. - Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... toute sa famille lui ressemble.
Parmenès. - Nous vous sommes obligés de ce sentiment; mais vous avez, dit-on, un secret à me confier.
La Comtesse soupire. - Hem! oui.
Parmenès. - De quoi s'agit-il, Madame? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre? Il n'y a personne ici qui ne s'empresse à vous être utile.
La Comtesse. - Vous avez bien de la bonté.
Parmenès. - Parlez hardiment, Madame.
La Comtesse. - Les lois de mon pays sont bien différentes des vôtres.
Parmenès. - Sans doute que les nôtres vous paraissent préférables?
La Comtesse. - Je suis pénétrée de leur sagesse; mais...
Parmenès. - Quoi! Madame? achevez.
La Comtesse. - J'étais accoutumée aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes.
Parmenès. - Dès que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tôt.
La Comtesse. - Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite à y renoncer que vous.
Parmenès. - Voyons, puis-je vous y aider? Je me prête autant que je puis à cette difficulté qui vous reste encore.
La Comtesse. - Vous la nommez bien; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-même?
Parmenès. - Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons.
La Comtesse. - Faites pourtant réflexion que je suis étrangère, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'être pas encore bien affermie.
Parmenès. - Eh! quelles sont-elles? Donnez-m'en seulement l'idée; aidez-moi à savoir ce que c'est.
La Comtesse. - Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple?
Parmenès. - Eh bien! cela n'est pas défendu: l'amour est un sentiment naturel et nécessaire; il n'y a que les vivacités qu'il en faut régler.
La Comtesse. - Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse à celui pour qui je l'aurais.
Parmenès. - Nous ne vivons pas autrement ici; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu'un?
La Comtesse. - Oui, Prince.
Parmenès. - Il y a toute apparence qu'on n'y sera pas insensible.
La Comtesse. - Me le promettez-vous?
Parmenès. - On ne saurait répondre que de soi.
La Comtesse. - Je le sais bien.
Parmenès. - Et j'ignore pour qui votre penchant se déclare.
La Comtesse. - Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah!
Parmenès. - Cessez de rougir, Madame; vous m'aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vôtre.
La Comtesse. - Vous êtes aussi généreux qu'aimable.
Parmenès. - Et vous, aussi aimée que vous êtes digne de l'être. Je vous réponds d'avance du plaisir que vous ferez à mon père quand vous lui déclarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus précieux que l'état où vous êtes, et que la durée de cet état par votre séjour ici. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, Madame. Vous et les vôtres, vous m'appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-là signifie; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-là ici; mon nom est Parmenès, et l'on ne m'en donne point d'autre. On a bien de la peine à détruire l'orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en préserve ceux qui sont établis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu'il n'y a point de justice contre leurs défauts.
Scène IX
Parmenès, La Comtesse, Fontignac
Fontignac. - Ah! Madame, je vous réconnais; mes yeux rétrouvent cé qu'il y avait dé plus charmant dans lé monde! Voilà la prémiéré fois dé ma vie qué j'ai vu la beauté et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, qué j'emmène Madame; l'esprit dé son frère fait lé mutin, il régimbe; sa folie est ténace, et j'ai bésoin dé troupes auxiliaires.
Parmenès. - Allez, Madame, n'épargnez rien pour le tirer d'affaire.
Fontignac. - Il y aura dé la vésogne après lui; car c'est une cervelle dé courtisan.
Acte III
Scène première
La Comtesse, Floris, Le Courtisan, Fontignac, Spinette, Blaise
La Comtesse, au Courtisan. - Oui, mon frère, rendez-vous aux exemples qui vous frappent; vous nous voyez tous rétablis dans l'état où nous étions; cela ne doit-il pas vous persuader? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui; reconnaissez-vous votre soeur à l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies? M'auriez-vous cru capable de ce courage-là? Pouvez-vous vous empêcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-même?
Blaise. - Eh! morgué, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour nous admirer, sans compter que velà Mademoiselle qui est la propre fille du Gouverneur et qui n'attend que la revenue de votre parsonne pour vous entretenir de vos beaux yeux: ce qui vous sera bian agriable à entendre.
Floris. - Oui, donnez-moi la joie de vous voir comme je m'imagine que vous serez. Sortez de cet état indigne de vous, où vous êtes comme enseveli.
Fontignac. - Si vous savez le plaisir qui vous attend dans le plus profond de vous-même!
Blaise. - Velà noute médecin de guari; il en embrasse tout le monde; il est si joyeux, qu'il a pensé étouffer un passant. Quand est-ce donc que vous nous étoufferez itou? Il n'y a pus que vous d'ostiné, avec ce faiseur de vars, qui est rechuté, et ce petit glorieux de phisolophe, qui est trop sot pour s'amender, et qui raisonne comme une cruche.
La Comtesse. - Allons, mon frère, n'hésitez plus, je vous en conjure.
Spinette. - Il en faut venir là, Monsieur. Il n'y a pas moyen de faire autrement.
Le Courtisan. - Quelle situation!
Blaise. - Que faire à ça? Quand je songe que voute soeur a bian pu endurer l'avanie que je li avons faite; la velà pour le dire. Demandez-li si je l'avons marchandée, et tout ce qu'alle a supporté dans son pauvre esprit, et les bêtises dont je l'avons blâmée; demandez-li le houspillage.
Floris. - Eh bien! nous en croirez-vous?
Le Courtisan. - Ah! Madame, quel événement! je vous demande en grâce de vouloir bien me laisser un moment avec Fontignac.
La Comtesse. - Oui, mon frère, nous allons vous quitter; mais, au nom de notre amitié, ne résistez plus.
Fontignac, à Blaise, à part. - Blaise, né vous éloignez pas, pour mé prêter main-forte si j'en ai bésoin.
Blaise. - Non, je rôderons à l'entour d'ici.
Scène II
Le Courtisan, Fontignac
Le Courtisan. - Je t'avoue, Fontignac, que je me sens ébranlé.
Fontignac. - Jé lé crois: la raison et vous, dans lé fond, vous n'êtes vrouillés qué faute dé vous entendre.
Le Courtisan. - Est-il vrai que ma soeur est convenue de toutes les folies dont elle parle?
Fontignac. - L'histoiré rapporte qu'elle en a fait l'aveu d'une manière exemplaire, en vérité.
Le Courtisan. - Elle qui était si glorieuse, comment a-t-elle souffert cette confusion-là?
Fontignac. - On dit en effet qué son âme d'abord était en travail. Grand nombre d'exclamations: Où en suis-je? On rougissait. Il est venu des larmes, un peu dé découragément, dé pétites colères brochant sur le tout. La vanité défendait le logis; mais enfin la raison l'a serrée dé si près, qu'elle l'a, comme on dit, jetée par les fenêtres, et jé régarde déjà la vôtre commé sautée.
Le Courtisan. - Mais dis-moi de quoi tu veux que je convienne; car voilà mon embarras.
Fontignac. - Jé vous fais excuse; vous êtes fourni; votre emvarras né peut vénir qué dé l'avondancé du sujet.
Le Courtisan. - Moi, je ne me connais point de ces faiblesses, de ces extravagances dont on peut rougir; je ne m'en connais point.
Fontignac. - Eh bien! jé vous mettrai en pays dé connaissance!
Le Courtisan. - Vous plaisantez, sans doute, Fontignac?
Fontignac. - Moi, plaisanter dans lé ministère qué j'exerce, quand il s'agit dé guérir un avugle! Vous n'y pensez pas.
Le Courtisan. - Où est-il donc cet aveugle?
Fontignac. - Monsieur, avrégeons; la vie est courte; parlons d'affaire.
Le Courtisan. - Ah! tu m'inquiètes. Que vas-tu me dire? Je n'aime pas les critiques.
Fontignac. - Jé vous prends sur lé fait. Actuellément vous préludez par une petitesse. Il en est dé vous commé dé ces vases trop pleins; on né peut les rémuer qu'ils né répandent.
Le Courtisan. - Voudriez-vous bien me dire quelle est cette faiblesse par laquelle je prélude?
Fontignac. - C'est la peur qué vous avez qué jé né vous épluche. N'avez-vous jamais vu d'enfant entre les bras dé sa nourrice? Connaissez-vous lé hochet dont elle agite les grelots pour réjouir lé poupon avecqué la chansonnette? Qué vous ressemvlez bien à cé poupon, vous autres grands seignurs! Régardez ceux qui vous approchent, ils ont tous lé hochet à la main; il faut qué lé grélot joue, et qué sa chansonnette marché. Vous mé régardez? Qué pensez-vous?
Le Courtisan. - Que vous oubliez entièrement à qui vous parlez.
Fontignac. - Eh! cadédis, quittez la bavette; il est bien temps qué vous soyez sévré.
Le Courtisan. - Voilà un faquin que je ne reconnais pas. Où est donc le respect que tu me dois?
Fontignac. - Lé respect qué vous démandez, voyez-vous, c'est lé sécouement du grélot; mais j'ai perdu lé hochet.
Le Courtisan. - Misérable!
Fontignac. - Plus dé quartier, sandis. Quand un homme a lé bras disloqué, né faut-il pas lé rémettre? Céla s'en va-t-il sans doulur? et né va-t-on pas son train? Cé n'est pas le bras à vous, c'est la tête qu'il faut vous rémettre! tête dé coutisan, cadédis, qué jé vous garantis aussi disloquée à sa façon, qu'aucun bras lé peut être. Vous criérez: Mais jé vous aime, et jé vous avertis qué jé suis sourd.
Le Courtisan. - Si j'en croyais ma colère...
Fontignac. - Eh! cadédis, qu'en feriez-vous? Lé moucheron à présent vous combattrait à force égale.
Le Courtisan. - Retirez-vous, insolent que vous êtes, retirez-vous.
Fontignac. - Pour lé moins entamons lé sujet.
Le Courtisan. - Laissez-moi, vous dis-je; mon plus grand malheur est de vous voir ici.
Scène III
Le Courtisan, Fontignac, Blaise
Blaise. - Queu tintamarre est-ce que j'entends là? En dirait d'un papillon qui bourdonne. Qu'avez-vous donc qui vous fâche?
Le Courtisan. - C'est ce coquin que tu vois qui vient de me dire tout ce qu'il y a de plus injurieux au monde.
Fontignac et Blaise se font des mines d'intelligence.
Blaise. - Qui, li?
Fontignac. - Hélas! maîtré Blaise, vous savez lé dessein qué j'avais. Monsieur a cru qué jé l'avais piqué, quand jé né faisais encore qu'approcher ma lancetté pour lui tirer lé mauvais sang que vous lui connaissez.
Blaise. - C'est qu'ou êtes un maladroit; il a bian fait de retirer le bras.
Le Courtisan. - La vue de cet impudent-là m'indigne.
Blaise. - Jarnigué! et moi itou. Il li appartient bian de fâcher un mignard comme ça, à cause qu'il n'est qu'un petit bout d'homme. Eh bian, qu'est-ce? Moyennant la raison, il devianra grand.
Le Courtisan. - Eh! je t'assure que ce n'est pas la raison qui me manque.
Blaise. - Eh! morgué, quand alle vous manquerait, j'en avons pour tous deux, moi; ne vous embarrassez pas.
Le Courtisan. - Quoi qu'il en soit, je te suis obligé de vouloir bien prendre mon parti.
Blaise. - Tenez, il m'est obligé, ce dit-il. Y a-t-il rian de si honnête? Il n'est déjà pus si glorieux comme dans ce vaissiau où il ne me regardait pas. Morgué, ça me va au coeur: allons, qu'en se mette à genoux tout à l'heure pour li demander pardon, et qu'an se baisse bian bas pour être à son niviau.
Le Courtisan. - Qu'il ne m'approche pas.
Blaise, à Fontignac. - Mais, malheureux; que li avez-vous donc dit, pour le rendre si rancunier?
Fontignac. - Il né m'a pas donné lé temps, vous dis-je. Quand vous êtes vénu, jé né faisais que peloter; jé lé préparais.
Blaise, au Courtisan. - Faut que j'accomode ça moi-même; mais comme je ne savons pas voute vie, je le requiens tant seulement pour m'en bailler la copie. Vous le voulez bian? Je manierons ça tout doucettement, à celle fin que ça ne vous apporte guère de confusion. Allons, Monsieur de Fontignac, s'il y a des bêtises dans son histoire, qu'en les raconte bian honnêtement. Où en étiez-vous?
Le Courtisan. - Je ne saurais souffrir qu'il parle davantage.
Blaise. - Je ne prétends pas qu'il vous parle à vous, car il n'en est pas daigne; ce sera à moi qu'il parlera à l'écart.
Fontignac. - J'allais tomber sur les emprunts dé Monsieur.
Le Courtisan. - Et que t'importent mes emprunts, dis?
Blaise, au Courtisan. - Ne faites donc semblant de rian. (A Fontignac.) Vous rapportez des emprunts: qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rende?
Fontignac. - Sans doute; mais il était trop généreux pour payer ses dettes.
Blaise. - Tenez, cet étourdi qui reproche aux gens d'être généreux! (Au Courtisan.) Stapendant je n'entends pas bian cet acabit de générosité-là; alle a la phisolomie un peu friponne.
Le Courtisan. - Je ne sais ce qu'il veut dire.
Fontignac. - Jé m'expliqué: c'est qué Monsieur avait lé coeur grand.
Blaise. - Le coeur grand! Est-ce que tout y tenait? le bian de son prochain et le sian?
Fontignac. - Tout juste. Les grandes âmes donnent tout, et né restituent rien, et la noblessé dé la sienne étouffait sa justice.
Blaise, au Courtisan. - Eh! j'aimerais mieux que ce fût la justice qui eût étouffé la noblesse.
Fontignac. - D'autant plus qué cetté noblesse est cause qué l'on rafle la tavlé dé ses créanciers pour entréténir la magnifience dé la sienne.
Blaise, au Courtisan. - Qu'est-ce que c'est que cette avaleuse de magnificence? ça ressemble à un brochet dans un étang. Vous n'avez pas été si méchamment goulu que ça, peut-être?
Le Courtisan, triste. - J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter cet inconvénient-là.
Blaise. - Hum! vous varrez qu'ou aurez grugé queuque poisson.
Fontignac. - Là-bas si vous l'aviez vu caresser tout lé monde, et verbiager des compliments, promettré tout et né ténir rien!
Le Courtisan. - J'entends tout ce qu'il dit.
Blaise. - C'est qu'il parle trop haut. Il me chuchote qu'ou étiez un donneur de galbanum; mais il ne sait pas qu'ou l'entendez.
Fontignac. - Qué dités-vous dé ces gens qui n'ont qué des mensonges sur lé visage?
Blaise, au Courtisan. - Morgué! je vous en prie, ne portez plus comme ça des bourdes sur la face.
Fontignac. - Des gens dont les yeux ont pris l'arrangement dé dire à tout lé monde: Jé vous aime?...
Blaise, au Courtisan. - Ca est-il vrai que vos yeux ont arrangé de vendre du noir?
Fontignac. - Des gens enfin qui, tout en emvrassant lé suvalterne, né lé voient seulement pas. Cé sont des caresses machinales, des bras à ressort qui d'eux-mêmes viennent à vous sans savoir cé qu'ils font.
Blaise, au Courtisan. - Ahi! ça me fâche. Il dit qué vos bras ont un ressort avec lequeul ils embrassont les gens sans le faire exprès. Cassez-moi ce ressort-là; en dirait d'un torne-broche quand il est monté.
Fontignac. - Cé sont des paroles qui leur tombent dé la bouche; des ritournelles, dont cependant l'inférieur va sé vantant, et qui lui donnent lé plaisir d'en devenir plus sot qu'à l'ordinaire.
Blaise. - Velà de sottes gens que ces sots-là! Qu'en dites-vous? A-t-il raison?
Le Courtisan. - Que veux-tu que je lui réponde, dès qu'il a perdu tout respect pour un homme de ma condition?
Blaise. - Morgué, Monsieur de Fontignac, ne badinez pas sur la condition.
Fontignac. - Jé né parle qué dé l'homme, et non pas du rang.
Blaise. - Ah! ça est honnête, et vous devez être content de la diffarance; car velà, par exemple, un animal chargé de vivres: et bian! les vivres sont bons, je serais bian fâché d'en médire; mais de ceti-là qui les porte, il n'y a pas de mal à dire que c'est un animal, n'est-ce pas?
Fontignac. - Si Monsieur lé permettait, jé finirais par lé récit dé son amitié pour ses égaux.
Blaise, au Courtisan. - De l'amiquié? oui-da, baillez-li cette libarté-là, ça vous ravigotera.
Fontignac. - Un jour vous vous trouviez avec un dé ces Messieurs. Jé vous entendais vous entréfriponner tous deux. Rien dé plus affétueux qué vos témoignages d'affétion réciproque. Jé tâchai dé réténir vos paroles, et j'en traduisis un pétit lamveau. Sandis! lui disiez-vous, jé n'estime à la cour personne autant qué vous; jé m'en fais fort, jé lé dis partout, vous devez lé savoir; cadédis, j'aime l'honnur, et vous en avez. De ces discours en voici la traduction: Maudit concurrent dé ma fortune, jé té connais, tu né vaux rien; tu mé perdrais si tu pouvais mé perdre, et tu penses qué j'en ferais dé même. Tu n'as pas tort; mais né lé crois pas, s'il est possible. Laissé-toi duper à mes expressions. Jé mé travaille pour en trouver qui té persuadent, et jé mé montre persuadé des tiennes. Allons, tâche dé mé croire imvécile, afin dé lé dévenir à ton tour; donné-moi ta main, qué la mienne la serre. Ah! sandis, qué jé t'aime! Régarde mon visage et touté la tendressé dont jé lé frelate. Pense qué jé t'affétionne, afin dé né mé plus craindre. Dé grâce, maudit fourbe, un peu dé crédulité pour ma mascarade. Permets qué jé t'endorme, afin qué jé t'en égorge plus à mon aise.
Blaise. - Tout ça ne voulait donc dire qu'un coup de coutiau? Ou avez donc le coeur bien traîtreux, vous autres!
Le Courtisan. - Aujourd'hui il dit du mal de moi; autrefois il faisait mon éloge.
Fontignac. - Ah! lé fourbe qué j'étais! Monsieur, jé les ai pleuré ces éloges, jé les ai pleuré, lé coquin vous louait, et né vous en estimait pas davantagé.
Blaise. - Ça est vrai, il m'a dit qu'il vous attrapait comme un innocent.
Fontignac. - Jé vous berçais, vous dis-jé. Jé vous voyais affamé dé dupéries, vous en démandiez à tout le monde: donnez-m'en. Jé vous en donnais, jé vous en gonflais, j'étais à même: la fiction mé fournissait mes matières; c'était lé moyen dé n'en pas manquer.
Le Courtisan. - Ah! que viens-je d'entendre?
Fontignac, à Blaise. - Cet emvarras qui lé prend serait-il l'avant-coureur de la sagesse?
Blaise. - Faut savoir ça. (Au Courtisan.) Voulez-vous à cette heure qu'il vous demande pardon? Etes-vous assez robuste pour ça?
Le Courtisan. - Non, il n'est plus nécessaire. Je ne le trouve plus coupable
Blaise. - Tout de bon? (A Fontignac.) Chut! ne dites mot; regardez aller sa taille, alle court la poste. Ahi! encore un chiquet; courage! Que ces courtisans ont de peine à s'amender! Bon! le velà à point: velà le niviau. (Il le mesure avec lui.)
Le Courtisan, qui a rêvé, leur tend la main à tous deux. - Fontignac, et toi, mon ami Blaise, je vous remercie tous deux.
Blaise. - Oh! oh! vous vous amendiez donc en tapinois? Morgué! vous revenez de loin!
Fontignac. - Sandis; j'en suis tout extasié; il faut qué jé vous quitte, pour en porter la nouvelle à la fille du Gouvernur.
Blaise, à Fontignac. - C'est bian dit, courez toujours. Au Courtisan. Alle vous aimera comme une folle.
Scène IV
Le Courtisan, Blaise, Blectrue, Le Poète, Le Philosophe
Blectrue. - Arrête! arrête!
Le Courtisan se saisit du Philosophe et Blaise du Poète.
Blaise. - D'où viant donc ce tapage-là?
Blectrue. - C'est une chose qui mérite une véritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites créatures-là; car ils ne veulent rien faire pour elles.
Le Courtisan, au Philosophe. - Quoi! vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-être de tous les hommes le plus frappé d'illusion et de folie, retrouve la raison? Un philosophe plus égaré qu'un courtisan! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science où l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde?
Le Philosophe. - Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire: mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-là qui a l'audace de faire des vers où il me satirise.
Blectrue. - Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requête, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa liberté; et j'y étais moi-même accommodé on ne peut pas mieux.
Blaise. - Misérable petit faiseur de varmine! C'est un var qui en fait d'autres mais morgué! que vous avais-je fait pour nous mettre dans une requête qui nous blâme?
Le Poète. - Moi, je ne vous veux pas de mal.
Le Courtisan. - Pourquoi donc nous en faites-vous?
Le Poète. - Point du tout; ce sont des idées qui viennent et qui sont plaisantes; il faut que cela sorte; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les écrire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu à vos dépens, à la vérité; mais c'est ce qui en fait tout le sel; et à cause que j'ai mis quelque épithète un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colère. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux? Ils sont heureux.
Le Philosophe. - Poète insolent!
Le Poète, se débattant entre les mains du Courtisan. - Il faut que mon épigramme soit bonne, car il est bien piqué.
Le Courtisan. - Faire des vers en cet état-là! cela n'est pas concevable.
Blaise. - Faut que ce soit un acabit d'esprit enragé.
Le Courtisan. - Ils se battront, si on les lâche.
Blectrue. - Vraiment je suis arrivé comme ils se battaient; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui: mais je vais les séparer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les étouffer. Donnez-moi-les, que je les confie à un autre.
Le Philosophe. - Qu'est-ce que cela signifie? Nous enfermer? je ne le veux point.
Blaise. - Tenez, ne velà-t-il pas un homme bian peigné pour dire: je veux!
Le Philosophe. - Ah! tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guéri?
Blaise. - En devenant sage. (Aux autres.) Laissez-nous un peu dire.
Le Philosophe. - Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse?
Blaise. - C'est de n'être pas fou.
Le Philosophe. - Mais je ne suis pas fou, moi; et je ne guéris pourtant pas.
Le Poète. - Ni ne guériras.
Blaise, au poète. - Taisez-vous, petit sarpent. (Au Philosophe.) Vous dites que vous n'êtes pas fou, pauvre rêveux: qu'en savez-vous si vous ne l'êtes pas? Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose?
Blectrue. - Fort bien.
Le Philosophe. - Fort mal; car ce manant est donc fou aussi.
Blaise. - Eh! pourquoi ça?
Le Philosophe. - C'est que tu ne crois pas l'être.
Blaise. - Eh bian! morgué, me velà pris; il a si bian ravaudé ça que je n'y connais pus rian; j'ons peur qu'il ne me gâte.
Le Courtisan. - Crois-moi, ne te joue point à lui. Ces gens-là sont dangereux.
Blaise. - C'est pis que la peste. Emmenez ce marchand de çarvelle, et fourrez-moi ça aux Petites-Maisons ou bian aux Incurables.
Le Philosophe. - Comment, on me fera violence?
Blectrue. - Allons, suivez-moi tous deux.
Le Poète. - Un poète aux Petites-Maisons!
Blaise. - Eh! pargué, c'est vous mener cheux vous.
Blectrue. - Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne.
Blaise. - Ça fait compassion. (Au Courtisan, à part.)
Tenez-vous grave, car j'aparçois la damoiselle d'ici qui vous contemple. Souvenez-vous de voute gloire, et aimez-la bian fiarement.
Scène V
Floris, le Courtisan, Blaise
Floris. - Enfin, le ciel a donc exaucé nos voeux.
Le Courtisan. - Vous le voyez, Madame.
Blaise. - Ah! c'était biau à voir!
Floris. - Que vous êtes aimable de cette façon-là!
Le Courtisan. - Je suis raisonnable, et ce bien-là est sans prix; mais, après cela, rien ne me flatte tant, dans mon aventure, que le plaisir de pouvoir vous offrir mon coeur.
Blaise. - Ah! nous y velà avec son coeur qui va bailler... Apprenez-li un peu son devoir de criauté.
Le Courtisan. - De quoi ris-tu donc?
Blaise. - De rian, de rian; vous en aurez avis. Dites, Madame; je m'arrête ici pour voir comment ça fera.
Floris. - Vous m'offrez votre coeur, et c'est à moi à vous offrir le mien.
Le Courtisan. - Je me rappelle en effet d'avoir entendu parler ma soeur dans ce sens-là. Mais en vérité, Madame, j'aurais bien honte de suivre vos lois là-dessus: quand elles ont été faites, vous n'y étiez pas; si on vous avait vue, on les aurait changées.
Blaise. - Tarare! on en aurait vu mille comme elle, que ça n'aurait rian fait. Guarissez de cette autre infirmité-là.
Floris. - Je vous conjure, par toute la tendresse que je sens pour vous, de ne me plus tenir ce langage-là.
Blaise. - Ça nous ravale trop: je sommes ici la force, et velà la faiblesse.
Floris. - Souvenez-vous que vous êtes un homme, et qu'il n'y aurait rien de si indécent qu'un abandon si subit à vos mouvements. Votre coeur ne doit point se donner; c'est bien assez qu'il se laisse surprendre. Je vous instruis contre moi; je vous apprends à me résister, mais en même temps à mériter ma tendresse et mon estime. Ménagez-moi donc l'honneur de vous vaincre; que votre amour soit le prix du mien, et non pas un pur don de votre faiblesse: n'avilissez point votre coeur par l'impatience qu'il aurait de se rendre; et pour vous achever l'idée de ce que vous devez être, n'oubliez pas qu'en nous aimant tous deux, vous devenez, s'il est possible, encore plus comptable de ma vertu que je ne la suis moi-même.
Blaise. - Pargué! vélà des lois qui connaissont bian la femme, car ils ne s'y fiont guère.
Le Courtisan. - Il faut donc se rendre à ce qui vous plaît, Madame?
Floris. - Oui, si vous voulez que je vous aime.
Le Courtisan, avec transport. - Si je le veux, Madame? mon bonheur...
Floris. - Arrêtez, de grâce, je sens que je vous mépriserais.
Blaise. - Tout bellement; tenez voute amour à deux mains: vous allez comme une brouette.
Floris. - Vous me forcerez à vous quitter.
Le Courtisan. - J'en serais bien fâché.
Blaise. - Que ne dites-vous que vous en serez bien aise?
Le Courtisan. - Je ne saurais parler comme cela.
Floris. - Vous ne sauriez donc vous vaincre? Adieu, je vous quitte; mon penchant ne serait plus raisonnable.
Blaise. - Ne vélà-t-il pas encore une taille qui va dégringoler?
Le Courtisan, à Floris qui s'en va. - Madame, écoutez-moi: quoique vous vous en alliez, vous voyez bien que je ne vous arrête point; et assurément vous devez, ce me semble, être contente de mon indifférence. Quand même vous vous en iriez tout à fait, j'aurais le courage de ne vous point rappeler.
Floris. - Cette indifférence-là ne me rebute point; mais je ne veux point la fatiguer à présent, et je me retire.
Scène VI
Le Courtisan, Blaise
Le Courtisan, soupirant. - Ah!
Blaise. - Ne bougez pas; consarvez voute dignité humaine; aussi bian, je vous tians par le pourpoint.
Le Courtisan. - Mais, mon cher Blaise, elle est pourtant partie.
Blaise. - Qu'alle soit; alle a d'aussi bonnes jambes pour revenir que pour s'en aller.
Le Courtisan. - Si tu savais combien je l'aime!
Blaise. - Ah! je vous parmets de me conter ça à moi, et il n'y a pas de mal à l'aimer en cachette; ça est honnête; et mêmement ils disont ici que pus en aime sans le dire, et pus ça est biau; car en souffre biaucoup, et c'est cette souffrance-là qui est daigne de nous, disont-ils. Cheux nous les femmes de bian ne font pas autre chose. N'avons-je pas une maîtresse itou, moi? une jolie fille, qui me poursuit avec des civilités et de petits mots qui sont si friands? Mais, morgué, je me tians coi. Je vous la rabroue, faut voir! Alle n'aura la consolation de me gagner que tantôt. Morgué! tenez, je l'aparçois qui viant à moi. Je vas tout à cette heure vous enseigner un bon exemple. Je sis pourtant affollé d'elle. Stapendant, regardez-moi mener ça. Voyez la suffisance de mon comportement. Boutez-vous: là, sans mot dire.
Scène VII
Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire
Fontignac, au Courtisan. - Permettez, Monsieur, qué jé parle à Blaise, et lui présente une réquête dont voici lé sujet. (En montrant l'insulaire.)
Blaise. - Ah! ah! Monsieur de Fontignac, ou êtes un fin marle, vous voulez me prendre sans vart. Eh bian! le sujet de voute requête, à quoi prétend-il!
Fontignac. - D'abord à votre coeur, ensuite à votre main.
L'Insulaire. - Voilà ce que c'est.
Blaise. - C'est coucher bien gros tout d'une fois. Voilà bian des affaires. Traite-t-on du coeur d'un homme comme de ceti-là d'une femme? faut bian d'autres çarimonies.
Fontignac. - Jé mé suis pourtant fait fort dé votré consentement.
L'Insulaire. - J'ai compté sur l'amitié que vous avez pour Fontignac.
Blaise. - Oui; mais voute compte n'est pas le mian: j'avons une autre arusmétique.
Fontignac. - Né vous en défendez point. Il est temps qué votre modestie cède la victoire. Jé sais qu'ellé vous plaît, cetté tendre et charmante fille.
Blaise. - Eh! mais, en vérité, taisez-vous donc, vous n'y songez pas. Il me viant des rougeurs que je ne sais où les mettre.
L'Insulaire. - Mon dessein n'est pas de vous faire de la peine: et s'il est vrai que vous ne puissiez avoir du retour...
Blaise. - Je ne dis pas ça.
Fontignac. - Achévons donc. Qué tant dé mérite vous touche!
Blaise, au Courtisan. - En avez-vous assez vu? Ca commence à me rendre las. Je vais signer la requête.
Le Courtisan. - Finis.
Fontignac. - L'ami Blaise, j'entends qué Monsieur vous encourage.
Blaise, à l'Insulaire. - Morgué! il n'y a donc pus de répit; ou êtes bian pressée, ma mie?
L'Insulaire. - N'est-ce pas assez disputer?
Blaise. - Eh bian! ce coeur, pisque vous le voulez tant, ou avez bian fait de le prendré, car, jarnicoton! je ne vous l'aurais pas baillé.
L'Insulaire. - Me voilà contente.
Blaise, voyant Floris. - Tant mieux. Mais ne causons pus; velà une autre amoureuse qui viant. (Au Courtisan.) Préparez-li une bonne moue, et regardéz-moi-la par-dessus les épaules.
Scène VIII
Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire, Floris
Floris. - Je reviens. Je n'étais sortie que pour vous éprouver, et vous n'avez que trop bien soutenu cette épreuve. Votre indifférence même commence à m'alarmer.
Le Courtisan la regarde sans rien dire.
Blaise, à Floris. - Vous n'êtes pas encore si malade.
Floris. - Faites-moi la grâce de me répondre.
Le Courtisan. - J'aurais peur de finir vos alarmes, que je ne hais point.
Blaise. - Ca est bon; ça tire honnêtement à sa fin.
Floris. - Mes alarmes que vous ne haïssez point? Expliquez-vous plus clairement.
Le Courtisan la regarde sans répondre.
Blaise. - Morgué! velà des yeux bian clairs!
Floris. - Ils me disent que vous m'aimez.
Blaise. - C'est qu'ils disent ce qu'ils savent.
Fontignac. - Cé sont des échos.
Floris. - Les en avouez-vous?
Le Courtisan. - Vous le voyez bien.
Blaise. - Ca est donc bâclé?
Floris. - Oui, cela est fait: en voilà assez; et je me charge du reste auprès de mon père.
Fontignac. - Vous n'irez pas lé chercher, car il entre.
Scène IX
Le Gouverneur, Parmenès, Floris, L'Insulaire, Le Courtisan, La Comtesse, Fontignac, Spinette, Le Paysan
La Comtesse. - Oui, Seigneur, mettez le comble à vos bienfaits: je vous ai mille obligations; joignez-y encore la grâce de m'accorder votre fils.
Le Gouverneur. - Vous lui faites honneur, et je suis charmé que vous l'aimiez.
La Comtesse. - Tendrement.
Blaise. - En rirait bian dans noute pays de voir ça.
Le Gouverneur. - Mais c'est pourtant à vous à décider, mon fils; aimez-vous Madame?
Parmenès, honteusement. - Oui, mon père.
Floris. - J'ai besoin de la même grâce, mon père, et je vous demande Alvarès.
Le Gouverneur. - Je consens à tout. (En montrant Spinette.) Et cette jolie fille?
Blaise. - Je vas faire son compte. (A Fontignac.) Vous m'avez tantôt présenté une requête, Fontignac; je vous la rends toute brandie pour noute amie Spinette. Que dites-vous à ça?
Fontignac. - Jé rougis sous lé chapeau.
Blaise. - Ça veut dire: tope. Où est donc le notaire pour tous ces mariages, et pour écrire le contrat?
Le Gouverneur. - Nous n'en avons point d'autre ici que la présence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites. Puissent les dieux vous combler de leurs faveurs! Quelqu'uns de vos camarades languissent encore dans leur malheur; je vous exhorte à ne rien oublier pour les en tirer. L'usage le plus digne qu'on puisse faire de son bonheur, c'est de s'en servir à l'avantage des autres. Que des fêtes à présent annoncent la joie que nous avons de vous voir devenus raisonnables.
Divertissement
M. Legrand chante.
Livrez-vous, jeunes coeurs, au dieu de la tendresse;
Vous pouvez, sans faiblesse,
Former d'amoureux sentiments.
La Raison, dont les lois sont prudentes et sages,
Ne vous défend pas d'être amants,
Mais d'être amants volages.
I. Menuet
dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Labatte.
Mlle Legrand chante.
Quel plaisir de voir l'Amour,
Dans cet heureux séjour,
A la Raison faire sa cour!
Que ses armes
Ont pour nous de charmes!
Tous nos désirs,
Tous nos soupirs
Sont des plaisirs.
II. Menuet
dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Legrand.
Mlle Labatte chante.
Jamais aucun regret ne vient troubler nos coeurs,
Dans cette île charmante,
D'une flamme innocente
Nous y ressentons les ardeurs,
Et la Raison gouverne les faveurs
Que l'Amour nous présente.
Vaudeville
I. Couplet par M. Dufresne.
Toi qui fais l'important,
Ta superbe apparence,
Tes grands airs, ta dépense,
Séduisent un peuple ignorant;
Tu lui parais un colosse, un géant.
Ici, ta grandeur cesse;
On voit ta petitesse,
Ton néant, ta bassesse;
Tu n'es enfin, chez la Raison,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
II. Couplet par M. Du Mirail.
Philosophe arrogant,
Qui te moques sans cesse
De l'humaine faiblesse,
Tu t'applaudis d'en être exempt:
Dans l'univers tu te crois un géant.
Par la moindre disgrâce,
Ton courage se passe,
Ta fermeté se lasse.
Tu n'es plus, avec ta raison,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
III. Couplet par Mlle Jouvenot.
Mortel indifférent,
Qui sans cesse déclames
Contre les douces flammes
Que fait sentir le tendre enfant,
Auprès de lui tu te crois un géant.
Qu'un bel oeil se présente,
Sa douceur séduisante
Rend ta force impuissante.
Tu n'es plus, contre Cupidon,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
IV. Couplet par Mlle Legrand.
Qu'un nain soit opulent,
Malgré son air grotesque
Et sa taille burlesque,
Grâce à Plutus, il paraît grand:
L'or et l'argent de lui font un géant,
Mais sans leur assistance,
La plus belle prestance
Perd son crédit en France;
Et l'on n'est, quand Plutus dit non,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
V. Couplet par Mlle Quinault.
Que tu semblais ardent,
Mari, quand tu pris femme!
De l'excès de ta flamme
Tu lui parlais à chaque instant:
Avant l'hymen, tu te croyais géant.
Six mois de mariage
De ce hardi langage
T'ont fait perdre l'usage.
Tu n'es plus, pauvre fanfaron,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
VI. Couplet par M. Quinault.
Il n'y a pas longtemps
Que j'avais la barlue.
Ma foi, j'étais bian grue!
Chez vous, Messieurs les courtisans,
Je croyais voir les plus grands des géants.
Aujourd'hui la leunette
Que la raison me prête
Rend ma visière nette.
Je vois dans toutes vos façons,
Des petits garçons,
Des embryons,
Des myrmidons.
VII. Couplet par Mlle Quinault, au parterre.
Partisans du bon sens,
Vous, dont l'heureux génie
Fut formé par Thalie,
Nous en croirons vos jugements.
Chez vous, des nains ne sont point des géants.
Si notre comédie
Par vous est applaudie,
Nous craindrons peu l'envie,
Vous contraindrez, par vos leçons,
Les petits garçons,
Les embryons,
Les myrmidons.
La Seconde surprise de l'amour
Comédie en trois actes, en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens français le 31 décembre 1727
A son Altesse sérénissime Madame la Duchesse du Maine
Madame,
Je ne m'attendais pas que mes ouvrages dussent jamais me procurer l'honneur infini d'en dédier un à Votre Altesse Sérénissime. Rien de tout ce que j'étais capable de faire ne m'aurait paru digne de cette fortune-là. Quelle proportion, aurais-je dit, de mes faibles talents et de ceux qu'il faudrait pour amuser la délicatesse d'esprit de cette Princesse! Je pense encore de même; et cependant, aujourd'hui, vous me permettez de vous faire un hommage de la Surprise de l'amour. On a même vu Votre Altesse Sérénissime s'y plaire, et en applaudir les représentations. Je ne saurais me refuser de le dire aux lecteurs, et je puis effectivement en tirer vanité; mais elle doit être modeste, et voici pourquoi: les esprits aussi supérieurs que le vôtre, Madame, n'exigent pas dans un ouvrage toute l'excellence qu'ils y pourraient souhaiter; puis indulgents que les demi-esprits, ce n'est pas au poids de tout leur goût qu'ils le pèsent pour l'estimer. Ils composent, pour ainsi dire, avec un auteur; ils observent avec finesse ce qu'il est capable de faire, eu égard à ses forces; et s'il le fait, ils sont contents, parce qu'il a été aussi loin qu'il pouvait aller; et voilà positivement le cas où se trouve la Surprise de l'amour. Madame, Votre Altesse Sérénissime a jugé qu'elle avait à peu près le degré de bonté que je pouvais lui donner, et cela vous a suffi pour l'approuver, car autrement comment m'auriez-vous fait grâce? Ne sait-on pas dans le monde toute l'étendue de vos lumières? Combien d'habiles auteurs ne doivent-ils pas la beauté de leurs ouvrages à la sûreté de votre critique! La finesse de votre goût n'a pas moins servi les lettres que votre protection a encouragé ceux qui les ont cultivées; et ce que je dis là, Madame, ce n'est ni l'auguste naissance de Votre Altesse Sérénissime, ni le rang qu'Elle tient qui me le dicte, c'est le public qui me l'apprend, et le public ne surfait point. Pour moi, il ne me reste là-dessus qu'une réflexion à faire; c'est qu'il est bien doux, quand on dédie un livre à une Princesse, et qu'on aime la vérité, de trouver en Elle autant de qualités réelles que la flatterie oserait en feindre. Je suis, avec un très profond respect,
Madame,
de Votre Altesse Sérénissime,
le très humble et très obéissant serviteur,
DE MARIVAUX.
Acteurs
La Marquise, veuve.
Le Chevalier.
Le Comte.
Lisette, suivante de la Marquise.
Lubin, valet du Chevalier.
Monsieur Hortensius, pédant.
Acte premier
Scène première
La Marquise, Lisette
La Marquise entre tristement sur la scène; Lisette la suit sans qu'elle le sache.
La Marquise, s'arrêtant et soupirant. - Ah!
Lisette, derrière elle. - Ah!
La Marquise. - Qu'est-ce que j'entends là? Ah! c'est vous?
Lisette. - Oui, Madame.
La Marquise. - De quoi soupirez-vous?
Lisette. - Moi? de rien: vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même.
La Marquise. - Fort bien; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre?
Lisette. - Qui me l'a dit, Madame? Vous m'appelez, je viens; vous marchez, je vous suis: j'attends le reste.
La Marquise. - Je vous ai appelée, moi?
Lisette. - Oui, Madame.
La Marquise. - Allez, vous rêvez; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous.
Lisette. - Retournez-vous-en! les personnes affligées ne doivent point rester seules, Madame.
La Marquise. - Ce sont mes affaires; laissez-moi.
Lisette. - Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse.
La Marquise. - Ma tristesse me plaît.
Lisette. - Et c'est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin.
La Marquise. - Ah! voyons donc où cela ira.
Lisette. - Pardi! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous.
La Marquise. - Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu; pour m'empêcher d'être triste, il me met en colère.
Lisette. - Eh bien, cela distrait toujours un peu: il vaut mieux quereller que soupirer.
La Marquise. - Eh! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie.
Lisette. - Vous devez, dites-vous? Oh! vous ne payerez jamais cette dette-là; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse.
La Marquise. - Eh! ce que je dis là n'est que trop vrai: il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus; après deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime; ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois après!
Lisette. - Un mois! c'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours; c'est cela qui est piquant.
La Marquise. - J'ai tout perdu, vous dis-je.
Lisette. - Tout perdu! Vous me faites trembler: est-ce que tous les hommes sont morts?
La Marquise. - Eh! que m'importe qu'il reste des hommes?
Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là? Que le ciel les conserve! ne méprisons jamais nos ressources.
La Marquise. - Mes ressources! A moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison!
Lisette. - Comment donc par un effort de raison? Voilà une pensée qui n'est pas de ce monde; mais vous êtes bien fraîche pour une personne qui se fatigue tant.
La Marquise. - Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter.
Lisette. - Ah çà, Madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde; voyez ce que c'est: quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n'étiez pas si belle; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie; cela vous réussit on ne peut pas mieux.
La Marquise. - Que vous êtes folle! je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit.
Lisette. - N'auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point? car vous avez le teint bien reposé; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de Madame.
La Marquise. - Qu'est-ce que tu vas faire? Je n'en veux point.
Lisette. - Vous n'en voulez point! vous refusez le miroir, un miroir, Madame! Savez-vous bien que vous me faites peur? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela: il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. (On apporte la toilette. Elle prend un siège.) Allons, Madame, mettez-vous là, que je vous ajuste: tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir.
La Marquise. - Oh! tu m'ennuies: qu'ai-je besoin d'être mieux que je ne suis? Je ne veux voir personne.
Lisette. - De grâce, un petit coup d'oeil sur la glace, un seul petit coup d'oeil; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement.
La Marquise. - Si tu voulais bien me laisser en repos.
Lisette. - Quoi! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'êtes pas à l'extrémité! cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement? je vous disais que vous étiez plus belle qu'à l'ordinaire; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement.
La Marquise. - Il est vrai que je suis dans un terrible état.
Lisette. - Il n'y a donc qu'à emporter la toilette? La Brie, remettez cela où vous l'avez pris.
La Marquise. - Je ne me pique plus ni d'agrément ni de beauté.
Lisette. - Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis.
La Marquise. - Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable?
Lisette. - Extrêmement changée.
La Marquise. - Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi.
Lisette. - Ah! je respire, vous voilà sauvée: allons, courage, Madame.
On rapporte le miroir.
La Marquise. - Donne le miroir; tu as raison, je suis bien abattue.
Lisette, lui donnant le miroir. - Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là, qui n'est que lys et que rose quand on en a soin? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux: ah! les fripons, comme ils ont encore l'oeillade assassine; ils m'auraient déjà brûlé, si j'étais de leur compétence; ils ne demandent qu'à faire du mal.
La Marquise, rendant le miroir. - Tu rêves; on ne peut pas les avoir plus battus.
Lisette. - Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites: que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours.
La Marquise. - Que me veut son maître? je ne vois personne.
Lisette. - Il faut bien l'écouter.
Scène II
Lubin, La Marquise, Lisette
Lubin. - Madame, pardonnez l'embarras...
Lisette. - Abrège, abrège, il t'appartient bien d'embarrasser Madame!
Lubin. - Il vous appartient bien de m'interrompre, ma mie; est-ce qu'il ne m'est pas libre d'être honnête?
La Marquise. - Finis, de quoi s'agit-il?
Lubin. - Il s'agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m'a dit... ce que votre femme de chambre m'a fait oublier.
Lisette. - Quel original!
Lubin. - Cela est vrai; mais quand la colère me prend, ordinairement la mémoire me quitte.
La Marquise. - Retourne donc savoir ce que tu me veux.
Lubin. - Oh! ce n'est pas la peine, Madame, et je m'en ressouviens à cette heure; c'est que nous arrivâmes hier tous deux à Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n'y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande; que vous ayez à trouver bon qu'il ne vous voie point cette après-dînée, et qu'il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l'incommodité de ses embarras.
Lisette. - Tout ce galimatias-là signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir à présent.
La Marquise. - Sais-tu ce qu'il a à me dire? Car je suis dans l'affliction.
Lubin, d'un ton triste, et à la fin pleurant. - Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l'entretenir un quart d'heure; pour ce qui est d'affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas à la vôtre; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi; nous faisons compassion à tout le monde.
Lisette. - Mais, en effet, je crois qu'il pleure.
Lubin. - Oh! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul; mais je me retiens par honnêteté.
Lisette. - Tais-toi.
La Marquise. - Dis à ton maître qu'il peut venir, et que je l'attends; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu'il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu'il a dû m'acheter. (Elle soupire en s'en allant.) Ah!
Scène III
Lisette, Lubin
Lisette. - La voilà qui soupire, et c'est toi qui en es cause, butor que tu es; nous avons bien affaire de tes pleurs.
Lubin. - Ceux qui n'en veulent pas n'ont qu'à les laisser; ils ont fait plaisir à Madame, et Monsieur le Chevalier l'accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi.
Lisette. - Qu'il s'en garde bien: dis-lui de cacher sa douleur, je ne t'arrête que pour cela; ma maîtresse n'en a déjà que trop, et je veux tâcher de l'en guérir: entends-tu?
Lubin. - Pardi! tu cries assez haut.
Lisette. - Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir?
Lubin. - Ma foi, de rien: moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard.
Lisette. - Le plaisant garçon!
Lubin. - Oui, mon maître soupire parce qu'il a perdu une maîtresse; et comme je suis le meilleur coeur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l'amuser; de sorte que je vais toujours pleurant sans être fâché, seulement par compliment.
Lisette rit. - Ah, ah, ah, ah!
Lubin, en riant. - Eh, eh, eh! tu en ris, j'en ris quelquefois de même, mais rarement, car cela me dérange; j'ai pourtant perdu aussi une maîtresse, moi; mais comme je ne la verrai plus, je l'aime toujours sans en être plus triste. (Il rit.) Eh, eh, eh!
Lisette. - Il me divertit. Adieu; fais ta commission, et ne manque pas d'avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t'ai dit.
Lubin, riant. - Adieu, adieu.
Lisette. - Comment donc! tu me lorgnes, je pense?
Lubin. - Oui-da, je te lorgne.
Lisette. - Tu ne pourras plus te remettre à pleurer.
Lubin. - Gageons que si... Veux-tu voir?
Lisette. - Va-t'en; ton maître t'attendra.
Lubin. - Je ne l'en empêche pas.
Lisette. - Je n'ai que faire d'un homme qui part demain: retire-toi.
Lubin. - A propos, tu as raison, et ce n'est pas la peine d'en dire davantage. Adieu donc, la fille.
Lisette. - Bonjour, l'ami.
Scène IV
Lisette, seule.
Lisette. - Ce bouffon-là est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu'une bibliothèque. Que cet homme-là m'ennuie avec sa doctrine ignorante! Quelle fantaisie a Madame, d'avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur! Que les femmes du monde ont de travers!
Scène V
Hortensius, Lisette
Lisette. - Monsieur Hortensius, Madame m'a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle.
Hortensius. - Je serai ponctuel à obéir, Mademoiselle Lisette; et Madame la Marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendît plus dignes de ma prompte obéissance.
Lisette. - Ah! le joli tour de phrase! Comment! vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l'on sent bien qu'elle part d'un homme qui sait sa rhétorique.
Hortensius. - La rhétorique que je sais là-dessus, Mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l'ont apprise.
Lisette. - Mais ce que vous me dites là est merveilleux; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique.
Hortensius. - Ils ont mis mon coeur en état de soutenir thèse, Mademoiselle; et pour essai de ma science, je vais, si vous l'avez pour agréable, vous donner un petit argument en forme.
Lisette. - Un argument à moi! Je ne sais ce que c'est; je ne veux point tâter de cela: adieu.
Hortensius. - Arrêtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu'il est concluant.
Lisette. - Un syllogisme! Eh! que voulez-vous que je fasse de cela?
Hortensius. - Ecoutez. On doit son coeur à ceux qui vous donnent le leur, je vous donne le mien: ergo, vous me devez le vôtre.
Lisette. - Est-ce là tout? Oh! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez: on ne doit son coeur qu'à ceux qui le prennent; assurément vous ne prenez pas le mien: ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour.
Hortensius, l'arrêtant. - La raison répond...
Lisette. - Oh! pour la raison, je ne m'en mêle point, les filles de mon âge n'ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius; que le ciel vous bénisse, vous, votre thèse et votre syllogisme.
Hortensius. - J'avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautés.
Lisette. - Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautés n'entendent que le français.
Hortensius. - On peut vous les traduire.
Lisette. - Achevez donc, car j'ai hâte.
Hortensius. - Je crois les avoir serrés dans un livre.
Lisette, pendant qu'il cherche, Lisette voit venir la Marquise et dit. - Voilà Madame, laissons-le chercher son papier. (Elle sort.)
Hortensius continue en feuilletant. - Je vous y donne le nom d'Hélène, de la manière du monde la plus poétique, et j'ai pris la liberté de m'appeler le Pâris de l'aventure: les voilà, cela est galant.
Scène VI
La Marquise, Hortensius
La Marquise. - Que voulez-vous dire, avec cette aventure où vous vous appelez Pâris? à qui parliez-vous? Voyons ce papier.
Hortensius. - Madame, c'est un trait de l'histoire des Grecs, dont Mademoiselle Lisette me demandait l'explication.
La Marquise. - Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant: où sont les livres que vous m'avez achetés, Monsieur?
Hortensius. - Je les tiens, Madame, tous bien conditionnés, et d'un prix fort raisonnable; souhaitez-vous les voir?
La Marquise. - Montrez. (Un laquais vient.) Voici Monsieur le Chevalier, Madame.
La Marquise. - Faites entrer. (Et à Hortensius.) Portez-les chez moi, nous les verrons tantôt.
Scène VII
La Marquise, Le Chevalier
Le Chevalier. - Je vous demande pardon, Madame, d'une visite, sans doute, importune; surtout dans la situation où je sais que vous êtes.
La Marquise. - Ah! votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir; puis-je vous rendre quelque service? De quoi s'agit-il? Vous me paraissez bien triste.
Le Chevalier. - Vous voyez, Madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge.
La Marquise. - Que me dites-vous là! Vous m'inquiétez; que vous est-il donc arrivé?
Le Chevalier. - Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable; j'ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais.
La Marquise. - Comment donc! Est-ce qu'elle est morte?
Le Chevalier. - C'est la même chose pour moi. Vous savez où elle s'était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père: il a continué de la persécuter; et lasse; apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s'est liée par des noeuds qu'elle ne peut plus rompre: il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m'a été inutile; j'ai été témoin de mon malheur; j'ai depuis toujours demeuré dans le lieu, il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore.
La Marquise. - En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens.
Le Chevalier. - Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n'êtes que trop affligée vous-même.
La Marquise. - Non, Chevalier, ne vous gênez point; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu; j'aime à voir un coeur estimable car cela est si rare, hélas! Il n'y a plus de moeurs, plus de sentiment dans le monde; moi qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien.
Le Chevalier. - Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m'empêchent pas d'être touché des vôtres.
La Marquise. - J'en suis persuadée; mais venons au reste: que me voulez-vous?
Le Chevalier. - Je ne verrai plus Angélique; elle me l'a défendu, et je veux lui obéir.
La Marquise. - Voilà comment pense un honnête homme, par exemple.
Le Chevalier. - Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même; la lire est la seule grâce que je lui demande; et si, à mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger...
La Marquise, l'interrompant. - Eh! qui est-ce qui en doute? Dès que vous êtes capable d'une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s'en va sans dire; je sais à présent votre caractère comme le mien; les bons coeurs se ressemblent, Chevalier: mais la lettre n'est point cachetée.
Le Chevalier. - Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis: puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage.
La Marquise. - Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci; et la raison de cela, c'est qu'on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent: lisons la lettre.
Elle lit.
"J'avais dessein de vous revoir encore, Angélique; mais j'ai songé que je vous désobligerais, et je m'en abstiens: après tout, qu'aurais-je été chercher? Je ne saurais le dire; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pénétrer jusqu'à mourir."
Répétant les derniers mots, et s'interrompant.
Pour m'en pénétrer jusqu'à mourir! Mais cela est étonnant: ce que vous dites là, Chevalier, je l'ai pensé mot pour mot dans mon affliction; peut-on se rencontrer jusque-là! En vérité, vous me donnez bien de l'estime pour vous! Achevons.
Elle relit.
"Mais c'est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m'échappa contre vous à notre dernière entrevue; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j'étais au désespoir; et dans ce moment-là, je vous aimais trop pour vous rendre justice; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'être; et j'avoue que j'offenserais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce à tout engagement; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon coeur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorâtes."
Après avoir lu, et rendant la lettre.
Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir là, vous n'êtes point à plaindre; quelle lettre! Autrefois le Marquis m'en écrivit une à peu près de même, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fût capable; vous étiez son ami, et je ne m'en étonne pas.
Le Chevalier. - Vous savez combien son amitié m'était chère.
La Marquise. - Il ne la donnait qu'à ceux qui la méritaient:
Le Chevalier. - Que cette amitié-là me serait d'un grand secours, s'il vivait encore!
La Marquise, pleurant. - Sur ce pied-là, nous l'avons donc perdu tous deux.
Le Chevalier. - Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps.
La Marquise. - Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi; à la place de son amitié, je vous donne la mienne.
Le Chevalier. - Je vous la demande de tout mon coeur, elle sera ma ressource; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c'est une espérance consolante que j'emporte en partant.
La Marquise. - En vérité, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre.
Le Chevalier. - Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous.
La Marquise. - Mais effectivement, faites-vous bien de partir? Consultez-vous: il me semble qu'il vous sera plus doux d'être moins éloigné d'Angélique.
Le Chevalier. - Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois.
La Marquise. - Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable.
Le Chevalier. - En vérité, je crois que vous avez raison.
La Marquise. - Nous sommes voisins.
Le Chevalier. - Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun.
La Marquise. - Nous sommes affligés, nous pensons de même.
Le Chevalier. - L'amitié nous sera d'un grand secours.
La Marquise. - Nous n'avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture?
Le Chevalier. - Beaucoup.
La Marquise. - Cela vient encore fort bien; j'ai pris depuis quinze jours un homme à qui j'ai donné le soin de ma bibliothèque; je n'ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper: il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sérieuses, raisonnables; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant: voulez-vous être de la partie?
Le Chevalier. - Voilà qui est fini, Madame; vous me déterminez; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point; j'ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d'obligation! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme, vous avez dans l'esprit une douceur qui m'était nécessaire, et qui me gagne: vous avez renoncé à l'amour et moi aussi; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne.
La Marquise. - Sérieusement, je m'y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du Marquis: allez, Chevalier, faites vite vos affaires; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi; nous nous reverrons tantôt. (Et à part.) En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme.
Scène VIII
Le Chevalier, Lubin
Le Chevalier, seul, un moment. - Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée; que cette femme-là a de mérite! je ne la connaissais pas encore: quelle solidité d'esprit! quelle bonté de coeur! C'est un caractère à peu près comme celui d'Angélique, et ce sont des trésors que ces caractères-là; oui, je la préfère à tous les amis du monde. (Il appelle Lubin.) Lubin! il me semble que je le vois dans le jardin.
Scène IX
Lubin, Le Chevalier
Lubin répond derrière le théâtre. - Monsieur!... (Et puis il arrive très triste.) Que vous plaît-il, Monsieur?
Le Chevalier. - Qu'as-tu donc, avec cet air triste?
Lubin. - Hélas! Monsieur, quand je suis à rien faire, je m'attriste à cause de votre maîtresse, et un peu à cause de la mienne; je suis fâché de ce que nous partons; si nous restions, je serais fâché de même.
Le Chevalier. - Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t'avais ordonné pour notre départ.
Lubin. - Nous ne partons point!
Le Chevalier. - Non, j'ai changé d'avis.
Lubin. - Mais, Monsieur, j'ai fait mon paquet.
Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à le défaire.
Lubin. - J'ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne?
Le Chevalier. - Eh! tais-toi; rends-moi mes lettres.
Lubin. - Ce n'est pas la peine, je les porterai tantôt.
Le Chevalier. - Cela n'est plus nécessaire, puisque je reste ici.
Lubin. - Je n'y comprends rien; c'est donc encore autant de perdu que ces lettres-là? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empêche de partir, est-ce Madame la Marquise?
Le Chevalier. - Oui.
Lubin. - Et nous ne changeons point de maison?
Le Chevalier. - Et pourquoi en changer?
Lubin. - Ah! me voilà perdu.
Le Chevalier. - Comment donc?
Lubin. - Vos maisons se communiquent; de l'une on entre dans l'autre; je n'ai plus ma maîtresse; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agréable; de chez vous j'irai chez elle; crac, me voilà infidèle tout de plain-pied, et cela m'afflige; pauvre Marton! faudra-t-il que je t'oublie?
Le Chevalier. - Tu serais un bien mauvais coeur.
Lubin. - Ah! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d'arriver: car j'y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir; encore si vous aviez la bonté de montrer l'exemple: tenez, la voilà qui vient, Lisette.
Scène X
Lisette, Le Comte, Le Chevalier, Lubin
Le Comte. - J'allais chez vous, Chevalier, et j'ai su de Lisette que vous étiez ici; elle m'a dit votre affliction, et je vous assure que j'y prends beaucoup de part; il faut tâcher de se dissiper.
Le Chevalier. - Cela n'est pas aisé, Monsieur le Comte.
Lubin, faisant un sanglot. - Eh!
Le Chevalier. - Tais-toi.
Le Comte. - Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon?
Le Chevalier. - Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l'avais résolu.
Lubin, riant. - Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette.
Lisette. - Cela est galant: mais, Monsieur le Chevalier, venons à ce qui nous amène, Monsieur le Comte et moi. J'étais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j'en ai entendu une partie sans le vouloir; votre voyage est rompu, ma maîtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maîtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu'elle ne veut pas se consoler, qu'elle soupire et pleure toujours; à la fin elle n'y résistera pas: n'entretenez point sa douleur, tâchez même de la tirer de sa mélancolie; voilà Monsieur le Comte qui l'aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n'a point de répugnance à le voir; ce serait un mariage qui conviendrait, je tâche de le faire réussir; aidez-nous de votre côté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maîtresse elle-même.
Le Chevalier. - Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans répugnance?
Le Comte. - Mais, sans répugnance, cela veut dire qu'elle me souffre; voilà tout.
Lisette. - Et qu'elle reçoit vos visites.
Le Chevalier. - Fort bien; mais s'aperçoit-elle que vous l'aimez?
Le Comte. - Je crois que oui.
Lisette. - De temps en temps, de mon côté, je glisse de petits mots, afin qu'elle y prenne garde.
Le Chevalier. - Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous êtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise? Vous répond-elle d'une façon qui promette quelque chose?
Le Comte. - Jusqu'ici, elle me traite avec beaucoup de douceur.
Le Chevalier. - Avec douceur! Sérieusement?
Le Comte. - Il me le paraît.
Le Chevalier, brusquement. - Mais sur ce pied-là, vous n'avez donc pas besoin de moi?
Le Comte. - C'est conclure d'une manière qui m'étonne.
Le Chevalier. - Point du tout, je dis fort bien; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu'on s'y plaît, et je gâterais peut-être tout si je m'en mêlais: cela va tout seul.
Lisette. - Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n'entends rien.
Le Comte. - J'en suis aussi surpris que vous.
Le Chevalier. - Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu'il pourra: vous le voulez, malgré mes bonnes raisons; je suis votre serviteur et votre ami.
Le Comte. - Non, Monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire; j'irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m'oubliez pas; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois.
Scène XI
Le Chevalier, Lisette, Lubin
Le Chevalier. - Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s'il quittait un rival.
Lubin. - Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies; fournissez-vous toujours, et vive les provisions! n'est-ce pas, Lisette?
Lisette. - Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler à coeur ouvert?
Le Chevalier. - Parlez.
Lisette. - Mademoiselle Angélique est perdue pour vous.
Le Chevalier. - Je ne le sais que trop.
Lisette. - Madame la Marquise est riche, jeune et belle.
Lubin. - Cela est friand.
Le Chevalier. - Après?
Lisette. - Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantôt vous l'avez vue soupirer de ses afflictions, n'auriez-vous pas trouvé qu'elle a bonne grâce à soupirer? je crois que vous m'entendez?
Lubin. - Courage, Monsieur.
Le Chevalier. - Expliquez-vous; qu'est-ce que cela signifie? que j'ai de l'inclination pour elle?
Lisette. - Pourquoi non? je le voudrais de tout mon coeur; dans l'état où je vois ma maîtresse, que m'importe par qui elle en sorte, pourvu qu'elle épouse un honnête homme?
Lubin. - C'est ma foi bien dit, il faut être honnête homme pour l'épouser, il n'y a que les malhonnêtes gens qui ne l'épouseront point.
Le Chevalier, froidement. - Finissons, je vous prie, Lisette.
Lisette. - Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là, que n'allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l'on ne vous voie point? Si vous saviez combien aujourd'hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n'y trouver rien de si triste qu'elle. Tenez, Monsieur, l'ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu'il y a conscience à la promener par le monde. Ce n'est pas là tout: quand vous parlez aux gens, c'est du ton d'un homme qui va rendre les derniers soupirs; ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l'âme, et dont je sens que la mienne est gelée; je n'en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas; vous avez perdu votre maîtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait voeu d'en mourir; c'est fort bien fait, cela édifiera le monde: on parlera de vous dans l'histoire, vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin.
Le Chevalier. - Lisette, je pardonne au zèle que vous avez pour votre maîtresse; mais votre discours ne me plaît point.
Lubin. - Il est incivil.
Le Chevalier. - Mon voyage est rompu; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point; à l'égard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur à votre maîtresse; et s'il est vrai, comme je le préjuge, qu'elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gâtera rien ici.
Lisette. - N'avez-vous que cela à me dire, Monsieur?
Le Chevalier. - Que pourrais-je vous dire davantage?
Lisette. - Adieu, Monsieur; je suis votre servante.
Scène XII
Lubin, Le Chevalier
Le Chevalier, quelque temps sérieux. - Tout ce que j'entends là me rend la perte d'Angélique encore plus sensible.
Lubin. - Ma foi, Angélique me coupe la gorge.
Le Chevalier, comme en se promenant. - Je m'attendais à trouver quelque consolation dans la Marquise, sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable; et la voilà qui va se remarier; à la bonne heure: je la distinguais, et ce n'est qu'une femme comme une autre.
Lubin. - Mettez-vous à la place d'une veuve qui s'ennuie.
Le Chevalier. - Ah! chère Angélique, s'il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c'est de sentir combien vous êtes au-dessus de votre sexe, c'est de voir combien vous méritez mon amour.
Lubin. - Ah! Marton, Marton! je t'oubliais d'un grand courage; mais mon maître ne veut pas que j'achève; je m'en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m'assiste!...
Le Chevalier, se promenant. - Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur.
Lubin. - Lisette m'avait un peu ragaillardi.
Le Chevalier. - Je vais m'enfermer chez moi; je ne verrai que tantôt la Marquise, je n'ai plus que faire ici si elle se marie: suis-je en état de voir des fêtes? En vérité, la Marquise y songe-t-elle? Et qu'est devenue la mémoire de son mari?
Lubin. - Ah! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse d'une mémoire?
Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l'honnêteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens: ne serait-ce pas lui qui entre?
Scène XIII
Hortensius, Lubin, Le Chevalier
Hortensius. - Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, Monsieur; je m'appelle Hortensius. Madame la Marquise, dont j'ai l'avantage de diriger les lectures, et à qui j'enseigne tour à tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans préjudice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m'a fait entendre, Monsieur, le désir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels témoigneront, sans doute, l'excellence et sûreté de votre bon goût; partant, Monsieur, que vous plaît-il qu'il en soit?
Le Chevalier. - Lubin va vous mener à ma bibliothèque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici.
Hortensius. - Soit fait comme vous le commandez.
Scène XIV
Lubin, Hortensius
Hortensius. - Eh bien, mon garçon, je vous attends.
Lubin. - Un petit moment d'audience, Monsieur le docteur Hortus.
Hortensius. - Hortensius, Hortensius; ne défigurez point mon nom.
Lubin. - Qu'il reste comme il est, je n'ai pas envie de lui gâter la taille.
Hortensius, à part. - Je le crois; mais que voulez-vous? il faut gagner la bienveillance de tout le monde.
Lubin. - Vous apprenez la morale et la philosophie à la Marquise?
Hortensius. - Oui.
Lubin. - A quoi cela sert-il, ces choses-là?...
Hortensius. - A purger l'âme de toutes ses passions.
Lubin. - Tant mieux; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là, contre ma mélancolie.
Hortensius. - Est-ce que vous avez du chagrin?
Lubin. - Tant, que j'en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve.
Hortensius. - Vous avez là un puissant antidote: je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu'il ne remédie à rien, et que la raison doit être notre règle dans tous les états.
Lubin. - Ne parlons point de raison, je la sais par coeur, celle-là; purgez-moi plutôt avec de la morale.
Hortensius. - Je vous en dis, et de la meilleure.
Lubin. - Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament; servez-moi de la philosophie.
Hortensius. - Ce serait à peu près la même chose.
Lubin. - Voyons donc les belles-lettres.
Hortensius. - Elles ne vous conviendraient pas: mais quel est votre chagrin?
Lubin. - C'est l'amour.
Hortensius. - Oh! la philosophie ne veut pas qu'on prenne d'amour.
Lubin. - Oui; mais quand il est pris, que veut-elle qu'on en fasse?
Hortensius. - Qu'on y renonce, qu'on le laisse là.
Lubin. - Qu'on le laisse là? Et s'il ne s'y tient pas? car il court après vous.
Hortensius. - Il faut fuir de toutes ses forces.
Lubin. - Bon! quand on a de l'amour, est-ce qu'on a des jambes? la philosophie en fournit donc?
Hortensius. - Elle nous donne d'excellents conseils.
Lubin. - Des conseils? Ah! le triste équipage pour gagner pays!
Hortensius. - Ecoutez, voulez-vous un remède infaillible? vous pleurez une maîtresse, faites-en une autre.
Lubin. - Eh! morbleu, que ne parlez-vous? voilà qui est bon, cela. Gageons que c'est avec cette morale-là que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte?
Hortensius, étonné. - Elle va se marier, dites-vous?
Lubin. - Assurément, et si nous avions voulu d'elle, nous l'aurions eu par préférence, car Lisette nous l'a offert.
Hortensius. - Etes-vous bien sûr de ce que vous me dites?
Lubin. - A telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous êtes un peu pédant, à ce qu'elle dit, et qu'il faut que la Marquise se tienne en joie.
Hortensius, à part. - Bene, bene; je te rends grâce, ô Fortune! de m'avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m'en chasserait; mais je vais soulever un orage qu'on ne pourra vaincre.
Lubin. - Que marmottez-vous là dans vos dents, Docteur?
Hortensius. - Rien, allons toujours chercher les livres, car le temps presse.
Acte II
Scène première
Lubin, Hortensius
Lubin, chargé d'une manne de livres, et s'asseyant dessus. - Ah! je n'aurais jamais cru que la science fût si pesante.
Hortensius. - Belle bagatelle! J'ai bien plus de livres que tout cela dans ma tête.
Lubin. - Vous?
Hortensius. - Moi-même.
Lubin. - Vous êtes donc le libraire et la boutique tout à la fois? Et qu'est-ce que vous faites de tout cela dans votre tête?
Hortensius. - J'en nourris mon esprit.
Lubin. - Il me semble que cette nourriture-là ne lui profite point; je l'ai trouvé maigre.
Hortensius. - Vous ne vous y connaissez point; mais reposez-vous un moment, vous viendrez me trouver après dans la bibliothèque, où je vais faire de la place à ces livres.
Lubin. - Allez, allez toujours devant.
Scène II
Lubin, Lisette
Lubin, un moment seul, et assis. - Ah! pauvre Lubin! J'ai bien du tourment dans le coeur; je ne sais plus à présent si c'est Marton que j'aime ou si c'est Lisette: je crois pourtant que c'est Lisette, à moins que ce ne soit Marton.
Lisette arrive avec quelques laquais qui portent des sièges.
Lisette. - Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les là.
Lubin, assis. - Bonjour, m'amour.
Lisette. - Que fais-tu donc ici?
Lubin. - Je me repose sur un paquet de livres que je viens d'apporter pour nourrir l'esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi.
Lisette. - La sotte nourriture! Quand verrai-je finir toutes ces folies-là? Va, va, porte ton impertinent ballot.
Lubin. - C'est de la morale et de la philosophie; ils disent que cela purge l'âme; j'en ai pris une petite dose, mais cela ne m'a pas seulement fait éternuer.
Lisette. - Je ne sais ce que tu viens me conter; laisse-moi en repos, va-t'en.
Lubin. - Eh! pardi, ce n'est donc pas pour moi que tu faisais apporter des sièges?
Lisette. - Le butor! C'est pour Madame qui va venir ici.
Lubin. - Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t'asseoir un moment, Mademoiselle? Je t'en prie, j'aurais quelque chose à te communiquer.
Lisette. - Eh bien, que me veux-tu, Monsieur?
Lubin. - Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon coeur, et je te confie que j'ai vu la figure de Marton qui en délogeait, et la tienne qui demandait à se nicher dedans; je lui ai dit que je t'en parlerais, elle attend: veux-tu que je la laisse entrer?
Lisette. - Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer; car, dis-moi, que ferais-tu? A quoi cela aboutirait-il? A quoi nous servirait de nous aimer?
Lubin. - Ah! on trouve toujours bien le débit de cela entre deux personnes.
Lisette. - Non, te dis-je, ton maître ne veut point s'attacher à ma maîtresse, et ma fortune dépend de demeurer avec elle, comme la tienne dépend de rester avec le Chevalier.
Lubin. - Cela est vrai, j'oubliais que j'avais une fortune qui est d'avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais à ton gré, c'est dommage que tu n'aies pas la satisfaction de m'aimer à ton aise; c'est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d'avis que j'en touchasse un petit mot à la Marquise? Elle a de l'amitié pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle; ils pourraient fort bien se faire l'amitié de s'épouser par amour, et notre affaire irait tout de suite.
Lisette. - Tais-toi, voici Madame.
Lubin. - Laisse-moi faire.
Scène III
La Marquise, Hortensius, Lisette, Lubin
La Marquise. - Lisette, allez dire là-bas qu'on ne laisse entrer personne; je crois que voilà l'heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah! te voilà, Lubin; où est ton maître?
Lubin. - Je crois, Madame, qu'il est allé soupirer chez lui. La Marquise. - Va lui dire que nous l'attendons.
Lubin. - Oui, Madame; et j'aurai aussi pour moi une petite bagatelle à vous proposer, dont je prendrai la liberté de vous entretenir en toute humilité, comme cela se doit.
La Marquise. - Eh! de quoi s'agit-il?
Lubin. - Oh! presque de rien; nous parlerons de cela tantôt, quand j'aurai fait votre commission.
La Marquise. - Je te rendrai service, si je le puis.
Scène IV
Hortensius, La Marquise
La Marquise, nonchalamment. - Eh bien, Monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du Chevalier?
Hortensius. - Non, Madame, le choix ne m'en paraît pas docte; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d'un ouvrage; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles; ce n'est que de l'esprit, toujours de l'esprit, petitesse qui choque le sens commun.
La Marquise, nonchalante. - Mais de l'esprit! est-ce que les anciens n'en avaient pas?
Hortensius. - Ah! Madame, distinguo; ils en avaient d'une manière... oh! d'une manière que je trouve admirable.
La Marquise. - Expliquez-moi cette manière.
Hortensius. - Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c'est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j'ai retenu les paroles. Représentez-vous, dit-il, une femme coquette: primo, son habit est en pretintailles, au lieu de grâces, je lui vois des mouches; au lieu de visage, elle a des mines; elle n'agit point; elle gesticule; elle ne regarde point, elle lorgne; elle ne marche pas, elle voltige; elle ne plaît point, elle séduit; elle n'occupe point, elle amuse; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c'est à cette impertinente femme que ressemble l'esprit d'à présent, dit l'auteur.
La Marquise. - J'entends bien.
Hortensius. - L'esprit des anciens, au contraire, continue-t-il, ah! c'est une beauté si mâle, que pour démêler qu'elle est belle, il faut se douter qu'elle l'est: simple dans ses façons, on ne dirait pas qu'elle ait vu le monde; mais ayez seulement le courage de vouloir l'aimer, et vous parviendrez à la trouver charmante.
La Marquise. - En voilà assez, je vous comprends: nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers.
Hortensius. - Que le ciel m'en garde, Madame; jamais Hortensius...
La Marquise. - Changeons de discours; que nous lirez-vous aujourd'hui?
Hortensius. - Je m'étais proposé de vous lire un peu du Traité de la patience, chapitre premier, du Veuvage.
La Marquise. - Oh! prenez autre chose; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent.
Hortensius. - Ce que vous dites est probable.
La Marquise. - J'aime assez l'Eloge de l'amitié, nous en lirons quelque chose.
Hortensius. - Je vous supplierai de m'en dispenser, Madame; ce n'est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons à rester ensemble, puisque vous vous mariez avec Monsieur le Comte.
La Marquise. - Moi!
Hortensius. - Oui, Madame, au moyen duquel mariage je deviens à présent un serviteur superflu, semblable à ces troupes qu'on entretient pendant la guerre, et que l'on casse à la paix: je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu'on me réforme.
La Marquise. - Vous tenez là de jolis discours; avec vos passions; il est vrai que vous êtes assez propre à leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode! En vérité, vous êtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc?
Hortensius. - De Mademoiselle Lisette qui l'a dit à Lubin, lequel me l'a rapporté, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m'expulserait d'ici.
La Marquise, étonnée. - Mais qu'est-ce que cela signifie? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a répondu: ne me cachez rien, parlez.
Hortensius. - Madame, je ne sais rien, là-dessus, que de très vague.
La Marquise. - Du vague, voilà qui est bien instructif; voyons donc ce vague.
Hortensius. - Je pense donc que Lisette ne disait à Monsieur le Chevalier que vous épousiez Monsieur le Comte...
La Marquise. - Abrégez les qualités.
Hortensius. - Qu'afin de savoir si ledit Chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-même et se substituer au lieu et place dudit Comte; et même il appert par le récit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur Chevalier.
La Marquise. - Voilà, par exemple, de ces faits incroyables; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens: la voulez-vous? Ah! ah! je m'imagine voir le Chevalier reculer de dix pas à la proposition, n'est-il pas vrai?
Hortensius. - Je cherche sa réponse littérale.
La Marquise. - Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement.
Hortensius. - L'histoire rapporte qu'il s'est d'abord écrié dans sa surprise, et qu'ensuite il a refusé la chose.
La Marquise. - Oh! pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraît très imprudente et très impolie. J'en approuve l'esprit; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie; mais se récrier devant les domestiques, m'exposer à leur raillerie, ah! c'en est un peu trop; il n'y a point de situation qui dispense d'être honnête.
Hortensius. - La remarque critique est judicieuse.
La Marquise. - Oh! je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc! cela m'attaque directement, cela va presque au mépris. Oh! Monsieur le Chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaît! Je ne veux point me marier; mais je ne veux pas qu'on me refuse.
Hortensius. - Ce que vous dites est sans faute. (A part.) Ceci va bon train pour moi. (A la Marquise.) Mais, Madame, que deviendrai-je? Puis-je rester ici? N'ai-je rien à craindre?
La Marquise. - Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans: vous n'avez ici ni Comte ni Chevalier à craindre; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protège. Prenez votre livre, et lisons; je n'attends personne. (Hortensius tire un livre.)
Scène V
Lubin arrive; Hortensius, La Marquise
Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme; il va venir, et il dit qu'on l'attende.
La Marquise. - Va, va, quand il viendra nous le prendrons.
Lubin. - Si vous le permettiez à présent, Madame, j'aurais l'honneur de causer un moment avec vous.
La Marquise. - Eh bien, que veux-tu? Achève.
Lubin. - Oh! mais, je n'oserais, vous me paraissez en colère.
La Marquise, à Hortensius. - Moi, de la colère? ai-je cet air-là, Monsieur?
Hortensius. - La paix règne sur votre visage.
Lubin. - C'est donc que cette paix y règne d'un air fâché?
La Marquise. - Finis, finis.
Lubin. - C'est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agréable; la sienne me revient assez, et ce serait un marché fait, si, par une bonté qui nous rendrait la vie, Madame, qui est à marier, voulait bien prendre un peu d'amour pour mon maître qui a du mérite, et qui, dans cette occasion, se comporterait à l'avenant.
La Marquise, à Hortensius. - Ah! ah! écoutons; voilà qui se rapporte assez à ce que vous m'avez dit.
Lubin. - On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d'honnêtes gens; je les considère beaucoup; mais, si j'étais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari: vive un cadet dans le ménage!
La Marquise. - Sa vivacité me divertit: tu as raison, Lubin; mais malheureusement, dit-on, ton maître ne se soucie point de moi.
Lubin. - Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la réprimande avec Lisette; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train.
La Marquise, à Hortensius. - Eh bien, Monsieur, qu'en dites-vous? Sentez-vous là-dedans le personnage que je joue? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet?
Hortensius. - Vous l'avez prévu avec sagacité.
Lubin. - Oh! je ne dispute pas qu'il n'ait fait une sottise, assurément; mais, dans l'occurrence, un honnête homme se reprend.
La Marquise. - Tais-toi, en voilà assez.
Lubin. - Hélas! Madame, je serais bien fâché de vous déplaire; je vous demande seulement d'y faire réflexion.
Scène VI
Lisette arrive; les acteurs précédents.
Lisette. - Je viens de donner vos ordres, Madame: on dira là-bas que vous n'y êtes pas, et un moment après...
La Marquise. - Cela suffit; il s'agit d'autre chose à présent, approche. (Et à Lubin.) Et toi, reste ici, je te prie.
Lisette. - Qu'est-ce que c'est donc que cette cérémonie?
Lubin, à Lisette, bas. - Tu vas entendre parler de ma besogne.
La Marquise. - Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette?
Lisette, regardant Lubin. - Tu es un étourdi.
Lubin. - Ecoute, écoute.
La Marquise. - Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous? (Hortensius rit.)
Lisette, le contrefaisant. - Eh, eh, eh! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame?
La Marquise. - C'est que j'apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au défaut du Chevalier, à qui vous m'avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter à avoir de l'amour pour son maître, dans l'espérance que cela le touchera.
Lisette. - J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benêt les rapporte!
Lubin. - Je crois qu'on parle de moi!
La Marquise. - Vous admirez le tour que prennent les choses?
Lisette. - Ah ça, Madame, n'allez-vous pas vous fâcher? N'allez-vous pas croire que j'ai tort?
La Marquise. - Quoi! vous portez la hardiesse jusque-là, Lisette! Quoi! prier le Chevalier de me faire la grâce de m'aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là?
Lubin. - Attrape, attrape toujours.
La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du Comte? Vous êtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon coeur et ma main à tout le monde, même à ceux qui n'en veulent point; je suis rejetée, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espèrent, et je ne sais rien de tout cela? Qu'une femme est à plaindre dans la situation où je suis! Quelle perte j'ai fait! Et comment me traite-t-on!
Lubin, à part. - Voilà notre ménage renversé.
La Marquise, à Lisette. - Allez, je vous croyais plus de zèle et plus de respect pour votre maîtresse.
Lisette. - Fort bien, Madame, vous parlez de zèle, et je suis payée du mien; voilà ce que c'est que de s'attacher à ses maîtres; la reconnaissance n'est point faite pour eux; si vous réussissez à les servir, ils en profitent; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables.
Lubin. - Comme des imbéciles.
Hortensius, à Lisette. - Il est vrai qu'il vaudrait mieux que cela ne fût point advenu.
La Marquise. - Eh! Monsieur, mon veuvage est éternel; en vérité, il n'y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le Chevalier m'a refusée, par exemple; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal; il n'y a là-dedans, comme je vous l'ai déjà dit, que le ton, que la manière que je condamne: car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile; mais enfin il m'a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-être; qu'en arrive-t-il? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle; je ne parle point des coeurs, car je n'en ai que faire: mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l'opinion qu'on prend de vous; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous ôte tout, au point qu'après tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer; le Comte, s'il savait ce qui s'est passé, oui, le Comte, je suis persuadée qu'il ne voudrait plus de moi.
Lubin, derrière. - Je ne serais pas si dégoûté.
Lisette. - Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l'en priais? Pourquoi m'a-t-il refusée durement, d'un air inquiet et piqué?
La Marquise. - Qu'est-ce que c'est que d'un air piqué? Quoi? Que voulez-vous dire? Est-ce qu'il était jaloux? En voici d'une autre espèce.
Lisette. - Oui, Madame, je l'ai cru jaloux: voilà ce que c'est; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprès de vous; comment vous le recevez; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal! dit-il avec dépit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mêle? Qui est-ce qui n'aurait pas cru là-dessus qu'il songeait à vous pour lui-même? Voilà ce qui m'avait fait parler, moi: eh! que sait-on ce qui se passe dans sa tête? peut-être qu'il vous aime.
Lubin, derrière. - Il en est bien capable.
La Marquise. - Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite; car il y en a une à tenir là-dedans: j'ignore laquelle, et cela m'inquiète.
Hortensius. - Si vous me le permettez, Madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d'une merveilleuse instruction; c'est que le jaloux veut avoir ce qu'il aime: or, étant manifeste que le Chevalier vous refuse...
La Marquise. - Il me refuse! Vous avez des expressions bien grossières; votre axiome ne sait ce qu'il dit; il n'est pas encore sûr qu'il me refuse.
Lisette. - Il s'en faut bien; demandez au Comte ce qu'il pense.
La Marquise. - Comment, est-ce que le Comte était présent?
Lisette. - Il n'y était plus; je dis seulement qu'il croit que le Chevalier est son rival.
La Marquise. - Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa réponse; il n'y a que cela; j'ai besoin, pour réparations, que son discours n'ait été qu'un dépit amoureux; dépendre d'un dépit amoureux! Cela n'est-il pas comique? Assurément: ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. Où en suis-je donc, si le Chevalier n'est point jaloux? L'est-il? ne l'est-il point? on n'en sait rien. C'est un peut-être; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilà dans la triste nécessité d'être aimée d'un homme qui me déplaît; le moyen de tenir à cela? oh! je n'en demeurerai pas là, je n'en demeurerai pas là. Qu'en dites-vous, Monsieur? il faut que la chose s'éclaircisse absolument.
Hortensius. - Le mépris serait suffisant, Madame.
La Marquise. - Eh! non, Monsieur, vous me conseillez mal; vous ne savez parler que de livres.
Lubin. - Il y aura du bâton pour moi dans cette affaire-là.
Lisette, pleurant. - Pour moi, Madame, je ne sais pas où vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversé le monde entier. On n'a jamais aimé une maîtresse autant que je vous aime; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence.
La Marquise. - Il ne s'agit pas de vos larmes; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'où cela va. Voilà le Chevalier qui vient, restez; j'ai intérêt d'avoir des témoins.
Scène VII
Le Chevalier, les acteurs précédents.
Le Chevalier. - Vous m'avez peut-être attendu, Madame, et je vous prie de m'excuser; j'étais en affaire.
La Marquise. - Il n'y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier; c'est une lecture retardée, voilà tout.
Le Chevalier. - J'ai cru d'ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait.
Lubin, derrière. - Ahi! ahi! je m'enfuis.
La Marquise, examinant le Chevalier. - On m'a dit que vous l'aviez vu, le Comte?
Le Chevalier. - Oui, Madame.
La Marquise, le regardant toujours. - C'est un fort honnête homme.
Le Chevalier. - Sans doute, et je le crois même d'un esprit très propre à consoler ceux qui ont du chagrin.
La Marquise. - Il est fort de mes amis.
Le Chevalier. - Il est des miens aussi.
La Marquise. - Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup; il vient ici quelquefois, et c'est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore; il m'a paru mériter cette distinction-là; qu'en dites-vous?
Le Chevalier. - Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous; il est digne d'être excepté.
La Marquise, à Lisette, bas. - Trouvez-vous cet homme-là jaloux, Lisette?
Le Chevalier, à part les premiers mots. - Monsieur le Comte et son mérite m'ennuient. (A la Marquise.) Madame, on a parlé d'une lecture, et si je croyais vous déranger je me retirerais.
La Marquise. - Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire.
Le Chevalier. - Vous me faites un étrange compliment.
La Marquise. - Point du tout, et vous allez être content. (A Lisette.) Retirez-vous, Lisette, vous me déplaisez là. (A Hortensius.) Et vous, Monsieur, ne vous écartez point, on va vous rappeler. (Au Chevalier.) Pour vous, Chevalier, j'ai encore un mot à vous dire avant notre lecture; il s'agit d'un petit éclaircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grâce de me répondre avec la dernière naïveté sur la question que je vais vous faire.
Le Chevalier. - Voyons, Madame, je vous écoute.
La Marquise. - Le Comte m'aime, je viens de le savoir, et je l'ignorais.
Le Chevalier, ironiquement. - Vous l'ignorez?
La Marquise. - Je dis la vérité, ne m'interrompez point.
Le Chevalier. - Cette vérité-là est singulière.
La Marquise. - Je n'y saurais que faire, elle ne laisse pas que d'être; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront.
Le Chevalier. - Je vous demande pardon d'avoir dit ce que j'en pense: continuons.
La Marquise, impatiente. - Vous m'impatientez! Aviez-vous cet esprit-là avec Angélique? Elle aurait dû ne vous aimer guère.
Le Chevalier. - Je n'en avais point d'autre, mais il était de son goût, et il a le malheur de n'être pas du vôtre; cela fait une grande différence.
La Marquise. - Vous l'écoutiez donc quand elle vous parlait; écoutez-moi aussi. Lisette vous a prié de me parler pour le Comte, vous ne l'avez point voulu.
Le Chevalier. - Je n'avais garde; le Comte est un amant, vous m'aviez dit que vous ne les aimiez point; mais vous êtes la maîtresse.
La Marquise. - Non, je ne la suis point; peut-on, à votre avis, répondre à l'amour d'un homme qui ne vous plaît pas? Vous êtes bien particulier!
Le Chevalier, riant. - Hé! Hé! Hé! j'admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments; vous craignez que je ne les critique, après ce que vous m'avez dit: mais non, Madame, ne vous gênez point; je sais combien il vaut de compter avec le coeur humain, et je ne vois rien là que de fort ordinaire.
La Marquise, en colère. - Non, je n'ai de ma vie eu tant d'envie de quereller quelqu'un. Adieu.
Le Chevalier, la retenant. - Ah! Marquise, tout ceci n'est que conversation, et je serais au désespoir de vous chagriner; achevez, de grâce.
La Marquise. - Je reviens. Vous êtes l'homme du monde le plus estimable, quand vous voulez; et je ne sais par quelle fatalité vous sortez aujourd'hui d'un caractère naturellement doux et raisonnable; laissez-moi finir... Je ne sais plus où j'en suis.
Le Chevalier. - Au Comte, qui vous déplaît.
La Marquise. - Eh bien, ce Comte qui me déplaît, vous n'avez pas voulu me parler pour lui; Lisette s'est même imaginé vous voir un air piqué.
Le Chevalier. - Il en pouvait être quelque chose.
La Marquise. - Passe pour cela, c'est répondre, et je vous reconnais: sur cet air piqué, elle a pensé que je ne vous déplaisais pas.
Le Chevalier salue en riant. - Cela n'est pas difficile à penser.
La Marquise. - Pourquoi? On ne plaît pas à tout le monde; or, comme elle a cru que vous me conveniez, elle vous a proposé ma main, comme si cela dépendait d'elle, et il est vrai que souvent je lui laisse assez de pouvoir sur moi; vous vous êtes, dit-elle, révolté avec dédain contre la proposition.
Le Chevalier. - Avec dédain? voilà ce qu'on appelle du fabuleux, de l'impossible.
La Marquise. - Doucement, voici ma question: avez-vous rejeté l'offre de Lisette, comme piqué de l'amour du Comte, ou comme une chose qu'on rebute? Etait-ce dépit jaloux? Car enfin, malgré nos conventions, votre coeur aurait pu être tenté du mien: ou bien était-ce vrai dédain?
Le Chevalier. - Commençons par rayer ce dernier, il est incroyable; pour de la jalousie...
La Marquise. - Parlez hardiment.
Le Chevalier, d'un air embarrassé. - Que diriez-vous, si je m'avisais d'en avoir?
La Marquise. - Je dirais... que vous seriez jaloux.
Le Chevalier. - Oui, mais, Madame, me pardonneriez-vous ce que vous haïssez tant?
La Marquise. - Vous ne l'étiez donc point? (Elle le regarde.) Je vous entends, je l'avais bien prévu, et mon injure est avérée.
Le Chevalier. - Que parlez-vous d'injure? Où est-elle? Est-ce que vous êtes fâchée contre moi?
La Marquise. - Contre vous, Chevalier? non, certes; et pourquoi me fâcherais-je? Vous ne m'entendez point, c'est à l'impertinente Lisette à qui j'en veux: je n'ai point de part à l'offre qu'elle vous a faite, et il a fallu vous l'apprendre, voilà tout; d'ailleurs, ayez de l'indifférence ou de la haine pour moi, que m'importe? J'aime bien mieux cela que de l'amour; au moins, ne vous y trompez pas.
Le Chevalier. - Qui? moi, Madame, m'y tromper! Eh! ce sont ces dispositions-là dans lesquelles je vous ai vue, qui m'ont attaché à vous, vous le savez bien; et depuis que j'ai perdu Angélique, j'oublierais presque qu'on peut aimer, si vous ne m'en parliez pas.
La Marquise. - Oh! pour moi, j'en parle sans m'en ressouvenir. Allons, Monsieur Hortensius, approchez, prenez votre place; lisez-moi quelque chose de gai, qui m'amuse.
Scène VIII
Hortensius et les acteurs précédents.
La Marquise. - Chevalier, vous êtes le maître de rester si ma lecture vous convient; mais vous êtes bien triste, et je veux tâcher de me dissiper.
Le Chevalier, sérieux. - Pour moi, Madame, je n'en suis point encore aux lectures amusantes.
Il s'en va.
La Marquise, à Hortensius, quand il est parti. - Qu'est-ce que c'est que votre livre?
Hortensius. - Ce ne sont que des réflexions très sérieuses.
La Marquise. - Eh bien, que ne parlez-vous donc? vous êtes bien taciturne! Pourquoi laisser sortir le Chevalier, puisque ce que vous allez lire lui convient?
Hortensius appelle le Chevalier. - Monsieur le Chevalier! Monsieur le Chevalier!
Le Chevalier reparaît. - Que me voulez-vous?
Hortensius. - Madame vous prie de revenir, je ne lirai rien de récréatif.
La Marquise. - Que voulez-vous dire: Madame vous prie? Je ne prie point: vous avez des réflexions... et vous rappelez Monsieur, voilà tout.
Le Chevalier. - Je m'aperçois, Madame, que je faisais une impolitesse de me retirer, et je vais rester, si vous le voulez bien.
La Marquise. - Comme il vous plaira; asseyons-nous donc. (Ils prennent des sièges.)
Hortensius, après avoir toussé, craché, lit. - "La raison est d'un prix à qui tout cède; c'est elle qui fait notre véritable grandeur; on a nécessairement toutes les vertus avec elle; enfin le plus respectable de tous les hommes, ce n'est pas le plus puissant, c'est le plus raisonnable."
Le Chevalier, s'agitant sur son siège. - Ma foi, sur ce pied-là, le plus respectable de tous les hommes a tout l'air de n'être qu'une chimère: quand je dis les hommes, j'entends tout le monde.
La Marquise. - Mais, du moins, y a-t-il des gens qui sont plus raisonnables les uns que les autres.
Le Chevalier. - Hum! disons qui ont moins de folie, cela sera plus sûr.
La Marquise. - Eh! de grâce, laissez-moi un peu de raison, Chevalier; je ne saurais convenir que je suis folle, par exemple...
Le Chevalier. - Vous, Madame? Eh! n'êtes-vous pas exceptée? cela s'en va sans dire et c'est la règle.
La Marquise. - Je ne suis point tentée de vous remercier; poursuivons.
Hortensius lit. - "Puisque la raison est un si grand bien, n'oublions rien pour la conserver; fuyons les passions qui nous la dérobent; l'amour est une de celles..."
Le Chevalier. - L'amour! l'amour ôte la raison? cela n'est pas vrai; je n'ai jamais été plus raisonnable que depuis que j'en ai pour Angélique, et j'en ai excessivement.
La Marquise. - Vous en aurez tant qu'il vous plaira, ce sont vos affaires, et on ne vous en demande pas le compte; mais l'auteur n'a point tant de tort; je connais des gens, moi, que l'amour rend bourrus et sauvages, et ces défauts-là n'embellissent personne, je pense.
Hortensius. - Si Monsieur me donnait la licence de parachever, peut-être que...
Le Chevalier. - Petit auteur que cela, esprit superficiel...
Hortensius, se levant. - Petit auteur, esprit superficiel! Un homme qui cite Sénèque pour garant de ce qu'il dit, ainsi que vous le verrez plus bas, folio 24, chapitre V!
Le Chevalier. - Fût-ce chapitre mille, Sénèque ne sait ce qu'il dit.
Hortensius. - Cela est impossible.
La Marquise, riant. - En vérité, cela me divertit plus que ma lecture: mais, Monsieur Hortensius, en voilà assez, votre livre ne plaît point au Chevalier, n'en lisons plus; une autre fois nous serons plus heureux.
Le Chevalier. - C'est votre goût, Madame, qui doit décider.
La Marquise. - Mon goût veut bien avoir cette complaisance-là pour le vôtre.
Hortensius, s'en allant. - Sénèque un petit auteur! Par Jupiter, si je le disais, je croirais faire un blasphème littéraire. Adieu, Monsieur.
Le Chevalier. - Serviteur, serviteur.
Scène IX
Le Chevalier, La Marquise
La Marquise. - Vous voilà brouillé avec Hortensius, Chevalier; de quoi vous avisez-vous aussi de médire de Sénèque?
Le Chevalier. - Sénèque et son défenseur ne m'inquiètent pas, pourvu que vous ne preniez pas leur parti, Madame.
La Marquise. - Ah! je demeurerai neutre, si la querelle continue; car je m'imagine que vous ne voudrez pas la recommencer; nos occupations vous ennuient, n'est-il pas vrai?
Le Chevalier. - Il faut être plus tranquille que je ne suis, pour réussir à s'amuser.
La Marquise. - Ne vous gênez point, Chevalier, vivons sans façon; vous voulez peut-être seul: adieu, je vous laisse.
Le Chevalier. - Il n'y a plus de situation qui ne me soit à charge.
La Marquise. - Je voudrais de tout mon coeur pouvoir vous calmer l'esprit. (Elle part lentement.)
Le Chevalier, pendant qu'elle marche. - Ah! je m'attendais à plus de repos quand j'ai rompu mon voyage; je ne ferai plus de projets, je vois bien que je rebute le monde.
La Marquise, s'arrêtant au milieu du théâtre. - Ce que je lui entends dire là me touche; il ne serait pas généreux de le quitter dans cet état-là. (Elle revient.) Non, Chevalier, vous ne me rebutez point; ne cédez point à votre douleur: tantôt vous partagiez mes chagrins, vous étiez sensible à la part que je prenais aux vôtres, pourquoi n'êtes-vous plus de même? C'est cela qui me rebuterait, par exemple, car la véritable amitié veut qu'on fasse quelque chose pour elle, elle veut consoler.
Le Chevalier. - Aussi aurait-elle bien du pouvoir sur moi: si je la trouvais, personne au monde n'y serait plus sensible; j'ai le coeur fait pour elle; mais où est-elle? Je m'imaginais l'avoir trouvée, me voilà détrompé, et ce n'est pas sans qu'il en coûte à mon coeur.
La Marquise. - Peut-on de reproche plus injuste que celui que vous me faites? De quoi vous plaignez-vous, voyons? d'une chose que vous avez rendue nécessaire: une étourdie vient vous proposer ma main, vous y avez de la répugnance; à la bonne heure, ce n'est point là ce qui me choque; un homme qui a aimé Angélique peut trouver les autres femmes bien inférieures, elle a dû vous rendre les yeux très difficiles; et d'ailleurs tout ce qu'on appelle vanité là-dessus, je n'en suis plus.
Le Chevalier. - Ah! Madame, je regrette Angélique, mais vous m'en auriez consolé, si vous aviez voulu.
La Marquise. - Je n'en ai point de preuve; car cette répugnance dont je ne me plains point, fallait-il la marquer ouvertement? Représentez-vous cette action-là de sang-froid; vous êtes galant homme, jugez-vous; où est l'amitié dont vous parlez? Car, encore une fois, ce n'est pas de l'amour que je veux, vous le savez bien, mais l'amitié n'a-t-elle pas ses sentiments, ses délicatesses? L'amour est bien tendre, Chevalier; eh bien, croyez qu'elle ménage avec encore plus de scrupule que lui les intérêts de ceux qu'elle unit ensemble. Voilà le portrait que je m'en suis toujours fait, voilà comme je la sens, et comme vous auriez dû la sentir: il me semble que l'on n'en peut rien rabattre, et vous n'en connaissez pas les devoirs comme moi: qu'il vienne quelqu'un me proposer votre main, par exemple, et je vous apprendrai comme on répond là-dessus.
Le Chevalier. - Oh! je suis sûr que vous y seriez plus embarrassé que moi! car enfin, vous n'accepteriez point la proposition.
La Marquise. - Nous n'y sommes pas, ce quelqu'un n'est pas venu, et ce n'est que pour vous dire combien je vous ménagerais: cependant vous vous plaignez.
Le Chevalier. - Eh! morbleu, Madame, vous m'avez parlé de répugnance, et je ne saurais vous souffrir cette idée-là. Tenez, je trancherai tout d'un coup là-dessus: si je n'aimais pas Angélique, qu'il faut bien que j'oublie, vous n'auriez qu'une chose à craindre avec moi, qui est que mon amitié ne devînt amour, et raisonnablement il n'y aurait que cela à craindre non plus; c'est là toute la répugnance que je me connais.
La Marquise. - Ah! pour cela, c'en serait trop; il ne faut pas, Chevalier, il ne faut pas.
Le Chevalier. - Mais ce serait vous rendre justice; d'ailleurs, d'où peut venir le refus dont vous m'accusez? car enfin était-il naturel? C'est que le Comte vous aimait, c'est que vous le souffriez; j'étais outré de voir cet amour venir traverser un attachement qui devait faire toute ma consolation; mon amitié n'est point compatible avec cela, ce n'est point une amitié faite comme les autres.
La Marquise. - Eh bien, voilà qui change tout, je ne me plains plus, je suis contente; ce que vous me dites là, je l'éprouve, je le sens; c'est là précisément l'amitié que je demande, la voilà, c'est la véritable, elle est délicate, elle est jalouse, elle a droit de l'être; mais que ne me parliez-vous? Que n'êtes-vous venu me dire: Qu'est-ce que c'est que le Comte? Que fait-il chez vous? Je vous aurais tiré d'inquiétude, et tout cela ne serait point arrivé.
Le Chevalier. - Vous ne me verrez point faire d'inclination, à moi; je n'y songe point avec vous.
La Marquise. - Vraiment je vous le défends bien, ce ne sont pas là nos conditions; je serais jalouse aussi, moi, jalouse comme nous l'entendons.
Le Chevalier. - Vous, Madame?
La Marquise. - Est-ce que je ne l'étais pas de cette façon-là tantôt? votre réponse à Lisette n'avait-elle pas dû me choquer?
Le Chevalier. - Vous m'avez pourtant dit de cruelles choses.
La Marquise. - Eh! à qui en dit-on, si ce n'est aux gens qu'on aime, et qui semblent n'y pas répondre?
Le Chevalier. - Dois-je vous en croire? Que vous me tranquillisez, ma chère Marquise!
La Marquise. - Ecoutez, je n'avais pas moins besoin de cette explication-là que vous.
Le Chevalier. - Que vous me charmez! Que vous me donnez de joie! (Il lui baise la main.)
La Marquise, riant. - On le prendrait pour mon amant, de la manière dont il me remercie.
Le Chevalier. - Ma foi, je défie un amant de vous aimer plus que je fais; je n'aurais jamais cru que l'amitié allât si loin, cela est surprenant; l'amour est moins vif.
La Marquise. - Et cependant il n'y a rien de trop.
Le Chevalier. - Non, il n'y a rien de trop; mais il me reste une grâce à vous demander. Gardez-vous Hortensius? Je crois qu'il est fâché de me voir ici, et je sais lire aussi bien que lui.
La Marquise. - Eh bien, Chevalier, il faut le renvoyer; voilà toute la façon qu'il faut y faire.
Le Chevalier. - Et le Comte, qu'en ferons-nous? Il m'inquiète un peu.
La Marquise. - On le congédiera aussi; je veux que vous soyez content, je veux vous mettre en repos. Donnez-moi la main, je serais bien aise de me promener dans le jardin.
Le Chevalier. - Allons, Marquise.
Acte III
Scène première
Hortensius, seul.
Hortensius. - N'est-ce pas une chose étrange, qu'un homme comme moi n'ait point de fortune! Posséder le grec et le latin, et ne pas posséder dix pistoles? O divin Homère! O Virgile! et vous gentil Anacréon! Vos doctes interprètes ont de la peine à vivre; bientôt je n'aurai plus d'asile: j'ai vu la Marquise irritée contre le Chevalier; mais incontinent je l'ai vue dans le jardin discourir avec lui de la manière la plus bénévole. Quels solécismes de conduite! Est-ce que l'amour m'expulserait d'ici?
Scène II
Hortensius, Lisette, Lubin
Lubin, gaillardement. - Tiens, Lisette, le voilà bien à propos pour lui faire nos adieux. (En riant.) Ah, ah, ah!
Hortensius. - A qui en veut cet étourdi-là, avec son transport de joie?
Lubin. - Allons, gai, camarade Docteur; comment va la philosophie?
Hortensius. - Pourquoi me faites-vous cette question-là?
Lubin. - Ma foi, je n'en sais rien, si ce n'est pour entrer en conversation.
Lisette. - Allons, allons, venons au fait.
Lubin. - Encore un petit mot, Docteur: n'avez-vous jamais couché dans la rue?
Hortensius. - Que signifie ce discours?
Lubin. - C'est que cette nuit vous en aurez le plaisir; le vent de bise vous en dira deux mots.
Lisette. - N'amusons point davantage Monsieur Hortensius. Tenez, Monsieur, voilà de l'or que Madame m'a chargé de vous donner, moyennant quoi, comme elle prend congé de vous, vous pouvez prendre congé d'elle. A mon égard, je salue votre érudition, et je suis votre très humble servante. (Elle lui fait la révérence.)
Lubin. - Et moi votre serviteur.
Hortensius. - Quoi, Madame me renvoie?
Lisette. - Non pas, Monsieur, elle vous prie seulement de vous retirer.
Lubin. - Et vous qui êtes honnête, vous ne refuserez rien aux prières de Madame.
Hortensius. - Savez-vous la raison de cela, Mademoiselle Lisette?
Lisette. - Non: mais en gros je soupçonne que cela pourrait venir de ce que vous l'ennuyez.
Lubin. - Et en détail, de ce que nous sommes bien aises de nous aimer en paix, en dépit de la philosophie que vous avez dans la tête.
Lisette. - Tais-toi.
Hortensius. - J'entends, c'est que Madame la Marquise et Monsieur le Chevalier ont de l'inclination l'un pour l'autre.
Lisette. - Je n'en sais rien, ce ne sont pas mes affaires.
Lubin. - Eh bien! tout coup vaille, quand ce serait de l'inclination, quand ce serait des passions, des soupirs, des flammes, et de la noce après: il n'y a rien de si gaillard; on a un coeur, on s'en sert, cela est naturel.
Lisette, à Lubin. - Finis tes sottises. (A Hortensius.) Vous voilà averti, Monsieur; je crois que cela suffit.
Lubin. - Adieu, touchez là, et partez ferme; il n'y aura pas de mal à doubler le pas.
Hortensius. - Dites à Madame que je me conformerai à ses ordres.
Scène III
Lisette, Lubin
Lisette. - Enfin, le voilà congédié; c'est pourtant un amant que je perds.
Lubin. - Un amant! Quoi! ce vieux radoteur t'aimait?
Lisette. - Sans doute; il voulait me faire des arguments.
Lubin. - Hum!
Lisette. - Des arguments, te dis-je; mais je les ai fort bien repoussés avec d'autres.
Lubin. - Des arguments! Voudrais-tu bien m'en pousser un, pour voir ce que c'est?
Lisette. - Il n'y a rien de si aisé. Tiens, en voilà un: tu es un joli garçon, par exemple.
Lubin. - Cela est vrai.
Lisette. - J'aime tout ce qui est joli, ainsi je t'aime: c'est là ce que l'on appelle un argument.
Lubin. - Pardi, tu n'as que faire du Docteur pour cela, je t'en ferai aussi bien qu'un autre. Gageons un petit baiser que je t'en donne une douzaine.
Lisette. - Je gagerai quand nous serons mariés, parce que je serai bien aise de perdre.
Lubin. - Bon! quand nous serons mariés, j'aurai toujours gagné sans faire de gageure.
Lisette. - Paix! j'entends quelqu'un qui vient; je crois que c'est Monsieur le Comte: Madame m'a chargé d'un compliment pour lui, qui ne le réjouira pas.
Scène IV
Le Comte, Lisette, Lubin
Le Comte, d'un air ému. - Bonjour, Lisette; je viens de rencontrer Hortensius, qui m'a dit des choses bien singulières. La Marquise le renvoie, à ce qu'il dit, parce qu'elle aime le Chevalier, et qu'elle l'épouse. Cela est-il vrai? Je vous prie de m'instruire...
Lisette. - Mais, Monsieur le Comte, je ne crois pas que cela soit, et je n'y vois pas encore d'apparence: Hortensius lui déplaît, elle le congédie; voilà tout ce que j'en puis dire.
Le Comte, à Lubin. - Et toi, n'en sais-tu pas davantage?
Lubin. - Non, Monsieur le Comte, je ne sais que mon amour pour Lisette: voilà toutes mes nouvelles.
Lisette. - Madame la Marquise est si peu disposée à se marier, qu'elle ne veut pas même voir d'amants: elle m'a dit de vous prier de ne point vous obstiner à l'aimer.
Le Comte. - Non plus qu'à la voir, sans doute?
Lisette. - Mais je crois que cela revient au même.
Lubin. - Oui, qui dit l'un dit l'autre.
Le Comte. - Que les femmes sont inconcevables! Le Chevalier est ici, apparemment?
Lisette. - Je crois qu'oui.
Lubin. - Leurs sentiments d'amitié ne permettent pas qu'ils se séparent.
Le Comte. - Ah! avertissez, je vous prie, le Chevalier, que je voudrais lui dire un mot.
Lisette. - J'y vais de ce pas, Monsieur le Comte.
Lubin sort avec Lisette, en saluant le Comte.
Scène V
Le Comte, seul.
Le Comte. - Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce de l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre? Le Chevalier va venir, interrogeons son coeur pour en tirer la vérité. Je vais me servir d'un stratagème, qui, tout commun qu'il est, ne laisse pas souvent que de réussir.
Scène VI
Le Chevalier, Le Comte
Le Chevalier. - On m'a dit que vous me demandiez; puis-je vous rendre quelque service, Monsieur?
Le Comte. - Oui, Chevalier, vous pouvez véritablement m'obliger.
Le Chevalier. - Pardi, si je le puis, cela vaut fait.
Le Comte. - Vous m'avez dit que vous n'aimiez pas la Marquise.
Le Chevalier. - Que dites-vous là? je l'aime de tout mon coeur.
Le Comte. - J'entends que vous n'aviez point d'amour pour elle.
Le Chevalier. - Ah! c'est une autre affaire, et je me suis expliqué là-dessus.
Le Comte. - Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments? Ne s'agit-il point à présent d'amour, absolument?
Le Chevalier, riant. - Eh! mais, en vérité, par où jugez-vous qu'il y en ait? Qu'est-ce que c'est que cette idée-là?
Le Comte. - Moi, je n'en juge point, je vous le demande.
Le Chevalier. - Hum! vous avez pourtant la mine d'un homme qui le croit.
Le Comte. - Eh bien, débarrassez-vous de cela; dites-moi oui ou non.
Le Chevalier, riant. - Eh, eh! Monsieur le Comte, un homme d'esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens; c'est la même chose, assurément: il y a entre la Marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Etes-vous content? Cela est-il net? Voilà du français.
Le Comte, à part. - Pas trop... On ne saurait mieux dire, et j'ai tort; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout.
Le Chevalier. - Je sais ce qu'ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m'intéresse beaucoup à ce qui vous regarde; mais n'allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire; ouvrez-moi votre coeur. Est-ce que vous voulez continuer d'aimer la Marquise?
Le Comte. - Toujours.
Le Chevalier. - Entre nous; il est étonnant que vous ne vous lassiez point de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle? on combat sa haine; ne lui déplaisez-vous pas? on espère; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle? par où prendre son coeur? un coeur qui ne se remue ni pour ni contre, qui n'est ni ami ni ennemi, qui n'est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on? Je n'en crois rien: et c'est pourtant ce que vous voulez faire.
Le Comte, finement. - Non, non, Chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n'en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le coeur de la Marquise n'est pas si mort que vous le pensez: m'entendez-vous? Vous êtes distrait.
Le Chevalier. - Vous vous trompez, je n'ai jamais eu plus d'attention.
Le Comte. - Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait.
Le Chevalier. - Elle écoutait?
Le Comte. - Oui, je lui demandais du retour.
Le Chevalier. - C'est l'usage; et à cela quelle réponse?
Le Comte. - On me disait de l'attendre.
Le Chevalier. - C'est qu'il était tout venu.
Le Comte, à part. - Il l'aime... Cependant aujourd'hui elle ne veut pas me voir, j'attribue cela à ce que j'avais été quelques jours sans paraître, avant que vous arrivassiez: la Marquise est la femme de France la plus fière.
Le Chevalier. - Ah! je la trouve passablement humiliée d'avoir cette fierté-là.
Le Comte. - Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore.
Le Chevalier. - Eh! vous vous moquez, cette femme-là vous adore.
Le Comte. - Je ne dis pas cela.
Le Chevalier. - Et moi, qui ne m'en soucie guère, je le dis pour vous.
Le Comte. - Ce qui m'en plaît, c'est que vous le dites sans jalousie.
Le Chevalier. - Oh! parbleu, si cela vous plaît, vous êtes servi à souhait; car je vous dirai que j'en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers.
Le Comte. - Embrassez donc, mon cher.
Le Chevalier. - Ah! ce n'est pas la peine; il me suffit de m'en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques.
Le Comte. - Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi; et si vous étiez d'humeur à accepter celle que j'imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. A l'égard de la Marquise...
Le Chevalier. - Comte, finissons: vous autres amants, vous n'avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n'amusent point les autres. Parlons d'autre chose: de quoi s'agit-il?
Le Comte. - Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage?
Le Chevalier. - Oh! parbleu, c'en est trop: faut-il que j'y renonce pour vous mettre en repos? Non, Monsieur; je vous demande grâce pour ma postérité, s'il vous plaît. Je n'irai point sur vos brisées, mais qu'on me trouve un parti convenable, et demain je me marie; et qui plus est, c'est que cette Marquise, qui ne vous sort pas de l'esprit, tenez, je m'engage à la prier de la fête.
Le Comte. - Ma foi, Chevalier, vous me ravissez; je sens bien que j'ai affaire au plus franc de tous les hommes; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons: vous connaissez ma soeur; que pensez-vous d'elle?
Le Chevalier. - Ce que j'en pense?... Votre question me fait ressouvenir qu'il y a longtemps que je ne l'ai vue, et qu'il faut que vous me présentiez à elle.
Le Comte. - Vous m'avez dit cent fois qu'elle était digne d'être aimée du plus honnête homme: on l'estime, vous connaissez son bien, vous lui plairez, j'en suis sûr; et si vous ne voulez qu'un parti convenable, en voilà un.
Le Chevalier. - En voilà un... vous avez raison... oui... votre idée est admirable: elle est amie de la Marquise, n'est-ce pas?
Le Comte. - Je crois qu'oui.
Le Chevalier. - Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c'est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet; vous allez voir ce qu'un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraîtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n'en mérite point.
Scène VII
Le Chevalier, seul.
Le Chevalier. - Parbleu, Madame, je suis donc cet ami qui devait vous tenir lieu de tout: vous m'avez joué, femme que vous êtes; mais vous allez voir combien je m'en soucie.
Scène VIII
La Marquise, Le Chevalier
La Marquise. - Le Comte, dit-on, était avec vous, Chevalier. Vous avez été bien longtemps ensemble, de quoi donc était-il question?
Le Chevalier, sérieusement. - De pures visions de sa part, Marquise; mais des visions qui m'ont chagriné, parce qu'elles vous intéressent, et dont la première a d'abord été de me demander si je vous aimais.
La Marquise. - Mais je crois que cela n'est pas douteux.
Le Chevalier. - Sans difficulté: mais prenez garde, il parlait d'amour, et non pas d'amitié.
La Marquise. -Ah! il parlait d'amour? Il est bien curieux: à votre place, je n'aurais pas seulement voulu les distinguer, qu'il devine.
Le Chevalier. - Non pas, Marquise, il n'y avait pas moyen de jouer là-dessus, car il vous enveloppait dans ses soupçons, et vous faisait pour moi le coeur plus tendre que je ne mérite; vous voyez bien que cela était sérieux; il fallait une réponse décisive, aussi l'ai-je faite, et l'ai bien assuré qu'il se trompait et qu'absolument il ne s'agissait point d'amour entre nous deux, absolument.
La Marquise. - Mais croyez-vous l'avoir persuadé, et croyez-vous lui avoir dit cela d'un ton bien vrai, du ton d'un homme qui le sent?
Le Chevalier. - Oh! ne craignez rien, je l'ai dit de l'air dont on dit la vérité. Comment donc, je serais très fâché, à cause de vous, que le commerce de notre amitié rendît vos sentiments équivoques; mon attachement pour vous est trop délicat, pour profiter de l'honneur que cela me ferait; mais j'y ai mis bon ordre, et cela par une chose tout à fait imprévue: vous connaissez sa soeur, elle est riche, très aimable, et de vos amies, même.
La Marquise. - Assez médiocrement.
Le Chevalier. - Dans la joie qu'il a eu de perdre ses soupçons, le Comte me l'a proposée; et comme il y a des instants et des réflexions qui nous déterminent tout d'un coup, ma foi j'ai pris mon parti; nous sommes d'accord, et je dois l'épouser. Ce n'est pas là tout, c'est que je me suis encore chargé de vous parler en faveur du Comte, et je vous en parle du mieux qu'il m'est possible; vous n'aurez pas le coeur inexorable, et je ne crois pas la proposition fâcheuse.
La Marquise, froidement. - Non, Monsieur; je vous avoue que le Comte ne m'a jamais déplu.
Le Chevalier. - Ne vous a jamais déplu! C'est fort bien fait. Mais pourquoi donc m'avez-vous dit le contraire?
La Marquise. - C'est que je voulais me le cacher à moi-même, et il l'ignore aussi.
Le Chevalier. - Point du tout, Madame, car il vous écoute.
La Marquise. - Lui?
Scène IX
La Marquise, Le Chevalier, Le Comte
Le Comte. - J'ai suivi les conseils du Chevalier, Madame; permettez que mes transports vous marquent la joie où je suis.
Il se jette aux genoux de la Marquise.
La Marquise. - Levez-vous, Comte, vous pouvez espérer.
Le Comte. - Que je suis heureux! et toi, Chevalier, que ne te dois-je pas? Mais, Madame, achevez de me rendre le plus content de tous les hommes. Chevalier, joignez vos prières aux miennes.
Le Chevalier, d'un air agité. - Vous n'en avez pas besoin, Monsieur; j'avais promis de parler pour vous; j'ai tenu parole, je vous laisse ensemble, je me retire. (A part.) Je me meurs.
Le Comte. - J'irai te retrouver chez toi.
Scène X
La Marquise, le Comte
Le Comte. - Madame, il y a longtemps que mon coeur est à vous; consentez à mon bonheur; que cette aventure-ci vous détermine: souvent il n'en faut pas davantage. J'ai ce soir affaire chez mon notaire, je pourrais vous l'amener ici, nous y souperions avec ma soeur qui doit venir vous voir; le Chevalier s'y trouverait; vous verriez ce qu'il vous plairait de faire; des articles sont bientôt passés, et ils n'engagent qu'autant qu'on veut; ne me refusez pas, je vous en conjure.
La Marquise. - Je ne saurais vous répondre, je me sens un peu indisposée; laissez-moi me reposer, je vous prie.
Le Comte. - Je vais toujours prendre les mesures qui pourront vous engager à m'assurer vos bontés.
Scène XI
La Marquise, seule.
La Marquise. - Ah! je ne sais où j'en suis; respirons; d'où vient que je soupire? les larmes me coulent des yeux; je me sens saisie de la tristesse la plus profonde, et je ne sais pourquoi. Qu'ai-je affaire de l'amitié du Chevalier? L'ingrat qu'il est, il se marie: l'infidélité d'un amant ne me toucherait point, celle d'un ami me désespère; le Comte m'aime, j'ai dit qu'il ne me déplaisait pas; mais où ai-je donc été chercher tout cela?
Scène XII
La Marquise, Lisette
Lisette. - Madame, je vous avertis qu'on vient de renvoyer Madame la Comtesse, mais elle a dit qu'elle repasserait sur le soir; voulez-vous y être?
La Marquise. - Non, jamais, Lisette; je ne saurais.
Lisette. - Etes-vous indisposée? Madame, vous avez l'air bien abattue; qu'avez-vous donc?
La Marquise. - Hélas! Lisette, on me persécute, on veut que je me marie.
Lisette. - Vous marier! A qui donc?
La Marquise. - Au plus haïssable de tous les hommes; à un homme que le hasard a destiné pour me faire du mal, et pour m'arracher, malgré moi, des discours que j'ai tenus, sans savoir ce que je disais.
Lisette. - Mais il n'est venu que le Comte.
La Marquise. - Eh! c'est lui-même.
Lisette. - Et vous l'épousez?
La Marquise. - Je n'en sais rien; je te dis qu'il le prétend.
Lisette. - Il le prétend? Mais qu'est-ce que c'est donc que cette aventure-là? Elle ne ressemble à rien.
La Marquise. - Je ne saurais te la mieux dire; c'est le Chevalier, c'est ce misanthrope-là qui est cause de cela: il m'a fâché, le Comte en a profité, je ne sais comment; ils veulent souper ce soir ici; ils ont parlé de notaire, d'articles; je les laissais dire; le Chevalier est sorti, il se marie aussi; le Comte lui donne sa soeur; car il ne manquait qu'une soeur, pour achever de me déplaire, à cet homme-là...
Lisette. - Quand le Chevalier l'épouserait, que vous importe?
La Marquise. - Veux-tu que je sois la belle-soeur d'un homme qui m'est devenu insupportable?
Lisette. - Hé! mort de ma vie! ne la soyez pas, renvoyez le Comte!
La Marquise. - Hé! sur quel prétexte! Car enfin, quoiqu'il me fâche, je n'ai pourtant rien à lui reprocher.
Lisette. - Oh! je m'y perds, Madame; je n'y comprends plus rien.
La Marquise. - Ni moi non plus: je ne sais plus où j'en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs! Qu'est-ce que c'est donc que cet état-là?
Lisette. - Mais c'est, je crois, ce maudit Chevalier qui est cause de tout cela; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime.
La Marquise. - Eh! non, Lisette; on voit bien que tu te trompes.
Lisette. - Voulez-vous m'en croire, Madame? ne le revoyez plus.
La Marquise. - Eh! laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi! Ne me laissera-t-on jamais en repos? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste!
Lisette. - Votre situation, je la regarde comme une énigme.
Scène XIII
La Marquise, Lisette, Lubin
Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier, qui est dans un état à faire compassion...
La Marquise. - Que veut-il dire? demande-lui ce qu'il a, Lisette.
Lubin. - Hélas! je crois que son bon sens s'en va: tantôt il marche, tantôt il s'arrête; il regarde le ciel, comme s'il ne l'avait jamais vu; il dit un mot, il en bredouille un autre, et il m'envoie savoir si vous voulez bien qu'il vous voie.
La Marquise. - Ne me conseilles-tu pas de le voir? Oui, n'est-ce pas?
Lisette. - Oui, Madame; du ton dont vous me le demandez, je vous le conseille.
Lubin. - Il avait d'abord fait un billet pour vous, qu'il m'a donné.
La Marquise. - Voyons donc.
Lubin. - Tout à l'heure, Madame. Quand j'ai eu ce billet, il a couru après moi: Rends-moi le papier. Je l'ai rendu. Tiens, va le porter. Je l'ai donc repris. Rapporte le papier. Je l'ai rapporté; ensuite, il a laissé tomber le billet en se promenant, et je l'ai ramassé sans qu'il l'ait vu, afin de vous l'apporter comme à sa bonne amie, pour voir ce qu'il a, et s'il y a quelque remède à sa peine.
La Marquise. - Montre donc.
Lubin. - Le voici; et tenez, voilà l'écrivain qui arrive.
Scène XIV
La Marquise, Le Chevalier, Lisette
La Marquise, à Lisette. - Sors, il sera peut-être bien aise de n'avoir point de témoins, d'être seul.
Scène XV
Le Chevalier, La Marquise
Le Chevalier prend de longs détours. - Je viens prendre congé de vous, et vous dire adieu, Madame.
La Marquise. - Vous, Monsieur le Chevalier? et où allez-vous donc?
Le Chevalier. - Où j'allais quand vous m'avez arrêté.
La Marquise. - Mon dessein n'était pas de vous arrêter pour si peu de temps.
Le Chevalier. - Ni le mien de vous quitter si tôt, assurément.
La Marquise. - Pourquoi donc me quittez-vous?
Le Chevalier. - Pourquoi je vous quitte? Eh! Marquise, que vous importe de me perdre, dès que vous épousez le Comte?
La Marquise. - Tenez, Chevalier, vous verrez qu'il y a encore du malentendu dans cette querelle-là: ne précipitez rien, je ne veux point que vous partiez, j'aime mieux avoir tort.
Le Chevalier. - Non, Marquise, c'en est fait; il ne m'est plus possible de rester, mon coeur ne serait plus content du vôtre.
La Marquise, avec douleur. - Je crois que vous vous trompez.
Le Chevalier. - Si vous saviez combien je vous dis vrai! combien nos sentiments sont différents!...
La Marquise. - Pourquoi différents? Il faudrait donner un peu plus d'étendue à ce que vous dites là, Chevalier; je ne vous entends pas bien.
Le Chevalier. - Ce n'est qu'un seul mot qui m'arrête.
La Marquise, avec un peu d'embarras. - Je ne puis deviner, si vous ne me le dites.
Le Chevalier. - Tantôt je m'étais expliqué dans un billet que je vous avais écrit.
La Marquise. - A propos de billet, vous me faites ressouvenir que l'on m'en a apporté un quand vous êtes venu.
Le Chevalier, intrigué. - Et de qui est-il, Madame?
La Marquise. - Je vous le dirai. (Elle lit.) "Je devais, Madame, regretter Angélique toute ma vie; cependant, le croiriez-vous? je pars aussi pénétré d'amour pour vous que je le fus jamais pour elle."
Le Chevalier. - Ce que vous lisez là, Madame, me regarde-t-il?
La Marquise. - Tenez, Chevalier, n'est-ce pas là le mot qui vous arrête?
Le Chevalier. - C'est mon billet! Ah! Marquise, que voulez-vous que je devienne?
La Marquise. - Je rougis, Chevalier, c'est vous répondre.
Le Chevalier, lui baisant la main. - Mon amour pour vous durera autant que ma vie.
La Marquise. - Je ne vous le pardonne qu'à cette condition-là.
Scène XVI
La Marquise, Le Chevalier, Le Comte
Le Comte. - Que vois-je, Monsieur le Chevalier? voilà de grands transports!
Le Chevalier. - Il est vrai, Monsieur le Comte; quand vous me disiez que j'aimais Madame, vous connaissiez mieux mon coeur que moi; mais j'étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraître excusable.
Le Comte. - Et vous, Madame?
La Marquise. - Je ne croyais pas l'amitié si dangereuse.
Le Comte. - Ah! Ciel!
Scène dernière
La Marquise, Le Chevalier, Lisette, Lubin
Lisette. - Madame, il y a là-bas un notaire que le Comte a amené.
Le Chevalier. - Le retiendrons-nous, Madame?
La Marquise. - Faites, je ne me mêle plus de rien.
Lisette, au Chevalier. - Ah! je commence à comprendre: le Comte s'en va, le notaire reste, et vous vous mariez.
Lubin. - Et nous aussi, et il faudra que votre contrat fasse la fondation du nôtre: n'est-ce pas, Lisette? Allons, de la joie !
Le Triomphe de l'amour
Comédie en trois actes
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 12 mars 1732
Avertissement de l'auteur
Le sort de cette pièce-ci a été bizarre. Je la sentais susceptible d'une chute totale ou d'un grand succès; d'une chute totale, parce que le sujet en était singulier, et par conséquent courait risque d'être très mal reçu; d'un grand succès, parce que je voyais que, si le sujet était saisi, il pouvait faire beaucoup de plaisir. Je me suis trompé pourtant; et rien de tout cela n'est arrivé. La pièce n'a eu, à proprement parler, ni chute ni succès; tout se réduit simplement à dire qu'elle n'a point plu. Je ne parle que de la première représentation; car, après cela, elle a eu encore un autre sort: ce n'a plus été la même pièce, tant elle a fait de plaisir aux nouveaux spectateurs qui sont venus la voir; ils étaient dans la dernière surprise de ce qui lui était arrivé d'abord. Je n'ose rapporter les éloges qu'ils en faisaient, et je n'exagère rien: le public est garant de ce que je dis là. Ce n'est pas là tout. Quatre jours après qu'elle a paru à Paris, on l'a jouée à la cour. Il y a assurément de l'esprit et du goût dans ce pays-là; et elle y plut encore au delà de ce qu'il m'est permis de dire. Pourquoi donc n'a-t-elle pas été mieux reçue d'abord? Pourquoi l'a-t-elle été si bien après? Dirai-je que les premiers spectateurs s'y connaissent mieux que les derniers? Non, cela ne serait pas raisonnable. Je conclus seulement que cette différence d'opinion doit engager les uns et les autres à se méfier de leur jugement. Lorsque dans une affaire de goût, un homme d'esprit en trouve plusieurs autres qui ne sont pas de son sentiment, cela doit l'inquiéter, ce me semble, ou il a moins d'esprit qu'il ne pense; et voilà précisément ce qui se passe à l'égard de cette pièce. Je veux croire que ceux qui l'ont trouvée si bonne se trompent peut-être; et assurément c'est être bien modeste; d'autant plus qu'il s'en faut beaucoup que je la trouve mauvaise; mais je crois aussi que ceux qui la désapprouvent peuvent avoir tort. Et je demande qu'on la lise avec attention, et sans égard à ce que l'on en a pensé d'abord, afin qu'on la juge équitablement.
Acteurs
Léonide, princesse de Sparte, sous le nom de Phocion.
Corine, suivante de Léonide, sous le nom d'Hermidas.
Hermocrate, philosophe.
Léontine, soeur d'Hermocrate.
Agis, fils de Cléomène.
Dimas, jardinier d'Hermocrate.
Arlequin, valet d'Hermocrate.
Acte premier
Scène première
La scène est dans la maison d'Hermocrate.
Léonide, sous le nom de Phocion; Corine, sous le nom d'Hermidas
Phocion. - Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.
Hermidas. - Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n'y connaissons personne?
Phocion. - Non, tout est ouvert; et d'ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette allée en nous promenant, j'aurai le temps de te dire ce qu'il faut à présent que tu saches.
Hermidas. - Ah! il y a longtemps que je n'ai respiré si à mon aise! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière; si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.
Phocion. - Comme tu voudras.
Hermidas. - D'abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons de campagne, où vous voulez que je vous suive.
Phocion. - Fort bien.
Hermidas. - Et comme vous savez que, par amusement, j'ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit et dont l'un est celui d'un homme de quarante-cinq ans, et l'autre celui d'une femme d'environ trente-cinq, tous deux d'assez bonne mine.
Phocion. - Cela est vrai.
Hermidas. - Laissez-moi dire: quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et qu'on ne vous voit pas; ensuite vous m'habillez en homme, vous en prenez l'attirail vous-même; et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d'Hermidas, que vous me donnez; et après un quart d'heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.
Phocion. - Plus que tu ne penses!
Hermidas. - Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés? Qu'est-ce que c'est que cet homme et cette femme qu'ils représentent? Que signifie la mascarade où nous sommes? Que nous importent les jardins d'Hermocrate? Que voulez-vous faire de lui? Que voulez-vous faire de moi? Où allons-nous? Que deviendrons-nous? A quoi tout cela aboutira-t-il? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m'en meurs.
Phocion. - Ecoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux; j'occupe une place qu'autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l'enleva. Léonidas, outré de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu'on eut l'adresse de soustraire à Léonidas, qui n'en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du peuple qu'il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de qui j'ai succédé moi-même.
Hermidas. - Oui; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j'ai fait la copie, et voilà ce que je veux savoir.
Phocion. - Doucement: ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu'une main inconnue enleva dès qu'il fut né, et dont Léonidas ni mon père n'ont jamais entendu parler, j'en ai des nouvelles, moi.
Hermidas. - Le ciel en soit loué! Vous l'aurez donc bientôt en votre pouvoir.
Phocion. - Point du tout; c'est moi qui vais me remettre au sien.
Hermidas. - Vous, Madame! vous n'en ferez rien, je vous jure; je ne le souffrirai jamais: comment donc?
Phocion. - Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l'a élevé, et à qui Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu'il fut sorti de prison; et tout ce que je te dis là, je le sais d'un domestique qui était, il n'y a pas longtemps, au service d'Hermocrate, et qui est venu m'en informer en secret, dans l'espoir d'une récompense.
Hermidas. - N'importe, il faut s'en assurer, Madame.
Phocion. - Ce n'est pourtant pas là le parti que j'ai pris; un sentiment d'équité, et je ne sais quelle inspiration m'en ont fait prendre un autre. J'ai d'abord voulu voir Agis (c'est le nom du Prince). J'appris qu'Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j'ai quitté, comme tu sais, la ville; je suis venue ici, j'ai vu Agis dans cette forêt, à l'entrée de laquelle j'avais laissé ma suite. Le domestique qui m'y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j'avais bien entendu parler de l'amour; mais je n'en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d'aimable; à peine t'imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d'Agis.
Hermidas. - Ce que je commence à imaginer de plus clair, c'est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne.
Phocion. - J'oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut; car ce domestique, en se cachant, me dit que c'était lui, et ce philosophe s'arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la forêt; ce qui me marqua qu'il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu'on disait qu'elle y était, et je m'en retournai au château.
Hermidas. - Voilà, certes, une aventure bien singulière.
Phocion. - Le parti que j'ai pris l'est encore davantage; je n'ai feint d'être indisposée et de ne voir personne, que pour être libre de venir ici; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme attiré par l'estime de sa sagesse; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses leçons; je tâcherai d'entretenir Agis, et de disposer son coeur à mes fins. Je suis née d'un sang qu'il doit haïr; ainsi je lui cacherai mon nom; car de quelques charmes dont on me flatte, j'ai besoin que l'amour, avant qu'il me connaisse, les mette à l'abri de la haine qu'il a sans doute pour moi.
Hermidas. - Oui; mais, Madame, si, sous votre habit d'homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a parlé dans la forêt, vous jugez bien qu'il ne vous gardera pas chez lui.
Phocion. - J'ai pourvu à tout, Corine, et s'il me reconnaît, tant pis pour lui; je lui garde un piège, dont j'espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu'il me réduise à la nécessité de m'en servir; mais le but de mon entreprise est louable, c'est l'amour et la justice qui m'inspirent. J'ai besoin de deux ou trois entretiens avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir: je n'en attends pas davantage, mais il me les faut; et si je ne puis les obtenir qu'aux dépens du philosophe, je n'y saurais que faire.
Hermidas. - Et cette soeur qui est avec lui, et dont apparemment l'humeur doit être austère, consentira-t-elle au séjour d'un étranger aussi jeune et d'aussi bonne mine que vous?
Phocion. - Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle; je ne lui ferai pas plus de quartier qu'à son frère.
Hermidas. - Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux; car j'entends ce que vous voulez dire; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas?
Phocion. - Il me répugnerait, sans doute, malgré l'action louable qu'il a pour motif; mais il me vengera d'Hermocrate et de sa soeur qui méritent que je les punisse; qui, depuis qu'Agis est avec eux, n'ont travaillé qu'à lui inspirer de l'aversion pour moi, qu'à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C'est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu'il m'a fallu combattre, qui m'en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m'a rapporté d'après l'entretien qu'il surprit. Eh d'où vient tout le mal qu'ils me font? Est-ce parce que j'occupe un trône usurpé? Mais ce n'est pas moi qui en suis l'usurpatrice. D'ailleurs, à qui l'aurais-je rendu? Je n'en connaissais pas l'héritier légitime; il n'a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n'ont-ils donc pas? Non, Corine, je n'ai point de scrupule à me faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d'Hermocrate et de sa soeur. A ton égard, conforme-toi à tout ce qui m'arrivera; et j'aurai soin de t'instruire à mesure de tout ce qu'il faudra que tu saches.
Scène II
Arlequin, sans être vu d'abord; Phocion, Hermidas
Arlequin. - Qu'est-ce que c'est que ces gens-là?
Hermidas. - Il y aura bien de l'ouvrage à tout ceci, Madame, et votre sexe...
Arlequin, les surprenant. - Ah! ah! Madame! et puis votre sexe! Eh! parlez donc, vous autres hommes, vous êtes donc des femmes?
Phocion. - Juste ciel! je suis au désespoir.
Arlequin. - Oh! oh! mes mignonnes, avant que de vous en aller, il faudra bien, s'il vous plaît, que nous comptions ensemble: je vous ai d'abord pris pour deux fripons; mais je vous fais réparation: vous êtes deux friponnes.
Phocion. - Tout est perdu, Corine.
Hermidas, faisant signe à Phocion. - Non, Madame; laissez-moi faire, et ne craignez rien. Tenez, la physionomie de ce garçon-là ne m'aura point trompée: assurément, il est traitable.
Arlequin. - Et par-dessus le marché, un honnête homme, qui n'a jamais laissé passer de contrebande; ainsi vous êtes une marchandise que j'arrête, je vais faire fermer les portes.
Hermidas. - Oh! je t'en empêcherai bien, moi; car tu serais le premier à te repentir du tort que tu nous ferais.
Arlequin. - Prouvez-moi mon repentir, et je vous lâche.
Phocion, donnant plusieurs pièces d'or à Arlequin. - Tiens, mon ami, voilà déjà un commencement de preuves; ne serais-tu pas fâché d'avoir perdu cela?
Arlequin. - Oui-da, il y a toute apparence; car je suis bien aise de l'avoir.
Hermidas. - As-tu encore envie de faire du bruit?
Arlequin. - Je n'ai encore qu'un commencement d'envie de n'en plus faire.
Hermidas. - Achevez de la déterminer, Madame.
Phocion, lui en donnant encore. - Prends encore ceci. Es-tu content?
Arlequin. - Oh! voilà l'abrégé de ma mauvaise humeur. Mais de quoi s'agit-il, mes libérales dames?
Hermidas. - Tiens, d'une bagatelle: Madame a vu Agis dans la forêt, et n'a pu le voir sans lui donner son coeur.
Arlequin. - Cela est extrêmement honnête.
Hermidas. - Or, Madame qui est riche, qui ne dépend que d'elle, et qui l'épouserait volontiers, voudrait essayer de le rendre sensible.
Arlequin. - Encore plus honnête.
Hermidas. - Madame ne saurait le rendre sensible qu'en liant quelque conversation avec lui, qu'en demeurant même quelque temps dans la maison où il est.
Arlequin. - Pour avoir toutes ses commodités.
Hermidas. - Et cela ne se pourrait pas, si elle se présentait habillée suivant son sexe; parce qu'Hermocrate ne le permettrait pas, et qu'Agis lui-même la fuirait, à cause de l'éducation qu'il a reçue du philosophe.
Arlequin. - Malepeste! de l'amour dans cette maison-ci? ce serait une mauvaise auberge pour lui; la sagesse d'Agis, d'Hermocrate et de Léontine, sont trois sagesses aussi inciviles pour l'amour qu'il y en ait dans le monde; il n'y a que la mienne qui ait un peu de savoir-vivre.
Phocion. - Nous le savions bien.
Hermidas. - Et voilà pourquoi Madame a pris le parti de se déguiser pour paraître; ainsi tu vois bien qu'il n'y a point de mal à tout cela.
Arlequin. - Eh! pardi, il n'y a rien de si raisonnable. Madame a pris de l'amour en passant, pour Agis. Eh bien! qu'est-ce? Chacun prend ce qu'il peut: voilà bien de quoi! Allez, gracieuses personnes, ayez bon courage; je vous offre mes services. Vous avez perdu votre coeur; faites vos diligences pour en attraper un autre; si on trouve le mien, je le donne.
Phocion. - Va, compte sur ma parole; tu jouiras bientôt d'un sort qui ne te laissera envier celui de personne.
Hermidas. - N'oublie pas, dans le besoin, que Madame s'appelle Phocion, et moi Hermidas.
Phocion. - Et surtout qu'Agis ne sache point qui nous sommes.
Arlequin. - Ne craignez rien, seigneur Phocion, touchez là, camarade Hermidas; voilà comme je parle, moi.
Hermidas. - Paix! voilà quelqu'un qui arrive.
Scène III
Hermidas, Phocion, Arlequin, Dimas, jardinier.
Dimas. - Avec qui est-ce donc qu'ou parlez là, noute ami?
Arlequin. - Eh! je parle avec du monde.
Dimas. - Eh! pargué! je le vois bian; mais qui est ce monde? à qui en veut-il?
Phocion. - Au seigneur Hermocrate.
Dimas. - Eh bian! ce n'est pas par ici qu'on entre; noute maître m'a enchargé à ce que parsonne ne se promène dans le jardrin; par ainsi, vous n'avez qu'à vous en retorner par où vous êtes venus, pour frapper à la porte du logis.
Phocion. - Nous avons trouvé celle du jardin ouverte; il est permis à des étrangers de se méprendre.
Dimas. - Je ne leur baillons pas cette parmission-là, nous; je n'entendons pas qu'on vianne comme ça sans dire gare: ne tiant-il qu'à enfiler des portes ouvartes? En a l'honnêteté d'appeler un jardinier; en li demande le parvilège; on a queuque bonne manière avec un homme, et pis la parmission s'enfile avec la porte.
Arlequin. - Doucement, notre ami! vous parlez à une personne riche et d'importance.
Dimas. - Voirement! je le vois bian qu'alle est riche, pisqu'alle garde tout, et moi je garde mon jardrin, alle n'a qu'à prenre par ailleurs.
Scène IV
Agis, Dimas, Hermidas, Phocion, Arlequin
Agis. - Qu'est-ce que c'est donc que ce bruit-là, jardinier? contre qui criez-vous?
Dimas. - Contre cette jeunesse qui viant apparemment mugueter nos espaliers.
Phocion. - Vous arrivez à propos, Seigneur, pour me débarrasser de lui. J'ai dessein de saluer le seigneur Hermocrate, et de lui parler; j'ai trouvé ce lieu-ci ouvert, et il veut que j'en sorte.
Agis. - Allez, Dimas, vous avez tort, retirez-vous, et courez avertir Léontine qu'un étranger de considération souhaiterait parler à Hermocrate. Je vous demande pardon, Seigneur, de l'accueil rustique de cet homme-là; Hermocrate lui-même vous en fera ses excuses; et vous êtes d'une physionomie qui annonce les égards qu'on vous doit.
Arlequin. - Oh pour ça, ils font tous deux une belle paire de visages.
Phocion. - Il est vrai, Seigneur, que ce jardinier m'a traité brusquement; mais vos politesses m'en dédommagent; et si ma physionomie, dont vous parlez, vous disposait à me vouloir du bien, je la croirais en effet la plus heureuse du monde; et ce serait, à mon gré, un des plus grands services qu'elle pût me rendre.
Agis. - Il ne mérite pas que vous l'estimiez tant, mais, tel qu'il est, elle vous l'a rendu, Seigneur; et quoiqu'il n'y ait qu'un instant que nous nous connaissions, je vous assure qu'on ne saurait être aussi prévenu pour quelqu'un que je le suis pour vous.
Arlequin. - Nous allons donc faire, entre nous, quatre jolis penchants.
Hermidas s'écarte avec Arlequin. - Promenons-nous, pour parler du nôtre.
Agis. - Mais, Seigneur, puis-je vous demander pour qui mon amitié se déclare?
Phocion. - Pour quelqu'un qui vous en jurerait volontiers une éternelle.
Agis. - Cela ne suffit pas; je crains de faire un ami que je perdrai bientôt.
Phocion. - Il ne tiendra pas à moi que nous ne nous quittions jamais, Seigneur.
Agis. - Qu'avez-vous à exiger d'Hermocrate? Je lui dois mon éducation; j'ose dire qu'il m'aime. Avez-vous besoin de lui?
Phocion. - Sa réputation m'attirait ici; je ne voulais, quand je suis venu, que l'engager à me souffrir quelque temps auprès de lui; mais depuis que je vous connais, ce motif le cède à un autre encore plus pressant; c'est celui de vous voir le plus longtemps qu'il me sera possible.
Agis. - Et que devenez-vous après?
Phocion. - Je n'en sais rien, vous en déciderez; je ne consulterai que vous.
Agis. - Je vous conseillerai de ne me perdre jamais de vue.
Phocion. - Sur ce pied-là, nous serons donc toujours ensemble.
Agis. - Je le souhaite de tout mon coeur; mais voici Léontine qui arrive.
Arlequin, à Hermidas. - Notre maîtresse s'avance; elle a une mine grave qui ne me plaît point du tout.
Scène V
Phocion, Agis, Hermidas, Dimas, Léontine, Arlequin
Dimas. - Tenez, Madame, velà le damoisiau dont je vous parle, et cet autre étourniau est de son équipage.
Léontine. - On m'a dit, Seigneur, que vous demandiez à parler à Hermocrate mon frère; il n'est pas actuellement ici. Pouvez-vous, en attendant qu'il revienne, me confier ce que vous avez à lui dire?
Phocion. - Je n'ai à l'entretenir de rien de secret, Madame; il s'agit d'une grâce que j'ai à obtenir de lui, et je compterai d'avance l'avoir obtenue, si vous voulez bien me l'accorder vous-même.
Léontine. - Expliquez-vous, Seigneur.
Phocion. - Je m'appelle Phocion, Madame; mon nom peut vous être connu; mon père, que j'ai perdu il y a plusieurs années, l'a mis en quelque réputation.
Léontine. - Oui, Seigneur.
Phocion. - Seul et ne dépendant de personne, il y a quelque temps que je voyage pour former mon coeur et mon esprit.
Dimas, à part. - Et pour cueillir le fruit de nos arbres.
Léontine. - Laissez-nous, Dimas.
Phocion. - J'ai visité, dans mes voyages, tous ceux que leur savoir et leur vertu distinguaient des autres hommes. Il en est même qui m'ont permis de vivre quelque temps avec eux; et j'ai espéré que l'illustre Hermocrate ne me refuserait pas, pour quelques jours, l'honneur qu'ils ont bien voulu me faire.
Léontine. - Il est vrai, Seigneur, qu'à vous voir, vous paraissez bien digne de cette hospitalité vertueuse que vous avez reçue ailleurs; mais il ne sera pas possible à Hermocrate de s'honorer du plaisir de vous l'offrir; d'importantes raisons, qu'Agis sait bien, nous en empêchent; je voudrais pouvoir vous les dire, elles nous justifieraient auprès de vous.
Arlequin. - D'abord, j'en logerai un, moi, dans ma chambre.
Agis. - Ce ne sont point les appartements qui nous manquent.
Léontine. - Non, mais vous savez mieux qu'un autre que cela ne se peut pas, Agis, et que nous nous sommes fait une loi nécessaire de ne partager notre retraite avec personne.
Agis. - J'ai pourtant promis au seigneur Phocion de vous y engager; et ce ne sera pas violer la loi que nous nous sommes faite, que d'en excepter un ami de la vertu.
Léontine. - Je ne saurais changer de sentiment.
Arlequin, à part. - Tête de femme!
Phocion. - Quoi! Madame, serez-vous inflexible à d'aussi louables intentions que les miennes?
Léontine. - C'est malgré moi.
Agis. - Hermocrate vous fléchira, Madame.
Léontine. - Je suis sûre qu'il pensera comme moi.
Phocion, à part les premiers mots. - Allons aux expédients: Eh bien! Madame, je n'insisterai plus; mais oserais-je vous demander un moment d'entretien secret?
Léontine. - Seigneur, je suis fâchée des efforts inutiles que vous allez faire; puisque vous le voulez pourtant, j'y consens.
Phocion, à Agis. - Daignez vous éloigner pour un instant.
Scène VI
Léontine, Phocion
Phocion, à part, les premiers mots. - Puisse l'amour favoriser mon artifice! Puisque vous ne pouvez, Madame, vous rendre à la prière que je vous ai faite, il n'est plus question de vous en presser; mais peut-être m'accorderez-vous une autre grâce, c'est de vouloir bien me donner un conseil qui va décider de tout le repos de ma vie.
Léontine. - Celui que je vous donnerai, Seigneur, c'est d'attendre Hermocrate, il est meilleur à consulter que moi.
Phocion. - Non, Madame, dans cette occasion-ci, vous me convenez encore mieux que lui. J'ai besoin d'une raison moins austère que compatissante; j'ai besoin d'un caractère de coeur qui tempère sa sévérité d'indulgence, et vous êtes d'un sexe chez qui ce doux mélange se trouve plus sûrement que dans le nôtre; ainsi, Madame, écoutez-moi, je vous en conjure par tout ce que vous avez de bonté.
Léontine. - Je ne sais ce que présage un pareil discours, mais la qualité d'étranger exige des égards; ainsi parlez, je vous écoute.
Phocion. - Il y a quelques jours que, traversant ces lieux en voyageur, je vis près d'ici une dame qui se promenait, et qui ne me vit point; il faut que je vous la peigne, vous la reconnaîtrez peut-être, et vous en serez mieux au fait de ce que j'ai à vous dire. Sa taille, sans être grande, est pourtant majestueuse, je n'ai vu nulle part un air si noble; c'est, je crois, la seule physionomie du monde où l'on voie les grâces les plus tendres s'allier, sans y rien perdre, à l'air le plus imposant, le plus modeste, et peut-être le plus austère. On ne saurait s'empêcher de l'aimer, mais d'un amour timide, et comme effrayé du respect qu'elle imprime; elle est jeune, non de cette jeunesse étourdie qui m'a toujours déplu, qui n'a que des agréments imparfaits, et qui ne sait encore qu'amuser les yeux, sans mériter d'aller au coeur: non, elle est dans cet âge vraiment aimable, qui met les grâces dans toutes leurs forces, où l'on jouit de tout ce que l'on est, dans cet âge où l'âme, moins dissipée, ajoute à la beauté des traits un rayon de la finesse qu'elle a acquise.
Léontine, embarrassée. - Je ne sais de qui vous parlez, Seigneur, cette dame-là m'est inconnue, et c'est sans doute un portrait trop flatteur.
Phocion. - Celui que j'en garde dans mon coeur est mille fois au-dessus de ce que je vous peins là, Madame. Je vous ai dit que je passais pour aller plus loin; mais cet objet m'arrêta, et je ne le perdis point de vue, tant qu'il me fut possible de le voir. Cette dame s'entretenait avec quelqu'un, elle souriait de temps en temps, et je démêlais dans ses gestes je ne sais quoi de doux, de généreux et d'affable, qui perçait à travers un maintien grave et modeste.
Léontine, à part. - De qui parle-t-il?
Phocion. - Elle se retira bientôt après, et rentra dans une maison que je remarquai. Je demandai qui elle était, et j'appris qu'elle est la soeur d'un homme célèbre et respectable.
Léontine, à part. - Où suis-je?
Phocion. - Qu'elle n'est point mariée, et qu'elle vit avec ce frère dans une retraite dont elle préfère l'innocent repos au tumulte du monde toujours méprisé des âmes vertueuses et sublimes; enfin, tout ce que j'en appris ne fut qu'un éloge, et ma raison même, autant que mon coeur, acheva de me donner pour jamais à elle.
Léontine, émue. - Seigneur, dispensez-moi d'écouter le reste, je ne sais ce que c'est que l'amour, et je vous conseillerais mal sur ce que je n'entends point.
Phocion. - De grâce, laissez-moi finir, et que ce mot d'amour ne vous rebute point; celui dont je vous parle ne souille point mon coeur, il l'honore, c'est l'amour que j'ai pour la vertu qui allume celui que j'ai pour cette dame; ce sont deux sentiments qui se confondent ensemble; et si j'aime, si j'adore cette physionomie si aimable que je lui trouve, c'est que mon âme y voit partout l'image des beautés de la sienne.
Léontine. - Encore une fois, Seigneur, souffrez que je vous quitte; on m'attend, et il y a longtemps que nous sommes ensemble.
Phocion. - J'achève, Madame. Pénétré des mouvements dont je vous parle, je promis avec transport de l'aimer toute ma vie, et c'était promettre de consacrer mes jours au service de la vertu même. Je résolus ensuite de parler à son frère, d'en obtenir le bonheur de passer quelque temps chez lui, sous prétexte de m'instruire, et là, d'employer auprès d'elle tout ce que l'amour, le respect et l'hommage ont de plus soumis, de plus industrieux et de plus tendre, pour lui prouver une passion dont je remercie les dieux, comme d'un présent inestimable.
Léontine, à part. - Quel piège! et comment en sortir?
Phocion. - Ce que j'avais résolu, je l'ai exécuté; je me suis présenté pour parler à son frère: il était absent, et je n'ai trouvé qu'elle, que j'ai vainement conjurée d'appuyer ma demande, qui l'a rejetée, et qui m'a mis au désespoir. Figurez-vous, Madame, un coeur tremblant et confondu devant elle, dont elle a sans doute aperçu la tendresse et la douleur, et qui du moins espérait de lui inspirer une pitié généreuse; tout m'est refusé, Madame; et dans cet état accablant, c'est à vous à qui j'ai recours, je me jette à vos genoux, et je vous confie mes plaintes.
Il se jette à genoux.
Léontine. - Que faites-vous, Seigneur?
Phocion. - J'implore vos conseils et votre secours auprès d'elle.
Léontine. - Après ce que je viens d'entendre, c'est aux dieux à qui j'en demande moi-même.
Phocion. - L'avis des dieux est dans votre coeur, croyez-en ce qu'il vous inspire.
Léontine. - Mon coeur! ô ciel! c'est peut-être l'ennemi de mon repos que vous voulez que je consulte.
Phocion. - Et serez-vous moins tranquille, pour être généreuse?
Léontine. - Ah! Phocion, vous aimez la vertu, dites-vous; est-ce l'aimer que de venir la surprendre?
Phocion. - Appelez-vous la surprendre, que l'adorer?
Léontine. - Mais enfin, quels sont vos desseins?
Phocion. - Je vous ai consacré ma vie, j'aspire à l'unir à la vôtre; ne m'empêchez pas de le tenter, souffrez-moi quelques jours ici seulement, c'est à présent la seule grâce qui soit l'objet de mes souhaits; et si vous me l'accordez, je suis sûr d'Hermocrate.
Léontine. - Vous souffrir ici, vous qui m'aimez!
Phocion. - Eh! qu'importe un amour qui ne fait qu'augmenter mon respect?...
Léontine. - Un amour vertueux peut-il exiger ce qui ne l'est pas? Quoi! voulez-vous que mon coeur s'égare? Que venez-vous faire ici, Phocion? Ce qui m'arrive est-il concevable? Quelle aventure! ô ciel! quelle aventure! Faudra-t-il que ma raison y périsse? Faudra-t-il que je vous aime, moi qui n'ai jamais aimé? Est-il temps que je sois sensible? Car enfin vous me flattez en vain; vous êtes jeune, vous êtes aimable, et je ne suis plus ni l'un ni l'autre.
Phocion. - Quel étrange discours!
Léontine. - Oui, Seigneur, je l'avoue, un peu de beauté, dit-on, m'était échue en partage; la nature m'avait départi quelques charmes que j'ai toujours méprisés. Peut-être me les faites-vous regretter! Je le dis à ma honte: mais ils ne sont plus, ou le peu qui m'en reste va se passer bientôt.
Phocion. - Eh! de quoi sert ce que vous dites là, Léontine? Convaincrez-vous mes yeux de ce qui n'est pas? Espérez-vous me persuader avec ces grâces? Avez-vous pu jamais être plus aimable?
Léontine. - Je ne suis plus ce que j'étais.
Phocion. - Tranchons là-dessus, Madame, ne disputons plus. Oui, j'y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne; mais toutes les âmes sont du même âge. Vous savez ce que je vous demande; je vais en presser Hermocrate, et je mourrai de douleur si vous ne m'êtes pas favorable.
Léontine. - Je ne sais encore ce que je dois faire. Voici Hermocrate qui vient, et je vous servirai, en attendant que je me détermine.
Scène VII
Hermocrate, Agis, Phocion, Léontine, Arlequin
Hermocrate, à Agis. - Est-ce là le jeune étranger dont vous me parlez?
Agis. - Oui, Seigneur, c'est lui-même.
Arlequin. - C'est moi qui ai eu l'honneur de lui parler le premier, et je lui ai toujours fait vos compliments en attendant votre arrivée.
Léontine. - Vous voyez, Hermocrate, le fils de l'illustre Phocion, que son estime pour vous amène ici; il aime la sagesse, et voyage pour s'instruire; quelques-uns de vos pareils se sont fait un plaisir de le recevoir quelque temps chez eux; il attend de vous le même accueil; il le demande avec un empressement qui mérite qu'on s'y rende; j'ai promis de vous y engager, je le fais, et je vous laisse ensemble... Ah!
Agis. - Et si mon suffrage vaut quelque chose, je le joins à celui de Léontine, Seigneur.
Agis s'en va.
Arlequin. - Et moi, j'y ajoute ma voix par-dessus le marché.
Hermocrate, regardant Phocion. - Que vois-je?
Phocion. - Je regarde comme des bienfaits ces instances qu'on vous fait pour moi, Seigneur; jugez de ma reconnaissance pour vous, si elles ne sont pas inutiles.
Hermocrate. - Je vous rends grâces, Seigneur, de l'honneur que vous me faites: un disciple tel que vous ne me paraît pas avoir besoin d'un maître qui me ressemble; cependant, pour en mieux juger, j'aurais confidemment quelques questions à vous faire. (A Arlequin.) Retire-toi.
Scène VIII
Hermocrate, Phocion
Hermocrate. - Ou je me trompe, Seigneur, ou vous ne m'êtes pas inconnu.
Phocion. - Moi, Seigneur?
Hermocrate. - Ce n'est pas sans raison que j'ai voulu vous parler en secret; j'ai des soupçons dont l'éclaircissement ne demande point d'éclat; et c'est à vous à qui je l'épargne.
Phocion. - Quels sont donc ces soupçons?
Hermocrate. - Vous ne vous appelez point Phocion.
Phocion, à part. - Il se ressouvient de la forêt.
Hermocrate. - Celui dont vous prenez le nom est actuellement à Athènes, je l'apprends par une lettre de Mermécides.
Phocion. - Ce peut être quelqu'un qui se nomme comme moi.
Hermocrate. - Ce n'est pas là tout; c'est que ce nom supposé est la moindre erreur où vous voulez nous jeter.
Phocion. - Je ne vous entends point, Seigneur.
Hermocrate. - Cet habit-là n'est pas le vôtre, avouez-le, Madame, je vous ai vue ailleurs.
Phocion, affectant d'être surprise. - Vous dites vrai, Seigneur.
Hermocrate. - Les témoins, comme vous voyez, n'étaient pas nécessaires, du moins ne rougissez-vous que devant moi.
Phocion. - Si je rougis, je ne me rends pas justice, Seigneur; et c'est un mouvement que je désavoue; le déguisement où je suis n'enveloppe aucun projet dont je doive être confuse.
Hermocrate. - Moi, qui entrevois ce projet, je n'y vois cependant rien de si convenable à l'innocence des moeurs de votre sexe, rien dont vous puissiez vous applaudir; l'idée de venir m'enlever Agis, mon élève, d'essayer sur lui de dangereux appas, de jeter dans son coeur un trouble presque toujours funeste, cette idée-là, ce me semble, n'a rien qui doive vous dispenser de rougir, Madame.
Phocion. - Agis? qui? ce jeune homme qui vient de paraître ici? Sont-ce là vos soupçons? Ai-je rien en moi qui les justifie? Est-ce ma physionomie qui vous les inspire, et les mérite-t-elle? Et faut-il que ce soit vous qui me fassiez cet outrage? Faut-il que des sentiments tels que les miens me l'attirent? Et les dieux, qui savent mes desseins, ne me le devaient-ils pas épargner? Non, Seigneur, je ne viens point ici troubler le coeur d'Agis; tout élevé qu'il est par vos mains, tout fort qu'il est de la sagesse de vos leçons, ce déguisement pour lui n'eût pas été nécessaire; si je l'aimais, j'en aurais espéré la conquête à moins de frais, il n'aurait fallu que me montrer peut-être, que faire parler mes yeux: son âge et mes faibles appas m'auraient fait raison de son coeur. Mais ce n'est pas à lui à qui le mien en veut; celui que je cherche est plus difficile à surprendre, il ne relève point du pouvoir de mes yeux, mes appas ne feront rien sur lui; vous voyez que je ne compte point sur eux, que je n'en fais pas ma ressource; je ne les ai pas mis en état de plaire; et je les cache sous ce déguisement parce qu'ils me seraient inutiles.
Hermocrate. - Mais ce séjour que vous voulez faire chez moi, Madame, qu'a-t-il de commun avec vos desseins, si vous ne songez pas à Agis?
Phocion. - Eh quoi! toujours Agis! Eh! Seigneur, épargnez à votre vertu le regret d'avoir offensé la mienne; n'abusez point contre moi des apparences d'une aventure peut-être encore plus louable qu'innocente, que vous me voyez soutenir avec un courage qui doit étonner vos soupçons, et dont j'ose attendre votre estime, quand vous en saurez les motifs. Ne me parlez donc plus d'Agis; je ne songe point à lui, je le répète: en voulez-vous des preuves incontestables? Elles ne ménageront point la fierté de mon sexe; mais je n'en apporte ici ni la vanité ni l'industrie: j'y viens avec un orgueil plus noble que le sien, vous le verrez, Seigneur. Il s'agit à présent de vos soupçons, et deux mots vont les détruire. Celui que j'aime veut-il me donner sa main? voilà la mienne. Agis n'est point ici pour accepter mes offres.
Hermocrate. - Je ne sais donc plus à qui elles s'adressent.
Phocion. - Vous le savez, Seigneur, et je viens de vous le dire; je ne m'expliquerais pas mieux en nommant Hermocrate.
Hermocrate. - Moi! Madame?
Phocion. - Vous êtes instruit, Seigneur.
Hermocrate, déconcerté. - Je le suis en effet, et ne reviens point du trouble où ce discours me jette: moi, l'objet des mouvements d'un coeur tel que le vôtre!
Phocion. - Seigneur, écoutez-moi; j'ai besoin de me justifier après l'aveu que je viens de faire.
Hermocrate. - Non, Madame, je n'écoute plus rien, toute justification est inutile, vous n'avez rien à craindre de mes idées; calmez vos inquiétudes là-dessus; mais, de grâce, laissez-moi. Suis-je fait pour être aimé? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l'amour est étranger; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon coeur en un mot ne pourrait rien pour le vôtre.
Phocion. - Eh! je ne lui demande point de partager mes sentiments, je n'ai nul espoir; et si j'en ai, je le désavoue: mais souffrez que j'achève. Je vous ai dit que je vous aime, voulez-vous que je reste en proie à l'injure que me ferait ce discours-là, si je ne m'expliquais pas?
Hermocrate. - Mais la raison me défend d'en entendre davantage.
Phocion. - Mais ma gloire et ma vertu, que je viens de compromettre, veulent que je continue. Encore une fois, Seigneur, écoutez-moi. Vous paraître estimable est le seul avantage où j'aspire, le seul salaire dont mon coeur soit jaloux: qu'est-ce qui vous empêcherait de m'entendre? Je n'ai rien de redoutable que des charmes humiliés par l'aveu que je vous fais, qu'une faiblesse que vous méprisez, et que je vous apporte à combattre.
Hermocrate. - J'aimerais encore mieux l'ignorer.
Phocion. - Oui, Seigneur, je vous aime; mais ne vous y trompez pas, il ne s'agit pas ici d'un penchant ordinaire; cet aveu que je vous fais, il ne m'échappe point, je le fais exprès: ce n'est point à l'amour à qui je l'accorde, il ne l'aurait jamais obtenu; c'est à ma vertu même à qui je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j'ai besoin de la confusion de le dire; parce que cette confusion aidera peut-être à me guérir; parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre: je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m'aimiez; c'est afin que vous m'appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l'amour, j'y consens; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon coeur, défendez-moi de l'attrait que je vous trouve. Je ne demande point d'être aimée, il est vrai, mais je désire de l'être; ôtez-moi ce désir; c'est contre vous-même que je vous implore.
Hermocrate. - Eh bien! Madame, voici le secours que je vous donne; je ne veux point vous aimer: que cette indifférence-là vous guérisse, et finissez un discours où tout est poison pour qui l'écoute.
Phocion. - Grands dieux! à quoi me renvoyez-vous? à une indifférence que j'ai bien prévue. Est-ce ainsi que vous répondez au généreux courage avec lequel je vous expose ma situation? Le sage ne l'est-il au profit de personne?
Hermocrate. - Je ne le suis point, Madame.
Phocion. - Eh bien! soit; mais laissez-moi le temps de vous trouver des défauts, et souffrez que je continue.
Hermocrate, toujours ému. - Que m'allez-vous dire encore?
Phocion. - Ecoutez-moi. J'avais entendu parler de vous; tout le public est plein de votre nom.
Hermocrate. - Passons, de grâce, Madame.
Phocion. - Excusez ces traits d'un coeur qui se plaît à louer ce qu'il aime. Je m'appelle Aspasie; et ce fut dans ces solitudes où je vivais comme vous, maîtresse de moi-même, et d'une fortune assez grande, avec l'ignorance de l'amour, avec le mépris de tous les efforts qu'on faisait pour m'en inspirer.
Hermocrate. - Que ma complaisance est ridicule!
Phocion. - Ce fut donc dans ces solitudes où je vous rencontrai, vous promenant aussi bien que moi; je ne savais qui vous étiez d'abord, cependant, en vous regardant, je me sentis émue; il semblait que mon coeur devinait Hermocrate.
Hermocrate. - Non, je ne saurais plus supporter ce récit. Au nom de cette vertu que vous chérissez, Aspasie, laissons là ce discours; abrégeons, quels sont vos desseins?
Phocion. - Ce récit vous paraît frivole, il est vrai; mais le soin de rétablir ma raison ne l'est pas.
Hermocrate. - Mais le soin de garantir la mienne doit m'être encore plus cher; tout sauvage que je suis, j'ai des yeux, vous avez des charmes, et vous m'aimez.
Phocion. - J'ai des charmes, dites-vous? Eh quoi! Seigneur, est-ce que vous les voyez, et craignez-vous de les sentir?
Hermocrate. - Je ne veux pas même m'exposer à les craindre.
Phocion. - Puisque vous les évitez, vous en avez donc peur? Vous ne m'aimez pas encore; mais vous craignez de m'aimer: vous m'aimerez, Hermocrate, je ne saurais m'empêcher de l'espérer.
Hermocrate. - Vous me troublez, je vous réponds mal, et je me tais.
Phocion. - Eh bien! Seigneur, retirons-nous, marchons, rejoignons Léontine; j'ai dessein de demeurer quelque temps ici, et vous me direz tantôt ce que vous aurez résolu là-dessus.
Hermocrate. - Allez donc, Aspasie; je vous suis.
Scène IX
Hermocrate, Dimas
Hermocrate. - J'ai pensé m'égarer dans cet entretien. Quel parti faut-il que je prenne? Approche, Dimas: tu vois ce jeune étranger qui me quitte; je te charge d'observer ses actions, de le suivre le plus que tu pourras, et d'examiner s'il cherche à entretenir Agis; entends-tu? J'ai toujours estimé ton zèle, et tu ne saurais me le prouver mieux qu'en t'acquittant exactement de ce que je te dis là.
Dimas. - Voute affaire est faite; pas pus tard que tantôt, je vous apportons toute sa pensée.
Acte II
Scène première
Arlequin, Dimas
Dimas. - Eh! morgué! venez çà, vous dis-je; depis que ces nouviaux venus sont ici, il n'y a pas moyan de vous parler; vous êtes toujours à chuchoter à l'écart avec ce marmouset de valet.
Arlequin. - C'est par civilité, mon ami; mais je ne t'en aime pas moins, quoique je te laisse là.
Dimas. - Mais la civilité ne veut pas qu'en soit malhonnête envars moi qui sis voute ancien camarade, et palsangué! le vin et l'amiquié, c'est tout un; pus ils sont vieux tous deux, et mieux c'est.
Arlequin. - Cette comparaison-là est de bon goût, nous en boirons la moitié quand tu voudras, et tu boiras gratis à mes dépens.
Dimas. - Diantre! qu'ou'êtes hasardeux! Vous dites ça comme s'il en pleuvait; avez-vous bian de quoi?
Arlequin. - Ne t'embarrasse pas.
Dimas. - Vartuchoux! vous êtes un fin marle; mais, morgué! je sis marle itou, moi.
Arlequin. - Eh depuis quand suis-je devenu merle?
Dimas. - Bon, bon, ne savons-je pas qu'ou avez de la finance de rencontre, je vous ons vu tantôt compter voute somme.
Arlequin. - Il a raison, voilà ce que c'est que de vouloir savoir son compte.
Dimas, à part les premiers mots. - Il baille dans le paniau. Acoutez, noute ami, il y a bian des affaires, bian du tintamarre dans l'esprit de noute maître.
Arlequin. - Est-ce qu'il m'a vu aussi compter ma finance?
Dimas. - Pou! voirement, c'est bian pis; faut qu'il se doute de toute la manigance; car il m'a enchargé de faire ici le renard en tapinois, pour à celle fin de défricher la pensée de ces deux parsonnes dont il a doutance par rapport à l'intention qu'alles avont, dont il est en peine d'avoir connaissance au juste, vous entendez bian?
Arlequin. - Pas trop; mais, mon ami, je parle donc à un renard?
Dimas. - Chut! n'appriandez rin de ce renard-là; il n'y a tant seulement qu'à voir ce que vous voulez que je li dise. Preumièrement d'abord, faut pas li déclarer ce que c'est que ce monde-là, n'est-ce pas?
Arlequin. - Garde-t'en bien, mon garçon.
Dimas. - Laissez-moi faire. Il n'a tenu qu'à moi d'en dégoiser, car je n'ignore de rin.
Arlequin. - Tu sais donc qui ils sont?
Dimas. - Pargué, si je le savons! je les connaissons de plante et de raçaine.
Arlequin. - Oh! oh! je croyais qu'il n'y avait que moi qui les connaissais.
Dimas. - Vous! par la morgué! peut-être que vous n'en savez rin.
Arlequin. - Oh que si!
Dimas. - Gage que non, ça ne se peut pas; ça est par trop difficile.
Arlequin. - Mais voyez cet opiniâtre! Je te dis qu'elles me l'ont dit elles-mêmes.
Dimas. - Quoi?
Arlequin. - Qu'elles étaient des femmes.
Dimas, étonné. - Alles sont des femmes!
Arlequin. - Comment donc, fripon! est-ce que tu ne le savais pas?
Dimas. - Non morgué, pas le mot; mais je triomphe.
Arlequin. - Ah! maudit renard! vilain merle!
Dimas. - Alles sont des femmes! tatigué, que je sis aise!
Arlequin. - Je suis un misérable.
Dimas. - Queu tapage je m'en vas faire! Comme je vas m'ébaudir à conter ça! queu plaisir!
Arlequin. - Dimas, tu me coupes la gorge.
Dimas. - Je m'embarrasse bian de voute gorge, ha ha! des femmes qui baillont de l'argent en darrière un jardinier, maugré qu'il les treuve dans son jardrin, il n'y a morgué point de gorge qui tianne, faut punir ça.
Arlequin. - Mon ami, es-tu friand d'argent?
Dimas. - Je serais bian dégoûté, si je ne l'étais pas; mais où est-il cet argent?
Arlequin. - Je ferai financer cette dame pour racheter mon étourderie, je te le promets.
Dimas. - Cette étourderie-là n'est pas à bon marché, je vous en avartis.
Arlequin. - Je sais bien qu'elle est considérable.
Dimas. - Mais, par priambule, j'entends et je prétends qu'ou me disiais toute cette friponnerie-là. Ah çà! combien avez-vous reçu de cette dame, tant en monnaie qu'en grosses pièces? Parlez en conscience.
Arlequin. - Elle m'a donné vingt pièces d'or.
Dimas. - Vingt pièces d'or! queu chartée d'argent ça fait! Velà une histoire qui vaut une métairie. Après: cette dame, que vient-elle patricoter ici?
Arlequin. - C'est qu'Agis a pris son coeur dans une promenade.
Dimas. - Eh bian! que ne se garait-il?
Arlequin. - Et elle s'est mise comme ça pour escamoter aussi le coeur d'Agis sans qu'il le voie.
Dimas. - Fort bian! tout ça est d'un bon revenu pour moi; tout ça se peut, moyennant que j'escamote itou. Et ce petit valet Hermidas, est-ce itou une escamoteuse?
Arlequin. - C'est encore un coeur que je pourrais bien prendre en passant.
Dimas. - Ca ne vous conviant pas, à vous qui êtes un apprentif docteux; mais tenez, velà qu'alles viannent; faites avancer l'espèce.
Scène II
Arlequin, Dimas, Phocion, Hermidas
Hermidas, à Phocion, en parlant d'Arlequin. - Il est avec le jardinier, il n'y a pas moyen de lui parler.
Dimas, à Arlequin. - Alles n'osont approcher, dites-leur que je sis savant sur leus parsonnes.
Arlequin, à Phocion. - Ne vous gênez point; car je suis un babillard, Madame.
Phocion. - A qui parles-tu, Arlequin?
Arlequin. - Hélas! il n'y plus de mystère, il m'a fait causer avec une attrape.
Phocion. - Quoi! malheureux! tu lui as dit qui j'étais?
Arlequin. - Il n'y a pas une syllabe de manque.
Phocion. - Ah, ciel!
Dimas. - Je savons la parte de voute coeur, et l'escamotage de stila d'Agis: je savons son argent, il n'y a que ceti-là qu'il m'a proumis que je ne savons pas encore.
Phocion. - Corine, c'en est fait, mon projet est renversé.
Hermidas. - Non, Madame, ne vous découragez point; dans votre projet vous avez besoin d'ouvriers, il n'y a qu'à gagner aussi le jardinier, n'est-il pas vrai, Dimas?
Dimas. - Je sis tout à fait de voute avis, Mademoiselle.
Hermidas. - Eh bien! que faut-il pour cela?
Dimas. - Il n'y a qu'à m'acheter ce que je vaux.
Arlequin. - Le fripon ne vaut pas une obole.
Phocion. - Ne tient-il aussi qu'à cela, Dimas; prends toujours d'avance ce que je te donne là, et si tu te tais, sache que tu remercieras toute ta vie le ciel d'avoir été associé à cette aventure-ci; elle est plus heureuse pour toi que tu ne saurais te l'imaginer.
Dimas. - Conclusion, Madame, me velà vendu.
Arlequin. - Et moi, me voilà ruiné; car sans ma peste de langue, tout cet argent-là arrivait dans ma poche, et c'est de mes deniers qu'on achète ce vaurien-là.
Phocion. - Qu'il vous suffise que je vous ferai riches tous deux: mais parlons de ce qui m'amenait ici, et qui m'inquiète: Hermocrate m'a promis tantôt de me garder quelque temps ici; cependant je crains qu'il n'ait changé de sentiment; car il est actuellement en grande conversation, sur mon compte, avec Agis et sa soeur, qui veulent que je reste. Dis-moi la vérité, Arlequin; ne t'est-il rien échappé avec lui de mes desseins sur Agis? Je te cherchais pour savoir cela, ne me cache rien.
Arlequin. - Non, par ma foi, ma belle Dame; il n'y a que ce routier-là qui m'a pris comme avec un filet.
Dimas. - Morgué! l'ami, faut que la prudence vous coupe à présent la langue sur tout ça.
Phocion. - Si tu n'as rien dit, je ne crains rien, vous saurez de Corine à quoi j'en suis avec le philosophe et sa soeur; et vous, Corine, puisque Dimas est des nôtres, partagez entre Arlequin et lui ce qu'il y aura à faire; il s'agit à présent d'entretenir les dispositions du frère et de la soeur.
Hermidas. - Nous réussirons, ne vous inquiétez pas.
Phocion. - J'aperçois Agis; vite, retirez-vous, vous autres; et surtout prenez garde qu'Hermocrate ne nous surprenne ensemble.
Scène III
Agis, Phocion
Agis. - Je vous cherchais, mon cher Phocion, et vous me voyez inquiet; Hermocrate n'est plus si disposé à consentir à ce que vous souhaitez; je n'ai encore été mécontent de lui qu'aujourd'hui; il n'allègue rien de raisonnable; ce n'est point encore moi qui l'ai pressé sur votre chapitre, j'étais seulement présent quand sa soeur lui a parlé pour vous: elle n'a rien oublié pour le déterminer, et je ne sais ce qu'il en sera; car une affaire qui demandait Hermocrate, et qui l'occupe actuellement, a interrompu leur entretien; mais, cher Phocion, que ce que je vous dis là ne vous rebute pas; pressez-le encore, c'est un ami qui vous en conjure; je lui parlerai moi-même, et nous pourrons le vaincre.
Phocion. - Quoi! vous m'en conjurez, Agis? Vous trouvez donc quelque douceur à me voir ici?
Agis. - Je n'y attends plus que l'ennui, quand vous n'y serez plus.
Phocion. - Il n'y a plus que vous qui m'y arrêtez aussi.
Agis. - Votre coeur partage donc les sentiments du mien?
Phocion. - Mille fois plus que je ne saurais vous le dire.
Agis. - Laissez-moi vous en demander une preuve: voilà la première fois que je goûte le charme de l'amitié; vous avez les prémices de mon coeur, ne m'apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd son ami.
Phocion. - Moi, vous l'apprendre, Agis! Eh! le pourrais-je sans en être la victime?
Agis. - Que je suis touché de votre réponse! Ecoutez le reste: souvenez-vous que vous m'avez dit qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous voir toujours; et sur ce pied-là voici ce que j'imagine.
Phocion. - Voyons.
Agis. - Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d'importantes raisons, que vous saurez quelque jour, m'en empêchent; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du mien; demeurez près de nous pour quelque temps; vous y serez dans la solitude, il est vrai; mais nous y serons ensemble, et le monde peut-il rien offrir de plus doux que le commerce de deux coeurs vertueux qui s'aiment?
Phocion. - Oui, je vous le promets, Agis. Après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde que les lieux où vous serez vous-même.
Agis. - Je suis content: les dieux m'ont fait naître dans l'infortune; mais puisque vous restez, ils s'apaisent, et voilà le signal des faveurs qu'ils me réservent.
Phocion. - Ecoutez aussi, Agis, au milieu du plaisir que j'ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude; l'amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments; un ami ne tient point contre une maîtresse.
Agis. - Moi, de l'amour, Phocion! Fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne! Vous ne me connaissez pas; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon coeur; il a fait les malheurs de mon sang, et je hais, quand j'y songe, jusqu'au sexe qui nous l'inspire.
Phocion, d'un air sérieux. - Quoi! ce sexe est l'objet de votre haine, Agis?
Agis. - Je le fuirai toute ma vie.
Phocion. - Cet aveu change tout entre nous, Seigneur: je vous ai promis de demeurer en ces lieux; mais la bonne foi me le défend, cela n'est plus possible, et je pars: vous auriez quelque jour des reproches à me faire; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu'à l'amitié que vous m'aviez accordée.
Agis. - Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion! D'où vient ce changement si subit? Qu'ai-je dit qui puisse vous déplaire?
Phocion. - Rassurez-vous, Agis; vous ne me regretterez point; vous avez craint de connaître ce que c'est que la douleur de perdre un ami; je vais l'éprouver bientôt; mais vous ne la connaîtrez point.
Agis. - Moi, cesser d'être votre ami!
Phocion. - Vous êtes toujours le mien, Seigneur, mais je ne suis plus le vôtre; je ne suis qu'un des objets de cette haine dont vous parliez tout à l'heure.
Agis. - Quoi! ce n'est point Phocion?...
Phocion. - Non, Seigneur; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la Princesse. Mon nom est Aspasie; je suis née d'un sang illustre dont il ne reste plus que moi. Les biens qu'on m'a laissés me jettent aujourd'hui dans la nécessité de fuir. La Princesse veut que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m'aime, et que je hais. J'appris que, sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes; et je n'ai trouvé d'autre ressource contre cette violence, que de me sauver sous cet habit qui me déguise. J'ai entendu parler d'Hermocrate, et de la solitude qu'il habite, et je venais chez lui, sans me faire connaître, tâcher, du moins pour quelque temps, d'y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m'avez offert votre amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne; la confiance que je vous marque est une preuve que je vous l'ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la vôtre.
Agis. - Dans l'étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.
Phocion. - Et moi, je le démêle pour vous: adieu, Seigneur. Hermocrate souhaite que je me retire d'ici; vous m'y souffrez avec peine; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des coeurs dont la bonté ne me refuse pas un asile.
Agis. - Non, Madame, arrêtez... Votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop respectables.
Phocion. - Vous me haïssez, Seigneur.
Agis. - Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie; vous êtes dans un état que je plains: je me reprocherais de n'y avoir pas été sensible; et je presserai moi-même Hermocrate, s'il le faut, de consentir à votre séjour ici, vos malheurs m'y obligent.
Phocion. - Ainsi vous n'agirez plus que par pitié pour moi: que cette aventure me décourage! Le jeune seigneur qu'on veut que j'épouse me paraît estimable; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre?
Agis. - Je ne vous le conseille pas; Madame; il faut que le coeur et la main se suivent. J'ai toujours entendu dire que le sort le plus triste est d'être uni avec ce qu'on n'aime pas, que la vie alors est un tissu de langueurs; que la vertu même, en nous secourant, nous accable; mais peut-être sentez-vous que vous aimerez volontiers celui qu'on vous propose.
Phocion. - Non, Seigneur; ma fuite en est une preuve.
Agis. - Prenez-y donc garde; surtout si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre; car peut-être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.
Phocion. - Non, vous dis-je; je vous ressemble; je n'ai jusqu'ici senti mon coeur que par l'amitié que j'ai eu pour vous, et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d'autre sentiment que celui-là.
Agis, d'un ton embarrassé. - Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la Princesse; car je suis toujours le même.
Phocion. - Vous m'aimez donc encore?
Agis. - Toujours, Madame, d'autant plus qu'il n'y a rien à craindre; puisqu'il ne s'agit entre nous que d'amitié, qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.
Phocion et Agis, en même temps. - Ah!
Phocion. - Seigneur, personne n'est plus digne que vous de la qualité d'ami: celle d'amant ne vous convient que trop; mais ce n'est pas à moi à vous le dire.
Agis. - Je voudrais bien ne le devenir jamais.
Phocion. - Laissons donc là l'amour, il est même dangereux d'en parler.
Agis, un peu confus. - Voici, je pense, un domestique qui vous cherche: Hermocrate n'est peut-être plus occupé; souffrez que je vous quitte pour aller le joindre.
Scène IV
Phocion, Arlequin, Hermidas
Arlequin. - Allez, Madame Phocion, votre entretien tout à l'heure était bien gardé, car il avait trois sentinelles.
Hermidas. - Hermocrate n'a point paru; mais sa soeur vous cherche, et a demandé au jardinier où vous étiez: elle a l'air un peu triste, apparemment que le philosophe ne se rend pas.
Phocion. - Oh! il a beau faire, il deviendra docile, ou tout l'art de mon sexe n'y pourra rien.
Arlequin. - Et le seigneur Agis, promet-il quelque chose; son coeur se mitonne-t-il un peu?
Phocion. - Encore une ou deux conversations, et je l'emporte.
Hermidas. - Quoi, sérieusement, Madame?
Phocion. - Oui, Corine, tu sais les motifs de mon amour, et les dieux m'en annoncent déjà la récompense.
Arlequin. - Ils ne manqueront pas aussi de récompenser le mien, car il est bien honnête.
Hermidas, à Arlequin. - Paix; j'aperçois Léontine, retirons-nous.
Phocion. - As-tu instruit Arlequin de ce qu'il s'agit de faire à présent?
Hermidas. - Oui, Madame.
Arlequin. - Vous serez charmée de mon savoir-faire.
Scène V
Phocion, Léontine
Phocion. - J'allais vous trouver, Madame: on m'a appris ce qui se passe; Hermocrate veut se dédire de la grâce qu'il m'avait accordée, et je suis dans un trouble inexprimable.
Léontine. - Oui, Phocion; Hermocrate, par une opiniâtreté qui me paraît sans fondement, refuse de tenir la parole qu'il m'a donnée: vous m'allez dire que je le presse encore; mais je viens vous avouer que je n'en ferai rien.
Phocion. - Vous n'en ferez rien, Léontine?
Léontine. - Non, ses refus me rappellent moi-même à la raison.
Phocion. - Et vous appelez cela retrouver la raison? Quoi? ma tendresse aura borné mes vues; je n'aurai cherché qu'à vous la dire, je vous l'aurai dite, je me serai mis hors d'état de guérir jamais, j'aurai même espéré de vous toucher, et vous voulez que je vous quitte! Non, Léontine, cela n'est pas possible; c'est un sacrifice que mon coeur ne saurait plus vous faire: moi, vous quitter! eh! où voulez-vous que j'en trouve la force? me l'avez-vous laissée? voyez ma situation. C'est à votre vertu même à qui je parle, c'est elle que j'interroge; qu'elle soit juge entre vous et moi. Je suis chez vous; vous m'y avez souffert; vous savez que je vous aime; me voilà pénétré de la passion la plus tendre; vous me l'avez inspirée, et je partirais! Eh! Léontine, demandez-moi ma vie, déchirez mon coeur, ils sont tous deux à vous; mais ne me demandez point des choses impossibles.
Léontine. - Quelle vivacité de mouvements! Non, Phocion, jamais je ne sentis tant la nécessité de votre départ, et je ne m'en mêle plus. Juste ciel! que deviendrait mon coeur avec l'impétuosité du vôtre? Suis-je obligée, moi, de soutenir cette foule d'expressions passionnées qui vous échappent? Il faudrait donc toujours combattre, toujours résister, et ne jamais vaincre. Non, Phocion; c'est de l'amour que vous voulez m'inspirer, n'est-ce pas? Ce n'est pas la douleur d'en avoir que vous voulez que je sente, et je ne sentirais que cela: ainsi, retirez-vous, je vous en conjure, et laissez-moi dans l'état où je suis.
Phocion. - De grâce, ménagez-moi, Léontine; je m'égare à la seule idée de partir; je ne saurais plus vivre sans vous: je vais remplir ces lieux de mon désespoir; je ne sais plus où je suis!
Léontine. - Et parce que vous êtes désolé, il faut que je vous aime? Qu'est-ce que cette tyrannie-là?
Phocion. - Est-ce que vous me haïssez?
Léontine. - Je le devrais.
Phocion. - Les dispositions de votre coeur me sont-elles favorables?
Léontine. - Je ne veux point les écouter.
Phocion. - Oui, mais moi, je ne saurais renoncer à les suivre.
Léontine. - Arrêtez; j'entends quelqu'un.
Scène VI
Phocion, Léontine, Arlequin
Arlequin vient se mettre entre eux deux, sans rien dire.
Phocion. - Que fait donc là ce domestique, Madame?
Arlequin. - Le seigneur Hermocrate m'a ordonné d'examiner votre conduite, parce qu'il ne vous connaît point.
Phocion. - Mais dès que je suis avec Madame, ma conduite n'a pas besoin d'un espion comme toi. (A Léontine.) Dites-lui qu'il se retire, Madame, je vous en prie.
Léontine. - Il vaut mieux me retirer moi-même.
Phocion, bas à Léontine. - Si vous vous en allez sans promettre de parler pour moi, je ne réponds plus de ma raison.
Léontine, émue. - Ah! (A Arlequin.) Va-t'en, Arlequin; il n'est pas nécessaire que tu restes ici.
Arlequin. - Plus nécessaire que vous ne pensez, Madame; vous ne savez pas à qui vous avez affaire: ce Monsieur-là n'est pas si friand de la sagesse que des filles sages; et je vous avertis qu'il veut déniaiser la vôtre.
Léontine, faisant signe à Phocion. - Que veux-tu dire, Arlequin? Rien ne m'annonce ce que tu dis là, et c'est une plaisanterie que tu fais.
Arlequin. - Oh! que nenni! Tenez, Madame, tantôt son valet, qui est un autre espiègle, est venu me dire: Eh bien! qu'est-ce? Y a-t-il moyen d'être amis ensemble?... Oh! de tout mon coeur... Que vous êtes heureux d'être ici!... Pas mal... Les honnêtes gens que vos maîtres!... Admirables... Que votre maîtresse est aimable!... Oh! divine... Eh! dites-moi, a-t-elle eu des amants?... Tant qu'elle en a voulu... En a-t-elle à cette heure?... Tant qu'elle en veut... En aura-t-elle encore?... Tant qu'elle en voudra... A-t-elle envie de se marier?... Elle ne me dit pas ses envies... Restera-t-elle fille?... Je ne garantis rien... Qui est-ce qui la voit, qui est-ce qui ne la voit pas? Vient-il quelqu'un, ne vient-il personne?... Et par-ci et par-là... Est-ce que votre maître en est amoureux?... Chut! Il en perd l'esprit: nous ne restons ici que pour lui avoir le coeur, afin qu'elle nous épouse; car nous avons des richesses et des flammes plus qu'il n'en faut pour dix ménages.
Phocion. - N'en as-tu pas dit assez?
Arlequin. - Voyez comme il s'en soucie; il vous donnera le supplément, si vous voulez.
Léontine. - N'est-il pas vrai, seigneur Phocion, qu'Hermidas n'a fait que s'amuser en lui disant cela? Phocion ne répond rien!
Arlequin. - Ahi! ahi! la voix vous manque, ma chère maîtresse; Votre coeur prend congé de la compagnie, on le pille actuellement, et je vais faire venir le seigneur Hermocrate à votre secours.
Léontine. - Arrête, Arlequin, où vas-tu? Je ne veux point qu'il sache qu'on me parle d'amour.
Arlequin. - Oh! puisque le fripon est de vos amis, ce n'est pas la peine de crier au voleur. Que la sagesse s'accommode; mariez-vous; il y aura encore de la place pour elle: le métier de brave femme a bien son mérite. Adieu, Madame; n'oubliez pas la discrétion de votre petit serviteur, qui vous fait ses compliments, et qui ne dira mot.
Phocion. - Va, je me charge de payer ton silence.
Léontine. - Où suis-je? tout ceci me paraît un songe: Voyez à quoi vous m'exposez; mais qui vient encore?
Scène VII
Hermidas, Léontine, Phocion
Hermidas, apportant un portrait qu'elle donne à Phocion. - Je vous apporte ce que vous m'avez demandé, Seigneur; voyez si vous en êtes content; il serait encore mieux si j'avais travaillé d'après la personne présente.
Phocion. - Pourquoi me l'apporter devant Madame? Mais voyons: oui, la physionomie s'y trouve; voilà cet air noble et fin, et tout le feu de ses yeux; il me semble pourtant qu'ils sont encore un peu plus vifs.
Léontine. - C'est apparemment d'un portrait dont vous parlez, Seigneur?
Phocion. - Oui, Madame.
Hermidas. - Donnez, Seigneur, j'observerai ce que vous dites là.
Léontine. - Peut-on le voir avant qu'on l'emporte?
Phocion. - Il n'est pas achevé, Madame.
Léontine. - Puisque vous avez vos raisons pour ne le pas montrer, je n'insiste plus.
Phocion. - Le voilà, Madame; vous me le rendrez, au moins.
Léontine. - Que vois-je? c'est le mien!
Phocion. - Je ne veux jamais vous perdre de vue; la moindre absence m'est douloureuse, ne durât-elle qu'un moment; et ce portrait me l'adoucira; cependant vous le gardez.
Léontine. - Je ne devrais pas vous le rendre; mais tant d'amour m'en ôte le courage.
Phocion. - Cet amour ne vous en inspire-t-il pas un peu?
Léontine, soupirant. - Hélas! je n'en voulais point; mais je n'en serai peut-être pas la maîtresse.
Phocion. - Ah! de quelle joie vous me comblez!
Léontine. - Est-il donc arrêté que je vous aimerai?
Phocion. - Ne me promettez point votre coeur; dites que je l'ai, Léontine.
Léontine, toujours émue. - Je ne dirais que trop vrai, Phocion!
Phocion. - Je resterai donc, et vous parlerez à Hermocrate.
Léontine. - Il le faudra bien pour me donner le temps de me résoudre à notre union.
Hermidas. - Cessez cet entretien; je vois Dimas qui vient.
Léontine. - Je me sens dans une émotion de coeur où je ne veux pas qu'on me voie. Adieu, Phocion, ne vous inquiétez pas; je me charge du consentement de mon frère.
Scène VIII
Hermidas, Phocion, Dimas
Dimas. - Velà le philosophe qui se pourmène envars ici tout rêvant; faites-nous de la marge, et laissez-nous le tarrain, pour à celle fin que je l'y en baille encore d'une venue.
Phocion. - Courage, Dimas, je me retire, et reviendrai quand il sera parti.
Scène IX
Hermocrate, Dimas
Hermocrate. - N'as-tu pas vu Phocion?
Dimas. - Non, mais j'allions vous rendre compte à son sujet.
Hermocrate. - Eh bien, as-tu découvert quelque chose? Est-il souvent avec Agis? Cherche-t-il à le voir?
Dimas. - Oh! que non, il a, ma foi, bian d'autres tracas dans la çarvelle.
Hermocrate, à part les premiers mots. - Ce début me fait craindre le reste. De quoi s'agit-il?
Dimas. - Il s'agit morgué qu'ou avez bian du mérite, et que faut admirer voute science, voute vartu et voute bonne mine.
Hermocrate. - Eh d'où vient ton enthousiasme là-dessus?
Dimas. - C'est que je compare voute face à ce qui arrive; c'est qu'il se passe des choses émerveillables, et qui portont la signifiance de la rareté de voute parsonne; c'est qu'en se meurt, en soupire. Hélas! ce dit-on, que je l'aime ce cher homme, cet agriable homme!
Hermocrate. - Je ne sais de qui tu me parles.
Dimas. - Par ma foi, c'est de vous, et pis d'un garçon qui n'est qu'une fille.
Hermocrate. - Je n'en connais point ici.
Dimas. - Vous connaissez bian Phocion? Eh bian! il n'y a que son habit qui est un homme, le reste est une fille.
Hermocrate. - Que me dis-tu là!
Dimas. - Tatigué, qu'alle est remplie de charmes! Morgué, qu'ou êtes heureux; car tous ces charmes-là, devinez leur intention? Je les avons entendu raisonner. Ils disont comme ça, qu'ils se gardont pour l'homme le pus mortel... Non, non, je me trompe, pour le mortel le pus parfait qui se treuve parmi les mortels de tous les hommes, qui s'appelle Hermocrate.
Hermocrate. - Qui? moi!
Dimas. - Acoutez, acoutez.
Hermocrate. - Que me va-t-il dire encore?
Dimas. - Comme je charchions tantôt à obéir à voute commandement, je l'avons vu qui coupait dans le taillis avec son valet Hermidas, qui est itou un acabit de garçon de la même étoffe. Moi, tout ballement, je travarse le taillis par un autre côté, et pis je les entends deviser; et pis Phocion commence: Ah! velà qui est fait, Corine; il n'y a pus de guarison pour moi, ma mie; je l'aime trop, cet homme-là, je ne saurais pu que faire ni que dire: Eh mais pourtant, Madame, vous êtes si belle! Eh bian! cette biauté, queu profit me fait-elle, pisqu'il veut que je m'en retorne! Eh mais patience, Madame. Eh mais où est-il? Mais que fait-il? Où se tiant la sagesse de sa parsonne?
Hermocrate, ému. - Arrête, Dimas.
Dimas. - Je sis à la fin. Mais que vous dit-il, quand vous li parlez, Madame? Eh mais il me gronde, et moi je me fâche, ma fille. Il me représente qu'il est sage. Et moi itou, ce lui fais-je. Mais je vous plains, ce me fait-il. Mais me velà bian refaite, ce li dis-je. Eh mais! n'avez-vous pas honte? ce me fait-il. Eh bian! qu'est-ce que ça m'avance? ce li fais-je. Mais voute vartu, Madame? Mais mon tourment, Monsieur? Est-ce que les vartus ne se mariont pas ensemble?
Hermocrate. - Il me suffit, te dis-je, c'en est assez.
Dimas. - Je sis d'avis que vous guarissiez cet enfant-là, noute maître, en tombant itou malade pour elle, et pis la prenre pour minagère; car en restant garçon; ça entarre la lignée d'un homme, et ce serait dommage de l'entarrement de la vôtre. Mais en parlant par similitude, n'y aurait-il pas moyen, par votre moyen, de me recommander à l'affection de la femme de chambre, à cause que je savons toutes ces fredaines-là, et que je n'en sonnons mot?
Hermocrate, les premiers mots à part. - Il ne me manquait plus que d'essuyer ce compliment-là! Sois discret, Dimas, je te l'ordonne: il serait fâcheux, pour la personne en question, que cette aventure-ci fût connue; et de mon côté, je vais y mettre ordre en la renvoyant... Ah!
Scène X
Phocion, Dimas
Phocion. - Eh bien! Dimas, que pense Hermocrate?
Dimas. - Li, il prétend vous garder.
Phocion. - Tant mieux.
Dimas. - Et pis, il ne prétend pas que vous restiais.
Phocion. - Je ne t'entends plus.
Dimas. - Eh pargué, c'est qu'il ne s'entend pas li-même; il ne voit pus goutte à ce qu'il veut. Ouf! velà sa darnière parole: toute sa philosophie est à vau l'iau, il n'y en reste pas une once.
Phocion. - Il faudra bien qu'il me cède ce reste-là; un portrait vient de terrasser la prud'homie de la soeur, j'en ai encore un au service du frère; car toute sa raison ne mérite pas les frais d'un nouveau stratagème. Cependant Agis m'évite; je ne l'ai presque point vu depuis qu'il sait qui je suis. Il parlait tout à l'heure à Corine, peut-être me cherche-t-il.
Dimas. - Vous l'avez deviné, car le velà qui arrive. Mais, Madame, ayez toujours souvenance que ma fortune est au bout de l'histoire.
Phocion. - Tu peux la compter faite.
Dimas. - Grand marci à vous.
Scène XI
Agis, Phocion
Agis. - Quoi! Aspasie, vous me fuyez quand je vous aborde?
Phocion. - C'est que je me suis tantôt aperçue que vous me fuyiez aussi.
Agis. - J'en conviens; mais j'avais une inquiétude qui m'agitait, et qui me dure encore.
Phocion. - Peut-on la savoir?
Agis. - Il y a une personne que j'aime; mais j'ignore si ce que je sens pour elle est amitié ou amour; car j'en suis là-dessus à mon apprentissage; et je venais vous prier de m'instruire.
Phocion. - Mais je connais cette personne-là, je pense.
Agis. - Cela ne vous est pas difficile; quand vous êtes venue ici, vous savez que je n'aimais rien.
Phocion. - Oui, et depuis que j'y suis, vous n'avez vu que moi.
Agis. - Concluez donc.
Phocion. - Eh bien! c'est moi; cela va tout de suite.
Agis. - Oui, c'est vous, Aspasie, et je vous demande à quoi j'en suis.
Phocion. - Je n'en sais pas le mot; dites-moi à quoi j'en suis moi-même; car je suis dans le même cas pour quelqu'un que j'aime.
Agis. - Et pour qui donc, Aspasie?
Phocion. - Pour qui? Les raisons qui m'ont fait conclure que vous m'aimiez, ne nous sont-elles pas communes, et ne pouvez-vous pas conclure tout seul?
Agis. - Il est vrai que vous n'aviez point encore aimé quand vous êtes arrivée.
Phocion. - Je ne suis plus de même, et je n'ai vu que vous. Le reste est clair.
Agis. - C'est donc pour moi que votre coeur est en peine, Aspasie?
Phocion. - Oui; mais tout cela ne nous rend pas plus savants; nous nous aimions avant que d'être inquiets; nous aimons-nous de même, ou bien différemment? C'est de quoi il est question.
Agis. - Si nous nous disions ce que nous sentons, peut-être éclaircirions-nous la chose.
Phocion. - Voyons donc. Aviez-vous tantôt de la peine à m'éviter?
Agis. - Une peine infinie.
Phocion. - Cela commence mal. Ne m'évitiez-vous pas à cause que vous aviez le coeur troublé, avec des sentiments que vous n'osiez pas me dire?
Agis. - Me voilà; vous me pénétrez à merveille.
Phocion. - Oui, vous voilà; mais je vous avertis que votre coeur n'en ira pas mieux; et que voilà encore des yeux qui ne me pronostiquent rien de bon là-dessus.
Agis. - Ils vous regardent avec un grand plaisir; avec un plaisir qui va jusqu'à l'émotion.
Phocion. - Allons, allons, c'est de l'amour; il est inutile de vous interroger davantage.
Agis. - Je donnerais ma vie pour vous; j'en donnerais mille, si je les avais.
Phocion. - Preuve sur preuve; amour dans l'expression, amour dans les sentiments, dans les regards; amour s'il en fut jamais.
Agis. - Amour comme il n'en est point, peut-être. Mais je vous ai dit ce qui se passe dans mon coeur, ne saurais-je point ce qui se passe dans le vôtre?
Phocion. - Doucement, Agis; une personne de mon sexe parle de son amitié tant qu'on veut, mais de son amour, jamais. D'ailleurs, vous n'êtes déjà que trop tendre, que trop embarrassé de votre tendresse, et si je vous disais mon secret, ce serait encore pis.
Agis. - Vous avez parlé de mes yeux; il semble que les vôtres m'apprennent que vous n'êtes pas insensible.
Phocion. - Oh! pour de mes yeux, je n'en réponds point; ils peuvent bien vous dire que je vous aime; mais je n'aurai pas à me reprocher de vous l'avoir dit, moi.
Agis. - Juste ciel! dans quel abîme de passion le charme de ce discours-là ne me jette-t-il point! Vos sentiments ressemblent aux miens.
Phocion. - Oui, cela est vrai; vous l'avez deviné, et ce n'est pas ma faute. Mais ce n'est pas le tout que d'aimer, il faut avoir la liberté de se le dire, et se mettre en état de se le dire toujours. Et le seigneur Hermocrate qui vous gouverne...
Agis. - Je le respecte et je l'aime. Mais je sens déjà que les coeurs n'ont point de maître. Cependant il faut que je le voie avant qu'il vous parle; car il pourrait bien vous renvoyer dès aujourd'hui, et nous avons besoin d'un peu de temps pour voir ce que nous ferons.
Dimas paraît dans l'enfoncement du théâtre sans approcher, et chante pour avertir de finir la conversation. - Ta ra ta la ra!
Phocion. - C'est bien dit, Agis; allez-y dès ce moment; il faudra bien nous retrouver, car j'ai bien des choses à vous dire.
Agis. - Et moi aussi.
Phocion. - Partez; quand on nous voit longtemps ensemble, j'ai toujours peur qu'on ne se doute de ce que je suis. Adieu!
Agis. - Je vous laisse, aimable Aspasie, et vais travailler pour votre séjour ici; Hermocrate ne sera peut-être plus occupé.
Scène XII
Phocion, Hermocrate, Dimas
Dimas, disant rapidement à Phocion. - Il a, morgué! bian fait de s'en aller; car velà le jaloux qui arrive.
Dimas se retire.
Phocion. - Vous paraissez donc enfin, Hermocrate? Pour dissiper le penchant qui m'occupe, n'avez-vous imaginé que l'ennui où vous me laissez? Il ne vous réussira pas, je n'en suis que plus triste, et n'en suis pas moins tendre.
Hermocrate. - Différentes affaires m'ont retenu, Aspasie; mais il ne s'agit plus de penchant; votre séjour ici est désormais impraticable; il vous ferait tort; Dimas sait qui vous êtes. Vous, dirai-je plus? Il sait le secret de votre coeur; il vous a entendu; ne nous fions ni l'un ni l'autre à la discrétion de ses pareils. Il y va de votre gloire, il faut vous retirer.
Phocion. - Me retirer, Seigneur! Eh dans quel état me renvoyez-vous? Avec mille fois plus de trouble que je n'en avais. Qu'avez-vous fait pour me guérir? A quel vertueux secours ai-je reconnu le sage Hermocrate?
Hermocrate. - Que votre trouble finisse à ce que je vais vous dire. Vous m'avez cru sage; vous m'avez aimé sur ce pied-là: je ne le suis point. Un vrai sage croirait en effet sa vertu comptable de votre repos; mais savez-vous pourquoi je vous renvoie? C'est que j'ai peur que votre secret n'éclate, et ne nuise à l'estime qu'on a pour moi; c'est que je vous sacrifie à l'orgueilleuse crainte de ne pas paraître vertueux, sans me soucier de l'être; c'est que je ne suis qu'un homme vain, qu'un superbe, à qui la sagesse est moins chère que la méprisable et frauduleuse imitation qu'il en fait. Voilà ce que c'est que l'objet de votre amour.
Phocion. - Eh! je ne l'ai jamais tant admiré!
Hermocrate. - Comment donc?
Phocion. - Ah! Seigneur, n'avez-vous que cette industrie-là contre moi? Vous augmentez mes faiblesses en exposant l'opprobre dont vous avez l'impitoyable courage de couvrir les vôtres. Vous dites que vous n'êtes point sage! Et vous étonnez ma raison par la preuve sublime que vous me donnez du contraire!
Hermocrate. - Attendez, Madame. M'avez-vous cru susceptible de tous les ravages que l'amour fait dans le coeur des autres hommes? Eh bien! l'âme la plus vile, les amants les plus vulgaires, la jeunesse la plus folle, n'éprouvent point d'agitations que je n'aie senties; inquiétudes, jalousies, transports, m'ont agité tour à tour. Reconnaissez-vous Hermocrate à ce portrait? L'univers est plein de gens qui me ressemblent. Perdez donc un amour que tout homme pris au hasard mérite autant que moi, Madame.
Phocion. - Non, je le répète encore, si les deux pouvaient être faibles, ils le seraient comme Hermocrate! Jamais il ne fut plus grand, jamais plus digne de mon amour, et jamais mon amour plus digne de lui! Juste ciel! Vous parlez de ma gloire: en est-il qui vaille celle de vous avoir causé le moindre des mouvements que vous dites? Non, c'en est fait, Seigneur, je ne vous demande plus le repos de mon coeur; vous me le rendez par l'aveu que vous me faites; vous m'aimez, je suis tranquille et charmée. Vous me garantissez notre union.
Hermocrate. - Il me reste un mot à vous dire, et je finis par là. Je révélerai votre secret; je déshonorerai cet homme que vous admirez; et son affront rejaillira sur vous-même, si vous ne partez.
Phocion. - Eh bien! Seigneur, je pars: mais je suis sûre de ma vengeance; puisque vous m'aimez, votre coeur me la garde. Allez, désespérez le mien; fuyez un amour qui pouvait faire la douceur de votre vie, et qui va faire le malheur de la mienne. Jouissez, si vous voulez, d'une sagesse sauvage, dont mon infortune va vous assurer la durée cruelle. Je suis venue vous demander du secours contre mon amour; vous ne m'en avez point donné d'autre que m'avouer que vous m'aimiez; c'est après cet aveu que vous me renvoyez; après un aveu qui redouble ma tendresse! Les dieux détesteront cette même sagesse conservée aux dépens d'un jeune coeur que vous avez trompé, dont vous avez trahi la confiance, dont vous n'avez point respecté les intentions vertueuses, et qui n'a servi que de victime à la férocité de vos opinions.
Hermocrate. - Modérez vos cris, Madame; on vient à nous.
Phocion. - Vous me désolez, et vous voulez que je me taise!
Hermocrate. - Vous m'attendrissez plus que vous ne pensez; mais n'éclatez point.
Scène XIII
Arlequin, Hermidas, Phocion, Hermocrate
Hermidas, courant après Arlequin. - Rendez-moi donc cela; de quel droit le retenez-vous? Qu'est-ce que cela signifie?
Arlequin. - Non, morbleu; ma fidélité n'entend point raillerie; il faut que j'avertisse mon maître.
Hermocrate, à Arlequin. - Que veut dire le bruit que vous faites? De quoi s'agit-il là? Qu'est-ce que c'est qu'Hermidas te demande?
Arlequin. - J'ai découvert un micmac, seigneur Hermocrate; il s'agit d'une affaire de conséquence; il n'y a que le diable et ces personnages-là qui le sachent; mais il faut voir ce que c'est.
Hermocrate. - Explique-toi.
Arlequin. - Je viens de trouver ce petit garçon qui était dans la posture d'un homme qui écrit: il rêvait, secouait la tête, mirait son ouvrage; et j'ai remarqué qu'il avait une coquille auprès de lui où il y avait du gris, du vert, du jaune, du blanc, et où il trempait sa plume; et comme j'étais derrière lui, je me suis approché pour voir son original de lettre; mais voyez le fripon! ce n'était point des mots ni des paroles, c'était un visage qu'il écrivait; et ce visage-là, c'était vous, Seigneur Hermocrate.
Hermocrate. - Moi!
Arlequin. - Votre propre visage, à l'exception qu'il est plus court que celui que vous portez; le nez que vous avez ordinairement tient lui seul plus de place que vous tout entier dans ce minois: Est-ce qu'il est permis de rapetisser la face des gens, de diminuer la largeur de leur physionomie? Tenez, regardez la mine que vous faites là-dedans.
Il lui donne un portrait.
Hermocrate. - Tu as bien fait, Arlequin, je ne te blâme point. Va-t'en, je vais examiner ce que cela signifie.
Arlequin. - N'oubliez pas de vous faire rendre les deux tiers de votre visage.
Scène XIV
Hermocrate, Phocion, Hermidas
Hermocrate. - Quelle était votre idée? Pourquoi m'avez-vous donc peint?
Hermidas. - Par une raison toute naturelle, Seigneur; j'étais bien aise d'avoir le portrait d'un homme illustre, et de le montrer aux autres.
Hermocrate. - Vous me faites trop d'honneur.
Hermidas. - Et d'ailleurs, je savais que ce portrait ferait plaisir à une personne à qui il ne convenait point de le demander.
Hermocrate. - Eh! Cette personne, quelle est-elle?
Hermidas. - Seigneur...
Phocion. - Taisez-vous, Corine.
Hermocrate. - Qu'entends-je! Que dites-vous, Aspasie?
Phocion. - N'en demandez pas davantage, Hermocrate, faites-moi la grâce d'ignorer le reste.
Hermocrate. - Eh, comment à présent voulez-vous que je l'ignore?
Phocion. - Brisons là-dessus; vous me faites rougir.
Hermocrate. - Ce que je vois est à peine croyable. Je ne sais plus ce que je deviens moi-même.
Phocion. - Je ne saurais soutenir cette aventure.
Hermocrate. - Et moi, cette épreuve-ci m'entraîne.
Phocion. - Ah! Corine, pourquoi avez-vous été surprise?
Hermocrate. - Vous triomphez, Aspasie; vous l'emportez, je me rends.
Phocion. - Sur ce pied-là, je vous pardonne la confusion dont ma victoire me couvre.
Hermocrate. - Reprenez ce portrait, il vous appartient, Madame.
Phocion. - Non, je ne le reprendrai point que ce ne soit votre coeur qui me l'abandonne.
Hermocrate. - Rien ne doit vous empêcher de le reprendre.
Phocion, tirant le sien, le lui donne. - Sur ce pied-là, vous devez estimer le mien, et le voilà; marquez-moi qu'il vous est cher.
Hermocrate l'approche de sa bouche. - Me trouvez-vous assez humilié? Je ne vous dispute plus rien.
Hermidas. - Il y manque encore quelque chose. Si le seigneur Hermocrate voulait souffrir que je le finisse, il ne faudrait qu'un instant pour cela.
Phocion. - Puisque nous sommes seuls, et qu'il ne s'agit que d'un instant, ne le refusez pas, Seigneur.
Hermocrate. - Aspasie, ne m'exposez point à ce risque-là; quelqu'un pourrait nous surprendre.
Phocion. - C'est l'instant où je triomphe, dites-vous; ne le laissons pas perdre, il est précieux: vos yeux me regardent avec une tendresse que je voudrais bien qu'on recueillît, afin d'en conserver l'image. Vous ne voyez point vos regards, ils sont charmants, Seigneur. Achève, Corine, achève.
Hermidas. - Seigneur, un peu de côté, je vous prie; daignez m'envisager.
Hermocrate. - Ah ciel! à quoi me réduisez-vous?
Phocion. - Votre coeur rougit-il des présents qu'il fait au mien?
Hermidas. - Levez un peu la tête, Seigneur.
Hermocrate. - Vous le voulez, Aspasie?
Hermidas. - Tournez un peu à droite.
Hermocrate. - Cessez, Agis approche. Sortez, Hermidas.
Scène XV
Hermocrate, Agis, Phocion
Agis. - Je venais vous prier, Seigneur, de nous laisser Phocion pour quelque temps; mais j'augure que vous y consentez, et qu'il est inutile que je vous en parle.
Hermocrate, d'un ton inquiet. - Vous souhaitez donc qu'il reste, Agis?
Agis. - Je vous avoue que j'aurais été très fâché qu'il partît, et que rien ne saurait me faire tant de plaisir que son séjour ici; on ne saurait le connaître sans l'estimer, et l'amitié suit aisément l'estime.
Hermocrate. - J'ignorais que vous fussiez déjà si charmés l'un de l'autre.
Phocion. - Nos entretiens, en effet, n'ont pas été fréquents.
Agis. - Peut-être que j'interromps la conversation que vous avez ensemble, et c'est à quoi j'attribue la froideur avec laquelle vous m'écoutez; ainsi je me retire.
Scène XVI
Phocion, Hermocrate
Hermocrate. - Que signifie cet empressement d'Agis? Je ne sais ce que j'en dois croire; depuis qu'il est avec moi, je n'ai rien vu qui l'intéressât tant que vous: vous connaît-il? Lui avez-vous découvert qui vous êtes, et m'abuseriez-vous?
Phocion. - Ah! Seigneur, vous me comblez de joie: Vous m'avez dit que vous aviez été jaloux; il ne me restait plus que le plaisir de le voir moi-même, et vous me le donnez: mon coeur vous remercie de l'injustice que vous me faites. Hermocrate est jaloux, il me chérit, il m'adore! Il est injuste, mais il m'aime; qu'importe à quel prix il me le témoigne? Il s'agit pourtant de me justifier: Agis n'est pas loin, je le vois encore; qu'il revienne, rappelons-le, Seigneur; je vais le chercher moi-même; je vais lui parler, et vous verrez si je mérite vos soupçons.
Hermocrate. - Non, Aspasie, je reconnais mon erreur; votre franchise me rassure; ne l'appelez pas, je me rends; il ne faut pas encore que l'on sache que je vous aime: laissez-moi le temps de disposer tout.
Phocion. - J'y consens: voici votre soeur, et je vous laisse ensemble. (A part.) J'ai pitié de sa faiblesse. O ciel! pardonne mon artifice!
Scène XVII
Hermocrate, Léontine
Léontine. - Ah! vous voilà, mon frère; je vous demande à tout le monde.
Hermocrate. - Que me voulez-vous, Léontine?
Léontine. - A quoi en êtes-vous avec Phocion? Etes-vous toujours dans le dessein de le renvoyer? Il m'a tantôt marqué tant d'estime pour vous, il m'en a dit tant de bien, que je lui ai promis qu'il resterait, et que vous y consentiriez; je lui en ai donné ma parole: son séjour sera court, et ce n'est pas la peine de m'en dédire.
Hermocrate. - Non, Léontine; vous savez mes égards pour vous, et je ne vous en dédirai point: dès que vous avez promis, il n'y a plus de réplique; il restera tant qu'il voudra, ma soeur.
Léontine. - Je vous rends grâce de votre complaisance, mon frère; et en vérité Phocion mérite bien qu'on l'oblige.
Hermocrate. - Je sens tout ce qu'il vaut.
Léontine. - D'ailleurs, je regarde que c'est, en passant, un amusement pour Agis, qui vit dans une solitude dont on se rebute quelquefois à son âge.
Hermocrate. - Quelquefois à tout âge.
Léontine. - Vous avez raison; on y a des moments de tristesse. Je m'y ennuie souvent moi-même; j'ai le courage de vous le dire.
Hermocrate. - Qu'appelez-vous courage? Et qui est-ce qui ne s'y ennuierait pas? N'est-on pas né pour la société?
Léontine. - Ecoutez; on ne sait pas ce qu'on fait, quand on se confine dans la retraite; et nous avons été bien vite, quand nous avons pris un parti si dur.
Hermocrate. - Allez, ma soeur, je n'en suis pas à faire cette réflexion-là.
Léontine. - Après tout, le mal n'est pas sans remède; heureusement on peut se raviser.
Hermocrate. - Oh! fort bien.
Léontine. - Un homme, à votre âge, sera partout le bienvenu quand il voudra changer d'état.
Hermocrate. - Et vous, qui êtes aimable et plus jeune que moi, je ne suis pas en peine de vous non plus.
Léontine. - Oui, mon frère, peu de jeunes gens vont de pair avec vous; et le don de votre coeur ne sera pas négligé.
Hermocrate. - Et moi, je vous assure qu'on n'attendra pas d'avoir le vôtre pour vous donner le sien.
Léontine. - Vous ne seriez donc pas étonné que j'eusse quelques vues?
Hermocrate. - J'ai toujours été surpris que vous n'en eussiez pas.
Léontine. - Mais, vous qui parlez, pourquoi n'en auriez-vous pas aussi?
Hermocrate. - Eh! que sait-on? Peut-être en aurais-je.
Léontine. - J'en serais charmée, Hermocrate, nous n'avons pas plus de raison que les dieux qui ont établi le mariage; et je crois qu'un mari vaut bien un solitaire. Pensez-y; une autre fois nous en dirons davantage. Adieu.
Hermocrate. - J'ai quelques ordres à donner, et je vous suis. (A part.) A ce que je vois, nous sommes tous deux en bel état, Léontine et moi. Je ne sais à qui elle en veut; peut-être est-ce à quelqu'un aussi jeune pour elle que l'est Aspasie pour moi. Que nous sommes faibles! mais il faut remplir sa destinée.
Acte III
Scène première
Phocion, Hermidas
Phocion. - Viens que je te parle, Corine. Tout me répond d'un succès infaillible. Je n'ai plus qu'un léger entretien à avoir avec Agis; il le désire autant que moi. Croirais-tu pourtant que nous n'avons pu y parvenir ni l'un ni l'autre? Hermocrate et sa soeur m'ont obsédée tour à tour; ils doivent tous deux m'épouser en secret: je ne sais combien de mesures sont prises pour ces mariages imaginaires. Non, on ne saurait croire combien l'amour égare ces têtes qu'on appelle sages; et il a fallu tout écouter, parce que je n'ai pas encore terminé avec Agis. Il m'aime tendrement comme Aspasie: pourrait-il me haïr comme Léonide?
Hermidas. - Non, Madame, achevez; la princesse Léonide, après tout ce qu'elle a fait, doit lui paraître encore plus aimable qu'Aspasie.
Phocion. - Je pense comme toi; mais sa famille a péri par la mienne.
Hermidas. - Votre père hérita du trône, et ne l'a pas ravi.
Phocion. - Que veux-tu? J'aime et je crains. Je vais pourtant agir comme certaine du succès. Mais, dis-moi, as-tu fait porter mes lettres au château?
Hermidas. - Oui, Madame; Dimas, sans savoir pourquoi, m'a fourni un homme à qui je les ai remises; et comme la distance d'ici au château est petite, vous aurez bientôt des nouvelles. Mais quel ordre donnez-vous au seigneur Ariston, à qui s'adressent vos lettres?
Phocion. - Je lui dis de suivre celui qui les lui rendra; d'arriver ici avec ses gardes et mon équipage: ce n'est qu'en prince que je veux qu'Agis sorte de ces lieux. Et toi, Corine, pendant que je t'attends ici, va te poser à l'entrée du jardin où doit arriver Ariston; et viens m'avertir dès qu'il sera venu. Va, pars, et mets le comble à tous les services que tu m'as rendu.
Hermidas. - Je me sauve. Mais vous n'êtes pas quitte de Léontine; la voilà qui vous cherche.
Scène II
Léontine, Phocion
Léontine. - J'ai un mot à vous dire, mon cher Phocion; le sort en est jeté; nos embarras vont finir.
Phocion. - Oui, grâces au ciel.
Léontine. - Je ne dépends que de moi, nous allons être pour jamais unis. Je vous ai dit que c'est un spectacle que je ne voulais pas donner ici, mais les mesures que nous avons prises ne me paraissent pas décentes; vous avez envoyé chercher un équipage, qui doit nous attendre à quelques pas de la maison, n'est-il pas vrai? Ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de nous en aller ensemble, que je partisse la première, et que je me rendisse à la ville en vous attendant?
Phocion. - Oui-da, vous avez raison; partez, c'est fort bien dit.
Léontine. - Je vais dès cet instant me mettre en état de cela, et dans deux heures je ne serai pas ici; mais, Phocion, hâtez-vous de me suivre.
Phocion. - Commencez par me quitter, pour vous hâter vous-même.
Léontine. - Que d'amour ne me devez-vous pas!
Phocion. - Je sais que le vôtre est impayable, mais ne vous amusez point.
Léontine. - Il n'y avait que vous dans le monde capable de m'engager à la démarche que je fais.
Phocion. - La démarche est innocente, et vous n'y courez aucun hasard; allez vous y préparer.
Léontine. - J'aime à voir votre empressement; puisse-t-il durer toujours!
Phocion. - Et puissiez-vous y répondre par le vôtre car votre lenteur m'impatiente.
Léontine. - Je vous avoue que je ne sais quoi de triste s'empare quelquefois de moi.
Phocion. - Ces réflexions-là sont-elles de saison? Je ne me sens que de la joie, moi.
Léontine. - Ne vous impatientez plus, je pars: car voici mon frère, que je ne veux point voir dans ce moment-ci.
Phocion. - Encore ce frère! Ce ne sera donc jamais fait!
Scène III
Hermocrate, Phocion
Phocion. - Eh bien! Hermocrate, je vous croyais occupé à vous arranger pour votre départ.
Hermocrate. - Ah! charmante Aspasie, si vous saviez combien je suis combattu!
Phocion. - Ah! si vous saviez combien je suis lasse de vous combattre! Qu'est-ce que cela signifie? On n'est jamais sûr de rien avec vous.
Hermocrate. - Pardonnez ces agitations à un homme dont le coeur promettait plus de force.
Phocion. - Eh! votre coeur fait bien des façons, Hermocrate; soyez agité tant que vous voudrez; mais partez, puisque vous ne voulez pas faire le mariage ici.
Hermocrate. - Ah!
Phocion. - Ce soupir-là n'expédie rien.
Hermocrate. - Il me reste encore une chose à vous dire, et qui m'embarrasse beaucoup.
Phocion. - Vous ne finissez rien, il y a toujours un reste.
Hermocrate. - Vous confierai-je tout? Je vous ai abandonné mon coeur, et je vais être à vous, ainsi il n'y a plus rien à vous cacher.
Phocion. - Après?
Hermocrate. - J'élève Agis depuis l'âge de huit ans; je ne saurais le quitter si tôt, souffrez qu'il vive avec nous quelque temps, et qu'il vienne nous retrouver.
Phocion. - Eh! Qui est-il donc?
Hermocrate. - Nos intérêts vont devenir communs: apprenez un grand secret. Vous avez entendu parler de Cléomène; Agis est son fils, échappé de la prison dès son enfance.
Phocion. - Votre confidence est en de bonnes mains.
Hermocrate. - Jugez avec combien de soin il faut que je le cache, et de ce qu'il deviendrait entre les mains d'une Princesse qui le fait chercher à son tour, et qui apparemment ne respire que sa mort.
Phocion. - Elle passe pourtant pour équitable et généreuse.
Hermocrate. - Je ne m'y fierais pas; elle est née d'un sang qui n'est ni l'un ni l'autre.
Phocion. - On dit qu'elle épouserait Agis, si elle le connaissait, d'autant plus qu'ils sont du même âge.
Hermocrate. - Quand il serait possible qu'elle le voulût, la juste haine qu'il a pour elle l'en empêcherait.
Phocion. - J'aurais cru que la gloire de pardonner à ses ennemis valait bien l'honneur de les haïr toujours, surtout quand ces ennemis sont innocents du mal qu'on nous a fait.
Hermocrate. - S'il n'y avait pas un trône à gagner en pardonnant, vous auriez raison, mais le prix du pardon gâte tout; quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de cela.
Phocion. - Agis aura lieu d'être content.
Hermocrate. - Il ne sera pas longtemps avec nous; nos amis fomentent une guerre chez l'ennemi, auquel il se joindra; les choses s'avancent, et peut-être bientôt les verra-t-on changer de face.
Phocion. - Se défera-t-on de la Princesse?
Hermocrate. - Elle n'est que l'héritière des coupables; ce serait là se venger d'un crime par un autre, et Agis n'en est point capable: il suffira de la vaincre.
Phocion. - Voilà, je pense, tout ce que vous avez à me dire; allez prendre vos mesures pour partir.
Hermocrate. - Adieu, chère Aspasie; je n'ai plus qu'une heure ou deux à demeurer ici.
Scène IV
Phocion, Arlequin, Dimas
Phocion. - Enfin serai-je libre? Je suis persuadée qu'Agis attend le moment de pouvoir me parler; cette haine qu'il a pour moi me fait trembler pourtant. Mais que veulent encore ces domestiques?
Arlequin. - Je suis votre serviteur, Madame.
Dimas. - Je vous saluons, Madame.
Phocion. - Doucement donc!
Dimas. - N'appriandez rin, je sommes seuls.
Phocion. - Que me voulez-vous?
Arlequin. - Une petite bagatelle.
Dimas. - Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.
Arlequin. - Pour voir comment nous sommes ensemble.
Phocion. - Et de quoi est-il question? Faites vite, car je suis pressée.
Dimas. - Ah çà! comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne?
Phocion. - Oui, vous m'avez bien servie tous deux.
Dimas. - Et voute ouvrage à vous, est-il avancé?
Phocion. - Je n'ai plus qu'un mot à dire à Agis qui m'attend.
Arlequin. - Fort bien; puisqu'il vous attend, ne nous pressons pas.
Dimas. - Parlons d'affaire; j'avons vendu du noir, que c'est une marveille! j'avons affronté le tiers et le quart.
Arlequin. - Il n'y a point de fripons comparables à nous.
Dimas. - J'avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.
Arlequin. - Tantôt vous étiez garçon, ce qui n'était pas vrai; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savons pas.
Dimas. - Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J'avons jeté voute coeur à tout le monde, pendant qu'il n'était à parsonne de tout ça.
Arlequin. - Des portraits pour attraper les visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage de leur mine pour argent comptant.
Phocion. - Mais achèverez-vous? Où cela va-t-il?
Dimas. - Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale?
Phocion. - Que veux-tu dire?
Arlequin. - Achetez le reste de l'aventure; nous la vendrons à un prix raisonnable.
Dimas. - Faites marché avec nous, ou bian je rompons tout.
Phocion. - Ne vous ai-je pas promis de faire votre fortune?
Dimas. - Eh bian! baillez-nous voute parole en argent comptant.
Arlequin. - Oui; car quand on n'a plus besoin des fripons, on les paie mal.
Phocion. - Mes enfants, vous êtes des insolents.
Dimas. - Oh! ça se peut bian.
Arlequin. - Nous tombons d'accord de l'insolence.
Phocion. - Vous me fâchez; et voici ma réponse. C'est que, si vous me nuisez, si vous n'êtes pas discrets, je vous ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis; et je vous avertis que j'en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai faites. Choisissez. Quant à présent, retirez-vous, je vous l'ordonne; et réparez votre faute par une prompte obéissance.
Dimas, à Arlequin. - Que ferons-je, camarade? Alle me baille de la peur; continuerons-je l'insolence?
Arlequin. - Non, c'est peut-être le chemin du cachot; et j'aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.
Scène V
Phocion, Agis
Phocion, à part. - J'ai bien fait de les intimider. Mais voici Agis.
Agis. - Je vous retrouve donc, Aspasie, et je puis un moment vous parler en liberté. Que n'ai-je pas souffert de la contrainte où je me suis vu! J'ai presque haï Hermocrate et Léontine de toute l'amitié qu'ils vous marquent; mais qui est-ce qui ne vous aimerait pas? Que vous êtes aimable, Aspasie, et qu'il m'est doux de vous aimer!
Phocion. - Que je me plais à vous l'entendre dire, Agis! Vous saurez bientôt, à votre tour, de quel prix votre coeur est pour le mien. Mais, dites-moi; cette tendresse, dont la naïveté me charme, est-elle à l'épreuve de tout? Rien n'est-il capable de me la ravir?
Agis. - Non; je ne la perdrai qu'en cessant de vivre.
Phocion. - Je ne vous ai pas tout dit, Agis; vous ne me connaissez pas encore.
Agis. - Je connais vos charmes; je connais la douceur des sentiments de votre âme, rien ne peut m'arracher à tant d'attraits, et c'en est assez pour vous adorer toute ma vie.
Phocion. - O dieux! que d'amour! Mais plus il m'est cher, et plus je crains de le perdre; je vous ai déguisé qui j'étais, et ma naissance vous rebutera peut-être.
Agis. - Hélas! vous ne savez pas qui je suis moi-même, ni tout l'effroi que m'inspire pour vous la pensée d'unir mon sort au vôtre. O cruelle princesse, que j'ai de raisons de te hair!
Phocion. - Eh! de qui parlez-vous, Agis? Quelle princesse haïssez-vous tant?
Agis. - Celle qui règne, Aspasie; mon ennemie et la vôtre. Mais quelqu'un vient qui m'empêche de continuer.
Phocion. - C'est Hermocrate. Que je le hais de nous interrompre! Je ne vous laisse que pour un moment, Agis, et je reviens dès qu'il vous aura quitté. Ma destinée avec vous ne dépend plus que d'un mot. Vous me haïssez, sans le savoir pourtant.
Agis. - Moi, Aspasie?
Phocion. - On ne me donne pas le temps de vous en dire davantage. Finissez avec Hermocrate.
Scène VI
Agis, seul.
Agis. - Je n'entends rien à ce qu'elle veut dire. Quoi qu'il en soit, je ne saurais disposer de moi sans en avertir Hermocrate.
Scène VII
Hermocrate, Agis
Hermocrate. - Arrêtez, Prince, il faut que je vous parle... Je ne sais par où commencer ce que j'ai à vous dire.
Agis. - Quel est donc le sujet de votre embarras, Seigneur?
Hermocrate. - Ce que vous n'auriez peut-être jamais imaginé; ce que j'ai honte de vous avouer; mais ce que, toute réflexion faite, il faut pourtant vous apprendre.
Agis. - A quoi ce discours-là nous prépare-t-il? Que vous serait-il donc arrivé?
Hermocrate. - D'être aussi faible qu'un autre.
Agis. - Eh! de quelle espèce de faiblesse s'agit-il, Seigneur?
Hermocrate. - De la plus pardonnable pour tout le monde, de la plus commune; mais de la plus inattendue chez moi. Vous savez ce que je pensais de la passion qu'on appelle amour.
Agis. - Et il me semble que vous exagériez un peu là-dessus.
Hermocrate. - Oui, cela se peut bien; mais que voulez-vous? Un solitaire qui médite, qui étudie, qui n'a de commerce qu'avec son esprit, et jamais avec son coeur, un homme enveloppé de l'austérité de ses moeurs n'est guère en état de porter son jugement sur certaines choses; il va toujours trop loin.
Agis. - Il n'en faut pas douter, vous tombiez dans l'excès.
Hermocrate. - Vous avez raison; je pense comme vous; car que ne disais-je pas? Que cette passion était folle, extravagante, indigne d'une âme raisonnable; je l'appelais un délire; et je ne savais ce que je disais. Ce n'était pas là consulter ni la raison ni la nature; c'était critiquer le ciel même.
Agis. - Oui; car dans le fond, nous sommes faits pour aimer.
Hermocrate. - Comment donc! c'est un sentiment sur qui tout roule.
Agis. - Un sentiment qui pourrait bien se venger un jour du mépris que vous en avez fait.
Hermocrate. - Vous m'en menacez trop tard.
Agis. - Pourquoi donc?
Hermocrate. - Je suis puni.
Agis. - Sérieusement?
Hermocrate. - Faut-il vous dire tout? Préparez-vous à me voir changer bientôt d'état, à me suivre, si vous m'aimez: je pars aujourd'hui, et je me marie.
Agis. - Est-ce là le sujet de votre embarras?
Hermocrate. - Il n'est pas agréable de se dédire; et je reviens de loin.
Agis. - Et moi je vous en félicite: il vous manquait de connaître ce que c'était que le coeur.
Hermocrate. - J'en ai reçu une leçon qui me suffit, et je ne m'y tromperai plus. Si vous saviez au reste avec quel excès d'amour, avec quelle industrie de passion on est venu me surprendre, vous augureriez mal d'un coeur qui ne se serait pas rendu. La sagesse n'instruit point à être ingrat; et je l'aurais été. On me voit plusieurs fois dans la forêt, on prend du penchant pour moi, on essaie de le perdre, on ne saurait: on se résout à me parler, mais ma réputation intimide. Pour ne point risquer un mauvais accueil, on se déguise, on change d'habit, on devient le plus beau de tous les hommes; on arrive ici, on est reconnu. Je veux qu'on se retire; je crois même que c'est à vous à qui on en veut; on me jure que non. Pour me convaincre, on me dit: Je vous aime; en doutez-vous? Ma main, ma fortune, tout est à vous avec mon coeur: donnez-moi le vôtre ou guérissez le mien; cédez à mes sentiments, ou apprenez-moi à les vaincre; rendez-moi mon indifférence, ou partagez mon amour; et l'on me dit tout cela avec des charmes, avec des yeux, avec des tons qui auraient triomphé du plus féroce de tous les hommes.
Agis, agité. - Mais, Seigneur, cette tendre amante qui se déguise, l'ai-je vue ici? Y est-elle venue?
Hermocrate. - Elle y est encore.
Agis. - Je n'y vois que Phocion.
Hermocrate. - C'est elle-même; mais n'en dites mot. Voici ma soeur qui vient.
Scène VIII
Léontine, Hermocrate, Agis
Agis, à part. - La perfide! qu'a-t-elle prétendu en me trompant?
Léontine. - Je viens vous avertir d'une petite absence que je vais faire à la ville, mon frère.
Hermocrate. - Hé chez qui allez-vous donc, Léontine?
Léontine. - Chez Phrosine, dont j'ai reçu des nouvelles, et qui me presse d'aller la voir.
Hermocrate. - Nous serons donc tous deux absents; car je pars aussi dans une heure, je le disais même à Agis.
Léontine. - Vous partez, mon frère! Hé chez qui allez-vous à votre tour?
Hermocrate. - Rendre visite à Criton.
Léontine. - Quoi! à la ville comme moi? Il est assez particulier que nous y ayons tous deux affaire; vous vous souvenez de ce que vous m'avez dit tantôt: votre voyage ne cache-t-il pas quelque mystère?
Hermocrate. - Voilà une question qui me ferait douter des motifs du vôtre; vous vous souvenez aussi des discours que vous m'avez tenus?
Léontine. - Hermocrate, parlons à coeur ouvert: tenez, nous nous pénétrons; je ne vais point chez Phrosine.
Hermocrate. - Dès que vous parlez sur ce ton-là, je n'aurai pas moins de franchise que vous; je ne vais point chez Criton.
Léontine. - C'est mon coeur qui me conduit où je vais.
Hermocrate. - C'est le mien qui me met en voyage.
Léontine. - Oh! sur ce pied-là, je me marie.
Hermocrate. - Hé bien, je vous en offre autant.
Léontine. - Tant mieux, Hermocrate, et grâce à notre mutuelle confidence, je crois que celui que j'aime et moi, nous nous épargnerons les frais du départ: il est ici, et puisque vous savez tout, ce n'est pas la peine de nous aller marier plus loin.
Hermocrate. - Vous avez raison, et je ne partirai point non plus; nos mariages se feront ensemble, car celle à qui je me donne est ici aussi.
Léontine. - Je ne sais pas où elle est; pour moi, c'est Phocion que j'épouse.
Hermocrate. - Phocion!
Léontine. - Oui, Phocion.
Hermocrate. - Qui donc? Celui qui est venu nous trouver ici? celui pour lequel vous me parliez tantôt?
Léontine. - Je n'en connais point d'autre.
Hermocrate. - Mais attendez donc, je l'épouse aussi, moi, et nous ne pouvons pas l'épouser tous deux.
Léontine. - Vous l'épousez, dites-vous? vous n'y rêvez pas?
Hermocrate. - Rien n'est plus vrai.
Léontine. - Qu'est-ce que cela signifie? Quoi! Phocion qui m'aime d'une tendresse infinie, qui a fait faire mon portrait sans que je le susse!
Hermocrate. - Votre portrait! ce n'est pas le vôtre, c'est le mien qu'il a fait faire à mon insu.
Léontine. - Mais ne vous trompez-vous pas? Voici le sien, le reconnaissez-vous?
Hermocrate. - Tenez, ma soeur, en voilà le double; le vôtre est en homme, et le mien est en femme; c'en est toute la différence.
Léontine. - Juste ciel! où en suis-je?
Agis. - Oh! c'en est fait, je n'y saurais plus tenir; elle ne m'a point donné de portrait, mais je dois l'épouser aussi.
Hermocrate. - Quoi! vous aussi, Agis? quelle étrange aventure!
Léontine. - Je suis outrée, je l'avoue.
Hermocrate. - Il n'est pas question de se plaindre; nos domestiques étaient gagnés, je crains quelques desseins cachés; hâtons-nous, Léontine, ne perdons point de temps: il faut que cette fille s'explique, et nous rende compte de son imposture.
Scène IX
Agis, Phocion
Agis; sans voir Phocion. - Je suis au désespoir!
Phocion. - Les voilà donc partis, ces importuns! Mais qu'avez-vous, Agis? Vous ne me regardez pas?
Agis. - Que venez-vous faire ici? Qui de nous trois doit vous épouser, d'Hermocrate, de Léontine ou de moi?
Phocion. - Je vous entends; tout est découvert.
Agis. - N'avez-vous pas votre portrait à me donner, comme aux autres?
Phocion. - Les autres n'auraient pas eu ce portrait, si je n'avais pas eu dessein de vous donner la personne.
Agis. - Et moi, je la cède à Hermocrate. Adieu, perfide; adieu, cruelle! Je ne sais de quels noms vous appeler. Adieu pour jamais. Je me meurs!...
Phocion. - Arrêtez, cher Agis; écoutez-moi.
Agis. - Laissez-moi, vous dis-je.
Phocion. - Non, je ne vous quitte plus; craignez d'être le plus ingrat de tous les hommes, si vous ne m'écoutez pas.
Agis. - Moi, que vous avez trompé!
Phocion. - C'est pour vous que j'ai trompé tout le monde, et je n'ai pu faire autrement; tous mes artifices sont autant de témoignages de ma tendresse, et vous insultez, dans votre erreur, au coeur le plus tendre qui fut jamais. Je ne suis point en peine de vous calmer; tout l'amour que vous me devez, tout celui que j'ai pour vous, vous ne le savez pas. Vous m'aimerez, vous m'estimerez, vous me demanderez pardon.
Agis. - Je n'y comprends rien.
Phocion. - J'ai tout employé pour abuser des coeurs dont la tendresse était l'unique voie qui me restait pour obtenir la vôtre, et vous étiez l'unique objet de tout ce qu'on m'a vu faire.
Agis. - Hélas! puis-je vous en croire, Aspasie?
Phocion. - Dimas et Arlequin, qui savent mon secret, qui m'ont servie, vous confirmeront ce que je vous dis là; interrogez-les, mon amour ne dédaigne pas d'avoir recours à leur témoignage.
Agis. - Ce que vous me dites là est-il possible, Aspasie? On n'a donc jamais tant aimé que vous le faites.
Phocion. - Ce n'est pas là tout; cette Princesse, que vous appelez votre ennemie et la mienne...
Agis. - Hélas! s'il est vrai que vous m'aimiez, peut-être un jour vous fera-t-elle pleurer ma mort; elle n'épargnera pas le fils de Cléomène.
Phocion. - Je suis en état de vous rendre l'arbitre de son sort.
Agis. - Je ne lui demande que de nous laisser disposer du nôtre.
Phocion. - Disposez vous-même de sa vie; c'est son coeur ici qui vous la livre.
Agis. - Son coeur! vous Léonide, Madame?
Phocion. - Je vous disais que vous ignoriez tout mon amour, et le voilà tout entier.
Agis se jette à genoux. - Je ne puis plus vous exprimer le mien.
Scène X
Léontine, Hermocrate, Phocion, Agis
Hermocrate. - Que vois-je? Agis à ses genoux! (Il s'approche.) De qui est ce portrait-là?
Phocion. - C'est de moi.
Léontine. - Et celui-ci, fourbe que vous êtes?
Phocion. - De moi. Voulez-vous que je les reprenne, et que je vous rende les vôtres?
Hermocrate. - Il ne s'agit point ici de plaisanterie. Qui êtes-vous? quels sont vos desseins?
Phocion. - Je vais vous les dire, mais laissez-moi parler à Corine qui vient à nous.
Scène dernière
Hermidas, Dimas, Arlequin, et le reste des acteurs.
Dimas. - Noute maître, je vous avartis qu'il y a tout plain d'hallebardiers au bas de noute jardrin; et pis des soudards et pis des carrioles dorées.
Hermidas. - Madame, Ariston est arrivé.
Phocion, à Agis. - Allons, Seigneur, venez recevoir les hommages de vos sujets. Il est temps de partir; vos gardes vous attendent. (A Hermocrate et à Léontine.) Vous, Hermocrate, et vous, Léontine, qui d'abord refusiez tous deux de me garder, vous sentez le motif de mes feintes: je voulais rendre le trône à Agis, et je voulais être à lui. Sous mon nom j'aurais peut-être révolté son coeur, et je me suis déguisée pour le surprendre; ce qui n'aurait encore abouti à rien, si je ne vous avais pas abusés vous-mêmes. Au reste, vous n'êtes point à plaindre, Hermocrate; je laisse votre coeur entre les mains de votre raison. Pour vous, Léontine, mon sexe doit avoir déjà dissipé tous les sentiments que vous avait inspirés mon artifice.
L'Île des esclaves
Comédie en un acte et en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 5 mars 1725
Acteurs
Iphicrate.
Arlequin.
Euphrosine.
Cléanthis.
Trivelin.
Des habitants de l'île.
La scène est dans l'île des Esclaves.
Scène première
Le théâtre représente une mer et des rochers d'un côté, et de l'autre quelques arbres et des maisons.
Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin
Iphicrate, après avoir soupiré. - Arlequin!
Arlequin, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. - Mon patron!
Iphicrate. - Que deviendrons-nous dans cette île?
Arlequin. - Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim; voilà mon sentiment et notre histoire.
Iphicrate. - Nous sommes seuls échappés du naufrage; tous nos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort.
Arlequin. - Hélas! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
Iphicrate. - Dis-moi: quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée: je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'île, et je suis d'avis que nous les cherchions.
Arlequin. - Cherchons, il n'y a pas de mal à cela; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-vie: j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
Iphicrate. - Eh! ne perdons point de temps; suis-moi: ne négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'île des Esclaves.
Arlequin. - Oh! oh! qu'est-ce que c'est que cette race-là?
Iphicrate. - Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici: tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.
Arlequin. - Eh! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maîtres, à la bonne heure; je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.
Iphicrate. - Cela est vrai.
Arlequin. - Eh! encore vit-on.
Iphicrate. - Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie: Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre?
Arlequin, prenant sa bouteille pour boire. - Ah! je vous plains de tout mon coeur, cela est juste.
Iphicrate. - Suis-moi donc.
Arlequin siffle. - Hu, hu, hu.
Iphicrate. - Comment donc! que veux-tu dire?
Arlequin, distrait, chante. - Tala ta lara.
Iphicrate. - Parle donc, as-tu perdu l'esprit? à quoi penses-tu?
Arlequin, - riant. - Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drôle d'aventure! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.
Iphicrate, à part les premiers mots. - (Le coquin abuse de ma situation; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes.) Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos; marchons de ce côté.
Arlequin. - J'ai les jambes si engourdies.
Iphicrate. - Avançons, je t'en prie.
Arlequin. - Je t'en prie, je t'en prie; comme vous êtes civil et poli; c'est l'air du pays qui fait cela.
Iphicrate. - Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
Arlequin, en badinant. - Badin, comme vous tournez cela!
Il chante:
L'embarquement est divin
Quand on vogue, vogue, vogue,
L'embarquement est divin,
Quand on vogue avec Catin.
Iphicrate, retenant sa colère. - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
Arlequin. - Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là; et le gourdin est dans la chaloupe.
Iphicrate. - Eh! ne sais-tu pas que je t'aime?
Arlequin. - Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.
Iphicrate, un peu ému. - Mais j'ai besoin d'eux, moi.
Arlequin, indifféremment. - Oh! cela se peut bien, chacun a ses affaires: que je ne vous dérange pas!
Iphicrate. - Esclave insolent!
Arlequin, riant. - Ah! ah! vous parlez la langue d'Athènes; mauvais jargon que je n'entends plus.
Iphicrate. - Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave?
Arlequin, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à ta honte; mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. (Il s'éloigne.)
Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. - Juste ciel! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis? Misérable! tu ne mérites pas de vivre.
Arlequin. - Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.
Scène II
Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main.
Trivelin, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. - Arrêtez, que voulez-vous faire?
Iphicrate. - Punir l'insolence de mon esclave.
Trivelin. - Votre esclave? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous.
Arlequin. - Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes!
Trivelin. - Comment vous appelez-vous?
Arlequin. - Est-ce mon nom que vous demandez?
Trivelin. - Oui vraiment.
Arlequin. - Je n'en ai point, mon camarade.
Trivelin. - Quoi donc, vous n'en avez pas?
Arlequin. - Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé.
Trivelin. - Hé! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il?
Arlequin. - Oh, diantre! il s'appelle par un nom, lui; c'est le seigneur Iphicrate.
Trivelin. - Eh bien! changez de nom à présent; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé.
Arlequin, sautant de joie, à son maître. - Oh! Oh! que nous allons rire, seigneur Hé!
Trivelin, à Arlequin. - Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil.
Arlequin. - Oui, oui, corrigeons, corrigeons!
Iphicrate, regardant Arlequin. - Maraud!
Arlequin. - Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une licence qui lui prend; cela est-il du jeu?
Trivelin, à Arlequin. - Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. (A Iphicrate.) Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif; traitez-le de misérable, et nous aussi; tout vous est permis à présent; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous: ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci.
Arlequin. - Ah! la belle charge!
Iphicrate. - Moi, l'esclave de ce misérable!
Trivelin. - Il a bien été le vôtre.
Arlequin. - Hélas! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui.
Iphicrate. - Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira; ce n'est pas assez: qu'on m'accorde encore un bâton.
Arlequin. - Camarade, il demande à parler à mon dos, et je le mets sous la protection de la république, au moins.
Trivelin. - Ne craignez rien.
Cléanthis, à Trivelin. - Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du même vaisseau; ne m'oubliez pas, s'il vous plaît.
Trivelin. - Non, ma belle enfant; j'ai bien connu votre condition à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever ce que j'avais à dire. Arlequin!
Arlequin, croyant qu'on l'appelle. - Eh!.... A propos, je m'appelle Iphicrate.
Trivelin, continuant. - Tâchez de vous calmer; vous savez qui nous sommes, sans doute?
Arlequin. - Oh! morbleu! d'aimables gens.
Cléanthis. - Et raisonnables.
Trivelin. - Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firent fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves: la vengeance avait dicté cette loi; vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos coeurs que nous voulons détruire; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y éprouve; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont contents de vos progrès; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.
Arlequin. - Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte?
Trivelin. - Au reste, ne cherchez point à vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre fortune plus mauvaise: commencez votre nouveau régime de vie par la patience.
Arlequin. - Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire?
Trivelin, aux esclaves. - Quant à vous, mes enfants, qui devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre; vous aurez soin de changer d'habit ensemble, c'est l'ordre. (A Arlequin.) Passez maintenant dans une maison qui est à côté, où l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état; après quoi l'on vous donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. (Aux insulaires.) Qu'on les conduise. (Aux femmes.) Et vous autres, restez. (Arlequin, en s'en allant, fait de grandes révérences à Cléanthis.)
Scène III
Trivelin, Cléanthis; esclave, Euphrosine, sa maîtresse.
Trivelin. - Ah ça! ma compatriote, car je regarde désormais notre île comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom.
Cléanthis, saluant. - Je m'appelle Cléanthis, et elle, Euphrosine.
Trivelin. - Cléanthis? passe pour cela.
Cléanthis. - J'ai aussi des surnoms; vous plaît-il de les savoir?
Trivelin. - Oui-da. Et quels sont-ils?
Cléanthis. - J'en ai une liste: Sotte, Ridicule, Bête, Butorde, Imbécile, et caetera.
Euphrosine, en soupirant. - Impertinente que vous êtes!
Cléanthis. - Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.
Trivelin. - Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à qui l'on en peut dire impunément.
Euphrosine. - Hélas! que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure où je me trouve?
Cléanthis. - Oh! dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens: fallait-il tant de cérémonies? Faites cela, je le veux; taisez-vous, sotte! Voilà qui était fini. Mais à présent il faut parler raison; c'est un langage étranger pour Madame; elle l'apprendra avec le temps; il faut se donner patience: je ferai de mon mieux pour l'avancer.
Trivelin, à Cléanthis. - Modérez-vous, Euphrosine. (A Euphrosine.) Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir: je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires pour vous.
Cléanthis. - Hum! Elle me trompera bien si elle amende.
Trivelin. - Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice.
Cléanthis. - Oh! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien; j'irai le grand chemin, je pèserai comme elle pesait; ce qui viendra; nous le prendrons.
Trivelin. - Doucement, point de vengeance.
Cléanthis. - Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe; elle a le défaut d'être faible, je lui en offre autant; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui décidera? Ne suis-je pas la maîtresse une fois? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait: qu'elle attende!
Euphrosine, à Trivelin. - Quels discours! Faut-il que vous m'exposiez à les entendre?
Cléanthis. - Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos oeuvres.
Trivelin. - Allons, Euphrosine, modérez-vous.
Cléanthis. - Que voulez-vous que je vous dise? quand on a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous; quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte; mais il me faut cela.
Trivelin, à part, à Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez. (A Cléanthis.) J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen de son caractère: il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons.
Cléanthis. - Oh que cela est bien inventé! Allons, me voilà prête; interrogez-moi, je suis dans mon fort.
Euphrosine, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire.
Trivelin. - Hélas! ma chère Dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous soyez présente.
Cléanthis. - Restez, restez; un peu de honte est bientôt passée.
Trivelin. - Vaine minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il?
Cléanthis. - Vaine minaudière et coquette, si cela la regarde? Eh voilà ma chère maîtresse; cela lui ressemble comme son visage.
Euphrosine. - N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur?
Trivelin. - Ah! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir: mais ce ne sont encore là que les grands traits; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons?
Cléanthis. - En quoi? partout, à toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de m'interroger; mais par où commencer? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie: silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente; c'est vanité muette, contente ou fâchée; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois: voilà ce que c'est, voilà par où je débute, rien que cela.
Euphrosine. - Je n'y saurais tenir.
Trivelin. - Attendez donc, ce n'est qu'un début.
Cléanthis. - Madame se lève; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux? vite sur les armes; la journée sera glorieuse. Qu'on m'habille! Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il n'y a rien à craindre.
Trivelin, à Euphrosine. - Elle développe assez bien cela.
Cléanthis. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé? Ah qu'on m'apporte un miroir; comme me voilà faite! que je suis mal bâtie! Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre: que va-t-on penser du visage de Madame? on croira qu'elle enlaidit: donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies? Non, il y a remède à tout: vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame? Très mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé l'oeil; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire: Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'une pénétration!... Oh! ce sont de pauvres gens pour nous.
Trivelin, à Euphrosine. - Courage, Madame; profitez de cette peinture-là, car elle me paraît fidèle.
Euphrosine. - Je ne sais où j'en suis.
Cléanthis. - Vous en êtes aux deux tiers; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas.
Trivelin. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste.
Cléanthis. - Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait? j'étais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine: vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous; elle a les yeux petits, mais très doux; et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s'y prit; il vous offrit son coeur. A moi? lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre, continuez, dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle; il la vit; il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration; et c'était là les gants que vous demandiez. Eh bien! y suis-je?
Trivelin, à Euphrosine. - En vérité, elle a raison.
Cléanthis. - Ecoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis: Oh! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable: oh! je n'eus rien, cela ne prit point; et c'était bien fait, car je la flattais.
Euphrosine. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne puis en souffrir davantage.
Trivelin. - En voila donc assez pour à présent.
Cléanthis. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut; crac! la vapeur arrive.
Trivelin. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire; elle ira vous rejoindre ensuite.
Cléanthis, s'en allant. - Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu, notre bon ami; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autre! on s'y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens: Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là; et d'un autre côté on veut leur dire aussi: Voyez comme je m'habille, quelle simplicité! il n'y a point de coquetterie dans mon fait.
Trivelin. - Mais je vous ai prié de nous laisser.
Cléanthis. - Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne connaît pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.
Scène IV
Trivelin, Euphrosine
Trivelin. - Cette scène-ci vous a un peu fatiguée; mais cela ne vous nuira pas.
Euphrosine. - Vous êtes des barbares.
Trivelin. - Nous sommes d'honnêtes gens qui vous instruisons; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à une petite formalité.
Euphrosine. - Encore des formalités!
Trivelin. - Celle-ci est moins que rien; je dois faire rapport de tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentiments coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient de vous attribuer?
Euphrosine. - Moi, j'en conviendrais! Quoi! de pareilles faussetés sont-elles croyables?
Trivelin. - Oh! très croyables, prenez-y garde. Si vous en convenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure; je ne vous en dis pas davantage... On espérera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon coeur d'une infinité d'attentions plus louables. Si au contraire vous ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera comme incorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez, consultez-vous.
Euphrosine. - Ma délivrance! Eh! puis-je l'espérer?
Trivelin. - Oui, je vous la garantis aux conditions que je vous dis.
Euphrosine. - Bientôt?
Trivelin. - Sans doute.
Euphrosine. - Monsieur, faites donc comme si j'étais convenue de tout.
Trivelin. - Quoi! vous me conseillez de mentir!
Euphrosine. - En vérité, voilà d'étranges conditions! cela révolte!
Trivelin. - Elles humilient un peu, mais cela est fort bon. Déterminez-vous; une liberté très prochaine est le prix de la vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on a fait?
Euphrosine. - Mais...
Trivelin. - Quoi?
Euphrosine. - Il y a du vrai, par-ci, par-là.
Trivelin. - Par-ci, par-là, n'est point votre compte; avouez-vous tous les faits? En a-t-elle trop dit? n'a-t-elle dit que ce qu'il faut? Hâtez-vous, j'ai autre chose à faire.
Euphrosine. - Vous faut-il une réponse si exacte?
Trivelin. - Eh oui, Madame, et le tout pour votre bien.
Euphrosine. - Eh bien...
Trivelin. - Après?
Euphrosine. - Je suis jeune...
Trivelin. - Je ne vous demande pas votre âge.
Euphrosine. - On est d'un certain rang, on aime à plaire.
Trivelin. - Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble.
Euphrosine. - Je crois qu'oui.
Trivelin. - Eh! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi le portrait un peu risible, n'est-ce pas?
Euphrosine. - Il faut bien l'avouer.
Trivelin.. - A merveille! Je suis content, ma chère dame. Allez rejoindre Cléanthis; je lui rends déjà son véritable nom; pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vous impatientez point; montrez un peu de docilité, et le moment espéré arrivera.
Euphrosine. - Je m'en fie à vous.
Scène V
Arlequin, Iphicrate, qui ont changé d'habits, Trivelin
Arlequin. - Tirlan, tirlan, tirlantaine! tirlanton! Gai, camarade! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte, car je suis si altéré depuis que je suis maître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de notre admirable république!
Trivelin. - Bon! réjouissez-vous, mon camarade. Etes-vous content d'Arlequin?
Arlequin. - Oui, c'est un bon enfant; j'en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peine de désobéissance, et je lui ordonne de la joie. (Il prend son maître par la main et danse.) Tala rara la la...
Trivelin. - Vous me réjouissez moi-même.
Arlequin. - Oh! quand je suis gai, je suis de bonne humeur.
Trivelin. - Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de lui dans son pays apparemment?
Arlequin. - Eh! là-bas? Je lui voulais souvent un mal de diable; car il était quelquefois insupportable; mais à cette heure que je suis heureux, tout est payé; je lui ai donné quittance.
Trivelin. - Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez. C'est-à-dire que vous jouirez modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine?
Arlequin. - De la peine! Ah! le pauvre homme! Peut-être que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le maître: voilà tout.
Trivelin. - A cause que je suis le maître; vous avez raison.
Arlequin. - Oui, car quand on est le maître, on y va tout rondement, sans façon, et si peu de façon mène quelquefois un honnête homme à des impertinences.
Trivelin. - Oh! n'importe; je vois bien que vous n'êtes point méchant.
Arlequin. - Hélas! je ne suis que mutin.
Trivelin, à Iphicrate. - Ne vous épouvantez point de ce que je vais dire. (A Arlequin.) Instruisez-moi d'une chose. Comment se gouvernait-il là-bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de caractère?
Arlequin, riant. - Ah! mon camarade, vous avez de la malice; vous demandez la comédie.
Trivelin. - Ce caractère-là est donc bien plaisant?
Arlequin. - Ma foi, c'est une farce.
Trivelin. - N'importe, nous en rirons.
Arlequin, à Iphicrate. - Arlequin, me promets-tu d'en rire aussi?
Iphicrate, bas. - Veux-tu achever de me désespérer? que vas-tu lui dire?
Arlequin. - Laisse-moi faire; quand je t'aurai offensé, je te demanderai pardon après.
Trivelin. - Il ne s'agit que d'une bagatelle; j'en ai demandé autant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de sa maîtresse.
Arlequin. - Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des folies qui faisaient pitié, des misères, gageons?
Trivelin. - Cela est encore vrai.
Arlequin. - Eh bien, je vous en offre autant; ce pauvre jeune garçon en fournira pas davantage; extravagance et misère, voilà son paquet; n'est-ce pas là de belles guenilles pour les étaler? Etourdi par nature! étourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela, un dissipe-tout; vilain quand il faut être libéral, libéral quand il faut être vilain; bon emprunteur, mauvais payeur; honteux d'être sage, glorieux d'être fou; un petit brin moqueur des bonnes gens un petit brin hâbleur; avec tout plein de maîtresses il ne connaît pas; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en tirer le portrait? (A Iphicrate.) Non, je n'en ferai rien, mon ami, ne crains rien.
Trivelin. - Cette ébauche me suffit. (A Iphicrate.) Vous n'avez plus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de dire.
Iphicrate. - Moi?
Trivelin. - Vous-même; la dame de tantôt en a fait autant; elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va du plus grand bien que vous puissiez souhaiter.
Iphicrate. - Du plus grand bien? Si cela est, il y a là quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine façon.
Arlequin. - Prends tout; c'est un habit fait sur ta taille.
Trivelin. - Il me faut tout, ou rien.
Iphicrate. - Voulez-vous que je m'avoue un ridicule?
Arlequin.- Qu'importe, quand on l'a été?
Trivelin. - N'avez-vous que cela à me dire?
Iphicrate. - Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire.
Trivelin. - Va du tout.
Iphicrate. - Soit. (Arlequin rit de toute sa force.)
Trivelin. - Vous avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien. Adieu, vous saurez bientôt de mes nouvelles.
Scène VI
Cléanthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine.
Cléanthis. - Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de quoi vous riez?
Arlequin. - Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était un ridicule.
Cléanthis. - Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante.
Arlequin, la regardant. - Malepeste! quand ce visage-là fait le fripon, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses, ma belle damoiselle, qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards?
Cléanthis. - Eh! mais la belle conversation.
Arlequin. - Je crains que cela ne vous fasse bâiller, j'en bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.
Cléanthis. - Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon coeur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêche pas; c'est à vous à faire vos diligences; me voilà, je vous attends; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres; allons-y poliment, et comme le grand monde.
Arlequin. - Oui-da; nous n'en irons que meilleur train.
Cléanthis. - Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.
Arlequin. - Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.
Iphicrate. - Peux-tu m'employer à cela?
Arlequin. - La république le veut.
Cléanthis. - Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement; n'épargnez ni compliments ni révérences.
Arlequin. - Et vous, n'épargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens?
Cléanthis. - Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent seulement.
Arlequin, à Iphicrate. - Qu'on se retire à dix pas.
Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
Arlequin, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. - Remarquez-vous, Madame, le clarté du jour?
Cléanthis. - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.
Arlequin. - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame.
Cléanthis. Comment, vous lui ressemblez?
Arlequin. - Eh palsambleu! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec gros grâces? (A ce mot il saute de joie.) Oh! oh! oh! oh!
Cléanthis. - Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation?
Arlequin. - Oh! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis.
Cléanthis. - Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.
Arlequin. - Et moi, je vous remercie de vos dispenses.
Cléanthis. - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.
Arlequin, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux?
Cléanthis. - Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle vivacité! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en être quitte à moins? Cela est étrange!
Arlequin, riant à genoux. - Ah! ah! ah! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.
Cléanthis. - Oh! vous riez, vous gâtez tout.
Arlequin. - Ah! ah! par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense?
Cléanthis. - Quoi?
Arlequin. - Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde.
Cléanthis. - Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous?
Arlequin. - J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin?
Cléanthis. - Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante?
Arlequin. - Qu'elle est friponne!
Cléanthis. - J'entrevois votre pensée.
Arlequin. - Voilà ce que c'est, tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela.
Cléanthis. - Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond.
Arlequin. - Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d'excellents partis pour eux.
Cléanthis. - Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi; faites-lui sentit l'avantage qu'il y trouvera dans la situation où il est; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours passés qu'une esclave; mais enfin me voilà dame et maîtresse d'aussi bon jeu qu'une autre; je la suis par hasard; n'est-ce pas le hasard qui fait tout? Qu'y a-t-il à dire à cela? J'ai même un visage de condition; tout le monde me l'a dit.
Arlequin. - Pardi! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n'est pas désagréable.
Cléanthis. - Vous allez être content; je vais appeler Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire: éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour moi; car il faut qu'il commence; mon sexe, la bienséance et ma dignité le veulent.
Arlequin. - Oh! ils le veulent, si vous voulez; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui; c'est l'ordre.
Cléanthis. - C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir à de certaines formalités qui ne me regardent plus; je comprends cela à merveille; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot à Cléanthis; tirez-vous à quartier pour un moment.
Arlequin. - Vantez mon mérite; prêtez-m'en un peu, à charge de revanche...
Çléanthis: - Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.) Cléanthis!
Scène VII
Cléanthis et Euphrosine, qui vient doucement.
Cléanthis. - Approchez, et accoutumez-vous à aller plus vite, car je ne saurais attendre.
Euphrosine. - De quoi s'agit-il?
Cléanthis. - Venez-çà, écoutez-moi. Un honnête homme vient de me témoigner qu'il vous aime; c'est Iphicrate.
Euphrosine. - Lequel?
Cléanthis. - Lequel? Y en a-t-il deux ici? c'est celui qui vient de me quitter.
Euphrosine. - Eh que veut-il que je fasse de son amour?
Cléanthis. - Eh qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui vous aimaient? vous voilà bien étourdie! est-ce le mot d'amour qui vous effarouche? Vous le connaissez tant cet amour! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leur en donner; vos beaux yeux n'ont fait que cela; dédaignent-ils la conquête du seigneur Iphicrate? Il ne vous fera pas de révérences penchées; vous ne lui trouverez point de contenance ridicule, d'airs évaporés: ce n'est point une tête légère, un petit badin, un petit perfide, un joli volage, un aimable indiscret; ce n'est point tout cela; ces grâces-là lui manquent à la vérité; ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple dans ses manières, qui n'a pas l'esprit de se donner des airs; qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera vrai; enfin ce n'est qu'un bon coeur, voilà tout; et cela est fâcheux, cela ne pique point. Mais vous avez l'esprit raisonnable; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez sensible, entendez-vous? Vous vous conformerez à mes intentions, je l'espère; imaginez-vous même que je le veux.
Euphrosine. - Où suis-je! et quand cela finira-t-il?
(Elle rêve.)
Scène VIII
Arlequin, Euphrosine
Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.
Euphrosine. - Que me voulez-vous?
Arlequin, riant. - Eh! eh! eh! ne vous a-t-on pas parlé de moi?
Euphrosine. - Laissez-moi, je vous prie.
Arlequin. - Eh! là, là, regardez-moi dans l'oeil pour deviner ma pensée.
Euphrosine. - Eh! pensez ce qu'il vous plaira.
Arlequin. - M'entendez-vous un peu?
Euphrosine. - Non.
Arlequin. - C'est que je n'ai encore rien dit.
Euphrosine, impatiente. - Ahi!
Arlequin. - Ne mentez point; on vous a communiqué les sentiments de mon âme; rien n'est plus obligeant pour vous.
Euphrosine. - Quel état!
Arlequin. - Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai? Mais cela se passera; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.
Euphrosine. - Vous?
Arlequin. - Eh pardi! oui; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux? Vous êtes si belle! il faut bien vous donner son coeur, aussi bien vous le prendriez de vous-même.
Euphrosine. - Voici le comble de mon infortune.
Arlequin, lui regardant les mains. - Quelles mains ravissantes! les jolis petits doigts! que je serais heureux avec cela! mon petit coeur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendre aussi, oh! je deviendrais fou tout à fait.
Euphrosine. - Tu ne l'es déjà que trop.
Arlequin. - Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.
Euphrosine. - Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.
Arlequin. - Bon, bon! à qui est-ce que vous contez cela? vous êtes digne de toutes les dignités imaginables; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus; mais me voilà, moi, et un empereur n'y est pas; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous?
Euphrosine. - Arlequin, il me semble que tu n'as point le coeur mauvais.
Arlequin. - Oh! il ne s'en fait plus de cette pâte-là; je suis un mouton.
Euphrosine. - Respecte donc le malheur que j'éprouve.
Arlequin. - Hélas! je me mettrais à genoux devant lui.
Euphrosine. - Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suis réduite; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras; je suis sans asile et sans défense; je n'ai que mon désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin; voilà l'état où je suis; ne le trouves-tu pas assez misérable? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage: je ne t'ai jamais fait de mal; n'ajoute rien à celui que je souffre.
Arlequin, abattu et les bras abaissés, et comme immobile. - J'ai perdu la parole.
Scène IX
Iphicrate, Arlequin
Iphicrate. - Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire?
Arlequin. - Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine; voilà tout. A qui diantre en as-tu?
Iphicrate. - Peux-tu me le demander, Arlequin?
Arlequin. - Eh! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais.
Iphicrate. - On m'avait promis que mon esclavage finirait bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi.
Arlequin. - Ah! il ne nous manquait plus que cela, et nos amours auront bonne mine. Ecoute, je te défends de mourir par malice; par maladie, passe, je te le permets.
Iphicrate. - Les dieux te puniront, Arlequin.
Arlequin. - Eh! de quoi veux-tu qu'ils me punissent? d'avoir eu du mal toute ma vie?
Iphicrate. - De ton audace et de tes mépris envers ton maître; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père; le tien y est encore; il t'avait recommandé ton devoir en partant; moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi.
Arlequin, pleurant. - Eh! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus?
Iphicrate. - Tu m'aimes, et tu me fais mille injures?
Arlequin. - Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empêche-t-il que je ne t'aime? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre; est-ce que les étrivières sont plus honnêtes que les moqueries?
Iphicrate. - Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet.
Arlequin. - C'est la vérité.
Iphicrate. - Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé cela!
Arlequin. - Cela n'est pas de ma connaissance.
Iphicrate. - D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes défauts?
Arlequin. - J'ai plus pâti des tiens que des miens; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.
Iphicrate. - Va, tu n'es qu'un ingrat; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance!
Arlequin. - Tu as raison, mon ami; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien va, je dois avoir le coeur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié: puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens.
Iphicrate, s'approchant d'Arlequin. - Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.
Arlequin. - Ne dites donc point comme cela, mon cher patron: si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.
Iphicrate, l'embrassant. - Ta générosité me couvre de confusion.
Arlequin. - Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire! (Après quoi, il déshabille son maître.)
Iphicrate. - Que fais-tu, mon cher ami?
Arlequin. - Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre; je ne suis pas digne de le porter.
Iphicrate. - Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.
Scène X
Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin
Cléanthis, en entrant avec Euphrosine qui pleure. - Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate? Pourquoi avez-vous repris votre habit?
Arlequin, tendrement. - C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. (Il embrasse les genoux de son maître.)
Cléanthis. - Expliquez-moi donc ce que je vois; il semble que vous lui demandiez pardon?
Arlequin. - C'est pour me châtier de mes insolences.
Cléanthis. - Mais enfin, notre projet?
Arlequin. - Mais enfin, je veux être un homme de bien; n'est-ce pas là un beau projet? Je me repens de mes sottises, lui des siennes; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi; et vive l'honneur après! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
Euphrosine. - Ah! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous!
Iphicrate. - Dites plutôt: quel exemple pour nous, Madame, vous m'en voyez pénétré.
Cléanthis. - Ah! vraiment, nous y voilà, avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi! que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout mérite que de l'or, de l'argent et des dignités! C'était bien la peine de faire tant les glorieux! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour vous? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît? Riche? non; noble? non; grand seigneur? point du tout. Vous étiez tout cela; en valiez-vous mieux? Et que faut-il donc? Ah! nous y voici. Il faut avoir le coeur bon, de la vertu et de la raison; voilà ce qu'il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autres. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent: Et à qui les demandez-vous? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce! Allez, vous devriez rougir de honte.
Arlequin. - Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien; car quand on se repent, on est bon; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine; elle vous pardonne; voici qu'elle pleure; la rancune s'en va, et votre affaire est faite.
Cléanthis. - Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon coeur qui me manque.
Euphrosine, tristement. - Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.
Cléanthis. - Hélas! comment en aviez-vous le courage? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous: voilà tout le mal que je vous veux; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.
Arlequin, pleurant. - Ah! la brave fille! ah! le charitable naturel!
Iphicrate. - Etes-vous contente, Madame?
Euphrosine, avec attendrissement. - Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.
Arlequin, à Cléanthis. - Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle.
Euphrosine. - La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donné, si nous retournons à Athènes.
Scène XI
Trivelin et les acteurs précédents.
Trivelin. - Que vois-je? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez!
Arlequin. - Ah! vous ne voyez rien, nous sommes admirables; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela; il ne nous faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller: et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes gens que nous.
Trivelin. - Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment?
Cléanthis, baisant la main de sa maîtresse. - Je n'ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est.
Arlequin, prenant aussi la main de son maître pour la baiser. - Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles.
Trivelin. - Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants; c'est là ce que j'attendais. Si cela n'était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous: je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que les plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie le plus profitable.
L'Héritier de village
Comédie en un acte, en prose,
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 19 août 1725
Acteurs de la comédie
Madame Damis.
Le Chevalier.
Blaise, paysan.
Claudine, femme de Blaise.
Colin, fils de Blaise.
Arlequin, valet de Blaise.
Griffet, clerc de procureur.
La scène est dans un village.
Scène première
Blaise, Claudine, Arlequin
Blaise entre, suivi d'Arlequin en guêtres et portant un paquet. Claudine entre d'un autre côté.
Claudine. - Eh je pense que velà Blaise!
Blaise. - Eh oui, note femme; c'est li-même en parsonne.
Claudine. - Voirement! noute homme, vous prenez bian de la peine de revenir; queu libertinage! être quatre jours à Paris, demandez-moi à quoi faire!
Blaise. - Eh! à voir mourir mon frère, et je n'y allais que pour ça.
Claudine. - Eh bian! que ne finit-il donc, sans nous coûter tant d'allées et de venues? Toujours il meurt, et jamais ça n'est fait: voilà deux ou trois fois qu'il lantarne.
Blaise. - Oh bian! il ne lantarnera plus. (Il pleure.) Le pauvre homme a pris sa secousse.
Claudine. - Hélas! il est donc trépassé ce coup-ci?
Blaise. - Oh il est encore pis que ça.
Claudine. - Comment, pis?
Blaise. - Il est entarré.
Claudine. - Eh! il n'y a rian de nouveau à ça; ce sera queussi, queumi. Il faut considérer qu'il était bian vieux qu'il avait beaucoup travaillé, bian épargné, bian chipoté sa pauvre vie.
Blaise. - T'as raison, femme; il aimait trop l'usure et l'avarice; il se plaignait trop le vivre, et j'ons opinion que cela l'a tué.
Claudine. - Bref! enfin le velà défunt. Parlons des vivants. T'es son unique hériquier; qu'as-tu trouvé?
Blaise, riant. - Eh, eh, eh! baille-moi cinq sols de monnaie, je n'ons que de grosses pièces.
Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh; dis donc, Nicaise, avec tes cinq sols de monnaie! qu'est-ce que t'en veux faire?
Blaise. - Eh eh eh; baille-moi cinq sols de monnaie, te dis-je.
Claudine. - Pourquoi donc, Nicodème?
Blaise. - Pour ce garçon qui apporte mon paquet depis la voiture jusqu'à cheux nous, pendant que je marchais tout bellement et à mon aise.
Claudine. - T'es venu dans la voiture?
Blaise. - Oui, parce que cela est plus commode.
Claudine. - T'as baillé un écu?
Blaise. - Oh! bian noblement. Combien faut-il? ai-je fait. Un écu, ce m'a-t-on fait. Tenez, le velà, prenez. Tout comme ça.
Claudine. - Et tu dépenses cinq sols en porteux de paquets?
Blaise. - Oui, par manière de récréation.
Arlequin. - Est-ce pour moi les cinq sols, Monsieur Blaise?
Blaise. - Oui, mon ami.
Arlequin. - Cinq sols! un héritier, cinq sols! un homme de votre étoffe! et où est la grandeur d'âme?
Blaise. - Oh! qu'à ça ne tienne, il n'y a qu'à dire. Allons, femme, boute un sol de plus, comme s'il en pleuvait.
Arlequin prend et fait la révérence.
Claudine. - Ah! mon homme est devenu fou.
Blaise, à part. - Morgué, queu plaisir! alle enrage, alle ne sait pas le tu autem. (Haut.) Femme, cent mille francs!
Claudine. - Queu coq-à-l'âne! velà cent mille francs avec cinq sols à cette heure!
Arlequin. - C'est que Monsieur Blaise m'a dit, par les chemins, qu'il avait hérité d'autant de son frère le mercier.
Claudine. - Eh que dites-vous? Le défunt a laissé cent mille francs, maître Blaise? es-tu dans ton bon sens, ça est-il vrai?
Blaise. - Oui, Madame, ça est çartain.
Claudine, joyeuse. - Ca est çartain? mais ne rêves-tu pas? n'as-tu pas le çarviau renvarsé?
Blaise. - Doucement, soyons civils envers nos parsonnes.
Claudine. - Mais les as-tu vus?
Blaise. - Je leur ons quasiment parlé; j'ons été chez le maltôtier qui les avait de mon frère, et qui les fait aller et venir pour notre profit, et je les ons laissés là: car, par le moyen de son tricotage, ils rapportont encore d'autres écus; et ces autres écus, qui venont de la manigance, engendront d'autres petits magots d'argent qu'il boutra avec le grand magot, qui, par ce moyen, devianra ancore pus grand; et j'apportons le papier comme quoi ce monciau du petit et du grand m'appartiant, et comme quoi il me fera délivrance, à ma volonté, du principal et de la rente de tout ça, dont il a été parlé dans le papier qui en rend témoignage en la présence de mon procureur, qui m'assistait pour agencer l'affaire.
Claudine. - Ah mon homme, tu me ravis l'âme: ça m'attendrit. Ce pauvre biau-frère! je le pleurons de bon coeur.
Blaise. - Hélas! je l'ons tant pleuré d'abord, que j'en ons prins ma suffisance.
Claudine. - Cent mille francs, sans compter le tricotage! mais où boutrons-je tout ça?
Arlequin, contrefaisant leur langage. - Voilà déjà six sols que vous boutez dans ma poche, et j'attends que vous les boutiez.
Blaise. - Boute, boute donc, femme.
Claudine. - Oh! cela est juste; tenez, mon bel ami, faites itou manigancer cela par un maltôtier.
Arlequin. - Aussi ferai-je; je le manigancerai au cabaret. Je vous rends grâces, Madame.
Blaise. - Madame! vois-tu comme il te porte respect!
Claudine. - Ca est bien agriable.
Arlequin. - N'avez-vous plus rien à m'ordonner, Monsieur?
Blaise. - Monsieur! ce garçon-là sait vivre avec les gens de notre sorte. J'aurons besoin de laquais, retenons d'abord ceti-là; je bariolerons nos casaques de la couleur de son habit.
Claudine. - Prenons, retenons, bariolons, c'est fort bian fait, mon poulet.
Blaise. - Voulez-vous me sarvir, mon ami, et avez-vous sarvi de gros seigneurs?
Arlequin. - Bon, il y a huit ans que je suis à la cour.
Blaise. - A la cour! velà bian note affaire: je li baillerons ma fille pour apprentie, il la fera courtisane.
Arlequin, à part. - Ils sont encore plus bêtes que moi, profitons-en. (Tout haut.) Oh! laissez-moi faire, Monsieur; je suis admirable pour élever une fille; je sais lire et écrire dans le latin, dans le français, je chante gros comme un orgue, je fais des compliments; d'ailleurs, je verse à boire comme un robinet de fontaine, j'ai des perfections charmantes. J'allais à mon village voir ma soeur; mais si vous me prenez, je lui ferai mes excuses par lettre.
Blaise. - Je vous prends, velà qui est fait. Je sis votre maître, et ous êtes mon sarviteur.
Arlequin. - Serviteur très humble, très obéissant et très gaillard Arlequin; c'est le nom du personnage.
Claudine. - Le nom est drôle. Parlons des gages à présent. Combian voulez-vous gagner?
Arlequin. - Oh peu de choses, une bagatelle; cent écus pour avoir des épingles.
Claudine. - Diantre! ous en voulez donc lever une boutique?
Blaise. - Eh morgué! souvians-toi de la nichée des cent mille francs; n'avons-je pas des écus qui nous font des petits? c'est comme un colombier; çà, allons, mon ami, c'est marché fait; tenez, velà noute maison, allez-vous-en dire à nos enfants de venir. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les charcher là où ils sont, stapendant que je convarserons moi et noute femme.
Arlequin. - Conversez, Monsieur; j'obéis, et j'y cours.
Scène II
Blaise, Claudine
Blaise. - Ah çà, Claudine, j'ons passé dix ans à Paris, moi. Je connaissons le monde, je vais te l'apprendre. Nous velà riches, faut prendre garde à ça.
Claudine. - C'est bian dit, mon homme, faut jouir.
Blaise. - Ce n'est pas le tout que de jouir, femme: faut avoir de belles manières.
Claudine. - Certainement, et il n'y a d'abord qu'à m'habiller de brocard, acheter des jouyaux et un collier de parles: tu feras pour toi à l'avenant.
Blaise. - Le brocard, les parles et les jouyaux ne font rian à mon dire, t'en auras à bauge, j'aurons itou du d'or sur mon habit. J'avons déjà acheté un castor avec un casaquin de friperie, que je boutrons en attendant que j'ayons tout mon équipage à forfait. Je dis tant seulement que c'est le marchand et le tailleur qui baillont tout cela; mais c'est l'honneur, la fiarté et l'esprit qui baillont le reste.
Claudine. - De l'honneur! j'en avons à revendre d'abord.
Blaise. - Ca se peut bian; stapendant de cette marchandise-là, il ne s'en vend point, mais il s'en pard biaucoup.
Claudine. - Oh bian donc, je n'en vendrai ni n'en pardrai.
Blaise. - Ca suffit; mais je ne parle point de cet honneur de conscience, et ceti-là, tu te contenteras de l'avoir en secret dans l'âme; là, t'en auras biaucoup sans en montrer tant.
Claudine. - Comment, sans en montrer tant! je ne montrerai pas mon honneur!
Blaise. - Eh morgué, tu ne m'entends point: c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire à l'aise, avoir une vartu négligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnête, qui ne soit point honnête non plus, de ça qui va comme il peut; entendre tout, repartir à tout, badiner de tout.
Claudine. - Savoir queu badinage on me fera.
Blaise. - Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre; je te connais, je vians à toi, et je batifole dans le discours; je te dis que t'es agriable, que je veux être ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode: Madame par-ci, Madame par-là; ou êtes trop belle; qu'est-ce qu'ou en voulez faire? prenez avis, vos yeux me tracassent, je vous le dis; qu'en sera-t-il? qu'en fera-t-on? Et pis des petits mots charmants, des pointes d'esprit, de la malice dans l'oeil, des singeries de visage, des transportements; et pis: Madame, il n'y a, morgué, pas moyen de durer! boutez ordre à ça. Et pis je m'avance, et pis je plante mes yeux sur ta face, je te prends une main, queuquefois deux, je te sarre, je m'agenouille; que repars-tu à ça?
Claudine. - Ce que je repars, Blaise? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord.
Blaise. - Bon.
Claudine. - Puis après, je vais à reculons.
Blaise. - Courage.
Claudine. - Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends; je t'appelle un impartinant, un vaurian: Ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant les poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiée, vois-tu bian; n'y a rien à faire ici pour toi, va-t'en, tu n'es qu'un bélître.
Blaise. - Nous velà tout juste; velà comme ça se pratique dans noute village; cet honneur-là qui est tout d'une pièce, est fait pour les champs; mais à la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui.
Claudine. - Le drôle de trafic! mais pourtant je sis mariée: que dirai-je en réponse?
Blaise. - Oh je vais te bailler le régime de tout ça. Quian, quand quelqu'un te dira: Je vous aime bian, Madame, (Il rit,) ha ha ha! velà comme tu feras, ou bian, joliment: Ca vous plaît à dire. Il te repartira: Je ne raille point. Tu repartiras: Eh bian! tope, aimez-moi. S'il te prenait les mains, tu l'appelleras badin; s'il te les baise: eh bian! soit; il n'y a rian de gâté; ce n'est que des mains, au bout du compte! s'il t'attrape queuque baiser sur le chignon, voire sur la face, il n'y aura point de mal à ça; attrape qui peut, c'est autant de pris, ça ne te regarde point; ça viant jusqu'à toi, mais ça te passe; qu'il te lorgne tant qu'il voudra, ça aide à passer le temps; car, comme je te dis, la vartu du biau monde n'est point hargneuse; c'est une vartu douce que la politesse a bouté à se faire à tout; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considérante; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas après. Velà l'arrangement de tout ça, velà ton devoir de Madame, quand tu le seras.
Claudine. - Et drès que c'est la mode pour être honnête, je varrons; cette vartu-là n'est pas plus difficile que la nôtre. Mais mon homme, que dira-t-il?
Blaise. - Moi? rian. Je te varrions un régiment de galants à l'entour de toi, que je sis obligé de passer mon chemin, c'est mon savoir-vivre que ça, li aura trop de froidure entre nous.
Claudine. - Blaise, cette froidure me chiffonne; ça ne vaut rian en ménage; je sis d'avis que je nous aimions bian au contraire.
Blaise. - Nous aimer, femme! morgué! il faut bian s'en garder; vraiment, ça jetterait un biau coton dans le monde!
Claudine. - Hélas! Blaise, comme tu fais! et qui est-ce qui m'aimera donc moi?
Blaise. - Pargué! ce ne sera pas moi, je ne sis pas si sot ni si ridicule.
Claudine. - Mais quand je ne serons que tous deux, est-ce que tu me haïras?
Blaise. - Oh! non; je pense qu'il n'y a pas d'obligation à ça; stapendant je nous en informerons pour être pus sûrs; mais il y a une autre bagatelle qui est encore pour le bon air; c'est que j'aurons une maîtresse qui sera queuque chiffon de femme, qui sera bian laide et bian sotte, qui ne m'aimera point, que je n'aimerai point non pus; qui me fera des niches, mais qui me coûtera biaucoup, et qui ne vaura guère, et c'est là le plaisir.
Claudine. - Et moi, combian me coûtera un galant? car c'est mon devoir d'honnête madame d'en avoir un itou, n'est-ce pas?
Blaise. - T'en auras trente, et non pas un.
Claudine. - Oui, trente à l'entour de moi, à cause de ma vartu commode; mais ne me faut-il pas un galant à demeure?
Blaise. - T'as raison, femme; je pense itou que c'est de la belle manière, ça se pratique; mais ce chapitre-là ne me reviant pas.
Claudine. - Mon homme, si je n'ons pas un amoureux, ça nous fera tort, mon ami.
Blaise. - Je le vois bian, mais, morgué! je n'avons pas l'esprit assez farme pour te parmettre ça, je ne sommes pas encore assez naturisé gros monsieur; tian, passe-toi de galant, je me passerai d'amoureuse.
Claudine. - Faut espérer que le bon exemple t'enhardira.
Blaise. - Ca se peut bian, mais tout le reste est bon, et je m'y tians; mais nos enfants ne venont point; c'est que noute laquais les charche, je m'en vais voir ça. Velà noute Dame et son cousin le Chevalier qui se promènent; je vais quitter la farme de sa cousine; s'ils t'accostent, tians ton rang, fais-toi rendre la révérence qui t'appartient, je vais revenir. Si le fiscal à qui je devais de l'argent arrive, dis-li qu'il me parle.
Scène III
Claudine, Le Chevalier, Madame Damis
Claudine, à part. - Promenons-nous itou, pour voir ce qu'ils me diront.
Le Chevalier. - Je suis de votre goût, Madame; j'aime Paris, c'est le salut du galant homme; mais il fait cher vivre à l'auberge.
Madame Damis. - Feu Monsieur Damis ne m'a laissé qu'un bien assez en désordre; j'ai besoin de beaucoup d'économie, et le séjour de Paris me ruinerait; mais je ne le regrette pas beaucoup, car je ne le connais guère. Ah! vous voilà; Claudine, votre mari est-il revenu, a-t-il fait nos commissions?
Claudine. - Avec votre parmission, à qui parlez-vous donc, Madame?
Madame Damis. - A qui je parle? à vous, ma mie.
Claudine. - Oh bian! il n'y a ici ni maître ni maîtresse.
Madame Damis. - Comment me répondez-vous? Que dites-vous de ce discours, Chevalier?
Le Chevalier, riant. - Qu'il est rustique, et qu'il sent le terroir. Eh eh eh...
Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh, comme il ricane!
Le Chevalier. - Cousine, pensez-vous qu'elle me raille?
Madame Damis. - Vous n'en pouvez pas douter.
Le Chevalier. - Eh donc je conclus qu'elle est folle.
Claudine. - Tenez, je vous parle à tous deux, car vous ne savez pas ce que vous dites, vous ne savez pas le tu autem. Boutez-vous à votre devoir, honorez ma parsonne, traitez-moi de Madame, demandez-moi comment se porte ma santé, mettez au bout queuque coup de chapiau, et pis vous varrais. Allons, commencez.
Le Chevalier. - Ce genre de folie est divertissant. Voulez-vous que je la complimente?
Madame Damis. - Vous n'y songez pas, Chevalier, c'est une impertinente qui perd le respect, et vous devriez la faire taire.
Le Chevalier. - Moi, la faire taire? arrêtez la langue d'une femme? un bataillon, encore passe!
Claudine. - Ah ah ah par ma fiqué! ça est trop drôle.
Madame Damis.- Son mari me fera raison de son insolence.
Claudine. - Bon, mon mari! est-ce que je nous soucions l'un de l'autre? J'avons le bel air, nous, de ne nous voir quasiment pas. Vous qui n'avez jamais quitté votre châtiau, cela vous passe, aussi bian que la vartu folichonne.
Le Chevalier. - Cette vertu folichonne m'enchante, son extravagance pétille d'invention. Va, ma poule, va; sandis! je t'aime mieux folle que raisonnable.
Claudine. - Oh! ceti là vaut trop; ils font envars moi ce que j'ons fait envers mon homme, ils me croyont le çarviau parclus; ne leur disons rian; velà Blaise qui viant.
Scène IV
Blaise, Colette, Colin, Arlequin, et les acteurs précédents.
Madame Damis. - Voilà son mari. Maître Blaise, expliquez-nous un peu le procédé de votre femme. A-t-elle perdu l'esprit? elle ne me répond que des impertinences.
Blaise, après les avoir tous regardés. - Parsonne ne salue. (A Claudine.) Leur as-tu dit l'héritage du biau-frère?
Claudine. - Non, mais j'ai bian tenu mon rang.
Madame Damis. - Mais, Blaise, faites donc réflexion que je vous parle.
Blaise. - Prenez un brin de patience, Madame, comportez-vous doucement.
Le Chevalier, d'un air sérieux. - J'examine Blaise; sa femme est folle, je le crois à l'unisson.
Blaise, à Arlequin. - Noute laquais, dites à ces enfants qu'ils se carrint.
Arlequin. - Carrez-vous, enfants.
Colin, riant. - Oh! oh! oh!
Madame Damis. - En vérité, voilà l'aventure la plus singulière que je connaisse.
Blaise. - Ah çà, vous dites comme ça, Madame, que Madame vous a dit des impartinences. Pour réponse à ça, je vous dirai d'abord que ça se peut bian; mais je ne m'en embarrasse point; car je n'y prends ni n'y mets; je ne nous mêlons point du tracas de Madame. C'est peut-être que le respect vous a manqué. En fin finale, accommodez-vous, Mesdames.
Le Chevalier. - Eh bien! cousine, le vertigo n'est-il pas double? Voyons les enfants; je les crois uniformes. Qu'en dites-vous, petite folle?
Arlequin. - Parlez ferme.
Colette. - Allez-y voir; vous n'avez rien à me commander.
Le Chevalier, à Colin. - A vous la balle, mon fils; ne dérogez-vous point?
Arlequin. - Courage!
Colin. - Laissez-moi en repos, malappris.
Le Chevalier. - Partout le même timbre! (A Arlequin.) Et toi, bélître?
Arlequin, contrefaisant le Gascon. - Je chante de même; c'est moi qui suis le précepteur de la famille.
Blaise, à part. - Les velà bian ébaubis; je m'en vais ranger tout ça. Madame Damis, acoutez-moi; tout ceci vous renvarse la çarvelle, c'est pis qu'une égnime pour vous et voute cousin. Oh bian! de cette égnime en veci la clef et la sarrure. J'avions un frère, n'est-ce pas?
Le Chevalier. - Nouvelle vision. Eh bien ce frère?
Blaise. - Il est parti.
Le Chevalier. - Dans quelle voiture?
Blaise. - Dans la voiture de l'autre monde.
Le Chevalier. - Eh bien bon voyage; mais changez-nous de vertigo, celui-ci est triste.
Blaise. - La fin en est plus drôle. C'est que, ne vous en déplaise, j'en avons hérité de cent mille francs, sans compter les broutilles; et voilà la preuve de mon dire, signé: Rapin.
Colin, riant. - Oh oh oh je serons Chevalier itou, moi.
Colette. - J'allons porter le taffetas.
Claudine. - Et an nous portera la queue.
Arlequin. - Pour moi, je ne veux que la clef de la cave.
Le Chevalier, après avoir lu, à Madame Damis. - Sandis! le galant homme dit vrai, cousine; je connais ce Rapin et sa signature; voilà cent mille francs, c'est comme s'il en tenait le coffre; je les honore beaucoup, et cela change la thèse.
Madame Damis. - Cent mille francs!
Le Chevalier. - Il ne s'en faut pas d'un sou. (A Blaise.) Monsieur, je suis votre serviteur, je vous fais réparation; vous êtes sage, judicieux et respectable. Quant à Messieurs vos enfants, je les aime; le joli cavalier! la charmante damoiselle! que d'éducation! que de grâces et de gentillesses!
Claudine et Blaise. - Ah! vous nous flattez par trop.
Blaise. - Cela vous plaît à dire, et à nous de l'entendre. Allons, enfants, tirez le pied, faites voute révérence avec un petit compliment de rencontre.
Colette, faisant la révérence. - Monsieur, vos grâces l'emportont sur les nôtres, et j'avons encore plus de reconnaissance que de mérite.
Le Chevalier salue.
Arlequin. - Et vous, Colin?
Colin, saluant. - Monsieur, je sis de l'opinion de ma soeur; ce qu'elle a dit, je le dis.
Arlequin. - Colin fait bis.
Le Chevalier. - On ne peut de répétitions plus spirituelles, vous m'enchantez, je n'en ai point assez dit: cent mille francs, capdebious! vous vous moquez, vous êtes trop modestes, et si vous me fâchez, je vous compare aux astres tous tant que vous êtes.
Blaise. - Femme, entends-tu? les astres!
Le Chevalier. - Quant à Madame, je la supplie seulement de me recevoir au nombre de ses amis, tout dangereux qu'il est d'obtenir cette grâce; car je n'en fais point le fin, elle possède un embonpoint, une majesté, un massif d'agréments, qu'il est difficile de voir innocemment. Mais baste, il m'arrivera ce qu'il pourra, je suis accoutumé au feu; mais je lui demande à son tour une grâce. Me l'accorderez-vous, belle personne? (Il lui prend la main qu'il fait semblant de vouloir baiser.)
Claudine. - Allons, vous n'êtes qu'un badin.
Le Chevalier. - Ne me refusez pas, je vous prie.
Claudine. - Eh bian! baisez; ce n'est que des mains au bout du compte.
Le Chevalier, la menant vers Madame Damis. - Raccommodez-vous avec la cousine. Allons, Madame Damis, avancez; j'ai mesuré le terrain: à vous le reste. (Tout bas ce qui suit.) Ne résistez point, j'ai mon dessein; lâchez-lui le titre de Madame.
Claudine, présentant la main à Madame Damis. - Boutez dedans, Madame, boutez; je ne sis point fâchée.
Madame Damis. - Ni moi non plus, Madame Claudine; je suis ravie de votre fortune, et je vous accorde mon amitié.
Claudine. - Je vous gratifions de la même, et je vous désirons bonne chance.
Le Chevalier. - Mettez une accolade brochant sur le tout, je vous prie. Bon! voilà qui est bien; halte là maintenant; je requiers la permission de dire un mot à l'oreille de la cousine.
Blaise. - Je vous parmettons de le dire tout haut.
Arlequin. - Et moi itou; mais, Monsieur le Chevalier, où est mon compliment à moi, qui suis le docteur de la maison?
Le Chevalier. - Le docteur a raison, je l'oubliais. Eh bien! va, je te trouve bouffon; vante-toi de ma bienveillance, je t'en honore, et ta fortune est faite.
Arlequin. - Grand merci de la gasconnade.
Le Chevalier tire à part Madame Damis pour lui dire ce qui suit. - Cousine, sentez-vous mon projet? Cette canaille a cent mille francs; vous êtes veuve, je suis garçon; voici un fils, voilà une fille; vous n'êtes pas riche, mes finances sont modestes: les légitimes de la Garonne, vous les connaissez; proposons d'épouser. Ce sont des villageois: mais qu'est-ce que cela fait? Regardons le tout comme une intrigue pastorale; le mariage sera la fin d'une églogue. Il est vrai que vous êtes noble; moi, je le suis depuis le premier homme; mais les premiers hommes étaient pasteurs; prenez donc le pastoureau, et moi la pastourelle. Ils ont cinquante mille francs chacun, cousine, cela fait de belles houlettes. En voulez-vous votre part? Eh donc! Colin est jeune, et sa jeunesse ne vous messiéra pas.
Madame Damis. - Chevalier, l'idée me paraît assez sensée; mais la démarche est humiliante.
Le Chevalier. - Cousine, savez-vous souvent de quoi vit l'orgueil de la noblesse? de ces petites hontes qui vous arrêtent. La belle gloire, c'est la raison, cadédis; ainsi j'achève. (A Blaise et à sa femme.) Monsieur et Madame Blaise, si ces aimables enfants voulaient se promener un petit tour à l'écart, je vous ouvrirais une pensée qui me paraît piquante.
Blaise. - Holà! précepteur, boutez de la marge entre nous; convarsez à dix pas.
Les enfants se retirent après avoir salué la compagnie qui les salue aussi.
Scène V
Le Chevalier, Madame Damis, Blaise, Claudine
Le Chevalier. - Revenons à nos moutons; vous savez qui je suis, vous me connaissez depuis longtemps.
Blaise. - Oh qu'oui! vous ne teniez pas trop de compte de nous dans ce temps-là.
Le Chevalier. - Oh! des sottises, j'en ai fait dans ma vie tant et plus; oublions celle-là. Vous savez donc qui je suis: le cousin Damis avait épousé la cousine. J'ai l'honneur d'être gentilhomme, estimé, personne n'en doute; je suis dans les troupes, je ferai mon chemin, sandis! et rapidement, cela s'ensuit. Je n'ai qu'un aîné, le baron de Lydas, un seigneur languissant, un casanier incommodé du poumon; il faut qu'il meure, et point de lignée; j'aurai son bien, cela est net. D'un autre côté, voilà Madame Damis, veuve de qualité, jeune et charmante; ses facultés, vous les savez; bonne seigneurie, grand château, ancien comme le temps, un peu délabré, mais on le maçonne. Or, elle vient de jeter sur Monsieur Colin un regard, que si le défunt en avait vu la friponnerie, je lui en donnais pour dix ans de tremblement de coeur; ce regard, vous l'entendez, camarade?
Blaise. - Oh dame! noute fils, c'est une petite face aussi bien troussée qu'il y en ait.
Le Chevalier. - Vous y êtes, et la cousine rougit.
Madame Damis. - En vérité, Chevalier, vous êtes un indiscret.
Blaise. - Oh! il n'y pas de mal à ça, Madame, ça est grandement naturel.
Claudine. - Oh! pour ça, faut avouer que Colin est biau; n'en dit partout qu'il me ressemble.
Madame Damis. - Beaucoup.
Le Chevalier. - Je le garantis beau, je vous soutiens plus belle.
Blaise. - Oui, oui, Madame est prou gentille, mais je ne voyons rian de ça, moi, car ce n'est que ma femme; poursuivez.
Le Chevalier. - Je vous disais donc que Madame a regardé Monsieur Colin, qu'elle le parcourait en le regardant, et semblait dire: Que n'êtes-vous à moi, le petit homme; que vous seriez bien mon fait! Là-dessus je me suis mis à regarder Mademoiselle Colette; la demoiselle en même temps a tourné les yeux dessus moi; tourner les yeux dessus quelqu'un, rien n'est plus simple, ce semble; cependant du tournement d'yeux dont je parle, de la beauté dont ils étaient, de ses charmes et de sa douceur, de l'émotion que j'ai sentie, ne m'en demandez point de nouvelles, voyez-vous, l'expression me manque, je n'y comprends rien. Est-ce votre fille, est-ce l'Amour qui m'a regardé? je n'en sais rien; ce sera ce que l'on voudra; je parle d'un prodige, je l'ai vu, j'en ai fait l'épreuve, et n'en réchapperai point. Voilà toute la connaissance que j'en ai.
Blaise. - Par la jarnigué! ça est merveilleux; mais voyez donc cette petite masque!
Claudine. - Ah! Monsieur Blaise, elle a deux pruniaux bian malins.
Blaise. - Que faire à ça? ce sont les mians tout brandis.
Madame Damis. - De beaux yeux sont un grand avantage.
Le Chevalier. - Oui, pour qui les porte, j'en conviens; mais qui les voit en paie la façon, et je me serais bien passé que Monsieur Blaise eût donné copie des siens à sa fille.
Blaise. - Pardi tenez, j'avons quasi regret d'avoir comme ça baillé note mine à nos enfants, pisque ça vous tracasse.
Le Chevalier. - Homme d'honneur, ce que vous dites est touchant; mais il est un moyen.
Claudine. - Lequeul?
Le Chevalier. - Le titre de votre gendre me sortirait d'embarras, par exemple; et moyennant le nom de bru, la cousine guérirait. Je vous ai dit le mal, je vous montre le remède.
Blaise. - Madame, êtes-vous d'avis que nous les guarissions?
Le Chevalier. - Belle-mère, ne bronchez pas; je me retiens pour votre fille. Ne rebutez pas les descendants que je vous offre, prenez place dans l'histoire.
Claudine, à part. - Queu plaisir! Oh bian je nous accordons à tout, pourveu que Madame n'aille pas dire que ce mariage n'est pas de niviau avec elle.
Blaise. - Oh, morguenne! tout va de plain-pied ici, il n'y a ni à monter ni à descendre, voyez-vous.
Le Chevalier. - Cousine, répondez; faites voir la modestie de vos sentiments.
Madame Damis. - Puisque vous avez découvert ce que je pensais, je n'en ferai plus de mystère; je souscris à tout ce que vous ferez, on sera content de mes manières. Je suis née simple et sans fierté, et votre fils m'a plu; voilà la vérité.
Le Chevalier. - Repartez, beau-père.
Blaise. - Touchez là, mon gendre; allons, ma bru, ça vaut fait; j'achèterons de la noblesse, alle sera toute neuve, alle en durera pus longtemps, et soutianra la vôtre qui est un peu usée. Pour ce qui est d'en cas d'à présent, allez prendre un doigt de collation. Madame Claudine, menez-les boire cheux nous, et dites à noute laquais qu'il arrive pour me parler; je l'attends ici. Faites itou avartir les violoneux, car je veux de la joie.
Le Chevalier donne la main aux dames, après avoir salué Blaise.
Scène VI
Blaise se promène en se carrant
Blaise. - Parlons un peu seul; car à cette heure que je sis du biau monde, faut avoir de grandes réflexions à cause de mes grandes affaires. Allons, rêvons donc, tout en nous promenant. (Il rêve.) Un père de famille a bian du souci, et c'est une mauvaise graine que des enfants. Drès que ça est grand, ça veut tâter de la noce. Stapendant on a un rang qui brille, des équipages qui clochont toujours, des laquais qui grugeont tout, et sans ce tintamarre-là, on ne saurait vivre. Les petites gens sont bianheureux. Mais il y a une bonne coutume; an emprunte aux marchands et an ne les paie point; ça soutient un ménage. Stapendant il m'est avis que je faisons un métier de fous, nous autres honnêtes gens... Mais velà noute fiscal qui viant; je li devons de l'argent; mais il n'y a rian à faire, je savons mon devoir.
Scène VII
Le Fiscal, Blaise
Le Fiscal. - Bonjour, maître Blaise.
Blaise. - Serviteur, noute fiscal. Mais appelez-moi Monsieur Blaise; ça m'appartiant.
Le Fiscal, riant. - Ah! ah! ah! j'entends; votre fortune a haussé vos qualités. Soit, Monsieur Blaise, je me réjouis de votre aventure; vos enfants viennent de me l'apprendre; je vous en fais compliment, et je vous prie en même temps de me donner les cinquante francs que vous me devez depuis un mois.
Blaise. - Ca est vrai, je reconnais la dette; mais je ne saurais la payer, ça me serait reproché.
Le Fiscal. - Comment! vous ne sauriez me payer? Pourquoi?
Blaise. - Parce que ça n'est pas daigne d'une parsonne de ma compétence; ça me tournerait à confusion.
Le Fiscal. - Qu'appelez-vous confusion? Ne vous ai-je pas donné mon argent?
Blaise. - Eh bian oui, je ne vais pas à l'encontre; vous me l'avez baillé, je l'ons reçu, je vous le dois; je vous ai baillé mon écrit, vous n'avez qu'à le garder; venez de jour à autre me demander votre dû, je ne l'empêche point; je vous remettrons, et pis vous revianrez, et pis je vous remettrons, et par ainsi de remise en remise le temps se passera honnêtement; velà comme ça se fait.
Le Fiscal. - Mais est-ce que vous vous moquez de moi?
Blaise. - Mais, morgué! boutez-vous à ma place. Voulez-vous que je me parde de réputation pour cinquante chétifs francs? ça vaut-il la peine de passer pour un je ne sais qui en payant? Pargué ancore faut-il acouter la raison. Si ça se pouvait sans tourner au préjudice de mon état, je le ferions de bon coeur; j'ons de l'argent, tenez, en velà. Il m'est bian parmis d'en bailler en emprunt, ça se pratique; mais en paiement, ça ne se peut pas.
Le Fiscal, à part. - Oh oh, voici mon affaire. Il vous est permis d'en prêter, dites-vous?
Blaise. - Oh tout à fait parmis.
Le Fiscal. - Effectivement le privilège est noble, et d'ailleurs il vous convient mieux qu'à un autre; car j'ai toujours remarqué que vous êtes naturellement généreux.
Blaise, riant et se rengorgeant. - Eh eh, oui, pas mal, vous tornez bian ça. Faut nous cajoler, nous autres gros monsieurs; j'avons en effet de grands mérites, et des mérites bian commodes; car ça ne nous coûte rian; an nous les baille, et pis je les avons sans les montrer; velà toute la çarimonie.
Le Fiscal. - Je prévois que vous aurez beaucoup de ces vertus-là, Monsieur Blaise.
Blaise, lui donnant un petit coup sur l'épaule. - Ca est vrai, Monsieur le fiscal, ça est vrai. Mais, morgué! vous me plaisez.
Le Fiscal. - Bien de l'honneur à moi.
Blaise. - Je ne dis pas que non.
Le Fiscal. - Je ne vous parlerai plus de ce que vous me devez.
Blaise. - Si fait da, je voulons que vous nous en parliez; faut-il pas que je vous amusions?
Le Fiscal. - Comme vous voudrez; je satisferai là-dessus à la dignité de votre nouvelle condition; et vous me paierez quand il vous plaira.
Blaise. - Chiquet à chiquet, dans quelques dizaines d'années.
Le Fiscal. - Bon bon, dans cent ans; laissons cela. Mais vous avez l'âme belle, et j'ai une grâce à vous demander, laquelle est de vouloir bien me prêter cinquante francs.
Blaise. - Tenez, fiscal, je sis ravi de vous sarvir; prenez.
Le Fiscal. - Je suis honnête homme; voici votre billet que je déchire, me voilà payé.
Blaise. - Vous velà payé, fiscal? jarnigué! ça est bian malhonnête à vous. Morgué! ce n'est pas comme ça qu'on triche l'honneur des gens de ma sorte; c'est un affront.
Le Fiscal, riant. - Ah, ah, ah, l'original homme, avec ses mérites qui ne lui coûteront rien!
Scène VIII
Blaise, Arlequin, et ses enfants
Blaise. - Par la sanguienne! il m'a vilainement attrapé là; mais je li revaudrai.
Arlequin. - Monsieur, que vous plaît-il de moi?
Blaise. - Il me plaît que vous bailliez une petite leçon de bonne manière à nos enfants: dressez-les un petit brin selon leur qualité, à celle fin qu'ils puissent tantôt batifoler à la grandeur, suivant les balivarnes du biau monde; vous ferez bian ça?
Arlequin. - Eh qu'oui! j'ai sifflé plus de vingt linottes en ma vie, et vos enfants auront bien autant de mémoire.
Colin. - Papa, je n'irons donc pas trouver la compagnie?
Arlequin. - Dites: Monsieur, et non papa.
Colin. - Monsieur! est-ce que ce n'est pas mon père?
Blaise. - N'importe, petit garçon, faites ce qu'on vous dit.
Colette. - Et moi, papa... dis-je, Monsieur..., irons-je?...
Blaise. - Ecoutez tous deux ce qu'il vous dira auparavant, et pis venez, quand vous saurez la politesse; car je vous marie tous deux, voyez-vous!
Colin. - Oh oh velà qui est bon; j'aime le mariage, moi; et je serai l'homme de qui?
Blaise. - De Madame Damis.
Colin, en se frottant les mains. - Tatigué! que j'allons rire!
Arlequin. - Ce transport est bon, je l'approuve; mais le geste n'en vaut rien, je le casse.
Colette, à Arlequin. - Et moi, mon bon Monsieur, qui est-ce qui me prend?
Blaise. - Monsieur le Chevalier.
Colette. - Eh bian tant mieux, je serai Chevalière.
Blaise. - Je vais toujours devant. Commencez la leçon et faites vite.
Arlequin. - Allons, étudions.
Scène IX
Arlequin, Colin, Colette
Arlequin. - Laissez-moi me recueillir un moment. (A part.) Qu'est-ce que je leur dirai? je n'en sais rien, car pour du beau monde, je n'en ai vu que dans les rues, en passant; voilà tout le monde que je sais. N'importe, je me souviens d'avoir vu faire l'amour, j'entendis quelques paroles, en voilà assez. (Tout haut.) Ah çà, approchez. Comme ainsi soit qu'il n'est rien de si beau que les similitudes, commençons doctement par là. Prenez, Monsieur Colin, que vous êtes l'amant de Mademoiselle Colette; parlez-lui d'amour, et elle vous répondra; voyons.
Colin saute de joie. - Parlez-donc, Mademoiselle, vous velà donc?
Colette. - Oui, Monsieur, me voilà! De quoi s'agit-il?
Colin. - Il s'agit, Mademoiselle, qu'il y a bian des nouvelles.
Colette. - Et queulles, Monsieur?
Colin. - C'est que la biauté de votre parsonne... car il ne faut pas tant de priambule; et c'est ce qui fait d'abord que je vous veux pour femme. Qu'est-ce qu'ou dites à ça?
Colette. - Je dis qu'il en arrivera ce qu'il pourra; mais que voute discours me hausse la couleur, parce que je n'avons pas la coutume d'entendre prononcer les choses que vous mettez en avant.
Arlequin. - Ah! cela va couci-couci.
Colin. - Ca est vrai, Mademoiselle; mais vous serez pus accoutumée à la seconde fois qu'à la première, et de fois en fois vous vous y accoutumerez tout à fait. (A Arlequin.) Fais-je bien?
Arlequin. - J'aperçois quelque chose de rustique dans les dernières lignes de votre compliment.
Colette. - Mais oui; il m'est avis qu'il a d'abord galopé de l'amour au mariage.
Colin. - C'est que je suis hâtif; mais j'irai le pas. Je ne dirai pas que vous serez ma femme; mais ça n'empêchera pas que je ne sois votre homme.
Colette. - Eh bian! le vlà encore embarbouillé dans les épousailles.
Colin. - Morgué! c'est que cette noce est friande, et mon esprit va toujours trottant enver elle.
Arlequin. - Vous avez le goût d'une épaisseur!...
Colin. - Bon, bon! laissons tout cela; tenez je m'en vas, je n'aime pas à être à l'école; je parlerai à l'aventure; laissez venir Madame Damis; pisqu'alle est veuve, alle me fera mieux ma leçon que vous. Adieu, mijaurée; je vous salue, noute magister.
Scène X
Arlequin, Colette
Arlequin, à part. - Velà une éducation qui m'a coûté bien de la peine; achevons la vôtre, Mademoiselle. Premièrement, je crois qu'il a raison, quand il vous appelle une mijaurée.
Colette. - Eh pardi! il n'y a qu'à dire, je serai pus hardie; car je me retians à cette heure-ci. Tenez, ce n'était que mon frère qui m'en contait, dame! ça n'affriole pas. Mais, Monsieur le Chevalier, c'est une autre histoire; sa mine me plaît; vous varrez, vous varrez comme ça me démène le coeur. Voulez-vous que je lui dise que je l'aime? ça me fera biaucoup de plaisir.
Arlequin. - Prrrr... comme elle y va! tout le sang de la famille court la poste; patience, mon écolière; je vous disais donc quelque chose..., où en étions-nous?
Colette. - A l'endroit où j'étais une mijaurée.
Arlequin. - Tout juste, et je concluais... mais je ne conclus plus rien; j'ajouterai seulement ce qui s'ensuit. Quand les révérences seront faites, vous aurez une certaine modestie, qui sera relevée d'une certaine coquetterie...
Colette. - Je boutrai une pincée de chaque sorte, n'est-ce pas?
Arlequin. - Fort bien. Vous serez... timide.
Colette. - Hélas! pourquoi?
Arlequin. - Timide et galante.
Colette. - Ah! j'entends, je boutrai de ça qui ne dit rian et qui n'en pense pas moins.
Arlequin, à part. - L'aimable enfant! elle entend ce que je lui dis; et moi, je n'y comprends rien. (Tout haut.) Le Chevalier continuera; d'abord il ne sera que poli; petit à petit il deviendra tendre.
Colette. - Et moi qui le varrai venir, je m'avancerai à l'avenant.
Arlequin. - Elle veut toujours avancer.
Colette. - Je lui baillerai bonne espérance, et je pardrai mon coeur à proportion que j'aurai le sian.
Arlequin. - Ma foi, vous y êtes.
Colette. - Oh! laissez-moi faire; je saurai bien petit à petit manquer de courage, et pis en manquer encore davantage, et pis enfin n'en avoir pus.
Arlequin. - Il n'y a plus d'enfants! Mademoiselle, vous dira-t-il en vous abordant, vous voyez le plus humble des vôtres.
Colette. - Et moi, je vous remarcie de votre humilité, ce li ferai-je.
Arlequin. - Que vous êtes aimable! qu'on a de plaisir à vous contempler! ajoutera-t-il, en penchant la tête. Qu'il serait heureux de vous plaire, et qu'un coeur qui vous adore goûterait d'admirables félicités! Ah! ma chère Demoiselle, quel tas de charmes! que d'appas! que d'agréments! votre personne en fourmille, ils ne savent où se mettre... Souriez mignardement là-dessus. (Colette sourit.) Ah, ma déesse! puis-je espérer que vous aurez pour agréable la tendresse de votre amant?... Regardez-moi honteusement, du coin de l'oeil, à présent.
Colette, l'imitant. - Comme ça?
Arlequin. - Bon! Ah! qu'est-ce que c'est que cela? vous me lorgnez d'une manière qui me transporte. Est-ce que vous m'aimeriez? Répondez. Je ne veux qu'un pauvre peit mot. Soupirez à présent.
Colette. - Bian fort?
Arlequin. - Non, d'un soupir étouffé.
Colette. - Ah!
Arlequin. - Oh! après ce soupir-là il deviendra fou, il ne dira plus que des extravagances; quand vous verrez cela, vous vous rendrez, vous lui direz: je vous aime.
Colette. - Tenez, tenez, le velà qui viant; je parie qu'il va me faire repasser ma leçon. Dame! je sais où il faut me rendre, à cette heure.
Arlequin. - Adieu donc; je vous mets la bride sur le cou. (A part.) Ouf! je crois que mon coeur a cru que je parlais sérieusement.
Scène XI
Le Chevalier, Colette, Arlequin
Le Chevalier, à Arlequin. - Mon ami, tu fais ici la pluie et le beau temps; fais durer le dernier, je t'en prie; je suis né reconnaissant.
Arlequin. - Mettez-vous en chemin; je vous promets le plus beau temps du monde. (Il se retire.)
Scène XII
Le Chevalier, Colette
Le Chevalier. - J'ai quitté la compagnie, je n'ai pu, Mademoiselle, résister à l'envie de vous voir. J'ai perdu mon coeur, une charmante personne me l'a pris, cela m'inquiète, et je viens lui demander ce qu'elle en veut faire. N'êtes-vous pas la recéleuse? Donnez-m'en des nouvelles, je vous prie.
Colette, à part. - Oh pisqu'il a perdu son coeur, nous ne bataillerons pas longtemps. (Haut.) Monsieur, pour ce qui est de votre coeur, je ne l'avons pas vu; si vous me disiez la parsonne qui l'a prins, on varrait ça.
Le Chevalier. - Vous ne la connaissez donc pas?
Colette, faisant la révérence. - Non, Monsieur; je n'avons pas cet honneur-là.
Le Chevalier. - Vous ne la connaissez pas? Eh! cadédis, je vous prends sur le fait; vous portez les yeux de celle qui m'a fait le vol.
Colette, à part. - Je le vois venir le malicieux. (Haut.) Monsieur, c'est pourtant mes yeux que je porte, je n'empruntons ceux-là de parsonne.
Le Chevalier. - Parlez, ne vous voyez-vous jamais dans le cristal de vos fontaines?
Colette. - Oh! si fait, queuquefois en passant.
Le Chevalier. - Patience, eh qu'y voyez-vous?
Colette. - Eh mais, je m'y vois.
Le Chevalier. - Eh donc, voilà ma friponne.
Colette, à part. - Hélas! il sera bientôt mon fripon itou.
Le Chevalier. - Que répondez-vous à ce que je dis?
Colette. - Dame! ce qui est fait est fait. Votre coeur est venu à moi, je ne li dirai pas de s'en aller; et on ne rend pas cela de la main à la main.
Le Chevalier. - Me le rendre! quand vous avez tiré dessus, quand vous l'avez incendié, qu'il se portait bien, et que vous l'avez fait malade! Non, ma toute belle, je ne veux point d'un incurable.
Colette. - Queu pitié que tout ça! comment ferai-je donc?
Le Chevalier. - Ne vous effrayez point; sans crier au meurtre, je trouve un expédient; vous m'avez maltraité le coeur, faites les frais de sa guérison; j'attendrai, je suis accommodant, le vôtre me servira de nantissement, je m'en contente.
Colette. - Oui-da! vous êtes bian fin! si vous l'aviez une fois, vous le garderiez peut-être.
Le Chevalier. - Je vous le garderais! vous sentez donc cela, mignonne? une légion de coeurs, si je vous les donnais, ne paierait pas cette expression affectueuse; mais achevez; vous êtes naive, développez-vous sans façon, dites le vrai; vous m'aimez?
Colette. - Oh! ça se peut bian; mais il n'est pas encore temps de le dire.
Le Chevalier. - Je me mettrais à genoux devant ces paroles, je les savoure, elles fondent comme le miel; mais donc quand sera-t-il temps de tout dire?
Colette. - Allez, allez toujours; je vous garde ça, quand je vous verrai dans le transport.
Le Chevalier. - Faites donc vite, car il me prend.
Colette. - Oh! je ne le veux pas lors, retournons où nous étions. Vous me demandez mon coeur; mais il est tout neuf; et le vôtre a peut-être sarvi.
Le Chevalier. - Le mien, pouponne, savez-vous ce qu'on en dit dans le monde, le nom qu'on lui donne? on l'appelle l'indomptable.
Colette. - Il a donc pardu son nom maintenant?
Le Chevalier. - Il ne lui en reste pas une syllabe, vos beaux yeux l'ont dépouillé de tout; je le renonce, et je plaide à présent pour en avoir un autre.
Colette. - Et moi, qui ne sais pas plaider, vous varrez que je pardrai cette cause-là.
Le Chevalier la regarde. - Gageons, ma poule, que l'affaire est faite.
Colette, à part. - Je crois que voici l'endroit de le regarder tendrement. (Elle le regarde.)
Le Chevalier. - Je vous entends, mon âme, ce regard-là décide; je triomphe, je suis vainqueur; mais faites doucement, la victoire m'étourdit, je m'égare, la tête me tourne; ménagez-moi, je vous prie.
Colette, à part. - Velà qui est fait, il est fou, ça doit me gagner, faut que je parle.
Le Chevalier. - Le papa vous donne à moi; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais.
Colette. - Oh! pour ça, oui, vous me plaisez; n'y a que faire de patarafe à ça.
Le Chevalier. - Vous me ravissez sans me surprendre; mais voici Madame Damis et le beau-frère; nos affaires sont faites; ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous. Colette sort.
Scène XIII
Madame Damis, Colin, Le Chevalier
Le Chevalier. - Jusqu'au revoir. Monsieur Colin, vous aime-t-on?
Colin. - Je sommes ici pour voir ça.
Le Chevalier. - Achevez donc.
Scène XIV
Madame Damis, Colin
Colin, à part. - Tâchons de bian dire. (Haut.) Madame, il est vrai que l'honneur de voir voute biauté est une chose si admirable, que par rapport à noute mariage, dont ce que j'en dis n'est pas que j'en parle car mon amitié dont je ne dis mot; mais..., morgué tenez, je m'embarbouille dans mon compliment, parlons à la franquette; il n'y a que les mots qui faisont les paroles. J'allons être mariés ensemble, ça me réjouit; ça vous rend-il gaillarde?
Madame Damis, riant. - Il parle un assez mauvais langage, mais il est amusant.
Colin. - Il est vrai que je ne savons pas l'ostographe; mais morgué! je sommes tout à fait drôle; quand je ris, c'est de bon coeur; quand je chante, c'est pis qu'un marle, et de chansons j'en savons plein un boissiau; c'est toujours moi qui mène le branle, et pis je saute comme un cabri; et boute et t'en auras, toujours le pied en l'air; n'y a que moi qui tiant, hors Mathuraine, da, qui est aussi une sauteuse, haute comme une parche. La connaissez-vous? c'est une bonne criature, et moi aussi; tenez, je prends le temps comme il viant, et l'argent pour ce qu'il vaut. Parlons de vous. Je sis riche, ous êtes belle, je vous aime bian, tout ça rime ensemble; comment me trouvez-vous?
Madame Damis. - Il ne vous manque qu'un peu d'éducation, Colin.
Colin. - Morgué! l'appétit ne me manque pas, toujours; c'est le principal; et pis cette éducation, à quoi ça sart-il? Est-ce qu'on en aime mieux? Je gage que non. Marions-nous; vous en varrez la preuve. Velà parler, ça.
Madame Damis. - Je crois que vous m'aimerez; mais écoutez, Colin; il faudra vous conformer un peu à ce que je vous dirai; j'ai de l'éducation, moi, et je vous mettrai au fait de bien des choses.
Colin. - Bian entendu; mais avec la parmission de votre éducation, dites-moi, suis-je pas aimable?
Madame Damis. - Assez.
Colin. - Assez! c'est comme qui dirait beaucoup; mais c'est que la confusion vous rend le coeur chiche; baillez-moi votre main que je la baise; ça vous mettra pus en train. (Il lui baise la main.)
Madame Damis. - Doucement, Colin, vous passez les bornes de la bienséance.
Colin. - Dame! je vas mon train, moi, sans prendre garde aux bornes; mais morgué! dites-moi de la douceur.
Madame Damis. - Ca ne se doit pas.
Colin. - Eh bian! ça se prête; et je sis bon pour vous rendre.
Madame Damis. - En vérité, l'Amour est un grand maître! il a déjà rendu ses simplicités agréables.
Colin. - Bon! velà une belle bagatelle voirement vous en varrez bian d'autres.
Scène XV
Madame Damis, Colin, Claudine, Blaise, Arlequin, Le Chevalier, Colette, Griffet
On entend les violons.
Le Chevalier, après avoir donné la main à Claudine. - Eh bien mes amis, êtes-vous tous d'accord?
Colin. - Alle me trouve gaillard, et alle dit qu'alle est bian contente; mais velà des violoneux.
Blaise. - Oui, c'est une petite politesse que je faisons à ma bru, comme un reste de collation.
Le Chevalier. - Et le contrat? Sandis! c'est le repos de l'amour honnête; où se tient le notaire?
Blaise. - Il va venir; divartissons-nous en l'attendant; (allons, violons, courage). (La fête se fait, et dans le milieu de la fête, on apporte une lettre à Blaise qui dit: ) Eh velà le clerc de noute procureux! Qu'est-ce, Monsieur Griffet? qu'y a-t-il de nouviau?
Griffet. - Lisez, Monsieur.
Blaise. - Tenez, mon gendre, dites-moi l'écriture.
Le Chevalier. - J'ai cru devoir vous avertir que Monsieur Rapin fit hier banqueroute, et que l'état dans lequel il laisse ses affaires fait juger qu'il passe en pays étranger; il doit à plusieurs personnes, et ne laisse pas un sol; j'ai pris toutes les mesures convenables en pareil cas, j'y suis intéressé moi-même; mais je ne vois nulle espérance. Mandez-moi cependant ce que vous voulez que je fasse; j'attends votre réponse, et suis...
Le Chevalier, pliant la lettre, dit à Blaise. - Blaise, mon ami, il ne me reste plus qu'à vous répéter ce que le procureur a mis au bas de sa missive (en lui rendant la lettre): et suis... Car les articles de notre contrat sont passés en pays étranger; actuellement ils courent la poste. Adieu, Colette, je vous quitte avec douleur.
Colette. - Velà donc cet homme qui me voulait bailler tout un régiment de coeurs!
Le Chevalier. - Le régiment, le banqueroutier le réforme, il emporte la caisse.
Arlequin. - Ma foi! ce n'est pas grand dommage; mauvaise milice que tout cela, qui ne vaut pas le pain d'amunition.
Le Chevalier. - Je t'entends, faquin.
Madame Damis. - Allons, Monsieur le Chevalier, donnez-moi la main; retirons-nous, car il se fait tard.
Arlequin. - Bonsoir, la cousine; adieu, le cousin; mes compliments à vos aïeux, à cause du bon sens qu'ils vous ont laissé.
Colin. - Pardi! c'est une accordée de pardue; tu me quittes, je te quitte, et vive la joie! Dansons, papa.
Arlequin. - Sieur Blaise, vous m'avez pris sur le pied de cent écus par an; il y a un jour que je suis ici; calculons, payez et je pars.
Blaise. - Femme, à quoi penses-tu?
Claudine. - Je pense que velà bian des équipages de chus, et des casaques de reste.
Blaise. - Et moi, je pense qu'il y a encore du vin dans le pot et que j'allons le boire. Allons, enfants, marchez. (A Arlequin.) Venez boire itou, vous; bon voyage après, et pis, adieu le biau monde.
L'Île de la raison ou les petits hommes
Comédie en trois actes et en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens français le jeudi II septembre 1727
Préface
J'ai eu tort de donner cette comédie-ci au théâtre. Elle n'était pas bonne à être représentée, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d'intrigue, peu d'action, peu d'intérêt; ce sujet, tel que je l'avais conçu, n'était point susceptible de tout cela: il était d'ailleurs trop singulier; et c'est sa singularité qui m'a trompé: elle amusait mon imagination. J'allais vite en faisant la pièce, parce que je la faisais aisément.
Quand elle a été faite, ceux à qui je l'ai lue, ceux qui l'ont lue eux-mêmes, tous gens d'esprit, ne finissaient point de la louer. Le beau, l'agréable, tout s'y trouvait, disaient-ils; jamais, peut-être, lecture de pièce n'a tant fait rire. Je ne me fiais pourtant point à cela: l'ouvrage m'avait trop peu coûté pour l'estimer tant; j'en connaissais tous les défauts que je viens de dire; et dans le détail, je voyais bien des choses qui auraient pu être mieux; mais telles qu'elles étaient, je les trouvais bien. Et, quand la représentation aurait rabattu la moitié du plaisir qu'elles faisaient dans la lecture, ç'aurait toujours été un grand succès.
Mais tout cela a changé sur le théâtre. Ces Petits Hommes, qui devenaient fictivement grands, n'ont point pris. Les yeux ne se sont point plu à cela, et dès lors on a senti que cela se répétait toujours. Le dégoût est venu, et voilà la pièce perdue.
Si on n'avait fait que la lire, peut-être en aurait-on pensé autrement: et par un simple motif de curiosité, je voudrais trouver quelqu'un qui n'en eût point entendu parler, et qui m'en dît son sentiment après l'avoir lue: elle serait pourtant autrement qu'elle n'est, si je n'avais point songé à la faire jouer.
Je l'ai fait imprimer le lendemain de la représentation, parce que mes amis, plus fâchés que moi de sa chute, me l'ont conseillé d'une manière si pressante, que je crois qu'un refus les aurait choqués: ç'aurait été mépriser leur avis que de le rejeter.
Au reste, je n'en ai rien retranché, pas même les endroits que l'on a blâmés dans le rôle du paysan, parce que je ne les savais pas; et à présent que je les sais, j'avouerai franchement que je ne sens point ce qu'ils ont de mauvais en eux-mêmes. Je comprends seulement que le dégoût qu'on a eu pour le reste les a gâtés, sans compter qu'ils étaient dans la bouche d'un acteur dont le jeu, naturellement fin et délié, ne s'ajustait peut-être point à ce qu'ils ont de rustique.
Quelques personnes ont cru que, dans mon Prologue, j'attaquais la comédie du Français à Londres. Je me contente de dire que je n'y ai point pensé, et que cela n'est point de mon caractère. La manière dont j'ai jusqu'ici traité les matières du bel esprit est bien éloignée de ces petites bassesses-là; ainsi ce n'est pas un reproche dont je me disculpe, c'est une injure dont je me plains.
Acteurs du prologue
Le Marquis.
Le Chevalier.
La Comtesse.
Le Conseiller.
L'Acteur.
La scène est dans les foyers de la Comédie-Française.
Prologue
Scène première
Le Marquis, Le Chevalier
Le Marquis, tenant le Chevalier par la main. - Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence.
Le Chevalier. - De tout mon coeur, Marquis.
Le Marquis. - La pièce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver?
Le Chevalier. - Je l'ignore. Sur quoi le présumes-tu?
Le Marquis. - Parbleu, cela s'appelle les Petits Hommes; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais.
Le Chevalier. - Mais, il ne faut avoir vu qu'un nain pour avoir l'idée des petits hommes, sans le secours de son livre.
Le Marquis, avec précipitation. - Quoi! sérieusement, tu crois qu'il n'y est pas question de Gulliver?
Le Chevalier. - Eh! que nous importe?
Le Marquis. - Ce qu'il m'importe? C'est que, s'il ne s'en agissait pas, je m'en irais tout à l'heure.
Le Chevalier, riant. - Ecoute. Il est très douteux qu'il s'en agisse; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m'exposer à ce doute-là: je ne m'y fierais pas, car cela est très désagréable, et je partirais sur-le-champ.
Le Marquis. - Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l'auteur, sur cette idée-là, m'a accoutumé à des choses pensées, instructives; et si on ne l'a pas suivi, nous n'aurons rien de tout cela.
Le Chevalier, raillant. - Peut-être bien, d'autant plus qu'en général (et toute comédie à part), nous autres Français, nous ne pensons pas; nous n'avons pas ce talent-là.
Le Marquis. - Eh! mais nous pensons, si tu le veux.
Le Chevalier. - Tu ne le veux donc pas trop, toi?
Le Marquis. - Ma foi, crois-moi, ce n'est pas là notre fort: pour de l'esprit, nous en avons à ne savoir qu'en faire; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela (montrant son front), n'en parlons pas, mon cher Chevalier; glissons là-dessus: on ne nous en donne guère; et entre nous, on n'a pas tout le tort.
Le Chevalier, riant. - Eh, eh, eh! je t'admire, mon cher Marquis, avec l'air mortifié dont tu parais finir ta période: mais tu ne m'effrayes point; tu n'es qu'un hypocrite; et je sais bien que ce n'est que par vanité que tu soupires sur nous.
Le Marquis. - Ah! par vanité: celui-là est impayable.
Le Chevalier. - Oui, vanité pure. Comment donc!
Malpeste! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. N'est-ce pas là la réflexion que tu veux qu'on fasse? Je le gage sur ta conscience.
Le Marquis, riant. Ah, ah, ah! parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j'ai envie de dire qu'elle est vraie?
Le Chevalier. - Très vraie; et par-dessus le marché, c'est qu'il n'y a rien de si raisonnable que l'aveu que tu en fais. Je t'accuse d'être vain, tu en conviens; tu badines de ta propre vanité: il n'y a peut-être que le Français au monde capable de cela.
Le Marquis. - Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison; un étranger se fâcherait: et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes.
Le Chevalier. - Ainsi, si nous n'avons rien de sensé dans cette pièce-ci, ce ne sera pas à l'esprit de la nation qu'il faudra s'en prendre.
Le Marquis. - Ce sera au seul Français qui l'aura fait.
Le Chevalier. - Ah! nous voilà d'accord; et pour achever de te prouver notre raison, va-t'en, par exemple; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne: elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenêtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle où on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d'une autre nation qu'on lui compare. L'étranger qu'on y loue n'y rit pas de si bon coeur que lui, et cela est charmant.
Le Marquis. - Effectivement cela nous fait honneur, c'est que notre orgueil entend raillerie.
Le Chevalier. - Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants? leur science les charge; ils ne s'y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages? c'est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu'on appelle étourdis et badins? leur badinage n'est pas de commerce; il y a quelque chose de rude, de violent, d'étranger à la véritable joie; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir: chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre: on dirait qu'il n'y a pas encore assez longtemps qu'ils sont ensemble; les autres hommes ne sont pas encore leurs frères, ils les regardent comme d'autres créatures. Voient-ils d'autres moeurs que les leurs? cela les fâche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous; nous sommes les originaires de tous pays: chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n'y a rien ici d'important, rien de grave que ce qui mérite de l'être. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l'humanité. L'étranger nous dit-il nos défauts? nous en convenons, nous l'aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu'il ne sait pas; nous nous critiquons même par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents? son pays en a plus que le nôtre; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu'il nous doit? nous l'en accablons, en l'excusant. Nous ne sommes plus chez nos quand il y est; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l'étranger; enfin notre amour-propre n'en veut qu'à notre nation; celui de tous les étrangers n'en veut qu'à nous, et le nôtre ne favorise qu'eux.
Le Marquis. - Viens, bon citoyen, viens que je t'embrasse. Morbleu! le titre excepté, je serais fâché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l'idée de Gulliver; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments.
Scène II
Le Marquis, Le Chevalier, La Comtesse, Le Conseiller
La Comtesse. - Ah! vous voilà, Marquis! Bonjour, Chevalier; êtes-vous venu avec des dames?
Le Marquis. - Non, Madame, et nous n'avons fait que nous rencontrer tous deux.
La Comtesse. - J'ai préféré la comédie à la promenade où l'on voulait m'emmener: et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés: comment appelle-t-on celle qu'on va jouer?
Le Chevalier. - Les Petits Hommes, Madame.
La Comtesse. - Les Petits Hommes! Ah, le vilain titre! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes? Que peut-on faire de cela?
Le Marquis. - Toutes les dames disent que cela ne promet rien.
La Comtesse. - Assurément, le titre est rebutant; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller?
Le Conseiller. - Les Petits Hommes, Madame! Eh! oui-da! Pourquoi non? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-être comme dans Gulliver; ils y sont si jolis! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui; cela me réjouirait fort.
Le Marquis, riant. - Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là. Mais voilà un acteur qui passe; demandons-lui de quoi il s'agit.
Scène III
Tous les acteurs
La Comtesse, à l'acteur. - Monsieur! Monsieur! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes? Où les avez-vous pris?
L'Acteur. - Dans la fiction, Madame.
Le Conseiller. - Je me suis bien douté qu'ils n'étaient pas réellement petits.
L'Acteur. - Cela ne se pouvait pas, Monsieur, à moins que d'aller dans l'île où on les trouve.
Le Chevalier. - Ah, ce n'est pas la peine: les nôtres sont fort bons pour figurer en petit: la taille n'y fera rien pour moi.
Le Marquis. - Parbleu! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d'ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théâtre qu'un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d'une ceinture?
L'Acteur. - Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu'il y a des hommes plus petits que d'autres.
La Comtesse. - Mais comment fonder cela?
Le Marquis. - Vous deviez changer votre titre à cause des dames.
L'Acteur. - Nous ne voulions point vous tromper; nous vous disons ce que c'est, et vous êtes venus sur l'affiche qui vous promet des petits hommes; d'ailleurs, nous avons mis aussi l'Ile de la Raison.
La Comtesse. - L'Ile de la Raison! Hum! ce n'est pas là le séjour de la joie.
L'Acteur. - Madame, vous allez voir de quoi il s'agit. Si cette comédie peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l'ôter que de vous en faire le détail: nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prêter. On va commencer dans un moment.
Le Marquis. - Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu'il vous plaira.
Acteurs de la comédie
Le Gouverneur.
Parmenès, fils du Gouverneur.
Floris, fille du Gouverneur.
Blectrue, conseiller du Gouverneur.
Un Insulaire.
Une Insulaire.
Mégiste, domestique insulaire.
Suite du Gouverneur.
Le Courtisan.
La Comtesse, soeur du Courtisan.
Fontignac, Gascon, secrétaire du Courtisan.
Spinette, suivante de la Comtesse.
Le Poète.
Le Philosophe.
Le Médecin.
Le paysan Blaise.
La scène est dans l'île de la Raison.
Acte premier
Scène première
Un Insulaire, les huit Européens
L'Insulaire. - Tenez, petites créatures, mettez-vous là en attendant que le gouverneur vienne vous voir: vous n'êtes plus à moi; je vous ai donné à lui, adieu; je vous reverrai encore, avant de m'en retourner chez moi.
Scène II
Les huit Européens, consternés.
Blaise. - Morgué, que nous velà jolis garçons!
Le Poète. - Que signifie tout cela? quel sort que le nôtre!
La Comtesse. - Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé? car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la même maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes?
Tous, soupirant. - Ah!
La Comtesse. - J'entends cette réponse-là.
Blaise. - Quant à ce qui est de moi, noute geoulier, sa femme et ses enfants, ils me regardiont tous ni plus ni moins comme un animal. Ils m'appeliont noute ami quatre pattes; ils preniont mes mains pour des pattes de devant, et mes pieds pour celles de darrière.
Fontignac, gascon. - Ils ont essayé dé mé nourrir dé graine.
La Comtesse. - Ils ne me prenaient point non plus pour une fille.
Blaise. - Ah! c'est la faute de la rareté.
Fontignac. - Oui-da, lé douté là-dessus est pardonnavle.
Le Courtisan. - Pour moi, j'ai été entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre à parler comme on le fait aux perroquets.
Fontignac. - Ils ont commencé aussi par mé siffler, moi.
Blaise. - Vous a-t-on à tretous appris la langue du pays?
Tous. - Oui.
Blaise. - Bon: tout le monde a donc épelé ici? Mais morgué! n'avons-je plus rian à nous dire? Là, tâtez-vous, camarades; tâtez-vous itou, Mademoiselle.
La Comtesse. - Quoi?
Blaise. - N'y a-t-il rian à redire après vous? N'y a-t-il rian de changé à voute affaire?
Le Philosophe. - Pourquoi nous dites-vous cela?
Blaise. - Avant que j'abordissions ici, comment étais-je fait? N'étais-je pas gros comme un tonniau, et droit comme une parche?
Spinette. - Vous avez raison.
Blaise. - Eh bian! n'y a plus ni tonniau ni parche; tout ça a pris congé de ma parsonne.
Le Médecin. - C'est-à-dire?
Blaise. - C'est-à-dire que moi qu'on appelait le grand Blaise, moi qui vous parle, il n'y a pus de nouvelles de moi: je ne savons pas ce que je sis devenu; je ne trouve pus dans mon pourpoint qu'un petit reste de moi, qu'un petit criquet qui ne tiant pas plus de place qu'un éparlan.
Tous. - Eh!
Blaise. - Je me sens d'un rapetissement, d'une corpusculence si chiche, je sis si diminué, si chu, que je prenrais de bon coeur une lantarne pour me charcher. Je vois bian que vous êtes aplatis itou; mais me voyez-vous comme je vous vois, vous autres?
Fontignac. - Tu l'as dit, paubre éperlan. Et dé moi, que t'en semble?
Blaise. - Vous? ou êtes de la taille d'un goujon.
Fontignac. - Mé boilà.
Le Courtisan. - Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraît que je le suis devenu?
Fontignac. - Monsieur, bous êtes mon maîtré, hommé de cour et grand seigneur; bous mé démandez cé qué bous êtes; mais jé né bous bois pas; mettez-bous dans un microscope.
Le Philosophe. - Je ne saurais croire que notre petitesse soit réelle: il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une révolution dans nos organes, et qu'il soit arrivé quelque accident à notre rétine, en vertu duquel nous nous croyons petits.
Le Courtisan. - La mort vaudrait mieux que l'état où nous sommes.
Blaise. - Ah! ma foi, ma parsonne est bian diminuée; mais j'aime encore mieux le petit morciau qui m'en reste, que de n'en avoir rian du tout: mais tenez, velà apparemment le gouverneux d'ici qui nous lorgne avec une leunette.
Scène III
Le Gouverneur, son fils, sa fille, Blectrue, l'Insulaire, Mégiste, suite du Gouverneur, les huit Européens
L'Insulaire. - Les voilà, Seigneur.
Le Gouverneur, de loin, avec une lunette d'approche. - Vous me montrez là quelque chose de bien extraordinaire: il n'y a assurément rien de pareil dans le monde. Quelle petitesse! et cependant ces petits animaux ont parfaitement la figure d'homme, et même à peu près nos gestes et notre façon de regarder. En vérité, puisque vous me les donnez, je les accepte avec plaisir. Approchons.
Parmenès, se saisissant de la Comtesse. - Mon père, je me charge de cette petite femelle-ci, car je la crois telle.
Floris, prenant le courtisan. - En voilà un que je serais bien aise d'avoir aussi: je crois que c'est un petit mâle.
Le Courtisan. - Madame, n'abusez point de l'état où je suis.
Floris. - Ah! mon père, je crois qu'il me répond; mais il n'a qu'un petit filet de voix.
L'Insulaire. - Vraiment, ils parlent; ils ont des pensées, et je leur ai fait apprendre notre langue.
Floris. - Que cela va me divertir! Ah! mon petit mignon, que vous êtes aimable!
Parmenès. - Et ma petite femelle, me dira-t-elle quelque chose?
La Comtesse. - Vous me paraissez généreux, Seigneur; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle.
Parmenès. - Ma soeur, ma femelle vaut bien votre mâle.
Floris. - Oh! j'aime mieux mon mâle que tout le reste; mais ne mordent-ils pas, au moins?
Blaise, riant. - Ah, ah, ah, ah!...
Floris. En voilà un qui rit de ce que je dis.
Blaise. - Morgué! je ne ris pourtant que du bout des dents.
Le Gouverneur. - Et les autres?
Le Philosophe. - Les autres sont indignés du peu d'égard qu'on a ici pour des créatures raisonnables.
Fontignac, avec feu. - Sire, réprésentez-bous lé mieux fait dé botré royaume. Boilà ce que jé suis, sans mé soucier qui mé gâte la taille.
Blaise. - Vartigué! Monsieu le Gouverneux, ou bian Monsieu le Roi, je ne savons lequel c'est; et vous, Mademoiselle sa fille, et Monsieur son garçon, il n'y a qu'un mot qui sarve. Venez me voir avaler ma pitance, vous varrez s'il y a d'homme qui débride mieux; je ne sis pas pus haut que chopaine, mais morgué! dans cette chopaine vous y varrez tenir pinte.
Le Gouverneur. - Il me semble qu'ils se fâchent: allons, qu'on les remette en cage, et qu'on leur donne à manger; cela les adoucira peut-être.
Le Courtisan, à Floris, en lui baisant la main. - Aimable dame, ne m'abandonnez pas dans mon malheur.
Floris. - Eh! voyez donc, mon père, comme il me baise la main! Non, mon petit rat; vous serez à moi, et j'aurai soin de vous. En vérité, il me fait pitié!
Le Philosophe, soupirant. - Ah!
Blaise. - Jarnicoton, queu train!
Scène IV
Les Insulaires
Le Gouverneur. - Voilà, par exemple, de ces choses qui passent toute vraisemblance! Nos histoires n'ont-elles jamais parlé de ces animaux-là?
Blectrue. - Seigneur, je me rappelle un fait; c'est que j'ai lü dans les registres de l'Etat, qu'il y a près de deux cents ans qu'on en prit de semblables à ceux-là; ils sont dépeints de même. On crut que c'étaient des animaux, et cependant c'étaient des hommes: car il est dit qu'ils devinrent aussi grands que nous, et qu'on voyait croître leur taille à vue d'oeil, à mesure qu'ils goûtaient notre raison et nos idées.
Le Gouverneur. - Que me dites-vous là? qu'ils goûtaient notre raison et nos idées? Etait-ce à cause qu'ils étaient petits de raison que les dieux voulaient qu'ils parussent petits de corps?
Blectrue. - Peut-être bien.
Le Gouverneur. - Leur petitesse n'était donc que l'effet d'un charme, ou bien qu'une punition des égarements et de la dégradation de leur âme?
Blectrue. - Je le croirais volontiers.
Parmenès. - D'autant plus qu'ils parlent, qu'ils répondent et qu'ils marchent comme nous.
Le Gouverneur. - A l'égard de marcher, nous avons des singes qui en font autant. Il est vrai qu'ils parlent et qu'ils répondent à ce qu'on leur dit: mais nous ne savons pas jusqu'où l'instinct des animaux peut aller.
Floris. - S'ils devenaient grands, ce que je ne crois pas, mon petit mâle serait charmant. Ce sont les plus jolis petits traits du monde; rien de si fin que sa petite taille.
Parmenès. - Vous n'avez pas remarqué les grâces de ma femelle.
Le Gouverneur. - Quoi qu'il en soit, n'ayons rien à nous reprocher. Si leur petitesse n'est qu'un charme, essayons de le dissiper, en les rendant raisonnables: c'est toujours faire une bonne action que de tenter d'en faire une. Blectrue, c'est à vous à qui je les confie. Je vous charge du soin de les éclairer; n'y perdez point de temps; interrogez-les; voyez ce qu'ils sont et ce qu'ils faisaient; tâchez de rétablir leur âme dans sa dignité, de retrouver quelques traces de sa grandeur. Si cela ne réussit pas, nous aurons du moins fait notre devoir; et si ce ne sont que des animaux, qu'on les garde à cause de leur figure semblable à la nôtre. En les voyant faits comme nous, nous en sentirons encore mieux le prix de la raison, puisqu'elle seule fait la différence de la bête à l'homme.
Floris. - Et nous reprendrons nos petites marionnettes, s'il n'y a point d'espérances qu'elles changent.
Blectrue. - Seigneur, dès ce moment je vais travailler à l'emploi que vous me donnez.
Scène V
Blectrue, Mégiste
Blectrue. - Mégiste, je vous prie de dire qu'on me les amène ici.
Scène VI
Blectrue, seul.
Blectrue. - Hélas! je n'ai pas grande espérance, ils se querellent, ils se fâchent même les uns contre les autres. On dit qu'il y en a deux tantôt qui ont voulu se battre; et cela ne ressemble point à l'homme.
Scène VII
Blectrue, Mégiste, suite, les huit Européens
Blectrue. - Jolies petites marmottes, écoutez-moi; nous soupçonnons que vous êtes des hommes.
Blaise. - Voyez! la belle nouvelle qu'il nous apprend là!
Fontignac. - Allez, Monsieur, passez à la certitude; jé bous la garantis.
Blectrue. - Soit.
Le Philosophe. - En doutant que nous soyons des hommes, vous nous faites douter si vous en êtes.
Blectrue. - Point de colère, vous y êtes sujet: ce sont des mouvements de quadrupèdes que je n'aime point à vous voir.
Le Philosophe. - Nous, quadrupèdes!
La Comtesse. - Quelle humiliation!
Fontignac. - Sandis! fortune espiègle, tu mé houspilles rudément.
Blaise. - Par la sangué! vous qui parlez, savez-vous bian que si vous êtes noute prouchain, que c'est tout le bout du monde?
Spinette. - Maudit pays!
Blectrue. - Doucement, petits singes; apaisez-vous, je ne demande qu'à sortir d'erreur; et le parti que je vais prendre pour cela, c'est de vous entretenir chacun en particulier, et je vais vous laisser un moment ensemble pour vous y déterminer: calmez-vous, nous ne vous voulons que du bien; si vous êtes des hommes, tâchez de devenir raisonnables: on dit que c'est pour vous le moyen de devenir grands.
Scène VIII
Les huit Européens
Fontignac. - Qué beut donc dire cé vouffon, avec son débénez raisonnavle? Peut-on débénir cé qué l'on est? S'il né fallait qué dé la raison pour être grand dé taillé, jé passérais le chêné en hautur.
Blaise. - Bon, bon! vous prenez bian voute temps pour des gasconnades! pensons à noute affaire.
Le Poète. - Pour moi, je crois que c'est un pays de magie, où notre naufrage nous a fait aborder.
Le Philosophe. - Un pays de magie! idée poétique que cela, Monsieur le Poète, car vous m'avez dit que vous l'étiez.
Le Poète. - Ma foi, Monsieur de la philosophie, car vous m'avez dit que vous l'aimiez, une idée de poète vaut bien une vision de philosophe.
Blaise. - Morgué! si je ne m'y mets, velà de la fourmi qui se va battre: paix donc là, grenaille.
Fontignac. - Eh! Messieurs, un peu dé concordé dans l'état présent dé nos affaires.
Blaise. - Jarnigué, acoutez-moi; il me viant en pensement queuque chose de bon sur les paroles de ceti-là qui nous a boutés ici. Les gens de ce pays l'appelont l'île de la Raison, n'est-ce pas? Il faut donc que les habitants s'appelaint les Raisonnables; car en France il n'y a que des Français, en Allemagne des Allemands, et à Passy des gens de Passy, et pas un Raisonnable parmi ça: ce n'est que des Français, des Allemands, et des gens de Passy. Les Raisonnables, ils sont dans l'île de la Raison; cela va tout seul.
Le Philosophe. - Eh finis, mon ami, finis, tu nous ennuies.
Blaise. - Eh bian! ou avez le temps de vous ennuyer; patience. Je dis donc que j'ai entendu dire par le seigneur de noute village, qui était un songe-creux, que ceux-là qui n'étiont pas raisonnables, deveniont bian petits en la présence de ceux-là qui étiont raisonnables. Je ne voyions goutte à son idée en ce temps-là: mais morgué! en véci la véréfication dans ce pays. Je ne sommes que des Français, des Gascons, ou autre chose; je nous trouvons avec des Raisonnables, et velà ce qui nous rapetisse la taille.
Le Poète. - Comme si les Français n'étaient pas raisonnables.
Blaise. - Eh morgué, non: ils ne sont que des Français; ils ne pourront pas être nés natifs de deux pays.
Fontignac. - Cadédis, pour moi, jé troubé l'imagination essellente; il faut qué cet hommé soit dé race gasconne, en berité; et j'adopte sa pensée: sauf lé respect qué jé dois à tous, jé prendrai seulément la liberté dé purger son discours dé la broussaillé qui s'y troube. Jé dis donc qué plus jé bous régarde, et plus jé mé fortifie dans l'idée dé cé rustré; notré pétitessé, sandis, n'est pas uniformé; rémarquez, Messieurs, qu'ellé va par échélons.
Blaise. - Toujours en dévalant, toujours de pis en pis.
Le Philosophe. - Eh laissons de pareilles chimères.
Blaise. - Eh morgué, laissez-li bailler du large à ma pensée.
Fontignac. - Jé bous parlais d'échélons: eh pourquoi ces échélons, cadédis?
Blaise. - C'est peut-être parce qu'il y en a de plus fous les uns que les autres.
Fontignac. - Cet hommé dit d'or; jé pense qué c'est lé dégré dé folie qui régle la chose; et qu'ainsi ne soit, regardez cé paysan, cé n'est qu'un rustre.
Blaise. - Eh! là, là, n'appuyez pas si farme.
Fontignac. - Et cépendant cé rustre, il est lé plus grand dé nous tous.
Blaise. - Oui, je sis le pus sage de la bande.
Fontignac. - Non pas lé plus sage, mais lé moins frappé dé folie, et jé né m'en étonné pas; lé champ dé vataillé dé l'extrabagancé, boyez-bous, c'est lé grand monde, et cé paysan né lé connaît pas, la folie né l'attrapé qué dé loin; et boilà cé qui lui rend ici la taillé un peu plus longue.
Blaise. - La foulie vous blesse tout à fait, vous autres; alle ne fait que m'égratigner, moi: stapendant, voyez que j'ai bon air avec mes égratignures!
Fontignac. - En suivant lé dégré, j'arribe après lui, moi, plus pétit qué lui, mais plus grand qué les autres. Jé né m'en étonne pas non plus; dans lé monde, jé né suis qué suvalterne, et jé n'ai jamais eu lé moyen d'être aussi fou qué les autres.
Blaise. - Oh! à voir voute taille, ou avez eu des moyans de reste.
Fontignac. - Je continue ma ronde, et Spinette mé suit.
Blaise. - En effet, la chambrière n'est pas si petiote que la maîtresse, faut bian qu'alle ne soit pas si folle.
Fontignac. - Ellé né vient pourtant qu'après nous, et c'est qué la raison des femmes est toujours un peu plus dévilé qué la nôtre.
Spinette. - A quelque impertinence près, tout cela me paraîtrait assez naturel.
Le Philosophe. - Et moi, je le trouve pitoyable.
Blaise. - Morgué! tenez, philosophe, vous qui parlez, voute taille est la plus malingre de toutes.
Fontignac. - Oui, c'est la plus inapercévable, cellé qui rampe lé plus, et la raison en est bonne! Monsieur lé philosophe nous a dit dans lé vaisseau, qu'il avait quitté la France, dé peur dé loger à la Vastille.
Blaise. - Vous n'êtes pas chanceux en aubarges.
Fontignac. - Et qu'actuellement il s'enfuyait pour un petit livre dé science, dé petits mots hardis, dé petits sentiments; et franchement tant dé pétitesses pourraient bien nous aboir produit lé petit hommé à qui jé parle. Venons à Monsieur le poète.
Blaise. - Il est, morgué bian écrasé.
Le Poète. - Je n'ai pourtant rien à reprocher à ma raison.
Fontignac. - Des gens dé botre métier, cependant, lé bon sens n'en est pas célèbre; n'avez-vous pas dit qué bous étiez en voyage pour une épigramme?
Le Poète. - Cela est vrai. Je l'avais fait contre un homme puissant qui m'aimait assez, et qui s'est scandalisé mal à propos d'un pur jeu d'esprit.
Blaise. - Pauvre faiseux de vars, il y a comme ça des gens de mauvaise himeur qui n'aimont pas qu'on les vilipende.
Fontignac, à la Comtesse. - A vous lé dé, Madame.
La Comtesse. - Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas.
Blaise. - Il n'y a qu'à la voir pour juger du paquet. Et noute médecin?
Fontignac. - Jé l'oubliais, dé la profession dont il est, sa critique est touté faite.
Le Médecin. - Bon! vous nous faites là de beaux contes!
Fontignac, parlant du Courtisan. - Jé n'interrogé pas Monsieur, dé qui jé suis lé sécrétaire dépuis dix ans, et qué lé hasard a fait naître en France; quoiqué dé famille espagnolé; il allait vice-roi dans les Indes avec Madamé sa soeur, et Spinette, cette agréablé fille de qui jé suis tombé épris dans lé voyage.
Le Courtisan. - Je ne crois pas, Monsieur de Fontignac, que vous m'ayez vu faire de folies.
Fontignac. - Monsieur, lé respect mé fermé la bouche, et jé bous renvoie à votré taille.
Blaise. - En effet, faut que vous ayez de maîtres vartigos dans voute tête.
Fontignac. - Paix, silencé; voilà notre homme qui revient.
Scène IX
Blectrue, un domestique, les huit Européens
Blectrue. - Allons, mes petits amis, lequel de vous veut lier le premier conversation avec moi?
Le Poète. - C'est moi, je serai bien aise de savoir ce dont il s'agit.
Blaise. - Morgué! je voulais venir, moi; je vianrai donc après.
Blectrue. - Allons, soit, qu'on ramène les autres.
Le Philosophe. - Et moi, je ne veux plus paraître; je suis las de toutes ces façons.
Blectrue. - J'ai toujours remarqué que ce petit animal-là a plus de férocité que les autres; qu'on le mette à part, de peur qu'il ne les gâte.
Scène X
Blectrue, Le Poète
Blectrue. - Allons, causons ensemble; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez déjà eu l'instinct d'apprendre notre langue.
Le Poète. - Seigneur Blectrue, laissons là l'instinct, il n'est fait que pour les bêtes; il est vrai que nous sommes petits.
Blectrue. - Oh! extrêmement.
Le Poète. - Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi; mais cette petitesse réelle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres.
Blectrue. - En êtes-vous bien sûr? (A part.) Cela ressemblerait à l'article dont il est fait mention dans nos registres.
Le Poète. - Je vous dis la vérité.
Blectrue, l'embrassant. - Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une créature pourtant si méconnaissable! Vous me pénétrez de compassion pour vous. Quoi! vous seriez un homme?
Le Poète. - Hélas! oui.
Blectrue. - Eh! qui vous a donc mis dans l'état où vous êtes?
Le Poète. - Je n'en sais ma foi rien.
Blectrue. - Ne serait-ce pas que vous seriez déchu de la grandeur d'une créature raisonnable? Ne porteriez-vous pas la peine de vos égarements?
Le Poète. - Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas; ne serait-ce pas plutôt un coup de magie?
Blectrue. - Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses.
Le Poète. - Croyez-vous, mon cher ami?
Blectrue. - N'en doutez point, mon cher: j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez à le soupçonner vous-même. Je crois vous reconnaître à travers le déguisement humiliant où vous êtes: oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre âme.
Le Poète. - Eh bien! seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains; voyez ce qu'il faut que je fasse. Hélas! je sais que l'homme est bien peu de chose.
Blectrue. - C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable; c'est le compagnon des bêtes quand il ne l'est point.
Le Poète. - Cependant, quand j'y songe, où sont mes folies?
Blectrue. - Ah! vous retombez en arrière.
Le Poète. - Je ne saurais me voir définir le compagnon des bêtes.
Blectrue. - Je ne dis pas encore que ma définition vous convienne; mais voyons: que faisiez-vous dans le pays dont vous êtes?
Le Poète. - Vous n'avez point dans votre langue de mot pour définir ce que j'étais.
Blectrue. - Tant pis. Vous étiez donc quelque chose de bien étrange?
Le Poète. - Non, quelque chose de très honorable; j'étais homme d'esprit et bon poète.
Blectrue. - Poète! est-ce comme qui dirait marchand?
Le Poète. - Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poète un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays à des ouvrages d'esprit, dont le but était, tantôt de faire rire, tantôt de faire pleurer les autres.
Blectrue. - Des ouvrages qui font pleurer! cela est bien bizarre.
Le Poète. - On appelle cela des tragédies, que l'on récite en dialogues, où il y a des héros si tendres, qui ont tour à tour des transports de vertu et de passion si merveilleux; de nobles coupables qui ont une fierté si étonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une manière si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'âme émue, et pleurer de plaisir. Vous ne me répondez rien?
Blectrue, surpris, l'examine sérieusement. - Voilà qui est fini, je n'espère plus rien; votre espèce me devient plus problématique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes! il faut que leur raison ne soit qu'un coq-à-l'âne. Continuez.
Le Poète. - Et puis, il y a des comédies où je représentais les vices et les ridicules des hommes.
Blectrue. - Ah! je leur pardonne de pleurer là.
Le Poète. - Point du tout; cela les faisait rire.
Blectrue. - Hem?
Le Poète. - Je vous dis qu'ils riaient.
Blectrue. - Pleurer où l'on doit rire, et rire où l'on doit pleurer! les monstrueuses créatures!
Le Poète, à part. - Ce qu'il dit là est assez plaisant.
Blectrue. - Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages?
Le Poète. - Pour être loué, et admiré même, si vous voulez.
Blectrue. - Vous aimiez donc bien la louange?
Le Poète. - Eh mais, c'est une chose très gracieuse.
Blectrue. - J'aurais cru qu'on ne la méritait plus quand on l'aimait tant.
Le Poète. - Ce que vous dites là peut se penser.
Blectrue. - Eh! quand on vous admirait, et que vous croyiez en être digne, alliez-vous dire aux autres: Je suis un homme admirable?
Le Poète. - Non, vraiment; cela ne se dit point: j'aurais été ridicule.
Blectrue. - Ah! j'entends. Vous cachiez que vous étiez un ridicule, et vous ne l'étiez qu'incognito.
Le Poète. - Attendez donc, expliquons-nous; comment l'entendez-vous? je n'aurais donc été qu'un sot, à votre compte?
Blectrue. - Un sot admiré; dans l'éclaircissement, voilà tout ce qu'on y trouve.
Le Poète, étonné. - Il semblerait qu'il dit vrai.
Blectrue. - N'êtes-vous pas de mon sentiment? voyez-vous cela comme moi?
Le Poète. - Oui, assez; et en même temps je sens un mouvement intérieur que je ne puis expliquer.
Blectrue. - Je crois voir aussi quelque changement à votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux.
Le Poète. - Souffrez que je me retire; je veux réfléchir tout seul sur moi-même: il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi.
Blectrue. - Allez, mon fils, allez; faites de sérieuses réflexions sur vous; tâchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas là tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut.
Scène XI
Blectrue
Blectrue. - Je suis charmé, mes espérances renaissent, il faut voir les autres. Y a-t-il quelqu'un?
Scène XII
Blectrue, Mégiste
Blectrue. - Faites-moi voir la plus grande de ces petites créatures.
Mégiste. - Vous savez qu'on les a toutes mises chacune dans une cage. Amènerai-je celle que vous demandez dans la sienne?
Blectrue. - Eh bien! amenez-la comme elle est.
Scène XIII
Blectrue seul
Blectrue. - Je veux voir pourquoi elle n'est pas si petite que les autres; cela pourra encore m'apprendre quelque chose sur leur espèce. Quelle joie de les voir semblables à nous!
Scène XIV
Blectrue, Mégiste, Suite, Blaise, en cage.
Blaise. - Parlez donc, noute ami Blectrue: eh! morgué, est-ce qu'on nous prend pour des oisiaux? avons-je de la pleume pour nous tenir en cage? Je sis là comme une volaille qu'on va mener vendre à la vallée. Mettez-moi donc plutôt dindon de basse-cour.
Blectrue. - Ne tient-il qu'à vous ouvrir votre cage pour vous rendre content? tenez, la voilà ouverte.
Blaise. - Ah! pargué, faut que vous radotiez, vous autres, pour nous enfarmer. Allons, de quoi s'agit-il?
Blectrue. - Vous n'êtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre île. Cela est-il vrai?
Blaise. - Tenez, velà l'histoire de noute taille. Dès le premier pas ici, je me suis aparçu dévaler jusqu'à la ceinture; et pis, en faisant l'autre pas, je n'allais pus qu'à ma jambe; et pis je me sis trouvé à la cheville du pied.
Blectrue. - Sur ce pied-là, il faut que vous sachiez une chose.
Blaise. - Deux, si vous voulez.
Blectrue. - Il y a deux siècles qu'on prit ici de petites créatures comme vous autres.
Blaise. - Voulez-vous gager que je sommes dans leur cage?
Blectrue. - On les traita comme vous; car ils n'étaient pas plus grands; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous.
Blaise. - Eh! morgué, depuis six mois j'épions pour en avoir autant: apprenez-moi le secret qu'il faut pour ça. Pargué, si jamais voute chemin s'adonne jusqu'à Passy, vous varrez un brave homme; je trinquerons d'importance. Dites-moi ce qu'il faut faire.
Blectrue. - Mon petit mignon, je vous l'ai déjà dit, rien que devenir raisonnable.
Blaise. - Quoi! cette marmaille guarit par là?
Blectrue. - Oui. Apparemment qu'elle ne l'était pas; et sans doute vous êtes de même?
Blaise. - Eh! palsangué, velà donc mon compte de tantôt avec les échelons du Gascon; velà ce que c'est; ous avez raison, je ne sis pas raisonnable.
Blectrue. - Que cet aveu-là me fait plaisir! Mon petit ami, vous êtes dans le bon chemin. Poursuivez.
Blaise. - Non, morgué! je n'ons point de raison, c'est ma pensée. Je ne sis qu'un nigaud, qu'un butor, et je le soutianrons dans le carrefour, à son de trompe, afin d'en être pus confus; car, morgué! ça est honteux.
Blectrue. - Fort bien. Vous pensez à merveille. Ne vous lassez point.
Blaise. - Oui, ça va fort bian. Mais parlez donc: cette taille ne pousse point.
Blectrue. - Prenez garde; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-être pas comme il faut: peut-être ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure?
Blaise. - Eh! vrament non.
Blectrue. - Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas être là votre objet.
Blaise. - Pargué! il en vaut pourtant bian la peine.
Blectrue. - Eh! mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison même. Réfléchissez sur vos folies pour en guérir; soyez-en honteux de bonne foi: c'est de quoi il s'agit apparemment.
Blaise. - Morgué! me velà bian embarrassé. Si je savions écrire, je vous griffonnerions un petit mémoire de mes fredaines; ça serait pus tôt fait. Encore ma raison et mon impartinence sont si embarrassées l'une dans l'autre, que tout ça fait un ballot où je ne connais pus rian. Traitons ça par demande et par réponse.
Blectrue. - Je ne saurais; car je n'ai presque point l'idée de ce que vous êtes. Mais repassez cela vous-même, et excitez-vous à aimer la raison.
Blaise. - Ah! jarnigué, c'est une balle chose, si alle n'était pas si difficile!
Blectrue. - Voyez la douceur et la tranquillité qui règnent parmi nous; n'en êtes-vous pas touché?
Blaise. - Ça est vrai; vous m'y faites penser. Vous avez des faces d'une bonté, des physolomies si innocentes, des coeurs si gaillards...
Blectrue. - C'est l'effet de la raison.
Blaise. - C'est l'effet de la raison? Faut qu'alle soit d'un grand rapport! Ça me ravit d'amiquié pour alle. Allons, mon ami, je ne vous quitte pus. Me velà honteux, me velà enchanté, me velà comme il faut. Baillez-moi cette raison, et gardez ma taille. Oui, mon ami, un homme de six pieds ne vaut pas une marionnette raisonnable; c'est mon darnier mot et ma darnière parole. Eh! tenez, tout en vous contant ça, velà que je sis en transport. Ah! morgué, regardez-moi bian! Iorgnez-moi; je crois que je hausse. Je ne sis pus à la cheville de voute pied, j'attrape voute jarretière.
Blectrue. - Oh! Ciel! quel prodige! ceci est sensible.
Blaise. - Ah! Garnigoi, velà que ça reste là.
Blectrue. - Courage. Vous n'aimez pas plus tôt la raison, que vous en êtes récompensé.
Blaise, étonné et hors d'haleine. - Ça est vrai; j'en sis tout stupéfait: mais faut bian que je ne l'aime pas encore autant qu'alle en est daigne; ou bian, c'est que je ne mérite pas qu'alle achève ma délivrance. Acoutez-moi. Je vous dirai que je suis premièrement un ivrogne: parsonne n'a siroté d'aussi bon appétit que moi. J'ons si souvent pardu la raison, que je m'étonne qu'alle puisse me retrouver alle-même.
Blectrue. - Ah! que j'ai de joie! Ce sont des hommes, voilà qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez; encore une secousse.
Blaise. - Hélas! j'avons un tas de fautes qui est trop grand pour en venir à bout: mais, quant à ce qui est de cette ivrognerie, j'ons toujours fricassé tout mon argent pour elle: et pis, mon ami, quand je vendions nos denrées, combian de chalands n'ons-je pas fourbé, sans parmettre aux gens de me fourber itou! ça est bian malin!
Blectrue. - A merveille.
Blaise. - Et le compère Mathurin, que n'ons-je pas fait pour mettre sa femme à mal? Par bonheur qu'alle a toujours été rudânière envars moi; ce qui fait que je l'en remarcie: mais, dans la raison, pourquoi vouloir se ragoûter de l'honneur d'un compère, quand on ne voudrait pas qu'il eût appétit du nôtre?
Blectrue. - Comme il change à vue d'oeil!
Blaise. - Hélas! oui, ma taille s'avance; et c'est bian de la grâce que la raison me fait; car je sis un pauvre homme. Tenez, mon ami; j'avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de pré; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage; le capitaine Duflot viant là-dessus, qui me dit comme ça: Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau? Veux-tu venir gagner de l'argent? Ne velà-t-il pas mes oreilles qui se dressont à ce mot d'argent, comme les oreilles d'une bourrique? Velà-t-il pas que je quitte, sauf votre respect, bétail, amis, parents? Ne vas-je pas m'enfarmer dans cette baraque de planches? Et pis le temps se fâche, velà un orage, l'iau gâte nos vivres; il n'y a pus ni pâte ni faraine. Eh! qu'est-ce que c'est que ça? En pleure, en crie, en jure, en meurt de faim; la baraque enfonce; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangé li-même. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je repetissons en arrivant. Velà tout l'argent que me vaut mon équipée. Mais morgué j'ons fait connaissance avec cette raison, et j'aime mieux ça que toute la boutique d'un orfèvre. Tenez, tenez, ami Blectrue, considérez; velà encore une crue qui me prend: on dirait d'un agioteux, je devians grand tout d'un coup; me velà comme j'étais!
Blectrue, l'embrassant. - Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement.
Blaise. - Vartigué! que je vas me moquer de mes camarades! que je vas être glorieux! que je vas me carrer!...
Blectrue. - Ah! que dites-vous là, mon cher? Quel sentiment de bête! Vous redevenez petit.
Blaise. - Eh! morgué, ça est vrai; me velà rechuté, je raccourcis. A moi! à moi! Je me repens. Je demande pardon. Je fais voeu d'être humble. Jamais pus de vanité, jamais... Ah... ah, ah, ah... Je retorne!
Blectrue. - N'y revenez plus.
Blaise. - Le bon secret que l'humilité pour être grand! Qui est-ce qui dirait ça? Que je vous embrasse, camarade. Mon père m'a fait, et vous m'avez refait.
Blectrue. - Ménagez-vous donc bien désormais.
Blaise. - Oh! morgué, de l'humilité, vous dis-je. Comme cette gloire mange la taille! Oh! je n'en dépenserai pus en suffisance.
Blectrue. - Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-là au roi.
Blaise. - Mais dites-moi, j'ons piquié de mes pauvres camarades; je prends de la charité pour eux. Ils valont mieux que moi: je sis le pire de tous; faut les secourir; et tantôt, si vous voulez, je leur ferai entendre raison. Drès qu'ils me varront, ma présence les sarmonnera; faut qu'ils devenient souples, et qu'ils restient tous parclus d'étonnement.
Blectrue. - Vous raisonnez fort juste.
Blaise. - Vrament grand marci à vous.
Blectrue. - Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire; vous sortez du même monde, et vous aurez des lumières que je n'ai point.
Blaise. - Oh! que vous n'avez point! ça vous plaît à dire. C'est vous qui êtes le soleil, et je ne sis pas tant seulement la leune auprès de vous, moi: mais je ferons de mon mieux, à moins qu'ils me rebutiont à cause de ma chétive condition.
Blectrue. - Comment, chétive condition? Vous m'avez dit que vous étiez un laboureur.
Blaise. - Et c'est à cause de ça.
Blectrue. - Et ils vous mépriseraient! Oh! raison humaine, peut-on t'avoir abandonné jusque-là! Eh bien! tirons parti de leur démence sur votre chapitre; qu'ils soient humiliés de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas.
Blaise. - Et qui ne sais ni B, ni A. Morgué! faudrait se mettre à genoux pour écouter voute bon sens. Mais je pense que velà un de nos camarades qui viant.
Scène XV
Blectrue, Mégiste, Blaise, Fontignac
Mégiste. - Seigneur Blectrue, en voilà un qui veut absolument vous parler.
Scène XVI
Blectrue, Blaise, Fontignac
Fontignac. - Sandis! maître Blaise, n'ai-jé pas la verlue! Etés-bous l'éperlan dé tantôt?
Blaise. - Oui, frère, velà le poulet qui viant de sortir de sa coquille.
Blectrue. - Il ne tiendra qu'à vous qu'il vous en arrive autant, petit bonhomme.
Fontignac. - Eh! cadédis, jé m'en meurs, et jé vénais en consultation là-dessus.
Blectrue. - Tenez, il en sait le moyen, lui; et je vous laisse ensemble.
Scène XVII
Fontignac, Blaise
Fontignac. - Allons, mon ami, jé rémets lé pétit goujon entré vos mains; jé vous en récommandé la métamorphose.
Blaise. - Il n'y a rian de si aisé. Boutez de la raison là-dedans; et pis, zeste, tout le corps arrive.
Fontignac. - Comment, dé la raison! Tantôt nous avons donc déviné juste!
Blaise. - Oui, j'avions mis le nez dessus. Il n'y a qu'à être bian persuadé qu'ou êtes une bête, et déclarer en quoi.
Fontignac. - Uné bêté? Né pourrait-on changer l'épithéte? Ce n'est pas que j'y répugne.
Blaise. - Nenni, morgué! c'est la plus balle pensée qu'ou aurez de voute vie.
Fontignac. - Ecoutez-moi, galant homme; n'est-cé pas ses imperfétions qu'il faut réconnaîtré?
Blaise. - Fort bian.
Fontignac. - Eh donc! la bêtise n'est pas dé mon lot. Cé n'est pas là qué gît mon mal: c'était lé vôtre; chacun a lé sien. Jé né prétends pourtant pas mé ménager, car jé né m'estimé plus; mais dans la réflétion, jé mé trouvé moins imvécile qu'impertinent, moins sot qué fat.
Blaise. - Bon, morgué! c'est ce que je voulons dire: ça va grand train. Il baille appétit de s'accuser, ce garçon-là. Est-ce là tout?
Fontignac. - Non, non: mettez qué jé suis mentur.
Blaise. - Sans doute, puisqu'ou êtes Gascon; mais est-ce par couteume ou par occasion?
Fontignac. - Entré nous, tout mé sert d'occasion; ainsi comptez pour habitude.
Blaise. - Qu'est-ce que c'est que ça? Un homme qui ment, c'est comme un homme qui a pardu la parole.
Fontignac. - Comment ça sé fait-il? car jé suis mentur et vavillard en même temps.
Blaise. - N'importe, maugré qu'ou soyez bavard, mon dire est vrai; c'est que ceti-là qui ment ne dit jamais la parole qu'il faut, et c'est comme s'il ne sonnait mot.
Fontignac. - Jé né hais pas cetté pensée; elle est fantasque.
Blaise. - Revenons à vos misères. Retornez vos poches. Montrez-moi le fond du sac.
Fontignac. - Jé mé réproché d'avoir été empoisonnur.
Blaise, se reculant. - Oh! pour de ceti-là, il me faut du conseil; car faura peut-être vous étouffer pour vous guarir, voyez-vous! et je sis obligé d'en avartir les habitants.
Fontignac. - Cé n'est point lé corps qué j'empoisonnais, jé faisais mieux.
Blaise. - C'est peut-être les rivières?
Fontignac. - Non: pis qué tout céla.
Blaise. - Eh! morgué, parlez vite.
Fontignac. - C'est l'esprit des hommes qué jé corrompais; jé les rendais avugles; en un mot, j'étais un flattur.
Blaise. - Ah! patience; car d'abord voute poison avait bian mauvaise meine; mais ça est épouvantable, et je sis tout escandalisé.
Fontignac. - Jé mé détesté. Imaginez-vous qué du ridiculé dé mon maîtré, il en a plus dé moitié dé ma façon.
Blaise. - Faut bian soupirer de cette affaire-là.
Fontignac. - J'en respiré à peine.
Blaise. - Vous allez donc hausser.
Fontignac. - Jé n'en douté pas à cé qué jé sens. Suivez-moi, jé veux qué lé prodigé éclaté aux yeux de Spinetté et dé mon maîtré. N'attendons pas, courons; jé suis pressé.
Blaise. - Allons vite, et faisons que tous nos camarades aient leur compte.
Acte II
Scène première
Fontignac, Blaise, Spinette
Ils entrent comme se caressant.
Fontignac, à Blaise. - Viens donc, qué je t'embrasse encore, mon cher ami, mon intimé Blaise. Jé suis pressé d'une réconnaissance qui duréra tout autant qué moi: en un mot; jé té dois ma raison et lé rétour dé ma figure.
Spinette. - Pour moi, Fontignac, je ne te haïssais pas: mais j'avoue qu'aujourd'hui mon coeur est bien disposé pour toi; je te dois autant que tu dois à Blaise.
Fontignac. - Les biens mé pleuvent donc dé tous côtés.
Blaise. - Pargué! j'ons bian de la satisfaction de tout ça: j'ons guari Monsieu de Fontignac, et pis Monsieu de Fontignac vous a guarie; et par ainsi, de guarison en guarison, je me porte bian, il se porte bian, vous vous portez bian: et velà trois malades qui sont devenus médecins; car vous êtes itou médeceine envars les autres, Mademoiselle Spinette.
Spinette. - Hélas! je ne demande pas mieux que de leur rendre service.
Fontignac. - Ah! jé lé crois; chez quiconque a dé la raison, lé prochain affligé n'a qué faire dé récommandation.
Blaise. - Ça est admirable! Comme on deviant honnêtes gens avec cette raison!
Fontignac. - Jé mé sens une douceur, uné suavité dans l'âmé.
Blaise. - Et la mienne est si bian reposée!
Spinette. - La raison est un si grand trésor.
Blaise. - Morgué! ne le pardez pas, vous; ça est bian casuel entre les mains d'une fille.
Spinette. - Je vous suis bien obligée de l'avertissement.
Blaise. - Alle me charme, Monsieu de Fontignac; alle a de la modestie, alle est aussi raisonnable que nous autres hommes.
Fontignac. - Jé m'estimérais bien fortuné dé l'être autant qu'elle.
Blaise. - Encore? un Gascon de modeste! oh! queu convarsion! Allons, ou êtes purgé à fond.
Scène II
Mégiste, Fontignac, Blaise, Spinette, Le Médecin
Mégiste. - Messieurs, voilà un de vos camarades qui m'a demandé en grâce de vous l'amener pour vous voir.
Blaise. - Eh! où est-il donc?
Fontignac. - Jé né l'aperçois pas non plus.
Le Médecin. - Me voilà.
Blaise. - Ah! je voyais queuque chose qui se remuait là; mais je ne savais pas ce que c'était. Je pense que c'est noute médecin?
Le Médecin. - Lui-même.
Spinette. - Allons! mes amis, il faut tâcher de le tirer d'affaire.
Le Médecin. - Eh! Mademoiselle, je ne demande pas mieux; car en vérité, c'est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimé dans mon pays.
Fontignac. - Né comptez pas l'estimé dé ces fous.
Le Médecin. - Mais faudra-t-il que je demeure éloigné de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre?
Blaise. - Taisez-vous donc, gourmand. Est-ce que la pitance vous manque ici?
Le Médecin. - Non; mais mon bien, que deviendra-t-il?
Blaise. - Queu pauvreté avec son bian! c'est comme un enfant qui crie après sa poupée. Tenez, un pourpoint, des vivres et de la raison, quand un homme a ça, le velà garni pour son été et pour son hivar; le voilà fourré comme un manchon. Vous varrez, vous varrez.
Spinette. - Dites-lui ce qu'il faut qu'il fasse pour redevenir comme il était.
Blaise. - Voulez-vous que ce soit moi qui le traite?
Fontignac. - Sans douté; l'honnur vous appartient; vous êtes lé doyen dé tous.
Blaise. - Eh! morgué, pus d'honneur, je n'en voulons pus tâter; et je sais bian que je ne sis qu'un pauvre réchappé des Petites-Maisons.
Fontignac. - Rémettons donc cet estropié d'esprit entré les mains dé Madémoisellé Spinetté.
Spinette. - Moi, Messieurs! c'est à moi à me taire où vous êtes.
Le Médecin. - Eh! mes amis, voilà des compliments bien longs pour un homme qui souffre.
Blaise. - Oh dame, il faut que l'humilité marche entre nous; je nous mettons bas pour rester haut. Ça vous passe, mon mignon; et j'allons, pisque ma compagnée l'ordonne, vous apprenre à devenir grand garçon, et le tu autem de voute petitesse: mais je vas être brutal, je vous en avartis; faut que j'assomme voute rapetissement avec des injures: demandez putôt aux camarades.
Fontignac. - Oui, votre santé en dépend.
Le Médecin. - Quoi! tout votre secret est de me dire des injures? Je n'en veux point.
Blaise. - Oh bian! gardez donc vos quatre pattes.
Spinette. - Mais essayez, petit homme, essayez.
Le Médecin. - Des injures à un docteur de la Faculté!
Blaise. - Il n'y a ni docteur ni doctraine; quand vous seriez apothicaire.
Le Médecin. - Voyons donc ce que c'est.
Fontignac. - Bon, jé vous félicité du parti qué vous prénez. Madémoisellé Spinetté, laissons faire maître Blaisé, et l'écoutons.
Blaise. - Premièrement, faut commencer par vous dire qu'on êtes un sot d'être médecin.
Le Médecin. - Voilà un paysan bien hardi.
Blaise. - Hardi! je ne sis pas entre vos mains. Dites-moi, sans vous fâcher, étiez-vous en ménage, aviez-vous femme là-bas?
Le Médecin. - Non, je suis veuf; ma femme est morte à vingt-cinq ans d'une fluxion de poitrine.
Blaise. - Maugré la doctraine de la Faculté?
Le Médecin. - Il ne me fut pas possible de la réchapper.
Blaise. - Avez-vous des enfants?
Le Médecin. - Non.
Blaise. - Ni en bien ni en mal?
Le Médecin. - Non, vous dis-je. J'en avais trois; et ils sont morts de la petite vérole, il y a quatre ans.
Blaise. - Peste soit du docteur! Eh! de quoi guarissiez-vous donc le monde?
Le Médecin. - Vous avez beau dire, j'étais plus couru qu'un autre.
Blaise. - C'est que c'était pour la darnière fois qu'on courait. Eh! ne dites-vous pas qu'ou êtes riche?
Le Médecin. - Sans doute.
Blaise. - Eh mais, morgué, pisque vous n'avez pas besoin de gagner voute vie en tuant le monde, ou avez donc tort d'être médecin. Encore est-ce, quand c'est la pauvreté qui oblige à tuer les gens; mais quand en est riche, ce n'est pas la peine; et je continue toujours à dire qu'ou êtes un sot, et que, si vous voulez grandir, faut laisser les gens mourir tout seuls.
Le Médecin. - Mais enfin...
Fontignac. - Cadédis, bous né tuez pas mieux qu'il raisonne.
Spinette. - Assurément.
Le Médecin, en colère. - Ah! je m'en vais. Ces animaux-là se moquent de moi.
Spinette. - Il n'a pas laissé que d'être frappé, il y reviendra.
Scène III
Blectrue, Fontignac, Blaise, Spinette
Fontignac. - Ah! voilà l'honnête homme dé qui nous sont vénus les prémiers rayons dé lumière. Vénez, Monsieur Blectrue, approchez dé vos enfants, et récévez-les entre vos bras.
Blaise. - Oh! je lui ai déjà rendu mes grâce.
Blectrue. - Et moi, je les rends aux dieux de l'état où vous êtes. Il ne s'agit plus que de vos camarades.
Blaise. - Je venons d'en *rater un tout à l'heure; et les autres sont bian opiniâtres, surtout le courtisan et le philosophe.
Spinette. - Pour moi, j'espère que je ferai entendre raison à ma maîtresse, et que nous demeurerons tous ici; car on y est si bien!
Blectrue. - Je me proposais de vous le persuader, mes enfants; dans votre pays vous retomberiez peut-être.
Blaise. - Pargué! noute çarvelle serait biantôt fondue. La raison dans le pays des folies, c'est comme une pelote de neige au soleil. Mais à propos de soleil, dites-moi, papa Blectrue: tantôt, en passant, j'ons rencontré une jeune poulette du pays, tout à fait gentille, ma foi, qui m'a pris la main, et qui m'a dit: Vous velà donc grand! Ça vous va fort bian; je vous en fais mon compliment. Et pis, en disant ça, les yeux li trottaient sur moi, fallait voir; et pis: Mon biau garçon, regardez-moi; parmettez que je vous aime. Ah! Mademoiselle, vous vous gaussez, ai-je repris; ce n'est pas moi qui baille les parvilèges, c'est moi qui les demande. Et pis vous êtes venu, et j'en avons resté là. Qu'est-ce que ça signifie?
Blectrue. - Cela signifie qu'elle vous aime et qu'elle vous en faisait la déclaration.
Blaise. - Une déclaration d'amour à ma parsonne! et n'y a-t-il pas de mal à ça?
Blectrue. - Nullement. Comment donc? c'est la loi du pays qui veut qu'on en use ainsi.
Blaise. - Allons, allons, vous êtes un gausseux.
Spinette. - Monsieur Blectrue aime à rire.
Blectrue. - Non, certes, je parle sérieusement.
Fontignac. - Mais dans lé fond, en France céla commence à s'établir.
Blectrue. - Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes! Et la sagesse des femmes y résisterait-elle?
Fontignac. - D'ordinaire effectivément ellé n'est pas robuste.
Blaise. - Morgué ça est vrai, on ne voit partout que des sagesses à la renvarse.
Blectrue. - Que deviendra la faiblesse si la force l'attaque?
Blaise. - Adieu la *voiture!
Blectrue. - Que deviendra l'amour, si c'est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d'en surmonter les fougues? Quoi? vous mettrez la séduction du côté des hommes, et la nécessité de la vaincre du côté des femmes! Et si elles y succombent, qu'avez-vous à leur dire? C'est vous en ce cas qu'il faut déshonorer, et non pas elles. Quelles étranges lois que les vôtres en fait d'amour! Allez mes enfants, ce n'est pas la raison, c'est le vice qui les a faites; il a bien entendu ses intérêts. Dans un pays où l'on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n'y servît qu'à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre.
Blaise. - Morgué! les femmes n'ont qu'à venir, ma force les attend de pied farme. Alles varront si je ne voulons de la vartu que pour rire.
Spinette. - Je vous avoue que j'aurai bien de la peine à m'accoutumer à vos usages, quoique sensés.
Blectrue. - Tant pis, je vous regarde comme retombée.
Spinette. - Hélas! Monsieur, actuellement j'en ai peur.
Blaise. - Eh! morgué, faites donc vite. Venez à repentance; velà voute taille qui s'en va.
Spinette. - Oui, je me rends; je ferai tout ce qu'on voudra; et pour preuve de mon obéissance, tenez, Fontignac, je vous prie de m'aimer, je vous en prie sérieusement.
Fontignac. - Vous êtes bien pressante.
Spinette. - Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue; et je vous promets de me conformer à vos lois. Ce que je viens d'éprouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maîtresse gémit; permettez que je travaille à la tirer d'affaire; je veux lui parler.
Blaise. - Laissez-moi vous aider itou.
Blectrue. - Je vais de ce pas dire qu'on vous l'amène.
Fontignac. - Et moi, dé mon côté, jé vais combattré les vertigés dé mon maître.
Scène IV
Blaise, Spinette
Blaise. - Tatigué, Mademoiselle Spinette, qu'en dites-vous? Il y a de belles maxaimes en ce pays-ci! Cet amour qu'il faut qu'on nous fasse, à nous autres hommes, qu'il y a de prudence à ça!
Spinette. - Tout me charme ici.
Blaise. - Morgué! tenez, velà cette fille qui m'a tantôt cajolé, qui viant à nous.
Scène V
Spinette, Blaise, une Insulaire
L'Insulaire. - Ah! mon beau garçon, je vous retrouve; et vous, Mademoiselle, je suis bien ravie de vous voir comme vous êtes.
Blaise. - J'en sis fort ravi aussi. Quant à l'égard du biau garçon, il n'y a point de ça ici.
L'Insulaire. - Pour moi, vous me paraissez tel.
Blaise, à Spinette. - Vous voyez bian qu'alle me conte la fleurette. Mais, Mademoiselle, parlez-moi, dans queulle intention est-ce que vous me dites que je sis biau? Je sis d'avis de savoir ça. Est-ce que je vous plais?
L'Insulaire. - Assurément.
Blaise. - Souvenez-vous bian que je n'y saurais que faire. (A Spinette.) Je sis bian sévère, est-ce pas?
L'Insulaire. - Eh quoi! me trouvez-vous si désagréable?
Blaise, à part. - Vous! non... Si fait, si fait. C'est que je rêve. Morgué! queu dommage de rudoyer ça!
Spinette. - Maître Blaise, la conquête d'une si jolie fille mérite pourtant votre attention.
Blaise. - Oh! mais il faut que ça vianne; ça n'est pas encore bian mûr, et je varrons pendant qu'à m'aimera; qu'alle aille son train.
L'Insulaire. - Aimer toute seule est bien triste!
Blaise. - Ma sagesse n'a pas encore résolu que ça soit divartissant.
L'Insulaire. - Voici, je pense, quelqu'un de vos camarades qui vient; je me retire, sans rien attendre de votre coeur.
Blaise. - Là, là, ma mie, vous revianrez. Ne vous découragez pas, entendez-vous?
L'Insulaire. - Passe pour cela.
Blaise. - Adieu, adieu. J'avons affaire. Vous gagnez trop de terrain, et j'en ai honte. Adieu.
Scène VI
La Comtesse, Spinette, Blaise
La Comtesse. - Eh bien! que me veut-on? O ciel! que vois-je? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maîtresse.
Blaise. - Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s'agit ici que d'un petit raccommodage de çarviau.
Spinette. - Vous savez, Madame, que tantôt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'étions petits que parce que nous manquions de raison; et ils croyaient juste: cela s'est vérifié.
La Comtesse. - Quelles chimères! est-ce que je suis folle?
Blaise. - Eh oui! morgué, velà cen que c'est.
La Comtesse. - Moi, j'ai perdu l'esprit! A quelle extrémité suis-je réduite!
Blaise. - Par exemple, j'ons bian avoué que j'étais un ivrogne, moi.
Spinette. - Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapé ma raison.
Blaise. - Bon, bon, attrapé! Faut qu'alle oublie sa figure! Velà un biau chiffon pour tant courir après! qu'à pleure sa raison tornée, velà tout.
Spinette. - Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j'en ai après vous, ma chère maîtresse; mais je me suis rendue.
Blaise. - Pendant qu'un manant comme moi porte l'état d'une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute état d'animal, une damoiselle de la cour?
Spinette. - Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour.
La Comtesse. - Mes larmes m'empêchent de parler.
Blaise. - Velà qui est bel et bon; mais il n'y a que voute folie qui en varse: voute raison n'en baille pas une goutte, et ça n'avance rian.
Spinette. - Cela est vrai.
Blaise. - Ne vous fâchez pas, ce n'est que par charité que je vous méprisons.
La Comtesse, à Spinette. - Mais de grâce, apprenez-moi mes folies!
Spinette. - Eh! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous êtes jeune, belle, et fille de condition? Citez-moi une tête de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là, citez-m'en une.
Blaise. - Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualité rend glorieuse.
Spinette. - Et la beauté?
Blaise. - Ça fait les femmes si sottes!...
La Comtesse. - A votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse?
Spinette. - Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mêle.
Blaise. - Ce n'est pas pour des preunes qu'ou êtes si petite. Vous voyez bian qu'on vous a baillé de la marchandise pour voute argent.
La Comtesse. - De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie!
Blaise. - Oui, ruminez, mâchez bian ça en vous-même, à celle fin que ça vous sarve de médecaine.
La Comtesse. - Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites.
Blaise. - Morgué, pourtant je vous approchons la lantarne assez près du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d'en avoir une bonne tapée.
Spinette. - Aidez-vous, Madame; songez, par exemple, à ce que c'est qu'une toilette.
Blaise. - Attendez. Une toilette? n'est-ce pas une table qui est si bian dressée, avec tant de brimborions, où il y a des flambiaux, de petits bahuts d'argent et une couvarture sur un miroir?
Spinette. - C'est cela même.
Blaise. - Oh! la dame de cheux nous avait la pareille.
Spinette. - Vous souvenez-vous, ma chère maîtresse, de cette quantité d'outils pour votre visage qui était sur la vôtre?
Blaise. - Des outils pour son visage! Est-ce que sa mère ne li avait pas baillé un visage tout fait?
Spinette. - Bon! est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini? Tous les jours on y travaille: il faut concerter les mines, ajuster les oeillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper? Encore n'en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mêler quelque chose de fier: il fallait qu'un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur; cela n'est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux: tantôt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit: il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre.
La Comtesse, soupirant. - Ah!
Blaise. - Queu tas de balivarnes! Velà une tarrible condition que d'être les yeux d'une coquette!
Spinette. - Et notre ajustement! et l'architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré! et le choix des rubans! Mettrai-je celui-là? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont! La coquetterie reste dans la disette; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève: voilà cette tête en état: voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu'on l'aime? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah! le beau coup, si on pouvait l'attraper!
Blaise. - Mais de cette manière-là, vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu'ou êtes comme des fusils.
Spinette. - A peu près, mon pauvre Blaise.
La Comtesse. - Ah ciel!
Blaise. - Elle se lamente. C'est la raison qui bataille avec la folie.
Spinette. - Ne vous troublez point, Madame; c'est un coeur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance: Qui sont-ils ces gens-là? de quelle maison? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs; cet air altier avec lequel on prend sa place; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci? Ne fera-t-on que saluer celle-là? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empêchait d'être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers? ils devenaient hagards. Etaient-ils doux? les voilà bêtes. Etaient-ils vifs? les voilà fous. A vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces? ah! la bamboche! Etait-elle grande et bien faite? ah! la géante! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrêter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire.
La Comtesse. - Arrête, Spinette, arrête, je te prie.
Blaise. - Pargué! velà une histoire bian récriative et bian pitoyable en même temps. Queu bouffon que ce grand monde! Queu drôle de parfide! Faudrait, morgué! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiosité. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-là. Toutes sortes d'acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n'ont pas d'amiquié pour une face; une coquetterie qui n'a pas de quoi vivre avec des couleurs; des bras qui s'impatientont; et pis de la vanité qui leur dit: Courage! et pis du doux dans un regard, qui se détrempe avec du fiar; et pis une balance pour peser cette marchandise: qu'est-ce que c'est que tout ça?
Spinette. - Achevez, maître Blaise; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit.
Blaise. - Pargué! je veux bian. Tenez, un tiers d'oeillade avec un autre quart; un visage qu'il faut remonter comme un horloge; un étourdi qui viant voir ce visage; des femmes qui vont à la chasse après cet étourdi, pour tirer dessus; et pis de la poudre et du plomb dans l'oeil; des naissances qui demandont la maison des gens; des bourgeoises de comparaison saugrenue: des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras; un arpent de taille qu'on baille à celle-ci pour un quarquier qu'on ôte à celle-là; de l'esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la médisance de bon coeur. Y en a-t-il encore? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie; ça la fera rire.
Spinette. - Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison.
La Comtesse, confuse. - Spinette, il me dessille les yeux; il faut se rendre: j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi; je ne sais ce que je deviens.
Blaise. - Ah! Spinette, m'amie, velà qui est fait, la marionnette est partie; velà le pus biau jet qui se fera jamais.
Spinette. - Ah! ma chère maîtresse, que je suis contente!
La Comtesse. - Que je t'ai d'obligation, Blaise; et à toi aussi, Spinette!
Blaise. - Morgué; que j'ons de joie! pus de petitesse; je l'ons tuée toute roide.
La Comtesse. - Ah! mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse!
Spinette. - Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes.
Blaise. - Comment, une femme? alle est toujours à moitié tombée. Une femme marche toujours sur la glace.
La Comtesse. - Ne craignez rien; j'ai retrouvé la raison ici; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût?
Blaise. - Rian que des guenilles. Premièrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian torné.
La Comtesse. - Très aimable, et je l'ai remarqué.
Spinette. - Il ne vous sera pas difficile d'en être aimée.
Blaise. - Tenez, il viant ici avec sa soeur.
Scène VII
La Comtesse, Spinette, Blaise, Parmenès, Floris
Floris. - Que vois-je? Ah! mon frère, la jolie personne!
Blaise. - C'est pourtant cette bamboche de tantôt.
Spinette. - C'est ma maîtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue.
Parmenès. - Quoi! vous, Madame?
La Comtesse. - Oui, Seigneur, c'est moi-même, sur qui la raison a repris son empire.
Floris. - Et mon petit mâle?
Blaise. - On travaille à li faire sa taille à ceti-là: le Gascon est après, à ce qu'il nous a dit. .
Floris, à la Comtesse. - Je voudrais bien qu'il eût le même bonheur. Et vous, Madame, l'état où vous étiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitié.
La Comtesse. - J'allais vous demander la vôtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci.
Floris. - Vous ne pouvez, ma chère amie, nous faire un plus grand plaisir; et si la modestie permettait à mon frère de s'expliquer là-dessus, je crois qu'il en marquerait autant de joie que moi.
Parmenès. - Doucement, ma soeur.
La Comtesse. - Non, Prince, votre joie peut paraître; elle ne risquera point de déplaire.
Blaise. - Eh! morgué, à propos, ce n'est pas comme ça qu'il faut répondre; c'est à li à tenir sa morgue, et non pas à vous. C'est les hommes qui font les pimbêches, ici, et non pas les femmes. Amenez voute amour, il varra ce qu'il en fera.
La Comtesse. - Comment? je ne l'entends pas.
Spinette. - Madame, c'est que cela a changé de main. Dans notre pays on nous assiège; c'est nous qui assiégeons ici parce que la place en est mieux défendue.
Blaise. - L'homme ici, c'est le garde-fou de la femme.
La Comtesse. - La pratique de cet usage-là m'est bien neuve; mais j'y ai pensé plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes.
Floris. - Ainsi, ma chère amie, si vous aimiez mon frère, ne faites point de façon de lui en parler.
Spinette. - Oui, oui, cela est extrêmement juste.
La Comtesse. - Cela m'embarrasse un peu.
Spinette. - Prenez garde, j'ai pensé retomber avec ces petites façons-là.
La Comtesse. - Comme vous voudrez.
Floris. - Mon frère, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret à vous confier. Souvenez-vous qu'elle est étrangère, et qu'elle mérite plus d'égards qu'une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse.
Blaise. - Je sis discret itou, moi.
Spinette. - Et moi aussi, et je sors.
Blaise. - Allons voir si voute petit mâle de tantôt est bian avancé.
Floris, à la Comtesse. - Je le souhaite beaucoup. Adieu, chère belle-soeur.
Scène VIII
La Comtesse, Parmenès
Parmenès. - Je suis charmé, Madame, des noms caressants que ma soeur vous donne, et de l'amitié qui commence si bien entre vous deux.
La Comtesse. - Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... toute sa famille lui ressemble.
Parmenès. - Nous vous sommes obligés de ce sentiment; mais vous avez, dit-on, un secret à me confier.
La Comtesse soupire. - Hem! oui.
Parmenès. - De quoi s'agit-il, Madame? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre? Il n'y a personne ici qui ne s'empresse à vous être utile.
La Comtesse. - Vous avez bien de la bonté.
Parmenès. - Parlez hardiment, Madame.
La Comtesse. - Les lois de mon pays sont bien différentes des vôtres.
Parmenès. - Sans doute que les nôtres vous paraissent préférables?
La Comtesse. - Je suis pénétrée de leur sagesse; mais...
Parmenès. - Quoi! Madame? achevez.
La Comtesse. - J'étais accoutumée aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes.
Parmenès. - Dès que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tôt.
La Comtesse. - Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite à y renoncer que vous.
Parmenès. - Voyons, puis-je vous y aider? Je me prête autant que je puis à cette difficulté qui vous reste encore.
La Comtesse. - Vous la nommez bien; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-même?
Parmenès. - Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons.
La Comtesse. - Faites pourtant réflexion que je suis étrangère, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'être pas encore bien affermie.
Parmenès. - Eh! quelles sont-elles? Donnez-m'en seulement l'idée; aidez-moi à savoir ce que c'est.
La Comtesse. - Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple?
Parmenès. - Eh bien! cela n'est pas défendu: l'amour est un sentiment naturel et nécessaire; il n'y a que les vivacités qu'il en faut régler.
La Comtesse. - Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse à celui pour qui je l'aurais.
Parmenès. - Nous ne vivons pas autrement ici; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu'un?
La Comtesse. - Oui, Prince.
Parmenès. - Il y a toute apparence qu'on n'y sera pas insensible.
La Comtesse. - Me le promettez-vous?
Parmenès. - On ne saurait répondre que de soi.
La Comtesse. - Je le sais bien.
Parmenès. - Et j'ignore pour qui votre penchant se déclare.
La Comtesse. - Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah!
Parmenès. - Cessez de rougir, Madame; vous m'aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vôtre.
La Comtesse. - Vous êtes aussi généreux qu'aimable.
Parmenès. - Et vous, aussi aimée que vous êtes digne de l'être. Je vous réponds d'avance du plaisir que vous ferez à mon père quand vous lui déclarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus précieux que l'état où vous êtes, et que la durée de cet état par votre séjour ici. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, Madame. Vous et les vôtres, vous m'appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-là signifie; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-là ici; mon nom est Parmenès, et l'on ne m'en donne point d'autre. On a bien de la peine à détruire l'orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en préserve ceux qui sont établis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu'il n'y a point de justice contre leurs défauts.
Scène IX
Parmenès, La Comtesse, Fontignac
Fontignac. - Ah! Madame, je vous réconnais; mes yeux rétrouvent cé qu'il y avait dé plus charmant dans lé monde! Voilà la prémiéré fois dé ma vie qué j'ai vu la beauté et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, qué j'emmène Madame; l'esprit dé son frère fait lé mutin, il régimbe; sa folie est ténace, et j'ai bésoin dé troupes auxiliaires.
Parmenès. - Allez, Madame, n'épargnez rien pour le tirer d'affaire.
Fontignac. - Il y aura dé la vésogne après lui; car c'est une cervelle dé courtisan.
Acte III
Scène première
La Comtesse, Floris, Le Courtisan, Fontignac, Spinette, Blaise
La Comtesse, au Courtisan. - Oui, mon frère, rendez-vous aux exemples qui vous frappent; vous nous voyez tous rétablis dans l'état où nous étions; cela ne doit-il pas vous persuader? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui; reconnaissez-vous votre soeur à l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies? M'auriez-vous cru capable de ce courage-là? Pouvez-vous vous empêcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-même?
Blaise. - Eh! morgué, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour nous admirer, sans compter que velà Mademoiselle qui est la propre fille du Gouverneur et qui n'attend que la revenue de votre parsonne pour vous entretenir de vos beaux yeux: ce qui vous sera bian agriable à entendre.
Floris. - Oui, donnez-moi la joie de vous voir comme je m'imagine que vous serez. Sortez de cet état indigne de vous, où vous êtes comme enseveli.
Fontignac. - Si vous savez le plaisir qui vous attend dans le plus profond de vous-même!
Blaise. - Velà noute médecin de guari; il en embrasse tout le monde; il est si joyeux, qu'il a pensé étouffer un passant. Quand est-ce donc que vous nous étoufferez itou? Il n'y a pus que vous d'ostiné, avec ce faiseur de vars, qui est rechuté, et ce petit glorieux de phisolophe, qui est trop sot pour s'amender, et qui raisonne comme une cruche.
La Comtesse. - Allons, mon frère, n'hésitez plus, je vous en conjure.
Spinette. - Il en faut venir là, Monsieur. Il n'y a pas moyen de faire autrement.
Le Courtisan. - Quelle situation!
Blaise. - Que faire à ça? Quand je songe que voute soeur a bian pu endurer l'avanie que je li avons faite; la velà pour le dire. Demandez-li si je l'avons marchandée, et tout ce qu'alle a supporté dans son pauvre esprit, et les bêtises dont je l'avons blâmée; demandez-li le houspillage.
Floris. - Eh bien! nous en croirez-vous?
Le Courtisan. - Ah! Madame, quel événement! je vous demande en grâce de vouloir bien me laisser un moment avec Fontignac.
La Comtesse. - Oui, mon frère, nous allons vous quitter; mais, au nom de notre amitié, ne résistez plus.
Fontignac, à Blaise, à part. - Blaise, né vous éloignez pas, pour mé prêter main-forte si j'en ai bésoin.
Blaise. - Non, je rôderons à l'entour d'ici.
Scène II
Le Courtisan, Fontignac
Le Courtisan. - Je t'avoue, Fontignac, que je me sens ébranlé.
Fontignac. - Jé lé crois: la raison et vous, dans lé fond, vous n'êtes vrouillés qué faute dé vous entendre.
Le Courtisan. - Est-il vrai que ma soeur est convenue de toutes les folies dont elle parle?
Fontignac. - L'histoiré rapporte qu'elle en a fait l'aveu d'une manière exemplaire, en vérité.
Le Courtisan. - Elle qui était si glorieuse, comment a-t-elle souffert cette confusion-là?
Fontignac. - On dit en effet qué son âme d'abord était en travail. Grand nombre d'exclamations: Où en suis-je? On rougissait. Il est venu des larmes, un peu dé découragément, dé pétites colères brochant sur le tout. La vanité défendait le logis; mais enfin la raison l'a serrée dé si près, qu'elle l'a, comme on dit, jetée par les fenêtres, et jé régarde déjà la vôtre commé sautée.
Le Courtisan. - Mais dis-moi de quoi tu veux que je convienne; car voilà mon embarras.
Fontignac. - Jé vous fais excuse; vous êtes fourni; votre emvarras né peut vénir qué dé l'avondancé du sujet.
Le Courtisan. - Moi, je ne me connais point de ces faiblesses, de ces extravagances dont on peut rougir; je ne m'en connais point.
Fontignac. - Eh bien! jé vous mettrai en pays dé connaissance!
Le Courtisan. - Vous plaisantez, sans doute, Fontignac?
Fontignac. - Moi, plaisanter dans lé ministère qué j'exerce, quand il s'agit dé guérir un avugle! Vous n'y pensez pas.
Le Courtisan. - Où est-il donc cet aveugle?
Fontignac. - Monsieur, avrégeons; la vie est courte; parlons d'affaire.
Le Courtisan. - Ah! tu m'inquiètes. Que vas-tu me dire? Je n'aime pas les critiques.
Fontignac. - Jé vous prends sur lé fait. Actuellément vous préludez par une petitesse. Il en est dé vous commé dé ces vases trop pleins; on né peut les rémuer qu'ils né répandent.
Le Courtisan. - Voudriez-vous bien me dire quelle est cette faiblesse par laquelle je prélude?
Fontignac. - C'est la peur qué vous avez qué jé né vous épluche. N'avez-vous jamais vu d'enfant entre les bras dé sa nourrice? Connaissez-vous lé hochet dont elle agite les grelots pour réjouir lé poupon avecqué la chansonnette? Qué vous ressemvlez bien à cé poupon, vous autres grands seignurs! Régardez ceux qui vous approchent, ils ont tous lé hochet à la main; il faut qué lé grélot joue, et qué sa chansonnette marché. Vous mé régardez? Qué pensez-vous?
Le Courtisan. - Que vous oubliez entièrement à qui vous parlez.
Fontignac. - Eh! cadédis, quittez la bavette; il est bien temps qué vous soyez sévré.
Le Courtisan. - Voilà un faquin que je ne reconnais pas. Où est donc le respect que tu me dois?
Fontignac. - Lé respect qué vous démandez, voyez-vous, c'est lé sécouement du grélot; mais j'ai perdu lé hochet.
Le Courtisan. - Misérable!
Fontignac. - Plus dé quartier, sandis. Quand un homme a lé bras disloqué, né faut-il pas lé rémettre? Céla s'en va-t-il sans doulur? et né va-t-on pas son train? Cé n'est pas le bras à vous, c'est la tête qu'il faut vous rémettre! tête dé coutisan, cadédis, qué jé vous garantis aussi disloquée à sa façon, qu'aucun bras lé peut être. Vous criérez: Mais jé vous aime, et jé vous avertis qué jé suis sourd.
Le Courtisan. - Si j'en croyais ma colère...
Fontignac. - Eh! cadédis, qu'en feriez-vous? Lé moucheron à présent vous combattrait à force égale.
Le Courtisan. - Retirez-vous, insolent que vous êtes, retirez-vous.
Fontignac. - Pour lé moins entamons lé sujet.
Le Courtisan. - Laissez-moi, vous dis-je; mon plus grand malheur est de vous voir ici.
Scène III
Le Courtisan, Fontignac, Blaise
Blaise. - Queu tintamarre est-ce que j'entends là? En dirait d'un papillon qui bourdonne. Qu'avez-vous donc qui vous fâche?
Le Courtisan. - C'est ce coquin que tu vois qui vient de me dire tout ce qu'il y a de plus injurieux au monde.
Fontignac et Blaise se font des mines d'intelligence.
Blaise. - Qui, li?
Fontignac. - Hélas! maîtré Blaise, vous savez lé dessein qué j'avais. Monsieur a cru qué jé l'avais piqué, quand jé né faisais encore qu'approcher ma lancetté pour lui tirer lé mauvais sang que vous lui connaissez.
Blaise. - C'est qu'ou êtes un maladroit; il a bian fait de retirer le bras.
Le Courtisan. - La vue de cet impudent-là m'indigne.
Blaise. - Jarnigué! et moi itou. Il li appartient bian de fâcher un mignard comme ça, à cause qu'il n'est qu'un petit bout d'homme. Eh bian, qu'est-ce? Moyennant la raison, il devianra grand.
Le Courtisan. - Eh! je t'assure que ce n'est pas la raison qui me manque.
Blaise. - Eh! morgué, quand alle vous manquerait, j'en avons pour tous deux, moi; ne vous embarrassez pas.
Le Courtisan. - Quoi qu'il en soit, je te suis obligé de vouloir bien prendre mon parti.
Blaise. - Tenez, il m'est obligé, ce dit-il. Y a-t-il rian de si honnête? Il n'est déjà pus si glorieux comme dans ce vaissiau où il ne me regardait pas. Morgué, ça me va au coeur: allons, qu'en se mette à genoux tout à l'heure pour li demander pardon, et qu'an se baisse bian bas pour être à son niviau.
Le Courtisan. - Qu'il ne m'approche pas.
Blaise, à Fontignac. - Mais, malheureux; que li avez-vous donc dit, pour le rendre si rancunier?
Fontignac. - Il né m'a pas donné lé temps, vous dis-je. Quand vous êtes vénu, jé né faisais que peloter; jé lé préparais.
Blaise, au Courtisan. - Faut que j'accomode ça moi-même; mais comme je ne savons pas voute vie, je le requiens tant seulement pour m'en bailler la copie. Vous le voulez bian? Je manierons ça tout doucettement, à celle fin que ça ne vous apporte guère de confusion. Allons, Monsieur de Fontignac, s'il y a des bêtises dans son histoire, qu'en les raconte bian honnêtement. Où en étiez-vous?
Le Courtisan. - Je ne saurais souffrir qu'il parle davantage.
Blaise. - Je ne prétends pas qu'il vous parle à vous, car il n'en est pas daigne; ce sera à moi qu'il parlera à l'écart.
Fontignac. - J'allais tomber sur les emprunts dé Monsieur.
Le Courtisan. - Et que t'importent mes emprunts, dis?
Blaise, au Courtisan. - Ne faites donc semblant de rian. (A Fontignac.) Vous rapportez des emprunts: qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rende?
Fontignac. - Sans doute; mais il était trop généreux pour payer ses dettes.
Blaise. - Tenez, cet étourdi qui reproche aux gens d'être généreux! (Au Courtisan.) Stapendant je n'entends pas bian cet acabit de générosité-là; alle a la phisolomie un peu friponne.
Le Courtisan. - Je ne sais ce qu'il veut dire.
Fontignac. - Jé m'expliqué: c'est qué Monsieur avait lé coeur grand.
Blaise. - Le coeur grand! Est-ce que tout y tenait? le bian de son prochain et le sian?
Fontignac. - Tout juste. Les grandes âmes donnent tout, et né restituent rien, et la noblessé dé la sienne étouffait sa justice.
Blaise, au Courtisan. - Eh! j'aimerais mieux que ce fût la justice qui eût étouffé la noblesse.
Fontignac. - D'autant plus qué cetté noblesse est cause qué l'on rafle la tavlé dé ses créanciers pour entréténir la magnifience dé la sienne.
Blaise, au Courtisan. - Qu'est-ce que c'est que cette avaleuse de magnificence? ça ressemble à un brochet dans un étang. Vous n'avez pas été si méchamment goulu que ça, peut-être?
Le Courtisan, triste. - J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter cet inconvénient-là.
Blaise. - Hum! vous varrez qu'ou aurez grugé queuque poisson.
Fontignac. - Là-bas si vous l'aviez vu caresser tout lé monde, et verbiager des compliments, promettré tout et né ténir rien!
Le Courtisan. - J'entends tout ce qu'il dit.
Blaise. - C'est qu'il parle trop haut. Il me chuchote qu'ou étiez un donneur de galbanum; mais il ne sait pas qu'ou l'entendez.
Fontignac. - Qué dités-vous dé ces gens qui n'ont qué des mensonges sur lé visage?
Blaise, au Courtisan. - Morgué! je vous en prie, ne portez plus comme ça des bourdes sur la face.
Fontignac. - Des gens dont les yeux ont pris l'arrangement dé dire à tout lé monde: Jé vous aime?...
Blaise, au Courtisan. - Ca est-il vrai que vos yeux ont arrangé de vendre du noir?
Fontignac. - Des gens enfin qui, tout en emvrassant lé suvalterne, né lé voient seulement pas. Cé sont des caresses machinales, des bras à ressort qui d'eux-mêmes viennent à vous sans savoir cé qu'ils font.
Blaise, au Courtisan. - Ahi! ça me fâche. Il dit qué vos bras ont un ressort avec lequeul ils embrassont les gens sans le faire exprès. Cassez-moi ce ressort-là; en dirait d'un torne-broche quand il est monté.
Fontignac. - Cé sont des paroles qui leur tombent dé la bouche; des ritournelles, dont cependant l'inférieur va sé vantant, et qui lui donnent lé plaisir d'en devenir plus sot qu'à l'ordinaire.
Blaise. - Velà de sottes gens que ces sots-là! Qu'en dites-vous? A-t-il raison?
Le Courtisan. - Que veux-tu que je lui réponde, dès qu'il a perdu tout respect pour un homme de ma condition?
Blaise. - Morgué, Monsieur de Fontignac, ne badinez pas sur la condition.
Fontignac. - Jé né parle qué dé l'homme, et non pas du rang.
Blaise. - Ah! ça est honnête, et vous devez être content de la diffarance; car velà, par exemple, un animal chargé de vivres: et bian! les vivres sont bons, je serais bian fâché d'en médire; mais de ceti-là qui les porte, il n'y a pas de mal à dire que c'est un animal, n'est-ce pas?
Fontignac. - Si Monsieur lé permettait, jé finirais par lé récit dé son amitié pour ses égaux.
Blaise, au Courtisan. - De l'amiquié? oui-da, baillez-li cette libarté-là, ça vous ravigotera.
Fontignac. - Un jour vous vous trouviez avec un dé ces Messieurs. Jé vous entendais vous entréfriponner tous deux. Rien dé plus affétueux qué vos témoignages d'affétion réciproque. Jé tâchai dé réténir vos paroles, et j'en traduisis un pétit lamveau. Sandis! lui disiez-vous, jé n'estime à la cour personne autant qué vous; jé m'en fais fort, jé lé dis partout, vous devez lé savoir; cadédis, j'aime l'honnur, et vous en avez. De ces discours en voici la traduction: Maudit concurrent dé ma fortune, jé té connais, tu né vaux rien; tu mé perdrais si tu pouvais mé perdre, et tu penses qué j'en ferais dé même. Tu n'as pas tort; mais né lé crois pas, s'il est possible. Laissé-toi duper à mes expressions. Jé mé travaille pour en trouver qui té persuadent, et jé mé montre persuadé des tiennes. Allons, tâche dé mé croire imvécile, afin dé lé dévenir à ton tour; donné-moi ta main, qué la mienne la serre. Ah! sandis, qué jé t'aime! Régarde mon visage et touté la tendressé dont jé lé frelate. Pense qué jé t'affétionne, afin dé né mé plus craindre. Dé grâce, maudit fourbe, un peu dé crédulité pour ma mascarade. Permets qué jé t'endorme, afin qué jé t'en égorge plus à mon aise.
Blaise. - Tout ça ne voulait donc dire qu'un coup de coutiau? Ou avez donc le coeur bien traîtreux, vous autres!
Le Courtisan. - Aujourd'hui il dit du mal de moi; autrefois il faisait mon éloge.
Fontignac. - Ah! lé fourbe qué j'étais! Monsieur, jé les ai pleuré ces éloges, jé les ai pleuré, lé coquin vous louait, et né vous en estimait pas davantagé.
Blaise. - Ça est vrai, il m'a dit qu'il vous attrapait comme un innocent.
Fontignac. - Jé vous berçais, vous dis-jé. Jé vous voyais affamé dé dupéries, vous en démandiez à tout le monde: donnez-m'en. Jé vous en donnais, jé vous en gonflais, j'étais à même: la fiction mé fournissait mes matières; c'était lé moyen dé n'en pas manquer.
Le Courtisan. - Ah! que viens-je d'entendre?
Fontignac, à Blaise. - Cet emvarras qui lé prend serait-il l'avant-coureur de la sagesse?
Blaise. - Faut savoir ça. (Au Courtisan.) Voulez-vous à cette heure qu'il vous demande pardon? Etes-vous assez robuste pour ça?
Le Courtisan. - Non, il n'est plus nécessaire. Je ne le trouve plus coupable
Blaise. - Tout de bon? (A Fontignac.) Chut! ne dites mot; regardez aller sa taille, alle court la poste. Ahi! encore un chiquet; courage! Que ces courtisans ont de peine à s'amender! Bon! le velà à point: velà le niviau. (Il le mesure avec lui.)
Le Courtisan, qui a rêvé, leur tend la main à tous deux. - Fontignac, et toi, mon ami Blaise, je vous remercie tous deux.
Blaise. - Oh! oh! vous vous amendiez donc en tapinois? Morgué! vous revenez de loin!
Fontignac. - Sandis; j'en suis tout extasié; il faut qué jé vous quitte, pour en porter la nouvelle à la fille du Gouvernur.
Blaise, à Fontignac. - C'est bian dit, courez toujours. Au Courtisan. Alle vous aimera comme une folle.
Scène IV
Le Courtisan, Blaise, Blectrue, Le Poète, Le Philosophe
Blectrue. - Arrête! arrête!
Le Courtisan se saisit du Philosophe et Blaise du Poète.
Blaise. - D'où viant donc ce tapage-là?
Blectrue. - C'est une chose qui mérite une véritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites créatures-là; car ils ne veulent rien faire pour elles.
Le Courtisan, au Philosophe. - Quoi! vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-être de tous les hommes le plus frappé d'illusion et de folie, retrouve la raison? Un philosophe plus égaré qu'un courtisan! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science où l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde?
Le Philosophe. - Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire: mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-là qui a l'audace de faire des vers où il me satirise.
Blectrue. - Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requête, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa liberté; et j'y étais moi-même accommodé on ne peut pas mieux.
Blaise. - Misérable petit faiseur de varmine! C'est un var qui en fait d'autres mais morgué! que vous avais-je fait pour nous mettre dans une requête qui nous blâme?
Le Poète. - Moi, je ne vous veux pas de mal.
Le Courtisan. - Pourquoi donc nous en faites-vous?
Le Poète. - Point du tout; ce sont des idées qui viennent et qui sont plaisantes; il faut que cela sorte; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les écrire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu à vos dépens, à la vérité; mais c'est ce qui en fait tout le sel; et à cause que j'ai mis quelque épithète un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colère. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux? Ils sont heureux.
Le Philosophe. - Poète insolent!
Le Poète, se débattant entre les mains du Courtisan. - Il faut que mon épigramme soit bonne, car il est bien piqué.
Le Courtisan. - Faire des vers en cet état-là! cela n'est pas concevable.
Blaise. - Faut que ce soit un acabit d'esprit enragé.
Le Courtisan. - Ils se battront, si on les lâche.
Blectrue. - Vraiment je suis arrivé comme ils se battaient; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui: mais je vais les séparer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les étouffer. Donnez-moi-les, que je les confie à un autre.
Le Philosophe. - Qu'est-ce que cela signifie? Nous enfermer? je ne le veux point.
Blaise. - Tenez, ne velà-t-il pas un homme bian peigné pour dire: je veux!
Le Philosophe. - Ah! tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guéri?
Blaise. - En devenant sage. (Aux autres.) Laissez-nous un peu dire.
Le Philosophe. - Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse?
Blaise. - C'est de n'être pas fou.
Le Philosophe. - Mais je ne suis pas fou, moi; et je ne guéris pourtant pas.
Le Poète. - Ni ne guériras.
Blaise, au poète. - Taisez-vous, petit sarpent. (Au Philosophe.) Vous dites que vous n'êtes pas fou, pauvre rêveux: qu'en savez-vous si vous ne l'êtes pas? Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose?
Blectrue. - Fort bien.
Le Philosophe. - Fort mal; car ce manant est donc fou aussi.
Blaise. - Eh! pourquoi ça?
Le Philosophe. - C'est que tu ne crois pas l'être.
Blaise. - Eh bian! morgué, me velà pris; il a si bian ravaudé ça que je n'y connais pus rian; j'ons peur qu'il ne me gâte.
Le Courtisan. - Crois-moi, ne te joue point à lui. Ces gens-là sont dangereux.
Blaise. - C'est pis que la peste. Emmenez ce marchand de çarvelle, et fourrez-moi ça aux Petites-Maisons ou bian aux Incurables.
Le Philosophe. - Comment, on me fera violence?
Blectrue. - Allons, suivez-moi tous deux.
Le Poète. - Un poète aux Petites-Maisons!
Blaise. - Eh! pargué, c'est vous mener cheux vous.
Blectrue. - Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne.
Blaise. - Ça fait compassion. (Au Courtisan, à part.)
Tenez-vous grave, car j'aparçois la damoiselle d'ici qui vous contemple. Souvenez-vous de voute gloire, et aimez-la bian fiarement.
Scène V
Floris, le Courtisan, Blaise
Floris. - Enfin, le ciel a donc exaucé nos voeux.
Le Courtisan. - Vous le voyez, Madame.
Blaise. - Ah! c'était biau à voir!
Floris. - Que vous êtes aimable de cette façon-là!
Le Courtisan. - Je suis raisonnable, et ce bien-là est sans prix; mais, après cela, rien ne me flatte tant, dans mon aventure, que le plaisir de pouvoir vous offrir mon coeur.
Blaise. - Ah! nous y velà avec son coeur qui va bailler... Apprenez-li un peu son devoir de criauté.
Le Courtisan. - De quoi ris-tu donc?
Blaise. - De rian, de rian; vous en aurez avis. Dites, Madame; je m'arrête ici pour voir comment ça fera.
Floris. - Vous m'offrez votre coeur, et c'est à moi à vous offrir le mien.
Le Courtisan. - Je me rappelle en effet d'avoir entendu parler ma soeur dans ce sens-là. Mais en vérité, Madame, j'aurais bien honte de suivre vos lois là-dessus: quand elles ont été faites, vous n'y étiez pas; si on vous avait vue, on les aurait changées.
Blaise. - Tarare! on en aurait vu mille comme elle, que ça n'aurait rian fait. Guarissez de cette autre infirmité-là.
Floris. - Je vous conjure, par toute la tendresse que je sens pour vous, de ne me plus tenir ce langage-là.
Blaise. - Ça nous ravale trop: je sommes ici la force, et velà la faiblesse.
Floris. - Souvenez-vous que vous êtes un homme, et qu'il n'y aurait rien de si indécent qu'un abandon si subit à vos mouvements. Votre coeur ne doit point se donner; c'est bien assez qu'il se laisse surprendre. Je vous instruis contre moi; je vous apprends à me résister, mais en même temps à mériter ma tendresse et mon estime. Ménagez-moi donc l'honneur de vous vaincre; que votre amour soit le prix du mien, et non pas un pur don de votre faiblesse: n'avilissez point votre coeur par l'impatience qu'il aurait de se rendre; et pour vous achever l'idée de ce que vous devez être, n'oubliez pas qu'en nous aimant tous deux, vous devenez, s'il est possible, encore plus comptable de ma vertu que je ne la suis moi-même.
Blaise. - Pargué! vélà des lois qui connaissont bian la femme, car ils ne s'y fiont guère.
Le Courtisan. - Il faut donc se rendre à ce qui vous plaît, Madame?
Floris. - Oui, si vous voulez que je vous aime.
Le Courtisan, avec transport. - Si je le veux, Madame? mon bonheur...
Floris. - Arrêtez, de grâce, je sens que je vous mépriserais.
Blaise. - Tout bellement; tenez voute amour à deux mains: vous allez comme une brouette.
Floris. - Vous me forcerez à vous quitter.
Le Courtisan. - J'en serais bien fâché.
Blaise. - Que ne dites-vous que vous en serez bien aise?
Le Courtisan. - Je ne saurais parler comme cela.
Floris. - Vous ne sauriez donc vous vaincre? Adieu, je vous quitte; mon penchant ne serait plus raisonnable.
Blaise. - Ne vélà-t-il pas encore une taille qui va dégringoler?
Le Courtisan, à Floris qui s'en va. - Madame, écoutez-moi: quoique vous vous en alliez, vous voyez bien que je ne vous arrête point; et assurément vous devez, ce me semble, être contente de mon indifférence. Quand même vous vous en iriez tout à fait, j'aurais le courage de ne vous point rappeler.
Floris. - Cette indifférence-là ne me rebute point; mais je ne veux point la fatiguer à présent, et je me retire.
Scène VI
Le Courtisan, Blaise
Le Courtisan, soupirant. - Ah!
Blaise. - Ne bougez pas; consarvez voute dignité humaine; aussi bian, je vous tians par le pourpoint.
Le Courtisan. - Mais, mon cher Blaise, elle est pourtant partie.
Blaise. - Qu'alle soit; alle a d'aussi bonnes jambes pour revenir que pour s'en aller.
Le Courtisan. - Si tu savais combien je l'aime!
Blaise. - Ah! je vous parmets de me conter ça à moi, et il n'y a pas de mal à l'aimer en cachette; ça est honnête; et mêmement ils disont ici que pus en aime sans le dire, et pus ça est biau; car en souffre biaucoup, et c'est cette souffrance-là qui est daigne de nous, disont-ils. Cheux nous les femmes de bian ne font pas autre chose. N'avons-je pas une maîtresse itou, moi? une jolie fille, qui me poursuit avec des civilités et de petits mots qui sont si friands? Mais, morgué, je me tians coi. Je vous la rabroue, faut voir! Alle n'aura la consolation de me gagner que tantôt. Morgué! tenez, je l'aparçois qui viant à moi. Je vas tout à cette heure vous enseigner un bon exemple. Je sis pourtant affollé d'elle. Stapendant, regardez-moi mener ça. Voyez la suffisance de mon comportement. Boutez-vous: là, sans mot dire.
Scène VII
Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire
Fontignac, au Courtisan. - Permettez, Monsieur, qué jé parle à Blaise, et lui présente une réquête dont voici lé sujet. (En montrant l'insulaire.)
Blaise. - Ah! ah! Monsieur de Fontignac, ou êtes un fin marle, vous voulez me prendre sans vart. Eh bian! le sujet de voute requête, à quoi prétend-il!
Fontignac. - D'abord à votre coeur, ensuite à votre main.
L'Insulaire. - Voilà ce que c'est.
Blaise. - C'est coucher bien gros tout d'une fois. Voilà bian des affaires. Traite-t-on du coeur d'un homme comme de ceti-là d'une femme? faut bian d'autres çarimonies.
Fontignac. - Jé mé suis pourtant fait fort dé votré consentement.
L'Insulaire. - J'ai compté sur l'amitié que vous avez pour Fontignac.
Blaise. - Oui; mais voute compte n'est pas le mian: j'avons une autre arusmétique.
Fontignac. - Né vous en défendez point. Il est temps qué votre modestie cède la victoire. Jé sais qu'ellé vous plaît, cetté tendre et charmante fille.
Blaise. - Eh! mais, en vérité, taisez-vous donc, vous n'y songez pas. Il me viant des rougeurs que je ne sais où les mettre.
L'Insulaire. - Mon dessein n'est pas de vous faire de la peine: et s'il est vrai que vous ne puissiez avoir du retour...
Blaise. - Je ne dis pas ça.
Fontignac. - Achévons donc. Qué tant dé mérite vous touche!
Blaise, au Courtisan. - En avez-vous assez vu? Ca commence à me rendre las. Je vais signer la requête.
Le Courtisan. - Finis.
Fontignac. - L'ami Blaise, j'entends qué Monsieur vous encourage.
Blaise, à l'Insulaire. - Morgué! il n'y a donc pus de répit; ou êtes bian pressée, ma mie?
L'Insulaire. - N'est-ce pas assez disputer?
Blaise. - Eh bian! ce coeur, pisque vous le voulez tant, ou avez bian fait de le prendré, car, jarnicoton! je ne vous l'aurais pas baillé.
L'Insulaire. - Me voilà contente.
Blaise, voyant Floris. - Tant mieux. Mais ne causons pus; velà une autre amoureuse qui viant. (Au Courtisan.) Préparez-li une bonne moue, et regardéz-moi-la par-dessus les épaules.
Scène VIII
Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire, Floris
Floris. - Je reviens. Je n'étais sortie que pour vous éprouver, et vous n'avez que trop bien soutenu cette épreuve. Votre indifférence même commence à m'alarmer.
Le Courtisan la regarde sans rien dire.
Blaise, à Floris. - Vous n'êtes pas encore si malade.
Floris. - Faites-moi la grâce de me répondre.
Le Courtisan. - J'aurais peur de finir vos alarmes, que je ne hais point.
Blaise. - Ca est bon; ça tire honnêtement à sa fin.
Floris. - Mes alarmes que vous ne haïssez point? Expliquez-vous plus clairement.
Le Courtisan la regarde sans répondre.
Blaise. - Morgué! velà des yeux bian clairs!
Floris. - Ils me disent que vous m'aimez.
Blaise. - C'est qu'ils disent ce qu'ils savent.
Fontignac. - Cé sont des échos.
Floris. - Les en avouez-vous?
Le Courtisan. - Vous le voyez bien.
Blaise. - Ca est donc bâclé?
Floris. - Oui, cela est fait: en voilà assez; et je me charge du reste auprès de mon père.
Fontignac. - Vous n'irez pas lé chercher, car il entre.
Scène IX
Le Gouverneur, Parmenès, Floris, L'Insulaire, Le Courtisan, La Comtesse, Fontignac, Spinette, Le Paysan
La Comtesse. - Oui, Seigneur, mettez le comble à vos bienfaits: je vous ai mille obligations; joignez-y encore la grâce de m'accorder votre fils.
Le Gouverneur. - Vous lui faites honneur, et je suis charmé que vous l'aimiez.
La Comtesse. - Tendrement.
Blaise. - En rirait bian dans noute pays de voir ça.
Le Gouverneur. - Mais c'est pourtant à vous à décider, mon fils; aimez-vous Madame?
Parmenès, honteusement. - Oui, mon père.
Floris. - J'ai besoin de la même grâce, mon père, et je vous demande Alvarès.
Le Gouverneur. - Je consens à tout. (En montrant Spinette.) Et cette jolie fille?
Blaise. - Je vas faire son compte. (A Fontignac.) Vous m'avez tantôt présenté une requête, Fontignac; je vous la rends toute brandie pour noute amie Spinette. Que dites-vous à ça?
Fontignac. - Jé rougis sous lé chapeau.
Blaise. - Ça veut dire: tope. Où est donc le notaire pour tous ces mariages, et pour écrire le contrat?
Le Gouverneur. - Nous n'en avons point d'autre ici que la présence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites. Puissent les dieux vous combler de leurs faveurs! Quelqu'uns de vos camarades languissent encore dans leur malheur; je vous exhorte à ne rien oublier pour les en tirer. L'usage le plus digne qu'on puisse faire de son bonheur, c'est de s'en servir à l'avantage des autres. Que des fêtes à présent annoncent la joie que nous avons de vous voir devenus raisonnables.
Divertissement
M. Legrand chante.
Livrez-vous, jeunes coeurs, au dieu de la tendresse;
Vous pouvez, sans faiblesse,
Former d'amoureux sentiments.
La Raison, dont les lois sont prudentes et sages,
Ne vous défend pas d'être amants,
Mais d'être amants volages.
I. Menuet
dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Labatte.
Mlle Legrand chante.
Quel plaisir de voir l'Amour,
Dans cet heureux séjour,
A la Raison faire sa cour!
Que ses armes
Ont pour nous de charmes!
Tous nos désirs,
Tous nos soupirs
Sont des plaisirs.
II. Menuet
dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Legrand.
Mlle Labatte chante.
Jamais aucun regret ne vient troubler nos coeurs,
Dans cette île charmante,
D'une flamme innocente
Nous y ressentons les ardeurs,
Et la Raison gouverne les faveurs
Que l'Amour nous présente.
Vaudeville
I. Couplet par M. Dufresne.
Toi qui fais l'important,
Ta superbe apparence,
Tes grands airs, ta dépense,
Séduisent un peuple ignorant;
Tu lui parais un colosse, un géant.
Ici, ta grandeur cesse;
On voit ta petitesse,
Ton néant, ta bassesse;
Tu n'es enfin, chez la Raison,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
II. Couplet par M. Du Mirail.
Philosophe arrogant,
Qui te moques sans cesse
De l'humaine faiblesse,
Tu t'applaudis d'en être exempt:
Dans l'univers tu te crois un géant.
Par la moindre disgrâce,
Ton courage se passe,
Ta fermeté se lasse.
Tu n'es plus, avec ta raison,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
III. Couplet par Mlle Jouvenot.
Mortel indifférent,
Qui sans cesse déclames
Contre les douces flammes
Que fait sentir le tendre enfant,
Auprès de lui tu te crois un géant.
Qu'un bel oeil se présente,
Sa douceur séduisante
Rend ta force impuissante.
Tu n'es plus, contre Cupidon,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
IV. Couplet par Mlle Legrand.
Qu'un nain soit opulent,
Malgré son air grotesque
Et sa taille burlesque,
Grâce à Plutus, il paraît grand:
L'or et l'argent de lui font un géant,
Mais sans leur assistance,
La plus belle prestance
Perd son crédit en France;
Et l'on n'est, quand Plutus dit non,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
V. Couplet par Mlle Quinault.
Que tu semblais ardent,
Mari, quand tu pris femme!
De l'excès de ta flamme
Tu lui parlais à chaque instant:
Avant l'hymen, tu te croyais géant.
Six mois de mariage
De ce hardi langage
T'ont fait perdre l'usage.
Tu n'es plus, pauvre fanfaron,
Qu'un petit garçon,
Qu'un embryon,
Qu'un myrmidon.
VI. Couplet par M. Quinault.
Il n'y a pas longtemps
Que j'avais la barlue.
Ma foi, j'étais bian grue!
Chez vous, Messieurs les courtisans,
Je croyais voir les plus grands des géants.
Aujourd'hui la leunette
Que la raison me prête
Rend ma visière nette.
Je vois dans toutes vos façons,
Des petits garçons,
Des embryons,
Des myrmidons.
VII. Couplet par Mlle Quinault, au parterre.
Partisans du bon sens,
Vous, dont l'heureux génie
Fut formé par Thalie,
Nous en croirons vos jugements.
Chez vous, des nains ne sont point des géants.
Si notre comédie
Par vous est applaudie,
Nous craindrons peu l'envie,
Vous contraindrez, par vos leçons,
Les petits garçons,
Les embryons,
Les myrmidons.
La Seconde surprise de l'amour
Comédie en trois actes, en prose
Représentée pour la première fois par les comédiens français le 31 décembre 1727
A son Altesse sérénissime Madame la Duchesse du Maine
Madame,
Je ne m'attendais pas que mes ouvrages dussent jamais me procurer l'honneur infini d'en dédier un à Votre Altesse Sérénissime. Rien de tout ce que j'étais capable de faire ne m'aurait paru digne de cette fortune-là. Quelle proportion, aurais-je dit, de mes faibles talents et de ceux qu'il faudrait pour amuser la délicatesse d'esprit de cette Princesse! Je pense encore de même; et cependant, aujourd'hui, vous me permettez de vous faire un hommage de la Surprise de l'amour. On a même vu Votre Altesse Sérénissime s'y plaire, et en applaudir les représentations. Je ne saurais me refuser de le dire aux lecteurs, et je puis effectivement en tirer vanité; mais elle doit être modeste, et voici pourquoi: les esprits aussi supérieurs que le vôtre, Madame, n'exigent pas dans un ouvrage toute l'excellence qu'ils y pourraient souhaiter; puis indulgents que les demi-esprits, ce n'est pas au poids de tout leur goût qu'ils le pèsent pour l'estimer. Ils composent, pour ainsi dire, avec un auteur; ils observent avec finesse ce qu'il est capable de faire, eu égard à ses forces; et s'il le fait, ils sont contents, parce qu'il a été aussi loin qu'il pouvait aller; et voilà positivement le cas où se trouve la Surprise de l'amour. Madame, Votre Altesse Sérénissime a jugé qu'elle avait à peu près le degré de bonté que je pouvais lui donner, et cela vous a suffi pour l'approuver, car autrement comment m'auriez-vous fait grâce? Ne sait-on pas dans le monde toute l'étendue de vos lumières? Combien d'habiles auteurs ne doivent-ils pas la beauté de leurs ouvrages à la sûreté de votre critique! La finesse de votre goût n'a pas moins servi les lettres que votre protection a encouragé ceux qui les ont cultivées; et ce que je dis là, Madame, ce n'est ni l'auguste naissance de Votre Altesse Sérénissime, ni le rang qu'Elle tient qui me le dicte, c'est le public qui me l'apprend, et le public ne surfait point. Pour moi, il ne me reste là-dessus qu'une réflexion à faire; c'est qu'il est bien doux, quand on dédie un livre à une Princesse, et qu'on aime la vérité, de trouver en Elle autant de qualités réelles que la flatterie oserait en feindre. Je suis, avec un très profond respect,
Madame,
de Votre Altesse Sérénissime,
le très humble et très obéissant serviteur,
DE MARIVAUX.
Acteurs
La Marquise, veuve.
Le Chevalier.
Le Comte.
Lisette, suivante de la Marquise.
Lubin, valet du Chevalier.
Monsieur Hortensius, pédant.
Acte premier
Scène première
La Marquise, Lisette
La Marquise entre tristement sur la scène; Lisette la suit sans qu'elle le sache.
La Marquise, s'arrêtant et soupirant. - Ah!
Lisette, derrière elle. - Ah!
La Marquise. - Qu'est-ce que j'entends là? Ah! c'est vous?
Lisette. - Oui, Madame.
La Marquise. - De quoi soupirez-vous?
Lisette. - Moi? de rien: vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même.
La Marquise. - Fort bien; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre?
Lisette. - Qui me l'a dit, Madame? Vous m'appelez, je viens; vous marchez, je vous suis: j'attends le reste.
La Marquise. - Je vous ai appelée, moi?
Lisette. - Oui, Madame.
La Marquise. - Allez, vous rêvez; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous.
Lisette. - Retournez-vous-en! les personnes affligées ne doivent point rester seules, Madame.
La Marquise. - Ce sont mes affaires; laissez-moi.
Lisette. - Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse.
La Marquise. - Ma tristesse me plaît.
Lisette. - Et c'est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin.
La Marquise. - Ah! voyons donc où cela ira.
Lisette. - Pardi! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous.
La Marquise. - Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu; pour m'empêcher d'être triste, il me met en colère.
Lisette. - Eh bien, cela distrait toujours un peu: il vaut mieux quereller que soupirer.
La Marquise. - Eh! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie.
Lisette. - Vous devez, dites-vous? Oh! vous ne payerez jamais cette dette-là; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse.
La Marquise. - Eh! ce que je dis là n'est que trop vrai: il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus; après deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime; ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois après!
Lisette. - Un mois! c'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours; c'est cela qui est piquant.
La Marquise. - J'ai tout perdu, vous dis-je.
Lisette. - Tout perdu! Vous me faites trembler: est-ce que tous les hommes sont morts?
La Marquise. - Eh! que m'importe qu'il reste des hommes?
Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là? Que le ciel les conserve! ne méprisons jamais nos ressources.
La Marquise. - Mes ressources! A moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison!
Lisette. - Comment donc par un effort de raison? Voilà une pensée qui n'est pas de ce monde; mais vous êtes bien fraîche pour une personne qui se fatigue tant.
La Marquise. - Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter.
Lisette. - Ah çà, Madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde; voyez ce que c'est: quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n'étiez pas si belle; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie; cela vous réussit on ne peut pas mieux.
La Marquise. - Que vous êtes folle! je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit.
Lisette. - N'auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point? car vous avez le teint bien reposé; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de Madame.
La Marquise. - Qu'est-ce que tu vas faire? Je n'en veux point.
Lisette. - Vous n'en voulez point! vous refusez le miroir, un miroir, Madame! Savez-vous bien que vous me faites peur? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela: il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. (On apporte la toilette. Elle prend un siège.) Allons, Madame, mettez-vous là, que je vous ajuste: tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir.
La Marquise. - Oh! tu m'ennuies: qu'ai-je besoin d'être mieux que je ne suis? Je ne veux voir personne.
Lisette. - De grâce, un petit coup d'oeil sur la glace, un seul petit coup d'oeil; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement.
La Marquise. - Si tu voulais bien me laisser en repos.
Lisette. - Quoi! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'êtes pas à l'extrémité! cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement? je vous disais que vous étiez plus belle qu'à l'ordinaire; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement.
La Marquise. - Il est vrai que je suis dans un terrible état.
Lisette. - Il n'y a donc qu'à emporter la toilette? La Brie, remettez cela où vous l'avez pris.
La Marquise. - Je ne me pique plus ni d'agrément ni de beauté.
Lisette. - Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis.
La Marquise. - Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable?
Lisette. - Extrêmement changée.
La Marquise. - Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi.
Lisette. - Ah! je respire, vous voilà sauvée: allons, courage, Madame.
On rapporte le miroir.
La Marquise. - Donne le miroir; tu as raison, je suis bien abattue.
Lisette, lui donnant le miroir. - Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là, qui n'est que lys et que rose quand on en a soin? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux: ah! les fripons, comme ils ont encore l'oeillade assassine; ils m'auraient déjà brûlé, si j'étais de leur compétence; ils ne demandent qu'à faire du mal.
La Marquise, rendant le miroir. - Tu rêves; on ne peut pas les avoir plus battus.
Lisette. - Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites: que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours.
La Marquise. - Que me veut son maître? je ne vois personne.
Lisette. - Il faut bien l'écouter.
Scène II
Lubin, La Marquise, Lisette
Lubin. - Madame, pardonnez l'embarras...
Lisette. - Abrège, abrège, il t'appartient bien d'embarrasser Madame!
Lubin. - Il vous appartient bien de m'interrompre, ma mie; est-ce qu'il ne m'est pas libre d'être honnête?
La Marquise. - Finis, de quoi s'agit-il?
Lubin. - Il s'agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m'a dit... ce que votre femme de chambre m'a fait oublier.
Lisette. - Quel original!
Lubin. - Cela est vrai; mais quand la colère me prend, ordinairement la mémoire me quitte.
La Marquise. - Retourne donc savoir ce que tu me veux.
Lubin. - Oh! ce n'est pas la peine, Madame, et je m'en ressouviens à cette heure; c'est que nous arrivâmes hier tous deux à Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n'y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande; que vous ayez à trouver bon qu'il ne vous voie point cette après-dînée, et qu'il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l'incommodité de ses embarras.
Lisette. - Tout ce galimatias-là signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir à présent.
La Marquise. - Sais-tu ce qu'il a à me dire? Car je suis dans l'affliction.
Lubin, d'un ton triste, et à la fin pleurant. - Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l'entretenir un quart d'heure; pour ce qui est d'affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas à la vôtre; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi; nous faisons compassion à tout le monde.
Lisette. - Mais, en effet, je crois qu'il pleure.
Lubin. - Oh! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul; mais je me retiens par honnêteté.
Lisette. - Tais-toi.
La Marquise. - Dis à ton maître qu'il peut venir, et que je l'attends; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu'il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu'il a dû m'acheter. (Elle soupire en s'en allant.) Ah!
Scène III
Lisette, Lubin
Lisette. - La voilà qui soupire, et c'est toi qui en es cause, butor que tu es; nous avons bien affaire de tes pleurs.
Lubin. - Ceux qui n'en veulent pas n'ont qu'à les laisser; ils ont fait plaisir à Madame, et Monsieur le Chevalier l'accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi.
Lisette. - Qu'il s'en garde bien: dis-lui de cacher sa douleur, je ne t'arrête que pour cela; ma maîtresse n'en a déjà que trop, et je veux tâcher de l'en guérir: entends-tu?
Lubin. - Pardi! tu cries assez haut.
Lisette. - Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir?
Lubin. - Ma foi, de rien: moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard.
Lisette. - Le plaisant garçon!
Lubin. - Oui, mon maître soupire parce qu'il a perdu une maîtresse; et comme je suis le meilleur coeur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l'amuser; de sorte que je vais toujours pleurant sans être fâché, seulement par compliment.
Lisette rit. - Ah, ah, ah, ah!
Lubin, en riant. - Eh, eh, eh! tu en ris, j'en ris quelquefois de même, mais rarement, car cela me dérange; j'ai pourtant perdu aussi une maîtresse, moi; mais comme je ne la verrai plus, je l'aime toujours sans en être plus triste. (Il rit.) Eh, eh, eh!
Lisette. - Il me divertit. Adieu; fais ta commission, et ne manque pas d'avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t'ai dit.
Lubin, riant. - Adieu, adieu.
Lisette. - Comment donc! tu me lorgnes, je pense?
Lubin. - Oui-da, je te lorgne.
Lisette. - Tu ne pourras plus te remettre à pleurer.
Lubin. - Gageons que si... Veux-tu voir?
Lisette. - Va-t'en; ton maître t'attendra.
Lubin. - Je ne l'en empêche pas.
Lisette. - Je n'ai que faire d'un homme qui part demain: retire-toi.
Lubin. - A propos, tu as raison, et ce n'est pas la peine d'en dire davantage. Adieu donc, la fille.
Lisette. - Bonjour, l'ami.
Scène IV
Lisette, seule.
Lisette. - Ce bouffon-là est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu'une bibliothèque. Que cet homme-là m'ennuie avec sa doctrine ignorante! Quelle fantaisie a Madame, d'avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur! Que les femmes du monde ont de travers!
Scène V
Hortensius, Lisette
Lisette. - Monsieur Hortensius, Madame m'a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle.
Hortensius. - Je serai ponctuel à obéir, Mademoiselle Lisette; et Madame la Marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendît plus dignes de ma prompte obéissance.
Lisette. - Ah! le joli tour de phrase! Comment! vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l'on sent bien qu'elle part d'un homme qui sait sa rhétorique.
Hortensius. - La rhétorique que je sais là-dessus, Mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l'ont apprise.
Lisette. - Mais ce que vous me dites là est merveilleux; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique.
Hortensius. - Ils ont mis mon coeur en état de soutenir thèse, Mademoiselle; et pour essai de ma science, je vais, si vous l'avez pour agréable, vous donner un petit argument en forme.
Lisette. - Un argument à moi! Je ne sais ce que c'est; je ne veux point tâter de cela: adieu.
Hortensius. - Arrêtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu'il est concluant.
Lisette. - Un syllogisme! Eh! que voulez-vous que je fasse de cela?
Hortensius. - Ecoutez. On doit son coeur à ceux qui vous donnent le leur, je vous donne le mien: ergo, vous me devez le vôtre.
Lisette. - Est-ce là tout? Oh! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez: on ne doit son coeur qu'à ceux qui le prennent; assurément vous ne prenez pas le mien: ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour.
Hortensius, l'arrêtant. - La raison répond...
Lisette. - Oh! pour la raison, je ne m'en mêle point, les filles de mon âge n'ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius; que le ciel vous bénisse, vous, votre thèse et votre syllogisme.
Hortensius. - J'avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautés.
Lisette. - Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautés n'entendent que le français.
Hortensius. - On peut vous les traduire.
Lisette. - Achevez donc, car j'ai hâte.
Hortensius. - Je crois les avoir serrés dans un livre.
Lisette, pendant qu'il cherche, Lisette voit venir la Marquise et dit. - Voilà Madame, laissons-le chercher son papier. (Elle sort.)
Hortensius continue en feuilletant. - Je vous y donne le nom d'Hélène, de la manière du monde la plus poétique, et j'ai pris la liberté de m'appeler le Pâris de l'aventure: les voilà, cela est galant.
Scène VI
La Marquise, Hortensius
La Marquise. - Que voulez-vous dire, avec cette aventure où vous vous appelez Pâris? à qui parliez-vous? Voyons ce papier.
Hortensius. - Madame, c'est un trait de l'histoire des Grecs, dont Mademoiselle Lisette me demandait l'explication.
La Marquise. - Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant: où sont les livres que vous m'avez achetés, Monsieur?
Hortensius. - Je les tiens, Madame, tous bien conditionnés, et d'un prix fort raisonnable; souhaitez-vous les voir?
La Marquise. - Montrez. (Un laquais vient.) Voici Monsieur le Chevalier, Madame.
La Marquise. - Faites entrer. (Et à Hortensius.) Portez-les chez moi, nous les verrons tantôt.
Scène VII
La Marquise, Le Chevalier
Le Chevalier. - Je vous demande pardon, Madame, d'une visite, sans doute, importune; surtout dans la situation où je sais que vous êtes.
La Marquise. - Ah! votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir; puis-je vous rendre quelque service? De quoi s'agit-il? Vous me paraissez bien triste.
Le Chevalier. - Vous voyez, Madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge.
La Marquise. - Que me dites-vous là! Vous m'inquiétez; que vous est-il donc arrivé?
Le Chevalier. - Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable; j'ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais.
La Marquise. - Comment donc! Est-ce qu'elle est morte?
Le Chevalier. - C'est la même chose pour moi. Vous savez où elle s'était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père: il a continué de la persécuter; et lasse; apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s'est liée par des noeuds qu'elle ne peut plus rompre: il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m'a été inutile; j'ai été témoin de mon malheur; j'ai depuis toujours demeuré dans le lieu, il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore.
La Marquise. - En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens.
Le Chevalier. - Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n'êtes que trop affligée vous-même.
La Marquise. - Non, Chevalier, ne vous gênez point; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu; j'aime à voir un coeur estimable car cela est si rare, hélas! Il n'y a plus de moeurs, plus de sentiment dans le monde; moi qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien.
Le Chevalier. - Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m'empêchent pas d'être touché des vôtres.
La Marquise. - J'en suis persuadée; mais venons au reste: que me voulez-vous?
Le Chevalier. - Je ne verrai plus Angélique; elle me l'a défendu, et je veux lui obéir.
La Marquise. - Voilà comment pense un honnête homme, par exemple.
Le Chevalier. - Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même; la lire est la seule grâce que je lui demande; et si, à mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger...
La Marquise, l'interrompant. - Eh! qui est-ce qui en doute? Dès que vous êtes capable d'une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s'en va sans dire; je sais à présent votre caractère comme le mien; les bons coeurs se ressemblent, Chevalier: mais la lettre n'est point cachetée.
Le Chevalier. - Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis: puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage.
La Marquise. - Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci; et la raison de cela, c'est qu'on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent: lisons la lettre.
Elle lit.
"J'avais dessein de vous revoir encore, Angélique; mais j'ai songé que je vous désobligerais, et je m'en abstiens: après tout, qu'aurais-je été chercher? Je ne saurais le dire; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pénétrer jusqu'à mourir."
Répétant les derniers mots, et s'interrompant.
Pour m'en pénétrer jusqu'à mourir! Mais cela est étonnant: ce que vous dites là, Chevalier, je l'ai pensé mot pour mot dans mon affliction; peut-on se rencontrer jusque-là! En vérité, vous me donnez bien de l'estime pour vous! Achevons.
Elle relit.
"Mais c'est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m'échappa contre vous à notre dernière entrevue; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j'étais au désespoir; et dans ce moment-là, je vous aimais trop pour vous rendre justice; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'être; et j'avoue que j'offenserais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce à tout engagement; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon coeur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorâtes."
Après avoir lu, et rendant la lettre.
Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir là, vous n'êtes point à plaindre; quelle lettre! Autrefois le Marquis m'en écrivit une à peu près de même, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fût capable; vous étiez son ami, et je ne m'en étonne pas.
Le Chevalier. - Vous savez combien son amitié m'était chère.
La Marquise. - Il ne la donnait qu'à ceux qui la méritaient:
Le Chevalier. - Que cette amitié-là me serait d'un grand secours, s'il vivait encore!
La Marquise, pleurant. - Sur ce pied-là, nous l'avons donc perdu tous deux.
Le Chevalier. - Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps.
La Marquise. - Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi; à la place de son amitié, je vous donne la mienne.
Le Chevalier. - Je vous la demande de tout mon coeur, elle sera ma ressource; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c'est une espérance consolante que j'emporte en partant.
La Marquise. - En vérité, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre.
Le Chevalier. - Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous.
La Marquise. - Mais effectivement, faites-vous bien de partir? Consultez-vous: il me semble qu'il vous sera plus doux d'être moins éloigné d'Angélique.
Le Chevalier. - Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois.
La Marquise. - Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable.
Le Chevalier. - En vérité, je crois que vous avez raison.
La Marquise. - Nous sommes voisins.
Le Chevalier. - Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun.
La Marquise. - Nous sommes affligés, nous pensons de même.
Le Chevalier. - L'amitié nous sera d'un grand secours.
La Marquise. - Nous n'avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture?
Le Chevalier. - Beaucoup.
La Marquise. - Cela vient encore fort bien; j'ai pris depuis quinze jours un homme à qui j'ai donné le soin de ma bibliothèque; je n'ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper: il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sérieuses, raisonnables; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant: voulez-vous être de la partie?
Le Chevalier. - Voilà qui est fini, Madame; vous me déterminez; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point; j'ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d'obligation! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme, vous avez dans l'esprit une douceur qui m'était nécessaire, et qui me gagne: vous avez renoncé à l'amour et moi aussi; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne.
La Marquise. - Sérieusement, je m'y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du Marquis: allez, Chevalier, faites vite vos affaires; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi; nous nous reverrons tantôt. (Et à part.) En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme.
Scène VIII
Le Chevalier, Lubin
Le Chevalier, seul, un moment. - Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée; que cette femme-là a de mérite! je ne la connaissais pas encore: quelle solidité d'esprit! quelle bonté de coeur! C'est un caractère à peu près comme celui d'Angélique, et ce sont des trésors que ces caractères-là; oui, je la préfère à tous les amis du monde. (Il appelle Lubin.) Lubin! il me semble que je le vois dans le jardin.
Scène IX
Lubin, Le Chevalier
Lubin répond derrière le théâtre. - Monsieur!... (Et puis il arrive très triste.) Que vous plaît-il, Monsieur?
Le Chevalier. - Qu'as-tu donc, avec cet air triste?
Lubin. - Hélas! Monsieur, quand je suis à rien faire, je m'attriste à cause de votre maîtresse, et un peu à cause de la mienne; je suis fâché de ce que nous partons; si nous restions, je serais fâché de même.
Le Chevalier. - Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t'avais ordonné pour notre départ.
Lubin. - Nous ne partons point!
Le Chevalier. - Non, j'ai changé d'avis.
Lubin. - Mais, Monsieur, j'ai fait mon paquet.
Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à le défaire.
Lubin. - J'ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne?
Le Chevalier. - Eh! tais-toi; rends-moi mes lettres.
Lubin. - Ce n'est pas la peine, je les porterai tantôt.
Le Chevalier. - Cela n'est plus nécessaire, puisque je reste ici.
Lubin. - Je n'y comprends rien; c'est donc encore autant de perdu que ces lettres-là? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empêche de partir, est-ce Madame la Marquise?
Le Chevalier. - Oui.
Lubin. - Et nous ne changeons point de maison?
Le Chevalier. - Et pourquoi en changer?
Lubin. - Ah! me voilà perdu.
Le Chevalier. - Comment donc?
Lubin. - Vos maisons se communiquent; de l'une on entre dans l'autre; je n'ai plus ma maîtresse; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agréable; de chez vous j'irai chez elle; crac, me voilà infidèle tout de plain-pied, et cela m'afflige; pauvre Marton! faudra-t-il que je t'oublie?
Le Chevalier. - Tu serais un bien mauvais coeur.
Lubin. - Ah! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d'arriver: car j'y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir; encore si vous aviez la bonté de montrer l'exemple: tenez, la voilà qui vient, Lisette.
Scène X
Lisette, Le Comte, Le Chevalier, Lubin
Le Comte. - J'allais chez vous, Chevalier, et j'ai su de Lisette que vous étiez ici; elle m'a dit votre affliction, et je vous assure que j'y prends beaucoup de part; il faut tâcher de se dissiper.
Le Chevalier. - Cela n'est pas aisé, Monsieur le Comte.
Lubin, faisant un sanglot. - Eh!
Le Chevalier. - Tais-toi.
Le Comte. - Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon?
Le Chevalier. - Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l'avais résolu.
Lubin, riant. - Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette.
Lisette. - Cela est galant: mais, Monsieur le Chevalier, venons à ce qui nous amène, Monsieur le Comte et moi. J'étais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j'en ai entendu une partie sans le vouloir; votre voyage est rompu, ma maîtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maîtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu'elle ne veut pas se consoler, qu'elle soupire et pleure toujours; à la fin elle n'y résistera pas: n'entretenez point sa douleur, tâchez même de la tirer de sa mélancolie; voilà Monsieur le Comte qui l'aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n'a point de répugnance à le voir; ce serait un mariage qui conviendrait, je tâche de le faire réussir; aidez-nous de votre côté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maîtresse elle-même.
Le Chevalier. - Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans répugnance?
Le Comte. - Mais, sans répugnance, cela veut dire qu'elle me souffre; voilà tout.
Lisette. - Et qu'elle reçoit vos visites.
Le Chevalier. - Fort bien; mais s'aperçoit-elle que vous l'aimez?
Le Comte. - Je crois que oui.
Lisette. - De temps en temps, de mon côté, je glisse de petits mots, afin qu'elle y prenne garde.
Le Chevalier. - Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous êtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise? Vous répond-elle d'une façon qui promette quelque chose?
Le Comte. - Jusqu'ici, elle me traite avec beaucoup de douceur.
Le Chevalier. - Avec douceur! Sérieusement?
Le Comte. - Il me le paraît.
Le Chevalier, brusquement. - Mais sur ce pied-là, vous n'avez donc pas besoin de moi?
Le Comte. - C'est conclure d'une manière qui m'étonne.
Le Chevalier. - Point du tout, je dis fort bien; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu'on s'y plaît, et je gâterais peut-être tout si je m'en mêlais: cela va tout seul.
Lisette. - Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n'entends rien.
Le Comte. - J'en suis aussi surpris que vous.
Le Chevalier. - Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu'il pourra: vous le voulez, malgré mes bonnes raisons; je suis votre serviteur et votre ami.
Le Comte. - Non, Monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire; j'irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m'oubliez pas; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois.
Scène XI
Le Chevalier, Lisette, Lubin
Le Chevalier. - Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s'il quittait un rival.
Lubin. - Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies; fournissez-vous toujours, et vive les provisions! n'est-ce pas, Lisette?
Lisette. - Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler à coeur ouvert?
Le Chevalier. - Parlez.
Lisette. - Mademoiselle Angélique est perdue pour vous.
Le Chevalier. - Je ne le sais que trop.
Lisette. - Madame la Marquise est riche, jeune et belle.
Lubin. - Cela est friand.
Le Chevalier. - Après?
Lisette. - Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantôt vous l'avez vue soupirer de ses afflictions, n'auriez-vous pas trouvé qu'elle a bonne grâce à soupirer? je crois que vous m'entendez?
Lubin. - Courage, Monsieur.
Le Chevalier. - Expliquez-vous; qu'est-ce que cela signifie? que j'ai de l'inclination pour elle?
Lisette. - Pourquoi non? je le voudrais de tout mon coeur; dans l'état où je vois ma maîtresse, que m'importe par qui elle en sorte, pourvu qu'elle épouse un honnête homme?
Lubin. - C'est ma foi bien dit, il faut être honnête homme pour l'épouser, il n'y a que les malhonnêtes gens qui ne l'épouseront point.
Le Chevalier, froidement. - Finissons, je vous prie, Lisette.
Lisette. - Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là, que n'allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l'on ne vous voie point? Si vous saviez combien aujourd'hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n'y trouver rien de si triste qu'elle. Tenez, Monsieur, l'ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu'il y a conscience à la promener par le monde. Ce n'est pas là tout: quand vous parlez aux gens, c'est du ton d'un homme qui va rendre les derniers soupirs; ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l'âme, et dont je sens que la mienne est gelée; je n'en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas; vous avez perdu votre maîtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait voeu d'en mourir; c'est fort bien fait, cela édifiera le monde: on parlera de vous dans l'histoire, vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin.
Le Chevalier. - Lisette, je pardonne au zèle que vous avez pour votre maîtresse; mais votre discours ne me plaît point.
Lubin. - Il est incivil.
Le Chevalier. - Mon voyage est rompu; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point; à l'égard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur à votre maîtresse; et s'il est vrai, comme je le préjuge, qu'elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gâtera rien ici.
Lisette. - N'avez-vous que cela à me dire, Monsieur?
Le Chevalier. - Que pourrais-je vous dire davantage?
Lisette. - Adieu, Monsieur; je suis votre servante.
Scène XII
Lubin, Le Chevalier
Le Chevalier, quelque temps sérieux. - Tout ce que j'entends là me rend la perte d'Angélique encore plus sensible.
Lubin. - Ma foi, Angélique me coupe la gorge.
Le Chevalier, comme en se promenant. - Je m'attendais à trouver quelque consolation dans la Marquise, sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable; et la voilà qui va se remarier; à la bonne heure: je la distinguais, et ce n'est qu'une femme comme une autre.
Lubin. - Mettez-vous à la place d'une veuve qui s'ennuie.
Le Chevalier. - Ah! chère Angélique, s'il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c'est de sentir combien vous êtes au-dessus de votre sexe, c'est de voir combien vous méritez mon amour.
Lubin. - Ah! Marton, Marton! je t'oubliais d'un grand courage; mais mon maître ne veut pas que j'achève; je m'en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m'assiste!...
Le Chevalier, se promenant. - Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur.
Lubin. - Lisette m'avait un peu ragaillardi.
Le Chevalier. - Je vais m'enfermer chez moi; je ne verrai que tantôt la Marquise, je n'ai plus que faire ici si elle se marie: suis-je en état de voir des fêtes? En vérité, la Marquise y songe-t-elle? Et qu'est devenue la mémoire de son mari?
Lubin. - Ah! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse d'une mémoire?
Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l'honnêteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens: ne serait-ce pas lui qui entre?
Scène XIII
Hortensius, Lubin, Le Chevalier
Hortensius. - Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, Monsieur; je m'appelle Hortensius. Madame la Marquise, dont j'ai l'avantage de diriger les lectures, et à qui j'enseigne tour à tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans préjudice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m'a fait entendre, Monsieur, le désir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels témoigneront, sans doute, l'excellence et sûreté de votre bon goût; partant, Monsieur, que vous plaît-il qu'il en soit?
Le Chevalier. - Lubin va vous mener à ma bibliothèque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici.
Hortensius. - Soit fait comme vous le commandez.
Scène XIV
Lubin, Hortensius
Hortensius. - Eh bien, mon garçon, je vous attends.
Lubin. - Un petit moment d'audience, Monsieur le docteur Hortus.
Hortensius. - Hortensius, Hortensius; ne défigurez point mon nom.
Lubin. - Qu'il reste comme il est, je n'ai pas envie de lui gâter la taille.
Hortensius, à part. - Je le crois; mais que voulez-vous? il faut gagner la bienveillance de tout le monde.
Lubin. - Vous apprenez la morale et la philosophie à la Marquise?
Hortensius. - Oui.
Lubin. - A quoi cela sert-il, ces choses-là?...
Hortensius. - A purger l'âme de toutes ses passions.
Lubin. - Tant mieux; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là, contre ma mélancolie.
Hortensius. - Est-ce que vous avez du chagrin?
Lubin. - Tant, que j'en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve.
Hortensius. - Vous avez là un puissant antidote: je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu'il ne remédie à rien, et que la raison doit être notre règle dans tous les états.
Lubin. - Ne parlons point de raison, je la sais par coeur, celle-là; purgez-moi plutôt avec de la morale.
Hortensius. - Je vous en dis, et de la meilleure.
Lubin. - Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament; servez-moi de la philosophie.
Hortensius. - Ce serait à peu près la même chose.
Lubin. - Voyons donc les belles-lettres.
Hortensius. - Elles ne vous conviendraient pas: mais quel est votre chagrin?
Lubin. - C'est l'amour.
Hortensius. - Oh! la philosophie ne veut pas qu'on prenne d'amour.
Lubin. - Oui; mais quand il est pris, que veut-elle qu'on en fasse?
Hortensius. - Qu'on y renonce, qu'on le laisse là.
Lubin. - Qu'on le laisse là? Et s'il ne s'y tient pas? car il court après vous.
Hortensius. - Il faut fuir de toutes ses forces.
Lubin. - Bon! quand on a de l'amour, est-ce qu'on a des jambes? la philosophie en fournit donc?
Hortensius. - Elle nous donne d'excellents conseils.
Lubin. - Des conseils? Ah! le triste équipage pour gagner pays!
Hortensius. - Ecoutez, voulez-vous un remède infaillible? vous pleurez une maîtresse, faites-en une autre.
Lubin. - Eh! morbleu, que ne parlez-vous? voilà qui est bon, cela. Gageons que c'est avec cette morale-là que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte?
Hortensius, étonné. - Elle va se marier, dites-vous?
Lubin. - Assurément, et si nous avions voulu d'elle, nous l'aurions eu par préférence, car Lisette nous l'a offert.
Hortensius. - Etes-vous bien sûr de ce que vous me dites?
Lubin. - A telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous êtes un peu pédant, à ce qu'elle dit, et qu'il faut que la Marquise se tienne en joie.
Hortensius, à part. - Bene, bene; je te rends grâce, ô Fortune! de m'avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m'en chasserait; mais je vais soulever un orage qu'on ne pourra vaincre.
Lubin. - Que marmottez-vous là dans vos dents, Docteur?
Hortensius. - Rien, allons toujours chercher les livres, car le temps presse.
Acte II
Scène première
Lubin, Hortensius
Lubin, chargé d'une manne de livres, et s'asseyant dessus. - Ah! je n'aurais jamais cru que la science fût si pesante.
Hortensius. - Belle bagatelle! J'ai bien plus de livres que tout cela dans ma tête.
Lubin. - Vous?
Hortensius. - Moi-même.
Lubin. - Vous êtes donc le libraire et la boutique tout à la fois? Et qu'est-ce que vous faites de tout cela dans votre tête?
Hortensius. - J'en nourris mon esprit.
Lubin. - Il me semble que cette nourriture-là ne lui profite point; je l'ai trouvé maigre.
Hortensius. - Vous ne vous y connaissez point; mais reposez-vous un moment, vous viendrez me trouver après dans la bibliothèque, où je vais faire de la place à ces livres.
Lubin. - Allez, allez toujours devant.
Scène II
Lubin, Lisette
Lubin, un moment seul, et assis. - Ah! pauvre Lubin! J'ai bien du tourment dans le coeur; je ne sais plus à présent si c'est Marton que j'aime ou si c'est Lisette: je crois pourtant que c'est Lisette, à moins que ce ne soit Marton.
Lisette arrive avec quelques laquais qui portent des sièges.
Lisette. - Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les là.
Lubin, assis. - Bonjour, m'amour.
Lisette. - Que fais-tu donc ici?
Lubin. - Je me repose sur un paquet de livres que je viens d'apporter pour nourrir l'esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi.
Lisette. - La sotte nourriture! Quand verrai-je finir toutes ces folies-là? Va, va, porte ton impertinent ballot.
Lubin. - C'est de la morale et de la philosophie; ils disent que cela purge l'âme; j'en ai pris une petite dose, mais cela ne m'a pas seulement fait éternuer.
Lisette. - Je ne sais ce que tu viens me conter; laisse-moi en repos, va-t'en.
Lubin. - Eh! pardi, ce n'est donc pas pour moi que tu faisais apporter des sièges?
Lisette. - Le butor! C'est pour Madame qui va venir ici.
Lubin. - Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t'asseoir un moment, Mademoiselle? Je t'en prie, j'aurais quelque chose à te communiquer.
Lisette. - Eh bien, que me veux-tu, Monsieur?
Lubin. - Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon coeur, et je te confie que j'ai vu la figure de Marton qui en délogeait, et la tienne qui demandait à se nicher dedans; je lui ai dit que je t'en parlerais, elle attend: veux-tu que je la laisse entrer?
Lisette. - Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer; car, dis-moi, que ferais-tu? A quoi cela aboutirait-il? A quoi nous servirait de nous aimer?
Lubin. - Ah! on trouve toujours bien le débit de cela entre deux personnes.
Lisette. - Non, te dis-je, ton maître ne veut point s'attacher à ma maîtresse, et ma fortune dépend de demeurer avec elle, comme la tienne dépend de rester avec le Chevalier.
Lubin. - Cela est vrai, j'oubliais que j'avais une fortune qui est d'avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais à ton gré, c'est dommage que tu n'aies pas la satisfaction de m'aimer à ton aise; c'est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d'avis que j'en touchasse un petit mot à la Marquise? Elle a de l'amitié pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle; ils pourraient fort bien se faire l'amitié de s'épouser par amour, et notre affaire irait tout de suite.
Lisette. - Tais-toi, voici Madame.
Lubin. - Laisse-moi faire.
Scène III
La Marquise, Hortensius, Lisette, Lubin
La Marquise. - Lisette, allez dire là-bas qu'on ne laisse entrer personne; je crois que voilà l'heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah! te voilà, Lubin; où est ton maître?
Lubin. - Je crois, Madame, qu'il est allé soupirer chez lui. La Marquise. - Va lui dire que nous l'attendons.
Lubin. - Oui, Madame; et j'aurai aussi pour moi une petite bagatelle à vous proposer, dont je prendrai la liberté de vous entretenir en toute humilité, comme cela se doit.
La Marquise. - Eh! de quoi s'agit-il?
Lubin. - Oh! presque de rien; nous parlerons de cela tantôt, quand j'aurai fait votre commission.
La Marquise. - Je te rendrai service, si je le puis.
Scène IV
Hortensius, La Marquise
La Marquise, nonchalamment. - Eh bien, Monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du Chevalier?
Hortensius. - Non, Madame, le choix ne m'en paraît pas docte; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d'un ouvrage; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles; ce n'est que de l'esprit, toujours de l'esprit, petitesse qui choque le sens commun.
La Marquise, nonchalante. - Mais de l'esprit! est-ce que les anciens n'en avaient pas?
Hortensius. - Ah! Madame, distinguo; ils en avaient d'une manière... oh! d'une manière que je trouve admirable.
La Marquise. - Expliquez-moi cette manière.
Hortensius. - Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c'est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j'ai retenu les paroles. Représentez-vous, dit-il, une femme coquette: primo, son habit est en pretintailles, au lieu de grâces, je lui vois des mouches; au lieu de visage, elle a des mines; elle n'agit point; elle gesticule; elle ne regarde point, elle lorgne; elle ne marche pas, elle voltige; elle ne plaît point, elle séduit; elle n'occupe point, elle amuse; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c'est à cette impertinente femme que ressemble l'esprit d'à présent, dit l'auteur.
La Marquise. - J'entends bien.
Hortensius. - L'esprit des anciens, au contraire, continue-t-il, ah! c'est une beauté si mâle, que pour démêler qu'elle est belle, il faut se douter qu'elle l'est: simple dans ses façons, on ne dirait pas qu'elle ait vu le monde; mais ayez seulement le courage de vouloir l'aimer, et vous parviendrez à la trouver charmante.
La Marquise. - En voilà assez, je vous comprends: nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers.
Hortensius. - Que le ciel m'en garde, Madame; jamais Hortensius...
La Marquise. - Changeons de discours; que nous lirez-vous aujourd'hui?
Hortensius. - Je m'étais proposé de vous lire un peu du Traité de la patience, chapitre premier, du Veuvage.
La Marquise. - Oh! prenez autre chose; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent.
Hortensius. - Ce que vous dites est probable.
La Marquise. - J'aime assez l'Eloge de l'amitié, nous en lirons quelque chose.
Hortensius. - Je vous supplierai de m'en dispenser, Madame; ce n'est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons à rester ensemble, puisque vous vous mariez avec Monsieur le Comte.
La Marquise. - Moi!
Hortensius. - Oui, Madame, au moyen duquel mariage je deviens à présent un serviteur superflu, semblable à ces troupes qu'on entretient pendant la guerre, et que l'on casse à la paix: je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu'on me réforme.
La Marquise. - Vous tenez là de jolis discours; avec vos passions; il est vrai que vous êtes assez propre à leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode! En vérité, vous êtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc?
Hortensius. - De Mademoiselle Lisette qui l'a dit à Lubin, lequel me l'a rapporté, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m'expulserait d'ici.
La Marquise, étonnée. - Mais qu'est-ce que cela signifie? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a répondu: ne me cachez rien, parlez.
Hortensius. - Madame, je ne sais rien, là-dessus, que de très vague.
La Marquise. - Du vague, voilà qui est bien instructif; voyons donc ce vague.
Hortensius. - Je pense donc que Lisette ne disait à Monsieur le Chevalier que vous épousiez Monsieur le Comte...
La Marquise. - Abrégez les qualités.
Hortensius. - Qu'afin de savoir si ledit Chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-même et se substituer au lieu et place dudit Comte; et même il appert par le récit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur Chevalier.
La Marquise. - Voilà, par exemple, de ces faits incroyables; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens: la voulez-vous? Ah! ah! je m'imagine voir le Chevalier reculer de dix pas à la proposition, n'est-il pas vrai?
Hortensius. - Je cherche sa réponse littérale.
La Marquise. - Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement.
Hortensius. - L'histoire rapporte qu'il s'est d'abord écrié dans sa surprise, et qu'ensuite il a refusé la chose.
La Marquise. - Oh! pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraît très imprudente et très impolie. J'en approuve l'esprit; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie; mais se récrier devant les domestiques, m'exposer à leur raillerie, ah! c'en est un peu trop; il n'y a point de situation qui dispense d'être honnête.
Hortensius. - La remarque critique est judicieuse.
La Marquise. - Oh! je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc! cela m'attaque directement, cela va presque au mépris. Oh! Monsieur le Chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaît! Je ne veux point me marier; mais je ne veux pas qu'on me refuse.
Hortensius. - Ce que vous dites est sans faute. (A part.) Ceci va bon train pour moi. (A la Marquise.) Mais, Madame, que deviendrai-je? Puis-je rester ici? N'ai-je rien à craindre?
La Marquise. - Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans: vous n'avez ici ni Comte ni Chevalier à craindre; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protège. Prenez votre livre, et lisons; je n'attends personne. (Hortensius tire un livre.)
Scène V
Lubin arrive; Hortensius, La Marquise
Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme; il va venir, et il dit qu'on l'attende.
La Marquise. - Va, va, quand il viendra nous le prendrons.
Lubin. - Si vous le permettiez à présent, Madame, j'aurais l'honneur de causer un moment avec vous.
La Marquise. - Eh bien, que veux-tu? Achève.
Lubin. - Oh! mais, je n'oserais, vous me paraissez en colère.
La Marquise, à Hortensius. - Moi, de la colère? ai-je cet air-là, Monsieur?
Hortensius. - La paix règne sur votre visage.
Lubin. - C'est donc que cette paix y règne d'un air fâché?
La Marquise. - Finis, finis.
Lubin. - C'est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agréable; la sienne me revient assez, et ce serait un marché fait, si, par une bonté qui nous rendrait la vie, Madame, qui est à marier, voulait bien prendre un peu d'amour pour mon maître qui a du mérite, et qui, dans cette occasion, se comporterait à l'avenant.
La Marquise, à Hortensius. - Ah! ah! écoutons; voilà qui se rapporte assez à ce que vous m'avez dit.
Lubin. - On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d'honnêtes gens; je les considère beaucoup; mais, si j'étais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari: vive un cadet dans le ménage!
La Marquise. - Sa vivacité me divertit: tu as raison, Lubin; mais malheureusement, dit-on, ton maître ne se soucie point de moi.
Lubin. - Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la réprimande avec Lisette; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train.
La Marquise, à Hortensius. - Eh bien, Monsieur, qu'en dites-vous? Sentez-vous là-dedans le personnage que je joue? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet?
Hortensius. - Vous l'avez prévu avec sagacité.
Lubin. - Oh! je ne dispute pas qu'il n'ait fait une sottise, assurément; mais, dans l'occurrence, un honnête homme se reprend.
La Marquise. - Tais-toi, en voilà assez.
Lubin. - Hélas! Madame, je serais bien fâché de vous déplaire; je vous demande seulement d'y faire réflexion.
Scène VI
Lisette arrive; les acteurs précédents.
Lisette. - Je viens de donner vos ordres, Madame: on dira là-bas que vous n'y êtes pas, et un moment après...
La Marquise. - Cela suffit; il s'agit d'autre chose à présent, approche. (Et à Lubin.) Et toi, reste ici, je te prie.
Lisette. - Qu'est-ce que c'est donc que cette cérémonie?
Lubin, à Lisette, bas. - Tu vas entendre parler de ma besogne.
La Marquise. - Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette?
Lisette, regardant Lubin. - Tu es un étourdi.
Lubin. - Ecoute, écoute.
La Marquise. - Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous? (Hortensius rit.)
Lisette, le contrefaisant. - Eh, eh, eh! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame?
La Marquise. - C'est que j'apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au défaut du Chevalier, à qui vous m'avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter à avoir de l'amour pour son maître, dans l'espérance que cela le touchera.
Lisette. - J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benêt les rapporte!
Lubin. - Je crois qu'on parle de moi!
La Marquise. - Vous admirez le tour que prennent les choses?
Lisette. - Ah ça, Madame, n'allez-vous pas vous fâcher? N'allez-vous pas croire que j'ai tort?
La Marquise. - Quoi! vous portez la hardiesse jusque-là, Lisette! Quoi! prier le Chevalier de me faire la grâce de m'aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là?
Lubin. - Attrape, attrape toujours.
La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du Comte? Vous êtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon coeur et ma main à tout le monde, même à ceux qui n'en veulent point; je suis rejetée, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espèrent, et je ne sais rien de tout cela? Qu'une femme est à plaindre dans la situation où je suis! Quelle perte j'ai fait! Et comment me traite-t-on!
Lubin, à part. - Voilà notre ménage renversé.
La Marquise, à Lisette. - Allez, je vous croyais plus de zèle et plus de respect pour votre maîtresse.
Lisette. - Fort bien, Madame, vous parlez de zèle, et je suis payée du mien; voilà ce que c'est que de s'attacher à ses maîtres; la reconnaissance n'est point faite pour eux; si vous réussissez à les servir, ils en profitent; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables.
Lubin. - Comme des imbéciles.
Hortensius, à Lisette. - Il est vrai qu'il vaudrait mieux que cela ne fût point advenu.
La Marquise. - Eh! Monsieur, mon veuvage est éternel; en vérité, il n'y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le Chevalier m'a refusée, par exemple; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal; il n'y a là-dedans, comme je vous l'ai déjà dit, que le ton, que la manière que je condamne: car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile; mais enfin il m'a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-être; qu'en arrive-t-il? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle; je ne parle point des coeurs, car je n'en ai que faire: mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l'opinion qu'on prend de vous; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous ôte tout, au point qu'après tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer; le Comte, s'il savait ce qui s'est passé, oui, le Comte, je suis persuadée qu'il ne voudrait plus de moi.
Lubin, derrière. - Je ne serais pas si dégoûté.
Lisette. - Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l'en priais? Pourquoi m'a-t-il refusée durement, d'un air inquiet et piqué?
La Marquise. - Qu'est-ce que c'est que d'un air piqué? Quoi? Que voulez-vous dire? Est-ce qu'il était jaloux? En voici d'une autre espèce.
Lisette. - Oui, Madame, je l'ai cru jaloux: voilà ce que c'est; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprès de vous; comment vous le recevez; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal! dit-il avec dépit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mêle? Qui est-ce qui n'aurait pas cru là-dessus qu'il songeait à vous pour lui-même? Voilà ce qui m'avait fait parler, moi: eh! que sait-on ce qui se passe dans sa tête? peut-être qu'il vous aime.
Lubin, derrière. - Il en est bien capable.
La Marquise. - Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite; car il y en a une à tenir là-dedans: j'ignore laquelle, et cela m'inquiète.
Hortensius. - Si vous me le permettez, Madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d'une merveilleuse instruction; c'est que le jaloux veut avoir ce qu'il aime: or, étant manifeste que le Chevalier vous refuse...
La Marquise. - Il me refuse! Vous avez des expressions bien grossières; votre axiome ne sait ce qu'il dit; il n'est pas encore sûr qu'il me refuse.
Lisette. - Il s'en faut bien; demandez au Comte ce qu'il pense.
La Marquise. - Comment, est-ce que le Comte était présent?
Lisette. - Il n'y était plus; je dis seulement qu'il croit que le Chevalier est son rival.
La Marquise. - Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa réponse; il n'y a que cela; j'ai besoin, pour réparations, que son discours n'ait été qu'un dépit amoureux; dépendre d'un dépit amoureux! Cela n'est-il pas comique? Assurément: ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. Où en suis-je donc, si le Chevalier n'est point jaloux? L'est-il? ne l'est-il point? on n'en sait rien. C'est un peut-être; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilà dans la triste nécessité d'être aimée d'un homme qui me déplaît; le moyen de tenir à cela? oh! je n'en demeurerai pas là, je n'en demeurerai pas là. Qu'en dites-vous, Monsieur? il faut que la chose s'éclaircisse absolument.
Hortensius. - Le mépris serait suffisant, Madame.
La Marquise. - Eh! non, Monsieur, vous me conseillez mal; vous ne savez parler que de livres.
Lubin. - Il y aura du bâton pour moi dans cette affaire-là.
Lisette, pleurant. - Pour moi, Madame, je ne sais pas où vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversé le monde entier. On n'a jamais aimé une maîtresse autant que je vous aime; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence.
La Marquise. - Il ne s'agit pas de vos larmes; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'où cela va. Voilà le Chevalier qui vient, restez; j'ai intérêt d'avoir des témoins.
Scène VII
Le Chevalier, les acteurs précédents.
Le Chevalier. - Vous m'avez peut-être attendu, Madame, et je vous prie de m'excuser; j'étais en affaire.
La Marquise. - Il n'y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier; c'est une lecture retardée, voilà tout.
Le Chevalier. - J'ai cru d'ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait.
Lubin, derrière. - Ahi! ahi! je m'enfuis.
La Marquise, examinant le Chevalier. - On m'a dit que vous l'aviez vu, le Comte?
Le Chevalier. - Oui, Madame.
La Marquise, le regardant toujours. - C'est un fort honnête homme.
Le Chevalier. - Sans doute, et je le crois même d'un esprit très propre à consoler ceux qui ont du chagrin.
La Marquise. - Il est fort de mes amis.
Le Chevalier. - Il est des miens aussi.
La Marquise. - Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup; il vient ici quelquefois, et c'est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore; il m'a paru mériter cette distinction-là; qu'en dites-vous?
Le Chevalier. - Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous; il est digne d'être excepté.
La Marquise, à Lisette, bas. - Trouvez-vous cet homme-là jaloux, Lisette?
Le Chevalier, à part les premiers mots. - Monsieur le Comte et son mérite m'ennuient. (A la Marquise.) Madame, on a parlé d'une lecture, et si je croyais vous déranger je me retirerais.
La Marquise. - Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire.
Le Chevalier. - Vous me faites un étrange compliment.
La Marquise. - Point du tout, et vous allez être content. (A Lisette.) Retirez-vous, Lisette, vous me déplaisez là. (A Hortensius.) Et vous, Monsieur, ne vous écartez point, on va vous rappeler. (Au Chevalier.) Pour vous, Chevalier, j'ai encore un mot à vous dire avant notre lecture; il s'agit d'un petit éclaircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grâce de me répondre avec la dernière naïveté sur la question que je vais vous faire.
Le Chevalier. - Voyons, Madame, je vous écoute.
La Marquise. - Le Comte m'aime, je viens de le savoir, et je l'ignorais.
Le Chevalier, ironiquement. - Vous l'ignorez?
La Marquise. - Je dis la vérité, ne m'interrompez point.
Le Chevalier. - Cette vérité-là est singulière.
La Marquise. - Je n'y saurais que faire, elle ne laisse pas que d'être; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront.
Le Chevalier. - Je vous demande pardon d'avoir dit ce que j'en pense: continuons.
La Marquise, impatiente. - Vous m'impatientez! Aviez-vous cet esprit-là avec Angélique? Elle aurait dû ne vous aimer guère.
Le Chevalier. - Je n'en avais point d'autre, mais il était de son goût, et il a le malheur de n'être pas du vôtre; cela fait une grande différence.
La Marquise. - Vous l'écoutiez donc quand elle vous parlait; écoutez-moi aussi. Lisette vous a prié de me parler pour le Comte, vous ne l'avez point voulu.
Le Chevalier. - Je n'avais garde; le Comte est un amant, vous m'aviez dit que vous ne les aimiez point; mais vous êtes la maîtresse.
La Marquise. - Non, je ne la suis point; peut-on, à votre avis, répondre à l'amour d'un homme qui ne vous plaît pas? Vous êtes bien particulier!
Le Chevalier, riant. - Hé! Hé! Hé! j'admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments; vous craignez que je ne les critique, après ce que vous m'avez dit: mais non, Madame, ne vous gênez point; je sais combien il vaut de compter avec le coeur humain, et je ne vois rien là que de fort ordinaire.
La Marquise, en colère. - Non, je n'ai de ma vie eu tant d'envie de quereller quelqu'un. Adieu.
Le Chevalier, la retenant. - Ah! Marquise, tout ceci n'est que conversation, et je serais au désespoir de vous chagriner; achevez, de grâce.
La Marquise. - Je reviens. Vous êtes l'homme du monde le plus estimable, quand vous voulez; et je ne sais par quelle fatalité vous sortez aujourd'hui d'un caractère naturellement doux et raisonnable; laissez-moi finir... Je ne sais plus où j'en suis.
Le Chevalier. - Au Comte, qui vous déplaît.
La Marquise. - Eh bien, ce Comte qui me déplaît, vous n'avez pas voulu me parler pour lui; Lisette s'est même imaginé vous voir un air piqué.
Le Chevalier. - Il en pouvait être quelque chose.
La Marquise. - Passe pour cela, c'est répondre, et je vous reconnais: sur cet air piqué, elle a pensé que je ne vous déplaisais pas.
Le Chevalier salue en riant. - Cela n'est pas difficile à penser.
La Marquise. - Pourquoi? On ne plaît pas à tout le monde; or, comme elle a cru que vous me conveniez, elle vous a proposé ma main, comme si cela dépendait d'elle, et il est vrai que souvent je lui laisse assez de pouvoir sur moi; vous vous êtes, dit-elle, révolté avec dédain contre la proposition.
Le Chevalier. - Avec dédain? voilà ce qu'on appelle du fabuleux, de l'impossible.
La Marquise. - Doucement, voici ma question: avez-vous rejeté l'offre de Lisette, comme piqué de l'amour du Comte, ou comme une chose qu'on rebute? Etait-ce dépit jaloux? Car enfin, malgré nos conventions, votre coeur aurait pu être tenté du mien: ou bien était-ce vrai dédain?
Le Chevalier. - Commençons par rayer ce dernier, il est incroyable; pour de la jalousie...
La Marquise. - Parlez hardiment.
Le Chevalier, d'un air embarrassé. - Que diriez-vous, si je m'avisais d'en avoir?
La Marquise. - Je dirais... que vous seriez jaloux.
Le Chevalier. - Oui, mais, Madame, me pardonneriez-vous ce que vous haïssez tant?
La Marquise. - Vous ne l'étiez donc point? (Elle le regarde.) Je vous entends, je l'avais bien prévu, et mon injure est avérée.
Le Chevalier. - Que parlez-vous d'injure? Où est-elle? Est-ce que vous êtes fâchée contre moi?
La Marquise. - Contre vous, Chevalier? non, certes; et pourquoi me fâcherais-je? Vous ne m'entendez point, c'est à l'impertinente Lisette à qui j'en veux: je n'ai point de part à l'offre qu'elle vous a faite, et il a fallu vous l'apprendre, voilà tout; d'ailleurs, ayez de l'indifférence ou de la haine pour moi, que m'importe? J'aime bien mieux cela que de l'amour; au moins, ne vous y trompez pas.
Le Chevalier. - Qui? moi, Madame, m'y tromper! Eh! ce sont ces dispositions-là dans lesquelles je vous ai vue, qui m'ont attaché à vous, vous le savez bien; et depuis que j'ai perdu Angélique, j'oublierais presque qu'on peut aimer, si vous ne m'en parliez pas.
La Marquise. - Oh! pour moi, j'en parle sans m'en ressouvenir. Allons, Monsieur Hortensius, approchez, prenez votre place; lisez-moi quelque chose de gai, qui m'amuse.
Scène VIII
Hortensius et les acteurs précédents.
La Marquise. - Chevalier, vous êtes le maître de rester si ma lecture vous convient; mais vous êtes bien triste, et je veux tâcher de me dissiper.
Le Chevalier, sérieux. - Pour moi, Madame, je n'en suis point encore aux lectures amusantes.
Il s'en va.
La Marquise, à Hortensius, quand il est parti. - Qu'est-ce que c'est que votre livre?
Hortensius. - Ce ne sont que des réflexions très sérieuses.
La Marquise. - Eh bien, que ne parlez-vous donc? vous êtes bien taciturne! Pourquoi laisser sortir le Chevalier, puisque ce que vous allez lire lui convient?
Hortensius appelle le Chevalier. - Monsieur le Chevalier! Monsieur le Chevalier!
Le Chevalier reparaît. - Que me voulez-vous?
Hortensius. - Madame vous prie de revenir, je ne lirai rien de récréatif.
La Marquise. - Que voulez-vous dire: Madame vous prie? Je ne prie point: vous avez des réflexions... et vous rappelez Monsieur, voilà tout.
Le Chevalier. - Je m'aperçois, Madame, que je faisais une impolitesse de me retirer, et je vais rester, si vous le voulez bien.
La Marquise. - Comme il vous plaira; asseyons-nous donc. (Ils prennent des sièges.)
Hortensius, après avoir toussé, craché, lit. - "La raison est d'un prix à qui tout cède; c'est elle qui fait notre véritable grandeur; on a nécessairement toutes les vertus avec elle; enfin le plus respectable de tous les hommes, ce n'est pas le plus puissant, c'est le plus raisonnable."
Le Chevalier, s'agitant sur son siège. - Ma foi, sur ce pied-là, le plus respectable de tous les hommes a tout l'air de n'être qu'une chimère: quand je dis les hommes, j'entends tout le monde.
La Marquise. - Mais, du moins, y a-t-il des gens qui sont plus raisonnables les uns que les autres.
Le Chevalier. - Hum! disons qui ont moins de folie, cela sera plus sûr.
La Marquise. - Eh! de grâce, laissez-moi un peu de raison, Chevalier; je ne saurais convenir que je suis folle, par exemple...
Le Chevalier. - Vous, Madame? Eh! n'êtes-vous pas exceptée? cela s'en va sans dire et c'est la règle.
La Marquise. - Je ne suis point tentée de vous remercier; poursuivons.
Hortensius lit. - "Puisque la raison est un si grand bien, n'oublions rien pour la conserver; fuyons les passions qui nous la dérobent; l'amour est une de celles..."
Le Chevalier. - L'amour! l'amour ôte la raison? cela n'est pas vrai; je n'ai jamais été plus raisonnable que depuis que j'en ai pour Angélique, et j'en ai excessivement.
La Marquise. - Vous en aurez tant qu'il vous plaira, ce sont vos affaires, et on ne vous en demande pas le compte; mais l'auteur n'a point tant de tort; je connais des gens, moi, que l'amour rend bourrus et sauvages, et ces défauts-là n'embellissent personne, je pense.
Hortensius. - Si Monsieur me donnait la licence de parachever, peut-être que...
Le Chevalier. - Petit auteur que cela, esprit superficiel...
Hortensius, se levant. - Petit auteur, esprit superficiel! Un homme qui cite Sénèque pour garant de ce qu'il dit, ainsi que vous le verrez plus bas, folio 24, chapitre V!
Le Chevalier. - Fût-ce chapitre mille, Sénèque ne sait ce qu'il dit.
Hortensius. - Cela est impossible.
La Marquise, riant. - En vérité, cela me divertit plus que ma lecture: mais, Monsieur Hortensius, en voilà assez, votre livre ne plaît point au Chevalier, n'en lisons plus; une autre fois nous serons plus heureux.
Le Chevalier. - C'est votre goût, Madame, qui doit décider.
La Marquise. - Mon goût veut bien avoir cette complaisance-là pour le vôtre.
Hortensius, s'en allant. - Sénèque un petit auteur! Par Jupiter, si je le disais, je croirais faire un blasphème littéraire. Adieu, Monsieur.
Le Chevalier. - Serviteur, serviteur.
Scène IX
Le Chevalier, La Marquise
La Marquise. - Vous voilà brouillé avec Hortensius, Chevalier; de quoi vous avisez-vous aussi de médire de Sénèque?
Le Chevalier. - Sénèque et son défenseur ne m'inquiètent pas, pourvu que vous ne preniez pas leur parti, Madame.
La Marquise. - Ah! je demeurerai neutre, si la querelle continue; car je m'imagine que vous ne voudrez pas la recommencer; nos occupations vous ennuient, n'est-il pas vrai?
Le Chevalier. - Il faut être plus tranquille que je ne suis, pour réussir à s'amuser.
La Marquise. - Ne vous gênez point, Chevalier, vivons sans façon; vous voulez peut-être seul: adieu, je vous laisse.
Le Chevalier. - Il n'y a plus de situation qui ne me soit à charge.
La Marquise. - Je voudrais de tout mon coeur pouvoir vous calmer l'esprit. (Elle part lentement.)
Le Chevalier, pendant qu'elle marche. - Ah! je m'attendais à plus de repos quand j'ai rompu mon voyage; je ne ferai plus de projets, je vois bien que je rebute le monde.
La Marquise, s'arrêtant au milieu du théâtre. - Ce que je lui entends dire là me touche; il ne serait pas généreux de le quitter dans cet état-là. (Elle revient.) Non, Chevalier, vous ne me rebutez point; ne cédez point à votre douleur: tantôt vous partagiez mes chagrins, vous étiez sensible à la part que je prenais aux vôtres, pourquoi n'êtes-vous plus de même? C'est cela qui me rebuterait, par exemple, car la véritable amitié veut qu'on fasse quelque chose pour elle, elle veut consoler.
Le Chevalier. - Aussi aurait-elle bien du pouvoir sur moi: si je la trouvais, personne au monde n'y serait plus sensible; j'ai le coeur fait pour elle; mais où est-elle? Je m'imaginais l'avoir trouvée, me voilà détrompé, et ce n'est pas sans qu'il en coûte à mon coeur.
La Marquise. - Peut-on de reproche plus injuste que celui que vous me faites? De quoi vous plaignez-vous, voyons? d'une chose que vous avez rendue nécessaire: une étourdie vient vous proposer ma main, vous y avez de la répugnance; à la bonne heure, ce n'est point là ce qui me choque; un homme qui a aimé Angélique peut trouver les autres femmes bien inférieures, elle a dû vous rendre les yeux très difficiles; et d'ailleurs tout ce qu'on appelle vanité là-dessus, je n'en suis plus.
Le Chevalier. - Ah! Madame, je regrette Angélique, mais vous m'en auriez consolé, si vous aviez voulu.
La Marquise. - Je n'en ai point de preuve; car cette répugnance dont je ne me plains point, fallait-il la marquer ouvertement? Représentez-vous cette action-là de sang-froid; vous êtes galant homme, jugez-vous; où est l'amitié dont vous parlez? Car, encore une fois, ce n'est pas de l'amour que je veux, vous le savez bien, mais l'amitié n'a-t-elle pas ses sentiments, ses délicatesses? L'amour est bien tendre, Chevalier; eh bien, croyez qu'elle ménage avec encore plus de scrupule que lui les intérêts de ceux qu'elle unit ensemble. Voilà le portrait que je m'en suis toujours fait, voilà comme je la sens, et comme vous auriez dû la sentir: il me semble que l'on n'en peut rien rabattre, et vous n'en connaissez pas les devoirs comme moi: qu'il vienne quelqu'un me proposer votre main, par exemple, et je vous apprendrai comme on répond là-dessus.
Le Chevalier. - Oh! je suis sûr que vous y seriez plus embarrassé que moi! car enfin, vous n'accepteriez point la proposition.
La Marquise. - Nous n'y sommes pas, ce quelqu'un n'est pas venu, et ce n'est que pour vous dire combien je vous ménagerais: cependant vous vous plaignez.
Le Chevalier. - Eh! morbleu, Madame, vous m'avez parlé de répugnance, et je ne saurais vous souffrir cette idée-là. Tenez, je trancherai tout d'un coup là-dessus: si je n'aimais pas Angélique, qu'il faut bien que j'oublie, vous n'auriez qu'une chose à craindre avec moi, qui est que mon amitié ne devînt amour, et raisonnablement il n'y aurait que cela à craindre non plus; c'est là toute la répugnance que je me connais.
La Marquise. - Ah! pour cela, c'en serait trop; il ne faut pas, Chevalier, il ne faut pas.
Le Chevalier. - Mais ce serait vous rendre justice; d'ailleurs, d'où peut venir le refus dont vous m'accusez? car enfin était-il naturel? C'est que le Comte vous aimait, c'est que vous le souffriez; j'étais outré de voir cet amour venir traverser un attachement qui devait faire toute ma consolation; mon amitié n'est point compatible avec cela, ce n'est point une amitié faite comme les autres.
La Marquise. - Eh bien, voilà qui change tout, je ne me plains plus, je suis contente; ce que vous me dites là, je l'éprouve, je le sens; c'est là précisément l'amitié que je demande, la voilà, c'est la véritable, elle est délicate, elle est jalouse, elle a droit de l'être; mais que ne me parliez-vous? Que n'êtes-vous venu me dire: Qu'est-ce que c'est que le Comte? Que fait-il chez vous? Je vous aurais tiré d'inquiétude, et tout cela ne serait point arrivé.
Le Chevalier. - Vous ne me verrez point faire d'inclination, à moi; je n'y songe point avec vous.
La Marquise. - Vraiment je vous le défends bien, ce ne sont pas là nos conditions; je serais jalouse aussi, moi, jalouse comme nous l'entendons.
Le Chevalier. - Vous, Madame?
La Marquise. - Est-ce que je ne l'étais pas de cette façon-là tantôt? votre réponse à Lisette n'avait-elle pas dû me choquer?
Le Chevalier. - Vous m'avez pourtant dit de cruelles choses.
La Marquise. - Eh! à qui en dit-on, si ce n'est aux gens qu'on aime, et qui semblent n'y pas répondre?
Le Chevalier. - Dois-je vous en croire? Que vous me tranquillisez, ma chère Marquise!
La Marquise. - Ecoutez, je n'avais pas moins besoin de cette explication-là que vous.
Le Chevalier. - Que vous me charmez! Que vous me donnez de joie! (Il lui baise la main.)
La Marquise, riant. - On le prendrait pour mon amant, de la manière dont il me remercie.
Le Chevalier. - Ma foi, je défie un amant de vous aimer plus que je fais; je n'aurais jamais cru que l'amitié allât si loin, cela est surprenant; l'amour est moins vif.
La Marquise. - Et cependant il n'y a rien de trop.
Le Chevalier. - Non, il n'y a rien de trop; mais il me reste une grâce à vous demander. Gardez-vous Hortensius? Je crois qu'il est fâché de me voir ici, et je sais lire aussi bien que lui.
La Marquise. - Eh bien, Chevalier, il faut le renvoyer; voilà toute la façon qu'il faut y faire.
Le Chevalier. - Et le Comte, qu'en ferons-nous? Il m'inquiète un peu.
La Marquise. - On le congédiera aussi; je veux que vous soyez content, je veux vous mettre en repos. Donnez-moi la main, je serais bien aise de me promener dans le jardin.
Le Chevalier. - Allons, Marquise.
Acte III
Scène première
Hortensius, seul.
Hortensius. - N'est-ce pas une chose étrange, qu'un homme comme moi n'ait point de fortune! Posséder le grec et le latin, et ne pas posséder dix pistoles? O divin Homère! O Virgile! et vous gentil Anacréon! Vos doctes interprètes ont de la peine à vivre; bientôt je n'aurai plus d'asile: j'ai vu la Marquise irritée contre le Chevalier; mais incontinent je l'ai vue dans le jardin discourir avec lui de la manière la plus bénévole. Quels solécismes de conduite! Est-ce que l'amour m'expulserait d'ici?
Scène II
Hortensius, Lisette, Lubin
Lubin, gaillardement. - Tiens, Lisette, le voilà bien à propos pour lui faire nos adieux. (En riant.) Ah, ah, ah!
Hortensius. - A qui en veut cet étourdi-là, avec son transport de joie?
Lubin. - Allons, gai, camarade Docteur; comment va la philosophie?
Hortensius. - Pourquoi me faites-vous cette question-là?
Lubin. - Ma foi, je n'en sais rien, si ce n'est pour entrer en conversation.
Lisette. - Allons, allons, venons au fait.
Lubin. - Encore un petit mot, Docteur: n'avez-vous jamais couché dans la rue?
Hortensius. - Que signifie ce discours?
Lubin. - C'est que cette nuit vous en aurez le plaisir; le vent de bise vous en dira deux mots.
Lisette. - N'amusons point davantage Monsieur Hortensius. Tenez, Monsieur, voilà de l'or que Madame m'a chargé de vous donner, moyennant quoi, comme elle prend congé de vous, vous pouvez prendre congé d'elle. A mon égard, je salue votre érudition, et je suis votre très humble servante. (Elle lui fait la révérence.)
Lubin. - Et moi votre serviteur.
Hortensius. - Quoi, Madame me renvoie?
Lisette. - Non pas, Monsieur, elle vous prie seulement de vous retirer.
Lubin. - Et vous qui êtes honnête, vous ne refuserez rien aux prières de Madame.
Hortensius. - Savez-vous la raison de cela, Mademoiselle Lisette?
Lisette. - Non: mais en gros je soupçonne que cela pourrait venir de ce que vous l'ennuyez.
Lubin. - Et en détail, de ce que nous sommes bien aises de nous aimer en paix, en dépit de la philosophie que vous avez dans la tête.
Lisette. - Tais-toi.
Hortensius. - J'entends, c'est que Madame la Marquise et Monsieur le Chevalier ont de l'inclination l'un pour l'autre.
Lisette. - Je n'en sais rien, ce ne sont pas mes affaires.
Lubin. - Eh bien! tout coup vaille, quand ce serait de l'inclination, quand ce serait des passions, des soupirs, des flammes, et de la noce après: il n'y a rien de si gaillard; on a un coeur, on s'en sert, cela est naturel.
Lisette, à Lubin. - Finis tes sottises. (A Hortensius.) Vous voilà averti, Monsieur; je crois que cela suffit.
Lubin. - Adieu, touchez là, et partez ferme; il n'y aura pas de mal à doubler le pas.
Hortensius. - Dites à Madame que je me conformerai à ses ordres.
Scène III
Lisette, Lubin
Lisette. - Enfin, le voilà congédié; c'est pourtant un amant que je perds.
Lubin. - Un amant! Quoi! ce vieux radoteur t'aimait?
Lisette. - Sans doute; il voulait me faire des arguments.
Lubin. - Hum!
Lisette. - Des arguments, te dis-je; mais je les ai fort bien repoussés avec d'autres.
Lubin. - Des arguments! Voudrais-tu bien m'en pousser un, pour voir ce que c'est?
Lisette. - Il n'y a rien de si aisé. Tiens, en voilà un: tu es un joli garçon, par exemple.
Lubin. - Cela est vrai.
Lisette. - J'aime tout ce qui est joli, ainsi je t'aime: c'est là ce que l'on appelle un argument.
Lubin. - Pardi, tu n'as que faire du Docteur pour cela, je t'en ferai aussi bien qu'un autre. Gageons un petit baiser que je t'en donne une douzaine.
Lisette. - Je gagerai quand nous serons mariés, parce que je serai bien aise de perdre.
Lubin. - Bon! quand nous serons mariés, j'aurai toujours gagné sans faire de gageure.
Lisette. - Paix! j'entends quelqu'un qui vient; je crois que c'est Monsieur le Comte: Madame m'a chargé d'un compliment pour lui, qui ne le réjouira pas.
Scène IV
Le Comte, Lisette, Lubin
Le Comte, d'un air ému. - Bonjour, Lisette; je viens de rencontrer Hortensius, qui m'a dit des choses bien singulières. La Marquise le renvoie, à ce qu'il dit, parce qu'elle aime le Chevalier, et qu'elle l'épouse. Cela est-il vrai? Je vous prie de m'instruire...
Lisette. - Mais, Monsieur le Comte, je ne crois pas que cela soit, et je n'y vois pas encore d'apparence: Hortensius lui déplaît, elle le congédie; voilà tout ce que j'en puis dire.
Le Comte, à Lubin. - Et toi, n'en sais-tu pas davantage?
Lubin. - Non, Monsieur le Comte, je ne sais que mon amour pour Lisette: voilà toutes mes nouvelles.
Lisette. - Madame la Marquise est si peu disposée à se marier, qu'elle ne veut pas même voir d'amants: elle m'a dit de vous prier de ne point vous obstiner à l'aimer.
Le Comte. - Non plus qu'à la voir, sans doute?
Lisette. - Mais je crois que cela revient au même.
Lubin. - Oui, qui dit l'un dit l'autre.
Le Comte. - Que les femmes sont inconcevables! Le Chevalier est ici, apparemment?
Lisette. - Je crois qu'oui.
Lubin. - Leurs sentiments d'amitié ne permettent pas qu'ils se séparent.
Le Comte. - Ah! avertissez, je vous prie, le Chevalier, que je voudrais lui dire un mot.
Lisette. - J'y vais de ce pas, Monsieur le Comte.
Lubin sort avec Lisette, en saluant le Comte.
Scène V
Le Comte, seul.
Le Comte. - Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce de l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre? Le Chevalier va venir, interrogeons son coeur pour en tirer la vérité. Je vais me servir d'un stratagème, qui, tout commun qu'il est, ne laisse pas souvent que de réussir.
Scène VI
Le Chevalier, Le Comte
Le Chevalier. - On m'a dit que vous me demandiez; puis-je vous rendre quelque service, Monsieur?
Le Comte. - Oui, Chevalier, vous pouvez véritablement m'obliger.
Le Chevalier. - Pardi, si je le puis, cela vaut fait.
Le Comte. - Vous m'avez dit que vous n'aimiez pas la Marquise.
Le Chevalier. - Que dites-vous là? je l'aime de tout mon coeur.
Le Comte. - J'entends que vous n'aviez point d'amour pour elle.
Le Chevalier. - Ah! c'est une autre affaire, et je me suis expliqué là-dessus.
Le Comte. - Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments? Ne s'agit-il point à présent d'amour, absolument?
Le Chevalier, riant. - Eh! mais, en vérité, par où jugez-vous qu'il y en ait? Qu'est-ce que c'est que cette idée-là?
Le Comte. - Moi, je n'en juge point, je vous le demande.
Le Chevalier. - Hum! vous avez pourtant la mine d'un homme qui le croit.
Le Comte. - Eh bien, débarrassez-vous de cela; dites-moi oui ou non.
Le Chevalier, riant. - Eh, eh! Monsieur le Comte, un homme d'esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens; c'est la même chose, assurément: il y a entre la Marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Etes-vous content? Cela est-il net? Voilà du français.
Le Comte, à part. - Pas trop... On ne saurait mieux dire, et j'ai tort; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout.
Le Chevalier. - Je sais ce qu'ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m'intéresse beaucoup à ce qui vous regarde; mais n'allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire; ouvrez-moi votre coeur. Est-ce que vous voulez continuer d'aimer la Marquise?
Le Comte. - Toujours.
Le Chevalier. - Entre nous; il est étonnant que vous ne vous lassiez point de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle? on combat sa haine; ne lui déplaisez-vous pas? on espère; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle? par où prendre son coeur? un coeur qui ne se remue ni pour ni contre, qui n'est ni ami ni ennemi, qui n'est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on? Je n'en crois rien: et c'est pourtant ce que vous voulez faire.
Le Comte, finement. - Non, non, Chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n'en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le coeur de la Marquise n'est pas si mort que vous le pensez: m'entendez-vous? Vous êtes distrait.
Le Chevalier. - Vous vous trompez, je n'ai jamais eu plus d'attention.
Le Comte. - Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait.
Le Chevalier. - Elle écoutait?
Le Comte. - Oui, je lui demandais du retour.
Le Chevalier. - C'est l'usage; et à cela quelle réponse?
Le Comte. - On me disait de l'attendre.
Le Chevalier. - C'est qu'il était tout venu.
Le Comte, à part. - Il l'aime... Cependant aujourd'hui elle ne veut pas me voir, j'attribue cela à ce que j'avais été quelques jours sans paraître, avant que vous arrivassiez: la Marquise est la femme de France la plus fière.
Le Chevalier. - Ah! je la trouve passablement humiliée d'avoir cette fierté-là.
Le Comte. - Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore.
Le Chevalier. - Eh! vous vous moquez, cette femme-là vous adore.
Le Comte. - Je ne dis pas cela.
Le Chevalier. - Et moi, qui ne m'en soucie guère, je le dis pour vous.
Le Comte. - Ce qui m'en plaît, c'est que vous le dites sans jalousie.
Le Chevalier. - Oh! parbleu, si cela vous plaît, vous êtes servi à souhait; car je vous dirai que j'en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers.
Le Comte. - Embrassez donc, mon cher.
Le Chevalier. - Ah! ce n'est pas la peine; il me suffit de m'en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques.
Le Comte. - Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi; et si vous étiez d'humeur à accepter celle que j'imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. A l'égard de la Marquise...
Le Chevalier. - Comte, finissons: vous autres amants, vous n'avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n'amusent point les autres. Parlons d'autre chose: de quoi s'agit-il?
Le Comte. - Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage?
Le Chevalier. - Oh! parbleu, c'en est trop: faut-il que j'y renonce pour vous mettre en repos? Non, Monsieur; je vous demande grâce pour ma postérité, s'il vous plaît. Je n'irai point sur vos brisées, mais qu'on me trouve un parti convenable, et demain je me marie; et qui plus est, c'est que cette Marquise, qui ne vous sort pas de l'esprit, tenez, je m'engage à la prier de la fête.
Le Comte. - Ma foi, Chevalier, vous me ravissez; je sens bien que j'ai affaire au plus franc de tous les hommes; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons: vous connaissez ma soeur; que pensez-vous d'elle?
Le Chevalier. - Ce que j'en pense?... Votre question me fait ressouvenir qu'il y a longtemps que je ne l'ai vue, et qu'il faut que vous me présentiez à elle.
Le Comte. - Vous m'avez dit cent fois qu'elle était digne d'être aimée du plus honnête homme: on l'estime, vous connaissez son bien, vous lui plairez, j'en suis sûr; et si vous ne voulez qu'un parti convenable, en voilà un.
Le Chevalier. - En voilà un... vous avez raison... oui... votre idée est admirable: elle est amie de la Marquise, n'est-ce pas?
Le Comte. - Je crois qu'oui.
Le Chevalier. - Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c'est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet; vous allez voir ce qu'un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraîtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n'en mérite point.
Scène VII
Le Chevalier, seul.
Le Chevalier. - Parbleu, Madame, je suis donc cet ami qui devait vous tenir lieu de tout: vous m'avez joué, femme que vous êtes; mais vous allez voir combien je m'en soucie.
Scène VIII
La Marquise, Le Chevalier
La Marquise. - Le Comte, dit-on, était avec vous, Chevalier. Vous avez été bien longtemps ensemble, de quoi donc était-il question?
Le Chevalier, sérieusement. - De pures visions de sa part, Marquise; mais des visions qui m'ont chagriné, parce qu'elles vous intéressent, et dont la première a d'abord été de me demander si je vous aimais.
La Marquise. - Mais je crois que cela n'est pas douteux.
Le Chevalier. - Sans difficulté: mais prenez garde, il parlait d'amour, et non pas d'amitié.
La Marquise. -Ah! il parlait d'amour? Il est bien curieux: à votre place, je n'aurais pas seulement voulu les distinguer, qu'il devine.
Le Chevalier. - Non pas, Marquise, il n'y avait pas moyen de jouer là-dessus, car il vous enveloppait dans ses soupçons, et vous faisait pour moi le coeur plus tendre que je ne mérite; vous voyez bien que cela était sérieux; il fallait une réponse décisive, aussi l'ai-je faite, et l'ai bien assuré qu'il se trompait et qu'absolument il ne s'agissait point d'amour entre nous deux, absolument.
La Marquise. - Mais croyez-vous l'avoir persuadé, et croyez-vous lui avoir dit cela d'un ton bien vrai, du ton d'un homme qui le sent?
Le Chevalier. - Oh! ne craignez rien, je l'ai dit de l'air dont on dit la vérité. Comment donc, je serais très fâché, à cause de vous, que le commerce de notre amitié rendît vos sentiments équivoques; mon attachement pour vous est trop délicat, pour profiter de l'honneur que cela me ferait; mais j'y ai mis bon ordre, et cela par une chose tout à fait imprévue: vous connaissez sa soeur, elle est riche, très aimable, et de vos amies, même.
La Marquise. - Assez médiocrement.
Le Chevalier. - Dans la joie qu'il a eu de perdre ses soupçons, le Comte me l'a proposée; et comme il y a des instants et des réflexions qui nous déterminent tout d'un coup, ma foi j'ai pris mon parti; nous sommes d'accord, et je dois l'épouser. Ce n'est pas là tout, c'est que je me suis encore chargé de vous parler en faveur du Comte, et je vous en parle du mieux qu'il m'est possible; vous n'aurez pas le coeur inexorable, et je ne crois pas la proposition fâcheuse.
La Marquise, froidement. - Non, Monsieur; je vous avoue que le Comte ne m'a jamais déplu.
Le Chevalier. - Ne vous a jamais déplu! C'est fort bien fait. Mais pourquoi donc m'avez-vous dit le contraire?
La Marquise. - C'est que je voulais me le cacher à moi-même, et il l'ignore aussi.
Le Chevalier. - Point du tout, Madame, car il vous écoute.
La Marquise. - Lui?
Scène IX
La Marquise, Le Chevalier, Le Comte
Le Comte. - J'ai suivi les conseils du Chevalier, Madame; permettez que mes transports vous marquent la joie où je suis.
Il se jette aux genoux de la Marquise.
La Marquise. - Levez-vous, Comte, vous pouvez espérer.
Le Comte. - Que je suis heureux! et toi, Chevalier, que ne te dois-je pas? Mais, Madame, achevez de me rendre le plus content de tous les hommes. Chevalier, joignez vos prières aux miennes.
Le Chevalier, d'un air agité. - Vous n'en avez pas besoin, Monsieur; j'avais promis de parler pour vous; j'ai tenu parole, je vous laisse ensemble, je me retire. (A part.) Je me meurs.
Le Comte. - J'irai te retrouver chez toi.
Scène X
La Marquise, le Comte
Le Comte. - Madame, il y a longtemps que mon coeur est à vous; consentez à mon bonheur; que cette aventure-ci vous détermine: souvent il n'en faut pas davantage. J'ai ce soir affaire chez mon notaire, je pourrais vous l'amener ici, nous y souperions avec ma soeur qui doit venir vous voir; le Chevalier s'y trouverait; vous verriez ce qu'il vous plairait de faire; des articles sont bientôt passés, et ils n'engagent qu'autant qu'on veut; ne me refusez pas, je vous en conjure.
La Marquise. - Je ne saurais vous répondre, je me sens un peu indisposée; laissez-moi me reposer, je vous prie.
Le Comte. - Je vais toujours prendre les mesures qui pourront vous engager à m'assurer vos bontés.
Scène XI
La Marquise, seule.
La Marquise. - Ah! je ne sais où j'en suis; respirons; d'où vient que je soupire? les larmes me coulent des yeux; je me sens saisie de la tristesse la plus profonde, et je ne sais pourquoi. Qu'ai-je affaire de l'amitié du Chevalier? L'ingrat qu'il est, il se marie: l'infidélité d'un amant ne me toucherait point, celle d'un ami me désespère; le Comte m'aime, j'ai dit qu'il ne me déplaisait pas; mais où ai-je donc été chercher tout cela?
Scène XII
La Marquise, Lisette
Lisette. - Madame, je vous avertis qu'on vient de renvoyer Madame la Comtesse, mais elle a dit qu'elle repasserait sur le soir; voulez-vous y être?
La Marquise. - Non, jamais, Lisette; je ne saurais.
Lisette. - Etes-vous indisposée? Madame, vous avez l'air bien abattue; qu'avez-vous donc?
La Marquise. - Hélas! Lisette, on me persécute, on veut que je me marie.
Lisette. - Vous marier! A qui donc?
La Marquise. - Au plus haïssable de tous les hommes; à un homme que le hasard a destiné pour me faire du mal, et pour m'arracher, malgré moi, des discours que j'ai tenus, sans savoir ce que je disais.
Lisette. - Mais il n'est venu que le Comte.
La Marquise. - Eh! c'est lui-même.
Lisette. - Et vous l'épousez?
La Marquise. - Je n'en sais rien; je te dis qu'il le prétend.
Lisette. - Il le prétend? Mais qu'est-ce que c'est donc que cette aventure-là? Elle ne ressemble à rien.
La Marquise. - Je ne saurais te la mieux dire; c'est le Chevalier, c'est ce misanthrope-là qui est cause de cela: il m'a fâché, le Comte en a profité, je ne sais comment; ils veulent souper ce soir ici; ils ont parlé de notaire, d'articles; je les laissais dire; le Chevalier est sorti, il se marie aussi; le Comte lui donne sa soeur; car il ne manquait qu'une soeur, pour achever de me déplaire, à cet homme-là...
Lisette. - Quand le Chevalier l'épouserait, que vous importe?
La Marquise. - Veux-tu que je sois la belle-soeur d'un homme qui m'est devenu insupportable?
Lisette. - Hé! mort de ma vie! ne la soyez pas, renvoyez le Comte!
La Marquise. - Hé! sur quel prétexte! Car enfin, quoiqu'il me fâche, je n'ai pourtant rien à lui reprocher.
Lisette. - Oh! je m'y perds, Madame; je n'y comprends plus rien.
La Marquise. - Ni moi non plus: je ne sais plus où j'en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs! Qu'est-ce que c'est donc que cet état-là?
Lisette. - Mais c'est, je crois, ce maudit Chevalier qui est cause de tout cela; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime.
La Marquise. - Eh! non, Lisette; on voit bien que tu te trompes.
Lisette. - Voulez-vous m'en croire, Madame? ne le revoyez plus.
La Marquise. - Eh! laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi! Ne me laissera-t-on jamais en repos? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste!
Lisette. - Votre situation, je la regarde comme une énigme.
Scène XIII
La Marquise, Lisette, Lubin
Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier, qui est dans un état à faire compassion...
La Marquise. - Que veut-il dire? demande-lui ce qu'il a, Lisette.
Lubin. - Hélas! je crois que son bon sens s'en va: tantôt il marche, tantôt il s'arrête; il regarde le ciel, comme s'il ne l'avait jamais vu; il dit un mot, il en bredouille un autre, et il m'envoie savoir si vous voulez bien qu'il vous voie.
La Marquise. - Ne me conseilles-tu pas de le voir? Oui, n'est-ce pas?
Lisette. - Oui, Madame; du ton dont vous me le demandez, je vous le conseille.
Lubin. - Il avait d'abord fait un billet pour vous, qu'il m'a donné.
La Marquise. - Voyons donc.
Lubin. - Tout à l'heure, Madame. Quand j'ai eu ce billet, il a couru après moi: Rends-moi le papier. Je l'ai rendu. Tiens, va le porter. Je l'ai donc repris. Rapporte le papier. Je l'ai rapporté; ensuite, il a laissé tomber le billet en se promenant, et je l'ai ramassé sans qu'il l'ait vu, afin de vous l'apporter comme à sa bonne amie, pour voir ce qu'il a, et s'il y a quelque remède à sa peine.
La Marquise. - Montre donc.
Lubin. - Le voici; et tenez, voilà l'écrivain qui arrive.
Scène XIV
La Marquise, Le Chevalier, Lisette
La Marquise, à Lisette. - Sors, il sera peut-être bien aise de n'avoir point de témoins, d'être seul.
Scène XV
Le Chevalier, La Marquise
Le Chevalier prend de longs détours. - Je viens prendre congé de vous, et vous dire adieu, Madame.
La Marquise. - Vous, Monsieur le Chevalier? et où allez-vous donc?
Le Chevalier. - Où j'allais quand vous m'avez arrêté.
La Marquise. - Mon dessein n'était pas de vous arrêter pour si peu de temps.
Le Chevalier. - Ni le mien de vous quitter si tôt, assurément.
La Marquise. - Pourquoi donc me quittez-vous?
Le Chevalier. - Pourquoi je vous quitte? Eh! Marquise, que vous importe de me perdre, dès que vous épousez le Comte?
La Marquise. - Tenez, Chevalier, vous verrez qu'il y a encore du malentendu dans cette querelle-là: ne précipitez rien, je ne veux point que vous partiez, j'aime mieux avoir tort.
Le Chevalier. - Non, Marquise, c'en est fait; il ne m'est plus possible de rester, mon coeur ne serait plus content du vôtre.
La Marquise, avec douleur. - Je crois que vous vous trompez.
Le Chevalier. - Si vous saviez combien je vous dis vrai! combien nos sentiments sont différents!...
La Marquise. - Pourquoi différents? Il faudrait donner un peu plus d'étendue à ce que vous dites là, Chevalier; je ne vous entends pas bien.
Le Chevalier. - Ce n'est qu'un seul mot qui m'arrête.
La Marquise, avec un peu d'embarras. - Je ne puis deviner, si vous ne me le dites.
Le Chevalier. - Tantôt je m'étais expliqué dans un billet que je vous avais écrit.
La Marquise. - A propos de billet, vous me faites ressouvenir que l'on m'en a apporté un quand vous êtes venu.
Le Chevalier, intrigué. - Et de qui est-il, Madame?
La Marquise. - Je vous le dirai. (Elle lit.) "Je devais, Madame, regretter Angélique toute ma vie; cependant, le croiriez-vous? je pars aussi pénétré d'amour pour vous que je le fus jamais pour elle."
Le Chevalier. - Ce que vous lisez là, Madame, me regarde-t-il?
La Marquise. - Tenez, Chevalier, n'est-ce pas là le mot qui vous arrête?
Le Chevalier. - C'est mon billet! Ah! Marquise, que voulez-vous que je devienne?
La Marquise. - Je rougis, Chevalier, c'est vous répondre.
Le Chevalier, lui baisant la main. - Mon amour pour vous durera autant que ma vie.
La Marquise. - Je ne vous le pardonne qu'à cette condition-là.
Scène XVI
La Marquise, Le Chevalier, Le Comte
Le Comte. - Que vois-je, Monsieur le Chevalier? voilà de grands transports!
Le Chevalier. - Il est vrai, Monsieur le Comte; quand vous me disiez que j'aimais Madame, vous connaissiez mieux mon coeur que moi; mais j'étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraître excusable.
Le Comte. - Et vous, Madame?
La Marquise. - Je ne croyais pas l'amitié si dangereuse.
Le Comte. - Ah! Ciel!
Scène dernière
La Marquise, Le Chevalier, Lisette, Lubin
Lisette. - Madame, il y a là-bas un notaire que le Comte a amené.
Le Chevalier. - Le retiendrons-nous, Madame?
La Marquise. - Faites, je ne me mêle plus de rien.
Lisette, au Chevalier. - Ah! je commence à comprendre: le Comte s'en va, le notaire reste, et vous vous mariez.
Lubin. - Et nous aussi, et il faudra que votre contrat fasse la fondation du nôtre: n'est-ce pas, Lisette? Allons, de la joie !
Le Triomphe de l'amour
Comédie en trois actes
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 12 mars 1732
Avertissement de l'auteur
Le sort de cette pièce-ci a été bizarre. Je la sentais susceptible d'une chute totale ou d'un grand succès; d'une chute totale, parce que le sujet en était singulier, et par conséquent courait risque d'être très mal reçu; d'un grand succès, parce que je voyais que, si le sujet était saisi, il pouvait faire beaucoup de plaisir. Je me suis trompé pourtant; et rien de tout cela n'est arrivé. La pièce n'a eu, à proprement parler, ni chute ni succès; tout se réduit simplement à dire qu'elle n'a point plu. Je ne parle que de la première représentation; car, après cela, elle a eu encore un autre sort: ce n'a plus été la même pièce, tant elle a fait de plaisir aux nouveaux spectateurs qui sont venus la voir; ils étaient dans la dernière surprise de ce qui lui était arrivé d'abord. Je n'ose rapporter les éloges qu'ils en faisaient, et je n'exagère rien: le public est garant de ce que je dis là. Ce n'est pas là tout. Quatre jours après qu'elle a paru à Paris, on l'a jouée à la cour. Il y a assurément de l'esprit et du goût dans ce pays-là; et elle y plut encore au delà de ce qu'il m'est permis de dire. Pourquoi donc n'a-t-elle pas été mieux reçue d'abord? Pourquoi l'a-t-elle été si bien après? Dirai-je que les premiers spectateurs s'y connaissent mieux que les derniers? Non, cela ne serait pas raisonnable. Je conclus seulement que cette différence d'opinion doit engager les uns et les autres à se méfier de leur jugement. Lorsque dans une affaire de goût, un homme d'esprit en trouve plusieurs autres qui ne sont pas de son sentiment, cela doit l'inquiéter, ce me semble, ou il a moins d'esprit qu'il ne pense; et voilà précisément ce qui se passe à l'égard de cette pièce. Je veux croire que ceux qui l'ont trouvée si bonne se trompent peut-être; et assurément c'est être bien modeste; d'autant plus qu'il s'en faut beaucoup que je la trouve mauvaise; mais je crois aussi que ceux qui la désapprouvent peuvent avoir tort. Et je demande qu'on la lise avec attention, et sans égard à ce que l'on en a pensé d'abord, afin qu'on la juge équitablement.
Acteurs
Léonide, princesse de Sparte, sous le nom de Phocion.
Corine, suivante de Léonide, sous le nom d'Hermidas.
Hermocrate, philosophe.
Léontine, soeur d'Hermocrate.
Agis, fils de Cléomène.
Dimas, jardinier d'Hermocrate.
Arlequin, valet d'Hermocrate.
Acte premier
Scène première
La scène est dans la maison d'Hermocrate.
Léonide, sous le nom de Phocion; Corine, sous le nom d'Hermidas
Phocion. - Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.
Hermidas. - Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n'y connaissons personne?
Phocion. - Non, tout est ouvert; et d'ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette allée en nous promenant, j'aurai le temps de te dire ce qu'il faut à présent que tu saches.
Hermidas. - Ah! il y a longtemps que je n'ai respiré si à mon aise! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière; si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.
Phocion. - Comme tu voudras.
Hermidas. - D'abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons de campagne, où vous voulez que je vous suive.
Phocion. - Fort bien.
Hermidas. - Et comme vous savez que, par amusement, j'ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit et dont l'un est celui d'un homme de quarante-cinq ans, et l'autre celui d'une femme d'environ trente-cinq, tous deux d'assez bonne mine.
Phocion. - Cela est vrai.
Hermidas. - Laissez-moi dire: quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et qu'on ne vous voit pas; ensuite vous m'habillez en homme, vous en prenez l'attirail vous-même; et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d'Hermidas, que vous me donnez; et après un quart d'heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.
Phocion. - Plus que tu ne penses!
Hermidas. - Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés? Qu'est-ce que c'est que cet homme et cette femme qu'ils représentent? Que signifie la mascarade où nous sommes? Que nous importent les jardins d'Hermocrate? Que voulez-vous faire de lui? Que voulez-vous faire de moi? Où allons-nous? Que deviendrons-nous? A quoi tout cela aboutira-t-il? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m'en meurs.
Phocion. - Ecoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux; j'occupe une place qu'autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l'enleva. Léonidas, outré de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu'on eut l'adresse de soustraire à Léonidas, qui n'en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du peuple qu'il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de qui j'ai succédé moi-même.
Hermidas. - Oui; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j'ai fait la copie, et voilà ce que je veux savoir.
Phocion. - Doucement: ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu'une main inconnue enleva dès qu'il fut né, et dont Léonidas ni mon père n'ont jamais entendu parler, j'en ai des nouvelles, moi.
Hermidas. - Le ciel en soit loué! Vous l'aurez donc bientôt en votre pouvoir.
Phocion. - Point du tout; c'est moi qui vais me remettre au sien.
Hermidas. - Vous, Madame! vous n'en ferez rien, je vous jure; je ne le souffrirai jamais: comment donc?
Phocion. - Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l'a élevé, et à qui Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu'il fut sorti de prison; et tout ce que je te dis là, je le sais d'un domestique qui était, il n'y a pas longtemps, au service d'Hermocrate, et qui est venu m'en informer en secret, dans l'espoir d'une récompense.
Hermidas. - N'importe, il faut s'en assurer, Madame.
Phocion. - Ce n'est pourtant pas là le parti que j'ai pris; un sentiment d'équité, et je ne sais quelle inspiration m'en ont fait prendre un autre. J'ai d'abord voulu voir Agis (c'est le nom du Prince). J'appris qu'Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j'ai quitté, comme tu sais, la ville; je suis venue ici, j'ai vu Agis dans cette forêt, à l'entrée de laquelle j'avais laissé ma suite. Le domestique qui m'y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j'avais bien entendu parler de l'amour; mais je n'en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d'aimable; à peine t'imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d'Agis.
Hermidas. - Ce que je commence à imaginer de plus clair, c'est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne.
Phocion. - J'oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut; car ce domestique, en se cachant, me dit que c'était lui, et ce philosophe s'arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la forêt; ce qui me marqua qu'il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu'on disait qu'elle y était, et je m'en retournai au château.
Hermidas. - Voilà, certes, une aventure bien singulière.
Phocion. - Le parti que j'ai pris l'est encore davantage; je n'ai feint d'être indisposée et de ne voir personne, que pour être libre de venir ici; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme attiré par l'estime de sa sagesse; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses leçons; je tâcherai d'entretenir Agis, et de disposer son coeur à mes fins. Je suis née d'un sang qu'il doit haïr; ainsi je lui cacherai mon nom; car de quelques charmes dont on me flatte, j'ai besoin que l'amour, avant qu'il me connaisse, les mette à l'abri de la haine qu'il a sans doute pour moi.
Hermidas. - Oui; mais, Madame, si, sous votre habit d'homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a parlé dans la forêt, vous jugez bien qu'il ne vous gardera pas chez lui.
Phocion. - J'ai pourvu à tout, Corine, et s'il me reconnaît, tant pis pour lui; je lui garde un piège, dont j'espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu'il me réduise à la nécessité de m'en servir; mais le but de mon entreprise est louable, c'est l'amour et la justice qui m'inspirent. J'ai besoin de deux ou trois entretiens avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir: je n'en attends pas davantage, mais il me les faut; et si je ne puis les obtenir qu'aux dépens du philosophe, je n'y saurais que faire.
Hermidas. - Et cette soeur qui est avec lui, et dont apparemment l'humeur doit être austère, consentira-t-elle au séjour d'un étranger aussi jeune et d'aussi bonne mine que vous?
Phocion. - Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle; je ne lui ferai pas plus de quartier qu'à son frère.
Hermidas. - Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux; car j'entends ce que vous voulez dire; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas?
Phocion. - Il me répugnerait, sans doute, malgré l'action louable qu'il a pour motif; mais il me vengera d'Hermocrate et de sa soeur qui méritent que je les punisse; qui, depuis qu'Agis est avec eux, n'ont travaillé qu'à lui inspirer de l'aversion pour moi, qu'à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C'est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu'il m'a fallu combattre, qui m'en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m'a rapporté d'après l'entretien qu'il surprit. Eh d'où vient tout le mal qu'ils me font? Est-ce parce que j'occupe un trône usurpé? Mais ce n'est pas moi qui en suis l'usurpatrice. D'ailleurs, à qui l'aurais-je rendu? Je n'en connaissais pas l'héritier légitime; il n'a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n'ont-ils donc pas? Non, Corine, je n'ai point de scrupule à me faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d'Hermocrate et de sa soeur. A ton égard, conforme-toi à tout ce qui m'arrivera; et j'aurai soin de t'instruire à mesure de tout ce qu'il faudra que tu saches.
Scène II
Arlequin, sans être vu d'abord; Phocion, Hermidas
Arlequin. - Qu'est-ce que c'est que ces gens-là?
Hermidas. - Il y aura bien de l'ouvrage à tout ceci, Madame, et votre sexe...
Arlequin, les surprenant. - Ah! ah! Madame! et puis votre sexe! Eh! parlez donc, vous autres hommes, vous êtes donc des femmes?
Phocion. - Juste ciel! je suis au désespoir.
Arlequin. - Oh! oh! mes mignonnes, avant que de vous en aller, il faudra bien, s'il vous plaît, que nous comptions ensemble: je vous ai d'abord pris pour deux fripons; mais je vous fais réparation: vous êtes deux friponnes.
Phocion. - Tout est perdu, Corine.
Hermidas, faisant signe à Phocion. - Non, Madame; laissez-moi faire, et ne craignez rien. Tenez, la physionomie de ce garçon-là ne m'aura point trompée: assurément, il est traitable.
Arlequin. - Et par-dessus le marché, un honnête homme, qui n'a jamais laissé passer de contrebande; ainsi vous êtes une marchandise que j'arrête, je vais faire fermer les portes.
Hermidas. - Oh! je t'en empêcherai bien, moi; car tu serais le premier à te repentir du tort que tu nous ferais.
Arlequin. - Prouvez-moi mon repentir, et je vous lâche.
Phocion, donnant plusieurs pièces d'or à Arlequin. - Tiens, mon ami, voilà déjà un commencement de preuves; ne serais-tu pas fâché d'avoir perdu cela?
Arlequin. - Oui-da, il y a toute apparence; car je suis bien aise de l'avoir.
Hermidas. - As-tu encore envie de faire du bruit?
Arlequin. - Je n'ai encore qu'un commencement d'envie de n'en plus faire.
Hermidas. - Achevez de la déterminer, Madame.
Phocion, lui en donnant encore. - Prends encore ceci. Es-tu content?
Arlequin. - Oh! voilà l'abrégé de ma mauvaise humeur. Mais de quoi s'agit-il, mes libérales dames?
Hermidas. - Tiens, d'une bagatelle: Madame a vu Agis dans la forêt, et n'a pu le voir sans lui donner son coeur.
Arlequin. - Cela est extrêmement honnête.
Hermidas. - Or, Madame qui est riche, qui ne dépend que d'elle, et qui l'épouserait volontiers, voudrait essayer de le rendre sensible.
Arlequin. - Encore plus honnête.
Hermidas. - Madame ne saurait le rendre sensible qu'en liant quelque conversation avec lui, qu'en demeurant même quelque temps dans la maison où il est.
Arlequin. - Pour avoir toutes ses commodités.
Hermidas. - Et cela ne se pourrait pas, si elle se présentait habillée suivant son sexe; parce qu'Hermocrate ne le permettrait pas, et qu'Agis lui-même la fuirait, à cause de l'éducation qu'il a reçue du philosophe.
Arlequin. - Malepeste! de l'amour dans cette maison-ci? ce serait une mauvaise auberge pour lui; la sagesse d'Agis, d'Hermocrate et de Léontine, sont trois sagesses aussi inciviles pour l'amour qu'il y en ait dans le monde; il n'y a que la mienne qui ait un peu de savoir-vivre.
Phocion. - Nous le savions bien.
Hermidas. - Et voilà pourquoi Madame a pris le parti de se déguiser pour paraître; ainsi tu vois bien qu'il n'y a point de mal à tout cela.
Arlequin. - Eh! pardi, il n'y a rien de si raisonnable. Madame a pris de l'amour en passant, pour Agis. Eh bien! qu'est-ce? Chacun prend ce qu'il peut: voilà bien de quoi! Allez, gracieuses personnes, ayez bon courage; je vous offre mes services. Vous avez perdu votre coeur; faites vos diligences pour en attraper un autre; si on trouve le mien, je le donne.
Phocion. - Va, compte sur ma parole; tu jouiras bientôt d'un sort qui ne te laissera envier celui de personne.
Hermidas. - N'oublie pas, dans le besoin, que Madame s'appelle Phocion, et moi Hermidas.
Phocion. - Et surtout qu'Agis ne sache point qui nous sommes.
Arlequin. - Ne craignez rien, seigneur Phocion, touchez là, camarade Hermidas; voilà comme je parle, moi.
Hermidas. - Paix! voilà quelqu'un qui arrive.
Scène III
Hermidas, Phocion, Arlequin, Dimas, jardinier.
Dimas. - Avec qui est-ce donc qu'ou parlez là, noute ami?
Arlequin. - Eh! je parle avec du monde.
Dimas. - Eh! pargué! je le vois bian; mais qui est ce monde? à qui en veut-il?
Phocion. - Au seigneur Hermocrate.
Dimas. - Eh bian! ce n'est pas par ici qu'on entre; noute maître m'a enchargé à ce que parsonne ne se promène dans le jardrin; par ainsi, vous n'avez qu'à vous en retorner par où vous êtes venus, pour frapper à la porte du logis.
Phocion. - Nous avons trouvé celle du jardin ouverte; il est permis à des étrangers de se méprendre.
Dimas. - Je ne leur baillons pas cette parmission-là, nous; je n'entendons pas qu'on vianne comme ça sans dire gare: ne tiant-il qu'à enfiler des portes ouvartes? En a l'honnêteté d'appeler un jardinier; en li demande le parvilège; on a queuque bonne manière avec un homme, et pis la parmission s'enfile avec la porte.
Arlequin. - Doucement, notre ami! vous parlez à une personne riche et d'importance.
Dimas. - Voirement! je le vois bian qu'alle est riche, pisqu'alle garde tout, et moi je garde mon jardrin, alle n'a qu'à prenre par ailleurs.
Scène IV
Agis, Dimas, Hermidas, Phocion, Arlequin
Agis. - Qu'est-ce que c'est donc que ce bruit-là, jardinier? contre qui criez-vous?
Dimas. - Contre cette jeunesse qui viant apparemment mugueter nos espaliers.
Phocion. - Vous arrivez à propos, Seigneur, pour me débarrasser de lui. J'ai dessein de saluer le seigneur Hermocrate, et de lui parler; j'ai trouvé ce lieu-ci ouvert, et il veut que j'en sorte.
Agis. - Allez, Dimas, vous avez tort, retirez-vous, et courez avertir Léontine qu'un étranger de considération souhaiterait parler à Hermocrate. Je vous demande pardon, Seigneur, de l'accueil rustique de cet homme-là; Hermocrate lui-même vous en fera ses excuses; et vous êtes d'une physionomie qui annonce les égards qu'on vous doit.
Arlequin. - Oh pour ça, ils font tous deux une belle paire de visages.
Phocion. - Il est vrai, Seigneur, que ce jardinier m'a traité brusquement; mais vos politesses m'en dédommagent; et si ma physionomie, dont vous parlez, vous disposait à me vouloir du bien, je la croirais en effet la plus heureuse du monde; et ce serait, à mon gré, un des plus grands services qu'elle pût me rendre.
Agis. - Il ne mérite pas que vous l'estimiez tant, mais, tel qu'il est, elle vous l'a rendu, Seigneur; et quoiqu'il n'y ait qu'un instant que nous nous connaissions, je vous assure qu'on ne saurait être aussi prévenu pour quelqu'un que je le suis pour vous.
Arlequin. - Nous allons donc faire, entre nous, quatre jolis penchants.
Hermidas s'écarte avec Arlequin. - Promenons-nous, pour parler du nôtre.
Agis. - Mais, Seigneur, puis-je vous demander pour qui mon amitié se déclare?
Phocion. - Pour quelqu'un qui vous en jurerait volontiers une éternelle.
Agis. - Cela ne suffit pas; je crains de faire un ami que je perdrai bientôt.
Phocion. - Il ne tiendra pas à moi que nous ne nous quittions jamais, Seigneur.
Agis. - Qu'avez-vous à exiger d'Hermocrate? Je lui dois mon éducation; j'ose dire qu'il m'aime. Avez-vous besoin de lui?
Phocion. - Sa réputation m'attirait ici; je ne voulais, quand je suis venu, que l'engager à me souffrir quelque temps auprès de lui; mais depuis que je vous connais, ce motif le cède à un autre encore plus pressant; c'est celui de vous voir le plus longtemps qu'il me sera possible.
Agis. - Et que devenez-vous après?
Phocion. - Je n'en sais rien, vous en déciderez; je ne consulterai que vous.
Agis. - Je vous conseillerai de ne me perdre jamais de vue.
Phocion. - Sur ce pied-là, nous serons donc toujours ensemble.
Agis. - Je le souhaite de tout mon coeur; mais voici Léontine qui arrive.
Arlequin, à Hermidas. - Notre maîtresse s'avance; elle a une mine grave qui ne me plaît point du tout.
Scène V
Phocion, Agis, Hermidas, Dimas, Léontine, Arlequin
Dimas. - Tenez, Madame, velà le damoisiau dont je vous parle, et cet autre étourniau est de son équipage.
Léontine. - On m'a dit, Seigneur, que vous demandiez à parler à Hermocrate mon frère; il n'est pas actuellement ici. Pouvez-vous, en attendant qu'il revienne, me confier ce que vous avez à lui dire?
Phocion. - Je n'ai à l'entretenir de rien de secret, Madame; il s'agit d'une grâce que j'ai à obtenir de lui, et je compterai d'avance l'avoir obtenue, si vous voulez bien me l'accorder vous-même.
Léontine. - Expliquez-vous, Seigneur.
Phocion. - Je m'appelle Phocion, Madame; mon nom peut vous être connu; mon père, que j'ai perdu il y a plusieurs années, l'a mis en quelque réputation.
Léontine. - Oui, Seigneur.
Phocion. - Seul et ne dépendant de personne, il y a quelque temps que je voyage pour former mon coeur et mon esprit.
Dimas, à part. - Et pour cueillir le fruit de nos arbres.
Léontine. - Laissez-nous, Dimas.
Phocion. - J'ai visité, dans mes voyages, tous ceux que leur savoir et leur vertu distinguaient des autres hommes. Il en est même qui m'ont permis de vivre quelque temps avec eux; et j'ai espéré que l'illustre Hermocrate ne me refuserait pas, pour quelques jours, l'honneur qu'ils ont bien voulu me faire.
Léontine. - Il est vrai, Seigneur, qu'à vous voir, vous paraissez bien digne de cette hospitalité vertueuse que vous avez reçue ailleurs; mais il ne sera pas possible à Hermocrate de s'honorer du plaisir de vous l'offrir; d'importantes raisons, qu'Agis sait bien, nous en empêchent; je voudrais pouvoir vous les dire, elles nous justifieraient auprès de vous.
Arlequin. - D'abord, j'en logerai un, moi, dans ma chambre.
Agis. - Ce ne sont point les appartements qui nous manquent.
Léontine. - Non, mais vous savez mieux qu'un autre que cela ne se peut pas, Agis, et que nous nous sommes fait une loi nécessaire de ne partager notre retraite avec personne.
Agis. - J'ai pourtant promis au seigneur Phocion de vous y engager; et ce ne sera pas violer la loi que nous nous sommes faite, que d'en excepter un ami de la vertu.
Léontine. - Je ne saurais changer de sentiment.
Arlequin, à part. - Tête de femme!
Phocion. - Quoi! Madame, serez-vous inflexible à d'aussi louables intentions que les miennes?
Léontine. - C'est malgré moi.
Agis. - Hermocrate vous fléchira, Madame.
Léontine. - Je suis sûre qu'il pensera comme moi.
Phocion, à part les premiers mots. - Allons aux expédients: Eh bien! Madame, je n'insisterai plus; mais oserais-je vous demander un moment d'entretien secret?
Léontine. - Seigneur, je suis fâchée des efforts inutiles que vous allez faire; puisque vous le voulez pourtant, j'y consens.
Phocion, à Agis. - Daignez vous éloigner pour un instant.
Scène VI
Léontine, Phocion
Phocion, à part, les premiers mots. - Puisse l'amour favoriser mon artifice! Puisque vous ne pouvez, Madame, vous rendre à la prière que je vous ai faite, il n'est plus question de vous en presser; mais peut-être m'accorderez-vous une autre grâce, c'est de vouloir bien me donner un conseil qui va décider de tout le repos de ma vie.
Léontine. - Celui que je vous donnerai, Seigneur, c'est d'attendre Hermocrate, il est meilleur à consulter que moi.
Phocion. - Non, Madame, dans cette occasion-ci, vous me convenez encore mieux que lui. J'ai besoin d'une raison moins austère que compatissante; j'ai besoin d'un caractère de coeur qui tempère sa sévérité d'indulgence, et vous êtes d'un sexe chez qui ce doux mélange se trouve plus sûrement que dans le nôtre; ainsi, Madame, écoutez-moi, je vous en conjure par tout ce que vous avez de bonté.
Léontine. - Je ne sais ce que présage un pareil discours, mais la qualité d'étranger exige des égards; ainsi parlez, je vous écoute.
Phocion. - Il y a quelques jours que, traversant ces lieux en voyageur, je vis près d'ici une dame qui se promenait, et qui ne me vit point; il faut que je vous la peigne, vous la reconnaîtrez peut-être, et vous en serez mieux au fait de ce que j'ai à vous dire. Sa taille, sans être grande, est pourtant majestueuse, je n'ai vu nulle part un air si noble; c'est, je crois, la seule physionomie du monde où l'on voie les grâces les plus tendres s'allier, sans y rien perdre, à l'air le plus imposant, le plus modeste, et peut-être le plus austère. On ne saurait s'empêcher de l'aimer, mais d'un amour timide, et comme effrayé du respect qu'elle imprime; elle est jeune, non de cette jeunesse étourdie qui m'a toujours déplu, qui n'a que des agréments imparfaits, et qui ne sait encore qu'amuser les yeux, sans mériter d'aller au coeur: non, elle est dans cet âge vraiment aimable, qui met les grâces dans toutes leurs forces, où l'on jouit de tout ce que l'on est, dans cet âge où l'âme, moins dissipée, ajoute à la beauté des traits un rayon de la finesse qu'elle a acquise.
Léontine, embarrassée. - Je ne sais de qui vous parlez, Seigneur, cette dame-là m'est inconnue, et c'est sans doute un portrait trop flatteur.
Phocion. - Celui que j'en garde dans mon coeur est mille fois au-dessus de ce que je vous peins là, Madame. Je vous ai dit que je passais pour aller plus loin; mais cet objet m'arrêta, et je ne le perdis point de vue, tant qu'il me fut possible de le voir. Cette dame s'entretenait avec quelqu'un, elle souriait de temps en temps, et je démêlais dans ses gestes je ne sais quoi de doux, de généreux et d'affable, qui perçait à travers un maintien grave et modeste.
Léontine, à part. - De qui parle-t-il?
Phocion. - Elle se retira bientôt après, et rentra dans une maison que je remarquai. Je demandai qui elle était, et j'appris qu'elle est la soeur d'un homme célèbre et respectable.
Léontine, à part. - Où suis-je?
Phocion. - Qu'elle n'est point mariée, et qu'elle vit avec ce frère dans une retraite dont elle préfère l'innocent repos au tumulte du monde toujours méprisé des âmes vertueuses et sublimes; enfin, tout ce que j'en appris ne fut qu'un éloge, et ma raison même, autant que mon coeur, acheva de me donner pour jamais à elle.
Léontine, émue. - Seigneur, dispensez-moi d'écouter le reste, je ne sais ce que c'est que l'amour, et je vous conseillerais mal sur ce que je n'entends point.
Phocion. - De grâce, laissez-moi finir, et que ce mot d'amour ne vous rebute point; celui dont je vous parle ne souille point mon coeur, il l'honore, c'est l'amour que j'ai pour la vertu qui allume celui que j'ai pour cette dame; ce sont deux sentiments qui se confondent ensemble; et si j'aime, si j'adore cette physionomie si aimable que je lui trouve, c'est que mon âme y voit partout l'image des beautés de la sienne.
Léontine. - Encore une fois, Seigneur, souffrez que je vous quitte; on m'attend, et il y a longtemps que nous sommes ensemble.
Phocion. - J'achève, Madame. Pénétré des mouvements dont je vous parle, je promis avec transport de l'aimer toute ma vie, et c'était promettre de consacrer mes jours au service de la vertu même. Je résolus ensuite de parler à son frère, d'en obtenir le bonheur de passer quelque temps chez lui, sous prétexte de m'instruire, et là, d'employer auprès d'elle tout ce que l'amour, le respect et l'hommage ont de plus soumis, de plus industrieux et de plus tendre, pour lui prouver une passion dont je remercie les dieux, comme d'un présent inestimable.
Léontine, à part. - Quel piège! et comment en sortir?
Phocion. - Ce que j'avais résolu, je l'ai exécuté; je me suis présenté pour parler à son frère: il était absent, et je n'ai trouvé qu'elle, que j'ai vainement conjurée d'appuyer ma demande, qui l'a rejetée, et qui m'a mis au désespoir. Figurez-vous, Madame, un coeur tremblant et confondu devant elle, dont elle a sans doute aperçu la tendresse et la douleur, et qui du moins espérait de lui inspirer une pitié généreuse; tout m'est refusé, Madame; et dans cet état accablant, c'est à vous à qui j'ai recours, je me jette à vos genoux, et je vous confie mes plaintes.
Il se jette à genoux.
Léontine. - Que faites-vous, Seigneur?
Phocion. - J'implore vos conseils et votre secours auprès d'elle.
Léontine. - Après ce que je viens d'entendre, c'est aux dieux à qui j'en demande moi-même.
Phocion. - L'avis des dieux est dans votre coeur, croyez-en ce qu'il vous inspire.
Léontine. - Mon coeur! ô ciel! c'est peut-être l'ennemi de mon repos que vous voulez que je consulte.
Phocion. - Et serez-vous moins tranquille, pour être généreuse?
Léontine. - Ah! Phocion, vous aimez la vertu, dites-vous; est-ce l'aimer que de venir la surprendre?
Phocion. - Appelez-vous la surprendre, que l'adorer?
Léontine. - Mais enfin, quels sont vos desseins?
Phocion. - Je vous ai consacré ma vie, j'aspire à l'unir à la vôtre; ne m'empêchez pas de le tenter, souffrez-moi quelques jours ici seulement, c'est à présent la seule grâce qui soit l'objet de mes souhaits; et si vous me l'accordez, je suis sûr d'Hermocrate.
Léontine. - Vous souffrir ici, vous qui m'aimez!
Phocion. - Eh! qu'importe un amour qui ne fait qu'augmenter mon respect?...
Léontine. - Un amour vertueux peut-il exiger ce qui ne l'est pas? Quoi! voulez-vous que mon coeur s'égare? Que venez-vous faire ici, Phocion? Ce qui m'arrive est-il concevable? Quelle aventure! ô ciel! quelle aventure! Faudra-t-il que ma raison y périsse? Faudra-t-il que je vous aime, moi qui n'ai jamais aimé? Est-il temps que je sois sensible? Car enfin vous me flattez en vain; vous êtes jeune, vous êtes aimable, et je ne suis plus ni l'un ni l'autre.
Phocion. - Quel étrange discours!
Léontine. - Oui, Seigneur, je l'avoue, un peu de beauté, dit-on, m'était échue en partage; la nature m'avait départi quelques charmes que j'ai toujours méprisés. Peut-être me les faites-vous regretter! Je le dis à ma honte: mais ils ne sont plus, ou le peu qui m'en reste va se passer bientôt.
Phocion. - Eh! de quoi sert ce que vous dites là, Léontine? Convaincrez-vous mes yeux de ce qui n'est pas? Espérez-vous me persuader avec ces grâces? Avez-vous pu jamais être plus aimable?
Léontine. - Je ne suis plus ce que j'étais.
Phocion. - Tranchons là-dessus, Madame, ne disputons plus. Oui, j'y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne; mais toutes les âmes sont du même âge. Vous savez ce que je vous demande; je vais en presser Hermocrate, et je mourrai de douleur si vous ne m'êtes pas favorable.
Léontine. - Je ne sais encore ce que je dois faire. Voici Hermocrate qui vient, et je vous servirai, en attendant que je me détermine.
Scène VII
Hermocrate, Agis, Phocion, Léontine, Arlequin
Hermocrate, à Agis. - Est-ce là le jeune étranger dont vous me parlez?
Agis. - Oui, Seigneur, c'est lui-même.
Arlequin. - C'est moi qui ai eu l'honneur de lui parler le premier, et je lui ai toujours fait vos compliments en attendant votre arrivée.
Léontine. - Vous voyez, Hermocrate, le fils de l'illustre Phocion, que son estime pour vous amène ici; il aime la sagesse, et voyage pour s'instruire; quelques-uns de vos pareils se sont fait un plaisir de le recevoir quelque temps chez eux; il attend de vous le même accueil; il le demande avec un empressement qui mérite qu'on s'y rende; j'ai promis de vous y engager, je le fais, et je vous laisse ensemble... Ah!
Agis. - Et si mon suffrage vaut quelque chose, je le joins à celui de Léontine, Seigneur.
Agis s'en va.
Arlequin. - Et moi, j'y ajoute ma voix par-dessus le marché.
Hermocrate, regardant Phocion. - Que vois-je?
Phocion. - Je regarde comme des bienfaits ces instances qu'on vous fait pour moi, Seigneur; jugez de ma reconnaissance pour vous, si elles ne sont pas inutiles.
Hermocrate. - Je vous rends grâces, Seigneur, de l'honneur que vous me faites: un disciple tel que vous ne me paraît pas avoir besoin d'un maître qui me ressemble; cependant, pour en mieux juger, j'aurais confidemment quelques questions à vous faire. (A Arlequin.) Retire-toi.
Scène VIII
Hermocrate, Phocion
Hermocrate. - Ou je me trompe, Seigneur, ou vous ne m'êtes pas inconnu.
Phocion. - Moi, Seigneur?
Hermocrate. - Ce n'est pas sans raison que j'ai voulu vous parler en secret; j'ai des soupçons dont l'éclaircissement ne demande point d'éclat; et c'est à vous à qui je l'épargne.
Phocion. - Quels sont donc ces soupçons?
Hermocrate. - Vous ne vous appelez point Phocion.
Phocion, à part. - Il se ressouvient de la forêt.
Hermocrate. - Celui dont vous prenez le nom est actuellement à Athènes, je l'apprends par une lettre de Mermécides.
Phocion. - Ce peut être quelqu'un qui se nomme comme moi.
Hermocrate. - Ce n'est pas là tout; c'est que ce nom supposé est la moindre erreur où vous voulez nous jeter.
Phocion. - Je ne vous entends point, Seigneur.
Hermocrate. - Cet habit-là n'est pas le vôtre, avouez-le, Madame, je vous ai vue ailleurs.
Phocion, affectant d'être surprise. - Vous dites vrai, Seigneur.
Hermocrate. - Les témoins, comme vous voyez, n'étaient pas nécessaires, du moins ne rougissez-vous que devant moi.
Phocion. - Si je rougis, je ne me rends pas justice, Seigneur; et c'est un mouvement que je désavoue; le déguisement où je suis n'enveloppe aucun projet dont je doive être confuse.
Hermocrate. - Moi, qui entrevois ce projet, je n'y vois cependant rien de si convenable à l'innocence des moeurs de votre sexe, rien dont vous puissiez vous applaudir; l'idée de venir m'enlever Agis, mon élève, d'essayer sur lui de dangereux appas, de jeter dans son coeur un trouble presque toujours funeste, cette idée-là, ce me semble, n'a rien qui doive vous dispenser de rougir, Madame.
Phocion. - Agis? qui? ce jeune homme qui vient de paraître ici? Sont-ce là vos soupçons? Ai-je rien en moi qui les justifie? Est-ce ma physionomie qui vous les inspire, et les mérite-t-elle? Et faut-il que ce soit vous qui me fassiez cet outrage? Faut-il que des sentiments tels que les miens me l'attirent? Et les dieux, qui savent mes desseins, ne me le devaient-ils pas épargner? Non, Seigneur, je ne viens point ici troubler le coeur d'Agis; tout élevé qu'il est par vos mains, tout fort qu'il est de la sagesse de vos leçons, ce déguisement pour lui n'eût pas été nécessaire; si je l'aimais, j'en aurais espéré la conquête à moins de frais, il n'aurait fallu que me montrer peut-être, que faire parler mes yeux: son âge et mes faibles appas m'auraient fait raison de son coeur. Mais ce n'est pas à lui à qui le mien en veut; celui que je cherche est plus difficile à surprendre, il ne relève point du pouvoir de mes yeux, mes appas ne feront rien sur lui; vous voyez que je ne compte point sur eux, que je n'en fais pas ma ressource; je ne les ai pas mis en état de plaire; et je les cache sous ce déguisement parce qu'ils me seraient inutiles.
Hermocrate. - Mais ce séjour que vous voulez faire chez moi, Madame, qu'a-t-il de commun avec vos desseins, si vous ne songez pas à Agis?
Phocion. - Eh quoi! toujours Agis! Eh! Seigneur, épargnez à votre vertu le regret d'avoir offensé la mienne; n'abusez point contre moi des apparences d'une aventure peut-être encore plus louable qu'innocente, que vous me voyez soutenir avec un courage qui doit étonner vos soupçons, et dont j'ose attendre votre estime, quand vous en saurez les motifs. Ne me parlez donc plus d'Agis; je ne songe point à lui, je le répète: en voulez-vous des preuves incontestables? Elles ne ménageront point la fierté de mon sexe; mais je n'en apporte ici ni la vanité ni l'industrie: j'y viens avec un orgueil plus noble que le sien, vous le verrez, Seigneur. Il s'agit à présent de vos soupçons, et deux mots vont les détruire. Celui que j'aime veut-il me donner sa main? voilà la mienne. Agis n'est point ici pour accepter mes offres.
Hermocrate. - Je ne sais donc plus à qui elles s'adressent.
Phocion. - Vous le savez, Seigneur, et je viens de vous le dire; je ne m'expliquerais pas mieux en nommant Hermocrate.
Hermocrate. - Moi! Madame?
Phocion. - Vous êtes instruit, Seigneur.
Hermocrate, déconcerté. - Je le suis en effet, et ne reviens point du trouble où ce discours me jette: moi, l'objet des mouvements d'un coeur tel que le vôtre!
Phocion. - Seigneur, écoutez-moi; j'ai besoin de me justifier après l'aveu que je viens de faire.
Hermocrate. - Non, Madame, je n'écoute plus rien, toute justification est inutile, vous n'avez rien à craindre de mes idées; calmez vos inquiétudes là-dessus; mais, de grâce, laissez-moi. Suis-je fait pour être aimé? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l'amour est étranger; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon coeur en un mot ne pourrait rien pour le vôtre.
Phocion. - Eh! je ne lui demande point de partager mes sentiments, je n'ai nul espoir; et si j'en ai, je le désavoue: mais souffrez que j'achève. Je vous ai dit que je vous aime, voulez-vous que je reste en proie à l'injure que me ferait ce discours-là, si je ne m'expliquais pas?
Hermocrate. - Mais la raison me défend d'en entendre davantage.
Phocion. - Mais ma gloire et ma vertu, que je viens de compromettre, veulent que je continue. Encore une fois, Seigneur, écoutez-moi. Vous paraître estimable est le seul avantage où j'aspire, le seul salaire dont mon coeur soit jaloux: qu'est-ce qui vous empêcherait de m'entendre? Je n'ai rien de redoutable que des charmes humiliés par l'aveu que je vous fais, qu'une faiblesse que vous méprisez, et que je vous apporte à combattre.
Hermocrate. - J'aimerais encore mieux l'ignorer.
Phocion. - Oui, Seigneur, je vous aime; mais ne vous y trompez pas, il ne s'agit pas ici d'un penchant ordinaire; cet aveu que je vous fais, il ne m'échappe point, je le fais exprès: ce n'est point à l'amour à qui je l'accorde, il ne l'aurait jamais obtenu; c'est à ma vertu même à qui je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j'ai besoin de la confusion de le dire; parce que cette confusion aidera peut-être à me guérir; parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre: je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m'aimiez; c'est afin que vous m'appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l'amour, j'y consens; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon coeur, défendez-moi de l'attrait que je vous trouve. Je ne demande point d'être aimée, il est vrai, mais je désire de l'être; ôtez-moi ce désir; c'est contre vous-même que je vous implore.
Hermocrate. - Eh bien! Madame, voici le secours que je vous donne; je ne veux point vous aimer: que cette indifférence-là vous guérisse, et finissez un discours où tout est poison pour qui l'écoute.
Phocion. - Grands dieux! à quoi me renvoyez-vous? à une indifférence que j'ai bien prévue. Est-ce ainsi que vous répondez au généreux courage avec lequel je vous expose ma situation? Le sage ne l'est-il au profit de personne?
Hermocrate. - Je ne le suis point, Madame.
Phocion. - Eh bien! soit; mais laissez-moi le temps de vous trouver des défauts, et souffrez que je continue.
Hermocrate, toujours ému. - Que m'allez-vous dire encore?
Phocion. - Ecoutez-moi. J'avais entendu parler de vous; tout le public est plein de votre nom.
Hermocrate. - Passons, de grâce, Madame.
Phocion. - Excusez ces traits d'un coeur qui se plaît à louer ce qu'il aime. Je m'appelle Aspasie; et ce fut dans ces solitudes où je vivais comme vous, maîtresse de moi-même, et d'une fortune assez grande, avec l'ignorance de l'amour, avec le mépris de tous les efforts qu'on faisait pour m'en inspirer.
Hermocrate. - Que ma complaisance est ridicule!
Phocion. - Ce fut donc dans ces solitudes où je vous rencontrai, vous promenant aussi bien que moi; je ne savais qui vous étiez d'abord, cependant, en vous regardant, je me sentis émue; il semblait que mon coeur devinait Hermocrate.
Hermocrate. - Non, je ne saurais plus supporter ce récit. Au nom de cette vertu que vous chérissez, Aspasie, laissons là ce discours; abrégeons, quels sont vos desseins?
Phocion. - Ce récit vous paraît frivole, il est vrai; mais le soin de rétablir ma raison ne l'est pas.
Hermocrate. - Mais le soin de garantir la mienne doit m'être encore plus cher; tout sauvage que je suis, j'ai des yeux, vous avez des charmes, et vous m'aimez.
Phocion. - J'ai des charmes, dites-vous? Eh quoi! Seigneur, est-ce que vous les voyez, et craignez-vous de les sentir?
Hermocrate. - Je ne veux pas même m'exposer à les craindre.
Phocion. - Puisque vous les évitez, vous en avez donc peur? Vous ne m'aimez pas encore; mais vous craignez de m'aimer: vous m'aimerez, Hermocrate, je ne saurais m'empêcher de l'espérer.
Hermocrate. - Vous me troublez, je vous réponds mal, et je me tais.
Phocion. - Eh bien! Seigneur, retirons-nous, marchons, rejoignons Léontine; j'ai dessein de demeurer quelque temps ici, et vous me direz tantôt ce que vous aurez résolu là-dessus.
Hermocrate. - Allez donc, Aspasie; je vous suis.
Scène IX
Hermocrate, Dimas
Hermocrate. - J'ai pensé m'égarer dans cet entretien. Quel parti faut-il que je prenne? Approche, Dimas: tu vois ce jeune étranger qui me quitte; je te charge d'observer ses actions, de le suivre le plus que tu pourras, et d'examiner s'il cherche à entretenir Agis; entends-tu? J'ai toujours estimé ton zèle, et tu ne saurais me le prouver mieux qu'en t'acquittant exactement de ce que je te dis là.
Dimas. - Voute affaire est faite; pas pus tard que tantôt, je vous apportons toute sa pensée.
Acte II
Scène première
Arlequin, Dimas
Dimas. - Eh! morgué! venez çà, vous dis-je; depis que ces nouviaux venus sont ici, il n'y a pas moyan de vous parler; vous êtes toujours à chuchoter à l'écart avec ce marmouset de valet.
Arlequin. - C'est par civilité, mon ami; mais je ne t'en aime pas moins, quoique je te laisse là.
Dimas. - Mais la civilité ne veut pas qu'en soit malhonnête envars moi qui sis voute ancien camarade, et palsangué! le vin et l'amiquié, c'est tout un; pus ils sont vieux tous deux, et mieux c'est.
Arlequin. - Cette comparaison-là est de bon goût, nous en boirons la moitié quand tu voudras, et tu boiras gratis à mes dépens.
Dimas. - Diantre! qu'ou'êtes hasardeux! Vous dites ça comme s'il en pleuvait; avez-vous bian de quoi?
Arlequin. - Ne t'embarrasse pas.
Dimas. - Vartuchoux! vous êtes un fin marle; mais, morgué! je sis marle itou, moi.
Arlequin. - Eh depuis quand suis-je devenu merle?
Dimas. - Bon, bon, ne savons-je pas qu'ou avez de la finance de rencontre, je vous ons vu tantôt compter voute somme.
Arlequin. - Il a raison, voilà ce que c'est que de vouloir savoir son compte.
Dimas, à part les premiers mots. - Il baille dans le paniau. Acoutez, noute ami, il y a bian des affaires, bian du tintamarre dans l'esprit de noute maître.
Arlequin. - Est-ce qu'il m'a vu aussi compter ma finance?
Dimas. - Pou! voirement, c'est bian pis; faut qu'il se doute de toute la manigance; car il m'a enchargé de faire ici le renard en tapinois, pour à celle fin de défricher la pensée de ces deux parsonnes dont il a doutance par rapport à l'intention qu'alles avont, dont il est en peine d'avoir connaissance au juste, vous entendez bian?
Arlequin. - Pas trop; mais, mon ami, je parle donc à un renard?
Dimas. - Chut! n'appriandez rin de ce renard-là; il n'y a tant seulement qu'à voir ce que vous voulez que je li dise. Preumièrement d'abord, faut pas li déclarer ce que c'est que ce monde-là, n'est-ce pas?
Arlequin. - Garde-t'en bien, mon garçon.
Dimas. - Laissez-moi faire. Il n'a tenu qu'à moi d'en dégoiser, car je n'ignore de rin.
Arlequin. - Tu sais donc qui ils sont?
Dimas. - Pargué, si je le savons! je les connaissons de plante et de raçaine.
Arlequin. - Oh! oh! je croyais qu'il n'y avait que moi qui les connaissais.
Dimas. - Vous! par la morgué! peut-être que vous n'en savez rin.
Arlequin. - Oh que si!
Dimas. - Gage que non, ça ne se peut pas; ça est par trop difficile.
Arlequin. - Mais voyez cet opiniâtre! Je te dis qu'elles me l'ont dit elles-mêmes.
Dimas. - Quoi?
Arlequin. - Qu'elles étaient des femmes.
Dimas, étonné. - Alles sont des femmes!
Arlequin. - Comment donc, fripon! est-ce que tu ne le savais pas?
Dimas. - Non morgué, pas le mot; mais je triomphe.
Arlequin. - Ah! maudit renard! vilain merle!
Dimas. - Alles sont des femmes! tatigué, que je sis aise!
Arlequin. - Je suis un misérable.
Dimas. - Queu tapage je m'en vas faire! Comme je vas m'ébaudir à conter ça! queu plaisir!
Arlequin. - Dimas, tu me coupes la gorge.
Dimas. - Je m'embarrasse bian de voute gorge, ha ha! des femmes qui baillont de l'argent en darrière un jardinier, maugré qu'il les treuve dans son jardrin, il n'y a morgué point de gorge qui tianne, faut punir ça.
Arlequin. - Mon ami, es-tu friand d'argent?
Dimas. - Je serais bian dégoûté, si je ne l'étais pas; mais où est-il cet argent?
Arlequin. - Je ferai financer cette dame pour racheter mon étourderie, je te le promets.
Dimas. - Cette étourderie-là n'est pas à bon marché, je vous en avartis.
Arlequin. - Je sais bien qu'elle est considérable.
Dimas. - Mais, par priambule, j'entends et je prétends qu'ou me disiais toute cette friponnerie-là. Ah çà! combien avez-vous reçu de cette dame, tant en monnaie qu'en grosses pièces? Parlez en conscience.
Arlequin. - Elle m'a donné vingt pièces d'or.
Dimas. - Vingt pièces d'or! queu chartée d'argent ça fait! Velà une histoire qui vaut une métairie. Après: cette dame, que vient-elle patricoter ici?
Arlequin. - C'est qu'Agis a pris son coeur dans une promenade.
Dimas. - Eh bian! que ne se garait-il?
Arlequin. - Et elle s'est mise comme ça pour escamoter aussi le coeur d'Agis sans qu'il le voie.
Dimas. - Fort bian! tout ça est d'un bon revenu pour moi; tout ça se peut, moyennant que j'escamote itou. Et ce petit valet Hermidas, est-ce itou une escamoteuse?
Arlequin. - C'est encore un coeur que je pourrais bien prendre en passant.
Dimas. - Ca ne vous conviant pas, à vous qui êtes un apprentif docteux; mais tenez, velà qu'alles viannent; faites avancer l'espèce.
Scène II
Arlequin, Dimas, Phocion, Hermidas
Hermidas, à Phocion, en parlant d'Arlequin. - Il est avec le jardinier, il n'y a pas moyen de lui parler.
Dimas, à Arlequin. - Alles n'osont approcher, dites-leur que je sis savant sur leus parsonnes.
Arlequin, à Phocion. - Ne vous gênez point; car je suis un babillard, Madame.
Phocion. - A qui parles-tu, Arlequin?
Arlequin. - Hélas! il n'y plus de mystère, il m'a fait causer avec une attrape.
Phocion. - Quoi! malheureux! tu lui as dit qui j'étais?
Arlequin. - Il n'y a pas une syllabe de manque.
Phocion. - Ah, ciel!
Dimas. - Je savons la parte de voute coeur, et l'escamotage de stila d'Agis: je savons son argent, il n'y a que ceti-là qu'il m'a proumis que je ne savons pas encore.
Phocion. - Corine, c'en est fait, mon projet est renversé.
Hermidas. - Non, Madame, ne vous découragez point; dans votre projet vous avez besoin d'ouvriers, il n'y a qu'à gagner aussi le jardinier, n'est-il pas vrai, Dimas?
Dimas. - Je sis tout à fait de voute avis, Mademoiselle.
Hermidas. - Eh bien! que faut-il pour cela?
Dimas. - Il n'y a qu'à m'acheter ce que je vaux.
Arlequin. - Le fripon ne vaut pas une obole.
Phocion. - Ne tient-il aussi qu'à cela, Dimas; prends toujours d'avance ce que je te donne là, et si tu te tais, sache que tu remercieras toute ta vie le ciel d'avoir été associé à cette aventure-ci; elle est plus heureuse pour toi que tu ne saurais te l'imaginer.
Dimas. - Conclusion, Madame, me velà vendu.
Arlequin. - Et moi, me voilà ruiné; car sans ma peste de langue, tout cet argent-là arrivait dans ma poche, et c'est de mes deniers qu'on achète ce vaurien-là.
Phocion. - Qu'il vous suffise que je vous ferai riches tous deux: mais parlons de ce qui m'amenait ici, et qui m'inquiète: Hermocrate m'a promis tantôt de me garder quelque temps ici; cependant je crains qu'il n'ait changé de sentiment; car il est actuellement en grande conversation, sur mon compte, avec Agis et sa soeur, qui veulent que je reste. Dis-moi la vérité, Arlequin; ne t'est-il rien échappé avec lui de mes desseins sur Agis? Je te cherchais pour savoir cela, ne me cache rien.
Arlequin. - Non, par ma foi, ma belle Dame; il n'y a que ce routier-là qui m'a pris comme avec un filet.
Dimas. - Morgué! l'ami, faut que la prudence vous coupe à présent la langue sur tout ça.
Phocion. - Si tu n'as rien dit, je ne crains rien, vous saurez de Corine à quoi j'en suis avec le philosophe et sa soeur; et vous, Corine, puisque Dimas est des nôtres, partagez entre Arlequin et lui ce qu'il y aura à faire; il s'agit à présent d'entretenir les dispositions du frère et de la soeur.
Hermidas. - Nous réussirons, ne vous inquiétez pas.
Phocion. - J'aperçois Agis; vite, retirez-vous, vous autres; et surtout prenez garde qu'Hermocrate ne nous surprenne ensemble.
Scène III
Agis, Phocion
Agis. - Je vous cherchais, mon cher Phocion, et vous me voyez inquiet; Hermocrate n'est plus si disposé à consentir à ce que vous souhaitez; je n'ai encore été mécontent de lui qu'aujourd'hui; il n'allègue rien de raisonnable; ce n'est point encore moi qui l'ai pressé sur votre chapitre, j'étais seulement présent quand sa soeur lui a parlé pour vous: elle n'a rien oublié pour le déterminer, et je ne sais ce qu'il en sera; car une affaire qui demandait Hermocrate, et qui l'occupe actuellement, a interrompu leur entretien; mais, cher Phocion, que ce que je vous dis là ne vous rebute pas; pressez-le encore, c'est un ami qui vous en conjure; je lui parlerai moi-même, et nous pourrons le vaincre.
Phocion. - Quoi! vous m'en conjurez, Agis? Vous trouvez donc quelque douceur à me voir ici?
Agis. - Je n'y attends plus que l'ennui, quand vous n'y serez plus.
Phocion. - Il n'y a plus que vous qui m'y arrêtez aussi.
Agis. - Votre coeur partage donc les sentiments du mien?
Phocion. - Mille fois plus que je ne saurais vous le dire.
Agis. - Laissez-moi vous en demander une preuve: voilà la première fois que je goûte le charme de l'amitié; vous avez les prémices de mon coeur, ne m'apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd son ami.
Phocion. - Moi, vous l'apprendre, Agis! Eh! le pourrais-je sans en être la victime?
Agis. - Que je suis touché de votre réponse! Ecoutez le reste: souvenez-vous que vous m'avez dit qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous voir toujours; et sur ce pied-là voici ce que j'imagine.
Phocion. - Voyons.
Agis. - Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d'importantes raisons, que vous saurez quelque jour, m'en empêchent; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du mien; demeurez près de nous pour quelque temps; vous y serez dans la solitude, il est vrai; mais nous y serons ensemble, et le monde peut-il rien offrir de plus doux que le commerce de deux coeurs vertueux qui s'aiment?
Phocion. - Oui, je vous le promets, Agis. Après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde que les lieux où vous serez vous-même.
Agis. - Je suis content: les dieux m'ont fait naître dans l'infortune; mais puisque vous restez, ils s'apaisent, et voilà le signal des faveurs qu'ils me réservent.
Phocion. - Ecoutez aussi, Agis, au milieu du plaisir que j'ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude; l'amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments; un ami ne tient point contre une maîtresse.
Agis. - Moi, de l'amour, Phocion! Fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne! Vous ne me connaissez pas; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon coeur; il a fait les malheurs de mon sang, et je hais, quand j'y songe, jusqu'au sexe qui nous l'inspire.
Phocion, d'un air sérieux. - Quoi! ce sexe est l'objet de votre haine, Agis?
Agis. - Je le fuirai toute ma vie.
Phocion. - Cet aveu change tout entre nous, Seigneur: je vous ai promis de demeurer en ces lieux; mais la bonne foi me le défend, cela n'est plus possible, et je pars: vous auriez quelque jour des reproches à me faire; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu'à l'amitié que vous m'aviez accordée.
Agis. - Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion! D'où vient ce changement si subit? Qu'ai-je dit qui puisse vous déplaire?
Phocion. - Rassurez-vous, Agis; vous ne me regretterez point; vous avez craint de connaître ce que c'est que la douleur de perdre un ami; je vais l'éprouver bientôt; mais vous ne la connaîtrez point.
Agis. - Moi, cesser d'être votre ami!
Phocion. - Vous êtes toujours le mien, Seigneur, mais je ne suis plus le vôtre; je ne suis qu'un des objets de cette haine dont vous parliez tout à l'heure.
Agis. - Quoi! ce n'est point Phocion?...
Phocion. - Non, Seigneur; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la Princesse. Mon nom est Aspasie; je suis née d'un sang illustre dont il ne reste plus que moi. Les biens qu'on m'a laissés me jettent aujourd'hui dans la nécessité de fuir. La Princesse veut que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m'aime, et que je hais. J'appris que, sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes; et je n'ai trouvé d'autre ressource contre cette violence, que de me sauver sous cet habit qui me déguise. J'ai entendu parler d'Hermocrate, et de la solitude qu'il habite, et je venais chez lui, sans me faire connaître, tâcher, du moins pour quelque temps, d'y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m'avez offert votre amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne; la confiance que je vous marque est une preuve que je vous l'ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la vôtre.
Agis. - Dans l'étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.
Phocion. - Et moi, je le démêle pour vous: adieu, Seigneur. Hermocrate souhaite que je me retire d'ici; vous m'y souffrez avec peine; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des coeurs dont la bonté ne me refuse pas un asile.
Agis. - Non, Madame, arrêtez... Votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop respectables.
Phocion. - Vous me haïssez, Seigneur.
Agis. - Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie; vous êtes dans un état que je plains: je me reprocherais de n'y avoir pas été sensible; et je presserai moi-même Hermocrate, s'il le faut, de consentir à votre séjour ici, vos malheurs m'y obligent.
Phocion. - Ainsi vous n'agirez plus que par pitié pour moi: que cette aventure me décourage! Le jeune seigneur qu'on veut que j'épouse me paraît estimable; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre?
Agis. - Je ne vous le conseille pas; Madame; il faut que le coeur et la main se suivent. J'ai toujours entendu dire que le sort le plus triste est d'être uni avec ce qu'on n'aime pas, que la vie alors est un tissu de langueurs; que la vertu même, en nous secourant, nous accable; mais peut-être sentez-vous que vous aimerez volontiers celui qu'on vous propose.
Phocion. - Non, Seigneur; ma fuite en est une preuve.
Agis. - Prenez-y donc garde; surtout si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre; car peut-être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.
Phocion. - Non, vous dis-je; je vous ressemble; je n'ai jusqu'ici senti mon coeur que par l'amitié que j'ai eu pour vous, et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d'autre sentiment que celui-là.
Agis, d'un ton embarrassé. - Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la Princesse; car je suis toujours le même.
Phocion. - Vous m'aimez donc encore?
Agis. - Toujours, Madame, d'autant plus qu'il n'y a rien à craindre; puisqu'il ne s'agit entre nous que d'amitié, qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.
Phocion et Agis, en même temps. - Ah!
Phocion. - Seigneur, personne n'est plus digne que vous de la qualité d'ami: celle d'amant ne vous convient que trop; mais ce n'est pas à moi à vous le dire.
Agis. - Je voudrais bien ne le devenir jamais.
Phocion. - Laissons donc là l'amour, il est même dangereux d'en parler.
Agis, un peu confus. - Voici, je pense, un domestique qui vous cherche: Hermocrate n'est peut-être plus occupé; souffrez que je vous quitte pour aller le joindre.
Scène IV
Phocion, Arlequin, Hermidas
Arlequin. - Allez, Madame Phocion, votre entretien tout à l'heure était bien gardé, car il avait trois sentinelles.
Hermidas. - Hermocrate n'a point paru; mais sa soeur vous cherche, et a demandé au jardinier où vous étiez: elle a l'air un peu triste, apparemment que le philosophe ne se rend pas.
Phocion. - Oh! il a beau faire, il deviendra docile, ou tout l'art de mon sexe n'y pourra rien.
Arlequin. - Et le seigneur Agis, promet-il quelque chose; son coeur se mitonne-t-il un peu?
Phocion. - Encore une ou deux conversations, et je l'emporte.
Hermidas. - Quoi, sérieusement, Madame?
Phocion. - Oui, Corine, tu sais les motifs de mon amour, et les dieux m'en annoncent déjà la récompense.
Arlequin. - Ils ne manqueront pas aussi de récompenser le mien, car il est bien honnête.
Hermidas, à Arlequin. - Paix; j'aperçois Léontine, retirons-nous.
Phocion. - As-tu instruit Arlequin de ce qu'il s'agit de faire à présent?
Hermidas. - Oui, Madame.
Arlequin. - Vous serez charmée de mon savoir-faire.
Scène V
Phocion, Léontine
Phocion. - J'allais vous trouver, Madame: on m'a appris ce qui se passe; Hermocrate veut se dédire de la grâce qu'il m'avait accordée, et je suis dans un trouble inexprimable.
Léontine. - Oui, Phocion; Hermocrate, par une opiniâtreté qui me paraît sans fondement, refuse de tenir la parole qu'il m'a donnée: vous m'allez dire que je le presse encore; mais je viens vous avouer que je n'en ferai rien.
Phocion. - Vous n'en ferez rien, Léontine?
Léontine. - Non, ses refus me rappellent moi-même à la raison.
Phocion. - Et vous appelez cela retrouver la raison? Quoi? ma tendresse aura borné mes vues; je n'aurai cherché qu'à vous la dire, je vous l'aurai dite, je me serai mis hors d'état de guérir jamais, j'aurai même espéré de vous toucher, et vous voulez que je vous quitte! Non, Léontine, cela n'est pas possible; c'est un sacrifice que mon coeur ne saurait plus vous faire: moi, vous quitter! eh! où voulez-vous que j'en trouve la force? me l'avez-vous laissée? voyez ma situation. C'est à votre vertu même à qui je parle, c'est elle que j'interroge; qu'elle soit juge entre vous et moi. Je suis chez vous; vous m'y avez souffert; vous savez que je vous aime; me voilà pénétré de la passion la plus tendre; vous me l'avez inspirée, et je partirais! Eh! Léontine, demandez-moi ma vie, déchirez mon coeur, ils sont tous deux à vous; mais ne me demandez point des choses impossibles.
Léontine. - Quelle vivacité de mouvements! Non, Phocion, jamais je ne sentis tant la nécessité de votre départ, et je ne m'en mêle plus. Juste ciel! que deviendrait mon coeur avec l'impétuosité du vôtre? Suis-je obligée, moi, de soutenir cette foule d'expressions passionnées qui vous échappent? Il faudrait donc toujours combattre, toujours résister, et ne jamais vaincre. Non, Phocion; c'est de l'amour que vous voulez m'inspirer, n'est-ce pas? Ce n'est pas la douleur d'en avoir que vous voulez que je sente, et je ne sentirais que cela: ainsi, retirez-vous, je vous en conjure, et laissez-moi dans l'état où je suis.
Phocion. - De grâce, ménagez-moi, Léontine; je m'égare à la seule idée de partir; je ne saurais plus vivre sans vous: je vais remplir ces lieux de mon désespoir; je ne sais plus où je suis!
Léontine. - Et parce que vous êtes désolé, il faut que je vous aime? Qu'est-ce que cette tyrannie-là?
Phocion. - Est-ce que vous me haïssez?
Léontine. - Je le devrais.
Phocion. - Les dispositions de votre coeur me sont-elles favorables?
Léontine. - Je ne veux point les écouter.
Phocion. - Oui, mais moi, je ne saurais renoncer à les suivre.
Léontine. - Arrêtez; j'entends quelqu'un.
Scène VI
Phocion, Léontine, Arlequin
Arlequin vient se mettre entre eux deux, sans rien dire.
Phocion. - Que fait donc là ce domestique, Madame?
Arlequin. - Le seigneur Hermocrate m'a ordonné d'examiner votre conduite, parce qu'il ne vous connaît point.
Phocion. - Mais dès que je suis avec Madame, ma conduite n'a pas besoin d'un espion comme toi. (A Léontine.) Dites-lui qu'il se retire, Madame, je vous en prie.
Léontine. - Il vaut mieux me retirer moi-même.
Phocion, bas à Léontine. - Si vous vous en allez sans promettre de parler pour moi, je ne réponds plus de ma raison.
Léontine, émue. - Ah! (A Arlequin.) Va-t'en, Arlequin; il n'est pas nécessaire que tu restes ici.
Arlequin. - Plus nécessaire que vous ne pensez, Madame; vous ne savez pas à qui vous avez affaire: ce Monsieur-là n'est pas si friand de la sagesse que des filles sages; et je vous avertis qu'il veut déniaiser la vôtre.
Léontine, faisant signe à Phocion. - Que veux-tu dire, Arlequin? Rien ne m'annonce ce que tu dis là, et c'est une plaisanterie que tu fais.
Arlequin. - Oh! que nenni! Tenez, Madame, tantôt son valet, qui est un autre espiègle, est venu me dire: Eh bien! qu'est-ce? Y a-t-il moyen d'être amis ensemble?... Oh! de tout mon coeur... Que vous êtes heureux d'être ici!... Pas mal... Les honnêtes gens que vos maîtres!... Admirables... Que votre maîtresse est aimable!... Oh! divine... Eh! dites-moi, a-t-elle eu des amants?... Tant qu'elle en a voulu... En a-t-elle à cette heure?... Tant qu'elle en veut... En aura-t-elle encore?... Tant qu'elle en voudra... A-t-elle envie de se marier?... Elle ne me dit pas ses envies... Restera-t-elle fille?... Je ne garantis rien... Qui est-ce qui la voit, qui est-ce qui ne la voit pas? Vient-il quelqu'un, ne vient-il personne?... Et par-ci et par-là... Est-ce que votre maître en est amoureux?... Chut! Il en perd l'esprit: nous ne restons ici que pour lui avoir le coeur, afin qu'elle nous épouse; car nous avons des richesses et des flammes plus qu'il n'en faut pour dix ménages.
Phocion. - N'en as-tu pas dit assez?
Arlequin. - Voyez comme il s'en soucie; il vous donnera le supplément, si vous voulez.
Léontine. - N'est-il pas vrai, seigneur Phocion, qu'Hermidas n'a fait que s'amuser en lui disant cela? Phocion ne répond rien!
Arlequin. - Ahi! ahi! la voix vous manque, ma chère maîtresse; Votre coeur prend congé de la compagnie, on le pille actuellement, et je vais faire venir le seigneur Hermocrate à votre secours.
Léontine. - Arrête, Arlequin, où vas-tu? Je ne veux point qu'il sache qu'on me parle d'amour.
Arlequin. - Oh! puisque le fripon est de vos amis, ce n'est pas la peine de crier au voleur. Que la sagesse s'accommode; mariez-vous; il y aura encore de la place pour elle: le métier de brave femme a bien son mérite. Adieu, Madame; n'oubliez pas la discrétion de votre petit serviteur, qui vous fait ses compliments, et qui ne dira mot.
Phocion. - Va, je me charge de payer ton silence.
Léontine. - Où suis-je? tout ceci me paraît un songe: Voyez à quoi vous m'exposez; mais qui vient encore?
Scène VII
Hermidas, Léontine, Phocion
Hermidas, apportant un portrait qu'elle donne à Phocion. - Je vous apporte ce que vous m'avez demandé, Seigneur; voyez si vous en êtes content; il serait encore mieux si j'avais travaillé d'après la personne présente.
Phocion. - Pourquoi me l'apporter devant Madame? Mais voyons: oui, la physionomie s'y trouve; voilà cet air noble et fin, et tout le feu de ses yeux; il me semble pourtant qu'ils sont encore un peu plus vifs.
Léontine. - C'est apparemment d'un portrait dont vous parlez, Seigneur?
Phocion. - Oui, Madame.
Hermidas. - Donnez, Seigneur, j'observerai ce que vous dites là.
Léontine. - Peut-on le voir avant qu'on l'emporte?
Phocion. - Il n'est pas achevé, Madame.
Léontine. - Puisque vous avez vos raisons pour ne le pas montrer, je n'insiste plus.
Phocion. - Le voilà, Madame; vous me le rendrez, au moins.
Léontine. - Que vois-je? c'est le mien!
Phocion. - Je ne veux jamais vous perdre de vue; la moindre absence m'est douloureuse, ne durât-elle qu'un moment; et ce portrait me l'adoucira; cependant vous le gardez.
Léontine. - Je ne devrais pas vous le rendre; mais tant d'amour m'en ôte le courage.
Phocion. - Cet amour ne vous en inspire-t-il pas un peu?
Léontine, soupirant. - Hélas! je n'en voulais point; mais je n'en serai peut-être pas la maîtresse.
Phocion. - Ah! de quelle joie vous me comblez!
Léontine. - Est-il donc arrêté que je vous aimerai?
Phocion. - Ne me promettez point votre coeur; dites que je l'ai, Léontine.
Léontine, toujours émue. - Je ne dirais que trop vrai, Phocion!
Phocion. - Je resterai donc, et vous parlerez à Hermocrate.
Léontine. - Il le faudra bien pour me donner le temps de me résoudre à notre union.
Hermidas. - Cessez cet entretien; je vois Dimas qui vient.
Léontine. - Je me sens dans une émotion de coeur où je ne veux pas qu'on me voie. Adieu, Phocion, ne vous inquiétez pas; je me charge du consentement de mon frère.
Scène VIII
Hermidas, Phocion, Dimas
Dimas. - Velà le philosophe qui se pourmène envars ici tout rêvant; faites-nous de la marge, et laissez-nous le tarrain, pour à celle fin que je l'y en baille encore d'une venue.
Phocion. - Courage, Dimas, je me retire, et reviendrai quand il sera parti.
Scène IX
Hermocrate, Dimas
Hermocrate. - N'as-tu pas vu Phocion?
Dimas. - Non, mais j'allions vous rendre compte à son sujet.
Hermocrate. - Eh bien, as-tu découvert quelque chose? Est-il souvent avec Agis? Cherche-t-il à le voir?
Dimas. - Oh! que non, il a, ma foi, bian d'autres tracas dans la çarvelle.
Hermocrate, à part les premiers mots. - Ce début me fait craindre le reste. De quoi s'agit-il?
Dimas. - Il s'agit morgué qu'ou avez bian du mérite, et que faut admirer voute science, voute vartu et voute bonne mine.
Hermocrate. - Eh d'où vient ton enthousiasme là-dessus?
Dimas. - C'est que je compare voute face à ce qui arrive; c'est qu'il se passe des choses émerveillables, et qui portont la signifiance de la rareté de voute parsonne; c'est qu'en se meurt, en soupire. Hélas! ce dit-on, que je l'aime ce cher homme, cet agriable homme!
Hermocrate. - Je ne sais de qui tu me parles.
Dimas. - Par ma foi, c'est de vous, et pis d'un garçon qui n'est qu'une fille.
Hermocrate. - Je n'en connais point ici.
Dimas. - Vous connaissez bian Phocion? Eh bian! il n'y a que son habit qui est un homme, le reste est une fille.
Hermocrate. - Que me dis-tu là!
Dimas. - Tatigué, qu'alle est remplie de charmes! Morgué, qu'ou êtes heureux; car tous ces charmes-là, devinez leur intention? Je les avons entendu raisonner. Ils disont comme ça, qu'ils se gardont pour l'homme le pus mortel... Non, non, je me trompe, pour le mortel le pus parfait qui se treuve parmi les mortels de tous les hommes, qui s'appelle Hermocrate.
Hermocrate. - Qui? moi!
Dimas. - Acoutez, acoutez.
Hermocrate. - Que me va-t-il dire encore?
Dimas. - Comme je charchions tantôt à obéir à voute commandement, je l'avons vu qui coupait dans le taillis avec son valet Hermidas, qui est itou un acabit de garçon de la même étoffe. Moi, tout ballement, je travarse le taillis par un autre côté, et pis je les entends deviser; et pis Phocion commence: Ah! velà qui est fait, Corine; il n'y a pus de guarison pour moi, ma mie; je l'aime trop, cet homme-là, je ne saurais pu que faire ni que dire: Eh mais pourtant, Madame, vous êtes si belle! Eh bian! cette biauté, queu profit me fait-elle, pisqu'il veut que je m'en retorne! Eh mais patience, Madame. Eh mais où est-il? Mais que fait-il? Où se tiant la sagesse de sa parsonne?
Hermocrate, ému. - Arrête, Dimas.
Dimas. - Je sis à la fin. Mais que vous dit-il, quand vous li parlez, Madame? Eh mais il me gronde, et moi je me fâche, ma fille. Il me représente qu'il est sage. Et moi itou, ce lui fais-je. Mais je vous plains, ce me fait-il. Mais me velà bian refaite, ce li dis-je. Eh mais! n'avez-vous pas honte? ce me fait-il. Eh bian! qu'est-ce que ça m'avance? ce li fais-je. Mais voute vartu, Madame? Mais mon tourment, Monsieur? Est-ce que les vartus ne se mariont pas ensemble?
Hermocrate. - Il me suffit, te dis-je, c'en est assez.
Dimas. - Je sis d'avis que vous guarissiez cet enfant-là, noute maître, en tombant itou malade pour elle, et pis la prenre pour minagère; car en restant garçon; ça entarre la lignée d'un homme, et ce serait dommage de l'entarrement de la vôtre. Mais en parlant par similitude, n'y aurait-il pas moyen, par votre moyen, de me recommander à l'affection de la femme de chambre, à cause que je savons toutes ces fredaines-là, et que je n'en sonnons mot?
Hermocrate, les premiers mots à part. - Il ne me manquait plus que d'essuyer ce compliment-là! Sois discret, Dimas, je te l'ordonne: il serait fâcheux, pour la personne en question, que cette aventure-ci fût connue; et de mon côté, je vais y mettre ordre en la renvoyant... Ah!
Scène X
Phocion, Dimas
Phocion. - Eh bien! Dimas, que pense Hermocrate?
Dimas. - Li, il prétend vous garder.
Phocion. - Tant mieux.
Dimas. - Et pis, il ne prétend pas que vous restiais.
Phocion. - Je ne t'entends plus.
Dimas. - Eh pargué, c'est qu'il ne s'entend pas li-même; il ne voit pus goutte à ce qu'il veut. Ouf! velà sa darnière parole: toute sa philosophie est à vau l'iau, il n'y en reste pas une once.
Phocion. - Il faudra bien qu'il me cède ce reste-là; un portrait vient de terrasser la prud'homie de la soeur, j'en ai encore un au service du frère; car toute sa raison ne mérite pas les frais d'un nouveau stratagème. Cependant Agis m'évite; je ne l'ai presque point vu depuis qu'il sait qui je suis. Il parlait tout à l'heure à Corine, peut-être me cherche-t-il.
Dimas. - Vous l'avez deviné, car le velà qui arrive. Mais, Madame, ayez toujours souvenance que ma fortune est au bout de l'histoire.
Phocion. - Tu peux la compter faite.
Dimas. - Grand marci à vous.
Scène XI
Agis, Phocion
Agis. - Quoi! Aspasie, vous me fuyez quand je vous aborde?
Phocion. - C'est que je me suis tantôt aperçue que vous me fuyiez aussi.
Agis. - J'en conviens; mais j'avais une inquiétude qui m'agitait, et qui me dure encore.
Phocion. - Peut-on la savoir?
Agis. - Il y a une personne que j'aime; mais j'ignore si ce que je sens pour elle est amitié ou amour; car j'en suis là-dessus à mon apprentissage; et je venais vous prier de m'instruire.
Phocion. - Mais je connais cette personne-là, je pense.
Agis. - Cela ne vous est pas difficile; quand vous êtes venue ici, vous savez que je n'aimais rien.
Phocion. - Oui, et depuis que j'y suis, vous n'avez vu que moi.
Agis. - Concluez donc.
Phocion. - Eh bien! c'est moi; cela va tout de suite.
Agis. - Oui, c'est vous, Aspasie, et je vous demande à quoi j'en suis.
Phocion. - Je n'en sais pas le mot; dites-moi à quoi j'en suis moi-même; car je suis dans le même cas pour quelqu'un que j'aime.
Agis. - Et pour qui donc, Aspasie?
Phocion. - Pour qui? Les raisons qui m'ont fait conclure que vous m'aimiez, ne nous sont-elles pas communes, et ne pouvez-vous pas conclure tout seul?
Agis. - Il est vrai que vous n'aviez point encore aimé quand vous êtes arrivée.
Phocion. - Je ne suis plus de même, et je n'ai vu que vous. Le reste est clair.
Agis. - C'est donc pour moi que votre coeur est en peine, Aspasie?
Phocion. - Oui; mais tout cela ne nous rend pas plus savants; nous nous aimions avant que d'être inquiets; nous aimons-nous de même, ou bien différemment? C'est de quoi il est question.
Agis. - Si nous nous disions ce que nous sentons, peut-être éclaircirions-nous la chose.
Phocion. - Voyons donc. Aviez-vous tantôt de la peine à m'éviter?
Agis. - Une peine infinie.
Phocion. - Cela commence mal. Ne m'évitiez-vous pas à cause que vous aviez le coeur troublé, avec des sentiments que vous n'osiez pas me dire?
Agis. - Me voilà; vous me pénétrez à merveille.
Phocion. - Oui, vous voilà; mais je vous avertis que votre coeur n'en ira pas mieux; et que voilà encore des yeux qui ne me pronostiquent rien de bon là-dessus.
Agis. - Ils vous regardent avec un grand plaisir; avec un plaisir qui va jusqu'à l'émotion.
Phocion. - Allons, allons, c'est de l'amour; il est inutile de vous interroger davantage.
Agis. - Je donnerais ma vie pour vous; j'en donnerais mille, si je les avais.
Phocion. - Preuve sur preuve; amour dans l'expression, amour dans les sentiments, dans les regards; amour s'il en fut jamais.
Agis. - Amour comme il n'en est point, peut-être. Mais je vous ai dit ce qui se passe dans mon coeur, ne saurais-je point ce qui se passe dans le vôtre?
Phocion. - Doucement, Agis; une personne de mon sexe parle de son amitié tant qu'on veut, mais de son amour, jamais. D'ailleurs, vous n'êtes déjà que trop tendre, que trop embarrassé de votre tendresse, et si je vous disais mon secret, ce serait encore pis.
Agis. - Vous avez parlé de mes yeux; il semble que les vôtres m'apprennent que vous n'êtes pas insensible.
Phocion. - Oh! pour de mes yeux, je n'en réponds point; ils peuvent bien vous dire que je vous aime; mais je n'aurai pas à me reprocher de vous l'avoir dit, moi.
Agis. - Juste ciel! dans quel abîme de passion le charme de ce discours-là ne me jette-t-il point! Vos sentiments ressemblent aux miens.
Phocion. - Oui, cela est vrai; vous l'avez deviné, et ce n'est pas ma faute. Mais ce n'est pas le tout que d'aimer, il faut avoir la liberté de se le dire, et se mettre en état de se le dire toujours. Et le seigneur Hermocrate qui vous gouverne...
Agis. - Je le respecte et je l'aime. Mais je sens déjà que les coeurs n'ont point de maître. Cependant il faut que je le voie avant qu'il vous parle; car il pourrait bien vous renvoyer dès aujourd'hui, et nous avons besoin d'un peu de temps pour voir ce que nous ferons.
Dimas paraît dans l'enfoncement du théâtre sans approcher, et chante pour avertir de finir la conversation. - Ta ra ta la ra!
Phocion. - C'est bien dit, Agis; allez-y dès ce moment; il faudra bien nous retrouver, car j'ai bien des choses à vous dire.
Agis. - Et moi aussi.
Phocion. - Partez; quand on nous voit longtemps ensemble, j'ai toujours peur qu'on ne se doute de ce que je suis. Adieu!
Agis. - Je vous laisse, aimable Aspasie, et vais travailler pour votre séjour ici; Hermocrate ne sera peut-être plus occupé.
Scène XII
Phocion, Hermocrate, Dimas
Dimas, disant rapidement à Phocion. - Il a, morgué! bian fait de s'en aller; car velà le jaloux qui arrive.
Dimas se retire.
Phocion. - Vous paraissez donc enfin, Hermocrate? Pour dissiper le penchant qui m'occupe, n'avez-vous imaginé que l'ennui où vous me laissez? Il ne vous réussira pas, je n'en suis que plus triste, et n'en suis pas moins tendre.
Hermocrate. - Différentes affaires m'ont retenu, Aspasie; mais il ne s'agit plus de penchant; votre séjour ici est désormais impraticable; il vous ferait tort; Dimas sait qui vous êtes. Vous, dirai-je plus? Il sait le secret de votre coeur; il vous a entendu; ne nous fions ni l'un ni l'autre à la discrétion de ses pareils. Il y va de votre gloire, il faut vous retirer.
Phocion. - Me retirer, Seigneur! Eh dans quel état me renvoyez-vous? Avec mille fois plus de trouble que je n'en avais. Qu'avez-vous fait pour me guérir? A quel vertueux secours ai-je reconnu le sage Hermocrate?
Hermocrate. - Que votre trouble finisse à ce que je vais vous dire. Vous m'avez cru sage; vous m'avez aimé sur ce pied-là: je ne le suis point. Un vrai sage croirait en effet sa vertu comptable de votre repos; mais savez-vous pourquoi je vous renvoie? C'est que j'ai peur que votre secret n'éclate, et ne nuise à l'estime qu'on a pour moi; c'est que je vous sacrifie à l'orgueilleuse crainte de ne pas paraître vertueux, sans me soucier de l'être; c'est que je ne suis qu'un homme vain, qu'un superbe, à qui la sagesse est moins chère que la méprisable et frauduleuse imitation qu'il en fait. Voilà ce que c'est que l'objet de votre amour.
Phocion. - Eh! je ne l'ai jamais tant admiré!
Hermocrate. - Comment donc?
Phocion. - Ah! Seigneur, n'avez-vous que cette industrie-là contre moi? Vous augmentez mes faiblesses en exposant l'opprobre dont vous avez l'impitoyable courage de couvrir les vôtres. Vous dites que vous n'êtes point sage! Et vous étonnez ma raison par la preuve sublime que vous me donnez du contraire!
Hermocrate. - Attendez, Madame. M'avez-vous cru susceptible de tous les ravages que l'amour fait dans le coeur des autres hommes? Eh bien! l'âme la plus vile, les amants les plus vulgaires, la jeunesse la plus folle, n'éprouvent point d'agitations que je n'aie senties; inquiétudes, jalousies, transports, m'ont agité tour à tour. Reconnaissez-vous Hermocrate à ce portrait? L'univers est plein de gens qui me ressemblent. Perdez donc un amour que tout homme pris au hasard mérite autant que moi, Madame.
Phocion. - Non, je le répète encore, si les deux pouvaient être faibles, ils le seraient comme Hermocrate! Jamais il ne fut plus grand, jamais plus digne de mon amour, et jamais mon amour plus digne de lui! Juste ciel! Vous parlez de ma gloire: en est-il qui vaille celle de vous avoir causé le moindre des mouvements que vous dites? Non, c'en est fait, Seigneur, je ne vous demande plus le repos de mon coeur; vous me le rendez par l'aveu que vous me faites; vous m'aimez, je suis tranquille et charmée. Vous me garantissez notre union.
Hermocrate. - Il me reste un mot à vous dire, et je finis par là. Je révélerai votre secret; je déshonorerai cet homme que vous admirez; et son affront rejaillira sur vous-même, si vous ne partez.
Phocion. - Eh bien! Seigneur, je pars: mais je suis sûre de ma vengeance; puisque vous m'aimez, votre coeur me la garde. Allez, désespérez le mien; fuyez un amour qui pouvait faire la douceur de votre vie, et qui va faire le malheur de la mienne. Jouissez, si vous voulez, d'une sagesse sauvage, dont mon infortune va vous assurer la durée cruelle. Je suis venue vous demander du secours contre mon amour; vous ne m'en avez point donné d'autre que m'avouer que vous m'aimiez; c'est après cet aveu que vous me renvoyez; après un aveu qui redouble ma tendresse! Les dieux détesteront cette même sagesse conservée aux dépens d'un jeune coeur que vous avez trompé, dont vous avez trahi la confiance, dont vous n'avez point respecté les intentions vertueuses, et qui n'a servi que de victime à la férocité de vos opinions.
Hermocrate. - Modérez vos cris, Madame; on vient à nous.
Phocion. - Vous me désolez, et vous voulez que je me taise!
Hermocrate. - Vous m'attendrissez plus que vous ne pensez; mais n'éclatez point.
Scène XIII
Arlequin, Hermidas, Phocion, Hermocrate
Hermidas, courant après Arlequin. - Rendez-moi donc cela; de quel droit le retenez-vous? Qu'est-ce que cela signifie?
Arlequin. - Non, morbleu; ma fidélité n'entend point raillerie; il faut que j'avertisse mon maître.
Hermocrate, à Arlequin. - Que veut dire le bruit que vous faites? De quoi s'agit-il là? Qu'est-ce que c'est qu'Hermidas te demande?
Arlequin. - J'ai découvert un micmac, seigneur Hermocrate; il s'agit d'une affaire de conséquence; il n'y a que le diable et ces personnages-là qui le sachent; mais il faut voir ce que c'est.
Hermocrate. - Explique-toi.
Arlequin. - Je viens de trouver ce petit garçon qui était dans la posture d'un homme qui écrit: il rêvait, secouait la tête, mirait son ouvrage; et j'ai remarqué qu'il avait une coquille auprès de lui où il y avait du gris, du vert, du jaune, du blanc, et où il trempait sa plume; et comme j'étais derrière lui, je me suis approché pour voir son original de lettre; mais voyez le fripon! ce n'était point des mots ni des paroles, c'était un visage qu'il écrivait; et ce visage-là, c'était vous, Seigneur Hermocrate.
Hermocrate. - Moi!
Arlequin. - Votre propre visage, à l'exception qu'il est plus court que celui que vous portez; le nez que vous avez ordinairement tient lui seul plus de place que vous tout entier dans ce minois: Est-ce qu'il est permis de rapetisser la face des gens, de diminuer la largeur de leur physionomie? Tenez, regardez la mine que vous faites là-dedans.
Il lui donne un portrait.
Hermocrate. - Tu as bien fait, Arlequin, je ne te blâme point. Va-t'en, je vais examiner ce que cela signifie.
Arlequin. - N'oubliez pas de vous faire rendre les deux tiers de votre visage.
Scène XIV
Hermocrate, Phocion, Hermidas
Hermocrate. - Quelle était votre idée? Pourquoi m'avez-vous donc peint?
Hermidas. - Par une raison toute naturelle, Seigneur; j'étais bien aise d'avoir le portrait d'un homme illustre, et de le montrer aux autres.
Hermocrate. - Vous me faites trop d'honneur.
Hermidas. - Et d'ailleurs, je savais que ce portrait ferait plaisir à une personne à qui il ne convenait point de le demander.
Hermocrate. - Eh! Cette personne, quelle est-elle?
Hermidas. - Seigneur...
Phocion. - Taisez-vous, Corine.
Hermocrate. - Qu'entends-je! Que dites-vous, Aspasie?
Phocion. - N'en demandez pas davantage, Hermocrate, faites-moi la grâce d'ignorer le reste.
Hermocrate. - Eh, comment à présent voulez-vous que je l'ignore?
Phocion. - Brisons là-dessus; vous me faites rougir.
Hermocrate. - Ce que je vois est à peine croyable. Je ne sais plus ce que je deviens moi-même.
Phocion. - Je ne saurais soutenir cette aventure.
Hermocrate. - Et moi, cette épreuve-ci m'entraîne.
Phocion. - Ah! Corine, pourquoi avez-vous été surprise?
Hermocrate. - Vous triomphez, Aspasie; vous l'emportez, je me rends.
Phocion. - Sur ce pied-là, je vous pardonne la confusion dont ma victoire me couvre.
Hermocrate. - Reprenez ce portrait, il vous appartient, Madame.
Phocion. - Non, je ne le reprendrai point que ce ne soit votre coeur qui me l'abandonne.
Hermocrate. - Rien ne doit vous empêcher de le reprendre.
Phocion, tirant le sien, le lui donne. - Sur ce pied-là, vous devez estimer le mien, et le voilà; marquez-moi qu'il vous est cher.
Hermocrate l'approche de sa bouche. - Me trouvez-vous assez humilié? Je ne vous dispute plus rien.
Hermidas. - Il y manque encore quelque chose. Si le seigneur Hermocrate voulait souffrir que je le finisse, il ne faudrait qu'un instant pour cela.
Phocion. - Puisque nous sommes seuls, et qu'il ne s'agit que d'un instant, ne le refusez pas, Seigneur.
Hermocrate. - Aspasie, ne m'exposez point à ce risque-là; quelqu'un pourrait nous surprendre.
Phocion. - C'est l'instant où je triomphe, dites-vous; ne le laissons pas perdre, il est précieux: vos yeux me regardent avec une tendresse que je voudrais bien qu'on recueillît, afin d'en conserver l'image. Vous ne voyez point vos regards, ils sont charmants, Seigneur. Achève, Corine, achève.
Hermidas. - Seigneur, un peu de côté, je vous prie; daignez m'envisager.
Hermocrate. - Ah ciel! à quoi me réduisez-vous?
Phocion. - Votre coeur rougit-il des présents qu'il fait au mien?
Hermidas. - Levez un peu la tête, Seigneur.
Hermocrate. - Vous le voulez, Aspasie?
Hermidas. - Tournez un peu à droite.
Hermocrate. - Cessez, Agis approche. Sortez, Hermidas.
Scène XV
Hermocrate, Agis, Phocion
Agis. - Je venais vous prier, Seigneur, de nous laisser Phocion pour quelque temps; mais j'augure que vous y consentez, et qu'il est inutile que je vous en parle.
Hermocrate, d'un ton inquiet. - Vous souhaitez donc qu'il reste, Agis?
Agis. - Je vous avoue que j'aurais été très fâché qu'il partît, et que rien ne saurait me faire tant de plaisir que son séjour ici; on ne saurait le connaître sans l'estimer, et l'amitié suit aisément l'estime.
Hermocrate. - J'ignorais que vous fussiez déjà si charmés l'un de l'autre.
Phocion. - Nos entretiens, en effet, n'ont pas été fréquents.
Agis. - Peut-être que j'interromps la conversation que vous avez ensemble, et c'est à quoi j'attribue la froideur avec laquelle vous m'écoutez; ainsi je me retire.
Scène XVI
Phocion, Hermocrate
Hermocrate. - Que signifie cet empressement d'Agis? Je ne sais ce que j'en dois croire; depuis qu'il est avec moi, je n'ai rien vu qui l'intéressât tant que vous: vous connaît-il? Lui avez-vous découvert qui vous êtes, et m'abuseriez-vous?
Phocion. - Ah! Seigneur, vous me comblez de joie: Vous m'avez dit que vous aviez été jaloux; il ne me restait plus que le plaisir de le voir moi-même, et vous me le donnez: mon coeur vous remercie de l'injustice que vous me faites. Hermocrate est jaloux, il me chérit, il m'adore! Il est injuste, mais il m'aime; qu'importe à quel prix il me le témoigne? Il s'agit pourtant de me justifier: Agis n'est pas loin, je le vois encore; qu'il revienne, rappelons-le, Seigneur; je vais le chercher moi-même; je vais lui parler, et vous verrez si je mérite vos soupçons.
Hermocrate. - Non, Aspasie, je reconnais mon erreur; votre franchise me rassure; ne l'appelez pas, je me rends; il ne faut pas encore que l'on sache que je vous aime: laissez-moi le temps de disposer tout.
Phocion. - J'y consens: voici votre soeur, et je vous laisse ensemble. (A part.) J'ai pitié de sa faiblesse. O ciel! pardonne mon artifice!
Scène XVII
Hermocrate, Léontine
Léontine. - Ah! vous voilà, mon frère; je vous demande à tout le monde.
Hermocrate. - Que me voulez-vous, Léontine?
Léontine. - A quoi en êtes-vous avec Phocion? Etes-vous toujours dans le dessein de le renvoyer? Il m'a tantôt marqué tant d'estime pour vous, il m'en a dit tant de bien, que je lui ai promis qu'il resterait, et que vous y consentiriez; je lui en ai donné ma parole: son séjour sera court, et ce n'est pas la peine de m'en dédire.
Hermocrate. - Non, Léontine; vous savez mes égards pour vous, et je ne vous en dédirai point: dès que vous avez promis, il n'y a plus de réplique; il restera tant qu'il voudra, ma soeur.
Léontine. - Je vous rends grâce de votre complaisance, mon frère; et en vérité Phocion mérite bien qu'on l'oblige.
Hermocrate. - Je sens tout ce qu'il vaut.
Léontine. - D'ailleurs, je regarde que c'est, en passant, un amusement pour Agis, qui vit dans une solitude dont on se rebute quelquefois à son âge.
Hermocrate. - Quelquefois à tout âge.
Léontine. - Vous avez raison; on y a des moments de tristesse. Je m'y ennuie souvent moi-même; j'ai le courage de vous le dire.
Hermocrate. - Qu'appelez-vous courage? Et qui est-ce qui ne s'y ennuierait pas? N'est-on pas né pour la société?
Léontine. - Ecoutez; on ne sait pas ce qu'on fait, quand on se confine dans la retraite; et nous avons été bien vite, quand nous avons pris un parti si dur.
Hermocrate. - Allez, ma soeur, je n'en suis pas à faire cette réflexion-là.
Léontine. - Après tout, le mal n'est pas sans remède; heureusement on peut se raviser.
Hermocrate. - Oh! fort bien.
Léontine. - Un homme, à votre âge, sera partout le bienvenu quand il voudra changer d'état.
Hermocrate. - Et vous, qui êtes aimable et plus jeune que moi, je ne suis pas en peine de vous non plus.
Léontine. - Oui, mon frère, peu de jeunes gens vont de pair avec vous; et le don de votre coeur ne sera pas négligé.
Hermocrate. - Et moi, je vous assure qu'on n'attendra pas d'avoir le vôtre pour vous donner le sien.
Léontine. - Vous ne seriez donc pas étonné que j'eusse quelques vues?
Hermocrate. - J'ai toujours été surpris que vous n'en eussiez pas.
Léontine. - Mais, vous qui parlez, pourquoi n'en auriez-vous pas aussi?
Hermocrate. - Eh! que sait-on? Peut-être en aurais-je.
Léontine. - J'en serais charmée, Hermocrate, nous n'avons pas plus de raison que les dieux qui ont établi le mariage; et je crois qu'un mari vaut bien un solitaire. Pensez-y; une autre fois nous en dirons davantage. Adieu.
Hermocrate. - J'ai quelques ordres à donner, et je vous suis. (A part.) A ce que je vois, nous sommes tous deux en bel état, Léontine et moi. Je ne sais à qui elle en veut; peut-être est-ce à quelqu'un aussi jeune pour elle que l'est Aspasie pour moi. Que nous sommes faibles! mais il faut remplir sa destinée.
Acte III
Scène première
Phocion, Hermidas
Phocion. - Viens que je te parle, Corine. Tout me répond d'un succès infaillible. Je n'ai plus qu'un léger entretien à avoir avec Agis; il le désire autant que moi. Croirais-tu pourtant que nous n'avons pu y parvenir ni l'un ni l'autre? Hermocrate et sa soeur m'ont obsédée tour à tour; ils doivent tous deux m'épouser en secret: je ne sais combien de mesures sont prises pour ces mariages imaginaires. Non, on ne saurait croire combien l'amour égare ces têtes qu'on appelle sages; et il a fallu tout écouter, parce que je n'ai pas encore terminé avec Agis. Il m'aime tendrement comme Aspasie: pourrait-il me haïr comme Léonide?
Hermidas. - Non, Madame, achevez; la princesse Léonide, après tout ce qu'elle a fait, doit lui paraître encore plus aimable qu'Aspasie.
Phocion. - Je pense comme toi; mais sa famille a péri par la mienne.
Hermidas. - Votre père hérita du trône, et ne l'a pas ravi.
Phocion. - Que veux-tu? J'aime et je crains. Je vais pourtant agir comme certaine du succès. Mais, dis-moi, as-tu fait porter mes lettres au château?
Hermidas. - Oui, Madame; Dimas, sans savoir pourquoi, m'a fourni un homme à qui je les ai remises; et comme la distance d'ici au château est petite, vous aurez bientôt des nouvelles. Mais quel ordre donnez-vous au seigneur Ariston, à qui s'adressent vos lettres?
Phocion. - Je lui dis de suivre celui qui les lui rendra; d'arriver ici avec ses gardes et mon équipage: ce n'est qu'en prince que je veux qu'Agis sorte de ces lieux. Et toi, Corine, pendant que je t'attends ici, va te poser à l'entrée du jardin où doit arriver Ariston; et viens m'avertir dès qu'il sera venu. Va, pars, et mets le comble à tous les services que tu m'as rendu.
Hermidas. - Je me sauve. Mais vous n'êtes pas quitte de Léontine; la voilà qui vous cherche.
Scène II
Léontine, Phocion
Léontine. - J'ai un mot à vous dire, mon cher Phocion; le sort en est jeté; nos embarras vont finir.
Phocion. - Oui, grâces au ciel.
Léontine. - Je ne dépends que de moi, nous allons être pour jamais unis. Je vous ai dit que c'est un spectacle que je ne voulais pas donner ici, mais les mesures que nous avons prises ne me paraissent pas décentes; vous avez envoyé chercher un équipage, qui doit nous attendre à quelques pas de la maison, n'est-il pas vrai? Ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de nous en aller ensemble, que je partisse la première, et que je me rendisse à la ville en vous attendant?
Phocion. - Oui-da, vous avez raison; partez, c'est fort bien dit.
Léontine. - Je vais dès cet instant me mettre en état de cela, et dans deux heures je ne serai pas ici; mais, Phocion, hâtez-vous de me suivre.
Phocion. - Commencez par me quitter, pour vous hâter vous-même.
Léontine. - Que d'amour ne me devez-vous pas!
Phocion. - Je sais que le vôtre est impayable, mais ne vous amusez point.
Léontine. - Il n'y avait que vous dans le monde capable de m'engager à la démarche que je fais.
Phocion. - La démarche est innocente, et vous n'y courez aucun hasard; allez vous y préparer.
Léontine. - J'aime à voir votre empressement; puisse-t-il durer toujours!
Phocion. - Et puissiez-vous y répondre par le vôtre car votre lenteur m'impatiente.
Léontine. - Je vous avoue que je ne sais quoi de triste s'empare quelquefois de moi.
Phocion. - Ces réflexions-là sont-elles de saison? Je ne me sens que de la joie, moi.
Léontine. - Ne vous impatientez plus, je pars: car voici mon frère, que je ne veux point voir dans ce moment-ci.
Phocion. - Encore ce frère! Ce ne sera donc jamais fait!
Scène III
Hermocrate, Phocion
Phocion. - Eh bien! Hermocrate, je vous croyais occupé à vous arranger pour votre départ.
Hermocrate. - Ah! charmante Aspasie, si vous saviez combien je suis combattu!
Phocion. - Ah! si vous saviez combien je suis lasse de vous combattre! Qu'est-ce que cela signifie? On n'est jamais sûr de rien avec vous.
Hermocrate. - Pardonnez ces agitations à un homme dont le coeur promettait plus de force.
Phocion. - Eh! votre coeur fait bien des façons, Hermocrate; soyez agité tant que vous voudrez; mais partez, puisque vous ne voulez pas faire le mariage ici.
Hermocrate. - Ah!
Phocion. - Ce soupir-là n'expédie rien.
Hermocrate. - Il me reste encore une chose à vous dire, et qui m'embarrasse beaucoup.
Phocion. - Vous ne finissez rien, il y a toujours un reste.
Hermocrate. - Vous confierai-je tout? Je vous ai abandonné mon coeur, et je vais être à vous, ainsi il n'y a plus rien à vous cacher.
Phocion. - Après?
Hermocrate. - J'élève Agis depuis l'âge de huit ans; je ne saurais le quitter si tôt, souffrez qu'il vive avec nous quelque temps, et qu'il vienne nous retrouver.
Phocion. - Eh! Qui est-il donc?
Hermocrate. - Nos intérêts vont devenir communs: apprenez un grand secret. Vous avez entendu parler de Cléomène; Agis est son fils, échappé de la prison dès son enfance.
Phocion. - Votre confidence est en de bonnes mains.
Hermocrate. - Jugez avec combien de soin il faut que je le cache, et de ce qu'il deviendrait entre les mains d'une Princesse qui le fait chercher à son tour, et qui apparemment ne respire que sa mort.
Phocion. - Elle passe pourtant pour équitable et généreuse.
Hermocrate. - Je ne m'y fierais pas; elle est née d'un sang qui n'est ni l'un ni l'autre.
Phocion. - On dit qu'elle épouserait Agis, si elle le connaissait, d'autant plus qu'ils sont du même âge.
Hermocrate. - Quand il serait possible qu'elle le voulût, la juste haine qu'il a pour elle l'en empêcherait.
Phocion. - J'aurais cru que la gloire de pardonner à ses ennemis valait bien l'honneur de les haïr toujours, surtout quand ces ennemis sont innocents du mal qu'on nous a fait.
Hermocrate. - S'il n'y avait pas un trône à gagner en pardonnant, vous auriez raison, mais le prix du pardon gâte tout; quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de cela.
Phocion. - Agis aura lieu d'être content.
Hermocrate. - Il ne sera pas longtemps avec nous; nos amis fomentent une guerre chez l'ennemi, auquel il se joindra; les choses s'avancent, et peut-être bientôt les verra-t-on changer de face.
Phocion. - Se défera-t-on de la Princesse?
Hermocrate. - Elle n'est que l'héritière des coupables; ce serait là se venger d'un crime par un autre, et Agis n'en est point capable: il suffira de la vaincre.
Phocion. - Voilà, je pense, tout ce que vous avez à me dire; allez prendre vos mesures pour partir.
Hermocrate. - Adieu, chère Aspasie; je n'ai plus qu'une heure ou deux à demeurer ici.
Scène IV
Phocion, Arlequin, Dimas
Phocion. - Enfin serai-je libre? Je suis persuadée qu'Agis attend le moment de pouvoir me parler; cette haine qu'il a pour moi me fait trembler pourtant. Mais que veulent encore ces domestiques?
Arlequin. - Je suis votre serviteur, Madame.
Dimas. - Je vous saluons, Madame.
Phocion. - Doucement donc!
Dimas. - N'appriandez rin, je sommes seuls.
Phocion. - Que me voulez-vous?
Arlequin. - Une petite bagatelle.
Dimas. - Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.
Arlequin. - Pour voir comment nous sommes ensemble.
Phocion. - Et de quoi est-il question? Faites vite, car je suis pressée.
Dimas. - Ah çà! comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne?
Phocion. - Oui, vous m'avez bien servie tous deux.
Dimas. - Et voute ouvrage à vous, est-il avancé?
Phocion. - Je n'ai plus qu'un mot à dire à Agis qui m'attend.
Arlequin. - Fort bien; puisqu'il vous attend, ne nous pressons pas.
Dimas. - Parlons d'affaire; j'avons vendu du noir, que c'est une marveille! j'avons affronté le tiers et le quart.
Arlequin. - Il n'y a point de fripons comparables à nous.
Dimas. - J'avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.
Arlequin. - Tantôt vous étiez garçon, ce qui n'était pas vrai; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savons pas.
Dimas. - Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J'avons jeté voute coeur à tout le monde, pendant qu'il n'était à parsonne de tout ça.
Arlequin. - Des portraits pour attraper les visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage de leur mine pour argent comptant.
Phocion. - Mais achèverez-vous? Où cela va-t-il?
Dimas. - Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale?
Phocion. - Que veux-tu dire?
Arlequin. - Achetez le reste de l'aventure; nous la vendrons à un prix raisonnable.
Dimas. - Faites marché avec nous, ou bian je rompons tout.
Phocion. - Ne vous ai-je pas promis de faire votre fortune?
Dimas. - Eh bian! baillez-nous voute parole en argent comptant.
Arlequin. - Oui; car quand on n'a plus besoin des fripons, on les paie mal.
Phocion. - Mes enfants, vous êtes des insolents.
Dimas. - Oh! ça se peut bian.
Arlequin. - Nous tombons d'accord de l'insolence.
Phocion. - Vous me fâchez; et voici ma réponse. C'est que, si vous me nuisez, si vous n'êtes pas discrets, je vous ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis; et je vous avertis que j'en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai faites. Choisissez. Quant à présent, retirez-vous, je vous l'ordonne; et réparez votre faute par une prompte obéissance.
Dimas, à Arlequin. - Que ferons-je, camarade? Alle me baille de la peur; continuerons-je l'insolence?
Arlequin. - Non, c'est peut-être le chemin du cachot; et j'aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.
Scène V
Phocion, Agis
Phocion, à part. - J'ai bien fait de les intimider. Mais voici Agis.
Agis. - Je vous retrouve donc, Aspasie, et je puis un moment vous parler en liberté. Que n'ai-je pas souffert de la contrainte où je me suis vu! J'ai presque haï Hermocrate et Léontine de toute l'amitié qu'ils vous marquent; mais qui est-ce qui ne vous aimerait pas? Que vous êtes aimable, Aspasie, et qu'il m'est doux de vous aimer!
Phocion. - Que je me plais à vous l'entendre dire, Agis! Vous saurez bientôt, à votre tour, de quel prix votre coeur est pour le mien. Mais, dites-moi; cette tendresse, dont la naïveté me charme, est-elle à l'épreuve de tout? Rien n'est-il capable de me la ravir?
Agis. - Non; je ne la perdrai qu'en cessant de vivre.
Phocion. - Je ne vous ai pas tout dit, Agis; vous ne me connaissez pas encore.
Agis. - Je connais vos charmes; je connais la douceur des sentiments de votre âme, rien ne peut m'arracher à tant d'attraits, et c'en est assez pour vous adorer toute ma vie.
Phocion. - O dieux! que d'amour! Mais plus il m'est cher, et plus je crains de le perdre; je vous ai déguisé qui j'étais, et ma naissance vous rebutera peut-être.
Agis. - Hélas! vous ne savez pas qui je suis moi-même, ni tout l'effroi que m'inspire pour vous la pensée d'unir mon sort au vôtre. O cruelle princesse, que j'ai de raisons de te hair!
Phocion. - Eh! de qui parlez-vous, Agis? Quelle princesse haïssez-vous tant?
Agis. - Celle qui règne, Aspasie; mon ennemie et la vôtre. Mais quelqu'un vient qui m'empêche de continuer.
Phocion. - C'est Hermocrate. Que je le hais de nous interrompre! Je ne vous laisse que pour un moment, Agis, et je reviens dès qu'il vous aura quitté. Ma destinée avec vous ne dépend plus que d'un mot. Vous me haïssez, sans le savoir pourtant.
Agis. - Moi, Aspasie?
Phocion. - On ne me donne pas le temps de vous en dire davantage. Finissez avec Hermocrate.
Scène VI
Agis, seul.
Agis. - Je n'entends rien à ce qu'elle veut dire. Quoi qu'il en soit, je ne saurais disposer de moi sans en avertir Hermocrate.
Scène VII
Hermocrate, Agis
Hermocrate. - Arrêtez, Prince, il faut que je vous parle... Je ne sais par où commencer ce que j'ai à vous dire.
Agis. - Quel est donc le sujet de votre embarras, Seigneur?
Hermocrate. - Ce que vous n'auriez peut-être jamais imaginé; ce que j'ai honte de vous avouer; mais ce que, toute réflexion faite, il faut pourtant vous apprendre.
Agis. - A quoi ce discours-là nous prépare-t-il? Que vous serait-il donc arrivé?
Hermocrate. - D'être aussi faible qu'un autre.
Agis. - Eh! de quelle espèce de faiblesse s'agit-il, Seigneur?
Hermocrate. - De la plus pardonnable pour tout le monde, de la plus commune; mais de la plus inattendue chez moi. Vous savez ce que je pensais de la passion qu'on appelle amour.
Agis. - Et il me semble que vous exagériez un peu là-dessus.
Hermocrate. - Oui, cela se peut bien; mais que voulez-vous? Un solitaire qui médite, qui étudie, qui n'a de commerce qu'avec son esprit, et jamais avec son coeur, un homme enveloppé de l'austérité de ses moeurs n'est guère en état de porter son jugement sur certaines choses; il va toujours trop loin.
Agis. - Il n'en faut pas douter, vous tombiez dans l'excès.
Hermocrate. - Vous avez raison; je pense comme vous; car que ne disais-je pas? Que cette passion était folle, extravagante, indigne d'une âme raisonnable; je l'appelais un délire; et je ne savais ce que je disais. Ce n'était pas là consulter ni la raison ni la nature; c'était critiquer le ciel même.
Agis. - Oui; car dans le fond, nous sommes faits pour aimer.
Hermocrate. - Comment donc! c'est un sentiment sur qui tout roule.
Agis. - Un sentiment qui pourrait bien se venger un jour du mépris que vous en avez fait.
Hermocrate. - Vous m'en menacez trop tard.
Agis. - Pourquoi donc?
Hermocrate. - Je suis puni.
Agis. - Sérieusement?
Hermocrate. - Faut-il vous dire tout? Préparez-vous à me voir changer bientôt d'état, à me suivre, si vous m'aimez: je pars aujourd'hui, et je me marie.
Agis. - Est-ce là le sujet de votre embarras?
Hermocrate. - Il n'est pas agréable de se dédire; et je reviens de loin.
Agis. - Et moi je vous en félicite: il vous manquait de connaître ce que c'était que le coeur.
Hermocrate. - J'en ai reçu une leçon qui me suffit, et je ne m'y tromperai plus. Si vous saviez au reste avec quel excès d'amour, avec quelle industrie de passion on est venu me surprendre, vous augureriez mal d'un coeur qui ne se serait pas rendu. La sagesse n'instruit point à être ingrat; et je l'aurais été. On me voit plusieurs fois dans la forêt, on prend du penchant pour moi, on essaie de le perdre, on ne saurait: on se résout à me parler, mais ma réputation intimide. Pour ne point risquer un mauvais accueil, on se déguise, on change d'habit, on devient le plus beau de tous les hommes; on arrive ici, on est reconnu. Je veux qu'on se retire; je crois même que c'est à vous à qui on en veut; on me jure que non. Pour me convaincre, on me dit: Je vous aime; en doutez-vous? Ma main, ma fortune, tout est à vous avec mon coeur: donnez-moi le vôtre ou guérissez le mien; cédez à mes sentiments, ou apprenez-moi à les vaincre; rendez-moi mon indifférence, ou partagez mon amour; et l'on me dit tout cela avec des charmes, avec des yeux, avec des tons qui auraient triomphé du plus féroce de tous les hommes.
Agis, agité. - Mais, Seigneur, cette tendre amante qui se déguise, l'ai-je vue ici? Y est-elle venue?
Hermocrate. - Elle y est encore.
Agis. - Je n'y vois que Phocion.
Hermocrate. - C'est elle-même; mais n'en dites mot. Voici ma soeur qui vient.
Scène VIII
Léontine, Hermocrate, Agis
Agis, à part. - La perfide! qu'a-t-elle prétendu en me trompant?
Léontine. - Je viens vous avertir d'une petite absence que je vais faire à la ville, mon frère.
Hermocrate. - Hé chez qui allez-vous donc, Léontine?
Léontine. - Chez Phrosine, dont j'ai reçu des nouvelles, et qui me presse d'aller la voir.
Hermocrate. - Nous serons donc tous deux absents; car je pars aussi dans une heure, je le disais même à Agis.
Léontine. - Vous partez, mon frère! Hé chez qui allez-vous à votre tour?
Hermocrate. - Rendre visite à Criton.
Léontine. - Quoi! à la ville comme moi? Il est assez particulier que nous y ayons tous deux affaire; vous vous souvenez de ce que vous m'avez dit tantôt: votre voyage ne cache-t-il pas quelque mystère?
Hermocrate. - Voilà une question qui me ferait douter des motifs du vôtre; vous vous souvenez aussi des discours que vous m'avez tenus?
Léontine. - Hermocrate, parlons à coeur ouvert: tenez, nous nous pénétrons; je ne vais point chez Phrosine.
Hermocrate. - Dès que vous parlez sur ce ton-là, je n'aurai pas moins de franchise que vous; je ne vais point chez Criton.
Léontine. - C'est mon coeur qui me conduit où je vais.
Hermocrate. - C'est le mien qui me met en voyage.
Léontine. - Oh! sur ce pied-là, je me marie.
Hermocrate. - Hé bien, je vous en offre autant.
Léontine. - Tant mieux, Hermocrate, et grâce à notre mutuelle confidence, je crois que celui que j'aime et moi, nous nous épargnerons les frais du départ: il est ici, et puisque vous savez tout, ce n'est pas la peine de nous aller marier plus loin.
Hermocrate. - Vous avez raison, et je ne partirai point non plus; nos mariages se feront ensemble, car celle à qui je me donne est ici aussi.
Léontine. - Je ne sais pas où elle est; pour moi, c'est Phocion que j'épouse.
Hermocrate. - Phocion!
Léontine. - Oui, Phocion.
Hermocrate. - Qui donc? Celui qui est venu nous trouver ici? celui pour lequel vous me parliez tantôt?
Léontine. - Je n'en connais point d'autre.
Hermocrate. - Mais attendez donc, je l'épouse aussi, moi, et nous ne pouvons pas l'épouser tous deux.
Léontine. - Vous l'épousez, dites-vous? vous n'y rêvez pas?
Hermocrate. - Rien n'est plus vrai.
Léontine. - Qu'est-ce que cela signifie? Quoi! Phocion qui m'aime d'une tendresse infinie, qui a fait faire mon portrait sans que je le susse!
Hermocrate. - Votre portrait! ce n'est pas le vôtre, c'est le mien qu'il a fait faire à mon insu.
Léontine. - Mais ne vous trompez-vous pas? Voici le sien, le reconnaissez-vous?
Hermocrate. - Tenez, ma soeur, en voilà le double; le vôtre est en homme, et le mien est en femme; c'en est toute la différence.
Léontine. - Juste ciel! où en suis-je?
Agis. - Oh! c'en est fait, je n'y saurais plus tenir; elle ne m'a point donné de portrait, mais je dois l'épouser aussi.
Hermocrate. - Quoi! vous aussi, Agis? quelle étrange aventure!
Léontine. - Je suis outrée, je l'avoue.
Hermocrate. - Il n'est pas question de se plaindre; nos domestiques étaient gagnés, je crains quelques desseins cachés; hâtons-nous, Léontine, ne perdons point de temps: il faut que cette fille s'explique, et nous rende compte de son imposture.
Scène IX
Agis, Phocion
Agis; sans voir Phocion. - Je suis au désespoir!
Phocion. - Les voilà donc partis, ces importuns! Mais qu'avez-vous, Agis? Vous ne me regardez pas?
Agis. - Que venez-vous faire ici? Qui de nous trois doit vous épouser, d'Hermocrate, de Léontine ou de moi?
Phocion. - Je vous entends; tout est découvert.
Agis. - N'avez-vous pas votre portrait à me donner, comme aux autres?
Phocion. - Les autres n'auraient pas eu ce portrait, si je n'avais pas eu dessein de vous donner la personne.
Agis. - Et moi, je la cède à Hermocrate. Adieu, perfide; adieu, cruelle! Je ne sais de quels noms vous appeler. Adieu pour jamais. Je me meurs!...
Phocion. - Arrêtez, cher Agis; écoutez-moi.
Agis. - Laissez-moi, vous dis-je.
Phocion. - Non, je ne vous quitte plus; craignez d'être le plus ingrat de tous les hommes, si vous ne m'écoutez pas.
Agis. - Moi, que vous avez trompé!
Phocion. - C'est pour vous que j'ai trompé tout le monde, et je n'ai pu faire autrement; tous mes artifices sont autant de témoignages de ma tendresse, et vous insultez, dans votre erreur, au coeur le plus tendre qui fut jamais. Je ne suis point en peine de vous calmer; tout l'amour que vous me devez, tout celui que j'ai pour vous, vous ne le savez pas. Vous m'aimerez, vous m'estimerez, vous me demanderez pardon.
Agis. - Je n'y comprends rien.
Phocion. - J'ai tout employé pour abuser des coeurs dont la tendresse était l'unique voie qui me restait pour obtenir la vôtre, et vous étiez l'unique objet de tout ce qu'on m'a vu faire.
Agis. - Hélas! puis-je vous en croire, Aspasie?
Phocion. - Dimas et Arlequin, qui savent mon secret, qui m'ont servie, vous confirmeront ce que je vous dis là; interrogez-les, mon amour ne dédaigne pas d'avoir recours à leur témoignage.
Agis. - Ce que vous me dites là est-il possible, Aspasie? On n'a donc jamais tant aimé que vous le faites.
Phocion. - Ce n'est pas là tout; cette Princesse, que vous appelez votre ennemie et la mienne...
Agis. - Hélas! s'il est vrai que vous m'aimiez, peut-être un jour vous fera-t-elle pleurer ma mort; elle n'épargnera pas le fils de Cléomène.
Phocion. - Je suis en état de vous rendre l'arbitre de son sort.
Agis. - Je ne lui demande que de nous laisser disposer du nôtre.
Phocion. - Disposez vous-même de sa vie; c'est son coeur ici qui vous la livre.
Agis. - Son coeur! vous Léonide, Madame?
Phocion. - Je vous disais que vous ignoriez tout mon amour, et le voilà tout entier.
Agis se jette à genoux. - Je ne puis plus vous exprimer le mien.
Scène X
Léontine, Hermocrate, Phocion, Agis
Hermocrate. - Que vois-je? Agis à ses genoux! (Il s'approche.) De qui est ce portrait-là?
Phocion. - C'est de moi.
Léontine. - Et celui-ci, fourbe que vous êtes?
Phocion. - De moi. Voulez-vous que je les reprenne, et que je vous rende les vôtres?
Hermocrate. - Il ne s'agit point ici de plaisanterie. Qui êtes-vous? quels sont vos desseins?
Phocion. - Je vais vous les dire, mais laissez-moi parler à Corine qui vient à nous.
Scène dernière
Hermidas, Dimas, Arlequin, et le reste des acteurs.
Dimas. - Noute maître, je vous avartis qu'il y a tout plain d'hallebardiers au bas de noute jardrin; et pis des soudards et pis des carrioles dorées.
Hermidas. - Madame, Ariston est arrivé.
Phocion, à Agis. - Allons, Seigneur, venez recevoir les hommages de vos sujets. Il est temps de partir; vos gardes vous attendent. (A Hermocrate et à Léontine.) Vous, Hermocrate, et vous, Léontine, qui d'abord refusiez tous deux de me garder, vous sentez le motif de mes feintes: je voulais rendre le trône à Agis, et je voulais être à lui. Sous mon nom j'aurais peut-être révolté son coeur, et je me suis déguisée pour le surprendre; ce qui n'aurait encore abouti à rien, si je ne vous avais pas abusés vous-mêmes. Au reste, vous n'êtes point à plaindre, Hermocrate; je laisse votre coeur entre les mains de votre raison. Pour vous, Léontine, mon sexe doit avoir déjà dissipé tous les sentiments que vous avait inspirés mon artifice.
Le Jeu de l'amour et du hasard
Comédie en trois actes
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 23 janvier 1730
Acteurs
Monsieur Orgon.
Mario.
Silvia.
Dorante.
Lisette, femme de chambre de Silvia.
Arlequin, valet de Dorante.
Un laquais.
La scène est à Paris.
Acte premier
Scène première
Silvia, Lisette
Silvia. - Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments?
Lisette. - C'est que j'ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie, si vous en avez quelque joie: moi je lui réponds qu'oui; cela va tout de suite; et il n'y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai; le non n'est pas naturel.
Silvia. - Le non n'est pas naturel, quelle sotte naïveté! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous?
Lisette. - Eh bien, c'est encore oui, par exemple.
Silvia. - Taisez-vous, allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n'est pas à vous à juger de mon coeur par le vôtre...
Lisette. - Mon coeur est fait comme celui de tout le monde; de quoi le vôtre s'avise-t-il de n'être fait comme celui de personne?
Silvia. - Je vous dis que, si elle osait, elle m'appellerait une originale.
Lisette. - Si j'étais votre égale, nous verrions.
Silvia. - Vous travaillez à me fâcher, Lisette.
Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; mais dans le fond voyons, quel mal ai-je fait de dire à Monsieur Orgon que vous étiez bien aise d'être mariée?
Silvia. - Premièrement, c'est que tu n'as pas dit vrai, je ne m'ennuie pas d'être fille.
Lisette. - Cela est encore tout neuf.
Silvia. - C'est qu'il n'est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.
Lisette. - Quoi, vous n'épouserez pas celui qu'il vous destine?
Silvia. - Que sais-je, peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m'inquiète.
Lisette. - On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde, qu'il est bien fait, aimable, de bonne mine, qu'on ne peut pas avoir plus d'esprit, qu'on ne saurait être d'un meilleur caractère; que voulez-vous de plus? Peut-on se figurer de mariage plus doux? D'union plus délicieuse?
Silvia. - Délicieuse! que tu es folle avec tes expressions!
Lisette. - Ma foi, Madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l'épouser sans cérémonie; aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l'amour; sociable et spirituel, voilà pour l'entretien de la société: Pardi, tout en sera bon, dans cet homme-là, l'utile et l'agréable, tout s'y trouve.
Silvia. - Oui, dans le portrait que tu en fais, et on dit qu'il y ressemble, mais c'est un on dit, et je pourrais bien n'être pas de ce sentiment-là, moi; il est bel homme, dit-on, et c'est presque tant pis.
Lisette. - Tant pis, tant pis, mais voilà une pensée bien hétéroclite!
Silvia. - C'est une pensée de très bon sens; volontiers un bel homme est fat, je l'ai remarqué.
Lisette. - Oh, il a tort d'être fat; mais il a raison d'être beau.
Silvia. - On ajoute qu'il est bien fait; passe.
Lisette. - Oui-da, cela est pardonnable.
Silvia. - De beauté et de bonne mine, je l'en dispense, ce sont là des agréments superflus.
Lisette. - Vertuchoux! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.
Silvia. - Tu ne sais ce que tu dis; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l'homme raisonnable qu'à l'aimable homme; en un mot, je ne lui demande qu'un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu'on ne pense. On loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui? Les hommes ne se contrefont-ils pas, surtout quand ils ont de l'esprit? n'en ai-je pas vu, moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde? C'est la douceur, la raison, l'enjouement même, il n'y a pas jusqu'à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu'on leur trouve. Monsieur un tel a l'air d'un galant homme, d'un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d'Ergaste: Aussi l'est-il, répondait-on; je l'ai répondu moi-même; sa physionomie ne vous ment pas d'un mot. Oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d'heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche, qui devient l'effroi de toute une maison. Ergaste s'est marié; sa femme, ses enfants, son domestique, ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu'il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n'est qu'un masque qu'il prend au sortir de chez lui.
Lisette. - Quel fantasque avec ces deux visages!
Silvia. - N'est-on pas content de Léandre quand on le voit? Eh bien chez lui, c'est un homme qui ne dit mot, qui ne rit ni qui ne gronde; c'est une âme glacée, solitaire, inaccessible; sa femme ne la connaît point, n'a point de commerce avec elle, elle n'est mariée qu'avec une figure qui sort d'un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d'ennui, tout ce qui l'environne. N'est-ce pas là un mari bien amusant?
Lisette. - Je gèle au récit que vous m'en faites; mais Tersandre, par exemple?
Silvia. - Oui, Tersandre! Il venait l'autre jour de s'emporter contre sa femme; j'arrive, on m'annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d'un air serein, dégagé, vous auriez dit qu'il sortait de la conversation la plus badine; sa bouche et ses yeux riaient encore. Le fourbe! Voilà ce que c'est que les hommes. Qui est-ce qui croit que sa femme est à plaindre avec lui? Je la trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai comme je serai peut-être, voilà mon portrait à venir; je vais du moins risquer d'en être une copie. Elle me fit pitié, Lisette; si j'allais te faire pitié aussi: Cela est terrible, qu'en dis-tu? Songe à ce que c'est qu'un mari.
Lisette. - Un mari? c'est un mari; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec tout le reste
Scène II
Monsieur Orgon, Silvia, Lisette
Monsieur Orgon. - Eh bonjour, ma fille. La nouvelle que je viens t'annoncer te fera-t-elle plaisir? Ton prétendu arrive aujourd'hui, son père me l'apprend par cette lettre-ci. Tu ne me réponds rien, tu me parais triste? Lisette de son côté baisse les yeux, qu'est-ce que cela signifie? Parle donc toi, de quoi s'agit-il?
Lisette. - Monsieur, un visage qui fait trembler, un autre qui fait mourir de froid, une âme gelée qui se tient à l'écart, et puis le portrait d'une femme qui a le visage abattu, un teint plombé, des yeux bouffis et qui viennent de pleurer; voilà, Monsieur, tout ce que nous considérons avec tant de recueillement.
Monsieur Orgon. - Que veut dire ce galimatias? Une âme, un portrait: explique-toi donc, je n'y entends rien.
Silvia. - C'est que j'entretenais Lisette du malheur d'une femme maltraitée par son mari; je lui citais celle de Tersandre, que je trouvai l'autre jour fort abattue, parce que son mari venait de la quereller, et je faisais là-dessus mes réflexions.
Lisette. - Oui, nous parlions d'une physionomie qui va et qui vient; nous disions qu'un mari porte un masque avec le monde, et une grimace avec sa femme.
Monsieur Orgon. - De tout cela, ma fille, je comprends que le mariage t'alarme, d'autant plus que tu ne connais point Dorante.
Lisette. - Premièrement, il est beau, et c'est presque tant pis.
Monsieur Orgon. - Tant pis! rêves-tu avec ton tant pis?
Lisette. - Moi, je dis ce qu'on m'apprend; c'est la doctrine de Madame, j'étudie sous elle.
Monsieur Orgon. - Allons, allons, il n'est pas question de tout cela. Tiens, ma chère enfant, tu sais combien je t'aime. Dorante vient pour t'épouser; dans le dernier voyage que je fis en province, j'arrêtai ce mariage-là avec son père, qui est mon intime et mon ancien ami; mais ce fut à condition que vous vous plairiez à tous deux, et que vous auriez entière liberté de vous expliquer là-dessus; je te défends toute complaisance à mon égard: si Dorante ne te convient point, tu n'as qu'à le dire, et il repart; si tu ne lui convenais pas, il repart de même.
Lisette. - Un duo de tendresse en décidera, comme à l'Opéra: Vous me voulez, je vous veux, vite un notaire; ou bien: M'aimez-vous? non; ni moi non plus, vite à cheval.
Monsieur Orgon. - Pour moi, je n'ai jamais vu Dorante, il était absent quand j'étais chez son père; mais sur tout le bien qu'on m'en a dit, je ne saurais craindre que vous vous remerciiez ni l'un ni l'autre.
Silvia. - Je suis pénétrée de vos bontés, mon père, vous me défendez toute complaisance, et je vous obéirai.
Monsieur Orgon. - Je te l'ordonne.
Silvia. - Mais si j'osais, je vous proposerais, sur une idée qui me vient, de m'accorder une grâce qui me tranquilliserait tout à fait.
Monsieur Orgon. - Parle, si la chose est faisable je te l'accorde.
Silvia. - Elle est très faisable; mais je crains que ce ne soit abuser de vos bontés.
Monsieur Orgon. - Eh bien, abuse, va, dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l'être assez.
Lisette. - Il n'y a que le meilleur de tous les hommes qui puisse dire cela.
Monsieur Orgon. - Explique-toi, ma fille.
Silvia. - Dorante arrive ici aujourd'hui; si je pouvais le voir, l'examiner un peu sans qu'il me connût; Lisette a de l'esprit, Monsieur, elle pourrait prendre ma place pour un peu de temps, et je prendrais la sienne.
Monsieur Orgon, à part. - Son idée est plaisante. (Haut.) Laisse-moi rêver un peu à ce que tu me dis là. (A part.) Si je la laisse faire, il doit arriver quelque chose de bien singulier, elle ne s'y attend pas elle-même... (Haut.) Soit, ma fille, je te permets le déguisement. Es-tu bien sûre de soutenir le tien, Lisette?
Lisette. - Moi, Monsieur, vous savez qui je suis, essayez de m'en conter, et manquez de respect, si vous l'osez; à cette contenance-ci, voilà un échantillon des bons airs avec lesquels je vous attends, qu'en dites-vous? hem, retrouvez-vous Lisette?
Monsieur Orgon. - Comment donc, je m'y trompe actuellement moi-même; mais il n'y a point de temps à perdre, va t'ajuster suivant ton rôle, Dorante peut nous surprendre. Hâtez-vous, et qu'on donne le mot à toute la maison.
Silvia. - Il ne me faut presque qu'un tablier.
Lisette. - Et moi je vais à ma toilette, venez m'y coiffer, Lisette, pour vous accoutumer à vos fonctions; un peu d'attention à votre service, s'il vous plaît.
Silvia. - Vous serez contente, Marquise, marchons.
Scène III
Mario, Monsieur Orgon, Silvia
Mario. - Ma soeur, je te félicite de la nouvelle que j'apprends; nous allons voir ton amant, dit-on.
Silvia. - Oui, mon frère; mais je n'ai pas le temps de m'arrêter, j'ai des affaires sérieuses, et mon père vous les dira: je vous quitte.
Scène IV
Monsieur Orgon, Mario
Monsieur Orgon. - Ne l'amusez pas, Mario, venez, vous saurez de quoi il s'agit.
Mario. - Qu'y a-t-il de nouveau, Monsieur?
Monsieur Orgon. - Je commence par vous recommander d'être discret sur ce que je vais vous dire, au moins.
Mario. - Je suivrai vos ordres.
Monsieur Orgon. - Nous verrons Dorante aujourd'hui; mais nous ne le verrons que déguisé.
Mario. - Déguisé! Viendra-t-il en partie de masque, lui donnerez-vous le bal?
Monsieur Orgon. - Ecoutez l'article de la lettre du père. Hum... "Je ne sais au reste ce que vous penserez d'une imagination qui est venue à mon fils; elle est bizarre, il en convient lui-même, mais le motif est pardonnable et même délicat; c'est qu'il m'a prié de lui permettre de n'arriver d'abord chez vous que sous la figure de son valet, qui de son côté fera le personnage de son maître."
Mario. - Ah, ah! cela sera plaisant.
Monsieur Orgon. - Ecoutez le reste... "Mon fils sait combien l'engagement qu'il va prendre est sérieux, et il espère, dit-il, sous ce déguisement de peu de durée, saisir quelques traits du caractère de notre future et la mieux connaître, pour se régler ensuite sur ce qu'il doit faire, suivant la liberté que nous sommes convenus de leur laisser. Pour moi, qui m'en fie bien à ce que vous m'avez dit de votre aimable fille, j'ai consenti à tout en prenant la précaution de vous avertir, quoiqu'il m'ait demandé le secret de votre côté; vous en userez là-dessus avec la future comme vous le jugerez à propos..." Voilà ce que le père m'écrit. Ce n'est pas le tout, voici ce qui arrive; c'est que votre soeur, inquiète de son côté sur le chapitre de Dorante, dont elle ignore le secret, m'a demandé de jouer ici la même comédie, et cela précisément pour observer Dorante, comme Dorante veut l'observer. Qu'en dites-vous? Savez-vous rien de plus particulier que cela? Actuellement, la maîtresse et la suivante se travestissent. Que me conseillez-vous, Mario, avertirai-je votre soeur ou non?
Mario. - Ma foi, Monsieur, puisque les choses prennent ce train-là, je ne voudrais pas les déranger, et je respecterais l'idée qui leur est inspirée à l'un et à l'autre; il faudra bien qu'ils se parlent souvent tous deux sous ce déguisement, voyons si leur coeur ne les avertirait pas de ce qu'ils valent. Peut-être que Dorante prendra du goût pour ma soeur, toute soubrette qu'elle sera, et cela serait charmant pour elle.
Monsieur Orgon. - Nous verrons un peu comment elle se tirera d'intrigue.
Mario. - C'est une aventure qui ne saurait manquer de nous divertir, je veux me trouver au début et les agacer tous deux.
Scène V
Silvia, Monsieur Orgon, Mario
Silvia. - Me voilà, Monsieur, ai-je mauvaise grâce en femme de chambre? Et vous, mon frère, vous savez de quoi il s'agit apparemment, comment me trouvez-vous?
Mario. - Ma foi, ma soeur, c'est autant de pris que le valet; mais tu pourrais bien aussi escamoter Dorante à ta maîtresse.
Silvia. - Franchement, je ne haïrais pas de lui plaire sous le personnage que je joue, je ne serais pas fâchée de subjuguer sa raison, de l'étourdir un peu sur la distance qu'il y aura de lui à moi; si mes charmes font ce coup-là, ils me feront plaisir, je les estimerai. D'ailleurs, cela m'aiderait à démêler Dorante. A l'égard de son valet, je ne crains pas ses soupirs, ils n'oseront m'aborder, il y aura quelque chose dans ma physionomie qui inspirera plus de respect que d'amour à ce faquin-là.
Mario. - Allons doucement, ma soeur, ce faquin-là sera votre égal.
Monsieur Orgon. - Et ne manquera pas de t'aimer.
Silvia. - Eh bien, l'honneur de lui plaire ne me sera pas inutile; les valets sont naturellement indiscrets, l'amour est babillard, et j'en ferai l'historien de son maître.
Un valet. - Monsieur, il vient d'arriver un domestique qui demande à vous parler; il est suivi d'un crocheteur qui porte une valise.
Monsieur Orgon. - Qu'il entre: c'est sans doute le valet de Dorante; son maître peut être resté au bureau pour affaires. Où est Lisette?
Silvia. - Lisette s'habille, et, dans son miroir, nous trouve très imprudents de lui livrer Dorante, elle aura bientôt fait.
Monsieur Orgon. - Doucement, on vient
Scène VI
Dorante, en valet, Monsieur Orgon, Silvia, Mario
Dorante. - Je cherche Monsieur Orgon, n'est-ce pas à lui à qui j'ai l'honneur de faire la révérence?
Monsieur Orgon. - Oui, mon ami, c'est à lui-même.
Dorante. - Monsieur, vous avez sans doute reçu de nos nouvelles, j'appartiens à Monsieur Dorante, qui me suit, et qui m'envoie toujours devant vous assurer de ses respects, en attendant qu'il vous en assure lui-même.
Monsieur Orgon. - Tu fais ta commission de fort bonne grâce; Lisette, que dis-tu de ce garçon-là?
Silvia. - Moi, Monsieur, je dis qu'il est bienvenu, et qu'il promet.
Dorante. - Vous avez bien de la bonté, je fais du mieux qu'il m'est possible.
Mario. - Il n'est pas mal tourné au moins, ton coeur n'a qu'à se bien tenir, Lisette.
Silvia. - Mon coeur, c'est bien des affaires.
Dorante. - Ne vous fâchez pas, Mademoiselle, ce que dit Monsieur ne m'en fait point accroire.
Silvia. - Cette modestie-là me plaît, continuez de même.
Mario. - Fort bien! Mais il me semble que ce nom de Mademoiselle qu'il te donne est bien sérieux; entre gens comme vous, le style des compliments ne doit pas être si grave, vous seriez toujours sur le qui-vive; allons, traitez-vous plus commodément, tu as nom Lisette, et toi mon garçon, comment t'appelles-tu?
Dorante. - Bourguignon, Monsieur, pour vous servir.
Silvia. - Eh bien, Bourguignon, soit!
Dorante. - Va donc pour Lisette, je n'en serai pas moins votre serviteur.
Mario. - Votre serviteur, ce n'est point encore là votre jargon, c'est ton serviteur qu'il faut dire.
Monsieur Orgon. - Ah! ah! ah! ah!
Silvia, bas à Mario. - Vous me jouez, mon frère.
Dorante. - A l'égard du tutoiement, j'attends les ordres de Lisette.
Silvia. - Fais comme tu voudras, Bourguignon; voilà la glace rompue, puisque cela divertit ces Messieurs.
Dorante. - Je t'en remercie, Lisette, et je réponds sur-le-champ à l'honneur que tu me fais.
Monsieur Orgon. - Courage, mes enfants, si vous commencez à vous aimer, vous voilà débarrassés des cérémonies.
Mario. - Oh, doucement, s'aimer, c'est une autre affaire; vous ne savez peut-être pas que j'en veux au coeur de Lisette, moi qui vous parle. Il est vrai qu'il m'est cruel, mais je ne veux pas que Bourguignon aille sur mes brisées.
Silvia. - Oui, le prenez-vous sur ce ton-là, et moi, je veux que Bourguignon m'aime.
Dorante. - Tu te fais tort de dire je veux, belle Lisette; tu n'as pas besoin d'ordonner pour être servie.
Mario. - Mons Bourguignon, vous avez pillé cette galanterie-là quelque part.
Dorante. - Vous avez raison, Monsieur, c'est dans ses yeux que je l'ai prise.
Mario. - Tais-toi, c'est encore pis, je te défends d'avoir tant d'esprit.
Silvia. - Il ne l'a pas à vos dépens, et s'il en trouve dans mes yeux, il n'a qu'à prendre.
Monsieur Orgon. - Mon fils, vous perdrez votre procès; retirons-nous, Dorante va venir, allons le dire à ma fille; et vous, Lisette, montrez à ce garçon l'appartement de son maître. Adieu, Bourguignon.
Dorante. - Monsieur, vous me faites trop d'honneur.
Scène VII
Silvia, Dorante
Silvia, à part. - Ils se donnent la comédie, n'importe, mettons tout à profit; ce garçon-ci n'est pas sot, et je ne plains pas la soubrette qui l'aura. Il va m'en conter, laissons-le dire, pourvu qu'il m'instruise.
Dorante, à part. - Cette fille-ci m'étonne, il n'y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur: lions connaissance avec elle. (Haut.) Puisque nous sommes dans le style amical et que nous avons abjuré les façons, dis-moi, Lisette, ta maîtresse te vaut-elle? Elle est bien hardie d'oser avoir une femme de chambre comme toi.
Silvia. - Bourguignon, cette question-là m'annonce que, suivant la coutume, tu arrives avec l'intention de me dire des douceurs, n'est-il pas vrai?
Dorante. - Ma foi, je n'étais pas venu dans ce dessein-là, je te l'avoue; tout valet que je suis, je n'ai jamais eu de grandes liaisons avec les soubrettes, je n'aime pas l'esprit domestique; mais à ton égard c'est une autre affaire; comment donc, tu me soumets, je suis presque timide, ma familiarité n'oserait s'apprivoiser avec toi, j'ai toujours envie d'ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je jure; enfin j'ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc avec ton air de princesse?
Silvia. - Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant est précisément l'histoire de tous les valets qui m'ont vue.
Dorante. - Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait aussi l'histoire de tous les maîtres.
Silvia. - Le trait est joli assurément; mais je te le répète encore, je ne suis point faite aux cajoleries de ceux dont la garde-robe ressemble à la tienne.
Dorante. - C'est-à-dire que ma parure ne te plaît pas?
Silvia. - Non, Bourguignon; laissons là l'amour, et soyons bons amis.
Dorante. - Rien que cela? Ton petit traité n'est composé que de deux clauses impossibles.
Silvia, à part. - Quel homme pour un valet! (Haut.) Il faut pourtant qu'il s'exécute; on m'a prédit que je n'épouserais jamais qu'un homme de condition, et j'ai juré depuis de n'en écouter jamais d'autres.
Dorante. - Parbleu, cela est plaisant, ce que tu as juré pour homme, je l'ai juré pour femme, moi, j'ai fait serment de n'aimer sérieusement qu'une fille de condition.
Silvia. - Ne t'écarte donc pas de ton projet.
Dorante. - Je ne m'en écarte peut-être pas tant que nous le croyons, tu as l'air bien distingué, et l'on est quelquefois fille de condition sans le savoir.
Silvia. - Ah, ah, ah, je te remercierais de ton éloge, si ma mère n'en faisait pas les frais.
Dorante. - Eh bien, venge-t'en sur la mienne, si tu me trouves assez bonne mine pour cela.
Silvia, à part. - Il le mériterait. (Haut.) Mais ce n'est pas là de quoi il est question; trêve de badinage, c'est un homme de condition qui m'est prédit pour époux, et je n'en rabattrai rien.
Dorante. - Parbleu, si j'étais tel, la prédiction me menacerait, j'aurais peur de la vérifier, je n'ai point de foi à l'astrologie, mais j'en ai beaucoup à ton visage.
Silvia, à part. - Il ne tarit point... (Haut.) Finiras-tu, que t'importe la prédiction puisqu'elle t'exclut?
Dorante. - Elle n'a pas prédit que je ne t'aimerais point.
Silvia. - Non, mais elle a dit que tu n'y gagnerais rien, et moi je te le confirme.
Dorante. - Tu fais fort bien, Lisette, cette fierté-là te va à merveille, et quoiqu'elle me fasse mon procès, je suis pourtant bien aise de te la voir; je te l'ai souhaitée d'abord que je t'ai vue, il te fallait encore cette grâce-là, et je me console d'y perdre, parce que tu y gagnes.
Silvia, à part. - Mais en vérité, voilà un garçon qui me surprend malgré que j'en aie... (Haut.) Dis-moi, qui es-tu toi qui me parles ainsi?
Dorante. - Le fils d'honnêtes gens qui n'étaient pas riches.
Silvia. - Va, je te souhaite de bon coeur une meilleure situation que la tienne, et je voudrais pouvoir y contribuer; la fortune a tort avec toi.
Dorante. - Ma foi, l'amour a plus de tort qu'elle, j'aimerais mieux qu'il me fût permis de te demander ton coeur, que d'avoir tous les biens du monde.
Silvia, à part. - Nous voilà grâce au ciel en conversation réglée. (Haut.) Bourguignon, je ne saurais me fâcher des discours que tu me tiens; mais je t'en prie, changeons d'entretien, venons à ton maître; tu peux te passer de me parler d'amour, je pense?
Dorante. - Tu pourrais bien te passer de m'en faire sentir, toi.
Silvia. - Ahi, je me fâcherai, tu m'impatientes, encore une fois laisse là ton amour.
Dorante. - Quitte donc ta figure.
Silvia, à part. - A la fin, je crois qu'il m'amuse... (Haut.) Eh bien, Bourguignon, tu ne veux donc pas finir, faudra-t-il que je te quitte? (A part.) Je devrais déjà l'avoir fait.
Dorante. - Attends, Lisette, je voulais moi-même te parler d'autre chose; mais je ne sais plus ce que c'est.
Silvia. - J'avais de mon côté quelque chose à te dire; mais tu m'as fait perdre mes idées aussi, à moi.
Dorante. - Je me rappelle de t'avoir demandé si ta maîtresse te valait.
Silvia. - Tu reviens à ton chemin par un détour, adieu.
Dorante. - Eh non, te dis-je, Lisette, il ne s'agit ici que de mon maître.
Silvia. - Eh bien soit! je voulais te parler de lui aussi, et j'espère que tu voudras bien me dire confidemment ce qu'il est; ton attachement pour lui m'en donne bonne opinion, il faut qu'il ait du mérite puisque tu le sers.
Dorante. - Tu me permettras peut-être bien de te remercier de ce que tu me dis là; par exemple?
Silvia. - Veux-tu bien ne prendre pas garde à l'imprudence que j'ai eue de le dire?
Dorante. - Voilà encore de ces réponses qui m'emportent; fais comme tu voudras, je n'y résiste point, et je suis bien malheureux de me trouver arrêté par tout ce qu'il y a de plus aimable au monde.
Silvia. - Et moi, je voudrais bien savoir comment il se fait que j'ai la bonté de t'écouter, car assurément, cela est singulier.
Dorante. - Tu as raison, notre aventure est unique.
Silvia, à part. - Malgré tout ce qu'il m'a dit, je ne suis point partie, je ne pars point, me voilà encore, et je réponds! En vérité, cela passe la raillerie. (Haut.) Adieu.
Dorante. - Achevons donc ce que nous voulions dire.
Silvia. - Adieu, te dis-je, plus de quartier. Quand ton maître sera venu, je tâcherai en faveur de ma maîtresse de le connaître par moi-même, s'il en vaut la peine; en attendant, tu vois cet appartement, c'est le vôtre.
Dorante. - Tiens, voici mon maître.
Scène VIII
Dorante, Silvia, Arlequin
Arlequin. - Ah, te voilà, Bourguignon; mon porte-manteau et toi, avez-vous été bien reçus ici?
Dorante. - Il n'était pas possible qu'on nous reçût mal, Monsieur.
Arlequin. - Un domestique là-bas m'a dit d'entrer ici, et qu'on allait avertir mon beau-père qui était avec ma femme.
Silvia. - Vous voulez dire Monsieur Orgon et sa fille, sans doute, Monsieur?
Arlequin. - Eh oui, mon beau-père et ma femme, autant vaut; je viens pour épouser, et ils m'attendent pour être mariés; cela est convenu, il ne manque plus que la cérémonie, qui est une bagatelle.
Silvia. - C'est une bagatelle qui vaut bien la peine qu'on y pense.
Arlequin. - Oui, mais quand on y a pensé on n'y pense plus.
Silvia, bas à Dorante. - Bourguignon, on est homme de mérite à bon marché chez vous, ce me semble?
Arlequin. - Que dites-vous là à mon valet, la belle?
Silvia. - Rien, je lui dis seulement que je vais faire descendre Monsieur Orgon.
Arlequin. - Et pourquoi ne pas dire mon beau-père, comme moi?
Silvia. - C'est qu'il ne l'est pas encore.
Dorante. - Elle a raison, Monsieur, le mariage n'est pas fait.
Arlequin. - Eh bien, me voilà pour le faire.
Dorante. - Attendez donc qu'il soit fait.
Arlequin. - Pardi, voilà bien des façons pour un beau-père de la veille ou du lendemain.
Silvia. - En effet, quelle si grande différence y a-t-il entre être marié ou ne l'être pas? Oui, Monsieur, nous avons tort, et je cours informer votre beau-père de votre arrivée.
Arlequin. - Et ma femme aussi, je vous prie; mais avant que de partir, dites-moi une chose, vous qui êtes si jolie, n'êtes-vous pas la soubrette de l'hôtel?
Silvia. - Vous l'avez dit.
Arlequin. - C'est fort bien fait, je m'en réjouis: croyez-vous que je plaise ici, comment me trouvez-vous?
Silvia. - Je vous trouve... plaisant.
Arlequin. - Bon, tant mieux, entretenez-vous dans ce sentiment-là, il pourra trouver sa place.
Silvia. - Vous êtes bien modeste de vous en contenter, mais je vous quitte, il faut qu'on ait oublié d'avertir votre beau-père, car assurément il serait venu, et j'y vais.
Arlequin. - Dites-lui que je l'attends avec affection.
Silvia, à part. - Que le sort est bizarre! aucun de ces deux hommes n'est à sa place.
Scène IX
Dorante, Arlequin
Arlequin. - Eh bien, Monsieur, mon commencement va bien; je plais déjà à la soubrette.
Dorante. - Butor que tu es!
Arlequin. - Pourquoi donc, mon entrée est si gentille!
Dorante. - Tu m'avais tant promis de laisser là tes façons de parler sottes et triviales, je t'avais donné de si bonnes instructions, je ne t'avais recommandé que d'être sérieux. Va, je vois bien que je suis un étourdi de m'en être fié à toi.
Arlequin. - Je ferai encore mieux dans les suites, et puisque le sérieux n'est pas suffisant, je donnerai du mélancolique, je pleurerai, s'il le faut.
Dorante. - Je ne sais plus où j'en suis; cette aventure-ci m'étourdit: que faut-il que je fasse?
Arlequin. - Est-ce que la fille n'est pas plaisante?
Dorante. - Tais-toi; voici Monsieur Orgon qui vient.
Scène X
Monsieur Orgon, Dorante, Arlequin
Monsieur Orgon. - Mon cher Monsieur, je vous demande mille pardons de vous avoir fait attendre; mais ce n'est que de cet instant que j'apprends que vous êtes ici.
Arlequin. - Monsieur, mille pardons, c'est beaucoup trop et il n'en faut qu'un quand on n'a fait qu'une faute; au surplus, tous mes pardons sont à votre service.
Monsieur Orgon. - Je tâcherai de n'en avoir pas besoin.
Arlequin. - Vous êtes le maître, et moi votre serviteur.
Monsieur Orgon. - Je suis, je vous assure, charmé de vous voir, et je vous attendais avec impatience.
Arlequin. - Je serais d'abord venu ici avec Bourguignon; mais quand on arrive de voyage, vous savez qu'on est si mal bâti, et j'étais bien aise de me présenter dans un état plus ragoûtant.
Monsieur Orgon. - Vous y avez fort bien réussi; ma fille s'habille, elle a été un peu indisposée; en attendant qu'elle descende, voulez-vous vous rafraîchir?
Arlequin. - Oh! je n'ai jamais refusé de trinquer avec personne.
Monsieur Orgon. - Bourguignon, ayez soin de vous, mon garçon.
Arlequin. - Le gaillard est gourmet, il boira du meilleur.
Monsieur Orgon. - Qu'il ne l'épargne pas.
Acte II
Scène première
Lisette, Monsieur Orgon
Monsieur Orgon. - Eh bien, que me veux-tu, Lisette?
Lisette. - J'ai à vous entretenir un moment.
Monsieur Orgon. - De quoi s'agit-il?
Lisette. - De vous dire l'état où sont les choses, parce qu'il est important que vous en soyez éclairci, afin que vous n'ayez point à vous plaindre de moi.
Monsieur Orgon. - Ceci est donc bien sérieux?
Lisette. - Oui, très sérieux. Vous avez consenti au déguisement de Mademoiselle Silvia, moi-même je l'ai trouvé d'abord sans conséquence, mais je me suis trompée.
Monsieur Orgon. - Et de quelle conséquence est-il donc?
Lisette. - Monsieur, on a de la peine à se louer soi-même, mais malgré toutes les règles de la modestie, il faut pourtant que je vous dise que si vous ne mettez ordre à ce qui arrive, votre prétendu gendre n'aura plus de coeur à donner à Mademoiselle votre fille; il est temps qu'elle se déclare, cela presse, car un jour plus tard, je n'en réponds plus.
Monsieur Orgon. - Eh! d'où vient qu'il ne voudra plus de ma fille, quand il la connaîtra, te défies-tu de ses charmes?
Lisette. - Non; mais vous ne vous méfiez pas assez des miens, je vous avertis qu'ils vont leur train, et que je ne vous conseille pas de les laisser faire.
Monsieur Orgon. - Je vous en fais mes compliments, Lisette. (Il rit.) Ah, ah, ah!
Lisette. - Nous y voilà; vous plaisantez, Monsieur, vous vous moquez de moi, j'en suis fâchée, car vous y serez pris.
Monsieur Orgon. - Ne t'en embarrasse pas, Lisette, va ton chemin.
Lisette. - Je vous le répète encore, le coeur de Dorante va bien vite; tenez, actuellement je lui plais beaucoup, ce soir il m'aimera, il m'adorera demain; je ne le mérite pas, il est de mauvais goût, vous en direz ce qu'il vous plaira; mais cela ne laissera pas que d'être; voyez-vous, demain je me garantis adorée.
Monsieur Orgon. - Eh bien, que vous importe: s'il vous aime tant, qu'il vous épouse.
Lisette. - Quoi! vous ne l'en empêcheriez pas?
Monsieur Orgon. - Non, d'homme d'honneur, si tu le mènes jusque-là.
Lisette. - Monsieur, prenez-y garde, jusqu'ici je n'ai pas aidé à mes appas, je les ai laissé faire tout seuls; j'ai ménagé sa tête: si je m'en mêle, je la renverse, il n'y aura plus de remède.
Monsieur Orgon. - Renverse, ravage, brûle, enfin épouse, je te le permets si tu le peux.
Lisette. - Sur ce pied-là je compte ma fortune faite.
Monsieur Orgon. - Mais, dis-moi, ma fille t'a-t-elle parlé, que pense-t-elle de son prétendu?
Lisette. - Nous n'avons encore guère trouvé le moment de nous parler, car ce prétendu m'obsède; mais à vue de pays, je ne la crois pas contente, je la trouve triste, rêveuse, et je m'attends bien qu'elle me priera de le rebuter.
Monsieur Orgon. - Et moi, je te le défends; j'évite de m'expliquer avec elle, j'ai mes raisons pour faire durer ce déguisement; je veux qu'elle examine son futur plus à loisir. Mais le valet, comment se gouverne-t-il? ne se mêle-t-il pas d'aimer ma fille?
Lisette. - C'est un original, j'ai remarqué qu'il fait l'homme de conséquence avec elle, parce qu'il est bien fait; il la regarde et soupire.
Monsieur Orgon. - Et cela la fâche?
Lisette. - Mais... elle rougit.
Monsieur Orgon. - Bon, tu te trompes; les regards d'un valet ne l'embarrassent pas jusque-là.
Lisette. - Monsieur, elle rougit.
Monsieur Orgon. - C'est donc d'indignation.
Lisette. - A la bonne heure.
Monsieur Orgon. - En bien, quand tu lui parleras, dis-lui que tu soupçonnes ce valet de la prévenir contre son maître; et si elle se fâche, ne t'en inquiète point, ce sont mes affaires. Mais voici Dorante qui te cherche apparemment.
Scène II
Lisette, Arlequin, Monsieur Orgon
Arlequin. - Ah, je vous retrouve, merveilleuse dame, je vous demandais à tout le monde; serviteur, cher beau-père, ou peu s'en faut.
Monsieur Orgon. - Serviteur: Adieu, mes enfants, je vous laisse ensemble; il est bon que vous vous aimiez un peu avant que de vous marier.
Arlequin. - Je ferais bien ces deux besognes-là à la fois, moi.
Monsieur Orgon. - Point d'impatience, adieu.
Scène III
Lisette, Arlequin
Arlequin. - Madame, il dit que je ne m'impatiente pas; il en parle bien à son aise; le bonhomme.
Lisette. - J'ai de la peine à croire qu'il vous en coûte tant d'attendre, Monsieur, c'est par galanterie que vous faites l'impatient, à peine êtes-vous arrivé! Votre amour ne saurait être bien fort, ce n'est tout au plus qu'un amour naissant.
Arlequin. - Vous vous trompez, prodige de nos jours, un amour de votre façon ne reste pas longtemps au berceau; votre premier coup d'oeil a fait naître le mien, le second lui a donné des forces et le troisième l'a rendu grand garçon; tâchons de l'établir au plus vite, ayez soin de lui puisque vous êtes sa mère.
Lisette. - Trouvez-vous qu'on le maltraite, est-il si abandonné?
Arlequin. - En attendant qu'il soit pourvu, donnez-lui seulement votre belle main blanche, pour l'amuser un peu.
Lisette. - Tenez donc, petit importun, puisqu'on ne saurait avoir la paix qu'en vous amusant.
Arlequin, lui baisant la main. - Cher joujou de mon âme! cela me réjouit comme du vin délicieux, quel dommage de n'en avoir que roquille!
Lisette. - Allons, arrêtez-vous, vous êtes trop avide.
Arlequin. - Je ne demande qu'à me soutenir en attendant que je vive.
Lisette. - Ne faut-il pas avoir de la raison?
Arlequin. - De la raison! hélas, je l'ai perdue, vos beaux yeux sont les filous qui me l'ont volée.
Lisette. - Mais est-il possible que vous m'aimiez tant? je ne saurais me le persuader.
Arlequin. - Je ne me soucie pas de ce qui est possible, moi; mais je vous aime comme un perdu, et vous verrez bien dans votre miroir que cela est juste...
Lisette. - Mon miroir ne servirait qu'à me rendre plus incrédule.
Arlequin. - Ah! mignonne, adorable, votre humilité ne serait donc qu'une hypocrite!
Lisette. - Quelqu'un vient à nous; c'est votre valet.
Scène IV
Dorante, Arlequin, Lisette
Dorante. - Monsieur, pourrais-je vous entretenir un moment?
Arlequin. - Non: maudite soit la valetaille qui ne saurait nous laisser en repos!
Lisette. - Voyez ce qu'il vous veut, Monsieur.
Dorante. - Je n'ai qu'un mot à vous dire.
Arlequin. - Madame, s'il en dit deux, son congé sera le troisième. Voyons?
Dorante, bas à Arlequin. - Viens donc, impertinent.
Arlequin, bas à Dorante. - Ce sont des injures, et non pas des mots, cela... (A Lisette.) Ma reine, excusez.
Lisette. - Faites, faites.
Dorante, bas. - Débarrasse-moi de tout ceci, ne te livre point; parais sérieux et rêveur, et même mécontent, entends-tu?
Arlequin. - Oui, mon ami, ne vous inquiétez pas, et retirez-vous.
Scène V
Arlequin, Lisette
Arlequin. - Ah! Madame, sans lui j'allais vous dire de belle choses, et je n'en trouverai plus que de communes à cette heure, hormis mon amour qui est extraordinaire. Mais à propos de mon amour, quand est-ce que le vôtre lui tiendra compagnie?
Lisette. - Il faut espérer que cela viendra.
Arlequin. - Et croyez-vous que cela vienne?
Lisette. - La question est vive; savez-vous bien que vous m'embarrassez?
Arlequin. - Que voulez-vous? Je brûle, et je crie au feu.
Lisette. - S'il m'était permis de m'expliquer si vite...
Arlequin. - Je suis du sentiment que vous le pouvez en conscience.
Lisette. - La retenue de mon sexe ne le veut pas.
Arlequin. - Ce n'est donc pas la retenue d'à présent qui donne bien d'autres permissions.
Lisette. - Mais, que me demandez-vous?
Arlequin. - Dites-moi un petit brin que vous m'aimez; tenez, je vous aime, moi, faites l'écho, répétez, Princesse.
Lisette. - Quel insatiable! Eh bien, Monsieur, je vous aime.
Arlequin. - Eh bien, Madame, je me meurs; mon bonheur me confond, j'ai peur d'en courir les champs. Vous m'aimez, cela est admirable!
Lisette. - J'aurais lieu à mon tour d'être étonnée de la promptitude de votre hommage; peut-être m'aimerez-vous moins quand nous nous connaîtrons mieux.
Arlequin. - Ah, Madame, quand nous en serons là j'y perdrai beaucoup, il y aura bien à décompter.
Lisette. - Vous me croyez plus de qualités que je n'en ai.
Arlequin. - Et vous, Madame, vous ne savez pas les miennes; et je ne devrais vous parler qu'à genoux.
Lisette. - Souvenez-vous qu'on n'est pas les maîtres de son sort.
Arlequin. - Les pères et mères font tout à leur tête.
Lisette. - Pour moi, mon coeur vous aurait choisi, dans quelque état que vous eussiez été.
Arlequin. - Il a beau jeu pour me choisir encore.
Lisette. - Puis-je me flatter que vous êtes de même à mon égard?
Arlequin. - Hélas, quand vous ne seriez que Perrette ou Margot, quand je vous aurais vue, le martinet à la main, descendre à la cave, vous auriez toujours été ma Princesse.
Lisette. - Puissent de si beaux sentiments être durables!
Arlequin. - Pour les fortifier de part et d'autre, jurons-nous de nous aimer toujours, en dépit de toutes les fautes d'orthographe que vous aurez faites sur mon compte.
Lisette. - J'ai plus d'intérêt à ce serment-là que vous, et je le fais de tout mon coeur.
Arlequin se met à genoux. - Votre bonté m'éblouit, et je me prosterne devant elle.
Lisette. - Arrêtez-vous, je ne saurais vous souffrir dans cette posture-là, je serais ridicule de vous y laisser; levez-vous. Voilà encore quelqu'un.
Scène VI
Lisette, Arlequin, Silvia
Lisette. - Que voulez-vous, Lisette?
Silvia. - J'aurais à vous parler, Madame.
Arlequin. - Ne voilà-t-il pas! Hé, ma mie revenez dans un quart d'heure, allez, les femmes de chambre de mon pays n'entrent point qu'on ne les appelle.
Silvia. - Monsieur, il faut que je parle à Madame.
Arlequin. - Mais voyez l'opiniâtre soubrette! Reine de ma vie, renvoyez-la. Retournez-vous-en, ma fille. Nous avons ordre de nous aimer avant qu'on nous marie, n'interrompez point nos fonctions.
Lisette. - Ne pouvez-vous pas revenir dans un moment, Lisette?
Silvia. - Mais, Madame...
Arlequin. - Mais! ce mais-là n'est bon qu'à me donner la fièvre.
Silvia, à part les premiers mots. - Ah le vilain homme! Madame, je vous assure que cela est pressé.
Lisette. - Permettez donc que je m'en défasse, Monsieur.
Arlequin. - Puisque le diable le veut, et elle aussi... patience... je me promènerai en attendant qu'elle ait fait. Ah, les sottes gens que nos gens!
Scène VII
Silvia, Lisette
Silvia. - Je vous trouve admirable de ne pas le renvoyer tout d'un coup, et de me faire essuyer les brutalités de cet animal-là.
Lisette. - Pardi, Madame, je ne puis pas jouer deux rôles à la fois; il faut que je paraisse, ou la maîtresse, ou la suivante, que j'obéisse ou que j'ordonne.
Silvia. - Fort bien; mais puisqu'il n'y est plus, écoutez-moi comme votre maîtresse: vous voyez bien que cet homme-là ne me convient point.
Lisette. - Vous n'avez pas eu le temps de l'examiner beaucoup.
Silvia. - Etes-vous folle avec votre examen? Est-il nécessaire de le voir deux fois pour juger du peu de convenance? En un mot, je n'en veux point. Apparemment que mon père n'approuve pas la répugnance qu'il me voit, car il me fuit, et ne me dit mot; dans cette conjoncture, c'est à vous à me tirer tout doucement d'affaire, en témoignant adroitement à ce jeune homme que vous n'êtes pas dans le goût de l'épouser.
Lisette. - Je ne saurais, Madame.
Silvia. - Vous ne sauriez! Et qu'est-ce qui vous en empêche?
Lisette. - Monsieur Orgon me l'a défendu.
Silvia. - Il vous l'a défendu! Mais je ne reconnais point mon père à ce procédé-là.
Lisette. - Positivement défendu.
Silvia. - Eh bien, je vous charge de lui dire mes dégoûts, et de l'assurer qu'ils sont invincibles; je ne saurais me persuader qu'après cela il veuille pousser les choses plus loin.
Lisette. - Mais, Madame, le futur, qu'a-t-il donc de si désagréable, de si rebutant?
Silvia. - Il me déplaît, vous dis-je, et votre peu de zèle aussi.
Lisette. - Donnez-vous le temps de voir ce qu'il est, voilà tout ce qu'on vous demande.
Silvia. - Je le hais assez sans prendre du temps pour le haïr davantage.
Lisette. - Son valet qui fait l'important ne vous aurait-il point gâté l'esprit sur son compte?
Silvia. - Hum, la sotte! son valet a bien affaire ici!
Lisette. - C'est que je me méfie de lui, car il est raisonneur.
Silvia. - Finissez vos portraits, on n'en a que faire; j'ai soin que ce valet me parle peu, et dans le peu qu'il m'a dit, il ne m'a jamais rien dit que de très sage.
Lisette. - Je crois qu'il est homme à vous avoir conté des histoires maladroites, pour faire briller son bel esprit.
Silvia. - Mon déguisement ne m'expose-t-il pas à m'entendre dire de jolies choses! A qui en avez-vous? D'où vous vient la manie d'imputer à ce garçon une répugnance à laquelle il n'a point de part? Car enfin, vous m'obligez à le justifier; il n'est pas question de le brouiller avec son maître, ni d'en faire un fourbe, pour me faire, moi, une imbécile qui écoute ses histoires.
Lisette. - Oh, Madame, dès que vous le défendez sur ce ton-là, et que cela va jusqu'à vous fâcher, je n'ai plus rien à dire.
Silvia. - Dès que je le défends sur ce ton-là! Qu'est-ce que c'est que le ton dont vous dites cela vous-même? Qu'entendez-vous par ce discours, que se passe-t-il dans votre esprit?
Lisette. - Je dis, Madame, que je ne vous ai jamais vue comme vous êtes, et que je ne conçois rien à votre aigreur. Eh bien, si ce valet n'a rien dit, à la bonne heure, il ne faut pas vous emporter pour le justifier, je vous crois, voilà qui est fini, je ne m'oppose pas à la bonne opinion que vous en avez, moi.
Silvia. - Voyez-vous le mauvais esprit, comme elle tourne les choses! Je me sens dans une indignation... qui... va jusqu'aux larmes.
Lisette. - En quoi donc, Madame? Quelle finesse entendez-vous à ce que je dis?
Silvia. - Moi, j'y entends finesse! moi, je vous querelle pour lui! j'ai bonne opinion de lui! Vous me manquez de respect jusque-là! Bonne opinion, juste ciel! bonne opinion! Que faut-il que je réponde à cela? Qu'est-ce que cela veut dire, à qui parlez-vous? Qui est-ce qui est à l'abri de ce qui m'arrive, où en sommes-nous?
Lisette. - Je n'en sais rien, mais je ne reviendrai de longtemps de la surprise où vous me jetez.
Silvia. - Elle a des façons de parler qui me mettent hors de moi; retirez-vous, vous m'êtes insupportable, laissez-moi, je prendrai d'autres mesures.
Scène VIII
Silvia
Silvia. - Je frissonne encore de ce que je lui ai entendu dire; avec quelle impudence les domestiques ne nous traitent-ils pas dans leur esprit? Comme ces gens-là vous dégradent! Je ne saurais m'en remettre, je n'oserais songer aux termes dont elle s'est servie, ils me font toujours peur. Il s'agit d'un valet: ah l'étrange chose! Ecartons l'idée dont cette insolente est venue me noircir l'imagination. Voici Bourguignon, voilà cet objet en question pour lequel je m'emporte; mais ce n'est pas sa faute, le pauvre garçon, et je ne dois pas m'en prendre à lui.
Scène IX
Dorante, Silvia
Dorante. - Lisette, quelque éloignement que tu aies pour moi, je suis forcé de te parler, je crois que j'ai à me plaindre de toi.
Silvia. - Bourguignon, ne nous tutoyons plus, je t'en prie.
Dorante. - Comme tu voudras.
Silvia. - Tu n'en fais pourtant rien.
Dorante. - Ni toi non plus, tu me dis: je t'en prie.
Silvia. - C'est que cela m'est échappé.
Dorante. - Eh bien, crois-moi, parlons comme nous pourrons; ce n'est pas la peine de nous gêner pour le peu de temps que nous avons à nous voir.
Silvia. - Est-ce que ton maître s'en va? Il n'y aurait pas grande perte.
Dorante. - Ni à moi non plus, n'est-il pas vrai? J'achève ta pensée.
Silvia. - Je l'achèverais bien moi-même si j'en avais envie: mais je ne songe pas à toi.
Dorante. - Et moi, je ne te perds point de vue.
Silvia. - Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t'en, reviens, tout cela doit m'être indifférent, et me l'est en effet, je ne te veux ni bien ni mal, je ne te hais, ni ne t'aime, ni ne t'aimerai, à moins que l'esprit ne me tourne. Voilà mes dispositions, ma raison ne m'en permet point d'autres, et je devrais me dispenser de te le dire.
Dorante. - Mon malheur est inconcevable, tu m'ôtes peut-être tout le repos de ma vie.
Silvia. - Quelle fantaisie il s'est allé mettre dans l'esprit! Il me fait de la peine: reviens à toi; tu me parles, je te réponds, c'est beaucoup, c'est trop même, tu peux m'en croire, et si tu étais instruit, en vérité, tu serais content de moi, tu me trouverais d'une bonté sans exemple, d'une bonté que je blâmerais dans une autre. Je ne me la reproche pourtant pas, le fond de mon coeur me rassure, ce que je fais est louable, c'est par générosité que je te parle; mais il ne faut pas que cela dure, ces générosités-là ne sont bonnes qu'en passant, et je ne suis pas faite pour me rassurer toujours sur l'innocence de mes intentions; à la fin, cela ne ressemblerait plus à rien. Ainsi finissons, Bourguignon; finissons je t'en prie; qu'est-ce que cela signifie? c'est se moquer, allons, qu'il n'en soit plus parlé.
Dorante. - Ah, ma chère Lisette, que je souffre!
Silvia. - Venons à ce que tu voulais me dire; tu te plaignais de moi quand tu es entré, de quoi était-il question?
Dorante. - De rien, d'une bagatelle, j'avais envie de te voir, et je crois que je n'ai pris qu'un prétexte.
Silvia, à part. - Que dire à cela? Quand je m'en fâcherais, il n'en serait ni plus ni moins.
Dorante. - Ta maîtresse en partant a paru m'accuser de t'avoir parlé au désavantage de mon maître.
Silvia. - Elle se l'imagine, et si elle t'en parle encore, tu peux nier hardiment, je me charge du reste.
Dorante. - Eh, ce n'est pas cela qui m'occupe!
Silvia.- Si tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que faire ensemble.
Dorante. - Laisse-moi du moins le plaisir de te voir.
Silvia. - Le beau motif qu'il me fournit là! J'amuserai la passion de Bourguignon! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour.
Dorante. - Tu me railles, tu as raison, je ne sais ce que je dis, ni ce que je te demande. Adieu.
Silvia. - Adieu, tu prends le bon parti... Mais, à propos de tes adieux, il me reste encore une chose à savoir: vous partez, m'as-tu dit, cela est-il sérieux?
Dorante. - Pour moi, il faut que je parte, ou que la tête me tourne.
Silvia. - Je ne t'arrêtais pas pour cette réponse-là, par exemple.
Dorante. - Et je n'ai fait qu'une faute, c'est de n'être pas parti dès que je t'ai vue.
Silvia, à part. - J'ai besoin à tout moment d'oublier que je l'écoute.
Dorante. - Si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve...
Silvia. - Oh, il n'est pas si curieux à savoir que le mien, je t'en assure.
Dorante. - Que peux-tu me reprocher? Je ne me propose pas de te rendre sensible.
Silvia. - Il ne faudrait pas s'y fier.
Dorante. - Et que pourrais-je espérer en tâchant de me faire aimer? hélas! quand même j'aurais ton coeur...
Silvia. - Que le ciel m'en préserve! quand tu l'aurais, tu ne le saurais pas, et je ferais si bien que je ne le saurais pas moi-même: tenez, quelle idée il lui vient là!
Dorante. - Il est donc bien vrai que tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras?
Silvia. - Sans difficulté.
Dorante. - Sans difficulté! Qu'ai-je donc de si affreux?
Silvia. - Rien, ce n'est pas là ce qui te nuit.
Dorante. - Eh bien, chère Lisette, dis-le-moi cent fois, que tu ne m'aimeras point.
Silvia. - Oh, je te l'ai assez dit, tâche de me croire.
Dorante. - Il faut que je le croie! Désespère une passion dangereuse, sauve-moi des effets que j'en crains; tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras! accable mon coeur de cette certitude-là. J'agis de bonne foi, donne-moi du secours contre moi-même, il m'est nécessaire, je te le demande à genoux. (Il se jette à genoux. Dans ce moment, M. Orgon et Mario entrent et ne disent mot.)
Silvia. - Ah, nous y voilà! il ne manquait plus que cette façon-là à mon aventure; que je suis malheureuse! c'est ma facilité qui le place là; lève-toi donc. Bourguignon, je t'en conjure; il peut venir quelqu'un. Je dirai ce qu'il te plaira, que me veux-tu? je ne te hais point, lève-toi, je t'aimerais si je pouvais, tu ne me déplais point, cela doit te suffire.
Dorante. - Quoi! Lisette, si je n'étais pas ce que je suis, si j'étais riche, d'une condition honnête, et que je t'aimasse autant que je t'aime, ton coeur n'aurait point de répugnance pour moi?
Silvia. - Assurément.
Dorante. - Tu ne me haïrais pas, tu me souffrirais?
Silvia. - Volontiers, mais lève-toi.
Dorante. - Tu parais le dire sérieusement; et si cela est, ma raison est perdue.
Silvia. - Je dis ce que tu veux, et tu ne te lèves point.
Scène X
Monsieur Orgon, Mario, Silvia, Dorante
Monsieur Orgon. - C'est bien dommage de vous interrompre, cela va à merveille, mes enfants, courage!
Silvia. - Je ne saurais empêcher ce garçon de se mettre à genoux, Monsieur, je ne suis pas en état de lui en imposer, je pense.
Monsieur Orgon. - Vous vous convenez parfaitement bien tous deux; mais j'ai à te dire un mot, Lisette, et vous reprendrez votre conversation quand nous serons partis: vous le voulez bien, Bourguignon?
Dorante. - Je me retire, Monsieur.
Monsieur Orgon. - Allez, et tâchez de parler de votre maître avec un peu plus de ménagement que vous ne faites.
Dorante. - Moi, Monsieur!
Mario. - Vous-même, mons Bourguignon; vous ne brillez pas trop dans le respect que vous avez pour votre maître, dit-on.
Dorante. - Je ne sais ce qu'on veut dire.
Monsieur Orgon. - Adieu, adieu; vous vous justifierez une autre fois.
Scène XI
Silvia, Mario, Monsieur Orgon
Monsieur Orgon. - Eh, bien, Silvia, vous ne nous regardez pas, vous avez l'air tout embarrassé.
Silvia. - Moi, mon père! et où serait le motif de mon embarras? Je suis, grâce au ciel, comme à mon ordinaire; je suis fâchée de vous dire que c'est une idée.
Mario. - Il y a quelque chose, ma soeur, il y a quelque chose.
Silvia. - Quelque chose dans votre tête, à la bonne heure, mon frère; mais, pour dans la mienne, il n'y a que l'étonnement de ce que vous dites.
Monsieur Orgon. - C'est donc ce garçon qui vient de sortir qui t'inspire cette extrême antipathie que tu as pour son maître?
Silvia. - Qui? le domestique de Dorante?
Monsieur Orgon. - Oui, le galant Bourguignon.
Silvia. - Le galant Bourguignon, dont je ne savais pas l'épithète, ne me parle pas de lui.
Monsieur Orgon. - Cependant, on prétend que c'est lui qui le détruit auprès de toi, et c'est sur quoi j'étais bien aise de te parler.
Silvia. - Ce n'est pas la peine, mon père, et personne au monde que son maître ne m'a donné l'aversion naturelle que j'ai pour lui.
Mario. - Ma foi, tu as beau dire, ma soeur, elle est trop forte pour être si naturelle, et quelqu'un y a aidé.
Silvia, avec vivacité. - Avec quel air mystérieux vous me dites cela, mon frère! Et qui est donc ce quelqu'un qui y a aidé? Voyons.
Mario. - Dans quelle humeur es-tu, ma soeur, comme tu t'emportes!
Silvia. - C'est que je suis bien lasse de mon personnage, et je me serais déjà démasquée si je n'avais pas craint de fâcher mon père.
Monsieur Orgon. - Gardez-vous-en bien, ma fille, je viens ici pour vous le recommander. Puisque j'ai eu la complaisance de vous permettre votre déguisement, il faut, s'il vous plaît, que vous ayez celle de suspendre votre jugement sur Dorante, et de voir si l'aversion qu'on vous a donnée pour lui est légitime.
Silvia. - Vous ne m'écoutez donc point, mon père! Je vous dis qu'on ne me l'a point donnée.
Mario. - Quoi! ce babillard qui vient de sortir ne t'a pas un peu dégoûtée de lui?
Silvia, avec feu. - Que vos discours sont désobligeants! M'a dégoûtée de lui, dégoûtée! J'essuie des expressions bien étranges; je n'entends plus que des choses inouïes, qu'un langage inconcevable; j'ai l'air embarrassé, il y a quelque chose, et puis c'est le galant Bourguignon qui m'a dégoûtée, c'est tout ce qui vous plaira, mais je n'y entends rien.
Mario. - Pour le coup, c'est toi qui es étrange. A qui en as-tu donc? D'où vient que tu es si fort sur le qui-vive, dans quelle idée nous soupçonnes-tu?
Silvia. - Courage, mon frère, par quelle fatalité aujourd'hui ne pouvez-vous me dire un mot qui ne me choque? Quel soupçon voulez-vous qui me vienne? Avez-vous des visions?
Monsieur Orgon. - Il est vrai que tu es si agitée que je ne te reconnais point non plus. Ce sont apparemment ces mouvements-là qui sont cause que Lisette nous a parlé comme elle a fait; elle accusait ce valet de ne t'avoir pas entretenue à l'avantage de son maître, et Madame, nous a-t-elle dit, l'a défendu contre moi avec tant de colère, que j'en suis encore toute surprise, et c'est sur ce mot de surprise que nous l'avons querellée; mais ces gens-là ne savent pas la conséquence d'un mot.
Silvia. - L'impertinente! y a-t-il rien de plus haïssable que cette fille-là? J'avoue que je me suis fâchée par un esprit de justice pour ce garçon.
Mario. - Je ne vois point de mal à cela.
Silvia. - Y a-t-il rien de plus simple? Quoi, parce que je suis équitable, que je veux qu'on ne nuise à personne, que je veux sauver un domestique du tort qu'on peut lui faire auprès de son maître, on dit que j'ai des emportements, des fureurs dont on est surprise: un moment après un mauvais esprit raisonne, il faut se fâcher, il faut la faire taire, et prendre mon parti contre elle à cause de la conséquence de ce qu'elle dit? Mon parti! J'ai donc besoin qu'on me défende, qu'on me justifie? On peut donc mal interpréter ce que je fais? Mais que fais-je? de quoi m'accuse-t-on? Instruisez-moi, je vous en conjure; cela est-il sérieux, me joue-t-on, se moque-t-on de moi? Je ne suis pas tranquille.
Monsieur Orgon. - Doucement donc.
Silvia. - Non, Monsieur, il n'y a point de douceur qui tienne. Comment donc, des surprises, des conséquences! Eh qu'on s'explique, que veut-on dire? On accuse ce valet, et on a tort; vous vous trompez tous, Lisette est une folle, il est innocent, et voilà qui est fini; pourquoi donc m'en reparler encore? Car je suis outrée!
Monsieur Orgon. - Tu te retiens, ma fille, tu aurais grande envie de me quereller aussi; mais faisons mieux, il n'y a que ce valet qui est suspect ici, Dorante n'a qu'à le chasser.
Silvia. - Quel malheureux déguisement! Surtout que Lisette ne m'approche pas, je la hais plus que Dorante.
Monsieur Orgon. - Tu la verras si tu veux, mais tu dois être charmée que ce garçon s'en aille, car il t'aime, et cela t'importune assurément.
Silvia. - Je n'ai point à m'en plaindre, il me prend pour une suivante, et il me parle sur ce ton-là; mais il ne me dit pas ce qu'il veut, j'y mets bon ordre.
Mario. - Tu n'en es pas tant la maîtresse que tu le dis bien.
Monsieur Orgon. - Ne l'avons-nous pas vu se mettre à genoux malgré toi? N'as-tu pas été obligée, pour le faire lever, de lui dire qu'il ne te déplaisait pas?
Silvia, à part. - J'étouffe.
Mario. - Encore a-t-il fallu, quand il t'a demandé si tu l'aimerais, que tu aies tendrement ajouté: volontiers, sans quoi il y serait encore.
Silvia. - L'heureuse apostille, mon frère! mais comme l'action m'a déplu, la répétition n'en est pas aimable. Ah çà, parlons sérieusement, quand finira la comédie que vous donnez sur mon compte?
Monsieur Orgon. - La seule chose que j'exige de toi, ma fille, c'est de ne te déterminer à le refuser qu'avec connaissance de cause; attends encore, tu me remercieras du délai que je demande, je t'en réponds.
Mario. - Tu épouseras Dorante, et même avec inclination, je te le prédis... Mais, mon père, je vous demande grâce pour le valet.
Silvia. - Pourquoi grâce? et moi je veux qu'il sorte.
Monsieur Orgon. - Son maître en décidera, allons-nous-en.
Mario. - Adieu, adieu ma soeur, sans rancune.
Scène XII
Silvia, seule; Dorante, qui vient peu après.
Silvia. - Ah, que j'ai le coeur serré! Je ne sais ce qui se mêle à l'embarras où je me trouve, toute cette aventure-ci m'afflige, je me défie de tous les visages, je ne suis contente de personne, je ne le suis pas de moi-même.
Dorante. - Ah, je te cherchais, Lisette.
Silvia. - Ce n'était pas la peine de me trouver, car je te fuis, moi.
Dorante, l'empêchant de sortir. - Arrête donc, Lisette, j'ai à te parler pour la dernière fois, il s'agit d'une chose de conséquence qui regarde tes maîtres.
Silvia. - Va la dire à eux-mêmes, je ne te vois jamais que tu ne me chagrines, laisse-moi.
Dorante. - Je t'en offre autant; mais écoute-moi, te dis-je, tu vas voir les choses bien changer de face, par ce que je te vais dire.
Silvia. - Eh bien, parle donc, je t'écoute, puisqu'il est arrêté que ma complaisance pour toi sera éternelle.
Dorante. - Me promets-tu le secret?
Silvia. - Je n'ai jamais trahi personne.
Dorante. - Tu ne dois la confidence que je vais te faire qu'à l'estime que j'ai pour toi.
Silvia. - Je le crois; mais tâche de m'estimer sans me le dire, car cela sent le prétexte.
Dorante. - Tu te trompes, Lisette: tu m'as promis le secret, achevons. Tu m'as vu dans de grands mouvements, je n'ai pu me défendre de t'aimer.
Silvia. - Nous y voilà; je me défendrai bien de t'entendre, moi; adieu.
Dorante. - Reste, ce n'est plus Bourguignon qui te parle.
Silvia. - Eh, qui es-tu donc?
Dorante. - Ah, Lisette! c'est ici où tu vas juger des peines qu'a dû ressentir mon coeur.
Silvia. - Ce n'est pas à ton coeur à qui je parle, c'est à toi.
Dorante. - Personne ne vient-il?
Silvia. - Non.
Dorante. - L'état où sont toutes les choses me force à te le dire, je suis trop honnête homme pour n'en pas arrêter le cours.
Silvia. - Soit.
Dorante. - Sache que celui qui est avec ta maîtresse n'est pas ce qu'on pense.
Silvia, vivement. - Qui est-il donc?
Dorante. - Un valet.
Silvia. - Après?
Dorante. - C'est moi qui suis Dorante.
Silvia, à part. - Ah! je vois clair dans mon coeur.
Dorante. - Je voulais sous cet habit pénétrer un peu ce que c'était que ta maîtresse, avant de l'épouser. Mon père, en partant, me permit ce que j'ai fait, et l'événement m'en paraît un songe: je hais la maîtresse dont je devais être l'époux, et j'aime la suivante qui ne devait trouver en moi qu'un nouveau maître. Que faut-il que je fasse à présent? Je rougis pour elle de le dire, mais ta maîtresse a si peu de goût qu'elle est éprise de mon valet au point qu'elle l'épousera si on la laisse faire. Quel parti prendre?
Silvia; à part. - Cachons-lui qui je suis... (Haut.) Votre situation est neuve assurément! Mais, Monsieur, je vous fais d'abord mes excuses de tout ce que mes discours ont pu avoir d'irrégulier dans nos entretiens.
Dorante, vivement. - Tais-toi, Lisette; tes excuses me chagrinent, elles me rappellent la distance qui nous sépare, et ne me la rendent que plus douloureuse.
Silvia. - Votre penchant pour moi est-il si sérieux? m'aimez-vous jusque-là?
Dorante. - Au point de renoncer à tout engagement, puisqu'il ne m'est pas permis d'unir mon sort au tien; et dans cet état, la seule douceur que je pouvais goûter, c'était de croire que tu ne me haïssais pas.
Silvia. - Un coeur qui m'a choisie dans la condition où je suis, est assurément bien digne qu'on l'accepte, et je le payerais volontiers du mien, si je ne craignais pas de le jeter dans un engagement qui lui ferait tort.
Dorante. - N'as-tu pas assez de charmes, Lisette? y ajoutes-tu encore la noblesse avec laquelle tu me parles?
Silvia. - J'entends quelqu'un, patientez encore sur l'article de votre valet, les choses n'iront pas si vite, nous nous reverrons, et nous chercherons les moyens de vous tirer d'affaire.
Dorante. - Je suivrai tes conseils.
Il sort.
Silvia. - Allons, j'avais grand besoin que ce fût là Dorante.
Scène XIII
Silvia, Mario
Mario. - Je viens te retrouver, ma soeur: nous t'avons laissée dans des inquiétudes qui me touchent; je veux t'en tirer, écoute-moi.
Silvia, vivement. - Ah vraiment, mon frère, il y a bien d'autres nouvelles!
Mario. - Qu'est-ce que c'est?
Silvia. - Ce n'est point Bourguignon, mon frère, c'est Dorante.
Mario. - Duquel parlez-vous donc?
Silvia. - De lui, vous dis-je, je viens de l'apprendre tout à l'heure, il sort, il me l'a dit lui-même.
Mario. - Qui donc?
Silvia. - Vous ne m'entendez donc pas?
Mario. - Si j'y comprends rien, je veux mourir.
Silvia. - Venez, sortons d'ici, allons trouver mon père, il faut qu'il le sache; j'aurais besoin de vous aussi, mon frère: il me vient de nouvelles idées, il faudra feindre de m'aimer, vous en avez déjà dit quelque chose en badinant; mais surtout gardez bien le secret, je vous en prie...
Mario. - Oh je le garderai bien, car je ne sais ce que c'est.
Silvia. - Allons, mon frère, venez, ne perdons point de temps; il n'est jamais rien arrivé d'égal à cela!
Mario. - Je prie le ciel qu'elle n'extravague pas.
Acte III
Scène première
Dorante, Arlequin
Arlequin. - Hélas, Monsieur, mon très honoré maître, je vous en conjure.
Dorante. - Encore?
Arlequin. - Ayez compassion de ma bonne aventure, ne portez point guignon à mon bonheur qui va son train si rondement, ne lui fermez point le passage.
Dorante. - Allons donc, misérable, je crois que tu te moques de moi! Tu mériterais cent coups de bâton.
Arlequin. - Je ne les refuse point, si je les mérite; mais quand je les aurai reçus, permettez-moi d'en mériter d'autres: voulez-vous que j'aille chercher le bâton?
Dorante. - Maraud!
Arlequin. - Maraud, soit, mais cela n'est point contraire à faire fortune.
Dorante. - Ce coquin! quelle imagination il lui prend!
Arlequin. - Coquin est encore bon, il me convient aussi: un maraud n'est point déshonoré d'être appelé coquin; mais un coquin peut faire un bon mariage.
Dorante. - Comment, insolent, tu veux que je laisse un honnête homme dans l'erreur, et que je souffre que tu épouses sa fille sous mon nom? Ecoute, si tu me parles encore de cette impertinence-là, dès que j'aurai averti Monsieur Orgon de ce que tu es, je te chasse, entends-tu?
Arlequin. - Accommodons-nous: cette demoiselle m'adore, elle m'idolâtre; si je lui dis mon état de valet, et que, nonobstant, son tendre coeur soit toujours friand de la noce avec moi, ne laisserez-vous pas jouer les violons?
Dorante. - Dès qu'on te connaîtra, je ne m'en embarrasse plus.
Arlequin. - Bon, et je vais de ce pas prévenir cette généreuse personne sur mon habit de caractère, j'espère que ce ne sera pas un galon de couleur qui nous brouillera ensemble, et que son amour me fera passer à la table en dépit du sort qui ne m'a mis qu'au buffet.
Scène II
Dorante seul, et ensuite Mario
Dorante. - Tout ce qui se passe ici, tout ce qui m'y est arrivé à moi-même est incroyable... Je voudrais pourtant bien voir Lisette, et savoir le succès de ce qu'elle m'a promis de faire auprès de sa maîtresse pour me tirer d'embarras. Allons voir si je pourrai la trouver seule.
Mario. - Arrêtez, Bourguignon, j'ai un mot à vous dire.
Dorante. - Qu'y a-t-il pour votre service, Monsieur?
Mario. - Vous en contez à Lisette?
Dorante. - Elle est si aimable, qu'on aurait de la peine à ne lui pas parler d'amour.
Mario. - Comment reçoit-elle ce que vous lui dites?
Dorante. - Monsieur, elle en badine.
Mario. - Tu as de l'esprit, ne fais-tu pas l'hypocrite?
Dorante. - Non; mais qu'est-ce que cela vous fait? Supposé que Lisette eût du goût pour moi...
Mario. - Du goût pour lui! où prenez-vous vos termes? Vous avez le langage bien précieux pour un garçon de votre espèce.
Dorante. - Monsieur, je ne saurais parler autrement.
Mario. - C'est apparemment avec ces petites délicatesses-là que vous attaquez Lisette; cela imite l'homme de condition.
Dorante. - Je vous assure, Monsieur, que je n'imite personne; mais sans doute que vous ne venez pas exprès pour me traiter de ridicule, et vous aviez autre chose à me dire, nous parlions de Lisette, de mon inclination pour elle et de l'intérêt que vous y prenez.
Mario. - Comment, morbleu! il y a déjà un ton de jalousie dans ce que tu me réponds; modère-toi un peu. Eh bien, tu me disais qu'en supposant que Lisette eût du goût pour toi... Après?
Dorante. - Pourquoi faudrait-il que vous le sussiez, Monsieur?
Mario. - Ah, le voici: c'est que malgré le ton badin que j'ai pris tantôt, je serais très fâché qu'elle t'aimât; c'est que sans autre raisonnement, je te défends de t'adresser davantage à elle; non pas dans le fond que je craigne qu'elle t'aime, elle me paraît avoir le coeur trop haut pour cela, mais c'est qu'il me déplaît à moi d'avoir Bourguignon pour rival.
Dorante. - Ma foi, je vous crois, car Bourguignon, tout Bourguignon qu'il est, n'est pas même content que vous soyez le sien.
Mario. - Il prendra patience.
Dorante. - Il faudra bien; mais Monsieur, vous l'aimez donc beaucoup?
Mario. - Assez pour m'attacher sérieusement à elle, dès que j'aurai pris de certaines mesures; comprends-tu ce que cela signifie?
Dorante. - Oui, je crois que je suis au fait; et sur ce pied-là vous êtes aimé sans doute?
Mario. - Qu'en penses-tu? Est-ce que je ne vaux pas la peine de l'être?
Dorante. - Vous ne vous attendez pas à être loué par vos propres rivaux, peut-être?
Mario. - La réponse est de bon sens, je te la pardonne; mais je suis bien mortifié de ne pouvoir pas dire qu'on m'aime, et je ne le dis pas pour t'en rendre compte, comme tu le crois bien, mais c'est qu'il faut dire la vérité.
Dorante. - Vous m'étonnez, Monsieur, Lisette ne sait donc pas vos desseins?
Mario. - Lisette sait tout le bien que je lui veux, et n'y paraît pas sensible; mais j'espère que la raison me gagnera son coeur. Adieu, retire-toi sans bruit. Son indifférence pour moi, malgré tout ce que je lui offre, doit te consoler du sacrifice que tu me feras... Ta livrée n'est pas propre à faire pencher la balance en ta faveur, et tu n'es pas fait pour lutter contre moi.
Scène III
Silvia, Dorante, Mario
Mario. - Ah, te voilà, Lisette?
Silvia. - Qu'avez-vous, Monsieur, vous me paraissez ému?
Mario. - Ce n'est rien, je disais un mot à Bourguignon.
Silvia. - Il est triste, est-ce que vous le querelliez?
Dorante. - Monsieur m'apprend qu'il vous aime, Lisette.
Silvia. - Ce n'est pas ma faute.
Dorante. - Et me défend de vous aimer.
Silvia. - Il me défend donc de vous paraître aimable?
Mario. - Je ne saurais empêcher qu'il ne t'aime, belle Lisette, mais je ne veux pas qu'il te le dise.
Silvia. - Il ne me le dit plus, il ne fait que me le répéter.
Mario. - Du moins ne te le répétera-t-il pas quand je serai présent; retirez-vous, Bourguignon.
Dorante. - J'attends qu'elle me l'ordonne.
Mario. - Encore?
Silvia. - Il dit qu'il attend, ayez donc patience.
Dorante. - Avez-vous de l'inclination pour Monsieur?
Silvia. - Quoi, de l'amour? oh, je crois qu'il ne sera pas nécessaire qu'on me le défende.
Dorante. - Ne me trompez-vous pas?
Mario. - En vérité, je joue ici un joli personnage; qu'il sorte donc. A qui est-ce que je parle?
Dorante. - A Bourguignon, voilà tout.
Mario. - Eh bien, qu'il s'en aille!
Dorante, à part. - Je souffre.
Silvia. - Cédez, puisqu'il se fâche.
Dorante, bas à Silvia. - Vous ne demandez peut-être pas mieux?
Mario. - Allons, finissons.
Dorante. - Vous ne m'aviez pas dit cet amour-là, Lisette.
Scène IV
Monsieur Orgon, Mario, Silvia
Silvia. - Si je n'aimais pas cet homme-là, avouons que je serais bien ingrate.
Mario, riant. - Ah! ah! ah! ah!
Monsieur Orgon. - De quoi riez-vous, Mario?
Mario. - De la colère de Dorante qui sort, et que j'ai obligé de quitter Lisette.
Silvia. - Mais que vous a-t-il dit dans le petit entretien que vous avez eu tête à tête avec lui?
Mario. - Je n'ai jamais vu d'homme ni plus intrigué ni de plus mauvaise humeur.
Monsieur Orgon. - Je ne suis pas fâché qu'il soit la dupe de son propre stratagème, et d'ailleurs, à le bien prendre il n'y a rien de si flatteur ni de plus obligeant pour lui que tout ce que tu as fait jusqu'ici; ma fille; mais en voilà assez.
Mario. - Mais où en est-il précisément, ma soeur?
Silvia. - Hélas, mon frère, je vous avoue que j'ai lieu d'être contente.
Mario. - Hélas, mon frère, me dit-elle! Sentez-vous cette paix douce qui se mêle à ce qu'elle dit?
Monsieur Orgon. - Quoi, ma fille, tu espères qu'il ira jusqu'à t'offrir sa main dans le déguisement où te voilà?
Silvia. - Oui, mon cher père, je l'espère.
Mario. - Friponne que tu es, avec ton cher père! tu ne nous grondes plus à présent, tu nous dis des douceurs.
Silvia. - Vous ne me passez rien.
Mario. - Ah! ah! je prends ma revanche; tu m'as tantôt chicané sur mes expressions, il faut bien à mon tour que je badine un peu sur les tiennes; ta joie est bien aussi divertissante que l'était ton inquiétude.
Monsieur Orgon. - Vous n'aurez point à vous plaindre de moi, ma fille, j'acquiesce à tout ce qui vous plaît.
Silvia. - Ah, Monsieur, si vous saviez combien je vous aurai d'obligation! Dorante et moi, nous sommes destinés l'un à l'autre, il doit m'épouser; si vous saviez combien je lui tiendrai compte de ce qu'il fait aujourd'hui pour moi, combien mon coeur gardera le souvenir de l'excès de tendresse qu'il me montre! si vous saviez combien tout ceci va rendre notre union aimable! Il ne pourra jamais se rappeler notre histoire sans m'aimer, je n'y songerai jamais que je ne l'aime, vous avez fondé notre bonheur pour la vie, en me laissant faire; c'est un mariage unique; c'est une aventure dont le seul récit est attendrissant; c'est le coup de hasard le plus singulier, le plus heureux, le plus...
Mario. - Ah! ah! ah! que ton coeur a de caquet, ma soeur, quelle éloquence!
Monsieur Orgon. - Il faut convenir que le régal que tu te donnes est charmant, surtout si tu achèves.
Silvia. - Cela vaut fait, Dorante est vaincu, j'attends mon captif.
Mario. - Ses fers seront plus dorés qu'il ne pense; mais je lui crois l'âme en peine, et j'ai pitié de ce qu'il souffre.
Silvia. - Ce qui lui en coûte à se déterminer ne me le rend que plus estimable: il pense qu'il chagrinera son père en m'épousant, il croit trahir sa fortune et sa naissance. Voilà de grands sujets de réflexions: je serai charmée de triompher. Mais il faut que j'arrache ma victoire, et non pas qu'il me la donne: je veux un combat entre l'amour et la raison.
Mario. - Et que la raison y périsse?
Monsieur Orgon. - C'est-à-dire que tu veux qu'il sente toute l'étendue de l'impertinence qu'il croira faire: quelle insatiable vanité d'amour-propre!
Mario. - Cela, c'est l'amour-propre d'une femme, et il est tout au plus uni.
Scène V
Monsieur Orgon, Silvia, Mario, Lisette
Monsieur Orgon. - Paix, voici Lisette: voyons ce qu'elle nous veut.
Lisette. - Monsieur, vous m'avez dit tantôt que vous m'abandonniez Dorante, que vous livriez sa tête à ma discrétion; je vous ai pris au mot, j'ai travaillé comme pour moi, et vous verrez de l'ouvrage bien fait, allez, c'est une tête bien conditionnée. Que voulez-vous que j'en fasse à présent, Madame me la cède-t-elle?
Monsieur Orgon. - Ma fille, encore une fois, n'y prétendez-vous rien?
Silvia. - Non, je te la donne, Lisette, je te remets tous mes droits, et pour dire comme toi, je ne prendrai jamais de part à un coeur que je n'aurai pas conditionné moi-même.
Lisette. - Quoi! vous voulez bien que je l'épouse, Monsieur le veut bien aussi?
Monsieur Orgon. - Oui, qu'il s'accommode, pourquoi t'aime-t-il?
Mario. - J'y consens aussi, moi.
Lisette. - Moi aussi, et je vous en remercie tous.
Monsieur Orgon. - Attends, j'y mets pourtant une petite restriction; c'est qu'il faudrait, pour nous disculper de ce qui arrivera, que tu lui dises un peu qui tu es.
Lisette. - Mais si je le lui dis un peu, il le saura tout à fait.
Monsieur Orgon. - Eh bien, cette tête en si bon état ne soutiendra-t-elle pas cette secousse-là? Je ne le crois pas de caractère à s'effaroucher là-dessus.
Lisette. - Le voici qui me cherche, ayez donc la bonté de me laisser le champ libre, il s'agit ici de mon chef-d'oeuvre.
Monsieur Orgon. - Cela est juste, retirons-nous.
Silvia. - De tout mon coeur.
Mario. - Allons.
Scène VI
Lisette, Arlequin
Arlequin. - Enfin, ma reine, je vous vois et je ne vous quitte plus, car j'ai trop pâti d'avoir manqué de votre présence, et j'ai cru que vous esquiviez la mienne.
Lisette. - Il faut vous avouer, Monsieur, qu'il en était quelque chose.
Arlequin. - Comment donc, ma chère âme, élixir de mon coeur, avez-vous entrepris la fin de ma vie?
Lisette. - Non, mon cher, la durée m'en est trop précieuse.
Arlequin. - Ah, que ces paroles me fortifient!
Lisette. - Et vous ne devez point douter de ma tendresse.
Arlequin. - Je voudrais bien pouvoir baiser ces petits mots-là, et les cueillir sur votre bouche avec la mienne.
Lisette. - Mais vous me pressiez sur notre mariage, et mon père ne m'avait pas encore permis de vous répondre; je viens de lui parler, et j'ai son aveu pour vous dire que vous pouvez lui demander ma main quand vous voudrez.
Arlequin. - Avant que je la demande à lui, souffrez que je la demande à vous; je veux lui rendre mes grâces de la charité qu'elle aura de vouloir bien entrer dans la mienne qui en est véritablement indigne.
Lisette. - Je ne refuse pas de vous la prêter un moment, à condition que vous la prendrez pour toujours.
Arlequin. - Chère petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander, je ne suis pas en peine de l'honneur que vous me ferez, il n'y a que celui que je vous rendrai qui m'inquiète.
Lisette. - Vous m'en rendrez plus qu'il ne m'en faut.
Arlequin. - Ah que nenni, vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi.
Lisette. - Je regarde pourtant votre amour comme un présent du ciel.
Arlequin. - Le présent qu'il vous a fait ne le ruinera pas, il est bien mesquin.
Lisette. - Je ne le trouve que trop magnifique.
Arlequin. - C'est que vous ne le voyez pas au grand jour.
Lisette. - Vous ne sauriez croire combien votre modestie m'embarrasse.
Arlequin. - Ne faites point dépense d'embarras; je serais bien effronté, si je n'étais modeste.
Lisette. - Enfin, Monsieur, faut-il vous dire que c'est moi que votre tendresse honore?
Arlequin. - Ahi! ahi! je ne sais plus où me mettre.
Lisette. - Encore une fois, Monsieur, je me connais.
Arlequin. - Eh, je me connais bien aussi, et je n'ai pas là une fameuse connaissance, ni vous non plus, quand vous l'aurez faite; mais c'est là le diable que de me connaître, vous ne vous attendez pas au fond du sac.
Lisette, à part. - Tant d'abaissement n'est pas naturel. (Haut.) D'où vient me dites-vous cela?
Arlequin. - Et voilà où gît le lièvre.
Lisette. - Mais encore? Vous m'inquiétez: est-ce que vous n'êtes pas?...
Arlequin. - Ahi! ahi! vous m'ôtez ma couverture.
Lisette. - Sachons de quoi il s'agit?
Arlequin, à part. - Préparons un peu cette affaire-là... (Haut.) Madame, votre amour est-il d'une constitution bien robuste, soutiendra-t-il bien la fatigue que je vais lui donner, un mauvais gîte lui fait-il peur? Je vais le loger petitement.
Lisette. - Ah, tirez-moi d'inquiétude! En un mot, qui êtes-vous?
Arlequin. - Je suis... N'avez-vous jamais vu de fausse monnaie? Savez-vous ce que c'est qu'un louis d'or faux? Eh bien, je ressemble assez à cela.
Lisette. - Achevez donc, quel est votre nom?
Arlequin. - Mon nom? (A part.) Lui dirai-je que je m'appelle Arlequin? Non; cela rime trop avec coquin.
Lisette. - Eh bien?
Arlequin. - Ah dame, il y a un peu à tirer ici! Haïssez-vous la qualité de soldat?
Lisette. - Qu'appelez-vous un soldat?
Arlequin. - Oui, par exemple, un soldat d'antichambre.
Lisette. - Un soldat d'antichambre! Ce n'est donc point Dorante à qui je parle enfin?
Arlequin. - C'est lui qui est mon capitaine.
Lisette. - Faquin!
Arlequin, à part. - Je n'ai pu éviter la rime.
Lisette. - Mais voyez ce magot, tenez!
Arlequin. - La jolie culbute que je fais là!
Lisette. - Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m'épuise en humilités pour cet animal-là!
Arlequin. - Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu'un monsieur.
Lisette, riant. - Ah! ah! ah! je ne saurais pourtant m'empêcher d'en rire, avec sa gloire, et il n'y a plus que ce parti-là à prendre... Va, va, ma gloire te pardonne, elle est de bonne composition.
Arlequin. - Tout de bon, charitable dame? Ah, que mon amour vous promet de reconnaissance!
Lisette. - Touche là, Arlequin; je suis prise pour dupe: le soldat d'antichambre de Monsieur vaut bien la coiffeuse de Madame.
Arlequin. - La coiffeuse de Madame!
Lisette. - C'est mon capitaine ou l'équivalent.
Arlequin. - Masque!
Lisette. - Prends ta revanche.
Arlequin. - Mais voyez cette magotte, avec qui, depuis une heure, j'entre en confusion de ma misère!
Lisette. - Venons au fait; m'aimes-tu?
Arlequin. - Pardi oui, en changeant de nom, tu n'as pas changé de visage, et tu sais bien que nous nous sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d'orthographe.
Lisette. - Va, le mal n'est pas grand, consolons-nous; ne faisons semblant de rien, et n'apprêtons point à rire. Il y a apparence que ton maître est encore dans l'erreur à l'égard de ma maîtresse, ne l'avertis de rien, laissons les choses comme elles sont: je crois que le voici qui entre. Monsieur, je suis votre servante.
Arlequin. - Et moi votre valet, Madame. (Riant.) Ah! ah! ah!
Scène VII
Dorante, Arlequin
Dorante. - Eh bien, tu quittes la fille d'Orgon, lui as-tu dit qui tu étais?
Arlequin. - Pardi oui, la pauvre enfant, j'ai trouvé son coeur plus doux qu'un agneau, il n'a pas soufflé. Quand je lui ai dit que je m'appelais Arlequin, et que j'avais un habit d'ordonnance: Eh bien mon ami, m'a-t-elle dit, chacun a son nom dans la vie, chacun a son habit, le vôtre ne vous coûte rien, cela ne laisse pas que d'être gracieux.
Dorante. - Quelle sotte histoire me contes-tu là?
Arlequin. - Tant y a que je vais la demander en mariage.
Dorante. - Comment, elle consent à t'épouser?
Arlequin. - La voilà bien malade.
Dorante. - Tu m'en imposes, elle ne sait pas qui tu es.
Arlequin. - Par la ventrebleu, voulez-vous gager que je l'épouse avec la casaque sur le corps, avec une souguenille, si vous me fâchez? Je veux bien que vous sachiez qu'un amour de ma façon n'est point sujet à la casse, que je n'ai pas besoin de votre friperie pour pousser ma pointe, et que vous n'avez qu'à me rendre la mienne.
Dorante. - Tu es un fourbe, cela n'est pas concevable, et je vois bien qu'il faudra que j'avertisse Monsieur Orgon.
Arlequin. - Qui? notre père? Ah, le bon homme, nous l'avons dans notre manche; c'est le meilleur humain, la meilleure pâte d'homme!... Vous m'en direz des nouvelles.
Dorante. - Quel extravagant! As-tu vu Lisette?
Arlequin. - Lisette! non; peut-être a-t-elle passé devant mes yeux, mais un honnête homme ne prend pas garde à une chambrière: Je vous cède ma part de cette attention-là.
Dorante. - Va-t'en, la tête te tourne.
Arlequin. - Vos petites manières sont un peu aisées, mais c'est la grande habitude qui fait cela: adieu, quand j'aurai épousé, nous vivrons but à but. Votre soubrette arrive. Bonjour, Lisette, je vous recommande Bourguignon, c'est un garçon qui a quelque mérite.
Scène VIII
Dorante, Silvia
Dorante, à part. - Qu'elle est digne d'être aimée! Pourquoi faut-il que Mario m'ait prévenu?
Silvia. - Où étiez-vous donc, Monsieur? Depuis que j'ai quitté Mario, je n'ai pu vous retrouver pour vous rendre compte de ce que j'ai dit à Monsieur Orgon.
Dorante. - Je ne me suis pourtant pas éloigné, mais de quoi s'agit-il?
Silvia, à part. - Quelle froideur! (Haut.) J'ai eu beau décrier votre valet et prendre sa conscience à témoin de son peu de mérite, j'ai eu beau lui représenter qu'on pouvait du moins reculer le mariage, il ne m'a pas seulement écoutée; je vous avertis même qu'on parle d'envoyer chez le notaire, et qu'il est temps de vous déclarer.
Dorante. - C'est mon intention; je vais partir incognito, et je laisserai un billet qui instruira Monsieur Orgon de tout.
Silvia, à part. - Partir! ce n'est pas là mon compte.
Dorante. - N'approuvez-vous pas mon idée?
Silvia. - Mais... pas trop.
Dorante. - Je ne vois pourtant rien de mieux dans la situation où je suis, à moins que de parler moi-même, et je ne saurais m'y résoudre; j'ai d'ailleurs d'autres raisons qui veulent que je me retire: je n'ai plus que faire ici.
Silvia. - Comme je ne sais pas vos raisons, je ne puis ni les approuver, ni les combattre; et ce n'est pas à moi à vous les demander.
Dorante. - Il vous est aisé de les soupçonner, Lisette.
Silvia. - Mais je pense, par exemple, que vous avez du dégoût pour la fille de Monsieur Orgon.
Dorante. - Ne voyez-vous que cela?
Silvia. - Il y a bien encore certaines choses que je pourrais supposer; mais je ne suis pas folle, et je n'ai pas la vanité de m'y arrêter.
Dorante. - Ni le courage d'en parler; car vous n'auriez rien d'obligeant à me dire: adieu Lisette.
Silvia. - Prenez garde, je crois que vous ne m'entendez pas, je suis obligée de vous le dire.
Dorante. - A merveille! et l'explication ne me serait pas favorable, gardez-moi le secret jusqu'à mon départ.
Silvia. - Quoi, sérieusement, vous partez?
Dorante. - Vous avez bien peur que je ne change d'avis.
Silvia. - Que vous êtes aimable d'être si bien au fait!
Dorante. - Cela est bien naïf: Adieu.
Il s'en va.
Silvia, à part. - S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais... (Elle le regarde aller.) Il s'arrête pourtant, il rêve, il regarde si je tourne la tête, je ne saurais le rappeler, moi... Il serait pourtant singulier qu'il partît, après tout ce que j'ai fait?... Ah, voilà qui est fini, il s'en va, je n'ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais: mon frère est un maladroit, il s'y est mal pris, les gens indifférents gâtent tout. Ne suis-je pas bien avancée? Quel dénouement! Dorante reparaît pourtant; il me semble qu'il revient, je me dédis donc, je l'aime encore... Feignons de sortir, afin qu'il m'arrête: il faut bien que notre réconciliation lui coûte quelque chose.
Dorante, l'arrêtant. - Restez, je vous prie, j'ai encore quelque chose à vous dire.
Silvia. - A moi, Monsieur?
Dorante. - J'ai de la peine à partir sans vous avoir convaincue que je n'ai pas tort de le faire.
Silvia. - Eh, Monsieur, de quelle conséquence est-il de vous justifier auprès de moi? Ce n'est pas la peine, je ne suis qu'une suivante, et vous me le faites bien sentir.
Dorante. - Moi, Lisette! est-ce à vous à vous plaindre, vous qui me voyez prendre mon parti sans me rien dire?
Silvia. - Hum, si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.
Dorante. - Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je! Mario vous aime.
Silvia. - Cela est vrai.
Dorante. - Vous êtes sensible à son amour, je l'ai vu par l'extrême envie que vous aviez tantôt que je m'en allasse; ainsi, vous ne sauriez m'aimer.
Silvia. - Je suis sensible à son amour! qui est-ce qui vous l'a dit? Je ne saurais vous aimer! qu'en savez-vous? Vous décidez bien vite.
Dorante. - Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce qui en est, je vous en conjure.
Silvia. - Instruire un homme qui part!
Dorante. - Je ne partirai point.
Silvia. - Laissez-moi, tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence, et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments?
Dorante. - Ce qu'ils m'importent, Lisette? peux-tu douter encore que je ne t'adore?
Silvia. - Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois; mais pourquoi m'en persuadez-vous, que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, Monsieur? Je vais vous parler à coeur ouvert. Vous m'aimez, mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour vous; que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire! La distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouvez sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement; vous en rirez peut-être au sortir d'ici, et vous aurez raison. Mais moi, Monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte? Qui voulez-vous que mon coeur mette à votre place? Savez-vous bien que si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus? Jugez donc de l'état où je resterais, ayez la générosité de me cacher votre amour: moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L'aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.
Dorante. - Ah! ma chère Lisette, que viens-je d'entendre: tes paroles ont un feu qui me pénètre, je t'adore, je te respecte; il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon coeur et ma main t'appartiennent.
Silvia. - En vérité, ne mériteriez-vous pas que je les prisse, ne faut-il pas être bien généreuse pour vous dissimuler le plaisir qu'ils me font, et croyez-vous que cela puisse durer?
Dorante. - Vous m'aimez donc?
Silvia. - Non, non; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.
Dorante. - Vos menaces ne me font point de peur.
Silvia. - Et Mario, vous n'y songez donc plus?
Dorante. - Non, Lisette; Mario ne m'alarme plus, vous ne l'aimez point, vous ne pouvez plus me tromper, vous avez le coeur vrai, vous êtes sensible à ma tendresse: je ne saurais en douter au transport qui m'a pris, j'en suis sûr, et vous ne sauriez plus m'ôter cette certitude-là.
Silvia. - Oh, je n'y tâcherai point, gardez-là, nous verrons ce que vous en ferez.
Dorante. - Ne consentez-vous pas d'être à moi?
Silvia. - Quoi, vous m'épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d'un père, malgré votre fortune?
Dorante. - Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue, ma fortune nous suffit à tous deux, et le mérite vaut bien la naissance: ne disputons point, car je ne changerai jamais.
Silvia. - Il ne changera jamais! Savez-vous bien que vous me charmez, Dorante?
Dorante. - Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre...
Silvia. - Enfin, j'en suis venue à bout; vous... vous ne changerez jamais?
Dorante. - Non, ma chère Lisette.
Silvia. - Que d'amour!
Scène dernière
M. Orgon, Silvia, Dorante, Lisette, Arlequin, Mario
Silvia. - Ah, mon père, vous avez voulu que je fusse à Dorante: venez voir votre fille vous obéir avec plus de joie qu'on n'en eut jamais.
Dorante. - Qu'entends-je! vous son père, Monsieur?
Silvia. - Oui, Dorante, la même idée de nous connaître nous est venue à tous deux. Après cela, je n'ai plus rien à vous dire; vous m'aimez, je n'en saurais douter, mais à votre tour jugez de mes sentiments pour vous, juger du cas que j'ai fait de votre coeur par la délicatesse avec laquelle j'ai tâché de l'acquérir.
Monsieur Orgon. - Connaissez-vous cette lettre-là? Voilà par où j'ai appris votre déguisement, qu'elle n'a pourtant su que par vous.
Dorante. - Je ne saurais vous exprimer mon bonheur, Madame; mais ce qui m'enchante le plus, ce sont les preuves que je vous ai données de ma tendresse.
Mario. - Dorante me pardonne-t-il la colère où j'ai mis Bourguignon?
Dorante. - Il ne vous la pardonne pas, il vous en remercie.
Arlequin.- De la joie, Madame! Vous avez perdu votre rang, mais vous n'êtes point à plaindre, puisque Arlequin vous reste.
Lisette. - Belle consolation! il n'y a que toi qui gagnes à cela.
Arlequin. - Je n'y perds pas; avant notre connaissance; votre dot valait mieux que vous; à présent, vous valez mieux que votre dot. Allons, saute, marquis!
La Réunion des Amours
Comédie Héroïque en un acte
Représentée pour la première fois
Par les comédiens français
Le 5 novembre 1731
Acteurs
L'Amour.
Cupidon.
Mercure.
Plutus.
Apollon.
La Vérité.
Minerve.
La Vertu.
La scène est dans l'Olympe.
Scène première
L'Amour, qui entre d'un côté, Cupidon, de l'autre.
Cupidon, à part. - Que vois-je? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches?
L'Amour, à part. - N'est-ce pas là Cupidon, cet usurpateur de mon empire?
Cupidon, à part. - Ne serait-ce pas cet Amour gaulois, ce dieu de la fade tendresse, qui sort de la retraite obscure où ma victoire l'a condamné?
L'Amour, à part. - Qu'il est laid! qu'il a l'air débauché!
Cupidon, à part. - Vit-on jamais de figure plus sotte? Sachons un peu ce que vient faire ici cette ridicule antiquaille. Approchons. A l'Amour. Soyez le bienvenu, mon ancien, le dieu des soupirs timides et des tendres langueurs; je vous salue.
L'Amour. - Saluez.
Cupidon. - Le compliment est sec; mais je vous le pardonne. Un proscrit n'est pas de bonne humeur.
L'Amour. - Un proscrit! Vous ne devez ma retraite qu'à l'indignation qui m'a saisi, quand j'ai vu que les hommes étaient capables de vous souffrir.
Cupidon. - Malepeste! que cela est beau! C'est-à-dire que vous n'avez fui que parce que vous étiez glorieux: et vous êtes un héros fuyard.
L'Amour. - Je n'ai rien à vous répondre. Allez, nous ne sommes pas faits pour discourir ensemble.
Cupidon. - Ne vous fâchez point, mon confrère. Dans le fond, je vous plains. Vous me dites des injures: mais votre état me désarme. Tenez, je suis le meilleur garçon du monde. Contez-moi vos chagrins. Que venez-vous faire ici? Est-ce que vous vous ennuyez dans votre solitude? Eh bien, il y a remède à tout. Voulez-vous de l'emploi? je vous en donnerai. Je vous donnerai votre petite provision de flèches; car celles que vous avez là dans votre carquois ne valent plus rien... Voyez-vous ce dard-là? Voilà ce qu'il faut. Cela entre dans le coeur, cela le pénètre, cela le brûle; cela l'embrasse: il crie, il s'agite, il demande du secours, il ne saurait attendre.
L'Amour. - Quelle méprisable espèce de feux!
Cupidon. - Ils ont pourtant décrié les vôtres. Entre vous et moi, de votre temps les amants n'étaient que des benêts; ils ne savaient que languir, que faire des hélas, et conter leurs peines aux échos d'alentour. Oh! parbleu! ce n'est plus de même. J'ai supprimé les échos, moi. Je blesse; ahi! vite au remède. On va droit à la cause du mal. Allons, dit-on, je vous aime; voyez ce que vous pouvez faire pour moi, car le temps est cher; il faut expédier les hommes. Mes sujets ne disent point: Je me meurs! Il n'y a rien de si vivant qu'eux. Langueurs, timidité, doux martyre, il n'en est plus question. Fadeur, platitude du temps passé que tout cela. Vous ne faisiez que des sots, que des imbéciles; moi je ne fais que des gens de courage. Je ne les endors pas, je les éveille: ils sont si vifs qu'ils n'ont pas le loisir d'être tendres; leurs regards sont des désirs: au lieu de soupirer, ils attaquent: ils ne demandent pas d'amour, ils le supposent. Ils ne disent point: Faites-moi grâce, ils la prennent. Ils ont du respect, mais ils le perdent. Et voilà celui qu'il faut. En un mot, je n'ai point d'esclaves, je n'ai que des soldats. Allons, déterminez-vous. J'ai besoin de commis; voulez-vous être le mien? sur-le-champ je vous donne de l'emploi.
L'Amour. - Ne rougissez-vous point du récit que vous venez de faire? quel oubli de la vertu!
Cupidon. - Eh bien! quoi, la vertu! que voulez-vous dire? elle a sa charge, et moi la mienne; elle est faite pour régir l'univers, et moi pour l'entretenir, déterminez-vous, vous dis-je: mais je ne vous prends qu'à condition que vous quitterez je ne sais quel air de dupe que vous avez sur la physionomie. Je ne veux point de cela; allons, mon lieutenant, alerte! un peu de mutinerie dans les yeux; les vôtres prêchent la résistance: est-ce là la contenance d'un vainqueur? Avec un Amour aussi poltron que vous, il faudrait qu'un tendron fît tous les frais de la défaite. Eh! éviteriez-vous... (Il tire une de ses flèches.) Je suis d'avis de vous égayer le coeur d'une de mes flèches, pour vous ôter cet air timide et langoureux. Gare que je vous rende aussi fol que moi!
L'Amour, tirant aussi une de ses flèches. - Et moi, si vous tirez, je vous rendrai sage.
Cupidon. - Non pas, s'il vous plaît, j'y perdrais, et vous y gagneriez.
L'Amour. - Allez, petit libertin que vous êtes, votre audace ne m'offense point, et votre empire touche peut-être à sa fin. Jupiter aujourd'hui fait assembler tous les dieux; il veut que chacun d'eux fasse un don au fils d'un grand roi qu'il aime. Je suis invité à l'assemblée. Tremblez des suites que peut avoir cette aventure.
Scène II.
Cupidon, seul.
Cupidon. - Comment donc! il dit vrai. Tous les dieux ont reçu ordre de se rendre ici; il n'y a que moi qu'on n'a point averti, et j'ai cru que ce n'était qu'un oubli de la part de Mercure. Le voici qui vient; voyons ce que cela signifie.
Scène III.
Cupidon, Mercure, Plutus
Mercure. - Ah! vous voilà, seigneur Cupidon! Je suis votre serviteur.
Plutus. - Bonjour, mon ami.
Cupidon. - Bonjour, Plutus; seigneur Mercure, il y a aujourd'hui assemblée générale et c'est vous qui avez averti tous les dieux, de la part de Jupiter, de se trouver ici.
Mercure. - Il est vrai.
Cupidon. - Pourquoi donc n'ai-je rien su de cela, moi? Est-ce que je ne suis pas une divinité assez considérable?
Mercure. - Eh! où vouliez-vous que je vous prisse? Vous êtes un coureur qu'on ne saurait attraper.
Cupidon. - Vous biaisez, Mercure: Parlez-moi franchement. Etais-je sur votre liste?
Mercure. - Ma foi, non. J'avais ordre exprès de vous oublier tout net.
Cupidon. - Moi! Et de qui l'aviez-vous reçu?
Mercure. - De Minerve, à qui Jupiter a donné la direction de l'assemblée.
Plutus. - Oh! de Minerve, la déesse de la sagesse? Ce n'est pas là un grand malheur. Tu sais bien qu'elle ne nous aime pas; mais elle a beau faire, nous avons un peu plus de crédit qu'elle: nous rendons les gens heureux, nous, morbleu! et elle ne les rend que raisonnable; aussi n'a-t-elle pas la presse.
Cupidon. - Apparemment que c'est elle qui vous a aussi chargé du soin d'aller chercher le dieu de la tendresse, lui dont on ne se ressouvenait plus?
Mercure. - Vous l'avez dit, et ma commission portait même de lui faire de grands compliments.
Cupidon, riant. - La belle ambassade!
Plutus. - Va, va, mon ami, laisse-le venir, ce dieu de la tendresse; quand on le rétablirait, il ne ferait pas grande besogne. On n'est plus dans le goût de l'amoureux martyre; on ne l'a retenu que dans les chansons. Le métier de cruelle est tombé; ne t'embarrasse pas de ton rival; je ne veux que de l'or pour le battre, moi.
Cupidon. - Je le crois. Mais je suis piqué. Il me prend envie de vider mon carquois sur tous les coeurs de l'Olympe.
Mercure. - Point d'étourderie; Jupiter est le maître: on pourrait bien vous casser, car on n'est pas trop content de vous.
Cupidon. - Eh! de quoi peut-on se plaindre, je vous prie?
Mercure. - Oh! de tant de choses! Par exemple, il n'y a plus de tranquillité dans le mariage; vous ne sauriez laisser la tête des maris en repos; vous mettez toujours après leurs femmes quelque chasseur qui les attrape.
Cupidon. - Et moi, je vous dis que mes chasseurs ne poursuivent que ce qui se présente.
Plutus. - C'est-à-dire que les femmes sont bien aises d'être courues?
Cupidon. - Voilà ce que c'est. La plupart sont des coquettes, qui en demeurent là, ou bien qui ne se retirent que pour agacer; qui n'oublient rien pour exciter l'envie du chasseur, qui lui disent: Mirez-moi. On les mire, on les blesse, et elles se rendent. Est-ce ma faute? Parbleu! non; la coquetterie les a déjà bien étourdies avant qu'on les tire.
Mercure. - Vous direz ce qu'il vous plaira. Ce n'est point à moi à vous donner des leçons; mais prenez-y garde: ce sont les hommes, ce sont les femmes qui crient, qui disent que c'est vous qui passez les contrats de la moitié des mariages. Après cela, ce sont des vieillards que vous donnez à expédier à de jeunes épouses, qui ne les prennent vivants que pour les avoir morts, et qui, au détriment des héritiers, ont tout le profit des funérailles. Ce sont de vieilles femmes dont vous videz le coffre pour l'achat d'un mari fainéant, qu'on ne saurait ni troquer ni revendre. Ce sont des malices qui ne finissent point; sans compter votre libertinage: car Bacchus, dit-on, vous fait faire tout ce qu'il veut; Plutus, avec son or, dispose de votre carquois; pourvu qu'il vous donne, toute votre artillerie est à son service, et cela n'est pas joli; ainsi, tenez-vous en repos, et changez de conduite.
Cupidon. - Puisque vous m'exhortez à changer, vous avez donc envie de vous retirer, seigneur Mercure?
Mercure. - Laissons là cette mauvaise plaisanterie.
Plutus. - Quant à moi, je n'ai que faire d'être dans les caquets. Tout ce que je prends de lui, je l'achète, je marchande, nous convenons, et je paie; voilà toute la finesse que j'y sache.
Cupidon. - Celui-là est comique! Se plaindre de ce que j'aime la bonne chère et l'aisance, moi qui suis l'Amour! A quoi donc voulez-vous que je m'occupe? à des traités de morale? Oubliez-vous que c'est moi qui met tout en mouvement, que c'est moi qui donne la vie; qu'il faut dans ma charge un fond inépuisable de bonne humeur, et que je dois être à moi seul plus sémillant, plus vivant que tous les dieux ensemble?
Mercure. - Ce sont vos affaires; mais je pense que voici Apollon qui vient à nous.
Plutus. - Adieu donc, je m'en vais. Le dieu du bel esprit et moi ne nous amusons pas extrêmement ensemble. Jusqu'au revoir, Cupidon.
Cupidon. - Adieu, adieu, je vous rejoindrai.
Scène IV.
Cupidon, Mercure, Apollon
Mercure. - Qu'avez-vous, seigneur Apollon? Vous avez l'air sombre.
Apollon. - Le retour du dieu de la tendresse me fâche. Je n'aime pas les dispositions où je vois que Minerve est pour lui. Je vous apprends qu'elle va bientôt l'amener ici, Cupidon.
Cupidon. - Et que veut-elle en faire?
Apollon. - Vous entendre raisonner tous les deux sur la nature de vos feux, pour juger lequel de vos dons on doit préférer dans cette occasion ici: et c'est de quoi même je suis chargé de vous informer.
Cupidon. - Tant mieux, morbleu! tant mieux; cela me divertira. Allez, il n'y a rien à craindre, mon confrère ne plaide pas mieux qu'il blesse.
Mercure. - Croyez-moi pourtant, allez vous préparer pendant quelques moments.
Cupidon. - C'est, parbleu! bien dit; je vais me recueillir chez Bacchus; il y a du vin de Champagne qui est d'une éloquence admirable; j'y trouverai mon plaidoyer tout fait. Adieu, mes amis; tenez-moi des lauriers tout prêts.
Scène V.
Mercure, Apollon
Apollon. - Il a beau dire; le vent du bureau n'est pas pour lui, et je me défie du succès.
Mercure. - Eh bien! que vous importe à vous? Quand son rival reviendrait à la mode, vous n'en inspirerez pas moins ceux qui chanteront leurs maîtresses.
Apollon. - Eh! morbleu! cela est bien différent; les chansons ne seront plus si jolies. On ne chantera plus que des sentiments. Cela est bien plat.
Mercure. - Bien plat! que voulez-vous donc qu'on chante?
Apollon. - Ce que je veux? Est-ce qu'il faut un commentaire à Mercure? Une caresse, une vivacité, un transport, quelque petite action.
Mercure. - Ah! vous avez raison. Je n'y songeais pas; cela fait un sujet bien plus piquant, plus animé.
Apollon. - Sans comparaison, et un sujet bien plus à la portée d'être senti. Tout le monde est au fait d'une action.
Mercure. - Oui, tout le monde gesticule.
Apollon. - Et tout le monde ne sent pas. Il y a des coeurs matériels qui n'entendent un sentiment que lorsqu'il est mis sur un canevas bien intelligible.
Mercure. - On ne leur explique l'âme qu'à la faveur du corps.
Apollon. - Vous y êtes; et il faut avouer que la poésie galante a bien plus de prise en pareil cas. Aujourd'hui, quand j'inspire un couplet de chanson ou quelques autres vers, j'ai mes coudées franches, je suis à mon aise. C'est Philis qu'on attaque, qui combat, qui se défend mal; c'est un beau bras qu'on saisit; c'est une main qu'on adore et qu'on baise; c'est Philis qui se fâche; on se jette à ses genoux, elle s'attendrit, elle s'apaise; un soupir lui échappe: Ah! Sylvandre... Ah! Philis... Levez-vous, je le veux... Quoi! cruelle, mes transports... Finissez. Je ne puis. Laissez-moi. Des regards, des ardeurs, des douceurs; cela est charmant. Sentez-vous la gaieté, la commodité de ces objets-là? J'inspire là-dessus en me jouant. Aussi n'a-t-on jamais vu tant de poètes.
Mercure. - Et dont la poésie ne vous coûte rien. Ce sont les Philis qui en font tous les frais.
Apollon. - Sans doute. Au lieu que si la tendresse allait être à la mode, adieu les bras, adieu les mains; les Philis n'auraient plus de tout cela.
Mercure. - Elles n'en seraient que plus aimables, et sans doute plus aimées. Mais laissez-moi recevoir la Vérité qui arrive.
Scène VI.
Mercure, Apollon, La Vérité
Mercure. - Il est temps de venir, Déesse; l'assemblée va se tenir bientôt.
La Vérité. - J'arrive. Je me suis seulement amusée un instant à parler à Minerve sur le choix qu'elle a fait de certains dieux pour la cérémonie dont il est question.
Apollon. - Peut-on vous demander de qui vous parliez, Déesse?
La Vérité. - De qui? de vous.
Apollon. - Cela est net. Et qu'en disiez-vous donc?
La Vérité. - Je disais... Mais vous êtes bien hardi d'interroger la Vérité. Vous y tenez-vous?
Apollon. - Je ne crains rien. Poursuivez.
Mercure. - Courage!
Apollon. - Que disiez-vous de moi?
La Vérité. - Du bien et du mal; beaucoup plus de mal que de bien. Continuez de m'interroger. Il ne vous en coûtera pas plus de savoir le reste.
Apollon. - Eh! quel mal y a-t-il à dire du dieu qui peut faire le don de l'éloquence et de l'amour des beaux-arts?
La Vérité. - Oh! vos dons sont excellents; j'en disais du bien; mais vous ne leur ressemblez pas.
Apollon. - Pourquoi?
La Vérité. - C'est que vous flattez, que vous mentez, et que vous êtes un corrupteur des âmes humaines.
Apollon. - Doucement, s'il vous plaît; comme vous y allez!
La Vérité. - En un mot, un vrai charlatan.
Apollon. - Arrêtez, car je me fâcherais.
Mercure. - Laissez-la achever; ce qu'elle dit est amusant.
Apollon. - Il ne m'amuse point du tout, moi. Qu'est-ce que cela signifie? En quoi donc mérité-je tous ces noms-là?
La Vérité. - Vous rougissez; mais ce n'est pas de vos vices; ce n'est que du reproche que je vous en fais.
Mercure, à Apollon. - N'admirez-vous pas son discernement?
Apollon. - Déesse, vous me poussez à bout.
La Vérité. - Je vous définis. Vengez-vous en vous corrigeant.
Apollon. - Eh! de quoi me corriger?
La Vérité. - Du métier vénal et mercenaire que vous faites. Tenez, de toutes les eaux de votre Hippocrène, de votre Parnasse et de votre bel esprit, je n'en donnerais pas un fétu; non plus que de vos neuf Muses, qu'on appelle les chastes soeurs, et qui ne sont que neuf vieilles friponnes que vous n'employez qu'à faire du mal. Si vous êtes le dieu de l'éloquence, de la poésie, du bel esprit, soutenez donc ces grands attributs avec quelque dignité. Car enfin, n'est-ce pas vous qui dictez tous les éloges flatteurs qui se débitent? Vous êtes si accoutumé à mentir que, lorsque vous louez la vertu, vous n'avez plus d'esprit, vous ne savez plus où vous en êtes.
Mercure. - Elle n'a pas tout le tort. J'ai remarqué que la fiction vous réussit mieux que le reste.
La Vérité. - Je vous dis qu'il n'y a rien de si plat que lui, quand il ne ment pas. On est toujours mal loué de lui, dès qu'on mérite de l'être. Mais, dans le fabuleux, oh! il triomphe. Il vous fait un monceau de toutes les vertus, et puis vous les jette à la tête: Tiens, prends, enivre-toi d'impertinences et de chimères.
Apollon. - Mais enfin...
La Vérité. - Mais enfin tant qu'il vous plaira. Vos épîtres dédicatoires, par exemple?
Mercure. - Oh! faites-lui grâce là-dessus. On ne les lit point.
La Vérité. - Dans le grand nombre, il y en a quelques-unes que j'approuve. Quand j'ouvre un livre, et que je vois le nom d'une vertueuse personne à la tête, je m'en réjouis; mais j'en ouvre un autre, il s'adresse à une personne admirable; j'en ouvre cent, j'en ouvre mille; tout est dédié à des prodiges de vertu et de mérite. Et où se tiennent donc tous ces prodiges? Où sont-ils? Comment se fait-il que les personnes vraiment louables soient si rares, et que les épîtres dédicatoires soient si communes? Il me les faut pourtant en nombre égal, ou bien vous n'êtes pas un dieu d'honneur. En un mot, il y a mille épîtres où vous vous écriez: Que votre modestie se rassure, Monseigneur. Il me faut donc mille Monseigneurs modeste. Oh! de bonne foi, me les fourniriez-vous? Concluez.
Apollon. - Mais, Mercure, approuvez-vous tout ce qu'elle me dit là?
Mercure. - Moi? je ne vous trouve pas si coupable qu'elle le croit. On ne sent point qu'on est menteur, quand on a l'habitude de l'être.
Apollon. - La réponse est consolante.
La Vérité. - En un mot, vous masquez tout. Et ce qu'il y a de plaisant, c'est que ceux que vous travestissez prennent le masque que vous leur donnez pour leur visage. Je connais une très laide femme que vous avez appelée charmante Iris. La folle n'en veut rien rabattre. Son miroir n'y gagne rien; elle n'y voit plus qu'Iris. C'est sur ce pied-là qu'elle se montre; et la charmante Iris est une guenon qui vous ferait peur. Je vous pardonnerais tout cela, cependant, si vos flatteries n'attaquaient pas jusqu'aux princes; mais pour cet article-là, je le trouve affreux.
Mercure. - Malepeste! c'est l'article de tout le monde.
Apollon. - Quoi! dire la vérité aux princes!
La Vérité. - Le plus grand des mortels, c'est le Prince qui l'aime et qui la cherche; je mets presque à côté de lui le sujet vertueux qui ose la lui dire. Et le plus heureux de tous les peuples est celui chez qui ce Prince et ce sujet se rencontrent ensemble.
Apollon. - Je l'avoue, il me semble que vous avez raison.
La Vérité. - Au reste, Apollon, tout ce que je vous dis là ne signifie pas que je vous craigne. Vous savez aujourd'hui de quel Prince il est question. Faites tout ce qu'il vous plaira; la Sagesse et moi, nous remplirons son âme d'un si grand amour pour les vertus, que vos flatteurs seront réduits à parler de lui comme j'en parlerai moi-même. Adieu.
Apollon. - C'en est fait, je me rends, Déesse, et je me raccommode avec vous. Allons, je vous consacre mes veilles. Vous fournirez les actions au Prince, et je me charge du soin de les célébrer.
Scène VII.
Mercure, Apollon
Mercure. - Seigneur Apollon, je vous félicite de vos louables dispositions. Ce que c'est que les gens d'esprit! Tôt ou tard ils deviennent honnêtes gens.
Apollon. - Voilà ce qui fait qu'on ne doit pas désespérer de vous, seigneur Mercure.
Scène VIII.
Cupidon, Mercure, Apollon
Cupidon. - Gare, gare, Messieurs; voici Minerve qui se rend ici avec mon rival.
Mercure. - Eh bien! nous ne serons pas de trop; je serai bien aise d'être présent.
Apollon. - Vous n'auriez pas mal fait de me communiquer ce que vous avez à dire. J'aurais pu vous fournir quelque chose de bon; mais vous ne consultez personne.
Cupidon. - Mons de la Poésie, vous me manquez de respect.
Apollon. - Pourquoi donc?
Cupidon. - Vous croyez avoir autant d'esprit que moi, je pense?
Mercure rit. - Hé, hé, hé, hé.
Apollon. - Je sais pourtant persuader la raison même.
Cupidon. - Et moi, je la fais taire. Taisez-vous aussi.
Scène IX.
Minerve, L'Amour, Cupidon, Mercure, Apollon
Minerve. - Vous savez, Cupidon, de quel emploi Jupiter m'a chargée. Peut-être vous plaindrez-vous du secret que je vous ai fait de notre assemblée: mais je croyais vos feux trop vifs. Quoi qu'il en soit, nous ne voulons point que le Prince ait une âme insensible. L'un de vous deux doit avoir quelque droit sur son coeur, mais la raison doit primer sur tout; et vous êtes accusé de ne la ménager guère.
Cupidon. - Oui-da, je l'étourdis quelquefois. Il y a des moments difficiles à passer avec moi mais cela ne dure pas.
Apollon. - Quand on aime, il faut bien qu'il y paraisse.
Mercure. - Tenez, dans la théorie, le dieu de la tendresse l'emporte; mais j'aime mieux sa pratique, à lui.
Minerve. - Messieurs, ne soyez que spectateurs.
Mercure. - Je ne dis plus mot.
Apollon. - Pour moi, serviteur au silence. Je sors.
Minerve. - Vous me faites plaisir.
Scène X.
Minerve, L'Amour, Cupidon, Mercure
Minerve. - Allons, Cupidon, je vous écouterai, malgré les défauts qu'on vous reproche.
Cupidon. - Mais qu'est-ce que c'est que mes défauts? Où cela va-t-il? On dit que je suis un peu libertin; mais on n'a jamais dit que j'étais un benêt.
L'Amour. - Eh! de qui l'a-t-on dit?
Cupidon. - A votre place, je ne ferais point cette question-là.
Minerve. - Il ne s'agit point de cela. Terminons. Je ne suis venue ici que pour vous écouter. Voyons (à l'Amour) vous êtes l'ancien, vous; parlez le premier.
L'Amour tousse et crache. - Sage Minerve, vous devant qui je m'estime heureux de réclamer mes droits...
Cupidon. - Je défends les coups d'encensoir.
Minerve. - Retranchez l'encens.
L'Amour. - Je croirais manquer de respect et faire outrage à vos lumières, si je vous soupçonnais capable d'hésiter entre lui et moi.
Cupidon. - La cour remarquera qu'il la flatte.
Minerve, à Cupidon. - Laissez-le donc dire.
Cupidon. - Je ne parle pas. Je ne fais qu'apostiller son exorde.
L'Amour. - Ah! c'en est trop. Votre audace m'irrite, et me fait sortir de la modération que je voulais garder. Qui êtes-vous, pour oser me disputer quelque chose? Vous, qui n'avez pour attribut que le vice, digne héritage d'une origine aussi impure que la vôtre? Divinité scandaleuse, dont le culte est un crime, à qui la seule corruption des hommes a dressé des autels? Vous, à qui les devoirs les plus sacrés servent de victimes? Vous, qu'on ne peut honorer qu'en immolant la vertu? Funeste auteur des plus honteuses flétrissures des hommes, qui, pour récompense à ceux qui vous suivent, ne leur laissez que le déshonneur, le repentir et la misère en partage: osez-vous vous comparer à moi, au dieu de la plus noble, de la plus estimable, de la plus tendre des passions et j'ose dire, de la plus féconde en héros?
Cupidon. - Bon, des héros! Nous voilà bien riches! Est-ce que vous croyez que la terre ne se passera pas bien de ces messieurs-là? Allez, ils sont plus curieux à voir que nécessaires: leur gloire a trop d'attirail. Si l'on rabattait tous les frais qu'il en coûte pour les avoir, on verrait qu'on les achète plus qu'ils ne valent. On est bien dupe de les admirer, puisqu'on en paie la façon. Il faut que les hommes vivent un peu plus bourgeoisement les uns avec les autres, pour être en repos. Vos héros sortent du niveau et ne font que du tintamarre. Poursuivez.
Minerve. - Laissons là les héros. Il est beau de l'être; mais la raison n'admire que les sages.
Cupidon. - Oh! de ceux-là, il n'en a jamais fait, ni moi non plus.
L'Amour. - De grâce, écoutez-moi, Déesse. Qu'est-ce que c'était autrefois que l'envie de plaire? Je vous en atteste vous-même. Qu'est-ce que c'était que l'amour? je l'appelais tout à l'heure une passion. C'était une vertu, Déesse; c'était du moins l'origine de toutes les vertus ensemble. La nature me présentait des hommes grossiers, je les polissais, des féroces, je les humanisais; des fainéants, dont je ressuscitais les talents enfouis dans l'oisiveté et dans la paresse. Avec moi, le méchant rougissait de l'être. L'espoir de plaire, l'impossibilité d'y arriver autrement que par la vertu, forçaient son âme à devenir estimable. De mon temps, la Pudeur était la plus estimable des Grâces.
Cupidon. - Eh bien! il ne faut pas faire tant de bruit; c'est encore de même. Je n'en connais point de si piquante, moi, que la pudeur. Je l'adore, et mes sujets aussi. Ils la trouvent si charmante, qu'ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m'appelle l'Amour; mon métier n'est pas d'avoir soin d'elle. Il y a le respect, la sagesse, l'honneur, qui sont commis à sa garde. Voilà ses officiers; c'est à eux à la défendre du danger qu'elle court; et ce danger, c'est moi. Je suis fait pour être ou son vainqueur ou son vaincu. Nous ne saurions vivre autrement ensemble; et sauve qui peut. Quand je la bats, elle me le pardonne: quand elle me bat, je ne l'en estime pas moins, et elle ne m'en hait pas davantage. Chaque chose a son contraire; je suis le sien. C'est sur la bataille des contraires que tout roule dans la nature. Vous ne savez pas cela, vous; vous n'êtes point philosophe.
L'Amour. - Jugez-nous, Déesse, sur ce qu'il vient d'avouer lui-même. N'est-il pas condamnable? Quelle différence des amants de mon temps aux siens! Que de décence dans les sentiments des miens! Que de dignité dans les transports mêmes!
Cupidon. - De la dignité dans l'amour! de la décence pour la durée du monde! voilà des agréments d'une grande ressource! Il ne sait plus ce qu'il dit. Minerve, toute la nature est intéressée à ce que vous renvoyiez ce vieux garçon-là. Il va l'appauvrir à un point qu'il n'y aura plus que des déserts. Vivra-t-elle de soupirs? Il n'a que cela vaillant. Autant en emporte le vent: et rien ne reste que des romans de douze tomes. Encore, à la fin, n'y aura-t-il personne pour les lire. Prenez garde à ce que vous allez faire.
L'Amour. - Juste ciel! faut-il...?
Cupidon. - Bon! des apostrophes au ciel! voilà encore de son jargon. Eh! morbleu! qu'il s'en aille. Tenez, mon ami, je veux bien encore vous parler raison. Vous me reprochez ma naissance, parce qu'elle n'est pas méthodique, et qu'il y manque une petite formalité, n'est-ce pas? Eh bien! mon enfant, c'est en quoi elle est excellente, admirable; et vous n'y entendez rien.
Mercure. - Ceci est nouveau.
Cupidon. - Doucement. La nature avait besoin d'un Amour, n'est-il pas vrai? Comment fallait-il qu'il fût, à votre avis? Un conteur de fades sornettes? Un trembleur qui a toujours peur d'offenser, qui n'eût fait dire aux femmes que ma gloire! et aux hommes que vos divins appas? Non, cela ne valait rien. C'était un espiègle tel que moi qu'il fallait à la nature; un étourdi, sans souci, plus vif que délicat; qui mît toute sa noblesse à tout prendre et à ne rien laisser. Et cet enfant-là, je vous prie, y avait-il rien de plus sage que de lui donner pour père et pour mère des parents joyeux qui le fissent naître sans cérémonie dans le sein de la joie? Il ne fallait que le sens commun pour sentir cela. Mais, dites-vous, vous êtes le dieu du vice? Cela n'est pas vrai; je donne de l'amour, voilà tout: le reste vient du coeur des hommes. Les uns y perdent, les autres y gagnent; je ne m'en embarrasse pas. J'allume le feu; c'est à la raison à le conduire: et je m'en tiens à mon métier de distributeur de flammes au profit de l'univers. En voilà assez; croyez-moi: retirez-vous. C'est l'avis de Minerve.
Minerve. - Je suspends encore mon jugement entre vous deux. Voici la Vertu qui entre; je ne me prononcerai que lorsqu'elle m'aura donné son avis.
Scène XI.
La Vertu, les acteurs précédents
Minerve. - Venez, Déesse; nous avons besoin de vous ici. Vous savez les motifs de notre assemblée. Il s'agit à présent de savoir lequel de ces deux Amours nous devons retenir pour nos desseins. Je viens d'entendre leurs raisons; mais je ne déciderai la chose qu'après que vous l'aurez examinée vous-même. Que chacun d'eux vous fasse sa déclaration. Vous me direz, après, laquelle vous aura paru du caractère le plus estimable; et je jugerai par là lequel de leurs dons peut entraîner le moins d'inconvénients dans l'âme du Prince. Adieu, je vous laisse; et vous me ferez votre rapport.
Scène XII.
L'Amour, Cupidon, Mercure, La Vertu
Mercure. - L'expédient est très bon.
Cupidon. - Dites-moi, Déesse, ne vaudrait-il pas mieux que nous vous tirassions chacun un petit coup de dard? Vous jugeriez mieux de ce que nous valons par nos coups.
La Vertu. - Cela serait inutile. Je suis invulnérable. Et d'ailleurs, je veux vous écouter de sang-froid, sans le secours d'aucune impression étrangère.
Mercure. - C'est bien dit, point de prévention.
L'Amour. - Il est bien humiliant pour moi de me voir tant de fois réduit à lutter contre lui.
Cupidon. - Mon ancien recule ici? Ses flammes héroïques ont peur de mon feu bourgeois. C'est le brodequin qui épouvante le cothurne.
L'Amour. - Je pourrais avoir peur, si nous avions pour juge une âme commune; mais avec la Vertu, je n'ai rien à craindre.
Cupidon. - Il fait toujours des exordes. Il a pillé celui-ci dans Cléopâtre.
La Vertu. - Qu'importe? Allons, je vous entends.
Mercure. - Le pas est réglé entre vous. C'est à l'Amour à commencer.
Cupidon. - Sans doute. Il est la tragédie, lui; moi, je ne suis que la petite pièce. Qu'il vous glace d'abord, je vous réchaufferai après.
Mercure et la Vertu sourient.
L'Amour. - Quoi! met-il déjà les rieurs de son côté?
La Vertu. - Laissez-le dire. Commencez, je vous écoute.
Mercure. - Motus.
L'Amour s'écarte, et fait la révérence en abordant la Vertu. - Permettez-moi, Madame, de vous demander un moment d'entretien. Jusques ici mon respect a réduit mes sentiments à se taire.
Cupidon bâille. - Ha, ha, ha.
L'Amour. - Ne m'interrompez donc pas.
Cupidon. - Je vous demande pardon; mais je suis l'Amour et le respect m'a toujours fait bâiller. N'y prenez pas garde.
Mercure. - Ce début me paraît froid.
La Vertu, à l'Amour. - Recommencez.
L'Amour. - Je vous disais, Madame, que mon respect a réduit mes sentiments à se taire. Ils n'ont osé se produire que dans mes timides regards; mais il n'est plus temps de feindre, ni de vous dérober votre victime. Je sais tout ce que je risque à vous déclarer ma flamme. Vos rigueurs vont punir mon audace. Vous allez accabler un téméraire; mais, Madame, au milieu du courroux qui va vous saisir, souvenez-vous du moins que ma témérité n'a jamais passé jusqu'à l'espérance, et que ma respectueuse ardeur...
Cupidon. - Encore du respect! Voilà mes vapeurs qui me reprennent.
Mercure. - Et les voilà qui me gagnent aussi, moi.
L'Amour. - Déesse, rendez-moi justice. Vous sentez bien qu'on m'arrête au milieu d'une période assez touchante, et qui avait quelque dignité.
La Vertu. - Voilà qui est bien; votre langage est décent. Il n'étourdit point la raison. On a le temps de se reconnaître; et j'en rendrai bon compte.
Mercure. - Cela fait une belle pièce d'éloquence. On dirait d'une harangue.
Cupidon. - Oui-da; cette flamme, avec les rigueurs de Madame, la témérité qu'on accable à cause de cette audace qui met en courroux, en dépit de l'espérance qu'on n'a point, avec cette victime qui vient brocher sur le tout: cela est très beau, très touchant, assurément.
L'Amour, à Cupidon. - Ce n'est pas votre sentiment qu'on demande. Voulez-vous que je continue, Déesse?
La Vertu. - Ce n'est pas la peine. En voilà assez. Je vois bien ce que vous savez faire. A vous, Cupidon.
Mercure. - Voyons.
Cupidon. - Non, Déesse adorable, ne m'exposez point à vous dire que je vous aime. Vous regardez ceci comme une feinte; mais vous êtes trop aimable; et mon coeur pourrait s'y méprendre. Je vous dis la vérité; ce n'est pas d'aujourd'hui que vous me touchez. Je me connais en charmes. Ni sur la terre ni dans les cieux, je ne vois rien qui ne le cède aux vôtres. Combien de fois n'ai-je pas été tenté de me jeter à vos genoux! Quelles délices pour moi d'aimer la Vertu, si je pouvais être aimé d'elle! Eh! pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Que veut dire ce penchant qui me porte à vous, s'il annonce pas que vous y serez sensible? Je sens que tout mon coeur vous est dû. N'avez-vous pas quelque répugnance à me refuser le vôtre? Aimable Vertu, me fuyez-vous toujours? Regardez-moi! Vous ne me connaissez pas. C'est l'Amour à vos genoux qui vous parle. Essayez de le voir. Il est soumis: il ne veut que vous fléchir. Je vous aime, je vous le dis; vous m'entendez; mais vos yeux ne me rassurent pas. Un regard achèverait mon bonheur. Un regard? Ah! quel plaisir, vous me l'accordez. Chère main que j'idolâtre, recevez mes transports. Voici le plus heureux instant qui me soit échu en partage.
La Vertu, soupirant. - Ah! finissez, Cupidon; je vous défends de parler davantage.
L'Amour. - Quoi! la Vertu se laisse baiser la main?
La Vertu. - Il va si vite que je ne la lui ai pas vu prendre.
Mercure. - Ce fripon-là m'a attendri aussi.
Cupidon. - Déesse, pour m'expliquer comme lui, vous plaît-il d'écouter encore deux ou trois petites périodes de conséquence?
La Vertu. - Quoi, voulez-vous continuer? Adieu.
Cupidon. - Mais vous vous en allez et ne décidez rien.
La Vertu. - Je me sauve et vais faire mon rapport à Minerve.
L'Amour. - Adieu, Mercure, je vous quitte, et je vais la suivre.
Cupidon, riant. - Allez, allez lui servir d'antidote.
Scène XIII.
Mercure, Cupidon
Cupidon, riant. - Ah! ah! ah! ah! la Vertu se laissait apprivoiser. Je la tenais déjà par la main, toute Vertu qu'elle est: et si elle me donnait encore un quart d'heure d'audience, je vous la garantirais mal nommée.
Mercure. - Oui; mais la Vertu est sage, et vous fuit.
Cupidon. - La belle ressource!
Mercure. - Il n'y en a point d'autre avec un fripon comme vous.
Cupidon. - Qu'est-ce donc, seigneur Mercure? Vous me donnez des épithètes! Vous vous familiarisez, petit commensal!
Mercure. - Quoi! vous vous fâchez?
Cupidon. - Oh! que non. Nous ne pouvons nous passer l'un de l'autre. Mais qu'en dites-vous? Le dieu de la tendresse n'a pas beaucoup brillé, ce me semble?
Mercure. - Vous êtes un étourdi. Vous ne l'avez que trop battu; et je crains que vous n'ayez paru trop fort. Comment donc! vous égratignez, en jouant, jusqu'à la Vertu même? Oh! on ne vous choisira pas pour la cérémonie présente. Vous êtes trop remuant. Vous mettriez la Ville et la Cour sur un joli ton. J'entends quelqu'un. Je suis sûr que c'est Minerve qui va venir vous donner votre congé. C'est elle-même.
Scène XIV et dernière.
Tous les acteurs de la pièce
Minerve. - Cupidon, la Vertu décidait contre vous; et moi-même j'allais être de son sentiment, si Jupiter n'avait pas jugé à propos de vous réunir, en vous corrigeant, pour former le coeur du Prince. Avec votre confrère, l'âme est trop tendre, il est vrai; mais avec vous, elle est trop libertine. Il fait souvent des coeurs ridicules; vous n'en faites que de méprisables. Il égare l'esprit; mais vous ruinez les moeurs. Il n'a que des défauts, vous n'avez que des vices. Unissez-vous tous deux: rendez-le plus vif et plus passionné; et qu'il vous rende plus tendre et plus raisonnable: et vous serez sans reproche. Au reste, ce n'est pas un conseil que je vous donne; c'est un ordre de Jupiter que je vous annonce.
Cupidon, embrassant l'Amour. - Allons, mon camarade, je le veux bien. Embrassons-nous. Je vous apprendrai à n'être plus si sot; et vous m'apprendrez à être plus sage.
La Réunion des Amours
Comédie Héroïque en un acte
Représentée pour la première fois
Par les comédiens français
Le 5 novembre 1731
Acteurs
L'Amour.
Cupidon.
Mercure.
Plutus.
Apollon.
La Vérité.
Minerve.
La Vertu.
La scène est dans l'Olympe.
Scène première
L'Amour, qui entre d'un côté, Cupidon, de l'autre.
Cupidon, à part. - Que vois-je? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches?
L'Amour, à part. - N'est-ce pas là Cupidon, cet usurpateur de mon empire?
Cupidon, à part. - Ne serait-ce pas cet Amour gaulois, ce dieu de la fade tendresse, qui sort de la retraite obscure où ma victoire l'a condamné?
L'Amour, à part. - Qu'il est laid! qu'il a l'air débauché!
Cupidon, à part. - Vit-on jamais de figure plus sotte? Sachons un peu ce que vient faire ici cette ridicule antiquaille. Approchons. A l'Amour. Soyez le bienvenu, mon ancien, le dieu des soupirs timides et des tendres langueurs; je vous salue.
L'Amour. - Saluez.
Cupidon. - Le compliment est sec; mais je vous le pardonne. Un proscrit n'est pas de bonne humeur.
L'Amour. - Un proscrit! Vous ne devez ma retraite qu'à l'indignation qui m'a saisi, quand j'ai vu que les hommes étaient capables de vous souffrir.
Cupidon. - Malepeste! que cela est beau! C'est-à-dire que vous n'avez fui que parce que vous étiez glorieux: et vous êtes un héros fuyard.
L'Amour. - Je n'ai rien à vous répondre. Allez, nous ne sommes pas faits pour discourir ensemble.
Cupidon. - Ne vous fâchez point, mon confrère. Dans le fond, je vous plains. Vous me dites des injures: mais votre état me désarme. Tenez, je suis le meilleur garçon du monde. Contez-moi vos chagrins. Que venez-vous faire ici? Est-ce que vous vous ennuyez dans votre solitude? Eh bien, il y a remède à tout. Voulez-vous de l'emploi? je vous en donnerai. Je vous donnerai votre petite provision de flèches; car celles que vous avez là dans votre carquois ne valent plus rien... Voyez-vous ce dard-là? Voilà ce qu'il faut. Cela entre dans le coeur, cela le pénètre, cela le brûle; cela l'embrasse: il crie, il s'agite, il demande du secours, il ne saurait attendre.
L'Amour. - Quelle méprisable espèce de feux!
Cupidon. - Ils ont pourtant décrié les vôtres. Entre vous et moi, de votre temps les amants n'étaient que des benêts; ils ne savaient que languir, que faire des hélas, et conter leurs peines aux échos d'alentour. Oh! parbleu! ce n'est plus de même. J'ai supprimé les échos, moi. Je blesse; ahi! vite au remède. On va droit à la cause du mal. Allons, dit-on, je vous aime; voyez ce que vous pouvez faire pour moi, car le temps est cher; il faut expédier les hommes. Mes sujets ne disent point: Je me meurs! Il n'y a rien de si vivant qu'eux. Langueurs, timidité, doux martyre, il n'en est plus question. Fadeur, platitude du temps passé que tout cela. Vous ne faisiez que des sots, que des imbéciles; moi je ne fais que des gens de courage. Je ne les endors pas, je les éveille: ils sont si vifs qu'ils n'ont pas le loisir d'être tendres; leurs regards sont des désirs: au lieu de soupirer, ils attaquent: ils ne demandent pas d'amour, ils le supposent. Ils ne disent point: Faites-moi grâce, ils la prennent. Ils ont du respect, mais ils le perdent. Et voilà celui qu'il faut. En un mot, je n'ai point d'esclaves, je n'ai que des soldats. Allons, déterminez-vous. J'ai besoin de commis; voulez-vous être le mien? sur-le-champ je vous donne de l'emploi.
L'Amour. - Ne rougissez-vous point du récit que vous venez de faire? quel oubli de la vertu!
Cupidon. - Eh bien! quoi, la vertu! que voulez-vous dire? elle a sa charge, et moi la mienne; elle est faite pour régir l'univers, et moi pour l'entretenir, déterminez-vous, vous dis-je: mais je ne vous prends qu'à condition que vous quitterez je ne sais quel air de dupe que vous avez sur la physionomie. Je ne veux point de cela; allons, mon lieutenant, alerte! un peu de mutinerie dans les yeux; les vôtres prêchent la résistance: est-ce là la contenance d'un vainqueur? Avec un Amour aussi poltron que vous, il faudrait qu'un tendron fît tous les frais de la défaite. Eh! éviteriez-vous... (Il tire une de ses flèches.) Je suis d'avis de vous égayer le coeur d'une de mes flèches, pour vous ôter cet air timide et langoureux. Gare que je vous rende aussi fol que moi!
L'Amour, tirant aussi une de ses flèches. - Et moi, si vous tirez, je vous rendrai sage.
Cupidon. - Non pas, s'il vous plaît, j'y perdrais, et vous y gagneriez.
L'Amour. - Allez, petit libertin que vous êtes, votre audace ne m'offense point, et votre empire touche peut-être à sa fin. Jupiter aujourd'hui fait assembler tous les dieux; il veut que chacun d'eux fasse un don au fils d'un grand roi qu'il aime. Je suis invité à l'assemblée. Tremblez des suites que peut avoir cette aventure.
Scène II.
Cupidon, seul.
Cupidon. - Comment donc! il dit vrai. Tous les dieux ont reçu ordre de se rendre ici; il n'y a que moi qu'on n'a point averti, et j'ai cru que ce n'était qu'un oubli de la part de Mercure. Le voici qui vient; voyons ce que cela signifie.
Scène III.
Cupidon, Mercure, Plutus
Mercure. - Ah! vous voilà, seigneur Cupidon! Je suis votre serviteur.
Plutus. - Bonjour, mon ami.
Cupidon. - Bonjour, Plutus; seigneur Mercure, il y a aujourd'hui assemblée générale et c'est vous qui avez averti tous les dieux, de la part de Jupiter, de se trouver ici.
Mercure. - Il est vrai.
Cupidon. - Pourquoi donc n'ai-je rien su de cela, moi? Est-ce que je ne suis pas une divinité assez considérable?
Mercure. - Eh! où vouliez-vous que je vous prisse? Vous êtes un coureur qu'on ne saurait attraper.
Cupidon. - Vous biaisez, Mercure: Parlez-moi franchement. Etais-je sur votre liste?
Mercure. - Ma foi, non. J'avais ordre exprès de vous oublier tout net.
Cupidon. - Moi! Et de qui l'aviez-vous reçu?
Mercure. - De Minerve, à qui Jupiter a donné la direction de l'assemblée.
Plutus. - Oh! de Minerve, la déesse de la sagesse? Ce n'est pas là un grand malheur. Tu sais bien qu'elle ne nous aime pas; mais elle a beau faire, nous avons un peu plus de crédit qu'elle: nous rendons les gens heureux, nous, morbleu! et elle ne les rend que raisonnable; aussi n'a-t-elle pas la presse.
Cupidon. - Apparemment que c'est elle qui vous a aussi chargé du soin d'aller chercher le dieu de la tendresse, lui dont on ne se ressouvenait plus?
Mercure. - Vous l'avez dit, et ma commission portait même de lui faire de grands compliments.
Cupidon, riant. - La belle ambassade!
Plutus. - Va, va, mon ami, laisse-le venir, ce dieu de la tendresse; quand on le rétablirait, il ne ferait pas grande besogne. On n'est plus dans le goût de l'amoureux martyre; on ne l'a retenu que dans les chansons. Le métier de cruelle est tombé; ne t'embarrasse pas de ton rival; je ne veux que de l'or pour le battre, moi.
Cupidon. - Je le crois. Mais je suis piqué. Il me prend envie de vider mon carquois sur tous les coeurs de l'Olympe.
Mercure. - Point d'étourderie; Jupiter est le maître: on pourrait bien vous casser, car on n'est pas trop content de vous.
Cupidon. - Eh! de quoi peut-on se plaindre, je vous prie?
Mercure. - Oh! de tant de choses! Par exemple, il n'y a plus de tranquillité dans le mariage; vous ne sauriez laisser la tête des maris en repos; vous mettez toujours après leurs femmes quelque chasseur qui les attrape.
Cupidon. - Et moi, je vous dis que mes chasseurs ne poursuivent que ce qui se présente.
Plutus. - C'est-à-dire que les femmes sont bien aises d'être courues?
Cupidon. - Voilà ce que c'est. La plupart sont des coquettes, qui en demeurent là, ou bien qui ne se retirent que pour agacer; qui n'oublient rien pour exciter l'envie du chasseur, qui lui disent: Mirez-moi. On les mire, on les blesse, et elles se rendent. Est-ce ma faute? Parbleu! non; la coquetterie les a déjà bien étourdies avant qu'on les tire.
Mercure. - Vous direz ce qu'il vous plaira. Ce n'est point à moi à vous donner des leçons; mais prenez-y garde: ce sont les hommes, ce sont les femmes qui crient, qui disent que c'est vous qui passez les contrats de la moitié des mariages. Après cela, ce sont des vieillards que vous donnez à expédier à de jeunes épouses, qui ne les prennent vivants que pour les avoir morts, et qui, au détriment des héritiers, ont tout le profit des funérailles. Ce sont de vieilles femmes dont vous videz le coffre pour l'achat d'un mari fainéant, qu'on ne saurait ni troquer ni revendre. Ce sont des malices qui ne finissent point; sans compter votre libertinage: car Bacchus, dit-on, vous fait faire tout ce qu'il veut; Plutus, avec son or, dispose de votre carquois; pourvu qu'il vous donne, toute votre artillerie est à son service, et cela n'est pas joli; ainsi, tenez-vous en repos, et changez de conduite.
Cupidon. - Puisque vous m'exhortez à changer, vous avez donc envie de vous retirer, seigneur Mercure?
Mercure. - Laissons là cette mauvaise plaisanterie.
Plutus. - Quant à moi, je n'ai que faire d'être dans les caquets. Tout ce que je prends de lui, je l'achète, je marchande, nous convenons, et je paie; voilà toute la finesse que j'y sache.
Cupidon. - Celui-là est comique! Se plaindre de ce que j'aime la bonne chère et l'aisance, moi qui suis l'Amour! A quoi donc voulez-vous que je m'occupe? à des traités de morale? Oubliez-vous que c'est moi qui met tout en mouvement, que c'est moi qui donne la vie; qu'il faut dans ma charge un fond inépuisable de bonne humeur, et que je dois être à moi seul plus sémillant, plus vivant que tous les dieux ensemble?
Mercure. - Ce sont vos affaires; mais je pense que voici Apollon qui vient à nous.
Plutus. - Adieu donc, je m'en vais. Le dieu du bel esprit et moi ne nous amusons pas extrêmement ensemble. Jusqu'au revoir, Cupidon.
Cupidon. - Adieu, adieu, je vous rejoindrai.
Scène IV.
Cupidon, Mercure, Apollon
Mercure. - Qu'avez-vous, seigneur Apollon? Vous avez l'air sombre.
Apollon. - Le retour du dieu de la tendresse me fâche. Je n'aime pas les dispositions où je vois que Minerve est pour lui. Je vous apprends qu'elle va bientôt l'amener ici, Cupidon.
Cupidon. - Et que veut-elle en faire?
Apollon. - Vous entendre raisonner tous les deux sur la nature de vos feux, pour juger lequel de vos dons on doit préférer dans cette occasion ici: et c'est de quoi même je suis chargé de vous informer.
Cupidon. - Tant mieux, morbleu! tant mieux; cela me divertira. Allez, il n'y a rien à craindre, mon confrère ne plaide pas mieux qu'il blesse.
Mercure. - Croyez-moi pourtant, allez vous préparer pendant quelques moments.
Cupidon. - C'est, parbleu! bien dit; je vais me recueillir chez Bacchus; il y a du vin de Champagne qui est d'une éloquence admirable; j'y trouverai mon plaidoyer tout fait. Adieu, mes amis; tenez-moi des lauriers tout prêts.
Scène V.
Mercure, Apollon
Apollon. - Il a beau dire; le vent du bureau n'est pas pour lui, et je me défie du succès.
Mercure. - Eh bien! que vous importe à vous? Quand son rival reviendrait à la mode, vous n'en inspirerez pas moins ceux qui chanteront leurs maîtresses.
Apollon. - Eh! morbleu! cela est bien différent; les chansons ne seront plus si jolies. On ne chantera plus que des sentiments. Cela est bien plat.
Mercure. - Bien plat! que voulez-vous donc qu'on chante?
Apollon. - Ce que je veux? Est-ce qu'il faut un commentaire à Mercure? Une caresse, une vivacité, un transport, quelque petite action.
Mercure. - Ah! vous avez raison. Je n'y songeais pas; cela fait un sujet bien plus piquant, plus animé.
Apollon. - Sans comparaison, et un sujet bien plus à la portée d'être senti. Tout le monde est au fait d'une action.
Mercure. - Oui, tout le monde gesticule.
Apollon. - Et tout le monde ne sent pas. Il y a des coeurs matériels qui n'entendent un sentiment que lorsqu'il est mis sur un canevas bien intelligible.
Mercure. - On ne leur explique l'âme qu'à la faveur du corps.
Apollon. - Vous y êtes; et il faut avouer que la poésie galante a bien plus de prise en pareil cas. Aujourd'hui, quand j'inspire un couplet de chanson ou quelques autres vers, j'ai mes coudées franches, je suis à mon aise. C'est Philis qu'on attaque, qui combat, qui se défend mal; c'est un beau bras qu'on saisit; c'est une main qu'on adore et qu'on baise; c'est Philis qui se fâche; on se jette à ses genoux, elle s'attendrit, elle s'apaise; un soupir lui échappe: Ah! Sylvandre... Ah! Philis... Levez-vous, je le veux... Quoi! cruelle, mes transports... Finissez. Je ne puis. Laissez-moi. Des regards, des ardeurs, des douceurs; cela est charmant. Sentez-vous la gaieté, la commodité de ces objets-là? J'inspire là-dessus en me jouant. Aussi n'a-t-on jamais vu tant de poètes.
Mercure. - Et dont la poésie ne vous coûte rien. Ce sont les Philis qui en font tous les frais.
Apollon. - Sans doute. Au lieu que si la tendresse allait être à la mode, adieu les bras, adieu les mains; les Philis n'auraient plus de tout cela.
Mercure. - Elles n'en seraient que plus aimables, et sans doute plus aimées. Mais laissez-moi recevoir la Vérité qui arrive.
Scène VI.
Mercure, Apollon, La Vérité
Mercure. - Il est temps de venir, Déesse; l'assemblée va se tenir bientôt.
La Vérité. - J'arrive. Je me suis seulement amusée un instant à parler à Minerve sur le choix qu'elle a fait de certains dieux pour la cérémonie dont il est question.
Apollon. - Peut-on vous demander de qui vous parliez, Déesse?
La Vérité. - De qui? de vous.
Apollon. - Cela est net. Et qu'en disiez-vous donc?
La Vérité. - Je disais... Mais vous êtes bien hardi d'interroger la Vérité. Vous y tenez-vous?
Apollon. - Je ne crains rien. Poursuivez.
Mercure. - Courage!
Apollon. - Que disiez-vous de moi?
La Vérité. - Du bien et du mal; beaucoup plus de mal que de bien. Continuez de m'interroger. Il ne vous en coûtera pas plus de savoir le reste.
Apollon. - Eh! quel mal y a-t-il à dire du dieu qui peut faire le don de l'éloquence et de l'amour des beaux-arts?
La Vérité. - Oh! vos dons sont excellents; j'en disais du bien; mais vous ne leur ressemblez pas.
Apollon. - Pourquoi?
La Vérité. - C'est que vous flattez, que vous mentez, et que vous êtes un corrupteur des âmes humaines.
Apollon. - Doucement, s'il vous plaît; comme vous y allez!
La Vérité. - En un mot, un vrai charlatan.
Apollon. - Arrêtez, car je me fâcherais.
Mercure. - Laissez-la achever; ce qu'elle dit est amusant.
Apollon. - Il ne m'amuse point du tout, moi. Qu'est-ce que cela signifie? En quoi donc mérité-je tous ces noms-là?
La Vérité. - Vous rougissez; mais ce n'est pas de vos vices; ce n'est que du reproche que je vous en fais.
Mercure, à Apollon. - N'admirez-vous pas son discernement?
Apollon. - Déesse, vous me poussez à bout.
La Vérité. - Je vous définis. Vengez-vous en vous corrigeant.
Apollon. - Eh! de quoi me corriger?
La Vérité. - Du métier vénal et mercenaire que vous faites. Tenez, de toutes les eaux de votre Hippocrène, de votre Parnasse et de votre bel esprit, je n'en donnerais pas un fétu; non plus que de vos neuf Muses, qu'on appelle les chastes soeurs, et qui ne sont que neuf vieilles friponnes que vous n'employez qu'à faire du mal. Si vous êtes le dieu de l'éloquence, de la poésie, du bel esprit, soutenez donc ces grands attributs avec quelque dignité. Car enfin, n'est-ce pas vous qui dictez tous les éloges flatteurs qui se débitent? Vous êtes si accoutumé à mentir que, lorsque vous louez la vertu, vous n'avez plus d'esprit, vous ne savez plus où vous en êtes.
Mercure. - Elle n'a pas tout le tort. J'ai remarqué que la fiction vous réussit mieux que le reste.
La Vérité. - Je vous dis qu'il n'y a rien de si plat que lui, quand il ne ment pas. On est toujours mal loué de lui, dès qu'on mérite de l'être. Mais, dans le fabuleux, oh! il triomphe. Il vous fait un monceau de toutes les vertus, et puis vous les jette à la tête: Tiens, prends, enivre-toi d'impertinences et de chimères.
Apollon. - Mais enfin...
La Vérité. - Mais enfin tant qu'il vous plaira. Vos épîtres dédicatoires, par exemple?
Mercure. - Oh! faites-lui grâce là-dessus. On ne les lit point.
La Vérité. - Dans le grand nombre, il y en a quelques-unes que j'approuve. Quand j'ouvre un livre, et que je vois le nom d'une vertueuse personne à la tête, je m'en réjouis; mais j'en ouvre un autre, il s'adresse à une personne admirable; j'en ouvre cent, j'en ouvre mille; tout est dédié à des prodiges de vertu et de mérite. Et où se tiennent donc tous ces prodiges? Où sont-ils? Comment se fait-il que les personnes vraiment louables soient si rares, et que les épîtres dédicatoires soient si communes? Il me les faut pourtant en nombre égal, ou bien vous n'êtes pas un dieu d'honneur. En un mot, il y a mille épîtres où vous vous écriez: Que votre modestie se rassure, Monseigneur. Il me faut donc mille Monseigneurs modeste. Oh! de bonne foi, me les fourniriez-vous? Concluez.
Apollon. - Mais, Mercure, approuvez-vous tout ce qu'elle me dit là?
Mercure. - Moi? je ne vous trouve pas si coupable qu'elle le croit. On ne sent point qu'on est menteur, quand on a l'habitude de l'être.
Apollon. - La réponse est consolante.
La Vérité. - En un mot, vous masquez tout. Et ce qu'il y a de plaisant, c'est que ceux que vous travestissez prennent le masque que vous leur donnez pour leur visage. Je connais une très laide femme que vous avez appelée charmante Iris. La folle n'en veut rien rabattre. Son miroir n'y gagne rien; elle n'y voit plus qu'Iris. C'est sur ce pied-là qu'elle se montre; et la charmante Iris est une guenon qui vous ferait peur. Je vous pardonnerais tout cela, cependant, si vos flatteries n'attaquaient pas jusqu'aux princes; mais pour cet article-là, je le trouve affreux.
Mercure. - Malepeste! c'est l'article de tout le monde.
Apollon. - Quoi! dire la vérité aux princes!
La Vérité. - Le plus grand des mortels, c'est le Prince qui l'aime et qui la cherche; je mets presque à côté de lui le sujet vertueux qui ose la lui dire. Et le plus heureux de tous les peuples est celui chez qui ce Prince et ce sujet se rencontrent ensemble.
Apollon. - Je l'avoue, il me semble que vous avez raison.
La Vérité. - Au reste, Apollon, tout ce que je vous dis là ne signifie pas que je vous craigne. Vous savez aujourd'hui de quel Prince il est question. Faites tout ce qu'il vous plaira; la Sagesse et moi, nous remplirons son âme d'un si grand amour pour les vertus, que vos flatteurs seront réduits à parler de lui comme j'en parlerai moi-même. Adieu.
Apollon. - C'en est fait, je me rends, Déesse, et je me raccommode avec vous. Allons, je vous consacre mes veilles. Vous fournirez les actions au Prince, et je me charge du soin de les célébrer.
Scène VII.
Mercure, Apollon
Mercure. - Seigneur Apollon, je vous félicite de vos louables dispositions. Ce que c'est que les gens d'esprit! Tôt ou tard ils deviennent honnêtes gens.
Apollon. - Voilà ce qui fait qu'on ne doit pas désespérer de vous, seigneur Mercure.
Scène VIII.
Cupidon, Mercure, Apollon
Cupidon. - Gare, gare, Messieurs; voici Minerve qui se rend ici avec mon rival.
Mercure. - Eh bien! nous ne serons pas de trop; je serai bien aise d'être présent.
Apollon. - Vous n'auriez pas mal fait de me communiquer ce que vous avez à dire. J'aurais pu vous fournir quelque chose de bon; mais vous ne consultez personne.
Cupidon. - Mons de la Poésie, vous me manquez de respect.
Apollon. - Pourquoi donc?
Cupidon. - Vous croyez avoir autant d'esprit que moi, je pense?
Mercure rit. - Hé, hé, hé, hé.
Apollon. - Je sais pourtant persuader la raison même.
Cupidon. - Et moi, je la fais taire. Taisez-vous aussi.
Scène IX.
Minerve, L'Amour, Cupidon, Mercure, Apollon
Minerve. - Vous savez, Cupidon, de quel emploi Jupiter m'a chargée. Peut-être vous plaindrez-vous du secret que je vous ai fait de notre assemblée: mais je croyais vos feux trop vifs. Quoi qu'il en soit, nous ne voulons point que le Prince ait une âme insensible. L'un de vous deux doit avoir quelque droit sur son coeur, mais la raison doit primer sur tout; et vous êtes accusé de ne la ménager guère.
Cupidon. - Oui-da, je l'étourdis quelquefois. Il y a des moments difficiles à passer avec moi mais cela ne dure pas.
Apollon. - Quand on aime, il faut bien qu'il y paraisse.
Mercure. - Tenez, dans la théorie, le dieu de la tendresse l'emporte; mais j'aime mieux sa pratique, à lui.
Minerve. - Messieurs, ne soyez que spectateurs.
Mercure. - Je ne dis plus mot.
Apollon. - Pour moi, serviteur au silence. Je sors.
Minerve. - Vous me faites plaisir.
Scène X.
Minerve, L'Amour, Cupidon, Mercure
Minerve. - Allons, Cupidon, je vous écouterai, malgré les défauts qu'on vous reproche.
Cupidon. - Mais qu'est-ce que c'est que mes défauts? Où cela va-t-il? On dit que je suis un peu libertin; mais on n'a jamais dit que j'étais un benêt.
L'Amour. - Eh! de qui l'a-t-on dit?
Cupidon. - A votre place, je ne ferais point cette question-là.
Minerve. - Il ne s'agit point de cela. Terminons. Je ne suis venue ici que pour vous écouter. Voyons (à l'Amour) vous êtes l'ancien, vous; parlez le premier.
L'Amour tousse et crache. - Sage Minerve, vous devant qui je m'estime heureux de réclamer mes droits...
Cupidon. - Je défends les coups d'encensoir.
Minerve. - Retranchez l'encens.
L'Amour. - Je croirais manquer de respect et faire outrage à vos lumières, si je vous soupçonnais capable d'hésiter entre lui et moi.
Cupidon. - La cour remarquera qu'il la flatte.
Minerve, à Cupidon. - Laissez-le donc dire.
Cupidon. - Je ne parle pas. Je ne fais qu'apostiller son exorde.
L'Amour. - Ah! c'en est trop. Votre audace m'irrite, et me fait sortir de la modération que je voulais garder. Qui êtes-vous, pour oser me disputer quelque chose? Vous, qui n'avez pour attribut que le vice, digne héritage d'une origine aussi impure que la vôtre? Divinité scandaleuse, dont le culte est un crime, à qui la seule corruption des hommes a dressé des autels? Vous, à qui les devoirs les plus sacrés servent de victimes? Vous, qu'on ne peut honorer qu'en immolant la vertu? Funeste auteur des plus honteuses flétrissures des hommes, qui, pour récompense à ceux qui vous suivent, ne leur laissez que le déshonneur, le repentir et la misère en partage: osez-vous vous comparer à moi, au dieu de la plus noble, de la plus estimable, de la plus tendre des passions et j'ose dire, de la plus féconde en héros?
Cupidon. - Bon, des héros! Nous voilà bien riches! Est-ce que vous croyez que la terre ne se passera pas bien de ces messieurs-là? Allez, ils sont plus curieux à voir que nécessaires: leur gloire a trop d'attirail. Si l'on rabattait tous les frais qu'il en coûte pour les avoir, on verrait qu'on les achète plus qu'ils ne valent. On est bien dupe de les admirer, puisqu'on en paie la façon. Il faut que les hommes vivent un peu plus bourgeoisement les uns avec les autres, pour être en repos. Vos héros sortent du niveau et ne font que du tintamarre. Poursuivez.
Minerve. - Laissons là les héros. Il est beau de l'être; mais la raison n'admire que les sages.
Cupidon. - Oh! de ceux-là, il n'en a jamais fait, ni moi non plus.
L'Amour. - De grâce, écoutez-moi, Déesse. Qu'est-ce que c'était autrefois que l'envie de plaire? Je vous en atteste vous-même. Qu'est-ce que c'était que l'amour? je l'appelais tout à l'heure une passion. C'était une vertu, Déesse; c'était du moins l'origine de toutes les vertus ensemble. La nature me présentait des hommes grossiers, je les polissais, des féroces, je les humanisais; des fainéants, dont je ressuscitais les talents enfouis dans l'oisiveté et dans la paresse. Avec moi, le méchant rougissait de l'être. L'espoir de plaire, l'impossibilité d'y arriver autrement que par la vertu, forçaient son âme à devenir estimable. De mon temps, la Pudeur était la plus estimable des Grâces.
Cupidon. - Eh bien! il ne faut pas faire tant de bruit; c'est encore de même. Je n'en connais point de si piquante, moi, que la pudeur. Je l'adore, et mes sujets aussi. Ils la trouvent si charmante, qu'ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m'appelle l'Amour; mon métier n'est pas d'avoir soin d'elle. Il y a le respect, la sagesse, l'honneur, qui sont commis à sa garde. Voilà ses officiers; c'est à eux à la défendre du danger qu'elle court; et ce danger, c'est moi. Je suis fait pour être ou son vainqueur ou son vaincu. Nous ne saurions vivre autrement ensemble; et sauve qui peut. Quand je la bats, elle me le pardonne: quand elle me bat, je ne l'en estime pas moins, et elle ne m'en hait pas davantage. Chaque chose a son contraire; je suis le sien. C'est sur la bataille des contraires que tout roule dans la nature. Vous ne savez pas cela, vous; vous n'êtes point philosophe.
L'Amour. - Jugez-nous, Déesse, sur ce qu'il vient d'avouer lui-même. N'est-il pas condamnable? Quelle différence des amants de mon temps aux siens! Que de décence dans les sentiments des miens! Que de dignité dans les transports mêmes!
Cupidon. - De la dignité dans l'amour! de la décence pour la durée du monde! voilà des agréments d'une grande ressource! Il ne sait plus ce qu'il dit. Minerve, toute la nature est intéressée à ce que vous renvoyiez ce vieux garçon-là. Il va l'appauvrir à un point qu'il n'y aura plus que des déserts. Vivra-t-elle de soupirs? Il n'a que cela vaillant. Autant en emporte le vent: et rien ne reste que des romans de douze tomes. Encore, à la fin, n'y aura-t-il personne pour les lire. Prenez garde à ce que vous allez faire.
L'Amour. - Juste ciel! faut-il...?
Cupidon. - Bon! des apostrophes au ciel! voilà encore de son jargon. Eh! morbleu! qu'il s'en aille. Tenez, mon ami, je veux bien encore vous parler raison. Vous me reprochez ma naissance, parce qu'elle n'est pas méthodique, et qu'il y manque une petite formalité, n'est-ce pas? Eh bien! mon enfant, c'est en quoi elle est excellente, admirable; et vous n'y entendez rien.
Mercure. - Ceci est nouveau.
Cupidon. - Doucement. La nature avait besoin d'un Amour, n'est-il pas vrai? Comment fallait-il qu'il fût, à votre avis? Un conteur de fades sornettes? Un trembleur qui a toujours peur d'offenser, qui n'eût fait dire aux femmes que ma gloire! et aux hommes que vos divins appas? Non, cela ne valait rien. C'était un espiègle tel que moi qu'il fallait à la nature; un étourdi, sans souci, plus vif que délicat; qui mît toute sa noblesse à tout prendre et à ne rien laisser. Et cet enfant-là, je vous prie, y avait-il rien de plus sage que de lui donner pour père et pour mère des parents joyeux qui le fissent naître sans cérémonie dans le sein de la joie? Il ne fallait que le sens commun pour sentir cela. Mais, dites-vous, vous êtes le dieu du vice? Cela n'est pas vrai; je donne de l'amour, voilà tout: le reste vient du coeur des hommes. Les uns y perdent, les autres y gagnent; je ne m'en embarrasse pas. J'allume le feu; c'est à la raison à le conduire: et je m'en tiens à mon métier de distributeur de flammes au profit de l'univers. En voilà assez; croyez-moi: retirez-vous. C'est l'avis de Minerve.
Minerve. - Je suspends encore mon jugement entre vous deux. Voici la Vertu qui entre; je ne me prononcerai que lorsqu'elle m'aura donné son avis.
Scène XI.
La Vertu, les acteurs précédents
Minerve. - Venez, Déesse; nous avons besoin de vous ici. Vous savez les motifs de notre assemblée. Il s'agit à présent de savoir lequel de ces deux Amours nous devons retenir pour nos desseins. Je viens d'entendre leurs raisons; mais je ne déciderai la chose qu'après que vous l'aurez examinée vous-même. Que chacun d'eux vous fasse sa déclaration. Vous me direz, après, laquelle vous aura paru du caractère le plus estimable; et je jugerai par là lequel de leurs dons peut entraîner le moins d'inconvénients dans l'âme du Prince. Adieu, je vous laisse; et vous me ferez votre rapport.
Scène XII.
L'Amour, Cupidon, Mercure, La Vertu
Mercure. - L'expédient est très bon.
Cupidon. - Dites-moi, Déesse, ne vaudrait-il pas mieux que nous vous tirassions chacun un petit coup de dard? Vous jugeriez mieux de ce que nous valons par nos coups.
La Vertu. - Cela serait inutile. Je suis invulnérable. Et d'ailleurs, je veux vous écouter de sang-froid, sans le secours d'aucune impression étrangère.
Mercure. - C'est bien dit, point de prévention.
L'Amour. - Il est bien humiliant pour moi de me voir tant de fois réduit à lutter contre lui.
Cupidon. - Mon ancien recule ici? Ses flammes héroïques ont peur de mon feu bourgeois. C'est le brodequin qui épouvante le cothurne.
L'Amour. - Je pourrais avoir peur, si nous avions pour juge une âme commune; mais avec la Vertu, je n'ai rien à craindre.
Cupidon. - Il fait toujours des exordes. Il a pillé celui-ci dans Cléopâtre.
La Vertu. - Qu'importe? Allons, je vous entends.
Mercure. - Le pas est réglé entre vous. C'est à l'Amour à commencer.
Cupidon. - Sans doute. Il est la tragédie, lui; moi, je ne suis que la petite pièce. Qu'il vous glace d'abord, je vous réchaufferai après.
Mercure et la Vertu sourient.
L'Amour. - Quoi! met-il déjà les rieurs de son côté?
La Vertu. - Laissez-le dire. Commencez, je vous écoute.
Mercure. - Motus.
L'Amour s'écarte, et fait la révérence en abordant la Vertu. - Permettez-moi, Madame, de vous demander un moment d'entretien. Jusques ici mon respect a réduit mes sentiments à se taire.
Cupidon bâille. - Ha, ha, ha.
L'Amour. - Ne m'interrompez donc pas.
Cupidon. - Je vous demande pardon; mais je suis l'Amour et le respect m'a toujours fait bâiller. N'y prenez pas garde.
Mercure. - Ce début me paraît froid.
La Vertu, à l'Amour. - Recommencez.
L'Amour. - Je vous disais, Madame, que mon respect a réduit mes sentiments à se taire. Ils n'ont osé se produire que dans mes timides regards; mais il n'est plus temps de feindre, ni de vous dérober votre victime. Je sais tout ce que je risque à vous déclarer ma flamme. Vos rigueurs vont punir mon audace. Vous allez accabler un téméraire; mais, Madame, au milieu du courroux qui va vous saisir, souvenez-vous du moins que ma témérité n'a jamais passé jusqu'à l'espérance, et que ma respectueuse ardeur...
Cupidon. - Encore du respect! Voilà mes vapeurs qui me reprennent.
Mercure. - Et les voilà qui me gagnent aussi, moi.
L'Amour. - Déesse, rendez-moi justice. Vous sentez bien qu'on m'arrête au milieu d'une période assez touchante, et qui avait quelque dignité.
La Vertu. - Voilà qui est bien; votre langage est décent. Il n'étourdit point la raison. On a le temps de se reconnaître; et j'en rendrai bon compte.
Mercure. - Cela fait une belle pièce d'éloquence. On dirait d'une harangue.
Cupidon. - Oui-da; cette flamme, avec les rigueurs de Madame, la témérité qu'on accable à cause de cette audace qui met en courroux, en dépit de l'espérance qu'on n'a point, avec cette victime qui vient brocher sur le tout: cela est très beau, très touchant, assurément.
L'Amour, à Cupidon. - Ce n'est pas votre sentiment qu'on demande. Voulez-vous que je continue, Déesse?
La Vertu. - Ce n'est pas la peine. En voilà assez. Je vois bien ce que vous savez faire. A vous, Cupidon.
Mercure. - Voyons.
Cupidon. - Non, Déesse adorable, ne m'exposez point à vous dire que je vous aime. Vous regardez ceci comme une feinte; mais vous êtes trop aimable; et mon coeur pourrait s'y méprendre. Je vous dis la vérité; ce n'est pas d'aujourd'hui que vous me touchez. Je me connais en charmes. Ni sur la terre ni dans les cieux, je ne vois rien qui ne le cède aux vôtres. Combien de fois n'ai-je pas été tenté de me jeter à vos genoux! Quelles délices pour moi d'aimer la Vertu, si je pouvais être aimé d'elle! Eh! pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Que veut dire ce penchant qui me porte à vous, s'il annonce pas que vous y serez sensible? Je sens que tout mon coeur vous est dû. N'avez-vous pas quelque répugnance à me refuser le vôtre? Aimable Vertu, me fuyez-vous toujours? Regardez-moi! Vous ne me connaissez pas. C'est l'Amour à vos genoux qui vous parle. Essayez de le voir. Il est soumis: il ne veut que vous fléchir. Je vous aime, je vous le dis; vous m'entendez; mais vos yeux ne me rassurent pas. Un regard achèverait mon bonheur. Un regard? Ah! quel plaisir, vous me l'accordez. Chère main que j'idolâtre, recevez mes transports. Voici le plus heureux instant qui me soit échu en partage.
La Vertu, soupirant. - Ah! finissez, Cupidon; je vous défends de parler davantage.
L'Amour. - Quoi! la Vertu se laisse baiser la main?
La Vertu. - Il va si vite que je ne la lui ai pas vu prendre.
Mercure. - Ce fripon-là m'a attendri aussi.
Cupidon. - Déesse, pour m'expliquer comme lui, vous plaît-il d'écouter encore deux ou trois petites périodes de conséquence?
La Vertu. - Quoi, voulez-vous continuer? Adieu.
Cupidon. - Mais vous vous en allez et ne décidez rien.
La Vertu. - Je me sauve et vais faire mon rapport à Minerve.
L'Amour. - Adieu, Mercure, je vous quitte, et je vais la suivre.
Cupidon, riant. - Allez, allez lui servir d'antidote.
Scène XIII.
Mercure, Cupidon
Cupidon, riant. - Ah! ah! ah! ah! la Vertu se laissait apprivoiser. Je la tenais déjà par la main, toute Vertu qu'elle est: et si elle me donnait encore un quart d'heure d'audience, je vous la garantirais mal nommée.
Mercure. - Oui; mais la Vertu est sage, et vous fuit.
Cupidon. - La belle ressource!
Mercure. - Il n'y en a point d'autre avec un fripon comme vous.
Cupidon. - Qu'est-ce donc, seigneur Mercure? Vous me donnez des épithètes! Vous vous familiarisez, petit commensal!
Mercure. - Quoi! vous vous fâchez?
Cupidon. - Oh! que non. Nous ne pouvons nous passer l'un de l'autre. Mais qu'en dites-vous? Le dieu de la tendresse n'a pas beaucoup brillé, ce me semble?
Mercure. - Vous êtes un étourdi. Vous ne l'avez que trop battu; et je crains que vous n'ayez paru trop fort. Comment donc! vous égratignez, en jouant, jusqu'à la Vertu même? Oh! on ne vous choisira pas pour la cérémonie présente. Vous êtes trop remuant. Vous mettriez la Ville et la Cour sur un joli ton. J'entends quelqu'un. Je suis sûr que c'est Minerve qui va venir vous donner votre congé. C'est elle-même.
Scène XIV et dernière.
Tous les acteurs de la pièce
Minerve. - Cupidon, la Vertu décidait contre vous; et moi-même j'allais être de son sentiment, si Jupiter n'avait pas jugé à propos de vous réunir, en vous corrigeant, pour former le coeur du Prince. Avec votre confrère, l'âme est trop tendre, il est vrai; mais avec vous, elle est trop libertine. Il fait souvent des coeurs ridicules; vous n'en faites que de méprisables. Il égare l'esprit; mais vous ruinez les moeurs. Il n'a que des défauts, vous n'avez que des vices. Unissez-vous tous deux: rendez-le plus vif et plus passionné; et qu'il vous rende plus tendre et plus raisonnable: et vous serez sans reproche. Au reste, ce n'est pas un conseil que je vous donne; c'est un ordre de Jupiter que je vous annonce.
Cupidon, embrassant l'Amour. - Allons, mon camarade, je le veux bien. Embrassons-nous. Je vous apprendrai à n'être plus si sot; et vous m'apprendrez à être plus sage.
Le Triomphe de Plutus
Comédie en un acte, en prose,
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 22 avril 1728
Acteurs
Apollon, sous le nom d'Ergaste.
Plutus, sous le nom de Richard.
Armidas, oncle d'Aminte.
Aminte, maîtresse d'Apollon et de Plutus.
Arlequin, valet d'Ergaste.
Spinette, suivante d'Aminte.
Un musicien et sa suite.
La scène est dans la maison d'Armidas.
Scène première
Plutus, seul.
Plutus. - J'aperçois Apollon; il est descendu dans ces lieux pour y faire sa cour à sa nouvelle maîtresse. Je m'avisai l'autre jour de lui dire que je voulais en avoir une; Monsieur le blondin me railla fort; il me défia d'en être aimé, me traita comme un imbécile, et je viens ici exprès pour souffler la sienne. Il ne se doute de rien; nous allons voir beau jeu. Cet aigrefin de dieu qui veut tenir contre Plutus? contre le dieu des trésors! Chut!... le voilà! ne faisons semblant de rien.
Scène II
Plutus, Apollon
Apollon. - Que vois-je? je crois que c'est Plutus déguisé en financier. Venez donc que je vous embrasse.
Plutus. - Bonjour, bonjour, seigneur Apollon.
Apollon. - Peut-on vous demander ce que vous venez faire ici?
Plutus. - J'y viens faire l'amour à une fille.
Apollon. - C'est-à-dire, pour parler d'une façon plus convenable, que vous y avez une inclination.
Plutus. - Une fille ou une inclination, n'est-ce pas la même chose?
Apollon. - Apparemment que la petite contestation que nous avons eue l'autre jour vous a piqué; vous n'en voulez pas avoir le démenti, c'est fort bien fait. Eh! dites-moi, votre maîtresse est-elle aimable?
Plutus. - C'est un morceau à croquer; je l'ai vue l'autre jour en traversant les airs, et je veux lui en dire deux mots.
Apollon. - Ecoutez, Seigneur Plutus, si elle a l'esprit délicat, je ne vous conseille pas de vous servir avec elle d'expressions si massives: Un morceau à croquer; lui en dire deux mots; ce style de douanier la rebuterait.
Plutus. - Bon! bon! vous voilà toujours avec votre esprit pindarisé; je parle net et clair, et outre cela mes ducats ont un style qui vaut bien celui de l'Académie. Entendez-vous?
Apollon. - Ah! je ne songeais pas à vos ducats; ce sont effectivement de grands orateurs.
Plutus. - Et qui épargnent bien des fleurs de rhétorique.
Apollon. - Je connais pourtant des femmes qu'ils ne persuaderont pas, et je viens, comme vous, voir ici une jolie personne auprès de qui je soupçonne que je ne serais rien, si je n'avais que cette ressource; votre maîtresse sera peut-être de même.
Plutus. - Qu'elle soit comme elle voudra, je ne m'embarrasse point; avec de l'argent j'ai tout ce qu'il me faut; mais qu'est-ce que votre maîtresse à vous? Est-elle veuve, fille, et caetera?
Apollon. - C'est une fille.
Plutus. - La mienne aussi.
Apollon. - La mienne est sous la direction d'un oncle qui cherche à la marier; elle est assez riche, et il lui veut un bon parti.
Plutus. - Oh! oh! c'est là l'histoire de ma petite brune; elle est aussi chez un oncle qui s'appelle Armidas.
Apollon. - C'est cela même. Nous aimons donc en même lieu, seigneur Plutus?
Plutus. - Ma foi, j'en suis fâché pour vous.
Apollon. - Ah! ah! ah!
Plutus. - Vous riez, Monsieur le faiseur de madrigaux! Déguisé en muguet, vous vous moquez de moi à cause de votre bel esprit et de vos cheveux blonds.
Apollon. - Franchement, vous n'êtes pas fait pour me disputer un coeur.
Plutus. - Parce que je suis fait pour l'emporter d'emblée.
Apollon. - Nous verrons, nous verrons; j'ai une petite chose à vous dire: c'est que votre belle, je la connais, je lui ai déjà parlé, et, sans vanité, elle est dans d'assez bonnes dispositions pour nous.
Plutus. - Qu'est-ce que cela me fait à moi? J'ai un écrin plein de bijoux qui se moque de toutes ces dispositions-là; laissez-moi faire.
Apollon. - Je ne vous crains point, mon cher rival; mais vous savez que voici où loge la belle. J'en vois sortir sa femme de chambre, je vais l'aborder, je ne me suis déguisé que pour cela. Vous pouvez ici rester, si vous voulez, et lui parler à votre tour; voyez bien que je suis de bonne composition, quand je ne vois point de danger.
Plutus. - Bon, je le veux bien, abordez, j'irai mon train, et vous le vôtre.
Scène III
Spinette, Plutus, Apollon
Apollon. - Bonjour, ma chère Spinette; comment se porte ta maîtresse?
Spinette. - Je suis charmée de vous voir de retour, Monsieur Ergaste. Pendant votre absence je vous ai rendu auprès de ma maîtresse tous les petits services qui dépendaient de moi.
Apollon. - Je n'en serai point ingrat, et je t'en témoignerai ma reconnaissance.
Spinette. - J'ai cru que vous disiez que vous alliez me la témoigner.
Plutus. - Eh! donnez-lui quelque madrigal.
Apollon. - Tu ne perdras rien pour attendre, Spinette; je suis né généreux.
Spinette. - Vous me l'avez toujours dit; mais, Monsieur, est-ce que vous allez voir Mademoiselle Aminte avec Monsieur que voilà?
Apollon. - C'est un de mes amis qui m'a suivi, et dont je veux donner la connaissance à Armidas, l'oncle d'Aminte.
Plutus. - Oui, on m'a dit que c'était un si honnête homme, et j'aime tous les honnêtes gens, moi.
Spinette. - C'est fort bien fait, Monsieur. (A Apollon.) Votre ami a l'air bien épais.
Apollon. - Cela passe l'air. Mais je te quitte, Spinette; mon impatience ne me permet pas de différer davantage d'entrer. Venez, Monsieur.
Plutus. - Allez toujours m'annoncer. Je serais bien aise de causer un moment avec ce joli enfant-ci; vous viendrez me reprendre.
Apollon. - Soit, vous êtes le maître.
Scène IV
Spinette, Plutus
Spinette. - Peut-on vous demander, Monsieur, ce que vous me voulez?
Plutus. - Je ne te veux que du bien.
Spinette. - Tout le monde m'en veut, mais personne ne m'en fait.
Plutus. - Oh! ce n'est pas de même; je ne m'appelle pas Ergaste, moi; j'ai nom Richard, et je suis bien nommé; en voici la preuve.
Il lui donne une bourse.
Spinette. - Ah! que cette preuve-là est claire! Elle est d'une force qui m'étourdit.
Plutus. - Prends, prends; si ce n'est pas assez d'une preuve, je ne suis pas en peine d'en donner deux, et même trois.
Spinette. - Vous êtes bien le maître de prouver tant qu'il vous plaira, et s'il ne s'agit que de douter du fait, je douterai de reste.
Plutus. - Voilà pour le doute qui te prend.
Il lui donne une bague.
Spinette. - Monsieur, munissez-vous encore pour le doute qui me prendra.
Plutus. - Tu n'as qu'à parler; mais c'est à condition que tu seras de mes amies.
Spinette, à part. - Quel homme est-ce donc que cela? (Haut.) Monsieur, vous demandez, à être de mes amis; comment l'entendez-vous? Est-ce amourette que vous voulez dire? La proposition ne serait point de mon goût, et je suis fille d'honneur.
Plutus. - Oh! garde ton honneur, ce n'est pas là ma fantaisie.
Spinette. - Ah!... Votre fantaisie serait un assez bon goût. Mais qu'exigez-vous donc?
Plutus. - C'est que j'aime ta maîtresse; je suis riche, un richissime négociant, à qui l'or et l'argent ne coûtent rien, et je voudrais bien n'aimer pas tout seul.
Spinette. - Effectivement, ce serait dommage, et vous méritez bien compagnie; mais la chose est un peu difficile, voyez-vous! Ma maîtresse a aussi un honneur à garder.
Plutus. - Mais cela n'empêche pas qu'on ne s'aime.
Spinette. - Cela est vrai, quand c'est dans de bonnes vues; mais les vôtres n'ont pas l'air d'être bien régulières. Si vous demandiez à vous en faire aimer pour l'épouser, riche comme vous êtes, et de la meilleure pâte d'homme qu'il y ait, à ce qu'il me paraît, je ne doute pas que vous ne vinssiez à bout de votre projet, avec mes soins, à condition que les preuves iront leur chemin, quand j'en aurai besoin.
Plutus. - Tant que tu voudras.
Spinette, à part. - Oh! quel homme! (Haut.) Oh ça, est-ce que vous voudriez épouser ma maîtresse?
Plutus. - Oui-da, je ferai tout ce qu'on voudra, moi.
Spinette. - Fort bien, je vous sers de bon coeur à ce prix-là; mais Monsieur Ergaste, votre ami, avec qui vous êtes venu, est amoureux d'Aminte, et je crois même qu'il ne lui déplaît pas; il parle de mariage aussi, il est d'une figure assez aimable, beaucoup d'esprit, et il faudra lutter contre tout cela.
Plutus. - Et moi je suis riche; cela vaut mieux que tout ce qu'il a; car je t'avertis qu'il n'a pour tout vaillant que sa figure.
Spinette. - Je le crois comme vous; car il ne m'a jamais rien prouvé que le talent qu'il a de promettre. Armidas a pourtant de l'amitié pour lui; mais Armidas est intéressé, et vos richesses pourront l'éblouir. Ergaste, au reste, se dit un gentilhomme à son aise, et sous ce titre, il fait son chemin tant qu'il peut dans le coeur de ma maîtresse, qui est un peu précieuse, et qui l'écoute à cause de son esprit.
Plutus. - Aime-t-elle la dépense, ta maîtresse?
Spinette. - Beaucoup.
Plutus. - Nous la tenons, Spinette; ne t'embarrasse pas. Vante-moi seulement auprès d'elle, je lui donnerai tout ce qu'elle voudra; elle n'aura qu'à souhaiter; d'ailleurs je ne me trouve pas si mal fait, moi, on peut passer avec mon air; et pour mon visage, il y en a de pires. J'ai l'humeur franche et sans façon. Dis-lui tout cela; dis-lui encore que mon or et mon argent sont toujours beaux; cela ne prend point de rides; un louis d'or de quatre-vingts ans est tout aussi beau qu'un louis d'or d'un jour, et cela est considérable d'être toujours jeune du côté du coffre-fort.
Spinette. - Malepeste! la belle riante jeunesse! Allez, allez, je ferai votre cour. Tenez; moi d'abord, en vous voyant, je vous trouvais la physionomie assez commune, et l'esprit à l'avenant; mais depuis que je vous connais, vous êtes tout un autre homme, vous me paraissez presque aimable, et dès demain je vous trouverai charmant; du moins il ne tiendra qu'à vous.
Plutus. - Oh! j'aurai des charmes, je t'en assure; je te ferai ta fortune, mais une fortune qui sera bien nourrie; tu verras, tu verras.
Spinette. - Mais, si cela continue, vous allez devenir un Narcisse.
Plutus. - Quelqu'un vient à nous; qui est-ce?
Spinette. - Ah! c'est Arlequin, valet de Monsieur Ergaste.
Scène V
Arlequin, Spinette, Plutus
Arlequin. - Bonjour, Spinette, comment te portes-tu? Je suis bien aise de te revoir. Mon maître est-il arrivé?
Spinette. - Oui, il est au logis.
Plutus. - Bonjour, mon garçon.
Arlequin. - Que le ciel vous le rende! Voilà un galant homme qui me salue sans me connaître.
Spinette. - Oh! le plus galant homme qu'on puisse trouver, je t'en assure.
Plutus. - Eh bien! mon fils, tu sers donc Ergaste?
Arlequin. - Hélas! oui, Monsieur; je le sers par amitié, faut dire; car ce n'est pas pour ma fortune.
Plutus. - Est-ce que tu n'es pas grassement chez lui?
Arlequin. - Non, je suis aussi maigre qu'il était quand il m'a pris.
Plutus. - Et tes gages sont-ils bons?
Arlequin. - Bons ou mauvais, je ne les ai pas encore vus. Cependant tous les jours je demande à en avoir un petit échantillon; mais, à vous parler franchement, je crois que mon maître n'a ni l'échantillon ni la pièce.
Spinette. - Je suis de son avis.
Plutus. - As-tu besoin d'argent?
Arlequin. - Oh! besoin, depuis que je suis au monde, je n'ai que ce besoin-là.
Plutus. - Tu me touches, tu as la physionomie d'un bon enfant. Tiens, voilà de quoi boire à ma santé.
Arlequin. - Mais, Monsieur, cela me confond; suis-je bien réveillé? Dix louis d'or pour boire à votre santé! Spinette, fait-il jour? N'est-ce pas un rêve?
Spinette. - Non, Monsieur m'a déjà fait rêver de même.
Arlequin. - Voilà un rêve qui me mènera réellement au cabaret.
Plutus. - Je veux que tu sois de mes amis aussi.
Arlequin. - Pardi! quand vous ne le voudriez pas, je ne saurais m'en empêcher.
Plutus. - J'aime la maîtresse d'Ergaste.
Arlequin. - Mademoiselle Aminte?
Plutus. - Oui; Spinette m'a promis de me servir auprès d'elle, et je serai bien aise que tu en sois de moitié.
Arlequin. - Ne vous embarrassez pas.
Plutus. - Si Ergaste ne te paie pas tes gages, je te les paierai, moi.
Arlequin. - Vous pouvez en toute sûreté m'en avancer le premier quartier; aussi bien y a-t-il longtemps qu'il me l'a promis.
Spinette. - Tu n'es pas honteux, à ce que je vois.
Arlequin. - Ce serait bien dommage, Monsieur est si bon!
Plutus. - Tiens, je ne compte pas avec toi; je te paie à mon taux.
Arlequin. - Et moi, je ne regarde pas après vous; je suis sûr d'avoir mon compte. Que voilà un honnête gentilhomme! Oh! Monsieur, vos manières sont inimitables.
Spinette. - Doucement, voici l'oncle de Mademoiselle Aminte qui va nous aborder. Monsieur, faites-lui votre compliment.
Scène VI
Armidas, Plutus, Spinette, Arlequin
Armidas. - Ah! te voilà, Arlequin; est-ce que ton maître est arrivé?
Arlequin. - On dit que oui, Monsieur; car je ne fais que d'arriver moi-même: je m'étais arrêté dans un village pour m'y rafraîchir; et comme il fait extrêmement chaud, vous me permettrez d'en aller faire autant dans l'office.
Armidas. - Tu es le maître.
Plutus. - Monsieur, Spinette m'a dit que vous vous appelez Monsieur Armidas.
Armidas. - Oui, Monsieur; que vous plaît-il de moi?
Plutus. - C'est que si mon amitié pouvait vous accommoder, la vôtre me conviendrait on ne peut pas mieux.
Armidas. - Monsieur, vous me faites bien de l'honneur; le compliment est singulier.
Plutus. - J'y vais rondement, comme vous voyez; mais franchise vaut mieux que politesse, n'est-ce pas?
Armidas. - Monsieur, mon amitié est due à tous les honnêtes gens; et quand j'aurai l'honneur de vous connaître...
Spinette. - Tenez, dans les compliments on s'embrouille, et il y a mille honnêtes gens qui n'en savent point faire. Monsieur me paraît de ce nombre. Voyez de quoi il s'agit: Monsieur est ami du seigneur Ergaste; ils viennent d'arriver ensemble. Monsieur Ergaste est au logis, je vous laisse. (Elle s'en va.)
Plutus. - Et je m'amusais, en attendant, à demander de vos nouvelles à cet enfant.
Armidas. - Monsieur, vous ne pouviez manquer d'être bien venu sous les auspices de Monsieur Ergaste, que j'estime beaucoup. Je suis fâché de n'être pas venu plus tôt; mais j'ai été occupé d'une affaire que je voulais finir.
Plutus. - Ah! pour une affaire, voulez-vous bien me la-dire? C'est que j'ai des expédients pour les affaires, moi.
Armidas. - Eh bien! Monsieur, c'est une terre que j'ai, assez éloignée d'ici, qui n'est pas à ma bienséance, et que je voudrais vendre. J'ai dessein de marier ma nièce près de moi, et je lui donnerai en mariage le provenu de la vente. Elle est de vingt mille écus; mais la personne qui la marchande ne veut m'en donner que quinze, et nous ne saurions nous accommoder.
Plutus. - Touchez là, Monsieur Armidas.
Armidas. - Comment!
Plutus. - Touchez là.
Armidas. - Que voulez-vous dire?
Plutus. - La terre est à moi, et l'argent à vous. Je vais vous la payer.
Armidas. - Mais, Monsieur, j'ai peine à vous la vendre de cette manière; vous ne l'avez pas vue, et vous n'aimeriez peut-être pas le pays où elle est?
Plutus. - Point du tout, j'aime tous les pays, moi; n'est-ce pas des arbres et des campagnes partout?
Armidas. - Je vous en donnerai le plan, si vous voulez.
Plutus. - Je ne m'y connais pas; il suffit, c'est une terre; je ne l'ai point vue, mais je vous vois; vous avez la physionomie d'un honnête homme, et votre terre vous ressemble.
Armidas. - Puisque vous le voulez, Monsieur, j'y consens.
Plutus. - Tenez, connaissez-vous ce billet-là, et la signature?
Armidas. - Oh! Monsieur, cela est excellent; je vous suis entièrement obligé.
Plutus. - Ah! çà! si le marché ne vous plaît pas demain, je vous la revendrai, moi; et je vous ferai crédit, afin que cela ne vous incommode point.
Armidas. - Vous me comblez d'honnêtetés, Monsieur, je ne sais comment les reconnaître.
Plutus. - Oh! que si, vous les reconnaîtriez, si vous vouliez.
Armidas. - Dites-m'en les moyens.
Plutus. - Votre nièce est bien jolie, Monsieur Armidas.
Armidas. - Eh bien, Monsieur?
Plutus. - Eh bien, troquons; reprenez la terre gratis, et je prends la nièce sur le même pied.
Armidas. - Vous l'avez donc vue ma nièce, Monsieur?
Plutus. - Oui, il y a quelques mois que, passant par ici, j'aperçus une moitié de visage qui me fit grand plaisir. Je m'en suis toujours ressouvenu. J'ai demandé qui c'était. On me dit que c'était Mademoiselle Aminte, nièce d'un homme de bien, nommé Monsieur Armidas. Parbleu! dis-je en moi-même, ce visage-là tout entier doit être bien aimable. Je fis dessein de l'avoir à moi. Ergaste, mon ami, me dit quelques jours après qu'il venait ici; je l'ai suivi pour le supplanter; car il aime aussi votre nièce, et je ne m'en soucie guère, si nous sommes d'accord. C'est mon ami, mais je n'y saurais que faire; l'amour se moque de l'amitié, et moi aussi; je suis trop franc pour être scrupuleux.
Armidas. - Il est vrai, Monsieur, qu'Ergaste me paraît rechercher ma nièce.
Plutus. - Bon! bon! la voilà bien lotie, la pauvre fille!
Armidas. - Il se dit gentilhomme assez accommodé et il parle de s'établir ici. Il est d'ailleurs homme de mérite.
Plutus. - Homme de mérite, lui! Il n'a pas le sol.
Armidas. - Si cela est, c'est un grand défaut, et je suis bien aise que vous m'avertissiez. Mais, Monsieur, peut-on vous demander de quelle profession vous êtes?
Plutus. - Moi, j'ai des millions de père en fils; voilà mon principal métier, et par amusement je fais un gros commerce, qui me rapporte des sommes considérables, et tout cela pour me divertir, comme je vous dis. Ce gain-là sera pour les menus plaisirs de ma femme. Au reste, je prouverai sur table, au moins. Voilà ce qu'on appelle avoir du mérite, de l'esprit et de la taille, qui ne me manquent pourtant pas, ni l'un ni l'autre. Est-ce que, si vous étiez fille à marier, ma figure romprait le marché? On voit bien que je fais bonne chère; mon embonpoint fait l'éloge de ma table. Vraiment, si j'épouse Mademoiselle Aminte, je prétends bien que dans six mois vous soyez plus en chair que vous n'êtes. Voilà un menton qui triplera, sur ma parole; et puis du ventre!...
Armidas. - Votre humeur me convient à merveille.
Plutus. - Elle est aussi commode que ma fortune.
Armidas. - Et je parlerai à ma nièce, je vous assure; je suis sûr qu'elle se conformera à mes volontés.
Plutus. - Pardi! un homme comme moi, c'est un trésor.
Armidas. - La voilà qui vient: si vous le voulez bien, après le premier compliment, vous nous laisserez un moment ensemble, et vous irez vous rafraîchir chez moi en attendant.
Scène VII
Armidas, Plutus, Aminte, Spinette
Armidas. - Ma nièce, où est donc le seigneur Ergaste?
Aminte. - Il s'est enfermé dans une chambre pour composer un divertissement qu'il veut me donner en musique.
Plutus. - Oh! pour de la musique, Mademoiselle, il vous en apprendra tant, que vous pourrez la montrer vous-même.
Aminte. - Ce n'est pas l'usage que j'en veux faire. Mais Monsieur n'est-il pas la personne qu'Ergaste a amené avec lui? Il ressemble au portrait qu'il m'en a fait.
Armidas. - Oui, ma nièce, Monsieur est un galant homme; qui, depuis le peu de temps que je le connais, m'a déjà donné pour lui une estime toute particulière.
Plutus. - Oh! point du tout, je ne suis qu'un bon homme; mais j'ai de bons yeux; je me connais en beautés, et je déclare tout net que Mademoiselle en est une. Voilà mes galanteries, à moi; je ne sais point chercher mes phrases, Mademoiselle: vous êtes belle comme un astre, et le tout sans compliment.
Aminte. - La comparaison est forte, quoique ordinaire.
Plutus. - Ma foi, je vous la donne comme elle m'est venue.
Armidas. - Passons, passons. Ma nièce, je vous prie de regarder Monsieur comme mon ami, et comme le meilleur que j'aie encore trouvé.
Aminte. - Je vous obéirai, mon cher oncle.
Spinette. - Allez, allez, quand Mademoiselle connaîtra bien Monsieur, on n'aura que faire de lui recommander.
Plutus. - Oh! cela est vrai, on m'aime toujours quand on me connaît bien. Elle n'a pas goûté ma comparaison; une autre fois, je l'attraperai mieux. Il ne tient qu'à moi, par exemple, de vous comparer à Vénus. Aimez-vous mieux celle-là? Vous n'avez qu'à choisir. Je ne serais pas pourtant bien aise que vous lui ressemblassiez tout à fait; la bonne dame a un mari dont je ne voudrais pas être la copie.
Armidas. - Monsieur, ma nièce...
Plutus. - Ce que j'en dis n'est que pour plaisanter. Mais à propos, Ergaste fait des vers à votre louange, et moi il faut bien aussi que je vous imagine quelque chose; je vous quitte pour y rêver. Notre oncle, je me recommande à vous: allez droit en besogne.
Scène VIII
Armidas, Spinette, Aminte
Aminte. - Voudriez-vous bien, Monsieur, me dire pourquoi cet homme-là vous plaît tant; ce qui a pu vous le rendre si estimable en un quart d'heure? Pour moi, je le trouve si ridicule, qu'il m'en paraît original.
Spinette. - Pour original, vous avez raison, je ne crois pas même qu'il ait de copie.
Armidas. - Ma nièce, cet homme que vous trouvez si ridicule, encore une fois, je ne puis l'estimer assez.
Spinette. - Faut-il vous dire tout? Il vous a déjà vue en passant par ici, il vous aime; il n'est revenu que pour vous revoir. Savez-vous bien par où il a débuté avec moi afin de m'intéresser à son amour? Tenez, que dites-vous de cette bague-là?
Aminte. - Comment! elle est fort jolie. D'où cela te vient-il?
Armidas. - Gageons qu'il te l'a donnée?
Spinette. - De la meilleure grâce du monde.
Aminte. - Sur ce pied-là, je l'avoue, on ne saurait lui disputer le titre d'homme généreux et magnifique.
Armidas. - Sais-tu bien, ma nièce, que Monsieur Richard fait un commerce étonnant qui lui procure des biens immenses? Devine à quoi il destine ce gain?
Aminte. - Quoi? à bâtir?
Armidas. - A tes menus plaisirs.
Aminte. - Il faut tomber d'accord que vous me contez là des espèces de fables.
Armidas. - Tu ne sais pas? j'ai vendu cette terre dont je destinais l'argent pour te marier.
Aminte. - Est-ce que vous ne le voulez plus, mon cher oncle?
Armidas. - Bon! il est bien question de cela! C'est Monsieur Richard qui a acheté la terre sans l'avoir vue, sur ma parole, au prix que je demandais, sans hésiter. Tenez, m'a-t-il dit, vous voilà payé. En effet, voici des billets que j'en ai reçus.
Aminte. - Ah! quel dommage qu'un homme d'une si brillante fortune soit si rustique!
Armidas. - Lui, rustique!
Spinette. - Monsieur Richard, rustique!
Aminte. - Ah! vous conviendrez qu'il n'a pas d'esprit, et qu'il est d'une figure épaisse.
Spinette. - C'est une épaisseur qui ne vient que d'embonpoint.
Armidas. - Allons, allons, Ergaste disparaît au prix de cela; sans compter qu'il a le caractère un peu gascon.
Aminte. - Mais, mon oncle, le rival que vous lui substituez est bien grossier; cela m'arrête, car je me pique de quelque délicatesse.
Spinette. - Et mort de ma vie, grossier! Et moi je vous dis qu'il a autant d'esprit qu'un autre, mais qu'il ne veut s'en servir qu'à sa commodité.
Scène IX
Armidas, Spinette, Aminte, Arlequin
Armidas. - Que nous veux-tu, Arlequin?
Arlequin. - Je venais, ne vous en déplaise, Monsieur, m'acquitter d'une petite commission auprès de Mademoiselle Aminte.
Aminte. - Eh bien! de quoi s'agit-il?
Arlequin. - Oh! mais, je n'oserais parler à cause de Monsieur; cependant, comme je suis hardi de mon naturel, si vous me laissez faire, j'aurai bientôt dit.
Armidas. - Parle; voilà qui est bien mystérieux!
Arlequin. - C'est que j'ai des louis d'or dans ma poche à qui j'ai promis de vous recommander Monsieur Richard, ma belle demoiselle.
Spinette. - Oh! vraiment, à propos, ses libéralités se sont aussi étendues sur Arlequin.
Arlequin. - Il m'a fait l'honneur de me demander ma protection auprès de vous, et, ma foi, il l'a bien payée ce qu'elle vaut.
Armidas. - Cela est étonnant.
Arlequin. - C'est lui qui m'a payé les gages que Monsieur Ergaste me doit; cela est bien honnête.
Spinette. - J'étais témoin de tout ce qu'il vous dit là.
Arlequin. - Je l'épouse aussi, moi, cela est résolu.
Armidas. - Qu'appelles-tu: tu l'épouses?
Arlequin. - Oui, je me donne à lui; il m'a déjà fait les présents de noce.
Armidas. - Ma nièce, il ne faut point que cet homme-là vous échappe.
Arlequin. - Il vous aime comme un perdu; il est drôle, bouffon, gaillard. Il dit toujours: Tiens, prends; et ne dit jamais: Rends. Il a une face de jubilation. Tenez, le voilà lui-même, voyez-le plutôt. Mais il m'a donné une commission, j'y vais.
Scène X
Plutus, Armidas, Spinette, Aminte
Plutus. - Eh bien, sommes-nous en joie, ma reine? Mais comment faites-vous donc? Vous êtes encore plus belle que vous n'étiez tout à l'heure. Ergaste vous fait là-haut des vers; chacun a sa poésie, et voilà la mienne.
Spinette. - Une rime à ces vers-là serait bien riche.
Plutus. - Oh! nous rimerons, nous rimerons; j'ai la rime dans ma poche.
Aminte. - Ah! Monsieur, des vers, une chanson, se reçoivent; mais pour un bracelet de cette magnificence, ce n'est pas de même.
Plutus. - Les vers se lisent, et cela se met au bras; voilà toute la différence. Présentez le bras, ma déesse.
Aminte. - Monsieur, en vérité, ce serait trop...
Armidas. - Ma nièce, je vous permets de l'accepter.
Plutus. - Voilà le premier oncle du monde. Tenez, j'ai donné mon coeur, et quand cela est parti, le reste en coûte plus rien à déménager; car je vous aime, il n'y a que moi qui puisse aimer comme cela; et cela ira toujours en augmentant. Quel plaisir! Goûtez-en un peu, mon adorable; je suis le meilleur garçon du monde; j'apprendrai à faire des sornettes, des vaudevilles, des couplets; j'ai bon esprit, mais je n'aime pas à le gêner, il n'y a que mon coeur que je laisse aller. Il va à vous; prenez-le, ma charmante, et en attendant, placez ce petit bracelet.
Spinette. - Peut-on s'expliquer de meilleure grâce?
Aminte. - En vérité, je vous trouve bien pressant.
Plutus. - Là, dites-moi comment vous me trouvez.
Aminte. - Mais, je vous trouve bien.
Plutus. - Tant mieux, je m'en doutais un peu; m'aimeriez-vous aussi? Mon humeur vous revient-elle? On fait de moi ce que l'on veut. Vous serez si heureuse, vous aurez tant de bon temps, que vous n'en saurez que faire. Allons, est-ce marché fait? Je suis pressé; car vos yeux sont si vite en besogne! Finissons-nous, mon oncle? Mettons-nous à genoux devant elle. Spinette, à notre secours!
Armidas. - Rends-toi, ma nièce; peux-tu trouver mieux?
Spinette. - Ma maîtresse, ma chère maîtresse, ayez pitié de l'amour de cet honnête homme.
Plutus. - Je vous en conjure avec cent mille écus que j'ai porté sur moi pour échantillon de ma cassette. Tenez, prenez-les, vous les examinerez vous-même.
Spinette. - Peut-on faire fumer un plus bel encens?
Aminte. - Mais vous m'accablez. (A part.) Je veux mourir si je suis la maîtresse de dire non. Il y a dans ses manières je ne sais quoi d'engageant qui vous entraîne. (Haut.) Il est plusieurs sortes de mérites, et vous avez le vôtre, Monsieur; mais que deviendrait Ergaste?
Plutus. - Eh bien! il partira, et je lui paierai son voyage.
Armidas. - Le voilà qui arrive avec sa chanson.
Spinette. - Ce sont là ses millions, à lui.
Armidas. - Que diable, avec sa musique! on a bien affaire de cela.
Scène XI
Plutus, Armidas, Spinette, Aminte, Apollon
Apollon. - Là, là, là! Je prélude, Madame, et voici des acteurs pour exécuter la pièce. Monsieur Armidas, vous serez bien aise d'entendre cela; je le crois joli, pas tout à fait si amusant que la conversation de Monsieur Richard, mais n'importe.
Spinette. - La conversation de Monsieur Richard est magnifique.
Armidas. - Et soutenue d'un bout à l'autre.
Plutus. - Grand merci, notre oncle, je la soutiendrai toujours de même. Qu'en dites-vous, ma reine? Etes-vous de leur avis?
Aminte. - Assurément.
Apollon. - Il vous ennuyait, je gage, et je suis venu bien à propos.
Aminte. - Voyons donc votre musique.
Apollon. - Allons, Messieurs, commencez.
Scène XII
Plutus, Armidas, Spinette, Aminte, Apollon, chanteurs et danseurs.
On danse.
Air
Dieu des amants, ne crains plus désormais
Qu'on puisse échapper à tes armes;
Je vois dans ce séjour un objet plein de charmes,
Où tu pourras trouver d'inévitables traits.
Que de triomphes et d'hommages
Tu vas devoir à ses beaux yeux!
On ne verra plus en ces lieux
D'indifférents ni de volages.
On danse.
Apollon. - Il semble que cela n'ait point été de votre goût, Monsieur Armidas.
Armidas. - Oh! ne prenez point garde à moi; toute la musique m'ennuie.
Spinette. - Elle commençait à m'endormir.
Apollon. - Et vous, Madame, vous a-t-elle déplu?
Aminte. - Il y a quelque chose de galant, mais l'exécution m'en a paru un peu froide.
Plutus. - C'est que les musiciens ont la voix enrouée; il faut un peu graisser ces gosiers-là.
Apollon. - Doucement! il n'est pas besoin que vous payiez mes musiciens.
Un Musicien. - Comment, Monsieur! c'est un présent que Monsieur nous fait; que vous importe? Vous ne nous en paierez pas moins, et il ne tient qu'à vous de le faire tout à l'heure.
Plutus. - C'est bien dit; contente-les, si tu peux. J'ai aussi une fête à vous donner, moi, et une musique qui se mesure à l'aune; j'attends ceux qui doivent y danser.
Scène XIII
Plutus, Armidas, Spinette, Aminte, Apollon, Arlequin
Arlequin. - Monsieur!
Apollon. - Que veux-tu? Y a-t-il quelque chose de nouveau?
Arlequin. - Oui, Monsieur; mais cela ne vous regarde point. Je viens dire à Monsieur Richard que les musiciens qu'il a mandés seront ici dans un moment.
Apollon. - Je voudrais bien savoir de quoi tu te mêles; sont-ce là tes affaires?
Plutus. - Monsieur Armidas, vous allez entendre une drôle de musique.
Armidas. - Je la crois curieuse.
Plutus. - Des sons moelleux, magnifiques, une harmonie qui fait danser tout le monde; il n'y a personne qui n'ait de l'oreille pour cette musique-là.
Armidas. - J'ai grande envie de l'entendre.
Spinette. - Je m'en meurs d'impatience.
Le Musicien. - Cela n'empêchera pas, Monsieur, si vous voulez, que nous ne vous donnions tantôt un petit divertissement à votre honneur et gloire.
Plutus. - Oui-da, cela ne gâtera rien, et vous vous joindrez à mes danseurs que je vois entrer.
Armidas, après l'entrée des quatre porte-balles. - Je vous avoue, Monsieur, que je n'ai point encore entendu de symphonie de ce goût-là.
Plutus. - Ce qu'il y a de commode, c'est que cela se chante à livre ouvert.
Arlequin. - Voilà ma chanson, à moi, et je déloge.
Plutus. - Allez porter toutes ces musiques-là chez Monsieur Armidas. Hé bien, Mademoiselle, qu'en dites-vous?
Apollon. - Ces airs-là sont-ils aussi de votre goût, Mademoiselle?
Armidas. - Elle serait bien difficile.
Apollon. - Vous ne dites rien. Ah! je ne vois que trop ce que ce silence m'annonce. Qui vous aurait cru de ce caractère, ingrate que vous êtes!
Plutus. - Ah! ah! tu te fâches?
Aminte. - Mais, en effet, je vous trouve admirable, d'en venir avec moi aux invectives! qu'appelez-vous ingrate?
Apollon. - Perfide, est-ce là les fruits de tant de soins? Méritez-vous tant d'amour?
Plutus. - Oh! que voilà qui est chromatique! faisons une petite fugue, ma reine; allons-nous-en.
Armidas. - Allons, ma nièce, c'est trop s'amuser; suis-moi.
Plutus. - Et allons, séparez-vous bons amis, et ne vous revoyez jamais. Il n'y a rien de si beau que les bienséances; crois-moi, Ergaste, ne te fâche que dans un sonnet, ou bien, pour te consoler, va composer un opéra; cela te vaudra toujours quelque chose.
Scène XIV
Apollon, Armidas
Apollon. - Arrêtez! Etes-vous de moitié dans l'affront que l'on me fait? Approuvez-vous le procédé de Mademoiselle votre nièce?
Armidas. - Mais... c'est une fille assez raisonnable, comme vous savez.
Apollon. - Vous m'avez pourtant fait espérer...
Armidas. - Espérer! Et quand cela? Je ne me souviens de rien.
Apollon. - Qu'entends-je? Est-ce là tout ce que vous avez à me dire?
Armidas. - Tenez, vous êtes aujourd'hui de mauvaise humeur; nous aurons le temps de nous revoir. Vous ne partez pas ce soir; à demain.
Scène XV
Apollon, Spinette, Armidas
Spinette, à Armidas. - Monsieur, on vous attend.
Armidas. - J'y vais. (A Apollon.) Votre valet très humble. (Il s'en va.)
Apollon. - Spinette, de grâce, un petit mot.
Spinette. - Je n'ai guère le temps, au moins.
Apollon. - Quoi! Spinette, où en sommes-nous donc? M'abandonnes-tu aussi? Tu avais tant de bonté pour moi!
Spinette. - Bon! vous étiez bien riche; mais je crois qu'on m'appelle; je suis votre servante.
Apollon. - Oh parbleu, tu me diras la raison de tout ce que je vois.
Spinette. - Et que voyez-vous donc de si rare?
Apollon. - Que ta maîtresse me fuit, que tout le monde m'abandonne.
Spinette. - Je ne sais pas le remède à cela.
Apollon. - Monsieur Richard est donc maître du champ de bataille?
Spinette. - Je ne vous entends point; Où donc est ce champ de bataille?
Apollon. - Tu ne m'entends point? Ignores-tu de quel oeil nous nous regardons, ta maîtresse et moi?
Spinette. - Hé! vous me faites perdre ici mon temps; le dîner est prêt; est-ce que vous n'en êtes point? J'en suis bien fâchée. Adieu, Monsieur; un peu de part dans vos bonnes grâces.
Arlequin. - Spinette, on va servir.
Scène XVI
Apollon, Arlequin
Apollon. - Ah! mon pauvre Arlequin, approche; je suis au désespoir.
Arlequin. - Et moi, j'ai une faim canine.
Apollon. - Que dis-tu de ce qui se passe aujourd'hui à mon égard?
Arlequin. - Mais je n'ai rien vu passer de nouveau; je ne sais ce que vous voulez dire.
Apollon. - Veux-tu faire aussi l'imbécile avec moi?
Arlequin. - A qui en avez-vous donc? Mon maître m'attend, dépêchez.
Apollon. - Ton maître? Eh! qui l'est donc, si ce n'est moi?
Arlequin. - Je vous ai servi, moi!
Apollon. - Comment, misérable! avec qui es-tu venu ici?
Arlequin. - Cela est vrai; nous nous tenions compagnie dans le chemin.
Apollon. - Quoi! il n'y a pas jusqu'à mon valet qui me méconnaisse!
Arlequin. - Attendez, attendez; j'ai quelque souvenir éloigné d'avoir autrefois servi un certain Monsieur... aidez-moi, aidez-moi: Monsieur Orga, Orga, Er, Er, Ergaste, oui, Ergaste.
Apollon. - Coquin!
Arlequin. - Non, ce n'était pas un coquin; c'était un fort honnête homme qui ne payait pas ses gens. Oh! nous avons changé tout cela; et je l'ai troqué contre un certain Monsieur Richard, qui habille et paie encore mieux. Oh! cela vaut mieux que Monsieur Ergaste. Adieu, Monsieur. Si vous le voyez, dites-lui que je me recommande à lui. Le pauvre homme!
Apollon. - L'insolent!
Scène XVII
Apollon, Un Musicien, Spinette
Le Musicien. - Le seigneur Richard n'est-il pas dans la maison, Monsieur?
Apollon. - Ah! Monsieur, je suis bien aise de vous trouver. Je vous avais ordonné une fête pour ce soir; mais il ne s'agit plus de cela; ainsi, je vous dégage.
Le Musicien: - Oh! Monsieur, nous ne songions pas seulement à vous, nous avons autre chose en tête. C'est Monsieur Richard qui nous emploie, et que nous cherchons.
Apollon. - Il ne manquait plus que ce trait pour achever ma défaite; et me voilà pleinement convaincu que l'or est l'unique divinité à qui les hommes sacrifient.
On frappe.
Spinette. - Qui est là?
Le Musicien. - C'est pour le divertissement que Monsieur Richard nous a demandé.
Spinette. - Je m'en vais faire descendre la compagnie.
Apollon. - Puisque les voilà tous qui se rendent ici, arrêtons un moment pour leur faire voir la honte de leur choix.
Scène XVIII
Apollon, Plutus, Armidas, Aminte, Arlequin, Spinette, Un Musicien
Apollon. - Plutus, vous l'emportez sur Apollon; mais je ne suis point jaloux de votre triomphe. Il n'est point honteux pour le dieu du mérite d'être au-dessous du dieu des vices dans le coeur des hommes.
Plutus. - Hé, hé, hé! que le voilà beau garçon avec son mérite!
Armidas. - Que signifie ce que nous venons d'entendre?
Plutus. - Cela signifie qu'Ergaste est Apollon, et moi Plutus, qui lui a escroqué sa maîtresse. Ne vous alarmez pas; je vous laisse les présents que je vous ai faits. Vous vous passerez bien de moi avec cela; n'est-ce pas? Adieu, la compagnie. Vous êtes de bonnes gens; vous m'avez fait gagner la gageure, et je vais bien faire rire l'Olympe de cette aventure. Allons, divertissez-vous; les musiciens sont payés, la fête est prête, qu'on l'exécute!
Divertissement
Air
Un suivant de Plutus.
Dieu des trésors, quelle est ta gloire!
Tout l'Univers encense tes autels.
Tes attraits sur tes pas font voler la victoire,
Et tu fais à ton gré le destin des mortels.
Que le dieu de la guerre
Soit prêt à lancer son tonnerre,
Il s'arrête à ta voix;
Et si l'amour règne encore sur la terre,
Il doit à ton secours sa gloire et ses exploits.
On danse.
Reprise: Que le dieu...
Air
Une suivante de Plutus.
Pour le dieu de la richesse,
Que sans cesse
Notre amour s'empresse.
Si pour nous il s'intéresse,
Ah! que nos coeurs seront contents!
Nous aurons un éternel printemps;
C'est la puissance
Qui dispose de l'abondance:
Avec Plutus,
On a Bacchus,
On a Comus,
On a Vénus.
Sous sa loi souveraine,
Tout fléchit même dans les Cieux;
Il entraîne
Les suffrages de tous les dieux.
Reprise: Il entraîne...
Vaudeville
Le chanteur.
N'attendez pas ici qu'on vous révère
Si Plutus n'est votre dieu tutélaire.
Sans son pouvoir,
Tout le savoir
Que l'on fait voir
Ne peut valoir;
Rien ne répond à notre espoir.
Le temps n'y peut rien faire.
Mais quand on tient ce métal salutaire,
Tout ce qu'on dit
Charme et ravit,
Chacun nous rit,
Tout réussit;
Veut-on charge, honneurs ou crédit,
Un jour en fait l'affaire.
Reprise: Tout ce qu'on dit...
Apollon.
Dans ce séjour on met tout à l'enchère,
Rien ne se fait sans l'appât du salaire.
Valets, portiers,
Clercs et greffiers
Commis, fermiers,
Sont sans quartier;
On a beau gémir et crier,
Le temps n'y peut rien faire.
Mais si l'on joint l'argent à la prière,
Le plus rétif,
Le plus tardif,
Devient actif,
Expéditif;
Tout est vif, exact, attentif,
Un jour finit l'affaire.
Le chanteur.
Loin de ces lieux, une tendre bergère
S'en tient au choix que son coeur lui suggère.
Fût-ce un Midas
Pour les ducats,
S'il ne plaît pas,
Il perd ses pas.
De tous ses biens on ne fait cas,
Le temps n'y peut rien faire.
De nos beautés la maxime est contraire.
Fût-ce un palot
Un idiot,
Un maître sot,
Un ostrogot,
S'il est pourvu d'un bon magot,
Un jour finit l'affaire.
Aminte.
Loin de ces lieux, une riche héritière
N'est point l'objet qu'un amant considère;
Sagesse, honneur,
Vertu, douceur,
Sont de son coeur
L'attrait vainqueur;
Ses feux ont toujours même ardeur;
Le temps n'y peut rien faire.
De nos amants la maxime est contraire.
Bons revenus,
Contrats, écus,
Sur les vertus
Ont le dessus.
De tels noeuds sont bientôt rompus;
Un jour en fait l'affaire.
Le chanteur.
Sans dépenser, c'est en vain qu'on espère
De s'avancer au pays de Cythère.
Mari jaloux,
Femme en courroux,
Ferme sur nous
Grille et verroux,
Le chien nous poursuit comme loups;
Le temps n'y peut rien faire.
Mais si Plutus entre dans le mystère,
Grille et ressort
S'ouvrent d'abord,
Le chien s'endort,
Le mari sort,
Femme et soubrette sont d'accord;
Un jour finit l'affaire.
Tant que Philis eut un destin prospère,
Plus d'un amant lui dit d'un air sincère:
Que vos beaux yeux
Sont gracieux!
L'Amour, pour eux,
Fixe mes voeux;
Chaque instant redouble mes feux;
Le temps n'y peut rien faire.
Dès que Plutus cessa de lui complaire,
Plus de trésor,
Plus de Médor,
Flamme et transport
Prirent l'essor;
L'Amour s'enfuit et court encor;
Un jour finit l'affaire.
Arlequin.
Lorsqu'un auteur, instruit dans l'art de plaire,
Trouve des traits ignorés du vulgaire,
On l'applaudit,
On le chérit:
Grand et petit
En font récit;
Jamais l'ouvrage ne périt;
Le temps n'y peut rien faire.
Si l'on ne suit qu'une route ordinaire,
Le spectateur,
Fin connaisseur,
Contre l'auteur,
Est en rumeur;
La pièce meurt malgré l'acteur
Un jour en fait l'affaire.