PIERRE CORNEILLE

"Ils étaient deux frères. Pierre (1606-1684) a apporté au théâtre son premier triomphe avec le Cid.
Thomas (1625-1709) a apporté au théâtre du 17e siècle, son plus grand succès  avec Timocrate"
Frédéric Fabre

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- BIOGRAPHIE PIERRE ET THOMAS CORNEILLE

LES OEUVRES DE CORNEILLE :

- LE CID

- CINNA

- CLITANDRE

- LA GALERIE DU PALAIS

- L'ILLUSION COMIQUE

PERSPECTIVES SUR CORNEILLE :

- LE CHOIX CORNELIEN

- LES LIENS EXTERNES

BIOGRAPHIE DE PIERRE ET THOMAS CORNEILLE

6 juin 1606: Pierre Corneille naît rue de la Pie à Rouen. Il est le fils aîné de cinq frères et sœurs dont l'autre auteur de la famille Thomas (1625-1709) et Marthe, la mère de Fontenelle. Son père Pierre Corneille, est maître des eaux et forets et sa mère Marthe Le Pesant, est la fille d'un avocat.

1615-1622: Pierre Corneille fait de solides études au collège des jésuites de Rouen. Il s'initie au Théâtre, pratique pédagogique chère à la Compagnie de Jésus. Il a une amourette avec Catherine Hue. Cette aventure aura un écho dans Mélite et dans l'Excuse à Ariste.

1624: Licencié en droit, Corneille prête serment d'avocat stagiaire au parlement de Rouen.

1625: Thomas naît dans la maison paternelle à Rouen. Il deviendra avocat au parlement de Normandie, avant de venir à Paris tenter l'aventure théâtrale avec son frère aîné.

1628: Son père lui achète deux offices d'avocat du Roi au siège des Eaux et Forêts et à l'Amirauté de France. Il s'acquiert consciencieusement de sa tâche mais timide et peu éloquent, Corneille renonce à plaider. Cependant il ne revendra ses charges que contraint en 1651.

1629: Corneille confie Mélite, sa première création à l'acteur Mondory de la troupe Renoir. Cette troupe d'acteurs itinérants fonderont plus tard le théâtre du Marais. Cette comédie jouée à Paris lors de la saison 1629-1630 connaît un grand succès. Heureux, Corneille décide de se lancer dans une carrière théâtrale.

De 1630 à 1631: Clitandre une tragi-comédie, est représentée mais avec succès moindre.

1632: Clitandre est publiée avec des Mélanges poétiques. La Veuve, une nouvelle comédie est représentée. Corneille écrit des comédies et contribue à réhabiliter, un genre jugé secondaire. Alors que les outrances et la vulgarité de la Farce ou de la commedia dell'arte sont décriés, Corneille réussit à emprunter une voie qui refuse le grotesque pour privilégier la peinture des caractères et des mœurs. Il annonce Molière. Corneille s'inspire de la pastorale qui propose surtout, dans un climat harmonieux, une réflexion sur les conséquences sociales du sentiment amoureux. En revanche, Corneille s'attache à dévoiler la véritable nature du cœur humain, en confrontant ses personnages à des situations extrêmes et douloureuses notamment la prison, l'abandon ou la trahison. Ses comédies ne sont donc pas comiques au sens où elles chercheraient à faire rire. Elles se rapprochent plutôt d'un «romanesque gai», d'un «réalisme aimable», dans la mesure où elles peignent avec vraisemblance la vie quotidienne bourgeoise. Les dialogues se veulent  une «imitation de la conversation des honnêtes gens».

1633: Deux comédies sont représentées: La Galerie du Palais et La Suivante.

1634: Une nouvelle comédie, La Place royale est représentée.

1635: Médée, sa première tragédie est représentée.

Les succès que connaît Corneille, avec ses comédies lui permettent d'être engagé par Richelieu, avec quatre autres auteurs, Boisrobert, Colletet, L'Estoile et Rotroudont, pour mettre en vers les intrigues théâtrales que le cardinal se plaît à imaginer. La Comédie des Tuileries et L'Aveugle de Smyrne sont ainsi composées.

1636: L'illusion comique est représentée.

1637: En janvier, Le Cid, une tragi-comédie soit une tragédie au dénouement heureux, fondée sur des principes romanesques, est créé au Théâtre du Marais par la troupe fétiche de Corneille. Le rôle principal est tenu par Montdory. La pièce connaît un succès immense. Paris, qui n'a jamais connu un tel triomphe ne parle plus que du cas de conscience de Rodrigue, partagé entre son amour pour Chimène et sa volonté de venger Don Diègue, son père offensé. Le choix Cornélien est naît !

Des citations deviennent cultes:

"Rodrigue as tu du Cœur ?"

"Je suis jeune il est vrai, mais aux âmes bien nées / La valeur n'attend point le nombre des années"

"A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire"

"Va, je ne te hais point"

"Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort / Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port (...)  Et le combat cessa faute de combattants"

"Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! / N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie"

Louis XIII accorde au père de Corneille des lettres patentes de noblesse pour le remercier de son succès. Il accorde ainsi à Pierre, dès le départ un quartier de noblesse puisque Pierre Corneille est le fils aîné.

Ce triomphe le consacre comme le maître incontesté de la dramaturgie et lui vaut la jalousie de ses rivaux. Ceux-ci déclenchent une polémique connue sous le nom de "querelle du Cid". Ils lui reprochent d'avoir copié abusivement Guillen de Castro, un auteur espagnol et de n'avoir pas respecté les règles d'or du théâtre classique, notamment les règles de la vraisemblance et de la bienséance ainsi que celle des trois unités du temps, de lieu et d'action. Mairet est le premier qui attaque Corneille sur la règle des trois unités. L'intrigue du Cid est composée de deux actions distinctes subordonnées l'une à l'autre, et se déroule dans une multiplicité de lieux. Georges Scudéry trouve le sujet invraisemblable puisqu'un homme épouse la fille dont il a tué le père ! Guez de Balzac prend seul, la défense de l'auteur. Il écrit à Scudéry: «Corneille a un secret qui a mieux réussi que l'art lui-même».

1638: Richelieu qui reproche à Corneille d'avoir changer les intrigues de ses pièces durant sa collaboration dans le groupe des cinq, apporte un soutien discret aux adversaires de Corneille. Il pousse également l'Académie Française à publier un texte critique contre cette tragi-comédie. Les Sentiments de l'Académie sont publiés. Chapelain et ses confrères jugent que la pièce n'est pas conforme à la règle des 3 unités de lieu, de temps et d'action et que les règles de la bienséance sont bafouées puisque Chimène ne peut pas épouser Rodrigue, le meurtrier de son père !

Mais devant le triomphe durable du Cid, Richelieu joue finalement l'apaisement en demandant à Corneille et Mairet de se réconcilier.

1639: Corneille veille à la publication du premier tome de ses pièces et écrit Horace.

1640: En mai, Horace, une tragédie romaine est un succès mitigé. Une nouvelle polémique feutrée débute sur cette pièce qui ne respecte pas l'unité d'action. Horace développe une double intrigue et met en parallèle, la guerre glorieuse menée par le héros pour sauver Rome ainsi que le procès engagé contre lui pour le meurtre de sa sœur Camille. S'il y a effectivement une unité dans cette pièce, elle ne constitue qu'une «unité de péril», puisque le personnage principal y est confronté, par deux fois et dans deux contextes différents, soit le champ de bataille et le tribunal, à un même danger.

1641: Au printemps, Corneille épouse une fille d'un lieutenant, Marie de Lampérière qui lui donnera six enfants.

1642: La tragédie Cinna composée en alexandrin et à rimes plates, lui apporte la consécration. Pierre Corneille apparaît comme le plus grand poète dramatique de son temps. Il est qualifié alors de "Sophocle français". Cette tragédie respecte l'unité de temps d'abord, puisqu'elle se déroule en une seule journée, l'unité de lieu ensuite, puisqu'elle se passe intégralement dans le palais romain où se situent les deux appartements d'Auguste et d'Emilie et l'unité d'action enfin, puisque la préparation de la conjuration implique l'ensemble des personnages, même si ces derniers évoluent individuellement dans des sous intrigues, jusqu'à la réconciliation finale.

Polyeucte martyr, situé lors de l'établissement du christianisme au troisième siècle, est représentée avec succès. En décembre, Richelieu meurt. Corneille écrit:  "Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal, il m'a fait trop de mal pour en dire du bien". Richelieu est remplacé par Mazarin.

1643: Pierre Corneille fait représenté une tragédie, La Mort de Pompée et une comédie, Le Menteur. Louis XIII meurt. Anne d'Autriche est régente. Mazarin est toujours premier ministre.

1644: Le tome premier des oeuvres complètes de Corneille jusqu'au Cid, sont publiées. La comédie La suite du Menteur et la tragédie Rodogune princesse des Parthes, sont représentées avec succès.

1645: La tragédie Théodore, vierge et martyr, est jouée avec un nouveau grand succès.

1646: La tragédie Héraclius est jouée avec succès.

1647: Après deux échecs, Corneille est enfin reçu à l'Académie française le 22 janvier. Il reçoit commande de Mazarin d'une tragédie à machines et en musique pour le carnaval de 1650. Ce sera Andromède.

1648: La Fronde commence. Elle durera cinq ans jusque 1653. Le second tome des œuvres complètes de Corneille à partir du Cid, sont publiées.

1649:  La tragédie Don Sanche d'Aragon est un échec. Andromède est joué.

1650: Corneille reste fidèle à Mazarin. En remerciement, il est nommé procureur général des Etats de Normandie. La tragédie Andromède jouée dans les décors de Torelli, est un triomphe.

Il écrit et fait jouer une comédie héroïque, Don Sanche d'Aragon, dans le goût baroque. Cette pièce annonce le drame romantique Hernani de Victor Hugo.

1651:Corneille travaille sur la traduction de "l'imitation de Jésus Christ". La tragédie Nicomède est un nouveau triomphe. Elle apparaît comme un éloge à peine voilé du Grand Condé, qui était à la tête de la Fronde. Mazarin lui en tient rigueur. Corneille est contraint de vendre ses offices royaux et perd ses pensions. 

1652: La tragédie Pertharite est boudée par le public parisien . Ce désaveu incite Corneille à renoncer quelques temps, au théâtre et à se consacrer à sa traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ.

1653: Les deux premiers livres de "l'imitation de Jésus Christ" sont publiés.

1654: Une nouvelle édition de ses œuvres complètes sont publiées avec ses dernières tragédies. Parallèlement, le troisième livre de "l'imitation de Jésus Christ" est publié.

1656: En mars, la traduction en vers de "l'Imitation de Jésus-Christ" est publié. C'est un véritable succès d'édition. Il commence à travailler sur une nouvelle pièce à machines, La Toison d'Or.

Thomas Corneille fait jouer sa tragédie Timocrate qui devient le plus grand succès théâtrale de tout le dix septième siècle. 

1658: Pierre Corneille rencontre et se lit d'amitié avec le surintendant des Finances, Nicolas Fouquet.

1659: Corneille revient au théâtre avec succès, en faisant jouer la tragédie Œdipe, écrite à la demande de Fouquet.

1660: A l'occasion des fêtes de la Paix des Pyrénées d'une part et ensuite du mariage du roi avec l'infante d'autre part, des parties de sa tragédie à Machines La Toison d'Or est représentée à la Cour.

Il publie en trois tomes, son théâtre complet. Chaque tome est précédé d'un Discours sur l'art dramatique: Du Poème Dramatique pour le premier, De la Tragédie pour le second, Des Trois Unités pour le troisième. Chaque pièce est précédée d'un Examen. Corneille est le seul écrivain vivant à être publié dans ce format, privilège réservé aux auteurs classiques.

1661: Il fait jouer entièrement la Toison d'Or, enfin terminée.

1662: Il fait représenter et publier la tragédie Sertorius.

En octobre: Pierre et Thomas Corneille quittent Rouen pour s'installer à Paris.

1663: La tragédie Sophonisbe est représentée sans grand succès. Il est cependant sur la liste des bénéficiaires des  gratifications royales. Il y restera jusque 1774. Pierre Corneille est gêné par la polémique de l'Ecole des Femmes. Il apprécie Molière avec qui, il collabore dans ses comédies alors que Thomas Corneille s'engage contre Molière. Pierre Corneille publie une édition de luxe de son théâtre en deux volumes in folio.

1664: Pierre Corneille fait représenter la tragédie Othon avec un succès mitigé. 

1665: Alors que son jeune concurrent Racine obtient son premier succès avec sa tragédie Alexandre, Corneille publie sa traduction des Louanges de la Sainte Vierge.

A partir de cette année, Pierre et Thomas habitent tous deux dans le même immeuble rue de Cléry à Paris. Thomas, Margueritte et ses deux enfants vivent au ré de chaussée. Pierre, Marie et leurs enfants vivent à l'étage. Les repas sont pris en commun. Pierre a plus de difficulté que Thomas pour rimer. Il lève une trappe qu'il a découpée dans le plancher et hèle Thomas qui, en quelques secondes, lui propose cinq ou six choix pour terminer un vers.

1666: La représentation d'Agélisas de Pierre Corneille est un échec.

1667: La tragédie Attila est un succès. A partir de cette année, Corneille célèbre les victoires de Louis XIV chaque année. Racine triomphe avec Andromaque.

1669: Corneille publie une traduction en vers et en prose de l'Office de la Sainte Vierge.

1670:  Dans sa préface de Britannicus, Racine critique durement le théâtre de Corneille. La rivalité éclate quand Racine rencontre un nouveau triomphe  avec sa tragédie Bérénice jouée à partir du 21 novembre par la troupe de l'Hôtel de Bourgogne, alors que Corneille fait représenter avec un succès mitigé Tite et Bérénice à partir du 28 novembre par la troupe de Molière.

1671: En janvier, la tragédie ballet Psyché écrite avec Molière et Lulli rencontre un grand succès.

1672: La comédie héroïque Pulchérie est un nouvel échec pour Corneille.

1674: L'échec de sa tragédie Surena jouée par la troupe de l'hôtel de Bourgogne alors que Racine triomphe avec Iphigénie, persuade Pierre Corneille de cesser son activité d'auteur dramatique. Boileau, dans son Art  Poétique, fait un historique de la tragédie sans citer Pierre Corneille !

En septembre, Corneille perd son second fils tué en Hollande. Il perd aussi sa gratification royale.

1675: Thomas Corneille rencontre un nouveau grand succès avec sa tragicomédie Circé.

De 1675 à 1677: Les tragédies de Corneille sont rejouées à la Cour.

1677: Racine, après le triomphe de Phèdre, renonce à son tour au théâtre.

Thomas Corneille devient l'un des rédacteurs du Mercure Galant. Spécialisé dans la publication des nouvelles de la cour, ce journal alors à la mode, est également ouvert à la publication de petits textes littéraires.

1679: Thomas Corneille connaît un très grand succès avec une comédie, La Devineresse. Une voyante, Madame Jobin, exploite habilement la crédulité de ses clients. Sous ce personnage inquiétant, se profile la célèbre La Voisin connue par l'Affaire des Poisons. Ce fait divers compromet les milieux de la cour dont notamment la marquise de Brinvilliers. Sorcière, empoisonneuse, avorteuse, réputée pour la composition de la «poudre de succession» destinée à hâter les héritages, La Voisin est arrêtée peu de temps avant la création de la comédie. Elle sera brûlée vive en 1680.

1682: Les pièces les plus célèbres de Pierre Corneille sont rejouées régulièrement à Versailles, devant Louis XIV. Il peut bénéficier à nouveau de la gratification royale réservée aux gens de lettres. Il veille à la publication de son théâtre complet en quatre volume in 12.

Le 1er octobre 1684: Pierre Corneille meurt à Paris. Il est inhumé dans sa paroisse à Saint Roch.

1685: Son frère Thomas lui succède à l'Académie française. Racine qui le reçoit, prononce un vibrant éloge de Pierre Corneille, "dramaturge d'un discernement remarquable".

1685: Thomas Corneille vote l'exclusion de Furetière de l'Académie Française après la parution de son dictionnaire universel destiné à compléter le dictionnaire de l'académie. Furetière est accusé de plagiat envers l'œuvre de l'illustre assemblée.

1687: Thomas Corneille apporte le Mercure Galant, aux cotés des modernes dans la première querelle des anciens et des modernes.

1694: Thomas Corneille publie un "dictionnaire des termes d'arts et de  sciences".

1708: Thomas Corneille publie un "dictionnaire géographique et historique".

1709: Thomas Corneille meurt aux Andelys.

LE CID

A MADAME DE COMBALET

          MADAME,

     Ce portrait vivant que je vous offre représente un héros assez reconnaissable aux lauriers dont il est couvert. Sa vie a été une suite continuelle de victoires; son corps, porté dans son armée, a gagné des batailles après sa mort; et son nom, au bout de six cents ans, vient encore de triompher en France. Il y a trouvé une réception trop favorable pour se repentir d'être sorti de son pays, et d'avoir appris à parler une autre langue que la sienne. Ce succès a passé mes plus ambitieuses espérances, et m'a surpris d'abord; mais il a cessé de m'étonner depuis que j'ai vu la satisfaction que vous avez témoignée quand il a paru devant vous. Alors j'ai osé me promettre de lui tout ce qui en est arrivé, et j'ai cru qu'après les éloges dont vous l'avez honoré, cet applaudissement universel ne lui pouvait manquer. Et véritablement, MADAME, on ne peut douter avec raison de ce que vaut une chose qui a le bonheur de vous plaire: le jugement que vous en faites est la marque assurée de son prix; et comme vous donnez toujours libéralement aux véritables beautés l'estime qu'elles méritent, les fausses n'ont jamais le pouvoir de vous éblouir. Mais votre générosité ne s'arrête pas à des louanges stériles pour les ouvrages qui vous agréent; elle prend plaisir à s'étendre utilement sur ceux qui les produisent, et ne dédaigne point d'employer en leur faveur ce grand crédit que votre qualité et vos vertus vous ont acquis. J'en ai ressenti des effets qui me sont trop avantageux pour m'en taire, et ne vous dois pas moins de remercîments pour moi que pour le Cid. C'est une reconnaissance qui m'est glorieuse, puisqu'il m'est impossible de publier que je vous ai de grandes obligations, sans publier en même temps que vous m'avez assez estimé pour vouloir que je vous en eusse. Aussi, MADAME, si je souhaite quelque durée pour cet heureux effort de ma plume, ce n'est point pour apprendre mon nom à la postérité, mais seulement pour laisser des marques éternelles de ce que je vous dois, et faire lire à ceux qui naîtront dans les autres siècles la protestation que je fais d'être toute ma vie,

          MADAME,

          Votre très-humble, très obéissant
          et très-obligé serviteur,

               CORNEILLE.

AVERTISSEMENT

     "Avia pocos dias antes hecho campo con D. Gomez conde de Gormaz. Venciòle, y diòle la muerte. Lo que resultò de este caso, fué que casò con doña Ximena, hija y heredera del mismo conde. Ella misma requierò al Rey que se le diesse por marido, ca estaba muy prendada de sus partes, o le castigasse conforme a las leyes, por la muerte que diò a su padre. Hizôse el casamiento, que à todos estaba à cuento, con el qual por el gran dote de su esposa, que se allegò al estado que él tenia de su padre, se aumontò en poder y riquezas."
     Mariana, Lib. IXo de Historia d'España Ve.

     Voilà ce qu'a prêté l'histoire à D. Guillen de Castro, qui a mis ce fameux événement sur le théâtre avant moi. Ceux qui entendent l'espagnol y remarqueront deux circonstances: l'une, que Chimène ne pouvant s'empêcher de reconnaître et d'aimer les belles qualités qu'elle voyait en don Rodrigue, quoiqu'il eût tué son père (estaba prendada de sus partes), alla proposer elle-même au Roi cette généreuse alternative, ou qu'il le lui donnât pour mari, ou qu'il le fît punir suivant les lois; l'autre, que ce mariage se fit au gré de tout le monde (à todos estaba à cuento). Deux chroniques du Cid ajoutent qu'il fut célébré par l'archevêque de Séville, en présence du Roi et de toute sa cour; mais je me suis contenté du texte de l'historien, parce que toutes les deux ont quelque chose qui sent le roman, et peuvent ne persuader pas davantage que celles que nos Français ont faites de Charlemagne et de Roland. Ce que j'ai rapporté de Mariana suffit pour faire voir l'état qu'on fit de Chimène et de son mariage dans son siècle même, où elle vécut en un tel éclat, que les rois d'Aragon et de Navarre tinrent à honneur d'être ses gendres, en épousant ses deux filles. Quelques-uns ne l'ont pas si bien traitée dans le nôtre; et sans parler de ce qu'on a dit de la Chimène du théâtre, celui qui a composé l'histoire d'Espagne en français l'a notée dans son livre de s'être tôt et aisément consolée de la mort de son père, et a voulu taxer de légèreté une action qui fut imputée à grandeur de courage par ceux qui en furent les témoins. Deux romances espagnoles, que je vous donnerai ensuite de cet Avertissement, parlent encore plus en sa faveur. Ces sortes de petits poèmes sont comme des originaux décousus de leurs anciennes histoires, et je serais ingrat envers la mémoire de cette héroïne, si, après l'avoir fait connaître en France, et m'y être fait connaître par elle, je ne tâchais de la tirer de la honte qu'on lui a voulu faire, parce qu'elle a passé par mes mains. Je vous donne donc ces pièces justificatives de la réputation où elle a vécu, sans dessein de justifier la façon dont je l'ai fait parler français. Le temps l'a fait pour moi, et les traductions qu'on en a faites en toutes les langues qui servent aujourd'hui à la scène, et chez tous les peuples où l'on voit des théâtres, je veux dire en italien, flamand et anglais, sont d'assez glorieuses apologies contre tout ce qu'on en a dit. Je n'y ajouterai pour toute chose qu'environ une douzaine de vers espagnols qui semblent faits exprès pour la défendre. Ils sont du même auteur qui l'a traitée avant moi, D. Guillen de Castro, qui, dans une autre comédie qu'il intitule Engañarse engañando, fait dire à une princesse de Béarn:

A mirar

Bien el mundo, que el tener

Apetitos que vencer,

Y ocasiones que dexar.

Examinan el valor

En la muger, yo dixera

Lo que siento, porque fuera

Luzimiento de mi honor.

Pero malicias fundadas

En honras mal entendidas

De tentaciones vencidas

Hacen culpas desclaradas:

Y asi, la que el desear

Con el resistir apunta,

Vence dos veces, si iunta

Con el resistir el callar.

     C'est, si je ne me trompe, comme agit Chimène dans mon ouvrage, en présence du Roi et de l'Infante. Je dis en présence du Roi et de l'Infante, parce que quand elle est seule, ou avec sa confidente, ou avec son amant, c'est une autre chose. Ses moeurs sont inégalement égales, pour parler en termes de notre Aristote, et changent suivant les circonstances des lieux, des personnes, des temps et des occasions, en conservant toujours le même principe.

     Au reste, je me sens obligé de désabuser le public de deux erreurs qui s'y sont glissées touchant cette tragédie, et qui semblent avoir été autorisées par mon silence. La première est que j'aye convenu de juges touchant son mérite, et m'en sois rapporté au sentiment de ceux qu'on a priés d'en juger. Je m'en tairais encore, si ce faux bruit n'avait été jusque chez M. de Balzac dans sa province, ou, pour me servir de ses paroles mêmes, dans son désert, et si je n'en avais vu depuis peu les marques dans cette admirable lettre qu'il a écrite sur ce sujet, et qui ne fait pas la moindre richesse des deux derniers trésors qu'il nous a donnés. Or comme tout ce qui part de sa plume regarde toute la postérité, maintenant que mon nom est assuré de passer jusqu'à elle dans cette lettre incomparable, il me serait honteux qu'il y passât avec cette tache, et qu'on pût à jamais me reprocher d'avoir compromis de ma réputation. C'est une chose qui jusqu'à présent est sans exemple; et de tous ceux qui ont été attaqués comme moi, aucun que je sache n'a eu assez de faiblesse pour convenir d'arbitres avec ses censeurs; et s'ils ont laissé tout le monde dans la liberté publique d'en juger, ainsi que j'ai fait, ç'a été sans s'obliger, non plus que moi, à en croire personne; outre que dans la conjoncture où étaient lors les affaires du Cid, il ne fallait pas être grand devin prévoir ce que nous en avons vu arriver. A moins que d'être tout à fait stupide, on ne pouvait pas ignorer que comme les questions de cette nature ne concernent ni la religion ni l'Etat, on en peut décider par les règles de la prudence humaine, aussi bien que par celles du théâtre, et tourner sans scrupule le sens du bon Aristote du côté de la politique. Ce n'est pas que je sache si ceux qui ont jugé du Cid en ont jugé suivant leur sentiment ou non, ni même que je veuille dire qu'ils en ayent bien ou mal jugé, mais seulement que ce n'a jamais été de mon consentement qu'ils en ont jugé, et que peut-être je l'aurais justifié sans beaucoup de peine, si la même raison qui les a fait parler ne m'avait obligé à me taire. Aristote ne s'est pas expliqué si clairement dans sa Poétique, que nous n'en puissions faire ainsi que les philosophes, qui le tirent chacun à leur parti dans leurs opinions contraires; et comme c'est un pays inconnu pour beaucoup de monde, les plus zélés partisans du Cid en ont cru ses censeurs sur leur parole, et se sont imaginés avoir pleinement satisfait à toutes leurs objections, quand ils ont soutenu qu'il importait peu qu'il fût selon les règles d'Aristote et qu'Aristote en avait fait pour son siècle et pour des Grecs, et non pour le nôtre et des Français.

     Cette seconde erreur que mon silence a affermie, n'est pas moins injurieuse à Aristote qu'à moi. Ce grand homme a traité la poétique avec tant d'adresse et de jugement, que les préceptes qu'il nous a en laissés sont de tous les temps et de tous les peuples; et bien loin de s'amuser au détail des bienséances et des agréments, qui peuvent être divers selon que ces deux circonstances sont diverses, il a été droit aux mouvements de l'âme, dont la nature ne change point. Il a montré quelles passions la tragédie doit exciter dans celle de ses auditeurs; il a cherché quelles conditions sont nécessaires, et aux personnes qu'on introduit, et aux événements qu'on représente, pour les y faire naître; il en laissé des moyens qui auraient produit leur effet partout dès la création du monde, et qui seront capables de le produire encore partout, tant qu'il y aura des théâtres et des acteurs; et pour le reste, que les lieux et les temps peuvent changer, il l'a négligé, et n'a pas même prescrit le nombre des actes, qui n'a été réglé que par Horace beaucoup après lui.

     Et certes, je serais le premier qui condamnerais le Cid, s'il péchait contre ces grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe; mais bien loin d'en demeurer d'accord, j'ose dire que cet heureux poëme n'a si extraordinairement réussi que parce qu'on y voit les deux maîtresses conditions (permettez-moi cette épithète) que demande ce grand maître aux excellentes tragédies, et qui se trouvent si rarement assemblées dans un même ouvrage, qu'un des plus doctes commentateurs de ce divin traité qu'il en a fait, soutient que toute l'antiquité ne les a vues se rencontrer que dans le seul Oedipe. La première est que celui qui souffre et est persécuté ne soit ni tout méchant ni tout vertueux, mais un homme plus vertueux que méchant, qui par quelque trait de faiblesse humaine qui ne soit pas un crime, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas; l'autre, que la persécution et le péril ne viennent point d'un ennemi, ni d'un indifférent, mais d'une personne qui doive aimer celui qui souffre et en être aimée. Et voilà, pour en parler sainement, la véritable et seule cause de tout le succès du Cid, en qui l'on ne peut méconnaître ces deux conditions, sans s'aveugler soi-même pour lui faire injustice. J'achève donc en m'acquittant de ma parole; et après vous avoir dit en passant ces deux mots pour le Cid du théâtre, je vous donne, en faveur de la Chimène de l'histoire, les deux romances que vous ai promis.

ROMANCE PRIMERO

Delante el rey de Leon

Doña Ximena una tarde

Se pone à pedir justicia

Por la muerte de su padre.

Para contra el Cid la pide,

Don Rodrigo de Bivare

Que huerfana la dexó,

Niña, y de muy poca edade.

Si tengo razon, ó no,

Bien, rey, lo alcanzas y sabes,

Que los negocios de honra

No pueden dissimularse.

Cada dia que amanece

Veo al lobo de mi sangre

Caballero en un caballo

Por darme mayor pesare.

Mandale, buen rey, pues puedes

Que no me ronde mi calle,

Que no se venga en mugeres

El hombre que mucho vale.

Si mi padre afrento al suyo,

Bien ha vengado à su padre,

Que si honras pagaron muertes,

Para su disculpa basten.

Encomendada me tienes,

No consientas que me agravien,

Que el que à mi se fiziere,

A tu corona se faze.

Calledes, doña Ximena,

Que me dades pena grande,

Que yo dare buen remedio,

Para todos vuestros males. 

Al Cid no le he de ofender,

Que es hombre que mucho vale,

Y me defiende mis reynos,

Y quiero que me los guarde.

Pero yo faré un partido

Con el, que no os esté male,

De tomalle la palabra

Para que con vos se case.

Contenta quedó Ximena,

Con la merced que le faze,

Que quien huerfana la fizó

Aquese mesmo la ampare.

ROMANCE SECUNDO

A Ximena y à Rodrigo

Prendió el rey palabra, y mano,

De juntarlos para en uno

En presencia de Layn Calvo.

Las enemistades viejas

Con amor se conformaron,

Que donde preside el amor

Se olvidan muchos agravios.

.........................................

Llegaron juntos los novios,

Y al dar la mano, y abrazo,

El Cid mirando à la novia,

Le dixo todo turbado:

Maté a tu padre, Ximena,

Pero no a desaguisado,

Matéle de hombre à hombre,

Para vengar cierto agravio.

Maté hombre, y hombre doy,

Aqui estoy à tu mandado,

Y en lugar del muerto padre

Cobraste un marido honrado.

A todos pareció bien,

Su discrecion alabaron,

Y asi se bizieron las bodas

De Rodrigo el Castellano.

ACTEURS

La scène est à Séville.

LE CID

TRAGI-COMEDIE

ACTE PREMIER

SCENE PREMIERE

CHIMENE, ELVIRE

CHIMENE
Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère?
Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père?

ELVIRE
Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés:
Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez,
Et si je ne m'abuse à lire dans son âme,
Il vous commandera de répondre à sa flamme.

CHIMENE
Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix:
Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre;
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La douce liberté de se montrer au jour.
Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue?
N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité
Entre ces deux amants me penche d'un côté?

ELVIRE
Non; j'ai peint votre coeur dans une indifférence
Qui n'enfle d'aucun d'eux ni détruit l'espérance,
Et sans les voir d'un oeil trop sévère ou trop doux,
Attend l'ordre d'un père à choisir un époux.
Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage
M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage,
Et puisqu'il vous en faut encor faire un récit,
Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit:
"Elle est dans le devoir; tous deux sont dignes d'elle,
Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L'éclatante vertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage
Qui d'un homme de coeur ne soit la haute image,
Et sort d'une maison si féconde en guerriers,
Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et nous disent encor ce qu'il fut autrefois.
Je me promets du fils ce que j'ai vu du père;
Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire."
Il allait au conseil, dont l'heure qui pressait
A tranché ce discours qu'à peine il commençait;
Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n'est pas fort balancée.
Le Roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et c'est lui que regarde un tel degré d'honneur:
Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu'on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival;
Et puisque don Rodrigue a résolu son père
Au sortir du conseil à proposer l'affaire,
Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps,
Et si tous vos désirs seront bientôt contents.

CHIMENE
Il semble toutefois que mon âme troublée
Refuse cette joie, et s'en trouve accablée:
Un moment donne au sort des visages divers,
Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

ELVIRE
Vous verrez cette crainte heureusement déçue.

CHIMENE
Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.

ACTE I, SCENE II

L'INFANTE, LEONOR, LE PAGE

ACTE I, SCENE III

LE COMTE, DON DIEGUE

ACTE I, SCENE IV

ACTE I, SCENE V

DON DIEGUE, DON RODRIGUE

ACTE I, SCENE VI

ACTE II

SCENE PREMIERE

DON ARIAS, LE COMTE

ACTE II, SCENE II

LE COMTE, DON RODRIGUE

ACTE II, SCENE III

L'INFANTE, CHIMENE, LEONOR

ACTE II, SCENE IV

L'INFANTE, CHIMENE, LEONOR, LE PAGE

ACTE II, SCENE V

L'INFANTE, LEONOR

ACTE II, SCENE VI

DON FERNAND, DON ARIAS, DON SANCHE

ACTE II, SCENE VII

DON FERNAND, DON SANCHE, DON ALONSE

ACTE II, SCENE VIII

DON FERNAND, DON DIEGUE, CHIMENE,

DON SANCHE, DON ARIAS, DON ALONSE

ACTE III

SCENE PREMIERE

DON RODRIGUE, ELVIRE

ACTE III, SCENE II

DON SANCHE, CHIMENE, ELVIRE

ACTE III, SCENE III

CHIMENE, ELVIRE

ACTE III, SCENE IV

DON RODRIGUE, CHIMENE, ELVIRE

ACTE III, SCENE V

ACTE III, SCENE VI

DON DIEGUE, DON RODRIGUE

ACTE IV

SCENE PREMIERE

CHIMENE, ELVIRE

ACTE IV, SCENE II

L'INFANTE, CHIMENE, LEONOR, ELVIRE

ACTE IV, SCENE III

DON FERNAND, DON DIEGUE, DON ARIAS,

DON RODRIGUE, DON SANCHE

ACTE IV, SCENE IV

DON FERNAND, DON DIEGUE, DON RODRIGUE,

DON ARIAS, DON ALONSE, DON SANCHE.

ACTE IV, SCENE V

DON FERNAND, DON DIEGUE, DON ARIAS, DON SANCHE,

DON ALONSE, CHIMENE, ELVIRE.

ACTE V

SCENE PREMIERE

DON RODRIGUE, CHIMENE

ACTE V, SCENE II

ACTE V, SCENE III

L'INFANTE, LEONOR

ACTE V, SCENE IV

CHIMENE, ELVIRE

ACTE V, SCENE V

DON SANCHE, CHIMENE, ELVIRE

ACTE V, SCENE VI

DON FERNAND, DON DIEGUE, DON ARIAS, DON SANCHE,

DON ALONSE, CHIMENE, ELVIRE

ACTE V, SCENE VII

DON FERNAND, DON DIEGUE, DON ARIAS,

DON RODRIGUE, DON ALONSE, DON SANCHE,

L'INFANTE, CHIMENE, LEONOR, ELVIRE

EXAMEN DU CID

(1660)

     Ce poème a tant d'avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n'ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux qui ne s'attachent pas à la dernière sévérité des règles; et depuis cinquante ans qu'il tient sa place sur nos théâtres, l'histoire ni l'effort de l'imagination n'y ont rien fait voir qui en aie effacé l'éclat. Aussi a-t-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont l'assemblage se rencontre si rarement chez les anciens ni chez les modernes; il les assemble même plus fortement et plus noblement que les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son amant, qu'elle tremble d'obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa soeur; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu'elle dompte sans les affaiblir, et à qui elle laisse toute leur force pour en triompher plus glorieusement, a quelque chose de plus touchant, de plus élevé et de plus aimable que cette médiocre bonté, capable d'une faiblesse, et même d'un crime, où nos anciens étaient contraints d'arrêter le caractère le plus parfait des rois et des princes dont ils faisaient leurs héros, afin que ces taches et ces forfaits, défigurant ce qu'ils leur laissaient de vertu, s'accommodassent au goût et aux souhaits de leurs spectateurs, et fortifiassent l'horreur qu'ils avaient conçue de leur domination et de la monarchie.

     Rodrigue suit ici son devoir sans rien relâcher de sa passion; Chimène fait la même chose à son tour, sans laisser ébranler son dessein par la douleur où elle se voit abîmée par là; et si la présence de son amant lui fait faire quelque faux pas, c'est une glissade dont elle se relève à l'heure même; et non seulement elle connaît si bien sa faute qu'elle nous en avertit, mais elle fait un prompt désaveu de tout ce qu'une vue si chère lui a pu arracher. Il n'est point besoin qu'on lui reproche qu'il lui est honteux de souffrir l'entretien de son amant après qu'il a tué son père; elle avoue que c'est la seule prise que la médisance aura sur elle. Si elle s'emporte jusqu'à lui dire qu'elle veut bien qu'on sache qu'elle l'adore et le poursuit, ce n'est point une résolution si ferme, qu'elle l'empêche de cacher son amour de tout son possible lorsqu'elle est en la présence du Roi. S'il lui échappe de l'encourager au combat contre don Sanche par ces paroles:

     Son vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix,

elle ne se contente pas de s'enfuir de honte au même moment; mais sitôt qu'elle est avec Elvire à qui elle ne déguise rien de ce qui se passe dans son âme, et que la vue de ce cher objet ne lui fait plus violence, elle forme un souhait plus raisonnable, qui satisfait sa vertu et son amour tout ensemble, et demande au ciel que le combat se termine 

     Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.

     Si elle ne dissimule point qu'elle penche du côté de Rodrigue, de peur d'être à don Sanche, pour qui elle a de l'aversion, cela ne détruit point la protestation qu'elle a faite un peu auparavant, que malgré la loi de ce combat, et les promesses que le Roi a faites à Rodrigue, elle lui fera mille autres ennemis, s'il en sort victorieux. Ce grand éclat même qu'elle laisse faire à son amour après qu'elle le croit mort, est suivi d'une opposition vigoureuse à l'exécution de cette loi qui la donne à son amant, et elle ne se tait qu'après que le Roi l'a différée, et lui a laissé lieu d'espérer qu'avec le temps il y pourra survenir quelque obstacle. Je sais bien que le silence passe d'ordinaire pour une marque de consentement; mais quand les rois parlent, c'en est une de contradiction: on ne manque jamais à leur applaudir quand on entre dans leurs sentiments; et le seul moyen de leur contredire avec le respect qui leur est dû, c'est de se taire, quand leurs ordres ne sont pas si pressants qu'on ne puisse remettre à s'excuser de leur obéir lorsque le temps en sera venu, et conserver cependant une espérance légitime d'un empêchement, qu'on ne peut encore déterminément prévoir.

     Il est vrai que dans ce sujet il faut se contenter de tirer Rodrigue de péril, sans le pousser jusqu'à son mariage avec Chimène. Il est historique, et a plu en son temps; mais bien sûrement il déplairait au nôtre; et j'ai peine à voir que Chimène y consente chez l'auteur espagnol, bien qu'il donne plus de trois ans de durée à la comédie qu'il en a faite. Pour ne pas contredire l'histoire, j'ai cru ne me pouvoir dispenser d'en jeter quelque idée, mais avec incertitude de l'effet; et ce n'était que par là que je pouvais accorder la bienséance du théâtre avec la vérité de l'événement.

     Les deux visites que Rodrigue fait à sa maîtresse ont quelque chose qui choque cette bienséance de la part de celle qui les souffre; la rigueur du devoir voulait qu'elle refusât de lui parler, et s'enfermât dans son cabinet au lieu de l'écouter, mais permettez-moi de dire avec un des premiers esprits de notre siècle "que leur conversation est remplie de si beaux sentiments, que plusieurs n'ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l'ont connu l'ont toléré." J'irai plus outre, et dirai que tous presque ont souhaité que ces entretiens se fissent; et j'ai remarqué aux premières représentations, qu'alors que ce malheureux amant se présentait devant elle, il s'élevait un certain frémissement dans l'assemblée, qui marquait une curiosité merveilleuse, et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avaient à se dire dans un état si pitoyable. Aristote dit qu'il y a des absurdités qu'il faut laisser dans un poème, quand on peut espérer qu'elles seront bien reçues; et il est du devoir du poète, en ce cas, de les couvrir de tant de brillants, qu'elles puissent éblouir. Je laisse au jugement de mes auditeurs si je me suis assez bien acquitté de ce devoir pour justifier par là ces deux scènes. Les pensées de la première des deux sont quelquefois trop spirituelles pour partir de personnes fort affligées; mais outre que je n'ai fait que la paraphraser de l'espagnol, si nous ne nous permettions quelque chose de plus ingénieux que le cours ordinaire de la passion, nos poèmes ramperaient souvent, et les grandes douleurs ne mettraient dans la bouche de nos acteurs que des exclamations et des hélas. Pour ne déguiser rien, cette offre que fait Rodrigue de son épée à Chimène, et cette protestation de se laisser tuer par don Sanche, ne me plairaient pas maintenant. Ces beautés étaient de mise en ce temps-là, et ne le seraient plus en celui-ci. La première est dans l'original espagnol, et l'autre est tirée sur ce modèle. Toutes les deux ont fait leur effet en ma faveur; mais je ferais scrupule d'en étaler de pareilles à l'avenir sur notre théâtre.

     J'ai dit ailleurs ma pensée touchant l'Infante et le Roi; il reste néanmoins quelque chose à examiner sur la manière dont ce dernier agit, qui ne paraît pas assez vigoureuse, en ce qu'il ne fait pas arrêter le Comte après le soufflet donné, et n'envoie pas des gardes à don Diègue et à son fils. Sur quoi on peut considérer que don Fernand étant le premier roi de Castille, et ceux qui en avaient été maîtres auparavant lui n'ayant eu titre que de comtes, il n'était peut-être pas assez absolu sur les grands seigneurs de son royaume pour le pouvoir faire. Chez don Guillen de Castro, qui a traité ce sujet avant moi, et qui devait mieux connaître que moi quelle était l'autorité de ce premier monarque de son pays, le soufflet se donne en sa présence et en celle de deux ministres d'Etat, qui lui conseillent, après que le Comte s'est retiré fièrement et avec bravade, et que don Diègue a fait la même chose en soupirant, de ne le pousser point à bout, parce qu'il a quantité d'amis dans les Asturies, qui se pourraient révolter, et prendre parti avec les Maures dont son Etat est environné. Ainsi il se résout d'accommoder l'affaire sans bruit, et recommande le secret à ces deux ministres, qui ont été seuls témoins de l'action. C'est sur cet exemple que je me suis cru bien fondé à le faire agir plus mollement qu'on ne ferait en ce temps-ci, où l'autorité royale est plus absolue. Je ne pense pas non plus qu'il fasse une faute bien grande de ne jeter point l'alarme de nuit dans sa ville, sur l'avis incertain qu'il a du dessein des Maures, puisqu'on faisait bonne garde sur les murs et sur le port; mais il est inexcusable de n'y donner aucun ordre après leur arrivée, et de laisser tout faire à Rodrigue. La loi du combat qu'il propose à Chimène avant que de le permettre à don Sanche contre Rodrigue, n'est pas si injuste que quelques-uns ont voulu le dire, parce qu'elle est plutôt une menace pour la faire dédire de la demande de ce combat, qu'un arrêt qu'il lui veuille faire exécuter. Cela paraît en ce qu'après la victoire de Rodrigue il n'en exige pas précisément l'effet de sa parole, et la laisse en état d'espérer que cette condition n'aura point de lieu.

     Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents de cette pièce. La mort du Comte et l'arrivée des Maures s'y pouvaient entre-suivre d'aussi près qu'elles font, parce que cette arrivée est une surprise qui n'a point de communication ni de mesures à prendre avec le reste, mais il n'en va pas ainsi du combat de don Sanche, dont le Roi était le maître, et pouvait lui choisir un autre temps que deux heures après la fuite des Maures. Leur défaite avait assez fatigué Rodrigue toute la nuit pour mériter deux ou trois jours de repos, et même il y avait quelque apparence qu'il n'en était pas échappé sans blessures, quoique je n'en aie rien dit, parce qu'elles n'auraient fait que nuire à la conclusion de l'action.

     Cette même règle presse aussi trop Chimène de demander justice au Roi la seconde fois. Elle l'avait fait le soir d'auparavant, et n'avait aucun sujet d'y retourner le lendemain matin pour en importuner le Roi, dont elle n'avait encore aucun lieu de se plaindre, puisqu'elle ne pouvait encore dire qu'il lui eût manqué de promesse. Le roman lui aurait donné sept ou huit jours de patience avant que de l'en presser de nouveau; mais les vingt et quatre heures ne l'ont pas permis: c'est l'incommodité de la règle. Passons à celle de l'unité de lieu, qui ne m'a pas donné moins de gêne en cette pièce. Je l'ai placé dans Séville, bien que don Fernand n'en ait jamais été le maître; et j'ai été obligé à cette falsification, pour former quelque vraisemblance à la descente des Maures, dont l'armée ne pouvait venir si vite par terre que par eau. Je ne voudrais pas assurer toutefois que le flux de la mer monte effectivement jusque-là; mais comme dans notre Seine il fait encore plus de chemin qu'il ne lui en faut faire sur le Guadalquivir pour battre les murailles de cette ville, cela peut suffire à fonder quelque probabilité parmi nous, pour ceux qui n'ont point été sur le lieu même.

     Cette arrivée des Maures ne laisse pas d'avoir ce défaut, que j'ai marqué ailleurs, qu'ils se présentent d'eux-mêmes, sans être appelés dans la pièce directement ni indirectement, par aucun acteur du premier acte. Ils ont plus de justesse dans l'irrégularité de l'auteur espagnol: Rodrigue, n'osant plus se montrer à la cour, les va combattre sur la frontière; et ainsi le premier acteur les va chercher, et leur donne place dans le poème, au contraire de ce qui arrive ici, où ils semblent se venir faire de fête exprès pour en être battus, et lui donner moyen de rendre à son roi un service d'importance qui lui fasse obtenir sa grâce. C'est une seconde incommodité de la règle dans cette tragédie.

     Tout s'y passe donc dans Séville, et garde ainsi quelque espèce d'unité de lieu en général; mais le lieu particulier change de scène en scène, et tantôt c'est le palais du Roi, tantôt l'appartement de l'Infante, tantôt la maison de Chimène, et tantôt une rue ou place publique. On le détermine aisément pour les scènes détachées; mais pour celles qui ont leur liaison ensemble, comme les quatre dernières du premier acte, il est malaisé d'en choisir un qui convienne à toutes. Le Comte et don Diègue se querellent au sortir du palais; cela se peut passer dans une rue; mais après le soufflet reçu, don Diègue ne peut pas demeurer en cette rue à faire ses plaintes, attendant que son fils survienne, qu'il ne soit tout aussitôt environné de peuple; et ne reçoive l'offre de quelques amis.

     Ainsi il serait plus à propos qu'il se plaignît dans sa maison, où le met l'Espagnol, pour laisser aller ses sentiments en liberté; mais en ce cas il faudrait délier les scènes comme il a fait. En l'état où elles sont ici, on peut dire qu'il faut quelquefois aider au théâtre, et suppléer favorablement ce qui ne s'y peut représenter. Deux personnes s'y arrêtent pour parler, et quelquefois, il faut présumer qu'ils marchent, ce qu'on ne peut exposer sensiblement à la vue, parce qu'ils échapperaient aux yeux avant que d'avoir pu dire ce qu'il est nécessaire qu'ils fassent savoir à l'auditeur. Ainsi, par une fiction de théâtre, on peut s'imaginer que don Diègue et le Comte, sortant du palais du Roi, avancent toujours en se querellant, et sont arrivés devant la maison de ce dernier lorsqu'il reçoit le soufflet qui l'oblige à y entrer pour y chercher du secours. Si cette fiction poétique ne vous satisfait point, laissons-le dans la place publique; et disons que le concours du peuple autour de lui après cette offense, et les offres de service que lui font les premiers amis qui s'y rencontrent, sont des circonstances que le roman ne doit pas oublier; mais que ces menues actions ne servant de rien à la principale, il n'est pas besoin que le poëte s'en embarrasse sur la scène. Horace l'en dispense par ces vers:

     Hoc amet, hoc spernat promissi carminis auctor;
      Pleraque negligat.

Et ailleurs,

     Semper ad eventum festinet.

     C'est ce qui m'a fait négliger, au troisième acte, de donner à don Diègue, pour aide à chercher son fils, aucun des cinq cents amis qu'il avait chez lui. Il y a grande apparence que quelques-uns d'eux l'y accompagnaient, et même que quelques autres le cherchaient pour lui d'un autre côté; mais ces accompagnements inutiles de personnes qui n'ont rien à dire, puisque celui qu'ils accompagnent a seul tout l'intérêt à l'action, ces sortes d'accompagnements, dis-je, ont toujours mauvaise grâce au théâtre, et d'autant plus que les comédiens n'emploient à ces personnages muets que leurs moucheurs de chandelles et leurs valets, qui ne savent quelle posture tenir.

     Les funérailles du Comte étaient encore une chose fort embarrassante, soit qu'elles se soient faites avant la fin de la pièce, soit que le corps aie demeuré en présence dans son hôtel, attendant qu'on y donnât ordre. Le moindre mot que j'en eusse laissé dire, pour en prendre soin, eût rompu toute la chaleur de l'attention et rempli l'auditeur d'une fâcheuse idée. J'ai cru plus à propos de les dérober à son imagination par mon silence, aussi bien que le lieu précis de ces quatre scènes du premier acte dont je viens de parler; et je m'assure que cet artifice m'a si bien réussi, que peu de personnes ont pris garde à l'un ni à l'autre et que la plupart des spectateurs, laissant emporter leurs esprits à ce qu'ils ont vu et entendu de pathétique en ce poème, ne se sont point avisés de réfléchir sur ces deux considérations.

     J'achève par une remarque sur ce que dit Horace, que ce qu'on expose à la vue touche bien plus que ce qu'on n'apprend que par un récit.

     Segnius irritant animos demissa per aurem,
     Quam quae sunt oculis subjecta fidelibus...
           De Arte Poetica, V. 180.

     C'est sur quoi je me suis fondé pour faire voir le soufflet que reçoit don Diègue, et cacher aux yeux la mort du Comte, afin d'acquérir et conserver à mon premier acteur l'amitié des auditeurs, si nécessaire pour réussir au théâtre. L'indignité d'un affront fait à un vieillard, chargé d'années et de victoires, les jette aisément dans le parti de l'offensé; et cette mort, qu'on vient dire au Roi tout simplement sans aucune narration touchante, n'excite point en eux la commisération qu'y eût fait naître le spectacle de son sang, et ne leur donne aucune aversion pour ce malheureux amant, qu'ils ont vu forcé par ce qu'il devait à son honneur d'en venir à cette extrémité, malgré l'intérêt et la tendresse de son amour.

CINNA

Tragédie de
Pierre Corneille Édition de 1682

[La scène est à Rome.]

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE-ÉMILIE

ÉMILIE
Impatients désirs d'une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire ;
Durant quelques moments souffrez que je respire,
Et que je considère, en l'état où je suis,
Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis.
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire,
Et que vous reprochez à ma triste mémoire
Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine, et l'effet de sa rage,
Je m'abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts.
Au milieu toutefois d'une fureur si juste,
J'aime encor plus Cinna que je ne hais Auguste,
Et je sens refroidir ce bouillant mouvement
Quand il faut, pour le suivre, exposer mon amant.
Oui, Cinna, contre moi, moi-même je m'irrite
Quand je songe aux dangers où je te précipite.
Quoique pour me servir tu n'appréhendes rien,
Te demander du sang, c'est exposer le tien :
Dune si haute place on n'abat point de têtes
Sans attirer sur soi mille et mille tempêtes ;
L'issue en est douteuse, et le péril certain :
Un ami déloyal peut trahir ton dessein ;
L'ordre mal concerté, l'occasion mal prise,
Peuvent sur son auteur renverser l'entreprise,
Tourner sur toi les coups dont tu veux le frapper ;
Dans sa ruine même il peut t'envelopper ;
Et quoi qu'en ma faveur ton amour exécute,
Il te peut, en tombant, écraser sous sa chute.
Ah ! cesse de courir à ce mortel danger ;
Te perdre en me vengeant, ce n'est pas me venger.
Un coeur est trop cruel quand il trouve des charmes
Aux douceurs que corrompt l'amertume des larmes ;
Et l'on doit mettre au rang des plus cuisants malheurs
La mort d'un ennemi qui coûte tant de pleurs.
Mais peut-on en verser alors qu'on venge un père ?
Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?
Et quand son assassin tombe sous notre effort,
Doit-on considérer ce que coûte sa mort ?
Cessez, vaines frayeurs, cessez, lâches tendresses,
De jeter dans mon coeur vos indignes faiblesses ;
Et toi qui les produis par tes soins superflus,
Amour, sers mon devoir, et ne le combats plus :
Lui céder, c'est ta gloire, et le vaincre, ta honte :
Montre-toi généreux, souffrant qu'il te surmonte ;
Plus tu lui donneras, plus il va te donner,
Et ne triomphera que pour te couronner.

SCÈNE II-ÉMILIE, FULVIE

ÉMILIE
Je l'ai juré, Fulvie, et je le jure encore,
Quoique j'aime Cinna, quoique mon coeur l'adore,
S'il me veut posséder, Auguste doit périr :
Sa tête est le seul prix dont il peut m'acquérir.
Je lui prescris la loi que mon devoir m'impose.
FULVIE
Elle a pour la blâmer une trop juste cause :
Par un si grand dessein vous vous faites juger
Digne sang de celui que vous voulez venger ;
Mais encore une fois souffrez que je vous die
Qu'une si juste ardeur devrait être attiédie.
Auguste chaque jour, à force de bienfaits,
Semble assez réparer les maux qu'il vous a faits ;
Sa faveur envers vous paraît si déclarée,
Que vous êtes chez lui la plus considérée ;
Et de ses courtisans souvent les plus heureux
Vous pressent à genoux de lui parler pour eux.
ÉMILIE
Toute cette faveur ne me rend pas mon père ;
Et de quelque façon que l'on me considère,
Abondante en richesse, ou puissante en crédit,
Je demeure toujours la fille d'un proscrit.
Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses ;
D'une main odieuse ils tiennent lieu d'offenses :
Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr,
Plus d'armes nous donnons à qui veut nous trahir.
Il m'en fait chaque jour sans changer mon courage ;
Je suis ce que j'étais, et je puis davantage,
Et des mêmes présents qu'il verse dans mes mains
J'achète contre lui les esprits des Romains ;
Je recevrais de lui la place de Livie
Comme un moyen plus sûr d'attenter à sa vie.
Pour qui venge son père il n'est point de forfaits,
Et c'est vendre son sang que se rendre aux bienfaits.
FULVIE
Que besoin toutefois de passer pour ingrate ?
Ne pouvez-vous haïr sans que la haine éclate ?
Assez d'autres sans vous n'ont pas mis en oubli
Par quelles cruautés son trône est établi :
Tant de braves Romains, tant d'illustres victimes,
Qu'à son ambition ont immolé ses crimes,
Laissent à leurs enfants d'assez vives douleurs
Pour venger votre perte en vengeant leurs malheurs.
Beaucoup l'ont entrepris, mille autres vont les suivre.
Qui vit haï de tous ne saurait longtemps vivre :
Remettez à leurs bras les communs intérêts,
Et n'aidez leurs desseins que par des voeux secrets.
ÉMILIE
Quoi ? je le haïrai sans tâcher de lui nuire ?
J'attendrai du hasard qu'il ose le détruire ?
Et je satisferai des devoirs si pressants
Par une haine obscure et des voeux impuissants ?
Sa perte, que je veux, me deviendrait amère,
Si quelqu'un l'immolait à d'autres qu'à mon père ;
Et tu verrais mes pleurs couler pour son trépas,
Qui, le faisant périr, ne me vengerait pas.
C'est une lâcheté que de remettre à d'autres
Les intérêts publics qui s'attachent aux nôtres.
Joignons à la douceur de venger nos parents
La gloire qu'on remporte à punir les tyrans,
Et faisons publier par toute l'Italie :
<< La liberté de Rome est l'oeuvre d'Émilie ;
On a touché son âme, et son coeur s'est épris ;
Mais elle n'a donné son amour qu'à ce prix. >>
FULVIE
Votre amour à ce prix n'est qu'un présent funeste
Qui porte à votre amant sa perte manifeste.
Pensez mieux, Émilie, à quoi vous l'exposez,
Combien à cet écueil se sont déjà brisés ;
Ne vous aveuglez point quand sa mort est visible.
ÉMILIE
Ah ! tu sais me frapper par où je suis sensible.
Quand je songe aux dangers que je lui fais courir,
La crainte de sa mort me fait déjà mourir ;
Mon esprit en désordre à soi-même s'oppose :
Je veux et ne veux pas, je m'emporte et je n'ose ;
Et mon devoir confus, languissant, étonné,
Cède aux rébellions de mon coeur mutiné.
Tout beau, ma passion, deviens un peu moins forte ;
Tu vois bien des hasards, ils sont grands, mais qu'importe :
Cinna n'est pas perdu pour être hasardé.
De quelques légions qu'Auguste soit gardé,
Quelque soin qu'il se donne et quelque ordre qu'il tienne,
Qui méprise sa vie est maître de la sienne.
Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit ;
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.
Quoi qu'il en soit, qu'Auguste ou que Cinna perisse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice ;
Cinna me l'a promis en recevant ma foi ;
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.
Il est tard, après tout, de m'en vouloir dédire.
Aujourd'hui l'on s'assemble, aujourd'hui l'on conspire,
L'heure, le lieu, le bras se choisit aujourd'hui ;
Et c'est à faire enfin à mourir après lui.

SCÈNE III-CINNA, ÉMILIE,FULVIE

ÉMILIE
Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Par l'effroi du péril n'est-elle point troublée ?
Et reconnaissez-vous au front de vos amis
Qu'ils soient prêts à tenir ce qu'ils vous ont promis ?
CINNA
Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d'espérer une si belle issue ;
Jamais de telle ardeur on n'en jura la mort,
Et jamais conjurés ne furent mieux d'accord ;
Tous s'y montrent portés avec tant d'allégresse,
Qu'ils semblent, comme moi, servir une maîtresse ;
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu'ils semblent tous venger un père comme vous.
ÉMILIE
Je l'avais bien prévu, que, pour un tel ouvrage,
Cinna saurait choisir des hommes de courage,
Et ne remettrait pas en de mauvaises mains
L'intérêt d'Émilie et celui des Romains.
CINNA
Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d'Auguste, et d'empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s'enflammer de fureur,
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d'horreur et rougir de colère.
<< Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux ;
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d'un homme,
Si l'on doit le nom d'homme à qui n'a rien d'humain,
À ce tigre altéré de tout le sang romain.
Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues !
Combien de fois changé de partis et de ligues,
Tantôt ami d'Antoine, et tantôt ennemi,
Et jamais insolent ni cruel à demi ! >>
Là, par un long récit de toutes les misères
Que durant notre enfance ont enduré nos pères,
Renouvelant leur haine avec leur souvenir,
Je redouble en leurs coeurs l'ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles,
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté
Nos légions s'armaient contre leur liberté ;
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves
Mettaient toute leur gloire à devenir esclaves ;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous voulaient à leur chaîne attacher l'univers ;
Et l'exécrable honneur de lui donner un maître
Faisant aimer à tous l'infâme nom de traître,
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
J'ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et pour tout dire enfin, de leur triumvirat ;
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires.
Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé ;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire,
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles traits
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.
Vous dirai-je les noms de ces grands personnages
Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels,
Qu'on a sacrifiés jusque sur les autels ?
Mais pourrais-je vous dire à quelle impatience,
À quels frémissements, à quelle violence,
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés ?
Je n'ai point perdu de temps, et voyant leur colère
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J'ajoute en peu de mots : << Toutes ces cruautés,
La perte de nos biens et de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles,
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter sur le trône et nous donner des lois.
Mais nous pouvons changer un destin si funeste,
Puisque de trois tyrans, c'est le seul qui nous reste,
Et que, juste une fois, il s'est privé d'appui,
Perdant, pour régner seul, deux méchants comme lui.
Lui mort, nous n'avons point de vengeur ni de maître ;
Avec la liberté Rome s'en va renaître ;
Et nous mériterons le nom de vrais Romains,
Si le joug qui l'accable est brisé par nos mains.
Prenons l'occasion tandis qu'elle est propice :
Demain au Capitole il fait un sacrifice ;
Qu'il en soit la victime, et faisons de ces lieux
Justice à tout le monde, à la face des dieux :
Là presque pour sa suite il n'a que notre troupe ;
C'est de ma main qu'il prend l'encens et la coupe ;
Et je veux pour signal que cette même main
Lui donne, au lieu d'encens, d'un poignard dans le sein.
Ainsi d'un coup mortel la victime frappée
Fera voir si je suis du sang du grand Pompée ;
Faites voir, après moi, si vous vous souvenez
Des illustres aïeux de qui vous êtes nés.
À peine ai-je achevé, que chacun renouvelle,
Par un noble serment, le voeu d'être fidèle :
L'occasion leur plaît ; mais chacun veut pour soi
L'honneur du premier coup que j'ai choisi pour moi.
La raison règle enfin l'ardeur qui les emporte :
Maxime et la moitié s'assurent de la porte ;
L'autre moitié me suit, et doit l'environner,
Prête au moindre signal que je voudrai donner.
Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.
Demain j'attends la haine ou la faveur des hommes,
Le nom de parricide, ou de libérateur,
César celui de prince, ou d'un usurpateur.
Du succès qu'on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire, ou notre ignominie ;
Et le peuple, inégal à l'endroit des tyrans,
S'il les déteste morts, les adore vivants.
Pour moi, soit que le ciel me soit dur ou propice,
Qu'il m'élève à la gloire, ou me livre au supplice,
Que Rome se déclare ou pour ou contre nous,
Mourant pour vous servir tout me semblera doux.
ÉMILIE
Ne crains point de succès qui souille ta mémoire :
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire ;
Et, dans un tel dessein, le manque de bonheur
Met en péril la vie, et non pas ton honneur.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie ;
La splendeur de leurs noms en est-elle obscurcie ?
Sont-ils morts tous entiers avec leurs grands desseins ?
Ne les compte-t-on plus pour les deniers Romains ?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse,
Autant que de César la vie est odieuse ;
Si leur vainqueur y règne, ils y sont regrettés,
Et par les voeux de tous leurs pareils souhaités.
Va marcher sur leurs pas où l'honneur te convie :
Mais ne perds pas le soin de conserver ta vie ;
Souviens-toi du beau feu dont nous sommes épris,
Qu'aussi bien que la gloire Émilie est ton prix ;
Que tu me dois ton coeur, que mes faveurs t'attendent,
Que tes jours me sont chers, que les miens en dépendent.
Mais quelle occasion mène Évandre vers nous ?

SCÈNE IV-CINNA, ÉMILIE, ÉVANDRE, FULVIE

ÉVANDRE
Seigneur, César vous mande, et Maxime avec vous.
CINNA
Et Maxime avec moi ! Le sais-tu bien, Évandre ?
ÉVANDRE
Polyclète est encor chez vous à vous attendre,
Et fût venu lui-même avec moi vous chercher
Si ma dextérité n'eût su l'en empêcher ;
Je vous en donne avis de peur d'une surprise.
Il presse fort.
ÉMILIE
Mander les chefs de l'entreprise !
Tous deux ! en même temps ! Vous êtes découverts !
CINNA
Espérons mieux, de grâce.
ÉMILIE
Ah ! Cinna ! je te perds !
Et les dieux, obstinés à nous donner un maître,
Parmi tes vrais amis ont mêlé quelque traître.
Il n'en faut point douter, Auguste a tout appris.
Quoi, tous deux ! et sitôt que le conseil est pris !
CINNA
Je ne vous puis ceder que son ordre m'étonne ;
Mais souvent il m'appelle auprès de sa personne,
Maxime est comme moi de ses plus confidents,
Et nous vous alarmons peut-être en imprudents.
ÉMILIE
Sois moins ingénieux à te tromper toi-même,
Cinna ; ne porte point mes maux jusqu'à l'extrême ;
Et, puisque désormais tu ne peux me venger,
Dérobe au moins ta tête à ce mortel danger ;
Fuis d'Auguste irrité l'implacable colère.
Je verse assez de pleurs pour la mort de mon père ;
N'aigris point ma douleur par un nouveau tourment ;
Et ne me réduis point à pleurer mon amant.
CINNA
Quoi ! sur l'illusion d'une terreur panique,
Trahir vos intérêts et la cause publique !
Par cette lâcheté moi-même m'accuser,
Et tout abandonner quand il faut tout oser !
Que feront nos amis, si vous êtes déçue ?
ÉMILIE
Mais que deviendras-tu, si l'entreprise est sue ?
CINNA
S'il est pour me trahir des esprits assez bas,
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas :
Vous la verrez, brillante au bord des précipices,
Se couronner de gloire en bravant les supplices,
Rendre Auguste jaloux du sang qu'il répandra,
Et le faire trembler alors qu'il me perdra.
Je deviendrais suspect à tarder davantage.
Adieu. Raffermissez ce généreux courage.
S'il faut subir le coup d'un destin rigoureux,
Je mourrai tout ensemble heureux et malheureux :
Heureux pour vous servir de perdre ainsi la vie,
Malheureux de mourir sans vous avoir servie.
ÉMILIE
Oui, va, n'écoute plus ma voix qui te retient ;
Mon trouble se dissipe, et ma raison revient.
Pardonne à mon amour cette indigne faiblesse.
Tu voudrais fuir en vain, Cinne, je le confesse,
Si tout est découvert, Auguste a su pourvoir
À ne te laisser pas la fuite en ton pouvoir.
Porte, porte chez lui cette mâle assurance,
Digne de notre amour, digne de ta naissance ;
Meurs, s'il y faut mourir, en citoyen romain,
Et par un beau trépas couronne un beau dessein.
Ne crains pas qu'après toi rien ici me retienne :
Ta mort emportera mon âme vers la tienne ;
Et mon coeur aussitôt, percé des mêmes coups...
CINNA
Ah ! souffrez que tout mort je vive encore en vous ;
Et du moins en mourant permettez que j'espère
Que vous saurez venger l'amant avec le père.
Rien n'est pour vous à craindre ; aucun de nos amis
Ne sait ni vos desseins, ni ce qui m'est promis ;
Et, leur parlant tantôt des misères romaines,
Je leur ai tu la mort qui fait naître nos haines,
De peur que mon ardeur, touchant vos intérêts,
D'un si parfait amour ne trahît les secrets ;
Il n'est su que d'Évandre et de votre Fulvie.
ÉMILIE
Avec moins de frayeur, je vais donc chez Livie,
Puisque dans ton péril il me reste un moyen
De faire agir pour toi son crédit et le mien :
Mais si mon amitié par là ne te délivre,
N'espère pas qu'enfin je veuille te survivre.
Je fais de ton destin des règles à mon sort,
Et j'obtiendrai ta vie, ou je suivrai ta mort.
CINNA
Soyez en ma faveur moins cruelle à vous-même.
ÉMILIE
Va-t'en, et souviens-toi seulement que je t'aime.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE-AUGUSTE, CINNA, MAXIME, TROUPE DE COURTISANS

AUGUSTE
Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici.
Vous, Cinna, demeurez, et vous, Maxime, aussi.
[(Tous se retirent, à la réserve de Cinna et de Maxime)]
Cet empire absolu sur la terre et sur l'onde,
Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde,
Cette grandeur sans borne et cet illustre rang,
Qui m'a jadis coûté tant de peine et de sang,
Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune
D'un courtisan flatteur la présence importune,
N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit,
Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.
L'ambition déplaît quand elle est assouvie,
D'une contraire ardeur son ardeur est suivie ;
Et comme notre esprit, jusqu'au dernier soupir,
Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,
Il se ramène en soi, n'ayant plus où se prendre,
Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre.
J'ai souhaité l'empire, et j'y suis parvenu ;
Mais, en le souhaitant, je ne l'ai pas connu :
Dans sa possession, j'ai trouvé pour tous charmes
D'effroyables soucis, d'éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tout propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m'a précédé dans ce pouvoir suprême ;
Le grand César mon père en a joui de même.
D'un oeil si différent tous deux l'ont regardé,
Que l'un s'en est démis, et l'autre l'a gardé ;
Mais l'un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;
L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,
A vu trancher ses jours par un assassinat.
Ces exemples récents suffiraient pout m'instruire,
Si par l'exemple seul on devait se conduire ;
L'un m'invite à le suivre, et l'autre me fait peur ;
Mais l'exemple souvent n'est qu'un miroir trompeur ;
Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées
N'est pas toujours écrit dans les choses passées :
Quelquefois l'un se brise où l'autre est sauvé,
Et par où l'un périt, un autre est conservé.
Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.
Vous, qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène,
Pour résoudre ce point avec eux débattu,
Prenez sur mon esprit le pouvoir qu'ils ont eu :
Ne considérez point cette grandeur suprême,
Odieuse aux Romains, et pesante à moi-même ;
Traitez-moi comme ami, non comme souverain ;
Rome, Auguste, l'État, tout est en votre main.
Vous mettrez et l'Europe, et l'Asie, et l'Afrique,
Sous les lois d'un monarque, ou d'une république :
Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
Je veux être empereur, ou simple citoyen.
CINNA
Malgré notre surprise, et mon insuffisance,
Je vous obéirai, seigneur, sans complaisance,
Et mets bas le respect qui pourrait m'empêcher
De combattre un avis où vous semblez pencher.
Souffrez-le d'un esprit jaloux de votre gloire,
Que vous allez souiller d'une tache trop noire,
Si vous ouvrez votre âme à ces impressions
Jusques à condamner toutes vos actions.
On ne renonce point aux grandeurs légitimes ;
On garde sans remords ce qu'on acquiert sans crime ;
Et plus le bien qu'on quitte est noble, grand, exquis,
Plus qui l'ose quitter le juge mal acquis.
N'imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque
À ces rares vertus qui vous ont fait monarque ;
Vous l'êtes justement, et c'est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l'État.
Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre ;
Vos armes l'ont conquise, et tous les conquérants
Pour être usurpateurs ne sont pas des tyrans ;
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces,
Gouvernant justement, ils s'en font justes princes :
C'est ce que fit César ; il vous faut aujourd'hui
Condamner sa mémoire, ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprême est blâmé par Auguste,
César fut un tyran, et son trépas fut juste,
Et vous devez aux dieux compte de tout le sang
Dont vous l'avez vengé pour monter à son rang.
N'en craignez point, seigneur, les tristes destinées ;
Un plus puissant démon veille sur vos années :
On a dix fois sur vous attenté sans effet,
Et qui l'a voulu perdre au même instant l'a fait.
On entreprend assez, mais aucun n'exécute ;
Il est des assassins, mais il n'est plus de Brute ;
Enfin, s'il faut attendre un semblable revers,
Il est beau de mourir maître de l'univers.
C'est ce qu'en peu de mots j'ose dire ; et j'estime
Que ce peu que j'ai dit est l'avis de Maxime.
MAXIME
Oui, j'accorde qu'Auguste a droit de conserver
L'empire où sa vertu l'a fait seule arriver,
Et qu'au prix de son sang, au péril de sa tête,
Il a fait de l'État une juste conquête ;
Mais que, sans se noircir, il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter,
Qu'il accuse par là César de tyrannie,
Qu'il approuve sa mort, c'est ce que je dénie.
Rome est à vous, seigneur, l'empire est votre bien.
Chacun en liberté peut disposer du sien ;
Il le peut à son choix garder, ou s'en défaire :
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire,
Et seriez devenu, pour avoir tout dompté,
Esclave des grandeurs où vous êtes monté !
Possédez-les, seigneur, sans qu'elles vous possèdent.
Loin de vous captiver, souffrez qu'elles vous cèdent ;
Et faites hautement connaître enfin à tous
Que tout ce qu'elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance ;
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital
La libéralité vers le pays natal !
Il appelle remords l'amour de la patrie !
Par la haute vertu la gloire est donc flétrie,
Et ce n'est qu'un objet digne de nos mépris,
Si de ses pleins effets l'infamie est le prix !
Je veux bien avouer qu'une action si belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d'elle ;
Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnaissance est au-dessus du don ?
Suivez, suivez, seigneur, le ciel qui vous inspire :
Votre gloire redouble à mépriser l'empire
Et vous serez fameux chez la postérité,
Moins pour l'avoir conquis que pour l'avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême,
Mais pour y renoncer il faut la vertu même ;
Et peu de généreux vont jusqu'à dédaigner,
Après un sceptre acquis, la douceur de régner.
Considérez d'ailleurs que vous régnez dans Rome,
Où, de quelque façon que votre cour vous nomme,
On hait la monarchie ; et le nom d'empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d'horreur.
Ils passent pour tyran quiconque s'y fait maître,
Qui le sert, pour esclave, et qui l'aime, pour traître ;
Qui le souffre a le coeur lâche, mol, abattu,
Et pour s'en affranchir tout s'appelle vertu.
Vous en avez, seigneur, des preuves trop certaines :
On a fait contre vous dix entreprises vaines ;
Peut-être que l'onzième est prête d'éclater,
Et que ce mouvement qui vous vient agiter
N'est qu'un avis secret que le ciel vous envoie,
Qui pour vous conserver n'a plus que cette voie.
Ne vous exposez plus à ces fameux revers :
Il est beau de mourir maître de l'univers ;
Mais la plus belle mort souille notre mémoire,
Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire.
CINNA
Si l'amour de pays doit ici prévaloir,
C'est son bien seulement que vous devez vouloir ;
Et cette liberté, qui lui semble si chère,
N'est pour Rome, seigneur, qu'un bien imaginaire,
Plus nuisible qu'utile, et qui n'approche pas
De celui qu'un bon prince apporte à ses États.
Avec ordre et raison les honneurs il dispense,
Avec discernement punit et récompense,
Et dispose de tout en juste possesseur,
Sans rien précipiter, de peur d'un successeur.
Mais quand le peuple est maître, on n'agit qu'en tumulte :
La voix de la raison jamais ne se consulte ;
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L'autorité livrée aux plus séditieux.
Ces petits souverains qu'il fait pour une année,
Voyant d'un temps si cour leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
De peur de le laisser à celui qui les suit ;
Comme ils ont peu de part au bien dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement :
Le pire des États, c'est l'État populaire.
AUGUSTE
Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire.
Cette haine des rois que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent tous ses enfants,
Pour l'arracher des coeurs, est trop enracinée.
MAXIME
Oui, seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée ;
Son peuple, qui s'y plaît, en fuit la guérison :
Sa coutume l'emporte, et non pas la raison ;
Et cette vieille erreur, que Cinna veut abattre,
Est une heureuse erreur dont il est idolâtre,
Par qui le monde entier, asservi sous ses lois,
L'a vu cent fois marcher sur la tête des rois,
Son épargne s'enfler du sac de leurs provinces.
Que lui pouvaient de plus donner les meilleurs princes ?
J'ose dire, seigneur, que par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d'États ;
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu'on ne saurait changer sans lui faire injure :
Telle est la loi du ciel, dont la sage équité
Sème dans l'univers cette diversité.
Les Macédoniens aiment la monarchie,
Et le reste des Grecs la liberté publique :
Les Parthes, les Persans veulent des souverains ;
Et le seul consulat est bon pour les Romains.
CINNA
Il est vrai que du ciel la prudence infinie
Départ à chaque peuple un différent génie ;
Mais il n'est pas moins vrai que cet ordre des cieux
Change selon les temps comme selon les lieux.
Rome a reçu des rois ses murs et sa naissance ;
Elle tient des consuls sa gloire et sa puissance,
Et reçoit maintenant de vos rares bontés
Le comble souverain de ses prospérités.
Sous vous, l'État n'est plus en pillage aux armées ;
Les portes de Janus par vos mains sont fermées,
Ce que sous ses consuls on n'a vu qu'une fois,
Et qu'a fait voir comme eux le second de ses rois.
MAXIME
Les changements d'États que fait l'ordre céleste
Ne coûtent point de sang, n'ont rien qui soit funeste.
CINNA
C'est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt,
De nous vendre un peu cher les grands biens qu'ils nous font.
L'exil des Tarquins même ensanglanta nos terres,
Et nos premiers consuls nous ont coûté des guerres.
MAXIME
Donc votre aïeul Pompée au ciel a résisté
Quand il a combattu pour notre liberté ?
CINNA
Si le ciel n'eût voulu que Rome l'eût perdue
Par les mains de Pompée il l'aurait défendue :
Il a choisi sa mort pour servir dignement
D'une marque éternelle à ce grand changement,
Et devait cette gloire aux mânes d'un tel homme,
D'emporter avec eux la liberté de Rome.
Ce nom depuis longtemps ne sert qu'à l'éblouir,
Et sa propre grandeur l'empêche d'en jouir.
Depuis qu'elle se voit la maîtresse du monde,
Depuis que la richesse entre ses murs abonde,
Et que son sein, fécond en glorieux exploits,
Produit des citoyens plus puissants que des rois.
Les grands, pour s'affermir achetant les suffrages,
Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages,
Qui, par des fers dorés se laissant enchaîner,
Reçoivent d'eux les lois qu'ils pensent leur donner.
Envieux l'un de l'autre, ils mènent tout par brigues,
Que leur ambition tourne en sanglantes ligues.
Ainsi de Marius Sylla devint jaloux ;
César, de mon aïeul ; Marc-Antoine, de vous :
Ainsi la liberté ne peut plus être utile
Qu'à former les fureurs d'une guerre civile,
Lorsque, par un désordre à l'univers fatal,
L'un ne veut point de maître, et l'autre point d'égal.
Seigneur, pour sauver Rome, il faut qu'elle s'unisse
En la main d'un bon chef à qui tout obéisse.
Si vous aimez encore à la favoriser,
Ôtez-lui les moyens de plus se diviser.
Sylla, quittant la place enfin bien usurpée,
N'a fait qu'ouvrir le champ à César et Pompée,
Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir,
S'il eût dans sa famille assuré son pouvoir.
Qu'a fait du grand César le cruel parricide,
Qu'élever contre vous Antoine avec Lépide,
Qui n'eussent pas détruit Rome par les Romains,
Si César eût laissé l'empire entre vos mains ?
Vous la replongerez, en quittant cet empire,
Dans les maux dont à peine encore elle respire,
Et de ce peu, seigneur, qui lui reste de sang,
Une guerre nouvelle épuisera son flanc.
Que l'amour du pays, que la pitié vous touche ;
Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche.
Considérez le prix que vous avez coûté ;
Non pas qu'elle vous croie avoir trop acheté ;
Des maux qu'elle a soufferts elle est trop bien payée ;
Mais une juste peur tient son âme effrayée :
Si, jaloux de son heur, et las de commander,
Vous lui rendez un bien qu'elle ne peut garder,
S'il lui faut à ce prix en acheter un autre,
Si vous ne préférez son intérêt au vôtre,
Si ce funeste don la met au désespoir,
Je n'ose dire ici ce que j'ose prévoir.
Conservez-vous, seigneur, en lui laissant un maître
Sous qui son vrai bonheur commence de renaître ;
Et pour mieux assurer le bien commun de tous,
Donnez un successeur qui soit digne de vous.
AUGUSTE
N'en délibérons plus, cette pitié l'emporte.
Mon repos m'est bien cher, mais Rome est la plus forte ;
Et, quelque grand malheur qui m'en puisse arriver,
Je consens à me perdre afin de la sauver.
Pour ma tranquillité mon coeur en vain soupire :
Cinna, par vos conseils je retiendrai l'empire ;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
Je vois trop que vos coeurs n'ont point pour moi de fard,
Et que chacun de vous, dans l'avis qu'il me donne,
Regarde seulement l'État et ma personne :
Votre amour en tous deux fait ce combat d'esprits,
Et vous allez tous deux en recevoir le prix.
Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile ;
Allez donner mes lois à ce terroir fertile ;
Songez que c'est pour moi que vous gouvernerez,
Et que je répondrai de ce que vous ferez.
Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie ;
Vous savez qu'elle tient la place de Julie,
Et que si nos malheurs et la nécessité
M'ont fait traiter son père avec sévérité,
Mon épargne depuis en sa faveur ouverte
Doit avoir adouci l'aigreur de cette perte.
Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner :
Vous n'êtes point pour elle un homme à dédaigner ;
De l'offre de vos voeux elle sera ravie.
Adieu : j'en veux porter la nouvelle à Livie.

SCÈNE II-CINNA, MAXIME

MAXIME
Quel est votre dessein après ces beaux discours ?
CINNA
Le même que j'avais, et que j'aurai toujours.
MAXIME
Un chef de conjurés flatte la tyrannie !
CINNA
Un chef de conjurés la veut voir impunie !
MAXIME
Je veux voir Rome libre.
CINNA
Et vous pouvez juger
Que je veux l'affranchir ensemble et la venger.
Octave aura donc vu ses fureurs assouvies,
Pillé jusqu'aux autels, sacrifié nos vies,
Rempli les champs d'horreur, comblé Rome de morts,
Et sera quitte après pour l'effet d'un remords !
Quand le ciel par nos mains à le punir s'apprête,
Un lâche repentir garantira sa tête !
C'est trop semer d'appas, et c'est trop inviter
Par son impunité quelque autre à l'imiter.
Vengeons nos citoyens, et que sa peine étonne
Quiconque après sa mort aspire à la couronne.
Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé :
S'il eût puni Sylla, César eût moins osé.
MAXIME
Mais la mort de César, que vous trouvez si juste,
A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous affranchir, Brute s'est abusé :
S'il n'eût puni César, Auguste eût moins osé.
CINNA
La faute de Cassie, et ses terreurs paniques,
Ont fait entrer l'État sous des lois tyranniques ;
Mais nous ne verrons point de pareils accidents,
Lorsque Rome suivra des chefs moins imprudents.
MAXIME
Nous sommes encor loin de mettre en évidence
Si nous nous conduisons avec plus de prudence ;
Cependant c'en est peu de n'accepter pas
Le bonheur qu'on recherche au péril du trépas.
CINNA
C'en est encor bien moins, alors qu'on s'imagine
Guérir un mal si grand sans couper la racine ;
Employer la douceur à cette guérison,
C'est, en fermant la plaie, y verser du poison.
MAXIME
Vous la voulez sanglante, et la rendez douteuse.
CINNA
Vous la voulez sans peine, et la rendez honteuse.
MAXIME
Pour sortir de ses fers jamais on ne rougit.
CINNA
On en sort lâchement si la vertu n'agit.
MAXIME
Jamais la liberté ne cesse d'être aimable ;
Et c'est toujours pour Rome un bien inestimable.
CINNA
Ce ne peut être un bien qu'elle daigne estimer,
Quand il vient d'une main lasse de l'opprimer :
Elle a le coeur trop bon pour se voir avec joie
Le rebut du tyran dont elle fut la proie ;
Et tout ce que la gloire a de vrais partisans
Le hait trop puissamment pour aimer ses présents.
MAXIME
Donc pour vous Émilie est un objet de haine ?
CINNA
La recevoir de lui me serait une gêne ;
Mais quand j'aurai vengé Rome des maux soufferts,
Je saurai le braver jusque dans les enfers.
Oui, quand par son trépas je l'aurai méritée,
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée,
L'épouser sur sa cendre, et qu'après notre effort
Les présents du tyran soient le prix de sa mort.
MAXIME
Mais l'apparence, ami, que vous puissiez lui plaire,
Teint du sang de celui qu'elle aime comme un père ?
Car vous n'êtes pas homme à la violenter.
CINNA
Ami, dans ce palais on peut nous écouter,
Et nous parlons peut-être avec trop d'imprudence
Dans un lieu si mal propre à notre confidence :
Sortons ; qu'en sûreté j'examine avec vous,
Pour en venir à bout, les moyens les plus doux.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE-MAXIME, EUPHORBE

MAXIME
Lui-même il m'a tout dit : leur flamme est mutuelle ;
Il adore Émilie, il est adoré d'elle ;
Mais sans venger son père il n'y peut aspirer,
Et c'est pour l'acquérir qu'il nous fait conspirer.
EUPHORBE
Je ne m'étonne plus de cette violence
Dont il contraint Auguste à garder sa puissance :
La ligue se romprait, s'il s'en était démis,
Et tous vos conjurés deviendraient ses amis.
MAXIME
Ils servent à l'envi la passion d'un homme
Qui n'agit que pour soi, feignant d'agir pour Rome,
Et moi, par un malheur qui n'eut jamais d'égal,
Je pense servir Rome, et je sers mon rival !
EUPHORBE
Vous êtes son rival ?
MAXIME
Oui, j'aime sa maîtresse,
Et l'ai caché toujours avec assez d'adresse ;
Mon ardeur inconnue, avant que d'éclater,
Par quelque grand exploit la voulait mériter :
Cependant par mes mains je vois qu'il me l'enlève ;
Son dessein fait ma perte, et c'est moi qui l'achève ;
J'avance des succès dont j'attends le trépas,
Et pour m'assassiner je lui prête mon bras.
Que l'amitié me plonge en un malheur extrême !
EUPHORBE
L'issue en est aisée ; agissez pour vous-même ;
D'un dessein qui vous perd rompez le coup fatal ;
Gagnez une maîtresse, accusant un rival.
Auguste, à qui par là vous sauverez la vie,
Ne vous pourra jamais refuser Émilie.
MAXIME
Quoi ! trahir mon ami !
EUPHORBE
L'amour rend tout permis ;
Un véritable amant ne connaît point d'amis,
Et même avec justice on peut trahir un traître,
Qui pour une maîtresse ose trahir son maître.
Oubliez l'amitié, comme lui les bienfaits.
MAXIME
C'est un exemple à fuir que celui des forfaits.
EUPHORBE
Contre un si noir dessein tout devient légitime ;
On n'est point criminel quand on punit un crime.
MAXIME
Un crime par qui Rome obtient sa liberté !
EUPHORBE
Craignez tout d'un esprit si plein de lâcheté.
L'intérêt du pays n'est point ce qui l'engage ;
Le sien, et non la gloire anime son courage.
Il aimerait César, s'il n'était amoureux,
Et n'est enfin qu'ingrat, et non pas généreux.
Pensez-vous avoir lu jusqu'au fond de son âme ?
Sous la cause publique il vous cachait sa flamme,
Et peut cacher encor sous cette passion
Les détestables feux de son ambition.
Peut-être qu'il prétend, après la mort d'Octave,
Au lieu d'affranchir Rome, en faire son esclave,
Qu'il vous compte déjà pour un de ses sujets,
Ou que sur votre perte il fonde ses projets.
MAXIME
Mais comment l'accuser sans nommer tout le reste ?
À tous nos conjurés l'avis serait funeste,
Et par là, nous verrions indignement trahis
Ceux qu'engage avec nous le seul bien du pays.
D'un si lâche dessein mon âme est incapable ;
Il perd trop d'innocents pour punir un coupable.
J'ose tout contre lui, mais je crains tout pour eux.
EUPHORBE
Auguste s'est lassé d'être si rigoureux ;
En ces occasions, ennuyé de supplices,
Ayant puni les chefs, il pardonne aux complices.
Si toutefois pour eux vous craignez son courroux,
Quand vous lui parlerez, parlez au nom de tous.
MAXIME
Nous disputons en vain, et ce n'est que folie
De vouloir par sa perte acquérir Émilie :
Ce n'est pas le moyen de plaire à ses beaux yeux
Que de priver du jour ce qu'elle aime le mieux.
Pour moi j'estime peu qu'Auguste me la donne ;
Je veux gagner son coeur plutôt que sa personne,
Et ne fais point d'état de sa possession,
Si je n'ai point de part à son affection.
Puis-je la mériter par une triple offense ?
Je trahis son amant, je détruis sa vengeance,
Je conserve le sang qu'elle veut voir périr ;
Et j'aurais quelque espoir qu'elle me pût chérir !
EUPHORBE
C'est ce qu'à dire vrai je vois fort difficile.
L'artifice pourtant vous y peut être utile ;
Il en faut trouver un qui la puisse abuser,
Et du reste du temps en pourra disposer.
MAXIME
Mais si pour s'excuser il nomme sa complice,
S'il arrive qu'Auguste avec lui la punisse,
Puis-je demander, pour prix de mon rapport,
Celle qui nous oblige à conspirer sa mort ?
EUPHORBE
Vous pourriez m'opposer tant et tant d'obstacles,
Que pour les surmonter il faudrait des miracles ;
J'espère, toutefois, qu'à force d'y rêver ...
MAXIME
Éloigne-toi ; dans peu j'irai te retrouver :
Cinna vient, et je veux en tirer quelque chose,
Pour mieux résoudre après ce que je me propose.

SCÈNE II-CINNA, MAXIME

MAXIME
Vous me semblez pensif.
CINNA
Ce n'est pas sans sujet.
MAXIME
Puis-je d'un tel chagrin savoir quel est l'objet.
CINNA
Émilie et César, l'un et l'autre me gêne :
L'un me semble trop bon, l'autre trop inhumaine.
Plût aux dieux que César employât mieux ses soins,
Et s'en fît plus aimer, ou m'aimât un peu moins ;
Que sa bonté touchât la beauté qui me charme,
Et la pût adoucir comme elle me désarme !
Je sens au fond du coeur mille remords cuisants
Qui rendent à mes yeux tous ses bienfaits présents ;
Cette faveur si pleine, et si mal reconnue,
Par un mortel reproche à tous moments me tue.
Il me semble surtout incessamment le voir
Déposer en nos mains son absolu pouvoir,
Écouter nos avis, m'applaudir et me dire :
<< Cinna, par vos conseils, je retiendrai l'empire,
Mais je le retiendrai pour vous en faire part. >>
Et je puis dans son sein enfoncer un poignard !
Ah ! plutôt... Mais hélas ! j'idolâtre Émilie ;
Un serment exécrable à sa haine me lie ;
L'horreur qu'elle a de lui me le rend odieux :
Des deux côtés j'offense et ma gloire et les dieux ;
Je deviens sacrilège, ou je suis parricide,
Et vers l'un ou vers l'autre il faut être perfide.
MAXIME
Vous n'aviez point tantôt ces agitations ;
Vous paraissiez plus fermes en vos intentions ;
Vous ne sentiez au coeur ni remords, ni reproche.
CINNA
On ne les sent aussi que quand le coup approche,
Et l'on ne reconnaît de semblables forfaits
Que quand la main s'apprête à venir aux effets.
L'âme, de son dessein jusque-là possédée,
S'attache aveuglément à sa première idée ;
Mais alors quel esprit n'en devient point troublé ?
Ou plutôt quel esprit n'en est point accablé ?
Je crois que Brute même, à tel point qu'on le prise,
Voulut plus d'une fois rompre son entreprise,
Qu'avant que de frapper elle lui fit sentir
Plus d'un remords en l'âme, et plus d'un repentir.
MAXIME
Il eut trop de vertu pour tant d'inquiétude,
Il ne soupçonna point sa main d'ingratitude,
Et fut contre un tyran d'autant plus animé
Qu'il en reçut de biens et qu'il s'en vit aimé.
Comme vous l'imitez, faites la même chose,
Et formez vos remords d'une plus juste cause,
De vos lâches conseils, qui seuls ont arrêté
Le bonheur renaissant de notre liberté.
C'est vous seul aujourd'hui qui nous l'avez ôtée ;
De la main de César Brute l'eût acceptée,
Et n'eût jamais souffert qu'un intérêt léger
De vengeance ou d'amour l'eût remise en danger.
N'écoutez plus la voix d'un tyran qui vous aime,
Et vous veut faire part de son pouvoir suprême ;
Mais entendez crier Rome à votre côté :
<< Rends-moi, rends-moi, Cinna, ce que tu m'as ôté ;
Et, si tu m'as tantôt préféré ta maîtresse,
Ne me préfère pas le tyran qui m'oppresse. >>
CINNA
Ami, n'accable plus un esprit malheureux
Qui ne forme qu'en lâche un dessein généreux.
Envers nos citoyens je sais quelle est ma faute,
Et leur rendrai bientôt tout ce que je leur ôte ;
Mais pardonne aux abois d'une vieille amitié
Qui ne peut expirer sans me faire pitié,
Et laisse-moi, de grâce, attendant Émilie,
Donner un libre cours à ma mélancolie.
Mon chagrin t'importune, et le trouble où je suis
Veut de la solitude à calmer tant d'ennuis.
MAXIME
Vous voulez rendre compte à l'objet qui vous blesse
De la bonté d'Octave et de votre faiblesse ;
L'entretien des amants veut un entier secret.
Adieu. Je me retire en confident discret.

SCÈNE III-CINNA

CINNA
Donne un plus digne nom au glorieux empire
Du noble sentiment que la vertu m'inspire,
Et que l'honneur oppose au coup précipité,
De mon ingratitude et de ma lâcheté ;
Mais plutôt continue à le nommer faiblesse,
Puisqu'il devient si faible auprès d'une maîtresse,
Qu'il respecte un amour qu'il devrait étouffer,
Ou que, s'il le combat, il n'ose en triompher.
En ces extrémités quel conseil dois-je prendre ?
De quel côté pencher ? à quel parti me rendre ?
Qu'une âme généreuse a de peine à faillir !
Quelque fruit que par là j'espère cueillir,
Les douceurs de l'amour, celles de la vengeance,
La gloire d'affranchir le lieu de ma naissance,
N'ont point assez d'appas pour flatter ma raison,
S'il les faut acquérir par une trahison,
S'il faut percer le flanc d'un prince magnanime
Qui du peu que je suis fait une telle estime,
Qui me comble d'honneurs, qui m'accable de biens,
Qui ne prend pour régner de conseils que les miens.
Ô coup, ô trahison trop indigne d'un homme !
Dure, dure à jamais l'esclavage de Rome !
Périsse mon amour, périsse mon espoir,
Plutôt que de ma main parte un crime si noir !
Quoi ! ne m'offre-t-il pas tout ce que je souhaite,
Et qu'au prix de son sang ma passion achète ?
Pour jouir de ses dons faut-il l'assassiner ?
Et faut-il lui ravir ce qu'il me veut donner ?
Mais je dépends de vous, ô serment téméraire !
Ô haine d'Émilie ! ô souvenir d'un père !
Ma foi, mon coeur, mon bras, tout vous est engagé,
Et je ne puis plus rien que par votre congé :
C'est à vous à régler ce qu'il faut que je fasse ;
C'est à vous, Émilie, à lui donner sa grâce ;
Vos seules volontés président à son sort,
Et tiennent en mes mains et sa vie et sa mort.
Ô dieux, qui comme vous la rendrez adorable,
Rendez-la, comme vous, à mes voeux exorable ;
Et, puisque de ses lois je ne puis m'affranchir,
Faites qu'à mes désirs je la puisse fléchir.
Mais voici de retour cette aimable inhumaine.

SCÈNE IV-ÉMILIE, CINNA, FULVIE

ÉMILIE
Grâces aux dieux, Cinna, ma frayeur était vaine ;
Aucun de tes amis ne t'a manqué de foi,
Et je n'ai point eu lieu de m'employer pour toi.
Octave en ma présence a tout dit à Livie,
Et par cette nouvelle m'a rendu la vie.
CINNA
Le désavouerez-vous ? et du don qu'il me fait
Voudrez-vous retarder le bienheureux effet ?
ÉMILIE
L'effet est en ta main.
CINNA
Mais plutôt en la vôtre.
ÉMILIE
Je suis toujours moi-même, et mon coeur n'est point autre :
Me donner à Cinna, c'est ne lui donner rien,
C'est seulement lui faire un présent de son bien.
CINNA
Vous pouvez toutefois... ô ciel ! l'osé-je dire ?
ÉMILIE
Que puis-je ? et que crains-tu ?
CINNA
Je tremble, je soupire,
Et vois que si nos coeurs avaient les mêmes désirs,
Je n'aurais pas besoin d'expliquer mes soupirs.
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire ;
Mais je n'ose parler, et je ne puis me taire.
ÉMILIE
C'est trop me gêner, parle.
CINNA
Il faut vous obéir.
Je vais donc vous déplaire, et vous m'allez haïr.
Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l'ardeur
Que peut un digne objet attendre d'un grand coeur !
Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme :
En me rendant heureux vous me rendez infâme ;
Cette bonté d'Auguste...
ÉMILIE
Il suffit, je t'entends,
Je vois ton repentir et tes voeux inconstants :
Les faveurs du tyran emportent tes promesses ;
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses ;
Et ton esprit crédule ose s'imaginer
Qu'Auguste, pouvant tout, peut aussi me donner ;
Tu me veux de sa main plutôt que de la mienne,
Mais ne crois pas qu'ainsi jamais je t'appartienne :
Il peut faire trembler la terre sous ses pas,
Mettre un roi hors du trône, et donner ses États,
De ses proscriptions rougir la terre et l'onde,
Et changer à son gré l'ordre de tout le monde ;
Mais le coeur d'Émilie est hors de son pouvoir.
CINNA
Aussi n'est-ce qu'à vous que je veux le devoir.
Je suis toujours moi-même, et ma foi toujours pure :
La pitié que je sens ne me rend point parjure ;
J'obéis sans réserve à tous vos sentiments,
Et prends vos intérêts par-delà mes serments.
J'ai pu, vous le savez, sans parjure et sans crime,
Vous laisser échapper cette illustre victime.
César se dépouillant du pouvoir souverain
Nous ôtait tout prétexte à lui percer le sein !
La conjuration s'en allait dissipée,
Vos desseins avortés, votre haine trompée ;
Moi seul j'ai raffermi son esprit étonné,
Et pour vous l'immoler ma main l'a couronné.
ÉMILIE
Pour me l'immoler, traître ! et tu veux que moi-même
Je retienne ta main ! qu'il vive, et que je l'aime !
Que je sois le butin de qui l'ose épargner,
Et le prix du conseil qui le force à régner !
CINNA
Ne me condamnez point quand je vous ai servie ;
Sans moi, vous n'auriez plus de pouvoir sur sa vie ;
Et, malgré ses bienfaits, je rends tout à l'amour,
Quand je veux qu'il périsse ou vous doive le jour.
Avec les premiers voeux de mon obéissance
Souffrez ce faible effort de ma reconnaissance,
Que je tâche de vaincre un indigne courroux,
Et vous donner pour lui l'amour qu'il a pour vous.
Une âme généreuse, et que la vertu guide,
Fuit la honte des noms d'ingrate et de perfide ;
Elle en hait l'infamie attachée au bonheur,
Et n'accepte aucun bien aux dépens de l'honneur.
ÉMILIE
Je fais gloire, pour moi, de cette ignominie :
La perfidie est noble envers la tyrannie ;
Et quand on rompt le cours d'un sort si malheureux,
Les coeurs les plus ingrats sont les plus généreux.
CINNA
Vous faites des vertus au gré de votre haine.
ÉMILIE
Je me fais des vertus digne d'une Romaine.
CINNA
Un coeur vraiment romain...
ÉMILIE
Ose tout pour ravir
Une odieuse vie à qui le fait servir ;
Il fuit plus que la mort la honte d'être esclave.
CINNA
C'est l'être avec honneur que de l'être avec Octave ;
Et nous voyons souvent des rois à nos genoux
Demander pour appui tels esclaves que nous ;
Il abaisse à nos pieds l'orgueil des diadèmes,
Il nous fait souverains sur leurs grandeurs suprêmes ;
Il prend d'eux les tributs dont il nous enrichit,
Et leur impose un joug dont il nous affranchit.
ÉMILIE
L'indigne ambition que ton coeur se propose !
Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose !
Aux deux bouts de la terre en est-il un si vain
Qu'il prétende égaler un citoyen romain ?
Antoine sur sa tête attira notre haine
En se déshonorant par l'amour d'une reine ;
Attale, ce grand roi, dans la pourpre blanchi,
Qui du peuple romain se nommait l'affranchi,
Quand de toute l'Asie il se fût vu l'arbitre,
Eût encor moins prisé son trône que ce titre.
Souviens-toi de ton nom, soutiens sa dignité ;
Et prenant d'un Romain la générosité,
Sache qu'il n'en est point que le ciel n'ait fait naître
Pour commander aux rois, et pour vivre sans maître.
CINNA
Le ciel a trop fait voir en de tels attentats
Qu'il hait les assassins et punit les ingrats ;
Et quoi qu'on entreprenne, et quoi qu'on exécute,
Quand il élève un trône, il en venge la chute ;
Il se met du parti de ceux qu'il fait régner ;
Le coup dont on les tue est longtemps à saigner ;
Et quand à les punir il a pu se résoudre,
De pareils châtiments n'appartiennent qu'au foudre.
ÉMILIE
Dis que de leur parti toi-même tu te rends,
De te remettre au foudre à punir les tyrans.
Je ne t'en parle plus, va, sers la tyrannie ;
Abandonne ton âme à son lâche génie ;
Et pour rendre le calme à ton esprit flottant,
Oublie ta naissance et le prix qui t'attend.
Sans emprunter ta main pour servir ma colère,
Je saurai bien venger mon pays et mon père.
J'aurais déjà l'honneur d'un si fameux trépas,
Si l'amour jusqu'ici n'eût arrêté mon bras ;
C'est lui qui, sous tes lois me tenant asservie,
M'a fait en ta faveur prendre soin de ma vie :
Seule contre un tyran, en le faisant périr,
Par les mains de sa garde il me fallait mourir.
Je t'eusse par ma mort dérobé ta captive ;
Et comme pour toi seul l'amour veut que je vive,
J'ai voulu, mais en vain, me conserver pour toi,
Et te donner moyen d'être digne de moi.
Pardonnez-moi, grands dieux, si je me suis trompée
Quand j'ai pensé chérir un neveu de Pompée,
Et si d'un faux-semblant mon esprit abusé
A fait choix d'un esclave en son lieu supposé.
Je t'aime toutefois, quel que tu puisses être ;
Et si pour me gagner il faut trahir ton maître,
Mille autres à l'envi recevraient cette loi,
S'ils pouvaient m'acquérir à même prix que toi.
Mais n'appréhende pas qu'un autre ainsi m'obtienne.
Vis pour ton cher tyran, tandis que je meure tienne :
Mes jours avec les siens se vont précipiter,
Puisque ta lâcheté n'ose me mériter.
Viens me voir, dans son sang et dans le mien baignée,
De ma seule vertu mourir accompagnée
Et te dire en mourant d'un esprit satisfait :
<< N'accuse point mon sort, c'est toi seul qui l'a fait.
Je descends dans la tombe où tu m'as condamnée,
Où la gloire me suit qui t'était destinée :
Je meurs en détruisant un pouvoir absolu ;
Mais je vivrais à toi si tu l'avais voulu. >>
CINNA
Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire,
Il faut affranchir Rome, il faut venger un père,
Il faut sur un tyran porter de justes coups ;
Mais apprenez qu'Auguste est moins tyran que vous.
S'il nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes,
Il n'a point jusqu'ici tyrannisé nos âmes ;
Mais l'empire inhumain qu'exercent vos beautés
Force jusqu'aux esprits et jusqu'aux volontés.
Vous me faites priser ce qui me déshonore ;
Vous me faites haïr ce que mon âme adore ;
Vous me faites répandre un sang pour qui je dois
Exposer tout le mien et mille et mille fois :
Vous le voulez, j'y cours, ma parole est donnée ;
Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée,
Aux mânes d'un tel prince immolant votre amant,
À mon crime forcé joindra mon châtiment,
Et par cette action dans l'autre confondue,
Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue.
Adieu.  

SCÈNE V-ÉMILIE, FULVIE

FULVIE
Vous avez mis son âme au désespoir.
ÉMILIE
Qu'il cesse de m'aimer, ou suive son devoir.
FULVIE
Il va vous obéir aux dépens de sa vie :
Vous en pleurez !
ÉMILIE
Hélas ! cours après lui, Fulvie,
Et si ton amitié daigne me secourir,
Arrache-lui du coeur ce dessein de mourir ;
Dis-lui ...
FULVIE
Qu'en sa faveur vous laissez vivre Auguste ?
ÉMILIE
Ah ! c'est faire à ma haine une loi trop injuste.
FULVIE
Et quoi donc ?
ÉMILIE
Qu'il achève, et dégage sa foi,
Et qu'il choisisse après de la mort ou de moi.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE-AUGUSTE, EUPHORBE, POLYCLÈTE, GARDES

AUGUSTE
Tout ce que tu me dis, Euphorbe, est incroyable.
EUPHORBE
Seigneur, le récit même en paraît effroyable :
On ne conçoit qu'à peine une telle fureur,
Et la seule pensée en fait frémir d'horreur.
AUGUSTE
Quoi ! mes plus chers amis ! quoi ! Cinna ! quoi ! Maxime !
Les deux que j'honorais d'une si haute estime,
À qui j'ouvrais mon coeur, et dont j'avais fait choix
Pour les plus importants et plus nobles emplois !
Après qu'entre leurs mains j'ai remis mon empire,
Pour m'arracher le jour l'un et l'autre conspire !
Maxime a vu sa faute, il m'en fait avertir,
Et montre un coeur touché d'un juste repentir ;
Mais Cinna !
EUPHORBE
Cinna seul dans sa rage s'obstine,
Et contre vos bontés d'autant plus se mutine ;
Lui seul combat encor les vertueux efforts
Que sur les conjurés fait ce juste remords,
Et malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées,
Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.
AUGUSTE
Lui seul les encourage, et lui seul les séduit !
Ô le plus déloyal que la terre ait produit !
Ô trahison conçue au sein d'une furie !
Ô trop sensible coup d'une main si chérie !
Cinna, tu me trahis ! Polyclète, écoutez.
[(Il lui parle à l'oreille.) ]
POLYCLÈTE
Tous vos ordres, seigneur, seront exécutés.
AUGUSTE
Qu'Éraste en même temps aille dire à Maxime
Qu'il vienne recevoir le pardon de son crime.
[(Polyclère rentre.) ]
EUPHORBE
Il l'a trop jugé grand pour ne pas s'en punir.
À peine du palais il a pu revenir,
Que, les yeux égarés, et le regard farouche,
Le coeur gros de soupirs, les sanglots à la bouche,
Il déteste sa vie et ce complot maudit,
M'en apprend l'ordre entier tel que je vous l'ai dit ;
Et m'ayant commandé que je vous avertisse,
Il ajoute : << Dis-lui que je me fais justice,
Que je n'ignore point ce que j'ai mérité. >>
Puis soudain dans le Tibre il s'est précipité ;
Et l'eau grosse et rapide, et la nuit assez noire,
M'ont dérobé la fin de sa tragique histoire.
AUGUSTE
Sous ce pressant remords il a trop succombé,
Et s'est à mes bontés lui-même dérobé ;
Il n'est crime envers moi qu'un repentir n'efface.
Mais puisqu'il a voulu renoncer à ma grâce,
Allez pourvoir au reste, et faites qu'on ait soin
De tenir en lieu sûr ce fidèle témoin.

SCÈNE II-AUGUSTE

AUGUSTE
Ciel ! à qui voulez-vous désormais que je fie
Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ?
Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis,
Si donnant des sujets il ôte les amis,
Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines,
Et si votre rigueur les condamne à chérir
Ceux que vous animez à les faire périr.
Pour elles rien n'est sûr ; qui peut tout doit tout craindre.
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.
Quoi ! Tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d'Antoine,
Combien celle de Sexte, et recois tout d'un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonça le couteau :
Et puis ose accuser le destin d'injustice
Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,
Et que, par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent des droits que tu n'as pas gardés !
Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise :
Quitte ta dignité comme tu l'as acquise ;
Rends un sang infidèle à l'infidélité,
Et souffre des ingrats après l'avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m'abandonne !
Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne,
Toi, dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l'abattre un trône illégitime,
Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'État ?
Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre !
Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre !
Non, non, je me trahis moi-même d'y penser :
Qui pardonne aisément invite à l'offenser ;
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi ! toujours du sang, et toujours des supplices !
Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter ;
Je veux me faire craindre et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile :
Une tête coupée en fait renaître mille,
Et le sang répandu de mille conjurés
Rends mes jours plus maudits, et non plus assurés.
Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute ;
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ;
Meurs ; fu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
Si tant de gens de coeur font des voeux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s'intéresse ;
Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir ;
Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre, ou mourir.
La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste.
Éteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat,
À toi-même en mourant immole ce perfide ;
Contentant ses désirs, punis son parricide ;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,
En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas :
Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine ;
Et si Rome nous hait triomphons de sa haine.
Ô Romains ! ô vengeance ! ô pouvoir absolu !
Ô rigoureux combat d'un coeur irrésolu
Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose !
D'un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m'éloigner ?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.

SCÈNE III-AUGUSTE, LIVIE

AUGUSTE
Madame, on me trahit, et la main qui me tue
Rend sous mes déplaisirs ma constance abattue.
Cinna, Cinna, le traître...
LIVIE
Euphorbe m'a tout dit,
Seigneur, et j'ai pâli cent fois à ce récit.
Mais écouteriez-vous les conseils d'une femme ?
AUGUSTE
Hélas ! de quel conseil est capable mon âme ?
LIVIE
Votre sévérité, sans produire aucun fruit,
Seigneur, jusqu'à présent a fait beaucoup de bruit ;
Par les peines d'un autre aucun ne s'intimide :
Salvidien à bas a soulevé Lépide ;
Murène a succédé, Cépion l'a suivi :
Le jour à tous les deux dans les tourments ravi
N'a point mêlé de crainte à la fureur d'Égnace,
Dont Cinna maintenant ose prendre la place ;
Et dans les plus bas rangs les noms les plus abjets
Ont voulu s'ennoblir par de si hauts projets.
Après avoir en vain puni leur insolence,
Essayez sur Cinna ce que peut la clémence ;
Faites son châtiment de sa confusion,
Cherchez le plus utile en cette occasion :
Sa peine peut aigrir une ville animée,
Son pardon peut servir à votre renommée ;
Et ceux que vos rigueurs ne font qu'effaroucher
Peut-être à vos bontés se laisseront toucher.
AUGUSTE
Gagnons-les tout à fait en quittant cet empire
Qui nous rend odieux, contre qui l'on conspire.
J'ai trop par vos avis consulté là-dessus ;
Ne m'en parlez jamais, je ne consulte plus.
Cesse de soupirer, Rome, pour ta franchise :
Si je t'ai mise au fers, moi-même je les brise,
Et te rends ton État, après l'avoir conquis,
Plus paisible et plus grand que je ne te l'ai pris :
Si tu me veux haïr, hais-moi sans plus rien feindre ;
Si tu me veux aimer, aime-moi sans me craindre.
De tout ce qu'eut Sylla de puissance et d'honneur,
Lassé comme il en fut, j'aspire à son bonheur.
LIVIE
Assez et trop longtemps son exemple vous flatte ;
Mais gardez que sur vous le contraire n'éclate :
Ce bonheur sans pareil qui conserva ses jours
Ne serait pas bonheur, s'il arrivait toujours.
AUGUSTE
Eh bien ! s'il est trop grand, si j'ai tort d'y prétendre,
J'abandonne mon sang à qui voudra l'épandre.
Après un long orage, il faut trouver un port.
Et je n'en vois que deux, le repos, ou la mort.
LIVIE
Quoi ! vous voulez quitter le fruit de tant de peines ?
AUGUSTE
Quoi ! vous voulez garder l'objet de tant de haines ?
LIVIE
Seigneur, vous emporter à cette extrémité,
C'est plutôt désespoir que générosité.
AUGUSTE
Régner et caresser une main si traîtresse,
Au lieu de sa vertu, c'est montrer sa faiblesse.
LIVIE
C'est régner sur vous-même, et, par un noble choix,
Pratiquer la vertu la plus digne des rois.
AUGUSTE
Vous m'aviez bien promis des conseils d'une femme ;
Vous me tenez parole, et c'en sont là, madame.
Après tant d'ennemis à mes pieds abattus,
Depuis vingt ans je règne, et de quelle nature
Sont les devoirs d'un prince en cette conjoncture :
Tout son peuple est blessé par un tel attentat,
Et la seule pensée est un crime d'État,
Une offense qu'on fait a toute la province,
Dont il faut qu'il la venge, ou cesse d'être prince.
LIVIE
Donnez moins de croyance à votre passion.
AUGUSTE
Ayez moins de faiblesse, ou moins d'ambition.
LIVIE
Ne traitez plus si mal un conseil salutaire.
AUGUSTE
Le ciel m'inspirera ce qu'ici je dois faire.
Adieu : nous perdons temps.
LIVIE
Je ne vous quitte point,
Seigneur, que mon amour n'ait obtenu ce point.
AUGUSTE
C'est l'amour des grandeurs qui vous rend importune.
LIVIE
J'aime votre personne, et non votre fortune.
[(Elle est seule.) ]
Il m'échappe : suivons, et forçons-le de voir
Qu'il peut, en faisant grâce, affermir son pouvoir,
Et qu'enfin la clémence est la plus belle marque
Qui fasse à l'univers connaître un vrai monarque.  

SCÈNE IV-ÉMILIE, FULVIE

ÉMILIE
D'où me vient cette joie, et que mal à propos
Mon esprit malgré moi goûte un entier repos !
César mande Cinna sans me donner d'alarmes !
Mon coeur est sans soupirs, mes yeux n'ont point de larmes :
Comme si j'apprenais d'un secret mouvement
Que tout doit succéder à mon contentement !
Ai-je bien entendu ? me l'as-tu dit, Fulvie ?
FULVIE
J'avais gagné sur lui qu'il aimerait la vie,
Et je vous l'amenais, plus traitable et plus doux,
Faire un second effort contre votre courroux ;
Je m'en applaudissais, quand soudain Polyclète,
Des volontés d'Auguste ordinaire interprète,
Est venu l'aborder et sans suite et sans bruit,
Et de sa part sur l'heure au palais l'a conduit.
Auguste est fort troublé, l'on ignore la cause ;
Chacun diversement soupçonne quelque chose ;
Tous présument qu'il ait un grand sujet d'ennui,
Et qu'il mande Cinna pour prendre avis de lui.
Mais ce qui m'embarrasse, et que je viens d'apprendre,
C'est que deux inconnus se sont saisis d'Évandre,
Qu'Euphorbe est arrêté sans qu'on sache pourquoi,
Que même de son maître on dit je ne sais quoi :
On lui veut imputer un désespoir funeste ;
On parle d'eaux, de Tibre, et l'on se tait du reste.
ÉMILIE
Que de sujets de craindre et de désespérer,
Sans que mon triste coeur en daigne murmurer !
À chaque occasion le ciel y fait descendre
Un sentiment contraire à celui qu'il doit prendre :
Une vaine frayeur tantôt m'a pu troubler,
Et je suis insensible alors qu'il faut trembler.
Je vous entends, grands dieux ! vos bontés que j'adore
Ne peuvent consentir que je me déshonore ;
Et ne me permettant soupirs, sanglots, ni pleurs,
Soutiennent ma vertu contre de tels malheurs.
Vous voulez que je meure avec ce grand courage
Qui m'a fait entreprendre un si fameux ouvrage ;
Et je vieux bien périr comme vous l'ordonnez,
Et dans la même assiette où vous me retenez.
Ô liberté de Rome, ô mânes de mon père !
J'ai fait de mon côté tout ce que j'ai pu faire :
Contre votre tyran j'ai ligué ses amis,
Et plus osé pour vous qu'il ne m'était permis.
Si l'effet a manqué, ma gloire n'est pas moindre ;
N'ayant pu vous venger, je vous irai rejoindre,
Mais si fumante encor d'un généreux courroux,
Par un trépas si noble et si digne de vous,
Qu'il vous fera sur l'heure aisément reconnaître
Le sang des grans heros dont vous m'avez fait naître.  

SCÈNE V-MAXIME, ÉMILIE, FULVIE

ÉMILIE
Mais je vous vois, Maxime, et l'on vous faisait mort !
MAXIME
Euphorbe trompe Auguste avec ce faux rapport ;
Se voyant arrêté, la trame découverte,
Il a feint ce trépas pour empêcher ma perte.
ÉMILIE
Que dit-on de Cinna ?
MAXIME
Que son plus grand regret,
C'est de voir que César sait tout votre secret ;
En vain il le dénie et le veut méconnaître,
Évandre a tout conté pour excuser son maître,
Et par ordre d'Auguste on vient vous arrêter.
ÉMILIE
Celui qui l'a reçu tarde à l'exécuter ;
Je suis prête à le suivre et lasse de l'attendre.
MAXIME
Il vous attend chez moi.
ÉMILIE
Chez vous !
MAXIME
C'est vous surprendre ;
Mais apprenez le soin que le ciel a de vous :
C'est un des conjurés qui va fuir avec nous.
Prenons notre avantage avant qu'on nous poursuive ;
Nous avons pour partir un vaisseau sur la rive.
ÉMILIE
Me connais-tu, Maxime, et sais-tu qui je suis ?
MAXIME
En faveur de Cinna je fais ce que je puis,
Et tâche à garantir de ce malheur extrême
La plus belle moitié qui reste de lui-même.
Sauvons-nous, Émilie, et conservons le jour,
Afin de le venger par un heureux retour.
ÉMILIE
Cinna dans son malheur est de ceux qu'il faut suivre,
Qu'il ne faut pas venger, de peur de leur survivre ;
Quiconque après sa perte aspire à se sauver
Est indigne du jour qu'il tâche à conserver.
MAXIME
Quel désespoir aveugle à ces fureurs vous porte ?
Ô dieux ! que de faiblesse en une âme si forte !
Ce coeur si généreux rend si peu de combat,
Et du premier revers la fortune l'abat !
Rappelez, rappelez cette vertu sublime,
Ouvrez enfin les yeux, et connaissez Maxime :
C'est un autre Cinna qu'en lui vous regardez ;
Le ciel vous rend en lui l'amant que vous perdez ;
Et puisque l'amitié n'en faisait plus qu'une âme,
Aimez en cet ami l'objet de votre flamme ;
Avec la même ardeur il saura vous chérir,
Que...
ÉMILIE
Tu m'oses aimer, et tu n'oses mourir !
Tu prétends un peu trop ; mais quoi que tu prétendes,
Rends-toi digne du moins de ce que tu demandes ;
Cesse de fuir en lâche un glorieux trépas,
Ou de m'offrir un coeur que tu fais voir si bas ;
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite ;
Ne te pouvant aimer, fais que je te regrette ;
Montre d'un vrai Romain la dernière vigueur,
Et mérite mes pleurs au défaut de mon coeur.
Quoi ! si ton amitié pour Cinna s'intéresse,
Crois-tu qu'elle consiste à flatter sa maîtresse ?
Apprends, apprends de moi quel en est le devoir,
Et donne-m'en l'exemple, ou viens le recevoir.
MAXIME
Votre juste douleur est trop impétueuse.
ÉMILIE
La tienne en ta faveur est trop ingénieuse.
Tu me parles déjà d'un bienheureux retour,
Et dans tes déplaisirs tu conçois de l'amour !
MAXIME
Cet amour en naissant est toutefois extrême ;
C'est votre amant en vous, c'est mon ami que j'aime.
Et des mêmes ardeurs dont il fut embrasé...
ÉMILIE
Maxime, en voilà trop pour un homme avisé.
Ma perte m'a surprise, et ne m'a point troublée :
Mon noble désespoir ne m'a point aveuglée ;
Ma vertu toute entière agit sans s'émouvoir,
Et je vois malgré moi plus que je ne veux voir.
MAXIME
Quoi ? vous suis-je suspect de quelque perfidie ?
ÉMILIE
Oui, tu l'es, puisqu'enfin tu veux que je te die ;
L'ordre de notre fuite est trop bien concerté
Pour ne te soupçonner d'aucune lâcheté :
Les dieux seraient pour nous prodigues en miracles,
S'ils en avaient sans toi levé tous les obstacles.
Fuis sans moi, tes amours sont ici superflus.
MAXIME
Ah ! vous m'en dites trop.
ÉMILIE
J'en présume encor plus.
Ne crains pas toutefois que j'éclate en injures ;
Mais n'espère non plus m'éblouir de parjures.
Si c'est te faire tort que de m'en défier,
Viens mourir avec moi pour te justifier.
MAXIME
Vivez, belle Émilie, et souffrez qu'un esclave...
ÉMILIE
Je ne t'écoute plus qu'en présence d'Octave.
Allons, Fulvie, allons.

SCÈNE VI-MAXIME

MAXIME
Désespére, confus,
Et digne, s'il se peut, d'un plus cruel refus,
Que résous-tu, Maxime ? et quel est le supplice
Que ta vertu prépare à ton vain artifice ?
Aucune illusion ne te doit plus flatter :
Émilie en mourant va tout faire éclater ;
Sur un même échafaud la perte de sa vie
Étalera sa gloire et ton ignominie,
Et sa mort va laisser à la postérité
L'infâme souvenir de ta déloyauté.
Un même jour t'a vu, par une fausse adresse,
Trahir ton souverain, ton ami, ta maîtresse,
Sans que de tant de droits en un jour violés,
Sans que de deux amants au tyran immolés,
Il te reste aucun fruit que la honte et la rage
Qu'un remords inutile allume en ton courage.
Euphorbe, c'est l'effet de tes lâches conseils ;
Mais que peut-on attendre enfin de tes pareils ?
Jamais un affranchi n'est qu'un esclave infâme ;
Bien qu'il change d'état, il ne change point d'âme ;
La tienne, encor servile, avec la liberté
N'a pu prendre un rayon de générosité :
Tu m'as fait relever une injuste puissance ;
Tu m'as fait démentir l'honneur de ma naissance ;
Mon coeur te résistait, et tu l'as combattu
Jusqu'à ce que ta fourbe ait souillé sa vertu.
Il m'en coûte la vie, il m'en coûte la gloire,
Et j'ai tout mérité pout t'avoir voulu croire ;
Mais les dieux permettront à mes ressentiments
De te sacrifier aux yeux des deux amants,
Et j'ose m'assurer qu'en dépit de mon crime
Mon sang leur servira d'assez pure victime,
Si dans le tien mon bras, justement irrité,
Peut laver le forfait de t'avoir écouté.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE-AUGUSTE, CINNA

AUGUSTE
Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t'impose :
Prête, sans me troubler, l'oreille à mes discours ;
D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interromps le cours ;
Tiens ta langue captive ; et si ce grand silence
À ton émotion fait quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon désir.
CINNA
Je vous obéirai, seigneur.
AUGUSTE
Qu'il te souvienne
De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.
Tu vois le jour, Cinna ; mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père, et les miens :
Au milieu de leur camp tu reçus la naissance ;
Et lorsqu'après leur mort tu vins en ma puissance,
Leur haine enracinée au milieu de ton sein
T'avait mis contre moi les armes à la main ;
Tu fus mon ennemi même avant que de naître,
Et tu le fus encor quand tu me pus connaître,
Et l'inclinaion jamais n'a démenti
Ce sang qui t'avait fait du contraire parti.
Autant que tu l'as pu, les effets l'ont suivie ;
Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vie ;
Je te fis prisonnier pour te combler de biens ;
Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens :
Je te restituai d'abord ton patrimoine ;
Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine,
Et tu sais que depuis, à chaque occasion,
Je suis tombé pour toi dans la profusion ;
Toutes les dignités que tu m'as demandées,
Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées ;
Je t'ai préféré même à ceux dont les parents
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,
À ceux qui de leur sang m'ont acheté l'empire,
Et qui m'ont conservé le jour que je respire ;
De la façon enfin qu'avec toi j'ai vécu,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.
Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,
Après tant de faveur montrer un peu de haine,
Je te donnai sa place en ce triste accident,
Et te fis, après lui, mon plus cher confident ;
Aujourd'hui même encor, mon âme irrésolue
Me pressant de quitter ma puissance absolue,
De Maxime et de toi j'ai pris les seuls avis,
Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis ;
Bien plus, ce même jour je te donne Émilie,
Le digne objet des voeux de toute l'Italie,
Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné moins.
Te t'en souviens, Cinna, tant d'heur et tant de gloire
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire ;
Mais ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer,
Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner.
CINNA
Moi, seigneur ! moi, que j'eusse une âme si traîtresse !
Qu'un si lâche dessein...
AUGUSTE
Tu tiens mal ta promesse :
Sieds-toi, je n'ai pas dit encor ce que je veux ;
Tu te justifieras après, si tu le peux.
Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.
Tu veux m'assassiner demain, au Capitole,
Pendant le sacrifice, et ta main pour signal
Me doit, au lieu d'encens, donner le coup fatal ;
La moitié de tes gens doit occuper la porte,
L'autre moitié te suivre et te prêter main-forte.
Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons ?
De tous ces meurtriers te dirai-je les noms ?
Procule, Glabrion, Virginian, Rutile,
Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile,
Maxime, qu'après toi j'avais le plus aimé :
Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé ;
Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,
Que pressent de mes lois les ordres légitimes,
Et qui, désespérant de les plus éviter,
Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.
Tu te tais maintenant, et gardes le silence,
Plus par confusion que par obéissance.
Quel était ton dessein, et que prétendais-tu
Après m'avoir au temple à tes pieds abattu ?
Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique ?
Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d'un souverain,
Qui pour tout conserver tienne tout en sa main ;
Et si sa liberté te faisait entreprendre,
Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre ;
Tu l'aurais acceptée au nom de tout l'État,
Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.
Quel était donc ton but ? d'y régner à ma place ?
D'un étrange malheur son destin le menace,
Si pour monter au trône et lui donner la loi
Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi,
Si jusques à ce point son sort est déplorable,
Que tu sois après moi le plus considérable,
Et que ce grand fardeau de l'empire romain
Ne puisse après ma mort tomber mieux qu'en ta main.
Apprends à te connaître, et descends en toi-même :
On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime,
Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des voeux,
Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux ;
Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite,
Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m'as dû plaire,
Et tout ce qui t'élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient ;
Elle seule t'élève, et seule te soutient ;
C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne :
Tu n'as crédit ni rang, qu'autant qu'elle t'en donne ;
Et pour te faire choir je n'aurais aujourd'hui
Qu'à retirer la main qui seule est ton appui.
J'aime mieux toutefois céder à ton envie :
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie ;
Mais oses-tu penser que les Serviliens,
Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d'autres enfin de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images,
Quittent le noble orgueil d'un sang si généreux
Jusqu'à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux ?
Parle, parle, il est temps.
CINNA
Je demeure stupide ;
Non que votre colère ou la mort m'intimide :
Je vois qu'on m'a trahi, vous m'y voyez rêver,
Et j'en cherche l'auteur sans le pouvoir trouver.
Mais c'est trop y tenir toute l'âme occupée :
Seigneur, je suis Romain, et du sang de Pompée.
Le père et les deux fils, lâchement égorgés,
Par la mort de César étaient trop peu vengés ;
C'est là d'un beau dessein l'illustre et seule cause :
Et puisqu'à vos rigueurs la trahison m'expose,
N'attendez point de moi d'infâmes repentirs,
D'inutiles regrets, ni de honteux soupirs.
Le sort vous est propice autant qu'il m'est contraire ;
Je sais ce que j'ai fait, et ce qu'il vous faut faire :
Vous devez un exemple à la postérité,
Et mon trépas importe à votre sûreté.
AUGUSTE
Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime,
Et, loin de t'excuser, tu couronnes ton crime.
Voyons si ta constance ire jusques au bout.
Tu sais ce qui t'est dû, tu vois que je sais tout,
Fais ton arrêt toi-même, et choisis tes supplices.

SCÈNE II-AUGUSTE, LIVIE, CINNA, ÉMILIE, FULVIE

LIVIE
Vous ne connaissez pas encor tous les complices ;
Votre Émilie en est, seigneur, et la voici.
CINNA
C'est elle-même, ô dieux !
AUGUSTE
Et toi, ma fille, aussi !
ÉMILIE
Oui, tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour me plaire,
Et j'en étais, seigneur, la cause et le salaire.
AUGUSTE
Quoi ! l'amour qu'en ton coeur j'ai fait naître aujourd'hui
T'emporte-t-il déjà jusqu'à mourir pour lui ?
Ton âme à ces transports un peu trop s'abandonne,
Et c'est trop tôt aimer l'amant que je te donne.
ÉMILIE
Cet amour qui m'expose à vos ressentiments
N'est point le prompt effet de vos commandements ;
Ces flammes dans nos coeurs sans votre ordre étaient nées,
Et ce sont des secrets de plus de quatre années ;
Mais, quoique je l'aimasse et qu'il brûlât pour moi,
Une haine plus forte à tous deux fit la loi ;
Je ne voulus jamais lui donner d'espérance,
Qu'il ne m'eût de mon père assurer la vengeance ;
Je la lui fis jurer ; il chercha des amis.
Le ciel rompt le succès que je m'étais promis,
Et je vous viens, seigneur, offrir une victime,
Non pour sauver sa vie en me chargeant du crime :
Son trépas est trop juste après son attentat,
Et toute excuse est vaine en un crime d'État.
Mourir en sa présence, et rejoindre mon père,
C'est tout ce qui m'amène, et tout ce que j'espère.
AUGUSTE
Jusques à quand, ô ciel, et par quelle raison
Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison ?
Pour ses débordements j'en ai chassé Julie,
Mon amour en sa place a fait choix d'Émilie,
Et je la vois comme elle indigne de ce rang.
L'une m'ôtait l'honneur, l'autre a soif de mon sang ;
Et prenant toutes deux leur passion pour guide,
L'une fut impudique et l'autre est parricide.
Ô ma fille ! Est-ce là le prix de mes bienfaits ?
ÉMILIE
Ceux de mon père en vous firent les mêmes effets.
AUGUSTE
Songe avec quel amour j'élevai ta jeunesse.
ÉMILIE
Il éleva la vôtre avec même tendresse ;
Il fut votre tuteur, et vous son assassin :
Et vous m'avez au crime enseigné le chemin :
Le mien d'avec le vôtre en ce point seul diffère,
Que votre ambition s'est immolé mon père,
Et qu'un juste courroux dont je me sens brûler
À son sang innocent voulait vous immoler.
LIVIE
C'en est trop, Émilie ; arrête, et considère
Qu'il t'a trop bien payé les bienfaits de ton père :
Sa mort, dont la mémoire allume ta fureur,
Fut un crime d'Octave et non de l'empereur.
Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne,
Et dans le sacré rang où sa faveur l'a mis,
Le passé devient juste et l'avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable ;
Quoi qu'il ait fait ou fasse, il est inviolable :
Nous lui devons nos biens, nos jours sont en sa main,
Et jamais on n'a droit sur ceux du souverain.
ÉMILIE
Aussi, dans le discours que vous venez d'entendre,
Je parlais pour l'aigrir, et non pour me défendre.
Punissez donc, seigneur, ces criminels appas
Qui de vos favoris font d'illustres ingrats ;
Tranchez mes tristes jours pour assurer les vôtres.
Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres ;
Et je suis plus à craindre, et vous plus en danger,
Si j'ai l'amour ensemble et le sang à venger.
CINNA
Que vous m'ayez séduit, et que je souffre encore
D'être déshonoré par celle que j'adore !
Seigneur, la vérité doit ici s'exprimer :
J'avais fait ce dessein avant que de l'aimer ;
À mes plus saints désirs la trouvant inflexible,
Je crus qu'à d'autres soins elle serait sensible ;
Je parlai de son père et de votre rigueur,
Et l'offre de mon bras suivit celle du coeur.
Que la vengeance est douce à l'esprit d'une femme !
Je l'attaquai par là, par là je pris son âme ;
Dans mon peu de mérite elle me négligeait,
Et ne put négliger le bras qui la vengeait :
Elle n'a conspiré que par mon artifice ;
J'en suis le seul auteur, elle n'est que complice.
ÉMILIE
Cinna, qu'oses-tu dire ? est-ce là me chérir,
Que de m'ôter l'honneur quand il me faut mourir ?
CINNA
Mourez, mais en mourant ne souillez point ma gloire.
ÉMILIE
Le mienne se flétrit, si César te veut croire.
CINNA
Et la mienne se perd, si vous tirez à vous
Toute celle qui suit de si généreux coups.
ÉMILIE
Eh bien ! prends-en ta part, et me laisse la mienne ;
Ce serait l'affaiblir que d'affaiblir la tienne :
La gloire et le plaisir, la honte et les tourments,
Tout doit être commun entre de vrais amants.
Nos deux âmes, seigneur, sont deux âmes romaines ;
Unissant nos désirs, nous unîmes nos haines ;
De nos parents perdus le vif ressentiment
Nous apprit nos devoirs en un même moment ;
En ce noble dessein nos coeurs se rencontrèrent ;
Nos esprits généreux ensemble le formèrent ;
Ensemble nous cherchons l'honneur d'un beau trépas :
Vous vouliez nous unir, ne nous séparez pas.
AUGUSTE
Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu'Antoine ni Lépide ;
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez :
Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez ;
Et que tout l'univers, sachant ce qui m'anime,
S'étonne du supplice aussi bien que du crime.

SCÈNE III-AUGUSTE, LIVIE, CINNA, MAXIME, ÉMILIE, FULVIE

AUGUSTE
Mais enfin le ciel m'aime, et ses bienfaits nouveaux
Ont enlevé Maxime à la fureur des eaux.
Approche, seul ami que j'éprouve fidèle.
MAXIME
Honorez moins, seigneur, une âme criminelle.
AUGUSTE
Ne parlons plus de crime après ton repentir,
Après que du péril tu m'as su garantir ;
C'est à toi que je dois et le jour et l'empire.
MAXIME
De tous vos ennemis connaissez mieux le pire :
Si vous régnez encor, seigneur, et si vous vivez,
C'est ma jalouse rage à qui vous le devez.
Un vertueux remords n'a point touché mon âme ;
Pour perdre mon rival, j'ai découvert sa trame ;
Euphorbe vous a feint que je m'étais noyé
De crainte qu'après moi vous n'eussiez envoyé :
Je voulais avoir lieu d'abuser Émilie,
Effrayer son esprit, la tirer d'Italie,
Et pensais la résoudre à cet enlèvement
Sous l'espoir du retour pour venger son amant ;
Mais au lieu de goûter ces grossières amorces,
Sa vertu combattue a redoublé ses forces,
Elle a lu dans mon coeur ; vous savez le surplus,
Et je vous en ferais des récits superflus.
Vous voyez le succès de mon lâche artifice.
Si pourtant quelque grâce est due à mon indice,
Faites périr Euphorbe au milieu des tourments,
Et souffrez que je meure aux yeux de ces amants.
J'ai trahi mon ami, ma maîtresse, mon maître,
Ma gloire, mon pays, par l'avis de ce traître ;
Et croirai toutefois mon bonheur infini,
Si je puis m'en punir après l'avoir puni.
AUGUSTE
En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l'univers ;
Je le suis, je veux l'être. Ô siècles , ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l'issue
Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler :
Avec cette beauté que je t'avais donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère :
Te rendant un époux, je te rends plus qu'un père.
ÉMILIE
Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ;
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connais mon forfait qui me semblait justice ;
Et (ce que n'avait pu la terreur du supplice)
Je sens naître en mon âme un repentir puissant,
Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent.
Le ciel a résolu votre grandeur suprême ;
Et pour preuve, seigneur, je n'en veux que moi-même :
J'ose avec vanité me donner cet éclat,
Puisqu'il change mon coeur, qu'il veut changer l'État.
Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle ;
Elle est morte, et ce coeur devient sujet fidèle ;
Et prenant désormais cette haine en horreur,
L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.
CINNA
Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
Ô vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !
AUGUSTE
Cesse d'en retarder un oubli magnanime
Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime :
Il nous a trahis tous ; mais ce qu'il a commis
Vous conserve innocents, et me rend mes amis.
[(À Maxime.) ]
Reprends auprès de moi ta place accoutumée ;
Rentre dans ton crédit et dans ta renommée ;
Qu'Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour ;
Et que demain l'hymen couronne leur amour.
Si tu l'aimes encor, ce sera ton supplice.
MAXIME
Je n'en murmure point, il a trop de justice ;
Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m'ôtez.
CINNA
Souffrez que ma vertu dans mon coeur rappelée
Vous consacre une foi lâchement violée,
Mais si ferme à présent, si loin de chanceler,
Que la chute du ciel ne pourrait l'ébranler.
Puisse le grand moteur des belles destinées,
Pour prolonger vos jours, retrancher nos années ;
Et moi, par un bonheur dont chacun soit jaloux,
Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous !
LIVIE
Ce n'est pas tout seigneur ; une céleste flamme
D'un rayon prophétique illumine mon âme.
Oyez ce que les dieux vous font savoir par moi ;
De votre heureux destin c'est l'immuable loi.
Après cette action vous n'avez rien à craindre,
On portera le joug désormais sans se plaindre ;
Et les plus indomptés, renversant leurs projets,
Mettront toute leur gloire à mourir vos sujets ;
Aucun lâche dessein, aucune ingrate envie
N'attaquera le cours d'une si belle vie ;
Jamais plus d'assassins, ni de conspirateurs :
Vous avez trouvé l'art d'être maître des coeurs.
Rome, avec une joie et sensible et profonde,
Se démet en vos mains de l'empire du monde ;
Vos royales vertus lui vont trop enseigner
Que son bonheur consiste à vous faire régner :
D'une si longue erreur pleinement affranchie,
Elle n'a plus de voeux que pour la monarchie,
Vous prépare déjà des temples, des autels,
Et le ciel une place entre les immortels ;
Et la postérité, dans toutes les provinces,
Donnera votre exemple aux plus généreux princes.
AUGUSTE
J'en accepte l'augure, et j'ose l'espérer :
Ainsi toujours les dieux vous daignent inspirer !
Qu'on redouble demain les heureux sacrifices
Que nous leur offrirons sous de meilleurs auspices,
Et que vos conjurés entendent publier
Qu'Auguste a tout appris, et veut tout oublier.

CLITANDRE

Adresse 

À Monseigneur le duc de Longueville

MONSEIGNEUR,

Je prends avantage de ma témérité ; et quelque défiance que j’aie de Clitandre, je ne puis croire qu’on s’en promette rien de mauvais, après avoir vu la hardiesse que j’ai de vous l’offrir. Il est impossible qu’on s’imagine qu’à des personnes de votre rang, et à des esprits de l’excellence du vôtre, on présente rien qui ne soit de mise, puisqu’il est tout vrai que vous avez un tel dégoût des mauvaises choses, et les savez si nettement démêler d’avec les bonnes, qu’on fait paraître plus de manque de jugement à vous les présenter qu’à les concevoir. Cette vérité est si généralement reconnue, qu’il faudrait n’être pas du monde pour ignorer que votre condition vous relève encore moins par-dessus le reste des hommes que votre esprit, et que les belles parties qui ont accompagné la splendeur de votre naissance n’ont reçu d’elle que ce qui leur était dû : c’est ce qui fait dire aux plus honnêtes gens de notre siècle qu’il semble que le ciel ne vous a fait naître prince qu’afin d’ôter au roi la gloire de choisir votre personne, et d’établir votre grandeur sur la seule reconnaissance de vos vertus : aussi, MONSEIGNEUR, ces considérations m’auraient intimidé, et ce cavalier n’eût jamais osé vous aller entretenir de ma part, si votre permission ne l’en eût autorisé, et comme assuré que vous l’aviez en quelque sorte d’estime, vu qu’il ne vous était pas tout à fait inconnu. C’est le même qui, par vos commandements, vous fut conter, il y a quelque temps, une partie de ses aventures, autant qu’en pouvaient contenir deux actes de ce poème encore tout informes et qui n’étaient qu’à peine ébauchés. Le malheur ne persécutait point encore son innocence, et ses contentements devaient être en un haut degré, puisque l’affection, la promesse et l’autorité de son prince lui rendaient la possession de sa maîtresse presque infaillible ; ses faveurs toutefois ne lui étaient point si chères que celles qu’il recevait de vous ; et jamais il ne se fût plaint de sa prison, s’il y eût trouvé autant de douceur qu’en votre cabinet. Il a couru de grands périls durant sa vie, et n’en court pas de moindres à présent que je tâche à le faire revivre. Son prince le préserva des premiers ; il espère que vous le garantirez des autres, et que, comme il l’arracha du supplice qui l’allait perdre, vous le défendrez de l’envie, qui a déjà fait une partie de ses efforts à l’étouffer. C’est, MONSEIGNEUR, dont vous supplie très humblement celui qui n’est pas moins, par la force de son inclination que par les obligations de son devoir,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CORNEILLE.

Préface

Pour peu de souvenir qu’on ait de Mélite, il sera fort aisé de juger, après la lecture de ce poème, que peut-être jamais deux pièces ne partirent d’une même main plus différentes et d’invention et de style. Il ne faut pas moins d’adresse à réduire un grand sujet qu’à en déduire un petit ; et si je m’étais aussi dignement acquitté de celui-ci qu’heureusement de l’autre, j’estimerais avoir, en quelque façon, approché de ce que demande Horace au poète qu’il instruit, quand il veut qu’il possède tellement ses sujets, qu’il en demeure toujours le maître, et les asservisse à soi-même, sans se laisser emporter par eux. Ceux qui ont blâmé l’autre de peu d’effets auront ici de quoi se satisfaire si toutefois ils ont l’esprit assez tendu pour me suivre au théâtre, et si la quantité d’intriques et de rencontres n’accable et ne confond leur mémoire. Que si cela leur arrive, je les supplie de prendre ma justification chez le libraire, et de reconnaître par la lecture que ce n’est pas ma faute. Il faut néanmoins que j’avoue que ceux qui n’ayant vu représenter Clitandre qu’une fois, ne le comprendront pas nettement, seront fort excusables, vu que les narrations qui doivent donner le jour au reste y sont si courtes, que le moindre défaut, ou d’attention du spectateur, ou de mémoire de l’acteur, laisse une obscurité perpétuelle en la suite, et ôte presque l’entière intelligence de ces grands mouvements dont les pensées ne s’égarent point du fait, et ne sont que des raisonnements continus sur ce qui s’est passé. Que si j’ai renfermé cette pièce dans la règle d’un jour, ce n’est pas que je me repente de n’y avoir point mis Mélite, ou que je me sois résolu à m’y attacher dorénavant. Aujourd’hui, quelques-uns adorent cette règle ; beaucoup la méprisent : pour moi, j’ai voulu seulement montrer que si je m’en éloigne, ce n’est pas faute de la connaître. Il est vrai qu’on pourra m’imputer que m’étant proposé de suivre la règle des anciens, j’ai renversé leur ordre, vu qu’au lieu des messagers qu’ils introduisent à chaque bout de champ pour raconter les choses merveilleuses qui arrivent à leurs personnages, j’ai mis les accidents mêmes sur la scène. Cette nouveauté pourra plaire à quelques-uns ; et quiconque voudra bien peser l’avantage que l’action a sur ces longs et ennuyeux récits, ne trouvera pas étrange que j’aie mieux aimé divertir les yeux qu’importuner les oreilles, et que me tenant dans la contrainte de cette méthode, j’en aie pris la beauté, sans tomber dans les incommodités que les Grecs et les Latins, qui l’ont suivie, n’ont su d’ordinaire, ou du moins n’ont osé éviter. Je me donne ici quelque sorte de liberté de choquer les anciens, d’autant qu’ils ne sont plus en état de me répondre, et que je ne veux engager personne en la recherche de mes défauts. Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leur période, il m’est permis de croire qu’ils n’ont pas tout su, et que de leurs instructions on peut tirer les lumières qu’ils n’ont pas eues. Je leur porte du respect comme à des gens qui nous ont frayé le chemin, et qui, après avoir défriché un pays fort rude, nous ont laissés à le cultiver. J’honore les modernes sans les envier, et n’attribuerai jamais au hasard ce qu’ils auront fait par science, ou par des règles particulières qu’ils se seront eux-mêmes prescrites ; outre que c’est ce qui ne me tombera jamais en la pensée, qu’une pièce de si longue haleine, où il faut coucher l’esprit à tant de reprises, et s’imprimer tant de contraires mouvements, se puisse faire par aventure. Il n’en va pas de la comédie comme d’un songe qui saisit notre imagination tumultuairement et sans notre aveu, ou comme d’un sonnet ou d’une ode, qu’une chaleur extraordinaire peut pousser par boutade, et sans lever la plume. Aussi l’antiquité nous parle bien de l’écume d’un cheval qu’une éponge jetée par dépit sur un tableau exprima parfaitement, après que l’industrie du peintre n’en avait su venir à bout ; mais il ne se lit point que jamais un tableau tout entier ait été produit de cette sorte. Au reste, je laisse le lieu de ma scène au choix du lecteur, bien qu’il ne me coûtât ici qu’à nommer. Si mon sujet est véritable, j’ai raison de le taire ; si c’est une fiction, quelle apparence, pour suivre je ne sais quelle chorographie, de donner un soufflet à l’histoire, d’attribuer à un pays des princes imaginaires, et d’en rapporter des aventures qui ne se lisent point dans les chroniques de leur royaume ? Ma scène est donc en un château d’un roi, proche d’une forêt ; je n’en détermine ni la province ni le royaume ; où vous l’aurez une fois placée, elle s’y tiendra. Que si l’on remarque des concurrences dans mes vers, qu’on ne les prenne pas pour des larcins. Je n’y en ai point laissé que j’aie connues, et j’ai toujours cru que, pour belle que fût une pensée, tomber en soupçon de la tenir d’un autre, c’est l’acheter plus qu’elle ne vaut ; de sorte qu’en l’état que je donne cette pièce au public, je pense n’avoir rien de commun avec la plupart des écrivains modernes, qu’un peu de vanité que je témoigne ici.

Argument

Rosidor, favori du roi, était si passionnément aimé de deux des filles de la reine, Caliste et Dorise, que celle-ci en dédaignait Pymante, et celle-là Clitandre. Ses affections, toutefois, n’étaient que pour la première, de sorte que cette amour mutuelle n’eût point eu d’obstacle sans Clitandre. Ce cavalier était le mignon du prince, fils unique du roi, qui pouvait tout sur la reine sa mère, dont cette fille dépendait ; et de là procédaient les refus de la reine toutes les fois que Rosidor la suppliait d’agréer leur mariage. Ces deux demoiselles, bien que rivales, ne laissaient pas d’être amies, d’autant que Dorise feignait que son amour n’était que par galanterie, et comme pour avoir de quoi répliquer aux importunités de Pymante. De cette façon, elle entrait dans la confidence de Caliste, et se tenant toujours assidue auprès d’elle, elle se donnait plus de moyen de voir Rosidor, qui ne s’en éloignait que le moins qu’il lui était possible. Cependant la jalousie la rongeait au-dedans, et excitait en son âme autant de véritables mouvements de haine pour sa compagne qu’elle lui rendait de feints témoignages d’amitié. Un jour que le roi, avec toute sa cour, s’était retiré en un château de plaisance proche d’une forêt, cette fille, entretenant en ces bois ses pensées mélancoliques, rencontra par hasard une épée : c’était celle d’un cavalier nommé Arimant, demeurée là par mégarde depuis deux jours qu’il avait été tué en duel, disputant sa maîtresse Daphné contre Éraste. Cette jalouse, dans sa profonde rêverie, devenue furieuse, jugea cette occasion propre à perdre sa rivale. Elle la cache donc au même endroit, et à son retour conte à Caliste que Rosidor la trompe, qu’elle a découvert une secrète affection entre Hippolyte et lui, et enfin qu’ils avaient rendez-vous dans les bois le lendemain au lever du soleil pour en venir aux dernières faveurs : une offre en outre de les lui faire surprendre éveille la curiosité de cet esprit facile, qui lui promet de se dérober, et se dérobe en effet le lendemain avec elle pour faire ses yeux témoins de cette perfidie. D’autre côté, Pymante, résolu de se défaire de Rosidor, comme du seul qui l’empêchait d’être aimé de Dorise, et ne l’osant attaquer ouvertement, à cause de sa faveur auprès du roi, dont il n’eût pu rapprocher, suborne Géronte, écuyer de Clitandre, et Lycaste, page du même. Cet écuyer écrit un cartel à Rosidor au nom de son maître, prend pour prétexte l’affection qu’ils avaient tous deux pour Caliste, contrefait au bas son seing, le fait rendre par ce page, et eux trois le vont attendre masqués et déguisés en paysans. L’heure était la même que Dorise avait donnée à Caliste, à cause que l’un et l’autre voulaient être assez tôt de retour pour se rendre au lever du roi et de la reine après le coup exécuté. Les lieux mêmes n’étaient pas fort éloignés ; de sorte que Rosidor, poursuivi par ces trois assassins, arrive auprès de ces deux filles comme Dorise avait l’épée à la main, prête de l’enfoncer dans l’estomac de Caliste. Il pare, et blesse toujours en reculant, et tue enfin ce page, mais si malheureusement, que, retirant son épée, elle se rompt contre la branche d’un arbre. En cette extrémité, il voit celle que tient Dorise, et sans la reconnaître, il la lui arrache, passe tout d’un temps le tronçon de la sienne en la main gauche, à guise d’un poignard, se défend ainsi contre Pymante et Géronte, tue encore ce dernier, et met l’autre en fuite. Dorise fuit aussi, se voyant désarmée par Rosidor ; et Caliste, sitôt qu’elle l’a reconnu, se pâme d’appréhension de son péril. Rosidor démasque les morts, et fulmine contre Clitandre, qu’il prend pour l’auteur de cette perfidie, attendu qu’ils sont ses domestiques et qu’il était venu dans ce bois sur un cartel reçu de sa part. Dans ce mouvement, il voit Caliste pâmée, et la croit morte : ses regrets avec ses plaies le font tomber en faiblesse. Caliste revient de pâmoison, et s’entr’aidant l’un à l’autre à marcher, ils gagnent la maison d’un paysan, où elle lui bande ses blessures. Dorise désespérée, et n’osant retourner à la cour, trouve les vrais habits de ces assassins, et s’accommode de celui de Géronte pour se mieux cacher. Pymante, qui allait rechercher les siens, et cependant, afin de mieux passer pour villageois, avait jeté son masque et son épée dans une caverne, la voit en cet état. Après quelque mécompte, Dorise se feint être un jeune gentilhomme, contraint pour quelque occasion de se retirer de la cour, et le prie de le tenir là quelque temps caché. Pymante lui baille quelque échappatoire ; mais s’étant aperçu à ses discours qu’elle avait vu son crime, et d’ailleurs entré en quelque soupçon que ce fût Dorise, il accorde sa demande, et la mène en cette caverne, résolu, si c’était elle, de se servir de l’occasion, sinon d’ôter du monde un témoin de son forfait, en ce lieu où il était assuré de retrouver son épée. Sur le chemin, au moyen d’un poinçon qui lui était demeuré dans les cheveux, il la reconnaît et se fait connaître à elle : ses offres de services sont aussi mal reçues que par le passé ; elle persiste toujours à ne vouloir chérir que Rosidor. Pymante l’assure qu’il l’a tué ; elle entre en furie, qui n’empêche pas ce paysan déguisé de l’enlever dans cette caverne, où, tâchant d’user de force, cette courageuse fille lui crève un œil de son poinçon ; et comme la douleur lui fait y porter les deux mains, elle s’échappe de lui, dont l’amour tourné en rage le fait sortir l’épée à la main de cette caverne, à dessein et de venger cette injure par sa mort, et d’étouffer ensemble l’indice de son crime. Rosidor cependant n’avait pu se dérober si secrètement qu’il ne fût suivi de son écuyer Lysarque, à qui par importunité il conte le sujet de sa sortie. Ce généreux serviteur, ne pouvant endurer que la partie s’achevât sans lui, le quitte pour aller engager l’écuyer de Clitandre à servir de second à son maître. En cette résolution, il rencontre un gentilhomme, son particulier ami, nommé Cléon, dont il apprend que Clitandre venait de monter à cheval avec le prince pour aller à la chasse. Cette nouvelle le met en inquiétude ; et ne sachant tous deux que juger de ce mécompte, ils vont de compagnie en avertir le roi. Le roi, qui ne voulait pas perdre ces cavaliers, envoie en même temps Cléon rappeler Clitandre de la chasse, et Lysarque avec une troupe d’archers au lieu de l’assignation, afin que si Clitandre s’était échappé d’auprès du prince pour aller joindre son rival, il fût assez fort pour les séparer. Lysarque ne trouve que les deux corps des gens de Clitandre, qu’il renvoie au roi par la moitié de ses archers, cependant qu’avec l’autre il suit une trace de sang qui le mène jusqu’au lieu où Rosidor et Caliste s’étaient retirés. La vue de ces corps fait soupçonner au roi quelque supercherie de la part de Clitandre, et l’aigrit tellement contre lui, qu’à son retour de la chasse il le fait mettre en prison, sans qu’on lui en dît même le sujet. Cette colère s’augmente par l’arrivée de Rosidor tout blessé, qui, après le récit de ses aventures, présente au roi le cartel de Clitandre, signé de sa main (contrefaite toutefois) et rendu par son page : si bien que le roi, ne doutant plus de son crime, le fait venir en son conseil, où, quelque protestation que pût faire son innocence, il le condamne à perdre la tête dans le jour même, de peur de se voir comme forcé de le donner aux prières de son fils s’il attendait son retour de la chasse. Cléon en apprend la nouvelle ; et redoutant que le prince ne se prît à lui de la perte de ce cavalier qu’il affectionnait, il le va chercher encore une fois à la chasse pour l’en avertir. Tandis que tout ceci se passe, une tempête surprend le prince à la chasse ; ses gens, effrayés de la violence des foudres et des orages, qui ça qui là cherchent où se cacher : si bien que, demeuré seul, un coup de tonnerre lui tue son cheval sous lui. La tempête finie, il voit un jeune gentilhomme qu’un paysan poursuivait l’épée à la main (c’était Pymante et Dorise). Il était déjà terrassé, et près de recevoir le coup de la mort ; mais le prince, ne pouvant souffrir une action si méchante, tâche d’empêcher cet assassinat. Pymante, tenant Dorise d’une main, le combat de l’autre, ne croyant pas de sûreté pour soi, après avoir été vu en cet équipage, que par sa mort. Dorise reconnaît le prince, et s’entrelace tellement dans les jambes de son ravisseur, qu’elle le fait trébucher. Le prince saute aussitôt sur lui, et le désarme : l’ayant désarmé, il crie ses gens, et enfin deux veneurs paraissent chargés des vrais habits de Pymante, Dorise et Lycaste. Ils les lui présentent comme un effet extraordinaire du foudre, qui avait consumé trois corps, à ce qu’ils s’imaginaient, sans toucher à leurs habits. C’est de là que Dorise prend occasion de se faire connaître au prince, et de lui déclarer tout ce qui s’est passé dans ce bois. Le prince étonné commande à ses veneurs de garrotter Pymante avec les couples de leurs chiens : en même temps Cléon arrive, qui fait le récit au prince du péril de Clitandre, et du sujet qui l’avait réduit en l’extrémité où il était. Cela lui fait reconnaître Pymante pour l’auteur de ces perfidies ; et l’ayant baillé à ses veneurs à ramener, il pique à toute bride vers le château, arrache Clitandre aux bourreaux, et le va présenter au roi avec les criminels, Pymante et Dorise, arrivés quelque temps après lui. Le roi venait de conclure avec la reine le mariage de Rosidor et de Caliste, sitôt qu’il serait guéri, dont Caliste était allée porter la nouvelle au blessé ; et après que le prince lui eut fait connaître l’innocence de Clitandre, il le reçoit à bras ouverts, et lui promet toute sorte de faveurs pour récompense du tort qu’il lui avait pensé faire. De là il envoie Pymante à son conseil pour être puni, voulant voir par là de quelle façon ses sujets vengeraient un attentat fait sur leur prince. Le prince obtient un pardon pour Dorise qui lui avait assuré la vie ; et la voulant désormais favoriser en propose le mariage à Clitandre, qui s’en excuse modestement. Rosidor et Caliste viennent remercier le roi, qui les réconcilie avec Clitandre et Dorise, et invite ces derniers, voire même leur commande de s’entr’aimer, puisque lui et le prince le désirent, leur donnant jusqu’à la guérison de Rosidor pour allumer cette flamme,

Afin de voir alors cueillir en même jour

À deux couples d’amants les fruits de leur amour.

Examen

Un voyage que je fis à Paris pour voir le succès de Mélite, m’apprit qu’elle n’était pas dans les vingt et quatre heures : c’était l’unique règle que l’on connût en ce temps-là. J’entendis que ceux du métier la blâmaient de peu d’effets, et de ce que le style en était trop familier. Pour la justifier contre cette censure par une espèce de bravade, et montrer que ce genre de pièces avait les vraies beautés de théâtre, j’entrepris d’en faire une régulière (c’est-à-dire dans ses vingt et quatre heures), pleine d’incidents, et d’un style plus élevé, mais qui ne vaudrait rien du tout ; en quoi je réussis parfaitement. Le style en est véritablement plus fort que celui de l’autre ; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver de supportable. Il est mêlé de pointes comme dans cette première ; mais ce n’était pas alors un si grand vice dans le choix des pensées, que la scène en dût être entièrement purgée. Pour la constitution, elle est si désordonnée, que vous avez de la peine à deviner qui sont les premiers acteurs. Rosidor et Caliste sont ceux qui le paraissent le plus par l’avantage de leur caractère et de leur amour mutuel : mais leur action finit dès le premier acte avec leur péril ; et ce qu’ils disent au troisième et au cinquième ne fait que montrer leurs visages, attendant que les autres achèvent. Pymante et Dorise y ont le plus grand emploi ; mais ce ne sont que deux criminels qui cherchent à éviter la punition de leurs crimes, et dont même le premier en attente de plus grands pour mettre à couvert les autres. Clitandre, autour de qui semble tourner le nœud de la pièce, puisque les premières actions vont à le faire coupable, et les dernières à le justifier, n’en peut être qu’un héros bien ennuyeux, qui n’est introduit que pour déclamer en prison, et ne parle pas même à cette maîtresse dont les dédains servent de couleur à le faire passer pour criminel. Tout le cinquième acte languit, comme celui de Mélite, après la conclusion des épisodes, et n’a rien de surprenant, puisque, dès le quatrième, on devine tout ce qui doit arriver, hormis le mariage de Clitandre avec Dorise, qui est encore plus étrange que celui d’Éraste, et dont on n’a garde de se défier.

Le roi et le prince son fils y paraissent dans un emploi fort au-dessous de leur dignité : l’un n’y est que comme juge, et l’autre comme confident de son favori. Ce défaut n’a pas accoutumé de passer pour défaut : aussi n’est-ce qu’un sentiment particulier dont je me suis fait une règle, qui peut-être ne semblera pas déraisonnable, bien que nouvelle.

Pour m’expliquer, je dis qu’un roi, un héritier de la couronne, un gouverneur de province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le théâtre en trois façons : comme roi, comme homme et comme juge ; quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois avec toutes les trois ensemble. Il paraît comme roi seulement, quand il n’a intérêt qu’à la conservation de son trône ou de sa vie, qu’on attaque pour changer l’État, sans avoir l’esprit agité d’aucune passion particulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héraclius. Il paraît comme homme seulement quand il n’a que l’intérêt d’une passion à suivre ou à vaincre, sans aucun péril pour son État ; et tel est Grimoald dans les trois premiers actes de Pertharite, et les deux reines dans Don Sanche. Il ne paraît enfin que comme juge quand il est introduit sans aucun intérêt pour son État ni pour sa personne, ni pour ses affections, mais seulement pour régler celui des autres, comme dans ce poème et dans le Cid ; et on ne peut désavouer qu’en cette dernière posture il remplit assez mal la dignité d’un si grand titre, n’ayant aucune part en l’action que celle qu’il y veut prendre pour d’autres, et demeurant bien éloigné de l’éclat des deux autres manières. Aussi on ne le donne jamais à représenter aux meilleurs acteurs ; mais il faut qu’il se contente de passer par la bouche de ceux du second ou du troisième ordre. Il peut paraître comme roi et comme homme tout à la fois quand il a un grand intérêt État et une forte passion tout ensemble à soutenir, comme Antiochus dans Rodogune, et Nicomède dans la tragédie qui porte son nom ; et c’est, à mon avis, la plus digne manière et la plus avantageuse de mettre sur la scène des gens de cette condition, parce qu’ils attirent alors toute l’action à eux, et ne manquent jamais d’être représentés par les premiers acteurs. Il ne me vient point d’exemple en la mémoire où un roi paraisse comme homme et comme juge, avec un intérêt de passion pour lui, et un soin de régler ceux des autres sans aucun péril pour son État ; mais pour voir les trois manières ensemble, on les peut aucunement remarquer dans les deux gouverneurs d’Arménie et de Syrie que j’ai introduits, l’un dans Polyeucte et l’autre dans Théodore. Je dis aucunement, parce que la tendresse que l’un a pour son gendre, et l’autre pour son fils, qui est ce qui les fait paraître comme hommes, agit si faiblement, qu’elle semble étouffée sous le soin qu’a l’un et l’autre de conserver sa dignité, dont ils font tous deux leur capital ; et qu’ainsi on peut dire en rigueur qu’ils ne paraissent que comme gouverneurs qui craignent de se perdre, et comme juges qui, par cette crainte dominante, condamnent ou plutôt s’immolent ce qu’ils voudraient conserver.

Les monologues sont trop longs et trop fréquents en cette pièce ; c’était une beauté en ce temps-là : les comédiens les souhaitaient, et croyaient y paraître avec plus d’avantage. La mode a si bien changé que la plupart de mes derniers ouvrages n’en ont aucun ; et vous n’en trouverez point dans Pompée, la Suite du Menteur, Théodore et Pertharite, ni dans Héraclius, Andromède, Œdipe et la Toison d’Or, à la réserve des stances.

Pour le lieu, il a encore plus d’étendue, ou, si vous voulez souffrir ce mot, plus de libertinage ici que dans Mélite : il comprend un château d’un roi avec une forêt voisine, comme pourrait être celui de Saint-Germain, et est bien éloigné de l’exactitude que les sévères critiques y demandent.

Acteurs

Alcandre, roi d’Écosse.

Floridan, fils du roi.

Rosidor, favori du roi et amant de Caliste.

Clitandre, favori du prince Floridan, et amoureux aussi de Caliste, mais dédaigné.

Pymante, amoureux de Dorise, et dédaigné.

Caliste, maîtresse de Rosidor et de Clitandre.

Dorise, maîtresse de Pymante.

Lysarque, écuyer de Rosidor.

Géronte, écuyer de Clitandre.

Cléon, gentilhomme suivant la cour.

Lycaste, page de Clitandre.

Le Geôlier.

Trois archers. – Trois veneurs.

La scène est en un château du roi, proche d’une forêt.

Acte premier

Scène première

Caliste

N’en doute plus, mon cœur, un amant hypocrite

Feignant de m’adorer, brûle pour Hippolyte :

Dorise m’en a dit le secret rendez-vous

Où leur naissante ardeur se cache aux yeux de tous ;

Et pour les y surprendre elle m’y doit conduire,

Sitôt que le soleil commencera de luire.

Mais qu’elle est paresseuse à me venir trouver !

La dormeuse m’oublie, et ne se peut lever.

Toutefois, sans raison J’accuse sa paresse :

La nuit, qui dure encor, fait que rien ne la presse :

Ma jalouse fureur, mon dépit, mon amour,

Ont troublé mon repos avant le point du jour :

Mais elle, qui n’en fait aucune expérience,

Étant sans intérêt, est sans impatience.

Toi qui fais ma douleur, et qui fis mon souci,

Ne tarde plus, volage, à te montrer ici ;

Viens en hâte affermir ton indigne victoire ;

Viens t’assurer l’éclat de cette infâme gloire ;

Viens signaler ton nom par ton manque de foi.

Le jour s’en va paraître ; affronteur, hâte-toi.

Mais, hélas ! cher ingrat, adorable parjure,

Ma timide voix tremble à te dire une injure ;

Si j’écoute l’amour, il devient si puissant,

Qu’en dépit de Dorise il te fait innocent :

Je ne sais lequel croire, et j’aime tant ce doute,

Que j’ai peur d’en sortir entrant dans cette route.

Je crains ce que je cherche, et je ne connais pas

De plus grand heur pour moi que d’y perdre mes pas.

Ah, mes yeux ! si jamais vos fonctions propices

À mon cœur amoureux firent de bons services,

Apprenez aujourd’hui quel est votre devoir :

Le moyen de me plaire est de me décevoir ;

Si vous ne m’abusez, si vous n’êtes faussaires,

Vous êtes de mon heur les cruels adversaires.

Et toi, soleil, qui vas, en ramenant le jour,

Dissiper une erreur si chère à mon amour,

Puisqu’il faut qu’avec toi ce que je crains éclate,

Souffre qu’encore un peu l’ignorance me flatte.

Mais je te parle en vain, et l’aube, de ses rais,

A déjà reblanchi le haut de ces forêts.

Si je puis me fier à sa lumière sombre,

Dont l’éclat brille à peine et dispute avec l’ombre,

J’entrevois le sujet de mon jaloux ennui,

Et quelqu’un de ses gens qui conteste avec lui.

Rentre, pauvre abusée, et cache-toi de sorte

Que tu puisses l’entendre à travers cette porte. 

Scène II

Rosidor, Lysarque

Rosidor

Ce devoir, ou plutôt cette importunité,

Au lieu de m’assurer de ta fidélité,

Marque trop clairement ton peu d’obéissance.

Laisse-moi seul, Lysarque, une heure en ma puissance ;

Que retiré du monde et du bruit de la cour,

Je puisse dans ces bois consulter mon amour ;

Que là Caliste seule occupe mes pensées,

Et par le souvenir de ses faveurs passées,

Assure mon espoir de celles que j’attends ;

Qu’un entretien rêveur durant ce peu de temps

M’instruise des moyens de plaire à cette belle,

Allume dans mon cœur de nouveaux feux pour elle :

Enfin, sans persister dans l’obstination,

Laisse-moi suivre ici mon inclination. 

Lysarque

Cette inclination, qui jusqu’ici vous mène,

À me la déguiser vous donne trop de peine.

Il ne faut point, monsieur, beaucoup l’examiner :

L’heure et le lieu suspects font assez deviner

Qu’en même temps que vous s’échappe quelque dame…

Vous m’entendez assez.

Rosidor

Juge mieux de ma flamme,

Et ne présume point que je manque de foi

À celle que j’adore, et qui brûle pour moi.

J’aime mieux contenter ton humeur curieuse,

Qui par ces faux soupçons m’est trop injurieuse.

Tant s’en faut que le change ait pour moi des appas,

Tant s’en faut qu’en ces bois il attire mes pas :

J’y vais… Mais pourrais-tu le savoir et le taire ?

Lysarque

Qu’ai-je fait qui vous porte à craindre le contraire ?

Rosidor

Tu vas apprendre tout ; mais aussi, l’ayant su,

Avise à ta retraite. Hier, un cartel reçu

De la part d’un rival…

Lysarque

Vous le nommez ?

Rosidor

Clitandre.

Au pied du grand rocher il me doit seul attendre ;

Et là, l’épée au poing, nous verrons qui des deux

Mérite d’embraser Caliste de ses feux

Lysarque

De sorte qu’un second…

Rosidor

Sans me faire une offense,

Ne peut se présenter à prendre ma défense :

Nous devons seul à seul vider notre débat.

Lysarque

Ne pensez pas sans moi terminer ce combat :

L’écuyer de Clitandre est homme de courage,

Il sera trop heureux que mon défi l’engage

À s’acquitter vers lui d’un semblable devoir,

Et je vais de ce pas y faire mon pouvoir.

Rosidor

Ta volonté suffit ; va-t’en donc, et désiste

De plus m’offrir une aide à mériter Caliste.

Lysarque est seul.

Vous obéir ici me coûterait trop cher,

Et je serais honteux qu’on me pût reprocher

D’avoir su le sujet d’une telle sortie,

Sans trouver les moyens d’être de la partie.

Scène III 

Caliste

Qu’il s’en est bien défait ! qu’avec dextérité

Le fourbe se prévaut de son autorité !

Qu’il trouve un beau prétexte en ses flammes éteintes !

Et que mon nom lui sert à colorer ses feintes !

Il y va cependant, le perfide qu’il est !

Hippolyte le charme, Hippolyte lui plaît ;

Et ses lâches désirs l’emportent où l’appelle

Le cartel amoureux de sa flamme nouvelle.

Scène IV

Caliste, Dorise

Caliste

Je n’en puis plus douter, mon feu désabusé

Ne tient plus le parti de ce cœur déguisé.

Allons, ma chère sœur, allons à la vengeance,

Allons de ses douceurs tirer quelque allégeance ;

Allons, et sans te mettre en peine de m’aider,

Ne prends aucun souci que de me regarder.

Pour en venir à bout, il suffit de ma rage ;

D’elle j’aurai la force ainsi que le courage ;

Et déjà, dépouillant tout naturel humain,

Je laisse à ses transports à gouverner ma main.

Vois-tu comme, suivant de si furieux guides,

Elle cherche déjà les yeux de ces perfides,

Et comme de fureur tous mes sens animés

Menacent les appas qui les avaient charmés ?

Dorise

Modère ces bouillons d’une âme colérée,

Ils sont trop violents pour être de durée ;

Pour faire quelque mal, c’est frapper de trop loin.

Réserve ton courroux tout entier au besoin ;

Sa plus forte chaleur se dissipe en paroles,

Ses résolutions en deviennent plus molles :

En lui donnant de l’air, son ardeur s’alentit.

Caliste

Ce n’est que faute d’air que le feu s’amortit.

Allons, et tu verras qu’ainsi le mien s’allume,

Que ma douleur aigrie en a plus d’amertume,

Et qu’ainsi mon esprit ne fait que s’exciter

À ce que ma colère a droit d’exécuter.

Dorise, seule.

Si ma ruse est enfin de son effet suivie,

Cette aveugle chaleur te va coûter la vie :

Un fer caché me donne en ces lieux écartés

La vengeance des maux que me font tes beautés.

Tu m’ôtes Rosidor, tu possèdes son âme :

Il n’a d’yeux que pour toi, que mépris pour ma flamme ;

Mais puisque tous mes soins ne le peuvent gagner,

J’en punirai l’objet qui m’en fait dédaigner.

Scène V

Pymante, Géronte, sortant d’une grotte, déguisés en paysans.

Géronte

En ce déguisement on ne peut nous connaître,

Et sans doute bientôt le jour qui vient de naître

Conduira Rosidor, séduit d’un faux cartel,

Aux lieux où cette main lui garde un coup mortel.

Vos vœux, si mal reçus de l’ingrate Dorise,

Qui l’idolâtre autant comme elle vous méprise,

Ne rencontreront plus aucun empêchement.

Mais je m’étonne fort de son aveuglement,

Et je ne comprends point cet orgueilleux caprice

Qui fait qu’elle vous traite avec tant d’injustice.

Vos rares qualités…

Pymante

Au lieu de me flatter,

Voyons si le projet ne saurait avorter,

Si la supercherie…

Géronte

Elle est si bien tissue,

Qu’il faut manquer de sens pour douter de l’issue.

Clitandre aime Caliste, et comme son rival,

Il a trop de sujet de lui vouloir du mal.

Moi que depuis dix ans il tient à son service,

D’écrire comme lui j’ai trouvé l’artifice ;

Si bien que ce cartel, quoique tout de ma main,

À son dépit jaloux s’imputera soudain.

Pymante

Que ton subtil esprit a de grands avantages !

Mais le nom du porteur ? 

Géronte

Lycaste, un de ses pages. 

Pymante

Celui qui fait le guet auprès du rendez-vous ?

Géronte

Lui-même, et le voici qui s’avance vers nous :

À force de courir il s’est mis hors d’haleine. 

Scène VI 

Pymante, Géronte, Lycaste, aussi déguisé en paysan. 

Pymante

Eh bien ! est-il venu ?

Lycaste

N’en soyez plus en peine ;

Il est où vous savez, et tout bouffi d’orgueil,

Il n’y pense à rien moins qu’à son propre cercueil.

Pymante

Ne perdons point de temps. Nos masques, nos épées !

(Lycaste les va quérir dans la grotte d’où ils sont sortis.)

Qu’il me tarde déjà que, dans son sang trempées,

Elles ne me font voir à mes pieds étendu

Le seul qui sert d’obstacle au bonheur qui m’est dû !

Ah ! qu’il va bien trouver d’autres gens que Clitandre !

Mais pourquoi ces habits ? qui te les fait reprendre ?

(Lycaste leur présente à chacun un masque et une épée, et porte leurs habits).

Pour notre sûreté, portons-les avec nous,

De peur que, cependant que nous serons aux coups,

Quelque maraud, conduit par sa bonne aventure,

Ne nous laisse tous trois en mauvaise posture.

Quand il faudra donner, sans les perdre des yeux,

Au pied du premier arbre ils seront beaucoup mieux.

Pymante

Prends-en donc même soin après la chose faite.

Lycaste

Ne craignez pas sans eux que je fasse retraite.

Pymante

Sus donc ! chacun déjà devrait être masqué.

Allons, qu’il tombe mort aussitôt qu’attaqué.

Scène VII 

Cléon, Lysarque

Cléon

Réserve à d’autres temps cette ardeur de courage

Qui rend de ta valeur un si grand témoignage.

Ce duel que tu dis ne se peut concevoir.

Tu parles de Clitandre, et je viens de le voir

Que notre jeune prince enlevait à la chasse.

Lysarque

Tu les as vus passer ?

Cléon

Par cette même place.

Sans doute que ton maître a quelque occasion

Qui le fait t’éblouir par cette illusion.

Lysarque

Non, il parlait du cœur ; je connais sa franchise.

Cléon

S’il est ainsi, je crains que par quelque surprise

Ce généreux guerrier, sous le nombre abattu,

Ne cède aux envieux que lui fait sa vertu.

Lysarque

À présent il n’a point d’ennemis que je sache ;

Mais, quelque événement que le destin nous cache,

Si tu veux m’obliger, viens, de grâce, avec moi,

Que nous donnions ensemble avis de tout au roi.

Scène VIII 

Caliste, Dorise

Caliste, cependant que Dorise s’arrête à chercher derrière un buisson.

Ma sœur, l’heure s’avance, et nous serons à peine,

Si nous ne retournons, au lever de la reine.

Je ne vois point mon traître, Hippolyte non plus.

Dorise, tirant une épée de derrière ce buisson, et saisissant Caliste par le bras.

Voici qui va trancher tes soucis superflus ;

Voici dont je vais rendre, aux dépens de ta vie,

Et ma flamme vengée, et ma haine assouvie.

Caliste

Tout beau, tout beau, ma sœur, tu veux m’épouvanter ;

Mais je te connais trop pour m’en inquiéter,

Laisse la feinte à part, et mettons, je te prie,

À les trouver bientôt toute notre industrie.

Dorise

Va, va, ne songe plus à leurs fausses amours,

Dont le récit n’était qu’une embûche à tes jours :

Rosidor t’est fidèle, et cette feinte amante

Brûle aussi peu pour lui que je fais pour Pymante.

Caliste

Déloyale ! ainsi donc ton courage inhumain… 

Dorise

Ces injures en l’air n’arrêtent point ma main.

Caliste

Le reproche honteux d’une action si noire…

Dorise

Qui se venge en secret, en secret en fait gloire.

Caliste

T’ai-je donc pu, ma sœur, déplaire en quelque point ?

Dorise

Oui, puisque Rosidor t’aime et ne m’aime point ;

C’est assez m’offenser que d’être ma rivale.

Scène IX

Rosidor, Pymante, Géronte, Lycaste, Caliste, Dorise

Comme Dorise est prête de tuer Caliste, un bruit entendu lui fait relever son épée, et Rosidor paraît tout en sang, poursuivi par ces trois assassins masqués. En entrant, il tue Lycaste ; et retirant son épée, elle se rompt contre la branche d’un arbre. En cette extrémité, il voit celle que tient Dorise ; et sans la reconnaître, il s’en saisit, et passe tout d’un temps le tronçon qui lui restait de la sienne en la main gauche, et se défend ainsi contre Pymante et Géronte, dont il tue le dernier, et met l’autre en fuite.

Rosidor

Meurs, brigand ! Ah, malheur ! cette branche fatale

A rompu mon épée. Assassins… Toutefois,

J’ai de quoi me défendre une seconde fois.

Dorise, s’enfuyant.

N’est-ce pas Rosidor qui m’arrache les armes ?

Ah ! qu’il me va causer de périls et de larmes !

Fuis, Dorise, et fuyant laisse-toi reprocher

Que tu fuis aujourd’hui ce qui t’est le plus cher.

Caliste

C’est lui-même de vrai. Rosidor ! Ah ! je pâme,

Et la peur de sa mort ne me laisse point d’âme.

Adieu, mon cher espoir.

Rosidor, après avoir tué Géronte.

Celui-ci dépêché,

C’est de toi maintenant que j’aurai bon marché.

Nous sommes seul à seul. Quoi ! ton peu d’assurance

Ne met plus qu’en tes pieds sa dernière espérance ?

Marche sans emprunter d’ailes de ton effroi :

Je ne cours point après des lâches comme toi.

Il suffit de ces deux. Mais qui pourraient-ils être ?

Ah, ciel ! le masque ôté me les fait trop connaître !

Le seul Clitandre arma contre moi ces voleurs ;

Celui-ci fut toujours vêtu de ses couleurs ;

Voilà son écuyer, dont la pâleur exprime

Moins de traits de la mort que d’horreurs de son crime.

Et ces deux reconnus, je douterais en vain

De celui que sa fuite a sauvé de ma main.

Trop indigne rival, crois-tu que ton absence

Donne à tes lâchetés quelque ombre d’innocence,

Et qu’après avoir vu renverser ton dessein,

Un désaveu démente et tes gens et ton seing ?

Ne le présume pas ; sans autre conjecture.

Je te rends convaincu de ta seule écriture,

Sitôt que j’aurai pu faire ma plainte au roi.

Mais quel piteux objet se vient offrir à moi ?

Traîtres, auriez-vous fait sur un si beau visage,

Attendant Rosidor, l’essai de votre rage ?

C’est Caliste elle-même ! Ah, dieux, injustes dieux !

Ainsi donc, pour montrer ce spectacle à mes yeux,

Votre faveur barbare a conservé ma vie !

Je n’en veux point chercher d’auteurs que votre envie :

La nature, qui perd ce qu’elle a de parfait,

Sur tout autre que vous eût vengé ce forfait,

Et vous eût accablés, si vous n’étiez ses maîtres.

Vous m’envoyez en vain ce fer contre des traîtres.

Je ne veux point devoir mes déplorables jours

À l’affreuse rigueur d’un si fatal secours.

Ô vous qui me restez d’une troupe ennemie

Pour marques de ma gloire et de son infamie,

Blessures, hâtez-vous d’élargir vos canaux,

Par où mon sang emporte et ma vie et mes maux !

Ah ! pour l’être trop peu, blessures trop cruelles,

De peur de m’obliger vous n’êtes pas mortelles.

Eh quoi ! ce bel objet, mon aimable vainqueur,

Avait-il seul le droit de me blesser au cœur ?

Et d’où vient que la mort, à qui tout fait hommage,

L’ayant si mal traité, respecte son image ?

Noires divinités, qui tournez mon fuseau,

Vous faut-il tant prier pour un coup de ciseau ?

Insensé que je suis ! en ce malheur extrême,

Je demande la mort à d’autres qu’à moi-même ;

Aveugle ! je m’arrête à supplier en vain,

Et pour me contenter j’ai de quoi dans la main.

Il faut rendre ma vie au fer qui l’a sauvée ;

C’est à lui qu’elle est due, il se l’est réservée ;

Et l’honneur, quel qu’il soit, de finir mes malheurs,

C’est pour me le donner qu’il l’ôte à des voleurs.

Poussons donc hardiment. Mais, hélas ! cette épée

Coulant entre mes doigts, laisse ma main trompée ;

Et sa lame, timide à procurer mon bien,

Au sang des assassins n’ose mêler le mien.

Ma faiblesse importune à mon trépas s’oppose ;

En vain je m’y résous, en vain je m’y dispose ;

Mon reste de vigueur ne peut l’effectuer ;

J’en ai trop pour mourir, trop peu pour me tuer :

L’un me manque au besoin, et l’autre me résiste.

Mais je vois s’entr’ouvrir les beaux yeux de Caliste,

Les roses de son teint n’ont plus tant de pâleur,

Et j’entends un soupir qui flatte ma douleur.

Voyez, dieux inhumains, que, malgré votre envie,

L’amour lui sait donner la moitié de ma vie,

Qu’une âme désormais suffit à deux amants.

Caliste

Hélas ! qui me rappelle à de nouveaux tourments ?

Si Rosidor n’est plus, pourquoi reviens-je au monde ?

Rosidor

Ô merveilleux effet d’une amour sans seconde !

Caliste

Exécrable assassin qui rougis de son sang,

Dépêche comme à lui de me percer le flanc,

Prends de lui ce qui reste. 

Rosidor

Adorable cruelle,

Est-ce ainsi qu’on reçoit un amant si fidèle ?

Caliste

Ne m’en fais point un crime ; encor pleine d’effroi,

Je ne t’ai méconnu qu’en songeant trop à toi.

J’avais si bien gravé là-dedans ton image,

Qu’elle ne voulait pas céder à ton visage.

Mon esprit, glorieux et jaloux de l’avoir,

Enviait à mes yeux le bonheur de te voir.

Mais quel secours propice a trompé mes alarmes ?

Contre tant d’assassins qui t’a prêté des armes ?

Rosidor

Toi-même, qui t’a mise à telle heure en ces lieux,

Où je te vois mourir et revivre à mes yeux ?

Caliste

Quand l’amour une fois règne sur un courage…

Mais tâchons de gagner jusqu’au premier village,

Où ces bouillons de sang se puissent arrêter ;

Là, j’aurai tout loisir de te le raconter,

Aux charges qu’à mon tour aussi l’on m’entretienne.

Rosidor

Allons ; ma volonté n’a de loi que la tienne ;

Et l’amour, par tes yeux devenu tout-puissant,

Rend déjà la vigueur à mon corps languissant.

Caliste

Il donne en même temps une aide à ta faiblesse,

Puisqu’il fait que la mienne auprès de toi me laisse,

Et qu’en dépit du sort ta Caliste aujourd’hui

À tes pas chancelants pourra servir d’appui.

Acte II

Scène première

Pymante, masqué.

Destins, qui réglez tout au gré de vos caprices,

Sur moi donc tout à coup fondent vos injustices,

Et trouvent à leurs traits si longtemps retenus,

Afin de mieux frapper, des chemins inconnus ?

Dites, que vous ont fait Rosidor ou Pymante ?

Fournissez de raison, destins, qui me démente ;

Dites ce qu’ils ont fait qui vous puisse émouvoir

À partager si mal entre eux votre pouvoir ?

Lui rendre contre moi l’impossible possible

Pour rompre le succès d’un dessein infaillible,

C’est prêter un miracle à son bras sans secours,

Pour conserver son sang au péril de mes jours.

Trois ont fondu sur lui sans le jeter en fuite ;

À peine en m’y jetant moi-même je l’évite ;

Loin de laisser la vie, il a su l’arracher ;

Loin de céder au nombre, il l’a su retrancher :

Toute votre faveur, à son aide occupée,

Trouve à le mieux armer en rompant son épée,

Et ressaisit ses mains, par celles du hasard,

L’une d’une autre épée, et l’autre d’un poignard.

Ô honte ! ô déplaisirs ! ô désespoir ! ô rage !

Ainsi donc un rival pris à mon avantage

Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer !

Son bonheur qui me brave ose l’en retirer,

Lui donne sur mes gens une prompte victoire,

Et fait de son péril un sujet de sa gloire !

Retournons animés d’un courage plus fort,

Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort.

Sortez de vos cachots, infernales Furies ;

Apportez à m’aider toutes vos barbaries ;

Qu’avec vous tout l’enfer m’aide en ce noir dessein

Qu’un sanglant désespoir me verse dans le sein.

J’avais de point en point l’entreprise tramée,

Comme dans mon esprit vous me l’aviez formée ;

Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain

N’a que de la faiblesse ; il y faut votre main.

En vain, cruelles sœurs, ma fureur vous appelle ;

En vain vous armeriez l’enfer pour ma querelle :

La terre vous refuse un passage à sortir.

Ouvre du moins ton sein, terre, pour m’engloutir ;

N’attends pas que Mercure avec son caducée

M’en fasse après ma mort l’ouverture forcée ;

N’attends pas qu’un supplice, hélas ! trop mérité,

Ajoute l’infamie à tant de lâcheté ;

Préviens-en la rigueur ; rends toi-même justice

Aux projets avortés d’un si noir artifice.

Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdent sans fruit.

Dedans mon désespoir, tout me fuit ou me nuit :

La terre n’entend point la douleur qui me presse ;

Le ciel me persécute, et l’enfer me délaisse.

Affronte-les, Pymante, et sauve en dépit d’eux

Ta vie et ton honneur d’un pas si dangereux.

Si quelque espoir te reste, il n’est plus qu’en toi-même ;

Et, si tu veux t’aider, ton mal n’est pas extrême.

Passe pour villageois dans un lieu si fatal ;

Et réservant ailleurs la mort de ton rival,

Fais que d’un même habit la trompeuse apparence

Qui le mit en péril, te mette en assurance.

Mais ce masque l’empêche, et me vient reprocher

Un crime qu’il découvre au lieu de me cacher.

Ce damnable instrument de mon traître artifice,

Après mon coup manqué, n’en est plus que l’indice,

Et ce fer qui tantôt, inutile en ma main,

Que ma fureur jalouse avait armée en vain,

Sut si mal attaquer et plus mal me défendre,

N’est propre désormais qu’à me faire surprendre.

(Il jette son masque et son épée dans la grotte.)

Allez, témoins honteux de mes lâches forfaits,

N’en produisez non plus de soupçons que d’effets.

Ainsi n’ayant plus rien qui démente ma feinte,

Dedans cette forêt je marcherai sans crainte,

Tant que… 

Scène II

Lysarque, Pymante, Archers

Lysarque

Mon grand ami !

Pymante

Monsieur ?

Lysarque

Viens çà ; dis-nous,

N’as-tu point ici vu deux cavaliers aux coups ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ou l’un d’eux se sauver à la fuite ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ni passer dedans ces bois sans suite ?

Pymante

Attendez, il y peut avoir quelque huit jours…

Lysarque

Je parle d’aujourd’hui : laisse là ces discours ;

Réponds précisément.

Pymante

Pour aujourd’hui, je pense…

Toutefois, si la chose était de conséquence,

Dans le prochain village on saurait aisément…

Lysarque

Donnons jusques au lieu, c’est trop d’amusement.

Pymante, seul.

Ce départ favorable enfin me rend la vie

Que tant de questions m’avaient presque ravie.

Cette troupe d’archers aveugles en ce point,

Trouve ce qu’elle cherche et ne s’en saisit point ;

Bien que leur conducteur donne assez à connaître

Qu’ils vont pour arrêter l’ennemi de son maître,

J’échappe néanmoins en ce pas hasardeux

D’aussi près de la mort que je me voyais d’eux.

Que j’aime ce péril, dont la vaine menace

Promettait un orage, et se tourne en bonace,

Ce péril qui ne veut que me faire trembler,

Ou plutôt qui se montre, et n’ose m’accabler !

Qu’à bonne heure défait d’un masque et d’une épée,

J’ai leur crédulité sous ces habits trompée !

De sorte qu’à présent deux corps désanimés

Termineront l’exploit de tant de gens armés,

Corps qui gardent tous deux un naturel si traître,

Qu’encore après leur mort ils vont trahir leur maître,

Et le faire l’auteur de cette lâcheté,

Pour mettre à ses dépens Pymante en sûreté !

Mes habits, rencontrés sous les yeux de Lysarque,

Peuvent de mes forfaits donner seuls quelque marque ;

Mais s’il ne les voit pas, lors sans aucun effroi

Je n’ai qu’à me ranger en hâte auprès du roi,

Où je verrai tantôt avec effronterie

Clitandre convaincu de ma supercherie.

Scène III

Lysarque, Archers

Lysarque regarde les corps de Géronte et de Lycaste.

Cela ne suffit pas ; il faut chercher encor,

Et trouver, s’il se peut, Clitandre ou Rosidor.

Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie

Des soupçons que j’avais touchant cette partie,

Voudra savoir au vrai ce qu’ils sont devenus. 

Premier Archer

Pourrait-elle en douter ? Ces deux corps reconnus

Font trop voir le succès de toute l’entreprise.

Lysarque

Et qu’en présumes-tu ?

Premier Archer

Que malgré leur surprise,

Leur nombre avantageux, et leur déguisement,

Rosidor de leurs mains se tire heureusement,

Lysarque

Ce n’est qu’en me flattant que tu te le figures ;

Pour moi, je n’en conçois que de mauvais augures,

Et présume plutôt que son bras valeureux

Avant que de mourir s’est immolé ces deux.

Premier Archer

Mais où serait son corps ?

Lysarque

Au creux de quelque roche,

Où les traîtres, voyant notre troupe si proche,

N’auront pas eu loisir de mettre encor ceux-ci,

De qui le seul aspect rend le crime éclairci.

Second Archer,

lui présentant les deux pièces rompues de l’épée de Rosidor.

Monsieur, connaissez-vous ce fer et cette garde ?

Lysarque

Donne-moi, que je voie. Oui, plus je les regarde,

Plus j’ai par eux d’avis du déplorable sort

D’un maître qui n’a pu s’en dessaisir que mort.

Second Archer

Monsieur, avec cela j’ai vu dans cette route

Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte.

Lysarque

Suivons-les au hasard. Vous autres, enlevez

Promptement ces deux corps que nous avons trouvés.

(Lysarque et cet archer rentrent dans le bois, et le reste des archers reportent à la cour les corps de Géronte et de Lycaste.)

Scène IV

Floridan, Clitandre, Page

Floridan, parlant à son page.

Ce cheval trop fougueux m’incommode à la chasse ;

Tiens-m’en un autre prêt, tandis qu’en cette place,

À l’ombre des ormeaux l’un dans l’autre enlacés,

Clitandre m’entretient de ses travaux passés.

Qu’au reste, les veneurs, allant sur leurs brisées,

Ne forcent pas le cerf, s’il est aux reposées ;

Qu’ils prennent connaissance, et pressent mollement,

Sans le donner aux chiens qu’à mon commandement.

(Le page rentre.)

Achève maintenant l’histoire commencée

De ton affection si mal récompensée. 

Clitandre

Ce récit ennuyeux de ma triste langueur,

Mon prince, ne vaut pas le tirer en longueur ;

J’ai tout dit en un mot : cette fière Caliste

Dans ses cruels mépris incessamment persiste ;

C’est toujours elle-même ; et sous sa dure loi,

Tout ce qu’elle a d’orgueil se réserve pour moi.

Cependant qu’un rival, ses plus chères délices,

Redouble ses plaisirs en voyant mes supplices.

Floridan

Ou tu te plains à faux, ou, puissamment épris,

Ton courage demeure insensible aux mépris ;

Et je m’étonne fort comme ils n’ont dans ton âme

Rétabli ta raison, ou dissipé ta flamme.

Quelques charmes secrets mêlés dans ses rigueurs

Étouffent en naissant la révolte des cœurs ;

Et le mien auprès d’elle, à quoi qu’il se dispose,

Murmurant de son mal, en adore la cause.

Floridan

Mais puisque son dédain, au lieu de te guérir,

Ranime ton amour, qu’il dût faire mourir,

Sers-toi de mon pouvoir ; en ma faveur, la reine

Tient et tiendra toujours Rosidor en haleine ;

Mais son commandement dans peu, si tu le veux,

Te met, à ma prière, au comble de tes vœux.

Avise donc ; tu sais qu’un fils peut tout sur elle.

Clitandre

Malgré tous les mépris de cette âme cruelle,

Dont un autre a charmé les inclinations,

J’ai toujours du respect pour ses perfections,

Et je serais marri qu’aucune violence… 

Floridan

L’amour sur le respect emporte la balance.

Clitandre

Je brûle ; et le bonheur de vaincre ses froideurs,

Je ne le veux devoir qu’à mes vives ardeurs ;

Je ne la veux gagner qu’à force de services.

Floridan

Tandis, tu veux donc vivre en d’éternels supplices ?

Clitandre

Tandis, ce m’est assez qu’un rival préféré

N’obtient, non plus que moi, le succès espéré.

À la longue ennuyés, la moindre négligence

Pourra de leurs esprits rompre l’intelligence ;

Un temps bien pris alors me donne en un moment

Ce que depuis trois ans je poursuis vainement.

Mon prince, trouvez bon…

Floridan

N’en dis pas davantage ;

Celui-ci qui me vient faire quelque message,

Apprendrait malgré toi l’état de tes amours.

Scène V

Floridan, Clitandre, Cléon

Cléon

Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vos discours ;

C’est en obéissant au roi qui me l’ordonne,

Et rappelle Clitandre auprès de sa personne.

Floridan

Qui ?

Cléon

Clitandre, seigneur.

Floridan

Et que lui veut le roi ?

Cléon

De semblables secrets ne s’ouvrent pas à moi. 

Floridan

Je n’en sais que penser ; et la cause incertaine

De ce commandement tient mon esprit en peine.

Pourrai-je me résoudre à te laisser aller

Sans savoir les motifs qui te font rappeler ?

Clitandre

C’est, à mon jugement, quelque prompte entreprise,

Dont l’exécution à moi seul est remise ;

Mais, quoi que là-dessus j’ose m’imaginer,

C’est à moi d’obéir sans rien examiner.

Floridan

J’y consens à regret : va, mais qu’il te souvienne

Que je chéris ta vie à l’égal de la mienne ;

Et si tu veux m’ôter de cette anxiété,

Que j’en sache au plus tôt toute la vérité.

Ce cor m’appelle. Adieu. Toute la chasse prête

N’attend que ma présence à relancer la bête.

Scène VI 

Dorise achevant de vêtir l’habit de Géronte qu’elle avait trouvé dans le bois.

Achève, malheureuse, achève de vêtir

Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir.

Si de tes trahisons la jalouse impuissance

Sut donner un faux crime à la même innocence,

Recherche maintenant, par un plus juste effet,

Une fausse innocence à cacher ton forfait.

Quelle honte importune au visage te monte

Pour un sexe quitté dont tu n’es que de honte ?

Il t’abhorre lui-même ; et ce déguisement,

En le désavouant, l’oblige pleinement.

Après avoir perdu sa douceur naturelle,

Dépouille sa pudeur, qui te messied sans elle ;

Dérobe tout d’un temps, par ce crime nouveau,

Et l’autre aux yeux du monde, et ta tête au bourreau.

Si tu veux empêcher ta perte inévitable,

Deviens plus criminelle, et parais moins coupable.

Par une fausseté tu tombes en danger,

Par une fausseté sache t’en dégager.

Fausseté détestable, où me viens-tu réduire ?

Honteux déguisement, où me vas-tu conduire ?

Ici de tous côtés l’effroi suit mon erreur,

Et j’y suis à moi-même une nouvelle horreur :

L’image de Caliste à ma fureur soustraite

Y brave fièrement ma timide retraite,

Encor si son trépas, secondant mon désir,

Mêlait à mes douleurs l’ombre d’un faux plaisir !

Mais tels sont les excès du malheur qui m’opprime,

Qu’il ne m’est pas permis de jouir de mon crime ;

Dans l’état pitoyable où le sort me réduit,

J’en mérite la peine et n’en ai pas le fruit ;

Et tout ce que j’ai fait contre mon ennemie

Sert à croître sa gloire avec mon infamie.

N’importe, Rosidor de mes cruels destins

Tient de quoi repousser ses lâches assassins.

Sa valeur, inutile en sa main désarmée,

Sans moi ne vivrait plus que chez la renommée :

Ainsi rien désormais ne pourrait m’enflammer ;

N’ayant plus que haïr, je n’aurais plus qu’aimer.

Fâcheuse loi du sort qui s’obstine à ma peine,

Je sauve mon amour, et je manque à ma haine.

Ces contraires succès, demeurant sans effet,

Font naître mon malheur de mon heur imparfait.

Toutefois l’orgueilleux pour qui mon cœur soupire

De moi seule aujourd’hui tient le jour qu’il respire :

Il m’en est redevable, et peut-être à son tour

Cette obligation produira quelque amour.

Dorise, à quels pensers ton espoir se ravale !

S’il vit par ton moyen, c’est pour une rivale.

N’attends plus, n’attends plus que haine de sa part ;

L’offense vint de toi, le secours, du hasard.

Malgré les vains efforts de ta ruse traîtresse,

Le hasard, par tes mains, le rend à sa maîtresse.

Ce péril mutuel qui conserve leurs jours

D’un contre-coup égal va croître leurs amours.

Heureux couple d’amants que le destin assemble,

Qu’il expose en péril, qu’il en retire ensemble !

Scène VII 

Pymante, Dorise

Pymante, la prenant pour Géronte, et l’embrassant.

Ô dieux ! voici Géronte, et je le croyais mort.

Malheureux compagnon de mon funeste sort…

Dorise, croyant qu’il la prend pour Rosidor, et qu’en l’embrassant il la poignarde.

Ton œil t’abuse. Hélas ! misérable, regarde

Qu’au lieu de Rosidor ton erreur me poignarde.

Pymante

Ne crains pas, cher ami, ce funeste accident,

Je te connais assez, je suis… Mais, impudent,

Où m’allait engager mon erreur indiscrète ?

Monsieur, pardonnez-moi la faute que j’ai faite.

Un berger d’ici près a quitté ses brebis

Pour s’en aller au camp presqu’en pareils habits ;

Et d’abord vous prenant pour ce mien camarade,

Mes sens d’aise aveuglés ont fait cette escapade.

Ne craignez point au reste un pauvre villageois

Qui seul et désarmé court à travers ces bois.

D’un ordre assez précis l’heure presque expirée

Me défend des discours de plus longue durée.

À mon empressement pardonnez cet adieu ;

Je perdrais trop, monsieur, à tarder en ce lieu.

Dorise

Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible

À la compassion peut se rendre accessible,

Un jeune gentilhomme implore ton secours ;

Prends pitié de mes maux pour trois ou quatre jours ;

Durant ce peu de temps, accorde une retraite

Sous ton chaume rustique à ma fuite secrète :

D’un ennemi puissant la haine me poursuit,

Et n’ayant pu qu’à peine éviter cette nuit…

Pymante

L’affaire qui me presse est assez importante

Pour ne pouvoir, monsieur, répondre à votre attente.

Mais si vous me donniez le loisir d’un moment,

Je vous assurerais d’être ici promptement ;

Et j’estime qu’alors il me serait facile

Contre cet ennemi de vous faire un asile.

Dorise

Mais, avant ton retour, si quelque instant fatal

M’exposait par malheur aux yeux de ce brutal,

Et que l’emportement de son humeur altière…

Pymante

Pour ne rien hasarder, cachez-vous là derrière.

Dorise

Souffre que je te suive, et que mes tristes pas…

Pymante

J’ai des secrets, monsieur, qui ne le souffrent pas,

Et ne puis rien pour vous, à moins que de m’attendre.

Avisez au parti que vous avez à prendre.

Dorise

Va donc, je t’attendrai.

Pymante

Cette touffe d’ormeaux

Vous pourra cependant couvrir de ses rameaux.

Scène VIII

Pymante

Enfin, grâces au ciel, ayant su m’en défaire,

Je puis seul aviser à ce que je dois faire.

Qui qu’il soit, il a vu Rosidor attaqué,

Et sait assurément que nous l’avons manqué ;

N’en étant point connu, je n’en ai rien à craindre,

Puisqu’ainsi déguisé tout ce que je veux feindre

Sur son esprit crédule obtient un tel pouvoir.

Toutefois plus j’y songe, et plus je pense voir,

Par quelque grand effet de vengeance divine,

En ce faible témoin l’auteur de ma ruine :

Son indice douteux, pour peu qu’il ait de jour,

N’éclaircira que trop mon forfait à la cour.

Simple ! j’ai peur encor que ce malheur m’avienne,

Et je puis éviter ma perte par la sienne !

Et mêmes on dirait qu’un antre tout exprès

Me garde mon épée au fond de ces forêts :

C’est en ce lieu fatal qu’il me le faut conduire ;

C’est là qu’un heureux coup l’empêche de me nuire.

Je ne m’y puis résoudre ; un reste de pitié

Violente mon cœur à des traits d’amitié ;

En vain je lui résiste et tâche à me défendre

D’un secret mouvement que je ne puis comprendre :

Son âge, sa beauté, sa grâce, son maintien,

Forcent mes sentiments à lui vouloir du bien ;

Et l’air de son visage a quelque mignardise

Qui ne tire pas mal à celle de Dorise.

Ah ! que tant de malheurs m’auraient favorisé,

Si c’était elle-même en habit déguisé !

J’en meurs déjà de joie, et mon âme ravie

Abandonne le soin du reste de ma vie.

Je ne suis plus à moi, quand je viens à penser

À quoi l’occasion me pourrait dispenser.

Quoi qu’il en soit, voyant tant de ses traits ensemble,

Je porte du respect à ce qui lui ressemble.

Misérable Pymante, ainsi donc tu te perds !

Encor qu’il tienne un peu de celle que tu sers,

Étouffe ce témoin pour assurer ta tête ;

S’il est, comme il le dit, battu d’une tempête,

Au lieu qu’en ta cabane il cherche quelque port,

Fais que dans cette grotte il rencontre sa mort.

Modère-toi, cruel ; et plutôt examine

Sa parole, son teint, et sa taille, et sa mine :

Si c’est Dorise, alors révoque cet arrêt ;

Sinon, que la pitié cède à ton intérêt.

Acte III

Scène première

Alcandre, Rosidor, Caliste, un Prévôt

Alcandre

L’admirable rencontre a mon âme ravie

De voir que deux amants s’entre-doivent la vie,

De voir que ton péril la tire de danger,

Que le sien te fournit de quoi t’en dégager,

Qu’à deux desseins divers la même heure choisie

Assemble en même lieu pareille jalousie,

Et que l’heureux malheur qui vous a menacés

Avec tant de justesse a ses temps compassés !

Rosidor

Sire, ajoutez du ciel l’occulte providence :

Sur deux amants il verse une même influence ;

Et comme l’un par l’autre il a su nous sauver,

Il semble l’un pour l’autre exprès nous conserver.

Alcandre

Je t’entends, Rosidor ; par là tu me veux dire

Qu’il faut qu’avec le ciel ma volonté conspire,

Et ne s’oppose pas à ses justes décrets,

Qu’il vient de témoigner par tant d’avis secrets.

Eh bien ! je veux moi-même en parler à la reine ;

Elle se fléchira, ne t’en mets pas en peine.

Achève seulement de me rendre raison

De ce qui t’arriva depuis sa pâmoison. 

Rosidor

Sire, un mot désormais suffit pour ce qui reste.

Lysarque et vos archers depuis ce lieu funeste

Se laissèrent conduire aux traces de mon sang,

Qui, durant le chemin, me dégouttait du flanc ;

Et me trouvant enfin dessous un toit rustique,

Ranimé par les soins de son amour pudique,

Leurs bras officieux m’ont ici rapporté,

Pour en faire ma plainte à Votre Majesté.

Non pas que je soupire après une vengeance

Qui ne peut me donner qu’une fausse allégeance :

Le prince aime Clitandre, et mon respect consent

Que son affection le déclare innocent ;

Mais si quelque pitié d’une telle infortune

Peut souffrir aujourd’hui que je vous importune,

Ôtant par un hymen l’espoir à mes rivaux,

Sire, vous taririez la source de nos maux.

Alcandre

Tu fuis à te venger ; l’objet de ta maîtresse

Fait qu’un tel désir cède à l’amour qui te presse ;

Aussi n’est-ce qu’à moi de punir ces forfaits,

Et de montrer à tous par de puissants effets

Qu’attaquer Rosidor c’est se prendre à moi-même :

Tant je veux que chacun respecte ce que j’aime !

Je le ferai bien voir. Quand ce perfide tour

Aurait eu pour objet le moindre de ma cour,

Je devrais au public, par un honteux supplice,

De telles trahisons l’exemplaire justice.

Mais Rosidor surpris, et blessé comme il l’est,

Au devoir d’un vrai roi joint mon propre intérêt.

Je lui ferai sentir, à ce traître Clitandre,

Quelque part que le prince y puisse ou veuille prendre,

Combien mal à propos sa folle vanité

Croyait dans sa faveur trouver l’impunité.

Je tiens cet assassin ; un soupçon véritable,

Que m’ont donné les corps d’un couple détestable,

De son lâche attentat m’avait si bien instruit,

Que déjà dans les fers il en reçoit le fruit.

Toi, qu’avec Rosidor le bonheur a sauvée,

Tu te peux assurer que, Dorise trouvée,

Comme ils avaient choisi même heure à votre mort,

En même heure tous deux auront un même sort.

Caliste

Sire, ne songez pas à cette misérable ;

Rosidor garanti me rend sa redevable ;

Et je me sens forcée à lui vouloir du bien

D’avoir à votre État conservé ce soutien.

Alcandre

Le généreux orgueil des âmes magnanimes

Par un noble dédain sait pardonner les crimes ;

Mais votre aspect m’emporte à d’autres sentiments,

Dont je ne puis cacher les justes mouvements ;

Ce teint pâle à tous deux me rougit de colère,

Et vouloir m’adoucir, c’est vouloir me déplaire.

Rosidor

Mais, sire, que sait-on ? peut-être ce rival,

Qui m’a fait, après tout, plus de bien que de mal,

Sitôt qu’il vous plaira d’écouter sa défense,

Saura de ce forfait purger son innocence.

Alcandre

Et par où la purger ? Sa main d’un trait mortel

A signé son arrêt en signant ce cartel.

Peut-il désavouer ce qu’assure un tel gage,

Envoyé de [sa] part, et rendu par son page ?

Peut-il désavouer que ses gens déguisés

De son commandement ne soient autorisés ?

Les deux, tout morts qu’ils sont, qu’on les traîne à la boue,

L’autre, aussitôt que pris, se verra sur la roue ;

Et pour le scélérat que je tiens prisonnier,

Ce jour que nous voyons lui sera le dernier.

Qu’on l’amène au conseil ; par forme il faut l’entendre,

Et voir par quelle adresse il pourra se défendre.

Toi, pense à te guérir, et crois que pour le mieux,

Je ne veux pas montrer ce perfide à tes yeux :

Sans doute qu’aussitôt qu’il se ferait paraître,

Ton sang rejaillirait au visage du traître.

Rosidor

L’apparence déçoit, et souvent on a vu

Sortir la vérité d’un moyen imprévu,

Bien que la conjecture y fût encor plus forte ;

Du moins, sire, apaisez l’ardeur qui vous transporte ;

Que, l’âme plus tranquille et l’esprit plus remis,

Le seul pouvoir des lois perde nos ennemis.

Alcandre

Sans plus m’importuner, ne songe qu’à tes plaies.

Non, il ne fut jamais d’apparences si vraies.

Douter de ce forfait, c’est manquer de raison.

Derechef, ne prends soin que de ta guérison.

Scène II 

Rosidor, Caliste

Rosidor

Ah ! que ce grand courroux sensiblement m’afflige !

Caliste

C’est ainsi que le roi, te refusant, t’oblige :

Il te donne beaucoup en ce qu’il t’interdit,

Et tu gagnes beaucoup d’y perdre ton crédit.

On voit dans ces refus une marque certaine

Que contre Rosidor toute prière est vaine.

Ses violents transports sont d’assurés témoins

Qu’il t’écouterait mieux s’il te chérissait moins.

Mais un plus long séjour pourrait ici te nuire :

Ne perdons plus de temps ; laisse-moi te conduire

Jusque dans l’antichambre où Lysarque t’attend,

Et montre désormais un esprit plus content.

Rosidor

Si près de te quitter…

Caliste

N’achève pas ta plainte.

Tous deux nous ressentons cette commune atteinte ;

Mais d’un fâcheux respect la tyrannique loi

M’appelle chez la reine et m’éloigne de toi.

Il me lui faut conter comme l’on m’a surprise,

Excuser mon absence en accusant Dorise ;

Et lui dire comment, par un cruel destin,

Mon devoir auprès d’elle a manqué ce matin.

Rosidor

Va donc, et quand son âme, après la chose sue,

Fera voir la pitié qu’elle en aura conçue,

Figure-lui si bien Clitandre tel qu’il est

Qu’elle n’ose en ses feux prendre plus d’intérêt.

Caliste

Ne crains pas désormais que mon amour s’oublie ;

Répare seulement ta vigueur affaiblie :

Sache bien te servir de la faveur du roi,

Et pour tout le surplus repose-t’en sur moi.

Scène III

Clitandre, en prison.

Je ne sais si je veille, ou si ma rêverie

À mes sens endormis fait quelque tromperie ;

Peu s’en faut, dans l’excès de ma confusion,

Que je ne prenne tout pour une illusion.

Clitandre prisonnier ! je n’en fais pas croyable

Ni l’air sale et puant d’un cachot effroyable

Ni de ce faible jour l’incertaine clarté,

Ni le poids de ces fers dont je suis arrêté ;

Je les sens, je les vois ; mais mon âme innocente

Dément tous les objets que mon œil lui présente

Et, le désavouant, défend à ma raison

De me persuader que je sois en prison.

Jamais aucun forfait, aucun dessein infâme

N’a pu souiller ma main, ni glisser dans mon âme ;

Et je suis retenu dans ces funestes lieux !

Non, cela ne se peut : vous vous trompez, mes yeux ;

J’aime mieux rejeter vos plus clairs témoignages,

J’aime mieux démentir ce qu’on me fait d’outrages,

Que de m’imaginer, sous un si juste roi,

Qu’on peuple les prisons d’innocents comme moi.

Cependant je m’y trouve ; et bien que ma pensée

Recherche à la rigueur ma conduite passée,

Mon exacte censure a beau l’examiner,

Le crime qui me perd ne se peut deviner ;

Et quelque grand effort que fasse ma mémoire,

Elle ne me fournit que des sujets de gloire.

Ah ! prince, c’est quelqu’un de vos faveurs jaloux

Qui m’impute à forfait d’être chéri de vous.

Le temps qu’on m’en sépare, on le donne à l’envie,

Comme une liberté d’attenter sur ma vie.

Le cœur vous le disait, et je ne sais comment

Mon destin me poussa dans cet aveuglement

De rejeter l’avis de mon dieu tutélaire ;

C’est là ma seule faute, et c’en est le salaire,

C’en est le châtiment que je reçois ici.

On vous venge, mon prince, en me traitant ainsi ;

Mais vous saurez montrer, embrassant ma défense,

Que qui vous venge ainsi puissamment vous offense,

Les perfides auteurs de ce complot maudit,

Qu’à me persécuter votre absence enhardit,

À votre heureux retour verront que ces tempêtes,

Clitandre préservé, n’abattront que leurs têtes.

Mais on ouvre, et quelqu’un, dans cette sombre horreur,

Par son visage affreux redouble ma terreur.

Scène IV

Clitandre, le Geôlier

Le Geôlier

Permettez que ma main de ces fers vous détache.

Clitandre

Suis-je libre déjà ? 

Le Geôlier

Non encor, que je sache.

Clitandre

Quoi ! ta seule pitié s’y hasarde pour moi ?

Le Geôlier

Non, c’est un ordre exprès de vous conduire au roi.

Clitandre

Ne m’apprendras-tu point le crime qu’on m’impute,

Et quel lâche imposteur ainsi me persécute ?

Le Geôlier

Descendons : Un prévôt, qui vous attend là-bas,

Vous pourra mieux que moi contenter sur ce cas.

Scène V

Pymante, Dorise

Pymante, regardant une aiguille qu’elle avait laissée par mégarde dans ses cheveux en se déguisant.

En vain pour m’éblouir vous usez de la ruse,

Mon esprit, quoique lourd, aisément ne s’abuse :

Ce que vous me cachez, je le lis dans vos yeux.

Quelque revers d’amour vous conduit en ces lieux ;

N’est-il pas vrai, monsieur ? et même cette aiguille

Sent assez les faveurs de quelque belle fille :

Elle est, ou je me trompe, un gage de sa foi.

Dorise

Ô malheureuse aiguille ! Hélas ! c’est fait de moi.

Pymante

Sans doute votre plaie à ce mot s’est rouverte.

Monsieur, regrettez-vous son absence, ou sa perte ?

Vous aurait-elle bien pour un autre quitté,

Et payé vos ardeurs d’une infidélité ?

Vous ne répondez point ; cette rougeur confuse,

Quoique vous vous taisiez, clairement vous accuse.

Brisons là : ce discours vous fâcherait enfin,

Et c’était pour tromper la longueur du chemin,

Qu’après plusieurs discours, ne sachant que vous dire,

J’ai touché sur un point dont votre cœur soupire,

Et de quoi fort souvent on aime mieux parler

Que de perdre son temps à des propos en l’air.

Dorise

Ami, ne porte plus la sonde en mon courage :

Ton entretien commun me charme davantage ;

Il ne peut me lasser, indifférent qu’il est ;

Et ce n’est pas aussi sans sujet qu’il me plaît.

Ta conversation est tellement civile,

Que pour un tel esprit ta naissance est trop vile ;

Tu n’as de villageois que l’habit et le rang ;

Tes rares qualités te font d’un autre sang ;

Même, plus je te vois, plus en toi je remarque

Des traits pareils à ceux d’un cavalier de marque :

Il s’appelle Pymante, et ton air et ton port

Ont avec tous les siens un merveilleux rapport. 

Pymante

J’en suis tout glorieux, et de ma part je prise

Votre rencontre autant que celle de Dorise,

Autant que si le ciel, apaisant sa rigueur,

Me faisait maintenant un présent de son cœur.

Dorise

Qui nommes-tu Dorise ?

Pymante

Une jeune cruelle

Qui me fuit pour un autre.

Dorise

Et ce rival s’appelle ?

Pymante

Le berger Rosidor.

Dorise

Ami, ce nom si beau

Chez vous donc se profane à garder un troupeau ?

Pymante

Madame, il ne faut plus que mon feu vous déguise

Que sous ces faux habits il reconnaît Dorise.

Je ne suis point surpris de me voir dans ces bois

Ne passer à vos yeux que pour un villageois ;

Votre haine pour moi fut toujours assez forte

Pour déférer sans peine à l’habit que je porte.

Cette fausse apparence aide et suit vos mépris ;

Mais cette erreur vers vous ne m’a jamais surpris ;

Je sais trop que le ciel n’a donné l’avantage

De tant de raretés qu’à votre seul visage,

Sitôt que je l’ai vu, j’ai cru voir en ces lieux

Dorise déguisée, ou quelqu’un de nos dieux ;

Et si j’ai quelque temps feint de vous méconnaître

En vous prenant pour tel que vous vouliez paraître,

Admirez mon amour, dont la discrétion

Rendait à vos désirs cette submission,

Et disposez de moi, qui borne mon envie

À prodiguer pour vous tout ce que j’ai de vie.

Dorise

Pymante, eh quoi ! faut-il qu’en l’état où je suis

Tes importunités augmentent mes ennuis ?

Faut-il que dans ce bois ta rencontre funeste

Vienne encor m’arracher le seul bien qui me reste,

Et qu’ainsi mon malheur au dernier point venu

N’ose plus espérer de n’être pas connu ?

Pymante

Voyez comme le ciel égale nos fortunes,

Et comme, pour les faire entre nous deux communes,

Nous réduisant ensemble à ces déguisements,

Il montre avoir pour nous de pareils mouvements.

Dorise

Nous changeons bien d’habits, mais non pas de visages ;

Nous changeons bien d’habits, mais non pas de courages ;

Et ces masques trompeurs de nos conditions

Cachent, sans les changer, nos inclinations.

Pymante

Me négliger toujours, et pour qui vous néglige !

Dorise

Que veux-tu ? son mépris plus que ton feu m’oblige ;

J’y trouve, malgré moi, je ne sais quel appas,

Par où l’ingrat me tue, et ne m’offense pas.

Pymante

Qu’espérez-vous enfin d’un amour si frivole

Pour cet ingrat amant qui n’est plus qu’une idole ?

Dorise

Qu’une idole ! Ah ! ce mot me donne de l’effroi.

Rosidor une idole ! Ah ! perfide, c’est toi,

Ce sont tes trahisons qui l’empêchent de vivre.

Je t’ai vu dans ce bois moi-même le poursuivre,

Avantagé du nombre, et vêtu de façon

Que ce rustique habit effaçait tout soupçon :

Ton embûche a surpris une valeur si rare.

Pymante

Il est vrai, j’ai puni l’orgueil de ce barbare,

De cet heureux ingrat, si cruel envers vous,

Qui, maintenant par terre et percé de mes coups,

Éprouve par sa mort comme un amant fidèle

Venge votre beauté du mépris qu’on fait d’elle.

Dorise

Monstre de la nature, exécrable bourreau,

Après ce lâche coup qui creuse mon tombeau,

D’un compliment railleur ta malice me flatte !

Fuis, fuis, que dessus toi ma vengeance n’éclate.

Ces mains, ces faibles mains que vont armer les dieux,

N’auront que trop de force à t’arracher les yeux,

Que trop à t’imprimer sur ce hideux visage

En mille traits de sang les marques de ma rage.

Pymante

Le courroux d’une femme, impétueux d’abord,

Promet tout ce qu’il ose à son premier transport ;

Mais comme il n’a pour lui que sa seule impuissance

À force de grossir il meurt en sa naissance ;

Ou s’étouffant soi-même, à la fin ne produit

Que point ou peu d’effet après beaucoup de bruit.

Dorise

Va, va, ne prétends pas que le mien s’adoucisse :

Il faut que ma fureur ou l’enfer te punisse ;

Le reste des humains ne saurait inventer

De gêne qui te puisse à mon gré tourmenter.

Si tu ne crains mes bras, crains de meilleures armes ;

Crains tout ce que le ciel m’a départi de charmes :

Tu sais quelle est leur force, et ton cœur la ressent ;

Crains qu’elle ne m’assure un vengeur plus puissant.

Ce courroux, dont tu ris, en fera la conquête

De quiconque mettra à ma haine exposera ta tête,

De quiconque mettra ma vengeance en mon choix.

Adieu : j’en perds le temps à crier dans ce bois :

Mais tu verras bientôt si je vaux quelque chose,

Et si ma rage en vain se promet ce qu’elle ose.

Pymante

J’aime tant cette ardeur à me faire périr,

Que je veux bien moi-même avec vous y courir.

Dorise

Traître ! ne me suis point.

Pymante

Prendre seule la fuite !

Vous vous égareriez à marcher sans conduite ;

Et d’ailleurs votre habit, où je ne comprends rien,

Peut avoir du mystère aussi bien que le mien.

L’asile dont tantôt vous faisiez la demande

Montre quelque besoin d’un bras qui vous défende ;

Et mon devoir vers vous serait mal acquitté,

S’il ne vous avait mise en lieu de sûreté.

Vous pensez m’échapper quand je vous le témoigne ;

Mais vous n’irez pas loin que je ne vous rejoigne.

L’amour que j’ai pour vous, malgré vos dures lois,

Sait trop ce qu’il vous doit, et ce que je me dois. 

Acte IV

Scène première

Pymante, Dorise

Dorise

Je te le dis encor, tu perds temps à me suivre ;

Souffre que de tes yeux ta pitié me délivre :

Tu redoubles mes maux par de tels entretiens.

Pymante

Prenez à votre tour quelque pitié des miens,

Madame, et tarissez ce déluge de larmes ;

Pour rappeler un mort ce sont de faibles armes ;

Et, quoi que vous conseille un inutile ennui,

Vos cris et vos sanglots ne vont point jusqu’à lui.

Dorise

Si mes sanglots ne vont où mon cœur les envoie,

Du moins par eux mon âme y trouvera la voie ;

S’il lui faut un passage afin de s’envoler,

Ils le lui vont ouvrir en le fermant à l’air.

Sus donc, sus, mes sanglots ! redoublez vos secousses :

Pour un tel désespoir vous les avez trop douces :

Faites pour m’étouffer de plus puissants efforts.

Pymante

Ne songez plus, madame, à rejoindre les morts ;

Pensez plutôt à ceux qui n’ont point d’autre envie

Que d’employer pour vous le reste de leur vie ;

Pensez plutôt à ceux dont le service offert

Accepté vous conserve, et refusé vous perd. 

Dorise

Crois-tu donc, assassin, m’acquérir par ton crime ?

Qu’innocent méprisé, coupable je t’estime ?

À ce compte, tes feux n’ayant pu m’émouvoir,

Ta noire perfidie obtiendrait ce pouvoir ?

Je chérirais en toi la qualité de traître,

Et mon affection commencerait à naître

Lorsque tout l’univers a droit de te haïr ?

Pymante

Si j’oubliai l’honneur jusques à le trahir,

Si, pour vous posséder, mon esprit, tout de flamme,

N’a rien cru de honteux, n’a rien trouvé d’infâme,

Voyez par là, voyez l’excès de mon ardeur :

Par cet aveuglement jugez de sa grandeur.

Dorise

Non, non, ta lâcheté, que j’y vois trop certaine,

N’a servi qu’à donner des raisons à ma haine.

Ainsi ce que j’avais pour toi d’aversion

Vient maintenant d’ailleurs que d’inclination :

C’est la raison, c’est elle à présent qui me guide

Aux mépris que je fais des flammes d’un perfide.

Pymante

Je ne sache raison qui s’oppose à mes vœux,

Puisqu’ici la raison n’est que ce que je veux,

Et, ployant dessous moi, permet à mon envie

De recueillir les fruits de vous avoir servie.

Il me faut des faveurs malgré vos cruautés.

Dorise

Exécrable ! ainsi donc tes désirs effrontés

Voudraient sur ma faiblesse user de violence ?

Pymante

Je ris de vos refus, et sais trop la licence

Que me donne l’amour en cette occasion.

Dorise, lui crevant l’œil de son aiguille.

Traître ! ce ne sera qu’à ta confusion.

Pymante, portant les mains à son œil crevé.

Ah, cruelle !

Dorise

Ah, brigand !

Pymante

Ah, que viens-tu de faire ? 

Dorise

De punir l’attentat d’un infâme corsaire.

Pymante, prenant son épée dans la caverne où il l’avait jetée au second acte.

Ton sang m’en répondra ; tu m’auras beau prier,

Tu mourras.

Dorise, à part.

Fuis, Dorise, et laisse-le crier.

Scène II

Pymante

Où s’est-elle cachée ? où l’emporte sa fuite ?

Où faut-il que ma rage adresse ma poursuite ?

La tigresse m’échappe, et, telle qu’un éclair,

En me frappant les yeux, elle se perd en l’air ;

Ou plutôt, l’un perdu, l’autre m’est inutile ;

L’un s’offusque du sang qui de l’autre distille.

Coule, coule, mon sang : en de si grands malheurs,

Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs :

Ne verser désormais que des larmes communes,

C’est pleurer lâchement de telles infortunes.

Je vois de tous côtés mon supplice approcher ;

N’osant me découvrir, je ne me puis cacher.

Mon forfait avorté se lit dans ma disgrâce,

Et ces gouttes de sang me font suivre à la trace.

Miraculeux effet ! Pour traître que je sois,

Mon sang l’est encor plus, et sert tout à la fois

De pleurs à ma douleur, d’indices à ma prise,

De peine à mon forfait, de vengeance à Dorise.

Ô toi qui, secondant son courage inhumain,

Loin d’orner ses cheveux, déshonores sa main,

Exécrable instrument de sa brutale rage,

Tu devais pour le moins respecter son image ;

Ce portrait accompli d’un chef-d’œuvre des cieux,

Imprimé dans mon cœur, exprimé dans mes yeux,

Quoi que te commandât une âme si cruelle,

Devait être adoré de ta pointe rebelle.

Honteux restes d’amour qui brouillez mon cerveau !

Quoi ! puis-je en ma maîtresse adorer mon bourreau ?

Remettez-vous, mes sens ; rassure-toi, ma rage ;

Reviens, mais reviens seule animer mon courage ;

Tu n’as plus à débattre avec mes passions

L’empire souverain dessus mes actions ;

L’amour vient d’expirer, et ses flammes éteintes

Ne t’imposeront plus leurs infâmes contraintes.

Dorise ne tient plus dedans mon souvenir

Que ce qu’il faut de place à l’ardeur de punir :

Je n’ai plus rien en moi qui n’en veuille à sa vie.

Sus donc, qui me la rend ? Destins, si votre envie,

Si votre haine encor s’obstine à mes tourments,

Jusqu’à me réserver à d’autres châtiments,

Faites que je mérite, en trouvant l’inhumaine,

Par un nouveau forfait, une nouvelle peine,

Et ne me traitez pas avec tant de rigueur

Que mon feu ni mon fer ne touchent point son cœur.

Mais ma fureur se joue, et demi-languissante,

S’amuse au vain éclat d’une voix impuissante.

Recourons aux effets, cherchons de toutes parts ;

Prenons dorénavant pour guides les hasards.

Quiconque ne pourra me montrer la cruelle,

Que son sang aussitôt me réponde pour elle ;

Et ne suivant ainsi qu’une incertaine erreur,

Remplissons tous ces lieux de carnage et d’horreur.

(Une tempête survient.)

Mes menaces déjà font trembler tout le monde :

Le vent fuit d’épouvante, et le tonnerre en gronde ;

L’œil du ciel s’en retire, et par un voile noir,

N’y pouvant résister, se défend d’en rien voir ;

Cent nuages épais se distillant en larmes,

À force de pitié, veulent m’ôter les armes,

La nature étonnée embrasse mon courroux,

Et veut m’offrir Dorise, ou devancer mes coups.

Tout est de mon parti : le ciel même n’envoie

Tant d’éclairs redoublés qu’afin que je la voie.

Quelques lieux où l’effroi porte ses pas errants,

Ils sont entrecoupés de mille gros torrents.

Que je serais heureux, si cet éclat de foudre,

Pour m’en faire raison, l’avait réduite en poudre !

Allons voir ce miracle, et désarmer nos mains,

Si le ciel a daigné prévenir nos desseins.

Destins, soyez enfin de mon intelligence,

Et vengez mon affront, ou souffrez ma vengeance !

Scène III

Floridan

Quel bonheur m’accompagne en ce moment fatal !

Le tonnerre a sous moi foudroyé mon cheval,

Et consumant sur lui toute sa violence,

Il m’a porté respect parmi son insolence.

Tous mes gens, écartés par un subit effroi,

Loin d’être à mon secours, ont fui d’autour de moi,

Ou, déjà dispersés par l’ardeur de la chasse,

Ont dérobé leur tête à sa fière menace.

Cependant seul, à pied, je pense à tous moments

Voir le dernier débris de tous les éléments,

Dont l’obstination à se faire la guerre

Met toute la nature au pouvoir du tonnerre.

Dieux, si vous témoignez par là votre courroux,

De Clitandre ou de moi lequel menacez-vous ?

La perte m’est égale, et la même tempête

Qui l’aurait accablé tomberait sur ma tête.

Pour le moins, justes dieux, s’il court quelque danger,

Souffrez que je le puisse avec lui partager !

J’en découvre à la fin quelque meilleur présage ;

L’haleine manque aux vents, et la force à l’orage ;

Les éclairs, indignés d’être éteints par les eaux,

En ont tari la source et séché les ruisseaux,

Et déjà le soleil de ses rayons essuie

Sur ces moites rameaux le reste de la pluie ;

Au lieu du bruit affreux des foudres décochés,

Les petits oisillons, encor demi-cachés…

Mais je verrai bientôt quelques-uns de ma suite :

Je le juge à ce bruit.

Scène IV

Floridan, Pymante, Dorise

Pymante saisit Dorise qui le fuyait.

Enfin, malgré ta fuite,

Je te retiens, barbare.

Dorise

Hélas !

Pymante

Songe à mourir ;

Tout l’univers ici ne te peut secourir. 

Floridan

L’égorger à ma vue ! ô l’indigne spectacle !

Sus, sus, à ce brigand opposons un obstacle.

Arrête, scélérat !

Pymante

Téméraire, où vas-tu ?

Floridan

Sauver ce gentilhomme à tes pieds abattu.

Dorise

Traître, n’avance pas ; c’est le prince.

Pymante, tenant Dorise d’une main, et se battant de l’autre.

N’importe ;

Il m’oblige à sa mort, m’ayant vu de la sorte.

Floridan

Est-ce là le respect que tu dois à mon rang ?

Pymante

Je ne connais ici ni qualités ni sang.

Quelque respect ailleurs que ta naissance obtienne,

Pour assurer ma vie, il faut perdre la tienne.

Dorise

S’il me demeure encor quelque peu de vigueur,

Si mon débile bras ne dédit point mon cœur,

J’arrêterai le tien.

Pymante

Que fais-tu, misérable ?

 Dorise

Je détourne le coup d’un forfait exécrable.

Pymante

Avec ces vains efforts crois-tu m’en empêcher ?

Floridan

Par une heureuse adresse il l’a fait trébucher.

Assassin, rends l’épée.

Scène V

Floridan, Pymante, Dorise, trois Veneurs, portant en leurs mains les vrais habits de Pymante, Lycaste et Dorise

Premier Veneur

Écoute, il est fort proche :

C’est sa voix qui résonne au creux de cette roche,

Et c’est lui que tantôt nous avions entendu.

Floridan désarme Pymante, et en donne l’épée à garder à Dorise.

Prends ce fer en ta main.

Pymante

Ah, cieux ! je suis perdu.

 Second Veneur

Oui, je le vois. Seigneur, quelle aventure étrange,

Quel malheureux destin en cet état vous range ?

Floridan

Garrottez ce maraud ; les couples de vos chiens

Vous y pourront servir, faute d’autres liens.

Je veux qu’à mon retour une prompte justice

Lui fasse ressentir par l’éclat d’un supplice,

Sans armer contre lui que les lois de l’État,

Que m’attaquer n’est pas un léger attentat.

Sachez que s’il échappe il y va de vos têtes.

Premier Veneur

Si nous manquons, seigneur, les voilà toutes prêtes.

Admirez cependant le foudre et ses efforts,

Qui, dans cette forêt, ont consumé trois corps :

En voici les habits, qui sans aucun dommage

Semblent avoir bravé la fureur de l’orage.

Floridan

Tu montres à mes yeux de merveilleux effets.

Dorise

Mais des marques plutôt de merveilleux forfaits.

Ces habits, dont n’a point approché le tonnerre,

Sont aux plus criminels qui vivent sur la terre :

Connaissez-les, grand prince, et voyez devant vous

Pymante prisonnier, et Dorise à genoux.

Floridan

Que ce soit là Pymante, et que tu sois Dorise !

Dorise

Quelques étonnements qu’une telle surprise

Jette dans votre esprit, que vos yeux ont déçu,

D’autres le saisiront quand vous aurez tout su.

La honte de paraître en un tel équipage

Coupe ici ma parole et l’étouffe au passage ;

Souffrez que je reprenne en un coin de ce bois

Avec mes vêtements l’usage de la voix,

Pour vous conter le reste en habit plus sortable.

Floridan

Cette honte me plaît ; ta prière équitable,

En faveur de ton sexe et du secours prêté,

Suspendra jusqu’alors ma curiosité

Tandis, sans m’éloigner beaucoup de cette place,

Je vais sur ce coteau pour découvrir la chasse.

Tu l’y ramèneras. Vous, s’il ne veut marcher,

Gardez-le cependant au pied de ce rocher.

(Le prince sort, et un des veneurs s’en va avec Dorise, et les autres mènent Pymante d’un autre côté.)

Scène VI

Clitandre, le Geôlier

Clitandre, en prison.

Dans ces funestes lieux, où la seule inclémence

D’un rigoureux destin réduit mon innocence,

Je n’attends désormais du reste des humains

Ni faveur, ni secours, si ce n’est par tes mains.

Le Geôlier

Je ne connais que trop où tend ce préambule.

Vous n’avez pas affaire à quelque homme crédule :

Tous, dans cette prison, dont je porte les clés,

Se disent comme vous du malheur accablés,

Et la justice à tous est injuste ; de sorte

Que la pitié me doit leur faire ouvrir la porte ;

Mais je me tiens toujours ferme dans mon devoir :

Soyez coupable ou non, je n’en veux rien savoir ;

Le roi, quoi qu’il en soit, vous a mis en ma garde.

Il me suffit ; le reste en rien ne me regarde.

Clitandre

Tu juges mes desseins autres qu’ils ne sont pas.

Je tiens l’éloignement pire que le trépas,

Et la terre n’a point de si douce province

Où le jour m’agréât loin des yeux de mon prince.

Hélas ! si tu voulais l’envoyer avertir

Du péril dont sans lui je ne saurais sortir,

Ou qu’il lui fût porté de ma part une lettre,

De la sienne en ce cas je t’ose bien promettre

Que son retour soudain des plus riches te rend :

Que cet anneau t’en serve et d’arrhe et de garant :

Tends la main et l’esprit vers un bonheur si proche.

Le Geôlier

Monsieur, jusqu’à présent j’ai vécu sans reproche,

Et pour me suborner promesses ni présents

N’ont et n’auront jamais de charmes suffisants.

C’est de quoi je vous donne une entière assurance :

Perdez-en le dessein avecque l’espérance ;

Et puisque vous dressez des pièges à ma foi,

Adieu, ce lieu devient trop dangereux pour moi.

Scène VII

Clitandre

Va, tigre ! va, cruel, barbare, impitoyable !

Ce noir cachot n’a rien tant que toi d’effroyable.

Va, porte aux criminels tes regards, dont l’horreur

Peut seule aux innocents imprimer la terreur :

Ton visage déjà commençait mon supplice ;

Et mon injuste sort, dont tu te fais complice,

Ne t’envoyait ici que pour m’épouvanter,

Ne t’envoyait ici que pour me tourmenter.

Cependant, malheureux, à qui me dois-je prendre

D’une accusation que je ne puis comprendre ?

A-t-on rien vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?

Mes gens assassinés me rendent criminel ;

L’auteur du coup s’en vante, et l’on m’en calomnie ;

On le comble d’honneur, et moi d’ignominie ;

L’échafaud qu’on m’apprête au sortir de prison,

C’est par où de ce meurtre on me fait la raison.

Mais leur déguisement d’autre côté m’étonne :

Jamais un bon dessein ne déguisa personne ;

Leur masque les condamne, et mon seing contrefait,

M’imputant un cartel, me charge d’un forfait.

Mon jugement s’aveugle, et, ce que je déplore,

Je me sens bien trahi, mais par qui ? je l’ignore ;

Et mon esprit troublé, dans ce confus rapport,

Ne voit rien de certain que ma honteuse mort.

Traître, qui que tu sois, rival, ou domestique,

Le ciel te garde encore un destin plus tragique.

N’importe, vif ou mort, les gouffres des enfers

Auront pour ton supplice encor de pires fers.

Là, mille affreux bourreaux t’attendent dans les flammes ;

Moins les corps sont punis, plus ils gênent les âmes,

Et par des cruautés qu’on ne peut concevoir,

Ils vengent l’innocence au-delà de l’espoir.

Et vous, que désormais je n’ose plus attendre,

Prince, qui m’honoriez d’une amitié si tendre,

Et dont l’éloignement fait mon plus grand malheur,

Bien qu’un crime imputé noircisse ma valeur,

Que le prétexte faux d’une action si noire

Ne laisse plus de moi qu’une sale mémoire,

Permettez que mon nom, qu’un bourreau va ternir,

Dure sans infamie en votre souvenir.

Ne vous repentez point de vos faveurs passées,

Comme chez un perfide indignement placées :

J’ose, j’ose espérer qu’un jour la vérité

Paraîtra toute nue à la postérité,

Et je tiens d’un tel heur l’attente si certaine,

Qu’elle adoucit déjà la rigueur de ma peine ;

Mon âme s’en chatouille, et ce plaisir secret

La prépare à sortir avec moins de regret.

Scène VIII

Floridan, Pymante, Cléon, Dorise en habit de femme, trois Veneurs

Floridan, à Dorise et Cléon.

Vous m’avez dit tous deux d’étranges aventures.

Ah, Clitandre ! ainsi donc de fausses conjectures

T’accablent, malheureux, sous le courroux du roi.

Ce funeste récit me met tout hors de moi.

Cléon

Hâtant un peu le pas, quelque espoir me demeure

Que vous arriverez auparavant qu’il meure.

Floridan

Si je n’y viens à temps, ce perfide en ce cas

À son ombre immolé ne me suffira pas.

C’est trop peu de l’auteur de tant d’énormes crimes ;

Innocent, il aura d’innocentes victimes.

Où que soit Rosidor, il le suivra de près,

Et je saurai changer ses myrtes en cyprès.

Dorise

Souiller ainsi vos mains du sang de l’innocence !

Floridan

Mon déplaisir m’en donne une entière licence.

J’en veux, comme le roi, faire autant à mon tour ;

Et puisqu’en sa faveur on prévient mon retour,

Il est trop criminel. Mais que viens-je d’entendre ?

Je me tiens presque sûr de sauver mon Clitandre ;

La chasse n’est pas loin, où prenant un cheval,

Je préviendrai le coup de mon malheur fatal ;

Il suffit de Cléon pour ramener Dorise.

Vous autres, gardez bien de lâcher votre prise ;

Un supplice l’attend, qui doit faire trembler

Quiconque désormais voudrait lui ressembler.

Acte V

 Scène première

Floridan, Clitandre, un Prévôt, Cléon

Floridan, parlant au prévôt.

Dites vous-même au roi qu’une telle innocence

Légitime en ce point ma désobéissance,

Et qu’un homme sans crime avait bien mérité

Que j’usasse pour lui de quelque autorité.

Je vous suis. Cependant que mon heur est extrême,

Ami, que je chéris à l’égal de moi-même,

D’avoir su justement venir à ton secours

Lorsqu’un infâme glaive allait trancher tes jours,

Et qu’un injuste sort, ne trouvant point d’obstacle,

Apprêtait de ta tête un indigne spectacle !

Clitandre

Ainsi qu’un autre Alcide, en m’arrachant des fers,

Vous m’avez aujourd’hui retiré des enfers ;

Et moi dorénavant j’arrête mon envie

À ne servir qu’un prince à qui je dois la vie.

Floridan

Réserve pour Caliste une part de tes soins.

Clitandre

C’est à quoi désormais je veux penser le moins.

Floridan

Le moins ! Quoi ! désormais Caliste en ta pensée

N’aurait plus que le rang d’une image effacée ?

Clitandre

J’ai honte que mon cœur auprès d’elle attaché

De son ardeur pour vous ait souvent relâché,

Ait souvent pour le sien quitté votre service :

C’est par là que j’avais mérité mon supplice ;

Et pour m’en faire naître un juste repentir,

Il semble que les dieux y voulaient consentir ;

Mais votre heureux retour a calmé cet orage.

Floridan

Tu me fais assez lire au fond de ton courage :

La crainte de la mort en chasse des appas

Qui t’ont mis au péril d’un si honteux trépas,

Puisque sans cet amour la fourbe mal conçue

Eût manqué contre toi de prétexte et d’issue ;

Ou peut-être à présent tes désirs amoureux

Tournent vers des objets un peu moins rigoureux.

Clitandre

Doux ou cruels, aucun désormais ne me touche.

Floridan

L’amour dompte aisément l’esprit le plus farouche ;

C’est à ceux de notre âge un puissant ennemi.

Tu ne connais encor ses forces qu’à demi ;

Ta résolution, un peu trop violente,

N’a pas bien consulté ta jeunesse bouillante.

Mais que veux-tu, Cléon, et qu’est-il arrivé ?

Pymante de vos mains se serait-il sauvé ?

Cléon

Non, seigneur ; acquittés de la charge commise,

Nos veneurs ont conduit Pymante, et moi Dorise ;

Et je viens seulement prendre un ordre nouveau. 

Floridan

Qu’on m’attende avec eux aux portes du château.

Allons, allons au roi montrer ton innocence ;

Les auteurs des forfaits sont en notre puissance ;

Et l’un d’eux, convaincu dès le premier aspect,

Ne te laissera plus aucunement suspect.

Scène II

 

Rosidor, sur son lit.

Amants les mieux payés de votre longue peine,

Vous de qui l’espérance est la moins incertaine,

Et qui vous figurez, après tant de longueurs,

Avoir droit sur les corps dont vous tenez les cœurs,

En est-il parmi vous de qui l’âme contente

Goûte plus de plaisir que moi dans son attente ?

En est-il parmi vous de qui l’heur à venir

D’un espoir mieux fondé se puisse entretenir ?

Mon esprit, que captive un objet adorable,

Ne l’éprouva jamais autre que favorable,

J’ignorerais encor ce que c’est que mépris,

Si le sort d’un rival ne me l’avait appris.

Je te plains toutefois, Clitandre, et la colère

D’un grand roi qui te perd me semble trop sévère.

Tes desseins par l’effet n’étaient que trop punis ;

Nous voulant séparer, tu nous as réunis.

Il ne te fallait point de plus cruels supplices

Que de te voir toi-même auteur de nos délices,

Puisqu’il n’est pas à croire, après ce lâche tour,

Que le prince ose plus traverser notre amour.

Ton crime t’a rendu désormais trop infâme

Pour tenir ton parti sans s’exposer au blâme :

On devient ton complice à te favoriser.

Mais, hélas ! mes pensers, qui vous vient diviser ?

Quel plaisir de vengeance à présent vous engage ?

Faut-il qu’avec Caliste un rival vous partage ?

Retournez, retournez vers mon unique bien :

Que seul dorénavant il soit votre entretien ;

Ne vous repaissez plus que de sa seule idée ;

Faites-moi voir la mienne en son âme gardée.

Ne vous arrêtez pas à peindre sa beauté,

C’est par où mon esprit est le moins enchanté ;

Elle servit d’amorce à mes désirs avides ;

Mais ils ont su trouver des objets plus solides :

Mon feu qu’elle alluma fût mort au premier jour,

S’il n’eût été nourri d’un réciproque amour.

Oui, Caliste, et je veux toujours qu’il m’en souvienne,

J’aperçus aussitôt ta flamme que la mienne :

L’amour apprit ensemble à nos cœurs à brûler ;

L’amour apprit ensemble à nos yeux à parler ;

Et sa timidité lui donna la prudence

De n’admettre que nous en notre confidence :

Ainsi nos passions se dérobaient à tous ;

Ainsi nos feux secrets n’ayant point de jaloux…

Mais qui vient jusqu’ici troubler mes rêveries ? 

Scène III

Rosidor, Caliste

Caliste

Celle qui voudrait voir tes blessures guéries,

Celle…

Rosidor

Ah ! mon heur, jamais je n’obtiendrais sur moi

De pardonner ce crime à tout autre qu’à toi.

De notre amour naissant la douceur et la gloire

De leur charmante idée occupaient ma mémoire ;

Je flattais ton image, elle me reflattait ;

Je lui faisais des vœux, elle les acceptait ;

Je formais des désirs, elle en aimait l’hommage.

La désavoueras-tu, cette flatteuse image ?

Voudras-tu démentir notre entretien secret ?

Seras-tu plus mauvaise enfin que ton portrait ?

Caliste

Tu pourrais de sa part te faire tant promettre,

Que je ne voudrais pas tout à fait m’y remettre ;

Quoiqu’à dire le vrai je ne sais pas trop bien

En quoi je dédirais ce secret entretien,

Si ta pleine santé me donnait lieu de dire

Quelle borne à tes vœux je puis et dois prescrire.

Prends soin de te guérir, et les miens plus contents…

Mais je te le dirai quand il en sera temps.

Rosidor

Cet énigme enjoué n’a point d’incertitude

Qui soit propre à donner beaucoup d’inquiétude,

Et si j’ose entrevoir dans son obscurité,

Ma guérison importe à plus qu’à ma santé.

Mais dis tout, ou du moins souffre que je devine,

Et te dise à mon tour ce que je m’imagine.

Caliste

Tu dois, par complaisance au peu que j’ai d’appas,

Feindre d’entendre mal ce que je ne dis pas,

Et ne point m’envier un moment de délices

Que fait goûter l’amour en ces petits supplices.

Doute donc, sois en peine, et montre un cœur gêné

D’une amoureuse peur d’avoir mal deviné ;

Tremble sans craindre trop ; hésite, mais aspire ;

Attends de ma bonté qu’il me plaise tout dire,

Et sans en concevoir d’espoir trop affermi,

N’espère qu’à demi, quand je parle à demi.

Rosidor

Tu parles à demi, mais un secret langage

Qui va jusques au cœur m’en dit bien davantage,

Et tes yeux sont du tien de mauvais truchements,

Ou rien plus ne s’oppose à nos contentements.

Caliste

Je l’avais bien prévu, que ton impatience

Porterait ton espoir à trop de confiance ;

Que, pour craindre trop peu, tu devinerais mal.

Rosidor

Quoi ! la reine ose encor soutenir mon rival ?

Et sans avoir d’horreur d’une action si noire…

Caliste

Elle a l’âme trop haute et chérit trop la gloire

Pour ne pas s’accorder aux volontés du roi,

Qui d’un heureux hymen récompense ta foi…

Rosidor

Si notre heureux malheur a produit ce miracle,

Qui peut à nos désirs mettre encor quelque obstacle ?

Caliste

Tes blessures.

Rosidor

Allons, je suis déjà guéri.

Caliste

Ce n’est pas pour un jour que je veux un mari,

Et je ne puis souffrir que ton ardeur hasarde

Un bien que de ton roi la prudence retarde.

Prends soin de te guérir, mais guérir tout à fait,

Et crois que tes désirs…

Rosidor

N’auront aucun effet.

Caliste

N’auront aucun effet ! Qui te le persuade ?

Rosidor

Un corps peut-il guérir, dont le cœur est malade ?

Caliste

Tu m’as rendu mon change, et m’as fait quelque peur ;

Mais je sais le remède aux blessures du cœur.

Les tiennes, attendant le jour que tu souhaites,

Auront pour médecins mes yeux qui les ont faites ;

Je me rends désormais assidue à te voir.

Rosidor

Cependant, ma chère âme, il est de mon devoir

Que sans perdre de temps j’aille rendre en personne

D’humbles grâces au roi du bonheur qu’il nous donne.

Caliste

Je me charge pour toi de ce remercîment.

Toutefois qui saurait que pour ce compliment

Une heure hors d’ici ne pût beaucoup te nuire,

Je voudrais en ce cas moi-même t’y conduire,

Et j’aimerais mieux être un peu plus tard à toi,

Que tes justes devoirs manquassent vers ton roi.

Rosidor

Mes blessures n’ont point, dans leurs faibles atteintes,

Sur quoi ton amitié puisse fonder ses craintes.

Caliste

Viens donc, et puisqu’enfin nous faisons mêmes vœux,

En le remerciant parle au nom de tous deux.

Scène IV

Alcandre, Floridan, Clitandre, Pymante, Dorise, Cléon, Prévôt, trois Veneurs 

Alcandre

Que souvent notre esprit, trompé par l’apparence,

Règle ses mouvements avec peu d’assurance !

Qu’il est peu de lumière en nos entendements,

Et que d’incertitude en nos raisonnements !

Qui voudra désormais se fier aux impostures

Qu’en notre jugement forment les conjectures :

Tu suffis pour apprendre à la postérité

Combien la vraisemblance a peu de vérité.

Jamais jusqu’à ce jour la raison en déroute

N’a conçu tant d’erreur avec si peu de doute ;

Jamais, par des soupçons si faux et si pressants,

On n’a jusqu’à ce jour convaincu d’innocents.

J’en suis honteux, Clitandre, et mon âme confuse

De trop de promptitude en soi-même s’accuse.

Un roi doit se donner, quand il est irrité,

Ou plus de retenue, ou moins d’autorité.

Perds-en le souvenir, et pour moi, je te jure

Qu’à force de bienfaits j’en répare l’injure.

Clitandre

Que Votre Majesté, sire, n’estime pas

Qu’il faille m’attirer par de nouveaux appas.

L’honneur de vous servir m’apporte assez de gloire,

Et je perdrais le mien, si quelqu’un pouvait croire

Que mon devoir penchât au refroidissement,

Sans le flatteur espoir d’un agrandissement.

Vous n’avez exercé qu’une juste colère :

On est trop criminel quand on peut vous déplaire ;

Et, tout chargé de fers, ma plus forte douleur

Ne s’en osa jamais prendre qu’à mon malheur.

Floridan

Seigneur, moi qui connais le fond de son courage,

Et qui n’ai jamais vu de fard en son langage,

Je tiendrais à bonheur que Votre Majesté

M’acceptât pour garant de sa fidélité.

Alcandre

Ne nous arrêtons plus sur la reconnaissance

Et de mon injustice et de son innocence ;

Passons aux criminels. Toi dont la trahison

A fait si lourdement trébucher ma raison,

Approche, scélérat. Un homme de courage

Se met avec honneur en un tel équipage ?

Attaque, le plus fort, un rival plus heureux ?

Et présumant encor cet exploit dangereux,

À force de présents et d’infâmes pratiques,

D’un autre cavalier corrompt les domestiques ?

Prend d’un autre le nom, et contrefait son seing,

Afin qu’exécutant son perfide dessein,

Sur un homme innocent tombent les conjectures ?

Parle, parle, confesse, et préviens les tortures.

Pymante

Sire, écoutez-en donc la pure vérité,

Votre seule faveur a fait ma lâcheté,

Vous, dis-je. Et cet objet dont l’amour me transporte.

L’honneur doit pouvoir tout sur les gens de ma sorte ;

Mais recherchant la mort de qui vous est si cher,

Pour en avoir le fruit il me fallait cacher :

Reconnu pour l’auteur d’une telle surprise,

Le moyen d’approcher de vous ou de Dorise ?

Alcandre

Tu dois aller plus outre, et m’imputer encor

L’attentat sur mon fils comme sur Rosidor ;

Car je ne touche point à Dorise outragée ;

Chacun, en te voyant, la voit assez vengée,

Et coupable elle-même, elle a bien mérité

L’affront qu’elle a reçu de ta témérité.

Pymante

Un crime attire l’autre, et, de peur d’un supplice,

On tâche, en étouffant ce qu’on en voit d’indice,

De paraître innocent à force de forfaits.

Je ne suis criminel sinon manque d’effets,

Et sans l’âpre rigueur du sort qui me tourmente,

Vous pleureriez le prince et souffririez Pymante.

Mais que tardez-vous plus ? J’ai tout dit : punissez.

Alcandre

Est-ce là le regret de tes crimes passés ?

Ôtez-le-moi d’ici : je ne puis voir sans honte

Que de tant de forfaits il tient si peu de conte.

Dites à mon conseil que, pour le châtiment,

J’en laisse à ses avis le libre jugement ;

Mais qu’après son arrêt je saurai reconnaître

L’amour que vers son prince il aura fait paraître.

Viens çà, toi, maintenant, monstre de cruauté,

Qui joins l’assassinat à la déloyauté,

Détestable Alecton, que la reine déçue

Avait naguère au rang de ses filles reçue !

Quel barbare, ou plutôt quelle peste d’enfer

Se rendit ton complice et te donna ce fer ?

Dorise

L’autre jour, dans ce bois trouvé par aventure,

Sire, il donna sujet à toute l’imposture ;

Mille jaloux serpents qui me rongeaient le sein

Sur cette occasion formèrent mon dessein :

Je le cachai dès lors.

Floridan

Il est tout manifeste

Que ce fer n’est enfin qu’un misérable reste

Du malheureux duel où le triste Arimant

Laissa son corps sans âme, et Daphné sans amant.

Mais quant à son forfait, un ver de jalousie

Jette souvent notre âme en telle frénésie,

Que la raison, qu’aveugle un plein emportement,

Laisse notre conduite à son dérèglement ;

Lors tout ce qu’il produit mérite qu’on l’excuse.

Alcandre

De si faibles raisons mon esprit ne s’abuse.

Floridan

Seigneur, quoi qu’il en soit, un fils qu’elle vous rend,

Sous votre bon plaisir sa défense entreprend ;

Innocente ou coupable, elle assura ma vie.

Alcandre

Ma justice en ce cas la donne à ton envie ;

Ta prière obtient même avant que demander

Ce qu’aucune raison ne pouvait t’accorder.

Le pardon t’est acquis : relève-toi, Dorise,

Et va dire partout, en liberté remise,

Que le prince aujourd’hui te préserve à la fois

Des fureurs de Pymante et des rigueurs des lois.

Dorise

Après une bonté tellement excessive,

Puisque votre clémence ordonne que je vive,

Permettez désormais, sire, que mes desseins

Prennent des mouvements plus réglés et plus sains ;

Souffrez que pour pleurer mes actions brutales,

Je fasse ma retraite avecque les vestales,

Et qu’une criminelle indigne d’être au jour

Se puisse renfermer en leur sacré séjour.

Floridan

Te bannir de la cour après m’être obligée,

Ce serait trop montrer ma faveur négligée.

Dorise

N’arrêtez point au monde un objet odieux,

De qui chacun, d’horreur, détournerait les yeux.

Floridan

Fusses-tu mille fois encor plus méprisable,

Ma faveur te va rendre assez considérable

Pour t’acquérir ici mille inclinations.

Outre l’attrait puissant de tes perfections,

Mon respect à l’amour tout le monde convie

Vers celle à qui je dois et qui me doit la vie.

Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne ton désir

Du côté que ton prince a voulu te choisir :

Réunis mes faveurs t’unissant à Dorise.

Clitandre

Mais par cette union mon esprit se divise,

Puisqu’il faut que je donne aux devoirs d’un époux

La moitié des pensers qui ne sont dus qu’à vous.

Floridan

Ce partage m’oblige, et je tiens tes pensées

Vers un si beau sujet d’autant mieux adressées,

Que je lui veux céder ce qui m’en appartient.

Alcandre

Taisez-vous, j’aperçois notre blessé qui vient.

Scène V

Alcandre, Floridan, Cléon, Clitandre, Rosidor, Caliste, Dorise

Alcandre

Au comble de tes vœux, sûr de ton mariage,

N’es-tu point satisfait ? que veux-tu davantage ?

Rosidor

L’apprendre de vous, sire, et pour remerciements

Nous offrir l’un et l’autre à vos commandements.

Alcandre

Si mon commandement peut sur toi quelque chose,

Et si ma volonté de la tienne dispose,

Embrasse un cavalier indigne des liens

Où l’a mis aujourd’hui la trahison des siens.

Le prince heureusement l’a sauvé du supplice,

Et ces deux que ton bras dérobe à ma justice,

Corrompus par Pymante, avaient juré ta mort !

Le suborneur depuis n’a pas eu meilleur sort,

Et ce traître, à présent tombé sous ma puissance,

Clitandre fait trop voir quelle est son innocence.

Rosidor

Sire, vous le savez, le cœur me l’avait dit,

Et si peu que j’avais près de vous de crédit,

Je l’employai dès lors contre votre colère.

(À Clitandre.)

En moi dorénavant faites état d’un frère.

Clitandre, à Rosidor.

En moi, d’un serviteur dont l’amour éperdu

Ne vous conteste plus un prix qui vous est dû.

Dorise, à Caliste.

Si le pardon du roi me peut donner le vôtre,

Si mon crime…

Caliste

Ah ! ma sœur, tu me prends pour une autre,

Si tu crois que je puisse encor m’en souvenir.

Alcandre

Tu ne veux plus songer qu’à ce jour à venir

Où Rosidor guéri termine un hyménée.

Clitandre, en attendant cette heureuse journée,

Tâchera d’allumer en son âme des feux

Pour celle que mon fils désire, et que je veux ;

À qui, pour réparer sa faute criminelle,

Je défends désormais de se montrer cruelle ;

Et nous verrons alors cueillir en même jour

À deux couples d’amants les fruits de leur amour.

LA GALERIE DU PALAIS

Comédie

(1633)

Adresse

À Madame de Liancour

Madame, Monsieur, Je vous demande pardon si je vous fais un mauvais présent ; non pas que j’aie si mauvaise opinion de cette pièce, que je veuille condamner les applaudissements qu’elle a reçus, mais parce que je ne croirai jamais qu’un ouvrage de cette nature soit digne de vous être présenté. Aussi vous supplierai-je très humblement de ne prendre pas tant garde à la qualité de la chose, qu’au pouvoir de celui dont elle part : c’est tout ce que vous peut offrir un homme de ma sorte ; et Dieu ne m’ayant pas fait naître assez considérable pour être à votre service, je me tiendrai trop récompensé d’ailleurs si je puis contribuer en quelque façon à vos divertissements. De six comédies qui me sont échappées, si celle-ci n’est la meilleure, c’est la plus heureuse, et toutefois la plus malheureuse en ce point, que n’ayant pas eu l’honneur d’être vue de vous, il lui manque votre approbation, sans laquelle sa gloire est encore douteuse, et n’ose s’assurer sur les acclamations publiques. Elle vous la vient demander, Madame, avec cette protection qu’autrefois Mélite a trouvée si favorable. J’espère que votre bonté ne lui refusera pas l’une et l’autre, ou que si vous désapprouvez sa conduite, du moins vous agréez mon zèle, et me permettrez de me dire toute ma vie,

Madame,

Votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur,

Corneille.

Examen

Ce titre serait tout à fait irrégulier, puisqu’il n’est fondé que sur le spectacle du premier acte, où commence l’amour de Dorimant pour Hippolyte, s’il n’était autorisé par l’exemple des anciens, qui étaient sans doute encore bien plus licencieux, quand ils ne donnaient à leurs tragédies que le nom des chœurs, qui n’étaient que témoins de l’action, comme les Trachiniennes et les Phéniciennes. L’Ajax même de Sophocle ne porte pas pour titre la Mort d’Ajax, qui est sa principale action, mais Ajax porte-fouet, qui n’est que l’action du premier acte. Je ne parle point des Nuées, des Guêpes et des Grenouilles d’Aristophane ; ceci doit suffire pour montrer que les Grecs, nos premiers maîtres, ne s’attachaient point à la principale action pour en faire porter le nom à leurs ouvrages, et qu’ils ne gardaient aucune règle sur cet article. J’ai donc pris ce titre de la Galerie du Palais, parce que la promesse de ce spectacle extraordinaire, et agréable pour sa naïveté, devait exciter vraisemblablement la curiosité des auditeurs ; et ç’a été pour leur plaire plus d’une fois, que j’ai fait paraître ce même spectacle à la fin du quatrième acte, où il est entièrement inutile, et n’est renoué avec celui du premier que par des valets qui viennent prendre dans les boutiques ce que leurs maîtres y avaient acheté, ou voir si les marchands ont reçu les nippes qu’ils attendaient. Cette espèce de renouement lui était nécessaire, afin qu’il eût quelque liaison qui lui fît trouver sa place, et qu’il ne fût pas tout à fait hors d’œuvre. La rencontre que j’y fais faire d’Aronte et de Florice est ce qui le fixe particulièrement en ce lieu-là ; et sans cet incident, il eût été aussi propre à la fin du second et du troisième, qu’en la place qu’il occupe. Sans cet agrément la pièce aurait été très régulière pour l’unité du lieu et la liaison des scènes, qui n’est interrompue que par là. Célidée et Hippolyte sont deux voisines dont les demeures ne sont séparées que par le travers d’une rue, et ne sont pas d’une condition trop élevée pour souffrir que leurs amants les entretiennent à leur porte. Il est vrai que ce qu’elles y disent serait mieux dit dans une chambre ou dans une salle, et même ce n’est que pour se faire voir aux spectateurs qu’elles quittent cette porte où elles devraient être retranchées, et viennent parler au milieu de la scène ; mais c’est un accommodement de théâtre qu’il faut souffrir pour trouver cette rigoureuse unité de lieu qu’exigent les grands réguliers. Il sort un peu de l’exacte vraisemblance et de la bienséance même ; mais il est presque impossible d’en user autrement ; et les spectateurs y sont si accoutumés, qu’ils n’y trouvent rien qui les blesse. Les anciens, sur les exemples desquels on a formé les règles, se donnaient cette liberté ; ils choisissaient pour le lieu de leurs comédies, et même de leurs tragédies, une place publique ; mais je m’assure qu’à les bien examiner il y a plus de la moitié de ce qu’ils font dire qui serait mieux dit dans la maison qu’en cette place. Je n’en produirai qu’un exemple, sur qui le lecteur en pourra trouver d’autres.

L’Andrienne de Térence commence par le vieillard Simon, qui revient du marché avec des valets chargés de ce qu’il vient d’acheter pour les noces de son fils ; il leur commande d’entrer dans sa maison avec leur charge, et retient avec lui Sosie, pour lui apprendre que ces noces ne sont que des noces feintes, à dessein de voir ce qu’en dira son fils, qu’il croit engagé dans une autre affection dont il lui conte l’histoire. Je ne pense pas qu’aucun me dénie qu’il serait mieux dans sa salle à lui faire confidence de ce secret que dans une rue. Dans la seconde scène, il menace Davus de le maltraiter, s’il fait aucune fourbe pour troubler ses noces : il le menacerait plus à propos dans sa maison qu’en public ; et la seule raison qui le fait parler devant son logis, c’est afin que ce Davus, demeuré seul, puisse voir Mysis sortir de chez Glycère, et qu’il se fasse une liaison d’œil entre ces deux scènes ; ce qui ne regarde pas l’action présente de cette première, qui se passerait mieux dans la maison, mais une action future qu’ils ne prévoient point, et qui est plutôt du dessein du poète, qui force un peu la vraisemblance pour observer les règles de son art, que du choix des acteurs qui ont à parler, qui ne seraient pas où les met le poète, s’il n’était question que de dire ce qu’il leur fait dire. Je laisse aux curieux à examiner le reste de cette comédie de Térence ; et je veux croire qu’à moins que d’avoir l’esprit fort préoccupé d’un sentiment contraire, ils demeureront d’accord de ce que je dis.

Quant à la durée de cette pièce, elle est dans le même ordre que la précédente, c’est-à-dire dans cinq jours consécutifs. Le style en est plus fort et plus dégagé des pointes dont j’ai parlé, qui s’y trouveront assez rares. Le personnage de nourrice, qui est de la vieille comédie, et que le manque d’actrices sur nos théâtres y avait conservé jusqu’alors, afin qu’un homme le pût représenter sous le masque, se trouve ici métamorphosé en celui de suivante, qu’une femme représente sur son visage. Le caractère des deux amantes a quelque chose de choquant, en ce qu’elles sont toutes deux amoureuses d’hommes qui ne le sont point d’elles, et Célidée particulièrement s’emporte jusqu’à s’offrir elle-même. On la pourrait excuser sur le violent dépit qu’elle a de s’être vue méprisée par son amant, qui, en sa présence même a conté des fleurettes à une autre ; et j’aurais de plus à dire que nous ne mettons pas sur la scène des personnages si parfaits, qu’ils ne soient sujets à des défauts et aux faiblesses qu’impriment les passions ; mais je veux bien avouer que cela va trop avant, et passe trop la bienséance et la modestie du sexe, bien qu’absolument il ne soit pas condamnable. En récompense, le cinquième acte est moins traînant que celui des précédentes, et conclut deux mariages sans laisser aucun mécontent ; ce qui n’arrive pas dans celles-là.

Acteurs

Pleirante, père de Célidée.

Lysandre, amant de Célidée.

Dorimant, amoureux d’Hippolyte.

Chrysante, mère d’Hippolyte.

Célidée, fille de Pleirante.

Hippolyte, fille de Chrysante.

Aronte, écuyer de Lysandre.

Cléante, écuyer de Dorimant.

Florice, suivante d’Hippolyte.

Le Libraire du Palais.

Le Mercier du Palais.

La Lingère du Palais.

La scène est à Paris.

Acte premier

Scène première

Aronte, Florice

Aronte

Enfin je ne le puis : que veux-tu que j’y fasse ?

Pour tout autre sujet mon maître n’est que glace ;

Elle est trop dans son cœur ; on ne l’en peut chasser,

Et c’est folie à nous que de plus y penser.

J’ai beau devant les yeux lui remettre Hippolyte,

Parler de ses attraits, élever son mérite,

Sa grâce, son esprit, sa naissance, son bien ;

Je n’avance non plus qu’à ne lui dire rien :

L’amour, dont malgré moi son âme est possédée,

Fait qu’il en voit autant, ou plus, en Célidée.

Florice

Ne quittons pas pourtant ; à la longue on fait tout.

La gloire suit la peine : espérons jusqu’au bout.

Je veux que Célidée ait charmé son courage,

L’amour le plus parfait n’est pas un mariage ;

Fort souvent moins que rien cause un grand changement,

Et les occasions naissent en un moment.

Aronte

Je les prendrai toujours quand je les verrai naître.

Florice

Hippolyte, en ce cas, saura le reconnaître.

Aronte

Tout ce que j’en prétends, c’est un entier secret.

Adieu : je vais trouver Célidée à regret.

Florice

De la part de ton maître ?

Aronte

Oui.

Florice

Si j’ai bonne vue,

La voilà que son père amène vers la rue.

Tirons-nous à quartier ; nous jouerons mieux nos jeux,

S’ils n’aperçoivent point que nous parlions nous deux.

Scène II

Pleirante, Célidée

Pleirante

Ne pense plus, ma fille, à me cacher ta flamme ;

N’en conçois point de honte, et n’en crains point de blâme :

Le sujet qui l’allume a des perfections

Dignes de posséder tes inclinations ;

Et pour mieux te montrer le fond de mon courage,

J’aime autant son esprit que tu fais son visage.

Confesse donc, ma fille, et crois qu’un si beau feu

Veut être mieux traité que par un désaveu.

Célidée

Monsieur, il est tout vrai, son ardeur légitime

A tant gagné sur moi que j’en fais de l’estime ;

J’honore son mérite, et n’ai pu m’empêcher

De prendre du plaisir à m’en voir rechercher ;

J’aime son entretien, je chéris sa présence :

Mais cela n’est enfin qu’un peu de complaisance,

Qu’un mouvement léger qui passe en moins d’un jour.

Vos seuls commandements produiront mon amour ;

Et votre volonté, de la mienne suivie…

Pleirante

Favorisant ses vœux, seconde ton envie.

Aime, aime ton Lysandre ; et puisque je consens

Et que je t’autorise à ces feux innocents,

Donne-lui hardiment une entière assurance

Qu’un mariage heureux suivra son espérance ;

Engage-lui ta foi. Mais j’aperçois venir

Quelqu’un qui de sa part te vient entretenir.

Ma fille, adieu : les yeux d’un homme de mon âge

Peut-être empêcheraient la moitié du message.

Célidée

Il ne vient rien de lui qu’il faille vous celer.

Pleirante

Mais tu seras sans moi plus libre à lui parler ;

Et ta civilité, sans doute un peu forcée,

Me fait un compliment qui trahit ta pensée.

Scène III

Célidée, Aronte

Célidée

Que fait ton maître, Aronte ?

Aronte

Il m’envoie aujourd’hui

Voir ce que sa maîtresse a résolu de lui,

Et comment vous voulez qu’il passe la journée.

Célidée

Je serai chez Daphnis toute l’après-dînée ;

Et s’il m’aime, je crois que nous l’y pourrons voir.

Autrement…

Aronte

Ne pensez qu’à l’y bien recevoir.

Célidée

S’il y manque, il verra sa paresse punie.

Nous y devons dîner fort bonne compagnie ;

J’y mène, du quartier, Hippolyte et Chloris.

Aronte

Après elles et vous il n’est rien dans Paris ;

Et je n’en sache point, pour belles qu’on les nomme,

Qui puissent attirer les yeux d’un honnête homme.

Célidée

Je ne suis pas d’humeur bien propre à t’écouter,

Et ne prends pas plaisir à m’entendre flatter.

Sans que ton bel esprit tâche plus d’y paraître,

Mêle-toi de porter ma réponse à ton maître.

Aronte, seul.

Quelle superbe humeur ! quel arrogant maintien !

Si mon maître me croit, vous ne tenez plus rien ;

Il changera d’objet, ou j’y perdrai ma peine :

Aussi bien son amour ne vous rend que trop vaine.

Scène IV

La Lingère, le Libraire

(On tire un rideau, et l’on voit le libraire, la lingère et le mercier, chacun dans sa boutique.) 

La Lingère

Vous avez fort la presse à ce livre nouveau ;

C’est pour vous faire riche.

Le Libraire

On le trouve si beau,

Que c’est pour mon profit le meilleur qui se voie.

Mais vous, que vous vendez de ces toiles de soie !

La Lingère

De vrai, bien que d’abord on en vendît fort peu,

À présent Dieu nous aime, on y court comme au feu ;

Je n’en saurais fournir autant qu’on m’en demande :

Elle sied mieux aussi que celle de Hollande,

Découvre moins le fard dont un visage est peint,

Et donne, ce me semble, un plus grand lustre au teint.

Je perds bien à gagner, de ce que ma boutique,

Pour être trop étroite, empêche ma pratique ;

À peine y puis-je avoir deux chalands à la fois :

Je veux changer de place avant qu’il soit un mois ;

J’aime mieux en payer le double et davantage,

Et voir ma marchandise en un bel étalage.

Le Libraire

Vous avez bien raison ; mais, à ce que j’entends…

Monsieur, vous plaît-il voir quelques livres du temps ?

Scène V

Dorimant, Cléante, le Libraire 

Dorimant

Montrez-m’en quelques-uns.

Le Libraire

Voici ceux de la mode.

Dorimant

Ôtez-moi cet auteur, son nom seul m’incommode :

C’est un impertinent, ou je n’y connais rien.

Le Libraire

Ses œuvres toutefois se vendent assez bien.

Dorimant

Quantité d’ignorants ne songent qu’à la rime.

Le Libraire

Monsieur, en voici deux dont on fait grande estime ;

Considérez ce trait, on le trouve divin.

Dorimant

Il n’est que mal traduit du cavalier Marin ;

Sa veine, au demeurant, me semble assez hardie.

Le Libraire

Ce fut son coup d’essai que cette comédie.

Dorimant

Cela n’est pas tant mal pour un commencement ;

La plupart de ses vers coulent fort doucement :

Qu’il a de mignardise à décrire un visage !

Scène VI

Hippolyte, Florice, Dorimant, Cléante, le Libraire, la Lingère

Hippolyte

Madame, montrez-nous quelques collets d’ouvrage.

La Lingère

Je vous en vais montrer de toutes les façons.

Dorimant, au libraire.

Ce visage vaut mieux que toutes vos chansons.

La Lingère, à Hippolyte.

Voilà du point d’esprit, de Gênes, et d’Espagne.

Hippolyte

Ceci n’est guère bon qu’à des gens de campagne.

La Lingère

Voyez bien ; s’il en est deux pareils dans Paris…

Hippolyte

Ne les vantez point tant, et dites-nous le prix.

La Lingère

Quand vous aurez choisi.

Hippolyte

Que t’en semble, Florice ?

Florice

Ceux-là sont assez beaux, mais de mauvais service ;

En moins de trois savons on ne les connaît plus.

Hippolyte

Celui-ci, qu’en dis-tu ?

Florice

L’ouvrage en est confus,

Bien que l’invention de près soit assez belle.

Voici bien votre fait, n’était que la dentelle

Est fort mal assortie avec le passement ;

Cet autre n’a de beau que le couronnement.

La Lingère

Si vous pouviez avoir deux jours de patience,

Il m’en vient, mais qui sont dans la même excellence.

(Dorimant parle au libraire à l’oreille.)

Florice

Il vaudrait mieux attendre.

Hippolyte

Eh bien, nous attendrons ;

Dites-nous au plus tard quel jour nous reviendrons.

La Lingère

Mercredi j’en attends de certaines nouvelles.

Cependant vous faut-il quelques autres dentelles ?

Hippolyte

J’en ai ce qu’il m’en faut pour ma provision.

Le Libraire, à Dorimant.

J’en vais subtilement prendre l’occasion.

(À la lingère.)

La connais-tu, voisine ?

La Lingère

Oui, quelque peu de vue :

Quant au reste, elle m’est tout à fait inconnue.

(Dorimant tire Cléante au milieu du théâtre, et lui parle à l’oreille.)

Ce cavalier sans doute y trouve plus d’appas

Que dans tous vos auteurs ?

Cléante

Je n’y manquerai pas.

Dorimant

Si tu ne me vois là, je serai dans la salle.

(Il prend un livre sur la boutique du libraire.)

Je connais celui-ci ; sa veine est fort égale ;

Il ne fait point de vers qu’on ne trouve charmants.

Mais on ne parle plus qu’on fasse de romans ;

J’ai vu que notre peuple en était idolâtre.

Le Libraire

La mode est à présent des pièces de théâtre.

Dorimant

De vrai, chacun s’en pique ; et tel y met la main,

Qui n’eut jamais l’esprit d’ajuster un quatrain.

Scène VII

Lysandre, Dorimant, le Libraire, le Mercier

Lysandre

Je te prends sur le livre.

Dorimant

Eh bien, qu’en veux-tu dire ?

Tant d’excellents esprits, qui se mêlent d’écrire,

Valent bien qu’on leur donne une heure de loisir.

Lysandre

Y trouves-tu toujours une heure de plaisir ?

Beaucoup font bien des vers, et peu la comédie.

Dorimant

Ton goût, je m’en assure, est pour la Normandie.

Lysandre

Sans rien spécifier, peu méritent de voir ;

Souvent leur entreprise excède leur pouvoir :

Et tel parle d’amour sans aucune pratique.

Dorimant

On n’y sait guère alors que la vieille rubrique :

Faute de le connaître, on l’habille en fureur

Et loin d’en faire envie, on nous en fait horreur.

Lui seul de ses effets a droit de nous instruire ;

Notre plume à lui seul doit se laisser conduire :

Pour en bien discourir, il faut l’avoir bien fait ;

Un bon poète ne vient que d’un amant parfait.

Lysandre

Il n’en faut point douter, l’amour a des tendresses

Que nous n’apprenons point qu’auprès de nos maîtresses.

Tant de sorte d’appas, de doux saisissements,

D’agréables langueurs et de ravissements,

Jusques où d’un bel œil peut s’étendre l’empire,

Et mille autres secrets que l’on ne saurait dire

(Quoi que tous nos rimeurs en mettent par écrit),

Ne se surent jamais par un effort d’esprit ;

Et je n’ai jamais vu de cervelles bien faites

Qui traitassent l’amour à la façon des poètes :

C’est tout un autre jeu. Le style d’un sonnet

Est fort extravagant dedans un cabinet ;

Il y faut bien louer la beauté qu’on adore,

Sans mépriser Vénus, sans médire de Flore,

Sans que l’éclat des lis, des roses, d’un beau jour,

Ait rien à démêler avecque notre amour.

Ô pauvre comédie, objet de tant de veines,

Si tu n’es qu’un portrait des actions humaines,

On te tire souvent sur un original

À qui, pour dire vrai, tu ressembles fort mal !

Dorimant

Laissons la muse en paix, de grâce à la pareille.

Chacun fait ce qu’il peut, et ce n’est pas merveille

Si, comme avec bon droit on perd bien un procès,

Souvent un bon ouvrage a de faibles succès.

Le jugement de l’homme, ou plutôt son caprice,

Pour quantité d’esprits n’a que de l’injustice :

J’en admire beaucoup dont on fait peu d’état ;

Leurs fautes, tout au pis, ne sont pas coups d’État,

La plus grande est toujours de peu de conséquence.

Le Libraire

Vous plairait-il de voir des pièces d’éloquence ?

Lysandre

(Ayant regardé le titre d’un livre que le libraire lui présente.)

J’en lus hier la moitié ; mais son vol est si haut,

Que presque à tous moments je me trouve en défaut.

Dorimant

Voici quelques auteurs dont j’aime l’industrie.

Mettez ces trois à part, mon maître, je vous prie ;

Tantôt un de mes gens vous les viendra payer.

Lysandre, se retirant d’auprès les boutiques.

Le reste du matin où veux-tu l’employer ?

Le Mercier

Voyez deçà, messieurs ; vous plaît-il rien du nôtre ?

Voyez, je vous ferai meilleur marché qu’un autre,

Des gants, des baudriers, des rubans, des castors.

Scène VIII

Dorimant, Lysandre

Dorimant

Je ne saurais encor te suivre si tu sors :

Faisons un tour de salle, attendant mon Cléante.

Lysandre

Qui te retient ici ?

Dorimant

L’histoire en est plaisante :

Tantôt, comme j’étais sur le livre occupé,

Tout proche on est venu choisir du point coupé.

Lysandre

Qui ?

Dorimant

C’est la question ; mais s’il faut s’en remettre

À ce qu’à mes regards sa coiffe a pu permettre,

Je n’ai rien vu d’égal : mon Cléante la suit,

Et ne reviendra point qu’il n’en soit bien instruit,

Qu’il n’en sache le nom, le rang et la demeure.

Lysandre

Ami, le cœur t’en dit.

Dorimant

Nullement, ou je meure ;

Voyant je ne sais quoi de rare en sa beauté,

J’ai voulu contenter ma curiosité.

Lysandre

Ta curiosité deviendra bientôt flamme ;

C’est par là que l’amour se glisse dans une âme.

À la première vue, un objet qui nous plaît

N’inspire qu’un désir de savoir quel il est ;

On en veut aussitôt apprendre davantage,

Voir si son entretien répond à son visage,

S’il est civil ou rude, importun ou charmeur,

Éprouver son esprit, connaître son humeur :

De là cet examen se tourne en complaisance ;

On cherche si souvent le bien de sa présence,

Qu’on en fait habitude, et qu’au point d’en sortir

Quelque regret commence à se faire sentir :

On revient tout rêveur ; et notre âme blessée,

Sans prendre garde à rien, cajole sa pensée.

Ayant rêvé le jour, la nuit à tous propos

On sent je ne sais quoi qui trouble le repos ;

Un sommeil inquiet, sur de confus nuages,

Élève incessamment de flatteuses images,

Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits

Que le réveil admire et ne dédit jamais ;

Tout le cœur court en hâte après de si doux guides ;

Et le moindre larcin que font ses vœux timides

Arrête le larron, et le met dans les fers.

Dorimant

Ainsi tu fus épris de celle que tu sers ?

Lysandre

C’est un autre discours ; à présent je ne touche

Qu’aux ruses de l’amour contre un esprit farouche,

Qu’il faut apprivoiser presque insensiblement,

Et contre ses froideurs combattre finement.

Des naturels plus doux…

Scène IX

Dorimant, Lysandre, Cléante

Dorimant

Eh bien, elle s’appelle ?

Cléante

Ne m’informez de rien qui touche cette belle.

Trois filous rencontrés vers le milieu du pont,

Chacun l’épée au poing, m’ont voulu faire affront,

Et sans quelques amis qui m’ont tiré de peine,

Contr’eux ma résistance eût peut-être été vaine ;

Ils ont tourné le dos, me voyant secouru,

Mais ce que je suivais tandis est disparu.

Dorimant

Les traîtres ! trois contre un ! t’attaquer ! te surprendre !

Quels insolents vers moi s’osent ainsi méprendre ?

Cléante

Je ne connais qu’un d’eux, et c’est là le retour

De quelques tours de main qu’il reçut l’autre jour,

Lorsque, m’ayant tenu quelques propos d’ivrogne,

Nous eûmes prise ensemble à l’hôtel de Bourgogne.

Dorimant

Qu’on le trouve où qu’il soit ; qu’une grêle de bois

Assemble sur lui seul le châtiment des trois ;

Et que sous l’étrivière il puisse tôt connaître,

Quand on se prend aux miens, qu’on s’attaque à leur maître !

Lysandre

J’aime à te voir ainsi décharger ton courroux :

Mais voudrais-tu parler franchement entre nous ?

Dorimant

Quoi ! tu doutes encor de ma juste colère ?

Lysandre

En ce qui le regarde, elle n’est que légère :

En vain pour son sujet tu fais l’intéressé ;

Il a paré des coups dont ton cœur est blessé :

Cet accident fâcheux te vole une maîtresse ;

Confesse ingénument, c’est là ce qui te presse.

Dorimant

Pourquoi te confesser ce que tu vois assez ?

Au point de se former, mes desseins renversés,

Et mon désir trompé, poussent dans ces contraintes,

Sous de faux mouvements, de véritables plaintes.

Lysandre

Ce désir, à vrai dire, est un amour naissant

Qui ne sait où se prendre, et demeure impuissant ;

Il s’égare et se perd dans cette incertitude ;

Et renaissant toujours de ton inquiétude,

Il te montre un objet d’autant plus souhaité,

Que plus sa connaissance a de difficulté.

C’est par là que ton feu davantage s’allume :

Moins on l’a pu connaître, et plus on en présume ;

Notre ardeur curieuse en augmente le prix.

Dorimant

Que tu sais cher ami, lire dans les esprits !

Et que, pour bien juger d’une secrète flamme,

Tu pénètres avant dans les ressorts d’une âme !

Lysandre

Ce n’est pas encor tout, je veux te secourir.

Dorimant

Oh, que je ne suis pas en état de guérir !

L’amour use sur moi de trop de tyrannie.

Lysandre

Souffre que je te mène en une compagnie

Où l’objet de mes vœux m’a donné rendez-vous ;

Les divertissements t’y sembleront si doux,

Ton âme en un moment en sera si charmée

Que, tous ses déplaisirs dissipés en fumée,

On gagnera sur toi fort aisément ce point

D’oublier un objet que tu ne connais point.

Mais garde-toi surtout d’une jeune voisine

Que ma maîtresse y mène ; elle est et belle et fine,

Et sait si dextrement ménager ses attraits,

Qu’il n’est pas bien aisé d’en éviter les traits.

Dorimant

Au hasard, fais de moi tout ce que bon te semble.

Lysandre

Donc, en attendant l’heure, allons dîner ensemble.

Scène X

Hippolyte, Florice

Hippolyte

Tu me railles toujours.

Florice

S’il ne vous veut du bien,

Dites assurément que je n’y connais rien.

Je le considérais tantôt chez ce libraire ;

Ses regards de sur vous ne pouvaient se distraire,

Et son maintien était dans une émotion

Qui m’instruisait assez de son affection.

Il voulait vous parler, et n’osait l’entreprendre.

Hippolyte

Toi, ne me parle point, ou parle de Lysandre :

C’est le seul dont la vue excite mon ardeur.

Florice

Et le seul qui pour vous n’a que de la froideur.

Célidée est son âme, et tout autre visage

N’a point d’assez beaux traits pour toucher son courage ;

Son brasier est trop grand, rien ne peut l’amortir :

En vain son écuyer tâche à l’en divertir,

En vain, jusques aux cieux portant votre louange,

Il tâche à lui jeter quelque amorce du change,

Et lui dit jusque-là que dans votre entretien

Vous témoignez souvent de lui vouloir du bien ;

Tout cela n’est qu’autant de paroles perdues.

Hippolyte

Faute d’être sans doute assez bien entendues.

Florice

Ne le présumez pas, il faut avoir recours

À de plus hauts secrets qu’à ces faibles discours.

Je fus fine autrefois, et depuis mon veuvage

Ma ruse chaque jour s’est accrue avec l’âge :

Je me connais en monde, et sais mille ressorts

Pour débaucher une âme et brouiller des accords.

Hippolyte

Dis promptement, de grâce.

Florice

À présent l’heure presse,

Et je ne vous saurais donner qu’un mot d’adresse.

Cette voisine et vous… Mais déjà la voici.

Scène XI

Célidée, Hippolyte, Florice 

Célidée

À force de tarder, tu m’as mise en souci :

Il est temps, et Daphnis par un page me mande

Que pour faire servir on n’attend que ma bande ;

Le carrosse est tout prêt : allons, veux-tu venir ?

Hippolyte

Lysandre après dîner t’y vient entretenir ?

Célidée

S’il osait y manquer, je te donne promesse

Qu’il pourrait bien ailleurs chercher une maîtresse.

Acte II

Scène première

Hippolyte, Dorimant

Hippolyte

Ne me contez point tant que mon visage est beau :

Ces discours n’ont pour moi rien du tout de nouveau ;

Je le sais bien sans vous, et j’ai cet avantage,

Quelques perfections qui soient sur mon visage,

Que je suis la première à m’en apercevoir :

Pour me les bien apprendre, il ne faut qu’un miroir ;

J’y vois en un moment tout ce que vous me dites.

Dorimant

Mais vous n’y voyez pas tous vos rares mérites :

Cet esprit tout divin et ce doux entretien

Ont des charmes puissants dont il ne montre rien.

Hippolyte

Vous les montrez assez par cette après-dînée

Qu’à causer avec moi vous vous êtes donnée ;

Si mon discours n’avait quelque charme caché,

Il ne vous tiendrait pas si longtemps attaché.

Je vous juge plus sage, et plus aimer votre aise,

Que d’y tarder ainsi sans que rien vous y plaise ;

Et si je présumais qu’il vous plût sans raison,

Je me ferais moi-même un peu de trahison ;

Et par ce trait badin qui sentirait l’enfance,

Votre beau jugement recevrait trop d’offense.

Je suis un peu timide, et dût-on me jouer,

Je n’ose démentir ceux qui m’osent louer.

Dorimant

Aussi vous n’avez pas le moindre lieu de craindre

Qu’on puisse, en vous louant ni vous flatter ni feindre ;

On voit un tel éclat en vos brillants appas,

Qu’on ne peut l’exprimer, ni ne l’adorer pas.

Hippolyte

Ni ne l’adorer pas ! Par là vous voulez dire…

Dorimant

Que mon cœur désormais vit dessous votre empire,

Et que tous mes desseins de vivre en liberté

N’ont rien eu d’assez fort contre votre beauté.

Hippolyte

Quoi ? mes perfections vous donnent dans la vue ?

Dorimant

Les rares qualités dont vous êtes pourvue

Vous ôtent tout sujet de vous en étonner.

Hippolyte

Cessez aussi, monsieur, de vous l’imaginer.

Si vous brûlez pour moi, ce ne sont pas merveilles ;

J’ai de pareils discours chaque jour aux oreilles,

Et tous les gens d’esprit en font autant que vous.

Dorimant

En amour toutefois je les surpasse tous.

Je n’ai point consulté pour vous donner mon âme ;

Votre premier aspect sut allumer ma flamme,

Et je sentis mon cœur, par un secret pouvoir,

Aussi prompt à brûler que mes yeux à vous voir.

Hippolyte

Avoir connu d’abord combien je suis aimable,

Encor qu’à votre avis il soit inexprimable,

Ce grand et prompt effet m’assure puissamment

De la vivacité de votre jugement.

Pour moi, que la nature a faite un peu grossière,

Mon esprit, qui n’a pas cette vive lumière,

Conduit trop pesamment toutes ses fonctions

Pour m’avertir sitôt de vos perfections.

Je vois bien que vos feux méritent récompense :

Mais de les seconder ce défaut me dispense.

Dorimant

Railleuse !

Hippolyte

Excusez-moi, je parle tout de bon.

Dorimant

Le temps de cet orgueil me fera la raison ;

Et nous verrons un jour, à force de services,

Adoucir vos rigueurs et finir mes supplices.

Scène II

Dorimant, Lysandre, Hippolyte, Florice

(Lysandre sort de chez Célidée, et passe sans s’arrêter, leur donnant seulement un coup de chapeau.)

Hippolyte

Peut-être l’avenir… Tout beau, coureur, tout beau !

On n’est pas quitte ainsi pour un coup de chapeau :

Vous aimez l’entretien de votre fantaisie ;

Mais pour un cavalier c’est peu de courtoisie,

Et cela messied fort à des hommes de cour,

De n’accompagner pas leur salut d’un bonjour.

Lysandre

Puisque auprès d’un sujet capable de nous plaire

La présence d’un tiers n’est jamais nécessaire,

De peur qu’il en reçût quelque importunité,

J’ai mieux aimé manquer à la civilité.

Hippolyte

Voilà parer mon coup d’un galant artifice,

Comme si je pouvais… Que me veux-tu, Florice ?

(Florice sort et parle à Hippolyte à l’oreille.)

Dis-lui que je m’en vais. Messieurs, pardonnez-moi,

On me vient d’apporter une fâcheuse loi ;

Incivile à mon tour, il faut que je vous quitte.

Une mère m’appelle.

Dorimant

Adieu, belle Hippolyte,

Adieu : souvenez-vous…

Hippolyte

Mais vous, n’y songez plus.

Scène III 

Lysandre

Quoi ! Dorimant, ce mot t’a rendu tout confus !

Dorimant

Ce mot à mes désirs laisse peu d’espérance.

Lysandre

Tu ne la vois encor qu’avec indifférence ?

Dorimant

Comme toi Célidée.

Lysandre

Elle eut donc chez Daphnis,

Hier dans son entretien des charmes infinis ?

Je te l’avais bien dit que ton âme à sa vue

Demeurerait, ou prise, ou puissamment émue ;

Mais tu n’as pas sitôt oublié la beauté

Qui fit naître au Palais ta curiosité ?

Du moins ces deux objets balancent ton courage ?

Dorimant

Sais-tu bien que c’est là justement mon visage,

Celui que j’avais vu le matin au Palais ?

Lysandre

À ce compte…

Dorimant

J’en tiens, ou l’on n’en tint jamais.

Lysandre

C’est consentir bientôt à perdre ta franchise.

Dorimant

C’est rendre un prompt hommage aux yeux qui me l’ont prise.

Lysandre

Puisque tu les connais, je ne plains plus ton mal.

Dorimant

Leur coup, pour les connaître, en est-il moins fatal ?

Lysandre

Non, mais du moins ton cœur n’est plus à la torture

De voir tes vœux forcés d’aller à l’aventure ;

Et cette belle humeur de l’objet qui t’a pris…

Dorimant

Sous un accueil riant cache un subtil mépris.

Ah, que tu ne sais pas de quel air on me traite !

Lysandre

Je t’en avais jugé l’âme fort satisfaite :

Et cette gaie humeur, qui brillait dans ses yeux,

M’en promettait pour toi quelque chose de mieux.

Dorimant

Cette belle, de vrai, quoique toute de glace,

Mêle dans ses froideurs je ne sais quelle grâce,

Par où tout de nouveau je me laisse gagner,

Et consens, peu s’en faut, à m’en voir dédaigner.

Loin de s’en affaiblir, mon amour s’en augmente ;

Je demeure charmé de ce qui me tourmente.

Je pourrais de toute autre être le possesseur,

Que sa possession aurait moins de douceur.

Je ne suis plus à moi quand je vois Hippolyte

Rejeter ma louange et vanter son mérite,

Négliger mon amour ensemble et l’approuver,

Me remplir tout d’un temps d’espoir et m’en priver,

Me refuser son cœur en acceptant mon âme,

Faire état de mon choix en méprisant ma flamme.

Hélas ! en voilà trop : le moindre de ces traits

A pour me retenir de trop puissants attraits ;

Trop heureux d’avoir vu sa froideur enjouée

Ne se point offenser d’une ardeur avouée !

Lysandre

Son adieu toutefois te défend d’y songer,

Et ce commandement t’en devrait dégager.

Dorimant

Qu’un plus capricieux d’un tel adieu s’offense ;

Il me donne un conseil plutôt qu’une défense,

Et par ce mot d’avis, son cœur sans amitié

Du temps que j’y perdrai montre quelque pitié.

Lysandre

Soit défense ou conseil, de rien ne désespère ;

Je te réponds déjà de l’esprit de sa mère.

Pleirante son voisin lui parlera pour toi ;

Il peut beaucoup sur elle, et fera tout pour moi.

Tu sais qu’il m’a donné sa fille pour maîtresse.

Tâche à vaincre Hippolyte avec un peu d’adresse,

Et n’appréhende pas qu’il en faille beaucoup :

Tu verras sa froideur se perdre tout d’un coup.

Elle ne se contraint à cette indifférence

Que pour rendre une entière et pleine déférence,

Et cherche, en déguisant son propre sentiment,

La gloire de n’aimer que par commandement.

Dorimant

Tu me flattes, ami, d’une attente frivole.

Lysandre

L’effet suivra de près.

Dorimant

Mon cœur, sur ta parole,

Ne se résout qu’à peine à vivre plus content.

Lysandre

Il se peut assurer du bonheur qu’il prétend ;

J’y donnerai bon ordre. Adieu : le temps me presse,

Et je viens de sortir d’auprès de ma maîtresse ;

Quelques commissions dont elle m’a chargé

M’obligent maintenant à prendre ce congé.

Scène IV

Dorimant, Florice

Dorimant, seul.

Dieux ! qu’il est malaisé qu’une âme bien atteinte

Conçoive de l’espoir qu’avec un peu de crainte !

Je dois toute croyance à la foi d’un ami,

Et n’ose cependant m’y fier qu’à demi.

Hippolyte, d’un mot, chasserait ce caprice.

Est-elle encore en haut ?

Florice

Encore.

Dorimant

Adieu, Florice.

Nous la verrons demain.

Scène V

Hippolyte, Florice 

Florice

Il vient de s’en aller.

Sortez.

Hippolyte

Mais fallait-il ainsi me rappeler,

Me supposer ainsi des ordres d’une mère ?

Sans mentir, contre toi j’en suis toute en colère :

À peine ai-je attiré Lysandre en nos discours,

Que tu viens par plaisir en arrêter le cours.

Florice

Eh bien ! prenez-vous-en à mon impatience

De vous communiquer un trait de ma science :

Cet avis important tombé dans mon esprit

Méritait qu’aussitôt Hippolyte l’apprît ;

Je vais sans perdre temps y disposer Aronte.

Hippolyte

J’ai la mine après tout d’y trouver mal mon conte.

Florice

Je sais ce que je fais, et ne perds point mes pas ;

Mais de votre côté ne vous épargnez pas ;

Mettez tout votre esprit à bien mener la ruse.

Hippolyte

Il ne faut point par là te préparer d’excuse.

Va, suivant le succès, je veux à l’avenir

Du mal que tu m’as fait perdre le souvenir.

Scène VI

Hippolyte, Célidée

Hippolyte, frappant à la porte de Célidée.

Célidée, es-tu là ?

Célidée

Que me veut Hippolyte ?

Hippolyte

Délasser mon esprit une heure en ta visite.

Que j’ai depuis un jour un importun amant !

Et que, pour mon malheur, je plais à Dorimant !

Célidée

Ma sœur, que me dis-tu ? Dorimant t’importune !

Quoi ! j’enviais déjà ton heureuse fortune,

Et déjà dans l’esprit je sentais quelque ennui

D’avoir connu Lysandre auparavant que lui.

Hippolyte

Ah ! ne me raille point. Lysandre, qui t’engage,

Est le plus accompli des hommes de son âge.

Célidée

Je te jure, à mes yeux l’autre l’est bien autant.

Mon cœur a de la peine à demeurer constant ;

Et pour te découvrir jusqu’au fond de mon âme,

Ce n’est plus que ma foi qui conserve ma flamme :

Lysandre me déplaît de me vouloir du bien.

Plût aux dieux que son change autorisât le mien,

Ou qu’il usât vers moi de tant de négligence,

Que ma légèreté se pût nommer vengeance !

Si j’avais un prétexte à me mécontenter,

Tu me verrais bientôt résoudre à le quitter.

Hippolyte

Simple, présumes-tu qu’il devienne volage

Tant qu’il verra l’amour régner sur ton visage ?

Ta flamme trop visible entretient ses ferveurs,

Et ses feux dureront autant que tes faveurs.

Célidée

Il semble, à t’écouter, que rien ne le retienne

Que parce que sa flamme a l’aveu de la mienne.

Hippolyte

Que sais-je ? Il n’a jamais éprouvé tes rigueurs ;

L’amour en même temps sut embraser vos cœurs ;

Et même j’ose dire, après beaucoup de monde,

Que sa flamme vers toi ne fut que la seconde.

Il se vit accepter avant que de s’offrir ;

Il ne vit rien à craindre, il n’eut rien à souffrir ;

Il vit sa récompense acquise avant la peine,

Et devant le combat sa victoire certaine.

Un homme est bien cruel quand il ne donne pas

Un cœur qu’on lui demande avecque tant d’appas.

Qu’à ce prix la constance est une chose aisée,

Et qu’autrefois par là je me vis abusée !

Alcidor, que mes yeux avaient si fort épris,

Courut au changement dès le premier mépris.

La force de l’amour paraît dans la souffrance.

Je le tiens fort douteux, s’il a tant d’assurance.

Qu’on en voit s’affaiblir pour un peu de longueur !

Et qu’on en voit céder à la moindre rigueur !

Célidée

Je connais mon Lysandre, et sa flamme est trop forte

Pour tomber en soupçon qu’il m’aime de la sorte.

Toutefois un dédain éprouvera ses feux.

Ainsi, quoi qu’il en soit, j’aurai ce que je veux ;

Il me rendra constante, ou me fera volage :

S’il m’aime, il me retient ; s’il change, il me dégage.

Suivant ce qu’il aura d’amour ou de froideur,

Je suivrai ma nouvelle ou ma première ardeur.

Hippolyte

En vain tu t’y résous : ton âme un peu contrainte,

Au travers de tes yeux lui trahira ta feinte.

L’un d’eux dédira l’autre, et toujours un souris

Lui fera voir assez combien tu le chéris.

Célidée

Ce n’est qu’un faux soupçon qui te le persuade ;

J’armerai de rigueurs jusqu’à la moindre œillade,

Et réglerai si bien toutes mes actions,

Qu’il ne pourra juger de mes intentions.

Pour le moins aussitôt que par cette conduite

Tu seras de son cœur suffisamment instruite,

S’il demeure constant, l’amour et la pitié,

Avant que dire adieu, renoueront l’amitié.

Célidée

Il va bientôt venir. Va-t’en, et sois certaine

De ne voir d’aujourd’hui Lysandre hors de peine.

Hippolyte

Et demain ?

Célidée

Je t’irai conter ses mouvements

Et touchant l’avenir prendre tes sentiments.

Ô dieux ! si je pouvais changer sans infamie !

Hippolyte

Adieu. N’épargne en rien ta plus fidèle amie.

Scène VII 

Célidée

Quel étrange combat ! Je meurs de le quitter,

Et mon reste d’amour ne le peut maltraiter.

Mon âme veut et n’ose, et bien que refroidie,

N’aura trait de mépris si je ne l’étudie.

Tout ce que mon Lysandre a de perfections

Se vient offrir en foule à mes affections.

Je vois mieux ce qu’il vaut lorsque je l’abandonne,

Et déjà la grandeur de ma perte m’étonne.

Pour régler sur ce point mon esprit balancé,

J’attends ses mouvements sur mon dédain forcé ;

Ma feinte éprouvera si son amour est vraie.

Hélas ! ses yeux me font une nouvelle plaie.

Prépare-toi, mon cœur, et laisse à mes discours

Assez de liberté pour trahir mes amours.

Scène VIII

Lysandre, Célidée

Célidée

Quoi ? j’aurai donc de vous encore une visite !

Vraiment pour aujourd’hui je m’en estimais quitte.

Lysandre

Une par jour suffit, si tu veux endurer

Qu’autant comme le jour je la fasse durer.

Célidée

Pour douce que nous soit l’ardeur qui nous consume,

Tant d’importunité n’est point sans amertume.

Lysandre

Au lieu de me donner ces appréhensions,

Apprends ce que j’ai fait sur tes commissions.

Célidée

Je ne vous en chargeai qu’afin de me défaire

D’un entretien chargeant, et qui m’allait déplaire.

Lysandre

Depuis quand donnez-vous ces qualités aux miens ?

Célidée

Depuis que mon esprit n’est plus dans vos liens.

Lysandre

Est-ce donc par gageure, ou par galanterie ?

Célidée

Ne vous flattez point tant que ce soit raillerie.

Ce que j’ai dans l’esprit je ne le puis celer,

Et ne suis pas d’humeur à rien dissimuler.

Lysandre

Quoi ! que vous ai-je fait ? d’où provient ma disgrâce ?

Quel sujet avez-vous d’être pour moi de glace ?

Ai-je manqué de soins ? ai-je manqué de feux ?

Vous ai-je dérobé le moindre de mes vœux ?

Ai-je trop peu cherché l’heur de votre présence ?

Ai-je eu pour d’autres yeux la moindre complaisance ?

Célidée

Tout cela n’est qu’autant de propos superflus.

Je voulus vous aimer, et je ne le veux plus ;

Mon feu fut sans raison, ma glace l’est de même ;

Si l’un eut quelque excès, je rendrai l’autre extrême.

Lysandre

Par cette extrémité vous avancez ma mort.

Célidée

Il m’importe fort peu quel sera votre sort.

Lysandre

Quelle nouvelle amour, ou plutôt quel caprice

Vous porte à me traiter avec cette injustice,

Vous de qui le serment m’a reçu pour époux ?

Célidée

J’en perds le souvenir aussi bien que de vous.

Lysandre

Évitez-en la honte et fuyez-en le blâme.

Célidée

Je les veux accepter pour peines de ma flamme.

Lysandre

Un reproche éternel suit ce tour inconstant.

Célidée

Si vous me voulez plaire, il en faut faire autant.

Lysandre

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie ?

Ah ! cessez vos mépris, ou me privez de vie.

Célidée

Eh bien ! soit, un adieu les va faire cesser :

Aussi bien ce discours ne fait que me lasser.

Lysandre

Ah ! redouble plutôt ce dédain qui me tue,

Et laisse-moi le bien d’expirer à ta vue ;

Que j’adore tes yeux, tout cruels qu’ils me sont ;

Qu’ils reçoivent mes vœux pour le mal qu’ils me font.

Invente à me gêner quelque rigueur nouvelle ;

Traite, si tu le veux, mon âme en criminelle :

Dis que je suis ingrat, appelle-moi léger ;

Impute à mes amours la honte de changer ;

Dedans mon désespoir fais éclater ta joie ;

Et tout me sera doux, pourvu que je te voie.

Tu verras tes mépris n’ébranler point ma foi,

Et mes derniers soupirs ne voler qu’après toi.

Ne crains point de ma part de reproche ou d’injure,

Je ne t’appellerai ni lâche, ni parjure.

Mon feu supprimera ces titres odieux ;

Mes douleurs céderont au pouvoir de tes yeux ;

Et mon fidèle amour, malgré leur vie atteinte,

Pour t’adorer encore étouffera ma plainte.

Célidée

Adieu. Quelques encens que tu veuilles m’offrir,

Je ne me saurais plus résoudre à les souffrir.

Scène IX

Lysandre

Célidée ! Ah, tu fuis ! tu fuis donc, et tu n’oses

Faire tes yeux témoins d’un trépas que tu causes !

Ton esprit, insensible à mes feux innocents,

Craint de ne l’être pas aux douleurs que je sens :

Tu crains que la pitié qui se glisse en ton âme

N’y rejette un rayon de ta première flamme,

Et qu’elle ne t’arrache un soudain repentir,

Malgré tout cet orgueil qui n’y peut consentir.

Tu vois qu’un désespoir dessus mon front exprime

En mille traits de feu mon ardeur et ton crime ;

Mon visage t’accuse, et tu vois dans mes yeux

Un portrait que mon cœur conserve beaucoup mieux.

Tous mes soins, tu le sais, furent pour Célidée :

La nuit ne m’a jamais retracé d’autre idée,

Et tout ce que Paris a d’objets ravissants

N’a jamais ébranlé le moindre de mes sens.

Ton exemple à changer en vain me sollicite ;

Dans ta volage humeur j’adore ton mérite ;

Et mon amour, plus fort que mes ressentiments,

Conserve sa vigueur au milieu des tourments,

Reviens, mon cher souci, puisqu’après tes défenses

Mes plus vives ardeurs sont pour toi des offenses.

Vois comme je persiste à te désobéir,

Et par là, si tu peux, prends droit de me haïr.

Fol, je présume ainsi rappeler l’inhumaine,

Qui ne veut pas avoir de raisons à sa haine ?

Puisqu’elle a sur mon cœur un pouvoir absolu,

Il lui suffit de dire : « Ainsi je l’ai voulu. »

Cruelle, tu le veux ! C’est donc ainsi qu’on traite

Les sincères ardeurs d’une amour si parfaite ?

Tu me veux donc trahir ? Tu le veux, et ta foi

N’est qu’un gage frivole à qui vit sous ta loi ?

Mais je veux l’endurer sans bruit, sans résistance ;

Tu verras ma langueur, et non mon inconstance ;

Et de peur de t’ôter un captif par ma mort,

J’attendrai ce bonheur de mon funeste sort.

Jusque-là mes douleurs, publiant ta victoire,

Sur mon front pâlissant élèveront ta gloire,

Et sauront en tous lieux hautement témoigner

Que, sans me refroidir, tu m’as pu dédaigner.

Acte III

Scène première

Lysandre, Aronte

Lysandre

Tu me donnes, Aronte, un étrange remède. 

Aronte

Souverain toutefois au mal qui vous possède,

Croyez-moi, j’en ai vu des succès merveilleux

À remettre au devoir ces esprits orgueilleux :

Quand on leur sait donner un peu de jalousie,

Ils ont bientôt quitté ces traits de fantaisie ;

Car enfin tout l’éclat de ces emportements

Ne peut avoir pour but de perdre leurs amants. 

Lysandre

Que voudrait donc par là mon ingrate maîtresse ? 

Aronte

Elle vous joue un tour de la plus haute adresse.

Avez-vous bien pris garde au temps de ses mépris ?

Tant qu’elle vous a cru légèrement épris,

Que votre chaîne encor n’était pas assez forte,

Vous a-t-elle jamais gouverné de la sorte ?

Vous ignoriez alors l’usage des soupirs ;

Ce n’étaient que douceurs, ce n’étaient que plaisirs :

Son esprit avisé voulait par cette ruse

Établir un pouvoir dont maintenant elle use.

Remarquez-en l’adresse ; elle fait vanité

De voir dans ses dédains votre fidélité.

Votre humeur endurante à ces rigueurs l’invite.

On voit par là vos feux, par vos feux son mérite ;

Et cette fermeté de vos affections

Montre un effet puissant de ses perfections.

Osez-vous espérer qu’elle soit plus humaine,

Puisque sa gloire augmente, augmentant votre peine ?

Rabattez cet orgueil, faites-lui soupçonner

Que vous vous en piquez jusqu’à l’abandonner.

La crainte d’en voir naître une si juste suite

À vivre comme il faut l’aura bientôt réduite ;

Elle en fuira la honte, et ne souffrira pas

Que ce change s’impute à son manque d’appas.

Il est de son honneur d’empêcher qu’on présume

Qu’on éteigne aisément les flammes qu’elle allume.

Feignez d’aimer quelque autre, et vous verrez alors

Combien à vous reprendre elle fera d’efforts. 

Lysandre

Mais peux-tu me juger capable d’une feinte ? 

Aronte

Pouvez-vous trouver rude un moment de contrainte ? 

Lysandre

Je trouve ses mépris plus doux à supporter. 

Aronte

Pour les faire finir, il faut les imiter. 

Lysandre

Faut-il être inconstant pour la rendre fidèle ? 

Aronte

Il faut souffrir toujours, ou déguiser comme elle. 

Lysandre

Que de raisons, Aronte, à combattre mon cœur,

Qui ne peut adorer que son premier vainqueur !

Du moins auparavant que l’effet en éclate,

Fais un effort pour moi, va trouver mon ingrate :

Mets-lui devant les yeux mes services passés,

Mes feux si bien reçus, si mal récompensés,

L’excès de mes tourments et de ses injustices ;

Emploie à la gagner tes meilleurs artifices.

Que n’obtiendras-tu point par ta dextérité,

Puisque tu viens à bout de ma fidélité ? 

Aronte

Mais, mon possible fait, si cela ne succède ? 

Lysandre

Je feindrai dès demain qu’Aminte me possède. 

Aronte

Aminte ! Ah ! commencez la feinte dès demain ;

Mais n’allez point courir au faubourg Saint-Germain.

Et quand penseriez-vous que cette âme cruelle

Dans le fond du Marais en reçût la nouvelle ?

Vous seriez tout un siècle à lui vouloir du bien,

Sans que votre arrogante en apprît jamais rien.

Puisque vous voulez feindre, il faut feindre à sa vue,

Qu’aussitôt votre feinte en puisse être aperçue,

Qu’elle blesse les yeux de son esprit jaloux,

Et porte jusqu’au cœur d’inévitables coups.

Ce sera faire au vôtre un peu de violence ;

Mais tout le fruit consiste à feindre en sa présence. 

Lysandre

Hippolyte, en ce cas, serait fort à propos ;

Mais je crains qu’un ami en perdît le repos.

Dorimant, dont ses yeux ont charmé le courage,

Autant que Célidée en aurait de l’ombrage.

Aronte

Vous verrez si soudain rallumer son amour,

Que la feinte n’est pas pour durer plus d’un jour ;

Et vous aurez après un sujet de risée

Des soupçons mal fondés de son âme abusée.

Lysandre

Va trouver Célidée, et puis nous résoudrons,

En ces extrémités, quel avis nous prendrons.

Scène II

Aronte, Florice

Aronte, seul.

Sans que pour l’apaiser je me rompe la tête,

Mon message est tout fait et sa réponse prête.

Bien loin que mon discours pût la persuader,

Elle n’aura jamais voulu me regarder.

Une prompte retraite au seul nom de Lysandre,

C’est par où ses dédains se seront fait entendre.

Mes amours du passé ne m’ont que trop appris

Avec quelles couleurs il faut peindre un mépris.

À peine faisait-on semblant de me connaître,

De sorte…

Florice

Aronte, eh bien, qu’as-tu fait vers ton maître ?

Le verrons-nous bientôt ?

Aronte

N’en sois plus en souci ;

Dans une heure au plus tard je te le rends ici.

Florice

Prêt à lui témoigner…

Aronte

Tout prêt. Adieu. Je tremble

Que de chez Célidée on ne nous voie ensemble.

Scène III

Hippolyte, Florice 

Hippolyte

D’où vient que mon abord l’oblige à te quitter ? 

Florice

Tant s’en faut qu’il vous fuie, il vient de me conter…

Toutefois je ne sais si je vous le dois dire. 

Hippolyte

Que tu te plais, Florice, à me mettre en martyre ! 

Florice

Il faut vous préparer à des ravissements… 

Hippolyte

Ta longueur m’y prépare avec bien des tourments.

Dépêche ; ces discours font mourir Hippolyte. 

Florice

Mourez donc promptement, que je vous ressuscite. 

Hippolyte

L’insupportable femme ! Enfin diras-tu rien ? 

Florice

L’impatiente fille ! Enfin tout ira bien. 

Hippolyte

Enfin tout ira bien ? Ne saurai-je autre chose ? 

Florice

Il faut que votre esprit là-dessus se repose.

Vous ne pouviez tantôt souffrir de longs propos,

Et pour vous obliger, j’ai tout dit en trois mots ;

Mais ce que maintenant vous n’en pouvez apprendre,

Vous l’apprendrez bientôt plus au long de Lysandre. 

Hippolyte

Tu ne flattes mon cœur que d’un espoir confus. 

Florice

Parlez à votre amie, et ne vous fâchez plus.

Scène IV

Célidée, Hippolyte, Florice 

Célidée

Mon abord importun rompt votre conférence :

Tu m’en voudras du mal. 

Hippolyte

Du mal ? et l’apparence ?

Je ne sais pas aimer de si mauvaise foi ;

Et tout à l’heure encor je lui parlais de toi. 

Célidée

Je me retire donc, afin que sans contrainte… 

Hippolyte

Quitte cette grimace, et mets à part la feinte.

Tu fais la réservée en ces occasions,

Mais tu meurs de savoir ce que nous en disions. 

Célidée

Tu meurs de le conter plus que moi de l’apprendre,

Et tu prendrais pour crime un refus de l’entendre.

Puis donc que tu le veux, ma curiosité… 

Hippolyte

Vraiment, tu me confonds de ta civilité. 

Célidée

Voilà de tes détours, et comme tu diffères

À me dire en quel point vous teniez mes affaires. 

Hippolyte

Nous parlions du dessein d’éprouver ton amant.

Tu l’as vu réussir à ton contentement ? 

Célidée

Je viens te voir exprès pour t’en dire l’issue :

Que je m’en suis trouvée heureusement déçue !

Je présumais beaucoup de ses affections,

Mais je n’attendais pas tant de submissions.

Jamais le désespoir qui saisit son courage

N’en put tirer un mot à mon désavantage ;

Il tenait mes dédains encor trop précieux,

Et ses reproches même étaient officieux.

Aussi ce grand amour a rallumé ma flamme :

Le change n’a plus rien qui chatouille mon âme ;

Il n’a plus de douceur pour mon esprit flottant,

Aussi ferme à présent qu’il le croit inconstant. 

Florice

Quoi que vous ayez vu de sa persévérance,

N’en prenez pas encore une entière assurance.

L’espoir de vous fléchir a pu le premier jour

Jeter sur son dépit ces beaux dehors d’amour ;

Mais vous verrez bientôt que pour qui le méprise

Toute légèreté lui semblera permise.

J’ai vu des amoureux de toutes les façons. 

Hippolyte

Cette bizarre humeur n’est jamais sans soupçons.

L’avantage qu’elle a d’un peu d’expérience

Tient éternellement son âme en défiance ;

Mais ce qu’elle te dit ne vaut pas l’écouter. 

Célidée

Et je ne suis pas fille à m’en épouvanter.

Je veux que ma rigueur à tes yeux continue,

Et lors sa fermeté te sera mieux connue ;

Tu ne verras des traits que d’un amour si fort,

Que Florice elle-même avouera qu’elle a tort. 

Hippolyte

Ce sera trop longtemps lui paraître cruelle. 

Célidée

Tu connaîtras par là combien il m’est fidèle.

Le ciel à ce dessein nous l’envoie à propos. 

Hippolyte

Et quand te résous-tu de le mettre en repos ? 

Célidée

Trouve bon, je te prie, après un peu de feinte,

Que mes feux violents s’expliquent sans contrainte ;

Et pour le rappeler des portes du trépas,

Si j’en dis un peu trop, ne t’en offense pas.

Scène V

Lysandre, Célidée, Hippolyte, Florice 

Lysandre

Merveille des beautés, seul objet qui m’engage… 

Célidée

N’oublierez-vous jamais cet importun langage ?

Vous obstiner encore à me persécuter,

C’est prendre du plaisir à vous voir maltraiter.

Perdez mon souvenir avec votre espérance,

Et ne m’accablez plus de cette déférence.

Il faut, pour m’arrêter, des entretiens meilleurs. 

Lysandre

Quoi ! vous prenez pour vous ce que j’adresse ailleurs ?

Adore qui voudra votre rare mérite,

Un change heureux me donne à la belle Hippolyte :

Mon sort en cela seul a voulu me trahir,

Qu’en ce change mon cœur semble vous obéir,

Et que mon feu passé vous va rendre si vaine

Que vous imputerez ma flamme à votre haine,

À votre orgueil nouveau mes nouveaux sentiments,

L’effet de ma raison à vos commandements. 

Célidée

Tant s’en faut que je prenne une si triste gloire,

Je chasse mes dédains même de ma mémoire,

Et dans leur souvenir rien ne me semble doux,

Puisqu’en le conservant je penserais à vous.

Lysandre, à Hippolyte.

Beauté de qui les yeux, nouveaux rois de mon âme,

Me font être léger sans en craindre le blâme… 

Hippolyte

Ne vous emportez point à ces propos perdus,

Et cessez de m’offrir des vœux qui lui sont dus ;

Je pense mieux valoir que le refus d’une autre.

Si vous voulez venger son mépris par le vôtre,

Ne venez point du moins m’enrichir de son bien.

Elle vous traite mal, mais elle n’aime rien.

Vous, faites-en autant, sans chercher de retraite

Aux importunités dont elle s’est défaite. 

Lysandre

Que son exemple encor réglât mes actions !

Cela fut bon du temps de mes affections ;

À présent que mon cœur adore une autre reine,

À présent qu’Hippolyte en est la souveraine… 

Hippolyte

C’est elle seulement que vous voulez flatter. 

Lysandre

C’est elle seulement que je dois imiter. 

Hippolyte

Savez-vous donc à quoi la raison vous oblige ?

C’est à me négliger, comme je vous néglige. 

Lysandre

Je ne puis imiter ce mépris de mes feux,

À moins qu’à votre tour vous m’offriez des vœux :

Donnez-m’en les moyens, vous en verrez l’issue. 

Hippolyte

J’appréhenderais fort d’être trop bien reçue,

Et qu’au lieu du plaisir de me voir imiter

Je n’eusse que l’honneur de me faire écouter,

Pour n’avoir que la honte après de me dédire. 

Lysandre

Souffrez donc que mon cœur sans exemple soupire,

Qu’il aime sans exemple, et que mes passions

S’égalent seulement à vos perfections.

Je vaincrai vos rigueurs par mon humble service,

Et ma fidélité… 

Célidée

Viens avec moi, Florice :

J’ai des nippes en haut que je veux te montrer.

Scène VI

Hippolyte, Lysandre

Hippolyte

Quoi ? sans la retenir, vous la laissez rentrer ?

Allez, Lysandre, allez ; c’est assez de contraintes ;

J’ai pitié du tourment que vous donnent ces feintes.

Suivez ce bel objet dont les charmes puissants

Sont et seront toujours absolus sur vos sens.

Quoi qu’après ses dédains un peu d’orgueil publie,

Son mérite est trop grand pour souffrir qu’on l’oublie ;

Elle a des qualités, et de corps, et d’esprit,

Dont pas un cœur donné jamais ne se reprit.

Lysandre

Mon change fera voir l’avantage des vôtres,

Qu’en la comparaison des unes et des autres

Les siennes désormais n’ont qu’un éclat terni,

Que son mérite est grand, et le vôtre infini. 

Hippolyte

Que j’emporte sur elle aucune préférence !

Vous tenez des discours qui sont hors d’apparence ;

Elle me passe en tout ; et dans ce changement,

Chacun vous blâmerait de peu de jugement. 

Lysandre

M’en blâmer en ce cas, c’est en manquer soi-même,

Et choquer la raison, qui veut que je vous aime.

Nous sommes hors du temps de cette vieille erreur

Qui faisait de l’amour une aveugle fureur,

Et l’ayant aveuglé, lui donnait pour conduite

Le mouvement d’une âme et surprise et séduite.

Ceux qui l’ont peint sans yeux ne le connaissaient pas ;

C’est par les yeux qu’il entre, et nous dit vos appas ;

Lors notre esprit en juge ; et suivant le mérite,

Il fait croître une ardeur que cette vue excite.

Si la mienne pour vous se relâche un moment,

C’est lors que je croirai manquer de jugement ;

Et la même raison qui vous rend admirable

Doit rendre comme vous ma flamme incomparable. 

Hippolyte

Épargnez avec moi ces propos affétés.

Encore hier Célidée avait ces qualités ;

Encore hier en mérite elle était sans pareille.

Si je suis aujourd’hui cette unique merveille,

Demain quelque autre objet, dont vous suivrez la loi,

Gagnera votre cœur et ce titre sur moi.

Un esprit inconstant a toujours cette adresse.

Scène VII

Chrysante, Pleirante, Hippolyte, Lysandre

Chrysante

Monsieur, j’aime ma fille avec trop de tendresse

Pour la vouloir contraindre en ses affections. 

Pleirante

Madame, vous saurez ses inclinations ;

Elle voudra vous plaire, et je l’en vois sourire.

(À Lysandre.)

Allons, mon cavalier, j’ai deux mots à vous dire. 

Chrysante

Vous en aurez réponse avant qu’il soit trois jours.

Scène VIII

Chrysante, Hippolyte 

Chrysante

Devinerais-tu bien quels étaient nos discours ? 

Hippolyte

Il vous parlait d’amour peut-être ? 

Chrysante

Oui : que t’en semble ? 

Hippolyte

D’âge presque pareils, vous seriez bien ensemble. 

Chrysante

Tu me donnes vraiment un gracieux détour ;

C’était pour ton sujet qu’il me parlait d’amour. 

Hippolyte

Pour moi ? Ces jours passés, un poète qui m’adore,

Du moins à ce qu’il dit, m’égalait à l’Aurore ;

Je me raillais alors de sa comparaison.

Mais, si cela se fait, il avait bien raison. 

Chrysante

Avec tout ce babil, tu n’es qu’une étourdie.

Le bonhomme est bien loin de cette maladie ;

Il veut te marier, mais c’est à Dorimant :

Vois si tu te résous d’accepter cet amant. 

Hippolyte

Dessus tous mes désirs vous êtes absolue,

Et si vous le voulez, m’y voilà résolue.

Dorimant vaut beaucoup, je vous le dis sans fard ;

Mais remarquez un peu le trait de ce vieillard :

Lysandre si longtemps a brûlé pour sa fille,

Qu’il en faisait déjà l’appui de sa famille ;

À présent que ses feux ne sont plus que pour moi,

Il voudrait bien qu’un autre eût engagé ma foi,

Afin que sans espoir dans cette amour nouvelle,

Un nouveau changement le ramenât vers elle.

N’avez-vous point pris garde, en vous disant adieu,

Qu’il a presque arraché Lysandre de ce lieu ? 

Chrysante

Simple ! ce qu’il en fait, ce n’est qu’à sa prière.

Et Lysandre tient même à faveur singulière… 

Hippolyte

Je sais que Dorimant est un de ses amis ;

Mais vous voyez d’ailleurs que le ciel a permis

Que pour mieux vous montrer que tout n’est qu’artifice,

Lysandre me faisait ses offres de service. 

Chrysante

Aucun des deux n’est homme à se jouer de nous.

Quelque secret mystère est caché là-dessous.

Allons, pour en tirer la vérité plus claire,

Seules dedans ma chambre examiner l’affaire ;

Ici quelque importun pourrait nous aborder.

Scène IX

Hippolyte, Florice 

Hippolyte

J’aurai bien de la peine à la persuader :

Ah, Florice ! en quel point laisses-tu Célidée ? 

Florice

De honte et de dépit tout à fait possédée. 

Hippolyte

Que t’a-t-elle montré ? 

Florice

Cent choses à la fois,

Selon que le hasard les mettait sous ses doigts :

Ce n’était qu’un prétexte à faire sa retraite. 

Hippolyte

Elle t’a témoigné d’être fort satisfaite ? 

Florice

Sans que je vous amuse en discours superflus,

Son visage suffit pour juger du surplus.

(Hippolyte regarde Célidée.)

Ses pleurs ne se sauraient empêcher de descendre ;

Et j’en aurais pitié si je n’aimais Lysandre.

Scène X

Célidée

Infidèles témoins d’un feu mal allumé,

Soyez-les de ma honte ; et vous fondant en larmes,

Punissez-vous, mes yeux, d’avoir trop présumé

Du pouvoir de vos charmes.

De quoi vous a servi d’avoir su me flatter,

D’avoir pris le parti d’un ingrat qui me trompe,

S’il ne fit le constant qu’afin de me quitter

Avecque plus de pompe ?

Quand je m’en veux défaire, il est parfait amant ;

Quand je veux le garder, il n’en fait plus de compte ;

Et n’ayant pu le perdre avec contentement,

Je le perds avec honte.

Ce que j’eus lors de joie augmente mon regret ;

Par là mon désespoir davantage se pique.

Quand je le crus constant, mon plaisir fut secret,

Et ma honte est publique.

Le traître avait senti qu’alors me négliger

C’était à Dorimant livrer toute mon âme ;

Et la constance plut à cet esprit léger

Pour amortir ma flamme.

Autant que j’eus de peine à l’éteindre en naissant,

Autant m’en faudra-t-il à la faire renaître :

De peur qu’a cet amour d’être encore impuissant,

Il n’ose plus paraître.

Outre que, de mon cœur pleinement exilé,

Et n’y conservant plus aucune intelligence,

Il est trop glorieux pour n’être rappelé

Qu’à servir ma vengeance.

Mais j’aperçois celui qui le porte en ses yeux.

Courage donc, mon cœur ; espérons un peu mieux.

Je sens bien que déjà devers lui tu t’envoles ;

Mais pour t’accompagner je n’ai point de paroles :

Ma honte et ma douleur, surmontant mes désirs,

N’en laissent le passage ouvert qu’à mes soupirs.

Scène XI

Dorimant, Célidée, Cléante

Dorimant

Dans ce profond penser, pâle, triste, abattue,

Ou quelque grand malheur de Lysandre vous tue,

Ou bientôt vos douleurs l’accableront d’ennuis. 

Célidée

Il est cause en effet de l’état où je suis,

Non pas en la façon qu’un ami s’imagine,

Mais… 

Dorimant

Vous n’achevez point, faut-il que je devine ? 

Célidée

Permettez que je cède à la confusion,

Qui m’étouffe la voix en cette occasion.

J’ai d’incroyables traits de Lysandre à vous dire !

Mais ce reste du jour souffrez que je respire,

Et m’obligez demain que je vous puisse voir.

(Elle sort.) 

Dorimant

De sorte qu’à présent on n’en peut rien savoir ?

Dieux ! elle se dérobe, et me laisse en un doute…

Poursuivons toutefois notre première route ;

Peut-être ces beaux yeux, dont l’éclat me surprit,

De ce fâcheux soupçon purgeront mon esprit.

(À Cléante)

Frappe.

Scène XII

Dorimant, Florice, Cléante 

Florice

Que vous plaît-il ? 

Dorimant

Peut-on voir Hippolyte ? 

Florice

Elle vient de sortir pour faire une visite. 

Dorimant

Ainsi, tout aujourd’hui mes pas ont été vains.

Florice, à ce défaut, fais-lui mes baisemains.

Florice, seule.

Ce sont des compliments qu’il fait mauvais lui faire.

Depuis que ce Lysandre a tâché de lui plaire,

Elle ne veut plus être au logis que pour lui,

Et tous autres devoirs lui donnent de l’ennui.

Acte IV

Scène première

Hippolyte, Aronte

Hippolyte

À cet excès d’amour qu’il me faisait paraître,

Je me croyais déjà maîtresse de ton maître ;

Tu m’as fait grand dépit de me désabuser.

Qu’il a l’esprit adroit quand il veut déguiser !

Et que pour mettre en jour ces compliments frivoles,

Il sait bien ajuster ses yeux à ses paroles !

Mais je me promets tant de ta dextérité,

Qu’il tournera bientôt la feinte en vérité. 

Aronte

Je n’ose l’espérer : sa passion trop forte

Déjà vers son objet malgré moi le remporte ;

Et comme s’il avait reconnu son erreur,

Vos yeux lui sont à charge, et sa feinte en horreur :

Même il m’a commandé d’aller vers sa cruelle

Lui jurer que son cœur n’a brûlé que pour elle,

Attaquer son orgueil par des submissions… 

Hippolyte

J’entends assez le but de tes commissions.

Tu vas tâcher pour lui d’amollir son courage ? 

Aronte

J’emploie auprès de vous le temps de ce message,

Et la ferai parler tantôt à mon retour

D’une façon mal propre à donner de l’amour ;

Mais après mon rapport, si son ardeur extrême

Le résout à porter son message lui-même,

Je ne réponds de rien. L’amour qu’ils ont tous deux

Vaincra notre artifice, et parlera pour eux. 

Hippolyte

Sa maîtresse éblouie ignore encor ma flamme,

Et laisse à mes conseils tout pouvoir sur son âme.

Ainsi tout est à nous, s’il ne faut qu’empêcher

Qu’un si fidèle amant n’en puisse rapprocher. 

Aronte

Qui pourrait toutefois en détourner Lysandre,

Ce serait le plus sûr. 

Hippolyte

N’oses-tu l’entreprendre ? 

Aronte

Donnez-moi les moyens de le rendre jaloux,

Et vous verrez après frapper d’étranges coups. 

Hippolyte

L’autre jour Dorimant toucha fort ma rivale,

Jusque-là qu’entre eux deux son âme était égale ;

Mais Lysandre depuis, endurant sa rigueur,

Lui montra tant d’amour qu’il regagna son cœur. 

Aronte

Donc à voir Célidée et Dorimant ensemble,

Quelque dieu qui vous aime aujourd’hui les assemble. 

Hippolyte

Fais-les voir à ton maître, et ne perds point ce temps,

Puisque de là dépend le bonheur que j’attends.

Scène II

Dorimant, Célidée, Aronte 

Dorimant

Aronte, un mot. Tu fuis ? Crains-tu que je te voie ? 

Aronte

Non ; mais pressé d’aller où mon maître m’envoie,

J’avais doublé le pas sans vous apercevoir. 

Dorimant

D’où viens-tu ? 

Aronte

D’un logis vers la Croix-du-Tiroir. 

Dorimant

C’est donc en ce Marais que finit ton voyage ? 

Aronte

Non ; je cours au Palais faire encore un message. 

Dorimant

Et c’en est le chemin de passer par ici ? 

Aronte

Souffrez que j’aille ôter mon maître de souci ;

Il meurt d’impatience à force de m’attendre. 

Dorimant

Et touchant mes amours ne peux-tu rien m’apprendre ?

As-tu vu depuis peu l’objet que je chéris ? 

Aronte

Oui, tantôt en passant j’ai rencontré Chloris. 

Dorimant

Tu cherches des détours : je parle d’Hippolyte. 

Célidée

Et c’est là seulement le discours qu’il évite.

Tu t’enferres, Aronte ; et, pris au dépourvu,

En vain tu veux cacher ce que nous avons vu.

Va, ne sois point honteux des crimes de ton maître :

Pourquoi désavouer ce qu’il fait trop paraître ?

Il la sert à mes yeux, cet infidèle amant,

Et te vient d’envoyer lui faire un compliment.

(Aronte sort.)

Scène III

Dorimant, Célidée 

Célidée

Après cette retraite et ce morne silence,

Pouvez-vous bien encor demeurer en balance ? 

Dorimant

Je n’en ai que trop vu, mes yeux m’en ont trop dit :

Aronte, en me parlant, était tout interdit,

Et sa confusion portait sur son visage

Assez et trop de jour pour lire son message.

Traître, traître Lysandre, est-ce là donc le fruit

Qu’en faveur de mes feux ton amitié produit ? 

Célidée

Connaissez tout à fait l’humeur de l’infidèle,

Votre amour seulement la lui fait trouver belle :

Cet objet, tout aimable et tout parfait qu’il est,

N’a des charmes pour lui que depuis qu’il vous plaît ;

Et votre affection, de la sienne suivie,

Montre que c’est par là qu’il en a pris envie,

Qu’il veut moins l’acquérir que vous le dérober. 

Dorimant

Voici, dans ce larcin, qui le fait succomber.

En ce dessein commun de servir Hippolyte,

Il faut voir seul à seul qui des deux la mérite :

Son sang me répondra de son manque de foi,

Et me fera raison et pour vous et pour moi.

Notre vieille union ne fait qu’aigrir mon âme,

Et mon amitié meurt voyant naître sa flamme. 

Célidée

Vouloir quelque mesure entre un perfide et vous,

Est-ce faire justice à ce juste courroux ?

Pouvez-vous présumer, après sa tromperie,

Qu’il ait dans les combats moins de supercherie ?

Certes pour le punir c’est trop vous négliger,

Et chercher à vous perdre au lieu de vous venger. 

Dorimant

Pourriez-vous approuver que je prisse avantage

Pour immoler ce traître à mon peu de courage ?

J’achèterais trop cher la mort du suborneur,

Si pour avoir sa vie il m’en coûtait l’honneur,

Et montrerais une âme, et trop basse et trop noire,

De ménager mon sang aux dépens de ma gloire. 

Célidée

Sans les voir l’un ni l’autre en péril exposés,

Il est pour vous venger des moyens plus aisés.

Pour peu que vous fussiez de mon intelligence,

Vous auriez bientôt pris une juste vengeance ;

Et vous pourriez sans bruit ôter à l’inconstant… 

Dorimant

Quoi ? ce qu’il m’a volé ? 

Célidée

Non, mais du moins autant. 

Dorimant

La faiblesse du sexe en ce point vous conseille ;

Il se croit trop vengé, quand il rend la pareille :

Mais suivre le chemin que vous voulez tenir,

C’est imiter son crime au lieu de le punir ;

Au lieu de lui ravir une belle maîtresse,

C’est prendre, à son refus, une beauté qu’il laisse.

(Lysandre vient avec Aronte, qui lui fait voir Dorimant avec Célidée.)

C’est lui faire plaisir, au lieu de l’affliger,

C’est souffrir un affront, et non pas se venger.

J’en perds ici le temps. Adieu : je me retire ;

Mais, avant qu’il soit peu, si vous entendez dire

Qu’un coup fatal et juste ait puni l’imposteur,

Vous pourrez aisément en deviner l’auteur. 

Célidée

De grâce, encore un mot. Hélas ! il m’abandonne

Aux cuisants déplaisirs que ma douleur me donne.

Rentre, pauvre abusée, et dedans tes malheurs,

Si tu ne les retiens, cache du moins tes pleurs !

Scène IV

Lysandre, Aronte

Aronte

Eh bien, qu’en dites-vous ? et que vous semble d’elle ? 

Lysandre

Hélas ! pour mon malheur, tu n’es que trop fidèle,

N’exerce plus tes soins à me faire endurer ;

Ma plus douce fortune est de tout ignorer :

Je serais trop heureux sans le rapport d’Aronte. 

Aronte

Encor pour Dorimant, il en a quelque honte ;

Vous voyant, il a fui. 

Lysandre

Mais mon ingrate alors,

Pour empêcher sa fuite a fait tous ses efforts,

Aronte, et tu prenais ses dédains pour des feintes !

Tu croyais que son cœur n’eût point d’autres atteintes,

Que son esprit entier se conservait à moi,

Et parmi ses rigueurs n’oubliait point sa foi. 

Aronte

À vous dire le vrai, j’en suis trompé moi-même.

Après deux ans passés dans un amour extrême,

Que sans occasion elle vînt à changer !

Je me fusse tenu coupable d’y songer ;

Mais puisque sans raison la volage vous change,

Faites qu’avec raison un changement vous venge.

Pour punir comme il faut son infidélité,

Vous n’avez qu’à tourner la feinte en vérité. 

Lysandre

Misérable ! est-ce ainsi qu’il faut qu’on me soulage ?

Ai-je trop peu souffert sous cette humeur volage ?

Et veux-tu désormais que par un second choix

Je m’engage à souffrir encore une autre fois ?

Qui t’a dit qu’Hippolyte à cette amour nouvelle

Se rendrait plus sensible, ou serait plus fidèle ? 

Aronte

Vous en devez, monsieur, présumer beaucoup mieux. 

Lysandre

Conseiller importun, ôte-toi de mes yeux. 

Aronte

Son âme… 

Lysandre

Ôte-toi, dis-je ; et dérobe ta tête

Aux violents effets que ma colère apprête :

Ma bouillante fureur ne cherche qu’un objet ;

Va, tu l’attirerais sur un sang trop abjet.

Scène V

Lysandre

Il faut à mon courroux de plus nobles victimes ;

Il faut qu’un même coup me venge de deux crimes ;

Qu’après les trahisons de ce couple indiscret,

L’un meure de ma main, et l’autre de regret.

Oui, la mort de l’amant punira la maîtresse ;

Et mes plaisirs alors naîtront de sa tristesse.

Mon cœur, à qui mes yeux apprendront ses tourments,

Permettra le retour à mes contentements ;

Ce visage si beau, si bien pourvu de charmes,

N’en aura plus pour moi, s’il n’est couvert de larmes.

Ses douleurs seulement ont droit de me guérir ;

Pour me résoudre à vivre il faut la voir mourir.

Frénétiques transports, avec quelle insolence

Portez-vous mon esprit à tant de violence ?

Allez, vous avez pris trop d’empire sur moi ;

Dois-je être sans raison, parce qu’ils sont sans foi ?

Dorimant, Célidée, ami, chère maîtresse,

Suivrais-je contre vous la fureur qui me presse ?

Quoi ? vous ayant aimés, pourrais-je vous haïr ?

Mais vous pourrais-je aimer, quand vous m’osez trahir ?

Qu’un rigoureux combat déchire mon courage !

Ma jalousie augmente, et redouble ma rage ;

Mais quelques fiers projets qu’elle jette en mon cœur,

L’amour… Ah ! ce mot seul me range à la douceur.

Celle que nous aimons jamais ne nous offense ;

Un mouvement secret prend toujours sa défense :

L’amant souffre tout d’elle ; et dans son changement,

Quelque irrité qu’il soit, il est toujours amant.

Toutefois, si l’amour contre elle m’intimide,

Revenez, mes fureurs, pour punir le perfide ;

Arrachez-lui mon bien ; une telle beauté

N’est pas le juste prix d’une déloyauté.

Souffrirais-je, à mes yeux, que par ses artifices

Il recueillît les fruits dus à mes longs services ?

S’il vous faut épargner le sujet de mes feux,

Que ce traître du moins réponde pour tous deux.

Vous me devez son sang pour expier son crime :

Contre sa lâcheté tout vous est légitime ;

Et quelques châtiments… Mais, dieux ! que vois-je ici ?

Scène VI

Hippolyte, Lysandre 

Hippolyte

Vous avez dans l’esprit quelque pesant souci ;

Ce visage enflammé, ces yeux pleins de colère,

En font voir au-dehors une marque trop claire.

Je prends assez de part en tous vos intérêts

Pour vouloir en aveugle y mêler mes regrets.

Mais si vous me disiez ce qui cause vos peines… 

Lysandre

Ah ! ne m’imposez point de si cruelles gênes ;

C’est irriter mes maux que de me secourir ;

La mort, la seule mort a droit de me guérir. 

Hippolyte

Si vous vous obstinez à m’en taire la cause,

Tout mon pouvoir sur vous n’est que fort peu de chose. 

Lysandre

Vous l’avez souverain, hormis en ce seul point. 

Hippolyte

Laissez-le-moi partout, ou ne m’en laissez point.

C’est n’aimer qu’à demi qu’aimer avec réserve ;

Et ce n’est pas ainsi que je veux qu’on me serve.

Il faut m’apprendre tout, et lorsque je vous voi,

Être de belle humeur, ou n’être plus à moi. 

Lysandre

Ne perdez point d’efforts à vaincre mon silence :

Vous useriez sur moi de trop de violence.

Adieu : je vous ennuie, et les grands déplaisirs

Veulent en liberté s’exhaler en soupirs.

Scène VII

Hippolyte

C’est donc là tout l’état que tu fais d’Hippolyte ?

Après des vœux offerts, c’est ainsi qu’on me quitte ?

Qu’Aronte jugeait bien que ses feintes amours,

Avant qu’il fût longtemps, interrompraient leur cours !

Dans ce peu de succès des ruses de Florice,

J’ai manqué de bonheur, mais non pas de malice ;

Et si j’en puis jamais trouver l’occasion,

J’y mettrai bien encor de la division.

Si notre pauvre amant est plein de jalousie,

Ma rivale, qui sort, n’en est pas moins saisie.

Scène VIII

Hippolyte, Célidée

Célidée

N’ai-je pas tantôt vu mon perfide avec vous ?

Il a bientôt quitté des entretiens si doux. 

Hippolyte

Qu’y ferait-il, ma sœur ? Ta fidèle Hippolyte

Traite cet inconstant ainsi qu’il le mérite.

Il a beau m’en conter de toutes les façons,

Je le renvoie ailleurs pratiquer ses leçons. 

Célidée

Le parjure à présent est fort sur ta louange ? 

Hippolyte

Il ne tient pas à lui que je ne sois un ange ;

Et quand il vient ensuite à parler de ses feux,

Aucune passion jamais n’approcha d’eux.

Par tous ces vains discours il croit fort qu’il m’oblige,

Mais non la moitié tant qu’alors qu’il te néglige :

C’est par là qu’il me pense acquérir puissamment ;

Et moi, qui t’ai toujours chérie uniquement,

Je te laisse à juger alors si je l’endure. 

Célidée

C’est trop prendre, ma sœur, de part en mon injure ;

Laisse-le mépriser celle dont les mépris

Sont cause maintenant que d’autres yeux l’ont pris.

Si Lysandre te plaît, possède le volage,

Mais ne me traite point avec désavantage ;

Et si tu te résous d’accepter mon amant,

Relâche-moi du moins le cœur de Dorimant. 

Hippolyte

Pourvu que leur pouvoir se range sous le nôtre,

Je te donne le choix et de l’un et de l’autre ;

Ou, si l’un ne suffit à ton jeune désir,

Défais-moi de tous deux, tu me feras plaisir.

J’estimai fort Lysandre avant que le connaître ;

Mais depuis cet amour que mes yeux ont fait naître,

Je te répute heureuse après l’avoir perdu.

Que son humeur est vaine ! et qu’il fait l’entendu !

Que son discours est fade avec ses flatteries !

Qu’on est importuné de ses afféteries !

Vraiment, si tout le monde était fait comme lui,

Je crois qu’avant deux jours je sécherais d’ennui. 

Célidée

Qu’en cela du destin l’ordonnance fatale

A pris pour nos malheurs une route inégale !

L’un et l’autre me fuit, et je brûle pour eux,

L’un et l’autre t’adore, et tu les fuis tous deux. 

Hippolyte

Si nous changions de sort, que nous serions contentes ! 

Célidée

Outre, hélas ! que le ciel s’oppose à nos attentes,

Lysandre n’a plus rien à rengager ma foi. 

Hippolyte

Mais l’autre, tu voudrais…

Scène IX

Pleirante, Hippolyte, Célidée

Pleirante

Ne rompez pas pour moi ;

Craignez-vous qu’un ami sache de vos nouvelles ? 

Hippolyte

Nous causions de mouchoirs, de rabats, de dentelles,

De ménages de fille.

Pleirante

Et parmi ces discours,

Vous confériez ensemble un peu de vos amours :

Eh bien, ce serviteur, l’aura-t-on agréable ?

Hippolyte

Vous m’attaquez toujours par quelque trait semblable.

Des hommes comme vous ne sont que des conteurs.

Vraiment c’est bien à moi d’avoir des serviteurs ! 

Pleirante

Parlons, parlons français. Enfin, pour cette affaire,

Nous en remettrons-nous à l’avis d’une mère ? 

Hippolyte

J’obéirai toujours à son commandement.

Mais, de grâce, monsieur, parlez plus clairement :

Je ne puis deviner ce que vous voulez dire.

Pleirante

Un certain cavalier pour vos beaux yeux soupire… 

Hippolyte

Vous en voulez par là… 

Pleirante

Ce n’est point fiction

Que ce que je vous dis de son affection.

Votre mère sut hier à quel point il vous aime,

Et veut que ce soit vous qui vous donniez vous-même. 

Hippolyte

Et c’est ce que ma mère, afin de m’expliquer,

Ne m’a point fait l’honneur de me communiquer ;

Mais, pour l’amour de vous, je vais le savoir d’elle.

Scène X

Pleirante, Célidée

Pleirante

Ta compagne est du moins aussi fine que belle. 

Célidée

Elle a bien su, de vrai, se défaire de vous. 

Pleirante

Et fort habilement se parer de mes coups. 

Célidée

Peut-être innocemment, faute d’y rien comprendre. 

Pleirante

Mais faute, bien plutôt, d’y vouloir rien entendre.

Je suis des plus trompés si Dorimant lui plaît. 

Célidée

Y prenez-vous, monsieur, pour lui quelque intérêt ? 

Pleirante

Lysandre m’a prié d’en porter la parole. 

Célidée

Lysandre ! 

Pleirante

Oui, ton Lysandre. 

Célidée

Et lui-même cajole… 

Pleirante

Quoi ? que cajole-t-il ? 

Célidée

Hippolyte, à mes yeux. 

Pleirante

Folle, il n’aima jamais que toi dessous les cieux ;

Et nous sommes tout prêts de choisir la journée

Qui bientôt de vous deux termine l’hyménée.

Il se plaint toutefois un peu de ta froideur ;

Mais, pour l’amour de moi, montre-lui plus d’ardeur ;

Parle : ma volonté sera-t-elle obéie ? 

Célidée

Hélas ! qu’on vous abuse après m’avoir trahie !

Il vous fait, cet ingrat, parler pour Dorimant,

Tandis qu’au même objet il s’offre pour amant,

Et traverse par là tout ce qu’à sa prière

Votre vaine entremise avance vers la mère.

Cela, qu’est-ce, monsieur, que se jouer de vous ? 

Pleirante

Qu’il est peu de raison dans ces esprits jaloux !

Eh quoi ! pour un ami s’il rend une visite,

Faut-il s’imaginer qu’il cajole Hippolyte ? 

Célidée

Je sais ce que j’ai vu. 

Pleirante

Je sais ce qu’il m’a dit,

Et ne veux plus du tout souffrir de contredit.

Mon choix de votre hymen en sa faveur dispose. 

Célidée

Commandez-moi plutôt, monsieur, toute autre chose. 

Pleirante

Quelle bizarre humeur ! quelle inégalité

De rejeter un bien qu’on a tant souhaité !

La belle, voyez-vous ! qu’on perde ces caprices ;

Il faut pour m’éblouir de meilleurs artifices.

Quelque nouveau venu vous donne dans les yeux,

Quelque jeune étourdi qui vous flatte un peu mieux :

Et parce qu’il vous fait quelque feinte caresse,

Il faut que nous manquions, vous et moi, de promesse ?

Quittez, pour votre bien, ces fantasques refus. 

Célidée

Monsieur… 

Pleirante

Quittez-les, dis-je, et ne contestez plus…

Scène XI

Célidée

Fâcheux commandement d’un incrédule père !

Qu’il me fut doux jadis, et qu’il me désespère !

J’avais, auparavant qu’on m’eût manqué de foi,

Le devoir et l’amour tout d’un parti chez moi,

Et ma flamme, d’accord avecque sa puissance,

Unissait mes désirs à mon obéissance ;

Mais, hélas, que depuis cette infidélité

Je trouve d’injustice en son autorité !

Mon esprit s’en révolte, et ma flamme bannie

Fait qu’un pouvoir si saint m’est une tyrannie.

Dures extrémités où mon sort est réduit !

On donne mes faveurs à celui qui les fuit ;

Nous avons l’un pour l’autre une pareille haine,

Et l’on m’attache à lui d’une éternelle chaîne.

Mais s’il ne m’aimait plus, parlerait-il d’amour

À celui dont je tiens la lumière du jour ?

Mais s’il m’aimait encor, verrait-il Hippolyte ?

Mon cœur en même temps se retient et s’excite.

Je ne sais quoi me flatte, et je sens déjà bien

Que mon feu ne dépend que de croire le sien.

Tout beau, ma passion, c’est déjà trop paraître ;

Attends, attends du moins la sienne pour renaître.

À quelle folle erreur me laissé-je emporter !

Il fait tout à dessein de me persécuter.

L’ingrat cherche ma peine, et veut par sa malice

Que l’ordre qu’on me donne augmente mon supplice.

Rentrons, que son objet présenté par hasard

De mon cœur ébranlé ne reprenne une part :

C’est bien assez qu’un père à souffrir me destine,

Sans que mes yeux encore aident à ma ruine.

Scène XII

 La Lingère, le Mercier

La Lingère, (après qu’ils se sont entre-poussé une boîte qui est entre leurs boutiques).

J’enverrai tout à bas, puis après on verra.

Ardez, vraiment c’est-mon, on vous l’endurera !

Vous êtes un bel homme, et je dois fort vous craindre !

Le Mercier

Tout est sur mon tapis, qu’avez-vous à vous plaindre ?

La Lingère

Aussi votre tapis est tout sur mon battant ;

Je ne m’étonne plus de quoi je gagne tant.

Le Mercier

Là, là, criez bien haut, faites bien l’étourdie,

Et puis on vous jouera dedans la comédie. 

La Lingère

Je voudrais l’avoir vu que quelqu’un s’y fût mis !

Pour en avoir raisons nous manquerions d’amis ?

On joue ainsi le monde ? 

Le Mercier

Après tout ce langage,

Ne me repoussez pas mes boîtes davantage.

Votre caquet m’enlève à tous coups mes chalands ;

Vous vendez dix rabats contre moi deux galands.

Pour conserver la paix, depuis six mois j’endure

Sans vous en dire mot, sans le moindre murmure ;

Et vous me harcelez et sans cause et sans fin.

Qu’une femme hargneuse est un mauvais voisin !

Nous n’apaiserons point cette humeur qui vous pique

Que par un entre-deux mis à votre boutique ;

Alors, n’ayant plus rien ensemble à démêler,

Vous n’aurez plus aussi sur quoi me quereller. 

La Lingère

Justement.

Scène XIII

La Lingère, Florice, le Mercier, le Libraire, Cléante 

La Lingère

De tout loin je vous ai reconnue. 

Florice

Vous vous doutez donc bien pourquoi je suis venue ?

Les avez-vous reçus, ces points-coupés nouveaux ?

La Lingère

Ils viennent d’arriver.

Florice

Voyons donc les plus beaux.

Le Mercier, à Cléante qui passe.

Ne vous vendrai-je rien, monsieur ? des bas de soie,

Des gants en broderie, ou quelque petite oie ?

Cléante, au libraire.

Ces livres que mon maître avait fait mettre à part,

Les avez-vous encor ?

Le Libraire, empaquetant ses livres.

Ah ! que vous venez tard !

Encore un peu, ma foi, je m’en allais les vendre.

Trois jours sans revenir ! je m’ennuyais d’attendre.

Cléante

Je l’avais oublié. Le prix ?

Le Libraire

Chacun le sait ;

Autant de quarts d’écu, c’est un marché tout fait.

La Lingère, à Florice.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Florice

J’en suis toute ravie,

Et n’ai rien encor vu de pareil en ma vie.

Vous aurez notre argent, si l’on croit mon rapport.

Que celui-ci me semble et délicat et fort !

Que cet autre me plaît ! que j’en aime l’ouvrage !

Montrez-m’en cependant quelqu’un à mon usage.

La Lingère

Voici de quoi vous faire un assez beau collet.

Florice

Je pense, en vérité, qu’il ne serait pas laid ;

Que me coûtera-t-il ?

La Lingère

Allez, faites-moi vendre,

Et pour l’amour de vous, je n’en voudrai rien prendre,

Mais avisez alors à me récompenser. 

Florice

L’offre n’est pas mauvaise, et vaut bien y penser.

Vous me verrez demain avecque ma maîtresse.

Scène XIV

Florice, Aronte, le Mercier, la Lingère

Florice

Aronte, eh bien ! quels fruits produira notre adresse ?

Aronte

De fort mauvais pour moi. Mon maître, au désespoir,

Fuit les yeux d’Hippolyte, et ne veut plus me voir. 

Florice

Nous sommes donc ainsi bien loin de notre conte ?

Aronte

Oui, mais tout le malheur en tombe sur Aronte.

Florice

Ne te débauche point, je veux faire ta paix.

Aronte

Son courroux est trop grand pour s’apaiser jamais.

Florice

S’il vient encor chez nous, ou chez sa Célidée,

Je te rends aussitôt l’affaire accommodée.

Aronte

Si tu fais ce coup-là, que ton pouvoir est grand !

Viens, je te veux donner tout à l’heure un galand.

Le Mercier

Voyez, monsieur ; j’en ai des plus beaux de la terre :

En voilà de Paris, d’Avignon, d’Angleterre.

Aronte, après avoir regardé une boîte de galands.

Tous vos rubans n’ont point d’assez vives couleurs.

Allons, Florice, allons, il en faut voir ailleurs.

La Lingère

Ainsi, faute d’avoir de bonne marchandise,

Des hommes comme vous perdent leur chalandise. 

Le Mercier

Vous ne la perdez pas, vous, mais Dieu sait comment ;

Du moins, si je vends peu, je vends loyalement,

Et je n’attire point avec une promesse

De suivante qui m’aide à tromper sa maîtresse. 

La Lingère

Quand il faut dire tout, on s’entre-connaît bien ;

Chacun sait son métier, et… Mais je ne dis rien. 

Le Mercier

Vous ferez un grand coup si vous pouvez vous taire. 

La Lingère

Je ne réplique point à des gens en colère.

Acte V

Scène première

Lysandre

Indiscrète vengeance, imprudentes chaleurs,

Dont l’impuissance ajoute un comble à mes malheurs,

Ne me conseillez plus la mort de ce faussaire.

J’aime encor Célidée, et n’ose lui déplaire :

Priver de la clarté ce qu’elle aime le mieux,

Ce n’est pas le moyen d’agréer à ses yeux.

L’amour, en la perdant, me retient en balance ;

Il produit ma fureur et rompt sa violence,

Et me laissant trahi, confus et méprisé,

Ne veut que triompher de mon cœur divisé.

Amour, cruel auteur de ma longue misère,

Ou permets à la fin d’agir à ma colère,

Ou, sans m’embarrasser d’inutiles transports,

Auprès de ce bel œil fais tes derniers efforts ;

Viens, accompagne-moi chez ma belle inhumaine,

Et comme de mon cœur, triomphe de sa haine !

Contre toi ma vengeance a mis les armes bas,

Contre ses cruautés rends les mêmes combats ;

Exerce ta puissance à fléchir la farouche ;

Montre-toi dans mes yeux, et parle par ma bouche :

Si tu te sens trop faible, appelle à ton secours

Le souvenir de mille et de mille heureux jours

Où ses désirs, d’accord avec mon espérance,

Ne laissaient à nos vœux aucune différence.

Je pense avoir encor ce qui la sut charmer,

Les mêmes qualités qu’elle voulut aimer.

Peut-être mes douleurs ont changé mon visage ;

Mais, en revanche aussi, je l’aime davantage.

Mon respect s’est accru pour un objet si cher ;

Je ne me venge point, de peur de la fâcher.

Un infidèle ami tient son âme captive,

Je le sais, je le vois et je souffre qu’il vive.

Je tarde trop ; allons, ou vaincre ses refus,

Ou me venger sur moi de ne lui plaire plus,

Et tirons de son cœur, malgré sa flamme éteinte,

La pitié par ma mort, ou l’amour par ma plainte :

Ses rigueurs par ce fer me perceront le sein.

Scène II

Dorimant, Lysandre

Dorimant

Eh quoi ! pour m’avoir vu, vous changez de dessein ?

Ne craignez point pour moi d’entrer chez Hippolyte ;

Vous ne m’apprendrez rien en lui faisant visite ;

Mes yeux, mes propres yeux n’ont que trop découvert

Comme un ami si rare auprès d’elle me sert.

Lysandre

Parlez plus franchement : ma rencontre importune

Auprès d’un autre objet trouble votre fortune ;

Et vous montrez assez, par ces faibles détours,

Qu’un témoin comme moi déplaît à vos amours ;

Vous voulez seul à seul cajoler Célidée ;

La querelle entre nous sera bientôt vidée :

Ma mort vous donnera chez elle un libre accès.

Ou ma juste vengeance un funeste succès.

Dorimant

Qu’est-ce-ci, déloyal ? quelle fourbe est la vôtre ?

Vous m’en disputez une, afin d’acquérir l’autre !

Après ce que chacun a vu de votre feu,

C’est une lâcheté d’en faire un désaveu.

Lysandre

Je ne me connais point à combattre d’injures.

Dorimant

Aussi veux-je punir autrement tes parjures :

Le ciel, le juste ciel, ennemi des ingrats,

Qui pour ton châtiment a destiné mon bras,

T’apprendra qu’à moi seul Hippolyte est gardée.

Lysandre

Garde ton Hippolyte.

Dorimant

Et toi, ta Célidée.

Lysandre

Voilà faire le fin, de crainte d’un combat.

Dorimant

Tu m’imputes la crainte, et ton cœur s’en abat !

Lysandre

Laissons à part les noms ; disputons la maîtresse,

Et pour qui que ce soit, montre ici ton adresse.

Dorimant

C’est comme je l’entends.

Scène III

Célidée, Lysandre, Dorimant

Célidée

Ô dieux ! ils sont aux coups !

(À Lysandre.)

Ah ! perfide ! sur moi détourne ton courroux ;

La mort de Dorimant me serait trop funeste.

Dorimant

Lysandre, une autre fois nous viderons le reste.

Célidée, à Dorimant.

Arrête, cher ingrat ! 

Lysandre

Tu recules, voleur !

Dorimant

Je fuis cette importune, et non pas ta valeur.

Scène IV

Lysandre, Célidée

Lysandre

Ne suivez pas du moins ce perfide à ma vue :

Avez-vous résolu que sa fuite me tue,

Et qu’ayant su braver son plus vaillant effort,

Par sa retraite infâme il me donne la mort ?

Pour en frapper le coup, vous n’avez qu’à le suivre.

Célidée

Je tiens des gens sans foi si peu dignes de vivre,

Qu’on ne verra jamais que je recule un pas

De crainte de causer un si juste trépas. 

Lysandre

Eh bien, voyez-le donc ; ma lame toute prête

N’attendait que vos yeux pour immoler ma tête.

Vous lirez dans mon sang, à vos pieds répandu,

Ce que valait l’amant que vous aurez perdu ;

Et sans vous reprocher un si cruel outrage,

Ma main de vos rigueurs achèvera l’ouvrage.

Trop heureux mille fois si je plais en mourant

À celle à qui j’ai pu déplaire en l’adorant,

Et si ma prompte mort, secondant son envie,

L’assure du pouvoir qu’elle avait sur ma vie !

Célidée

Moi, du pouvoir sur vous ! vos yeux se sont mépris ;

Et quelque illusion qui trouble vos esprits

Vous fait imaginer d’être auprès d’Hippolyte.

Allez, volage, allez où l’amour vous invite ;

Dans ses doux entretiens recherchez vos plaisirs,

Et ne m’empêchez plus de suivre mes désirs.

Lysandre

Ce n’est pas sans raison que ma feinte passée

A jeté cette erreur dedans votre pensée.

Il est vrai, devant vous forçant mes sentiments,

J’ai présenté des vœux, j’ai fait des compliments ;

Mais c’étaient compliments qui partaient d’une souche ;

Mon cœur, que vous teniez, désavouait ma bouche.

Pleirante, qui rompit ces ennuyeux discours,

Sait bien que mon amour n’en changea point de cours ;

Contre votre froideur une modeste plainte

Fut tout notre entretien au sortir de la feinte ;

Et je le priai lors… 

Célidée

D’user de son pouvoir ?

Ce n’était pas par là qu’il me fallait avoir.

Les mauvais traitements ne font qu’aigrir les âmes.

Lysandre

Confus, désespéré du mépris de mes flammes,

Sans conseil, sans raison, pareil aux matelots

Qu’un naufrage abandonne à la merci des flots,

Je me suis pris à tout, ne sachant où me prendre.

Ma douleur par mes cris d’abord s’est fait entendre ;

J’ai cru que vous seriez d’un naturel plus doux,

Pourvu que votre esprit devînt un peu jaloux ;

J’ai fait agir pour moi l’autorité d’un père,

J’ai fait venir aux mains celui qu’on me préfère ;

Et puisque ces efforts n’ont réussi qu’en vain,

J’aurai de vous ma grâce, ou la mort de ma main.

Choisissez, l’une ou l’autre achèvera mes peines ;

Mon sang brûle déjà de sortir de mes veines :

Il faut, pour l’arrêter, me rendre votre amour ;

Je n’ai plus rien sans lui qui me retienne au jour. 

Célidée

Volage, fallait-il, pour un peu de rudesse,

Vous porter si soudain à changer de maîtresse ?

Que je vous croyais bien d’un jugement plus meur !

Ne pouviez-vous souffrir de ma mauvaise humeur ?

Ne pouviez-vous juger que c’était une feinte

À dessein d’éprouver quelle était votre atteinte ?

Les dieux m’en soient témoins, et ce nouveau sujet

Que vos feux inconstants ont choisi pour objet,

Si jamais j’eus pour vous de dédain véritable,

Avant que votre amour parût si peu durable !

Qu’Hippolyte vous die avec quels sentiments

Je lui fus raconter vos premiers mouvements,

Avec quelles douceurs je m’étais préparée

À redonner la joie à votre âme éplorée !

Dieux ! que je fus surprise, et mes sens éperdus,

Quand je vis vos devoirs à sa beauté rendus !

Votre légèreté fut soudain imitée :

Non pas que Dorimant m’en eût sollicitée ;

Au contraire, il me fuit, et l’ingrat ne veut pas

Que sa franchise cède au peu que j’ai d’appas ;

Mais, hélas ! plus il fuit, plus son portrait s’efface.

Je vous sens, malgré moi, reprendre votre place.

L’aveu de votre erreur désarme mon courroux ;

Ne redoutez plus rien, l’amour combat pour vous.

Si nous avons failli de feindre l’un et l’autre,

Pardonnez à ma feinte, et j’oublierai la vôtre.

Moi-même je l’avoue à ma confusion,

Mon imprudence a fait notre division.

Tu ne méritais pas de si rudes alarmes :

Accepte un repentir accompagné de larmes ;

Et souffre que le tien nous fasse tour à tour

Par ce petit divorce augmenter notre amour.

Lysandre

Que vous me surprenez ! Ô ciel ! est-il possible

Que je vous trouve encore à mes désirs sensible ?

Que j’aime ces dédains qui finissent ainsi ! 

Célidée

Et pour l’amour de toi, que je les aime aussi ! 

Lysandre

Que ce soit toutefois sans qu’il vous prenne envie

De les plus essayer au péril de ma vie. 

Célidée

J’aime trop désormais ton repos et le mien ;

Tous mes soins n’iront plus qu’à notre commun bien.

Voudrais-je, après ma faute, une plus douce amende

Que l’effet d’un hymen qu’un père me commande ?

Je t’accusais en vain d’une infidélité :

Il agissait pour toi de pleine autorité,

Me traitait de parjure et de fille rebelle ;

Mais allons lui porter cette heureuse nouvelle ;

Ce que pour mes froideurs il témoigne d’horreur

Mérite bien qu’en hâte on le tire d’erreur. 

Lysandre

Vous craignez qu’à vos yeux cette belle Hippolyte

N’ait encor de ma bouche un hommage hypocrite ? 

Célidée

Non, je fuis Dorimant qu’ensemble j’aperçoi ;

Je ne veux plus le voir, puisque je suis à toi.

Scène V

Dorimant, Hippolyte 

Dorimant

Autant que mon esprit adore vos mérites,

Autant veux-je de mal à vos longues visites. 

Hippolyte

Que vous ont-elles fait pour vous mettre en courroux ? 

Dorimant

Elles m’ôtent le bien de vous trouver chez vous.

J’y fais à tous moments une course inutile ;

J’apprends cent fois le jour que vous êtes en ville ;

En voici presque trois que je n’ai pu vous voir,

Pour rendre à vos beautés ce que je sais devoir ;

Et n’était qu’aujourd’hui cette heureuse rencontre,

Sur le point de rentrer, par hasard me les montre,

Je crois que ce jour même aurait encor passé

Sans moyen de m’en plaindre aux yeux qui m’ont blessé. 

Hippolyte

Ma libre et gaie humeur hait le ton de plainte ;

Je n’en puis écouter qu’avec de la contrainte.

Si vous prenez plaisir dedans mon entretien,

Pour le faire durer ne vous plaignez de rien. 

Dorimant

Vous me pouvez ôter tout sujet de me plaindre. 

Hippolyte

Et vous pouvez aussi vous empêcher d’en feindre. 

Dorimant

Est-ce en feindre un sujet qu’accuser vos rigueurs ? 

Hippolyte

Pour vous en plaindre à faux, vous feignez des langueurs. 

Dorimant

Verrais-je sans languir ma flamme qu’on néglige ? 

Hippolyte

Éteignez cette flamme où rien ne vous oblige. 

Dorimant

Vos charmes trop puissants me forcent à ces feux. 

Hippolyte

Oui, mais rien ne vous force à vous approcher d’eux. 

Dorimant

Ma présence vous fâche et vous est odieuse. 

Hippolyte

Non ; mais tout ce discours la peut rendre ennuyeuse. 

Dorimant

Je vois bien ce que c’est ; je lis dans votre cœur :

Il a reçu les traits d’un plus heureux vainqueur ;

Un autre, regardé d’un œil plus favorable,

À mes submissions vous fait inexorable ;

C’est pour lui seulement que vous voulez brûler. 

Hippolyte

Il est vrai ; je ne puis vous le dissimuler :

Il faut que je vous traite avec toute franchise.

Alors que je vous pris, un autre m’avait prise,

Un autre captivait mes inclinations.

Vous devez présumer de vos perfections

Que si vous attaquiez un cœur qui fût à prendre,

Il serait malaisé qu’il s’en pût bien défendre.

Vous auriez eu le mien, s’il n’eût été donné ;

Mais puisque les destins ainsi l’ont ordonné,

Tant que ma passion aura quelque espérance,

N’attendez rien de moi que de l’indifférence. 

Dorimant

Vous ne m’apprenez point le nom de cet amant :

Sans doute que Lysandre est cet objet charmant

Dont les discours flatteurs vous ont préoccupée. 

Hippolyte

Cela ne se dit point à des hommes d’épée :

Vous exposer aux coups d’un duel hasardeux,

Ce serait le moyen de vous perdre tous deux.

Je vous veux, si je puis, conserver l’un et l’autre ;

Je chéris sa personne, et hais si peu la vôtre,

Qu’ayant perdu l’espoir de le voir mon époux,

Si ma mère y consent, Hippolyte est à vous.

Mais aussi jusque-là plaignez votre infortune.

Dorimant

Permettez pour ce nom que je vous importune ;

Ne me refusez plus de me le déclarer :

Que je sache en quel temps j’aurai droit d’espérer,

Un mot me suffira pour me tirer de peine ;

Et lors j’étoufferai si bien toute ma haine,

Que vous me trouverez vous-même trop remis.

Scène VI

Pleirante, Lysandre, Célidée, Dorimant, Hippolyte

Pleirante

Souffrez, mon cavalier, que je vous rende amis.

Vous ne lui voulez pas quereller Célidée ? 

Dorimant

L’affaire, à cela près, peut être décidée.

Voici le seul objet de nos affections,

Et l’unique motif de nos dissensions. 

Lysandre

Dissipe, cher ami, cette jalouse atteinte ;

C’est l’objet de tes feux, et celui de ma feinte.

Mon cœur fut toujours ferme, et moi je me dédis

Des vœux que de ma bouche elle reçut jadis.

Piqué d’un faux dédain, j’avais pris fantaisie

De mettre Célidée en quelque jalousie ;

Mais, au lieu d’un esprit, j’en ai fait deux jaloux. 

Pleirante

Vous pouvez désormais achever entre vous :

Je vais dans ce logis dire un mot à madame.

Scène VII

Dorimant, Lysandre, Célidée, Hippolyte 

Dorimant

Ainsi, loin de m’aider, tu traversais ma flamme ! 

Lysandre

Les efforts que Pleirante à ma prière a faits

T’auraient acquis déjà le but de tes souhaits ;

Mais tu dois accuser les glaces d’Hippolyte,

Si ton bonheur n’est pas égal à ton mérite. 

Hippolyte

Qu’aurai-je cependant pour satisfaction

D’avoir servi d’objet à votre fiction ?

Dans votre différend je suis la plus blessée,

Et me trouve, à l’accord, entièrement laissée. 

Célidée

N’y songe plus, de grâce, et pour l’amour de moi,

Trouve bon qu’il ait feint de vivre sous ta loi.

Veux-tu le quereller lorsque je lui pardonne ?

Le droit de l’amitié tout autrement ordonne.

Tout prêts d’être assemblés d’un lien conjugal,

Tu ne peux le haïr sans me vouloir du mal.

J’ai feint par ton conseil ; lui, par celui d’un autre ;

Et bien qu’amour jamais ne fût égal au nôtre,

Je m’étonne comment cette confusion

Laisse finir si tôt notre division. 

Hippolyte

De sorte qu’à présent le ciel y remédie ? 

Célidée

Tu vois ; mais après tout, s’il faut que je le die,

Ton conseil est fort bon, mais un peu dangereux. 

Hippolyte

Excuse, chère amie, un esprit amoureux.

Lysandre me plaisait, et tout mon artifice

N’allait qu’à détourner son cœur de ton service.

J’ai fait ce que j’ai pu pour brouiller vos esprits ;

J’ai, pour me l’attirer, pratiqué tes mépris ;

Mais puisqu’ainsi le ciel rejoint votre hyménée… 

Dorimant

Votre rigueur vers moi doit être terminée.

Sans chercher de raisons pour vous persuader,

Votre amour hors d’espoir fait qu’il me faut céder ;

Vous savez trop à quoi la parole vous lie. 

Hippolyte

À vous dire le vrai, j’ai fait une folie :

Je les croyais encor loin de se réunir,

Et moi, par conséquent, loin de vous la tenir. 

Dorimant

Auriez-vous pour la rompre une âme assez légère ? 

Hippolyte

Puisque je l’ai promis, vous pouvez voir ma mère. 

Lysandre

Si tu juges Pleirante à cela suffisant,

Je crois qu’eux deux ensemble en parlent à présent. 

Dorimant

Après cette faveur qu’on me vient de promettre,

Je crois que mes devoirs ne se peuvent remettre :

J’espère tout de lui ; mais, pour un bien si doux

Je ne saurais… 

Lysandre

Arrête ; ils s’avancent vers nous.

Scène VIII

Pleirante, Chrysante, Lysandre, Dorimant, Célidée, Hippolyte, Florice

Dorimant, à Chrysante.

Madame, un pauvre amant, captif de cette belle,

Implore le pouvoir que vous avez sur elle ;

Tenant ses volontés, vous gouvernez mon sort.

J’attends de votre bouche ou la vie ou la mort.

Chrysante, à Dorimant.

Un homme tel que vous, et de votre naissance,

Ne peut avoir besoin d’implorer ma puissance.

Si vous avez gagné ses inclinations,

Soyez sûr du succès de vos affections ;

Mais je ne suis pas femme à forcer son courage ;

Je sais ce que la force est en un mariage.

Il me souvient encor de tous mes déplaisirs

Lorsqu’un premier hymen contraignit mes désirs ;

Et, sage à mes dépens, je veux bien qu’Hippolyte

Prenne ou laisse, à son choix, un homme de mérite.

Ainsi présumez tout de mon consentement,

Mais ne prétendez rien de mon commandement.

Dorimant, à Hippolyte.

Après un tel aveu serez-vous inhumaine ?

Hippolyte, à Chrysante.

Madame, un mot de vous me mettrait hors de peine.

Ce que vous remettez à mon choix d’accorder,

Vous feriez beaucoup mieux de me le commander.

Pleirante, à Chrysante.

Elle vous montre assez où son désir se porte.

Chrysante

Puisqu’elle s’y résout, le reste ne m’importe.

Dorimant

Ce favorable mot me rend le plus heureux

De tout ce que jamais on a vu d’amoureux.

Lysandre

J’en sens croître la joie au milieu de mon âme,

Comme si de nouveau l’on acceptait ma flamme.

Hippolyte, à Lysandre.

Ferez-vous donc enfin quelque chose pour moi ?

Lysandre

Tout, hormis ce seul point, de lui manquer de foi.

Hippolyte

Pardonnez donc à ceux qui, gagnés par Florice,

Lorsque je vous aimais, m’ont fait quelque service.

Lysandre

Je vous entends assez ; soit. Aronte impuni

Pour ses mauvais conseils ne sera point banni ;

Tu le souffriras bien, puisqu’elle m’en supplie.

Célidée

Il n’est rien que pour elle et pour toi je n’oublie.

Pleirante

Attendant que demain ces deux couples d’amants

Soient mis au plus haut point de leurs contentements,

Allons chez moi, madame, achever la journée.

Chrysante

Mon cœur est tout ravi de ce double hyménée.

Florice

Mais afin que la joie en soit égale à tous,

Faites encor celui de monsieur et de vous.

Chrysante

Outre l’âge en tous deux un peu trop refroidie,

Cela sentirait trop sa fin de comédie.

L'ILLUSION COMIQUE

ACTE I
 

SCENE PREMIERE.

DORANTE.
Ce mage, qui d'un mot renverse la nature,
N'a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu'il entretient sur cet affreux séjour,
N'ouvrant son voile épais qu'aux rayons d'un faux jour,
De leur éclat douteux n'admet en ces lieux sombres
Que ce qu'en peut souffrir le commerce des ombres.
N'avancez pas : son art au pied de ce rocher
A mis de quoi punir qui s'en ose approcher ;
Et cette large bouche est un mur invisible,
Où l'air en sa faveur devient inaccessible,
Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
Sur un peu de poussière étalent mille morts.
Jaloux de son repos plus que de sa défense,
Il perd qui l'importune, ainsi que qui l'offense ;
Malgré l'empressement d'un curieux désir,
Il faut, pour lui parler, attendre son loisir :
Chaque jour il se montre, et nous touchons à l'heure
Où pour se divertir il sort de sa demeure.  

PRIDAMANT.
J'en attends peu de chose, et brûle de le voir.
J'ai de l'impatience, et je manque d'espoir.
Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
Qu'ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
A caché pour jamais sa présence à mes yeux.
Sous ombre qu'il prenait un peu trop de licence,
Contre ses libertés je roidis ma puissance ;
Je croyais le dompter à force de punir,
Et ma sévérité ne fit que le bannir.
Mon âme vit l'erreur dont elle était séduite :
Je l'outrageais présent, et je pleurai sa fuite ;
Et l'amour paternel me fit bientôt sentir
Il l'a fallu chercher : j'ai vu dans mon voyage
Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage :
Toujours le même soin travaille mes esprits ;
Et ces longues erreurs ne m'en ont rien appris.
Enfin, au désespoir de perdre tant de peine,
Et n'attendant plus rien de la prudence humaine,
Pour trouver quelque borne à tant de maux soufferts,
J'ai déjà sur ce point consulté les enfers.
J'ai vu les plus fameux en la haute science
Dont vous dites qu'Alcandre a tant d'expérience :
On m'en faisait l'état que vous faites de lui,
Et pas un d'eux n'a pu soulager mon ennui.
L'enfer devient muet quand il me faut répondre,
Ou ne me répond rien qu'afin de me confondre.  

DORANTE.
Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ;
Ce qu'il sait en son art n'est connu de pas un.
Je ne vous dirai point qu'il commande au tonnerre,
Qu'il fait enfler les mers, qu'il fait trembler la terre ;
Que de l'air, qu'il mutine en mille tourbillons,
Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
Que de ses mots savants les forces inconnues
Transportent les rochers, font descendre les nues,
Et briller dans la nuit l'éclat de deux soleils ;
Vous n'avez pas besoin de miracles pareils :
Il suffira pour vous qu'il lit dans les pensées,
Qu'il connaît l'avenir et les choses passées ;
Rien n'est secret pour lui dans tout cet univers,
Et pour lui nos destins sont des livres ouverts.
Moi-même, ainsi que vous, je ne pouvais le croire :
Mais sitôt qu'il me vit, il me dit mon histoire ;
Et je fus étonné d'entendre le discours
Des traits les plus cachés de toutes mes amours.  

PRIDAMANT.
Vous m'en dites beaucoup.  

DORANTE.
J'en ai vu davantage.  

PRIDAMANT.
Vous essayez en vain de me donner courage ;
Mes soins et mes travaux verront, sans aucun fruit,
Clore mes tristes jours d'une éternelle nuit.  

DORANTE.
Depuis que j'ai quitté le séjour de Bretagne
Pour venir faire ici le noble de campagne,
Et que deux ans d'amour, par une heureuse fin,
M'ont acquis Sylvérie et ce château voisin,
De pas un, que je sache, il n'a déçu l'attente :
Quiconque le consulte en sort l'âme contente.
Croyez-moi, son secours n'est pas à négliger :
D'ailleurs il est ravi quand il peut m'obliger,
Et j'ose me vanter qu'un peu de mes prières
Vous obtiendra de lui des faveurs singulières.  

PRIDAMANT.
Le sort m'est trop cruel pour devenir si doux.  

DORANTE.
Espérez mieux : il sort, et s'avance vers nous.
Regardez-le marcher ; ce visage si grave,
Dont le rare savoir tient la nature esclave,
N'a sauvé toutefois des ravages du temps
Qu'un peu d'os et de nerfs qu'ont décharnés cent ans ;
Son corps, malgré son âge, a les forces robustes,
Le mouvement facile, et les démarches justes :
Des ressorts inconnus agitent le vieillard,
Et font de tous ses pas des miracles de l'art.  

SCENE II.  

DORANTE.
Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles
Produisent chaque jour de nouvelles merveilles,
A qui rien n'est secret dans nos intentions,
Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions :
Si de ton art divin le pouvoir admirable
Jamais en ma faveur se rendit secourable,
De ce père affligé soulage les douleurs ;
Une vieille amitié prend part en ses malheurs.
Rennes ainsi qu'à moi lui donna la naissance,
Et presque entre ses bras j'ai passé mon enfance ;
Là son fils, pareil d'âge et de condition,
S'unissant avec moi d'étroite affection...  

ALCANDRE.
Dorante, c'est assez, je sais ce qui l'amène :
Ce fils est aujourd'hui le sujet de sa peine.
Vieillard, n'est-il pas vrai que son éloignement
Par un juste remords te gêne incessamment ?
Qu'une obstination à te montrer sévère
L'a banni de ta vue, et cause ta misère ?
Qu'en vain, au repentir de ta sévérité,
Tu cherches en tous lieux ce fils si maltraité ?

PRIDAMANT.
Oracle de nos jours, qui connais toutes choses,
En vain de ma douleur je cacherais les causes ;
Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur,
Et vois trop clairement les secrets de mon coeur.
Il est vrai, j'ai failli ; mais pour mes injustices
Tant de travaux en vain sont d'assez grands supplices :
Donne enfin quelque borne à mes regrets cuisants,
Rends-moi l'unique appui de mes débiles ans.
Je le tiendrai rendu si j'en ai des nouvelles ;
L'amour pour le trouver me fournira des ailes.
Où fait-il sa retraite ? en quels lieux dois-je aller ?
Fût-il au bout du monde, on m'y verra voler.  

ALCANDRE.
Commencez d'espérer : vous saurez par mes charmes
Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes.
Vous reverrez ce fils plein de vie et d'honneur :
De son bannissement il tire son bonheur.
C'est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
Je vous veux faire voir sa fortune éclatante.
Les novices de l'art, avec tous leurs encens,
Et leurs mots inconnus, qu'ils feignent tout-puissants,
Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies,
Apportent au métier des longueurs infinies,
Qui ne sont, après tout, qu'un mystère pipeur
Pour se faire valoir et pour vous faire peur :
Ma baguette à la main, j'en ferai davantage.
Jugez de votre fils par un tel équipage :
Eh bien ! Celui d'un prince a-t-il plus de splendeur ?
Et pouvez-vous encor douter de sa grandeur ?  

PRIDAMANT.
D'un amour paternel vous flattez les tendresses ;
Mon fils n'est point de rang à porter ces richesses,
Et sa condition ne saurait consentir
Que d'une telle pompe il s'ose revêtir.  

ALCANDRE.
Sous un meilleur destin sa fortune rangée,
Et sa condition avec le temps changée,
Personne maintenant n'a de quoi murmurer
Qu'en public de la sorte il aime à se parer.  

PRIDAMANT.
A cet espoir si doux j'abandonne mon âme ;
Mais parmi ces habits je vois ceux d'une femme :
Serait-il marié ?

ALCANDRE.
Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous faire le discours.
Toutefois, si votre âme était assez hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous ses accidents devant vous exprimés
Par des spectres pareils à des corps animés :
Il ne leur manquera ni geste ni parole.  

PRIDAMANT.
Ne me soupçonnez point d'une crainte frivole :
Le portrait de celui que je cherche en tous lieux
Pourrait-il par sa vue épouvanter mes yeux ?  

ALCANDRE.
Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite,
Et souffrir qu'entre nous l'histoire en soit secrète.

PRIDAMANT.
Pour un si bon ami je n'ai point de secrets.  

DORANTE.
Il nous faut sans réplique accepter ses arrêts ;
Je vous attends chez moi.

ALCANDRE.
Ce soir, si bon lui semble.
Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble.  

SCENE III. 

ALCANDRE.
Votre fils tout d'un coup ne fut pas grand seigneur ;
Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
Et je serais marri d'exposer sa misère
En spectacle à des yeux autres que ceux d'un père.
Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin
A peine lui dura du soir jusqu'au matin ;
Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine
Des brevets à chasser la fièvre et la migraine,
Dit la bonne aventure, et s'y rendit ainsi.
Là, comme on vit d'esprit, il en vécut aussi.
Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire ;
Après, montant d'état, il fut clerc d'un notaire.
Ennuyé de la plume, il la quitta soudain,
Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain.
Il se mit sur la rime, et l'essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit après de plus beaux ornements ;
Il se hasarda même à faire des romans,
Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume.
Depuis, il trafiqua de chapelets de baume,
Vendit du mithridate en maître opérateur,
Revint dans le Palais, et fut solliciteur.
Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
Sayavèdre, et Gusman, ne prirent tant de formes :
C'était là pour Dorante un honnête entretien !  

PRIDAMANT.
Que je vous suis tenu de ce qu'il n'en sait rien !

ALCANDRE.
Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
Dont le peu de longueur épargne votre honte.
Las de tant de métiers sans honneur et sans fruit,
Quelque meilleur destin à Bordeaux l'a conduit ;
Et là, comme il pensait au choix d'un exercice,
Un brave du pays l'a pris à son service.
Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
Cette commission l'a remeublé d'argent ;
Il sait avec adresse, en portant les paroles,
De la vaillante dupe attraper les pistoles ;
Même de son agent il s'est fait son rival,
Et la beauté qu'il sert ne lui veut point de mal.
Lorsque de ses amours vous aurez vu l'histoire,
Je vous le veux montrer plein d'éclat et de gloire,
Et la même action qu'il pratique aujourd'hui.  

PRIDAMANT.
Que déjà cet espoir soulage mon ennui !  

ALCANDRE.
Il a caché son nom en battant la campagne,
Et s'est fait de Clindor le sieur de la Montagne :
C'est ainsi que tantôt vous l'entendrez nommer.
Voyez tout sans rien dire et sans vous alarmer.
Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ;
N'en concevez pourtant aucune défiance :
C'est qu'un charme ordinaire a trop peu de pouvoir
Sur les spectres parlants qu'il faut vous faire voir.
Entrons dedans ma grotte, afin que j'y prépare
Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.  

ACTE II

SCENE PREMIERE.

ALCANDRE.
Quoi qui s'offre à nos yeux, n'en ayez point d'effroi ;
De ma grotte surtout ne sortez qu'après moi :
Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître
Sous deux fantômes vains votre fils et son maître.

PRIDAMANT.
O dieux ! je sens mon âme après lui s'envoler.  

ALCANDRE.
Faites-lui du silence, et l'écoutez parler.  

SCENE II. 

CLINDOR.
Quoi ! monsieur, vous rêvez ! et cette âme hautaine,
Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
N'êtes-vous point lassé d'abattre des guerriers,
Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?  

MATAMORE.
Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor.  

CLINDOR.
Eh ! de grâce, monsieur, laissez-les vivre encor :
Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ?
D'ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ?  

MATAMORE.
Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre les empereurs
N'arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
D'un seul commandement que je fais aux trois parques,
Je dépeuple l'état des plus heureux monarques ;
Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :
Je couche d'un revers mille ennemis à bas.
D'un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
Et tu m'oses parler cependant d'une armée !
Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars :
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,
Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse :
Ce penser m'adoucit : va, ma colère cesse,
Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine
Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté.  

CLINDOR.
O dieux ! en un moment que tout vous est possible !
Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible,
Et ne crois point d'objet si ferme en sa rigueur,
Qu'il puisse constamment vous refuser son coeur.  

MATAMORE.
Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
Quand je veux, j'épouvante ; et quand je veux, je charme ;
Et, selon qu'il me plaît, je remplis tour à tour
Les hommes de terreur, et les femmes d'amour.
Du temps que ma beauté m'était inséparable,
Leurs persécutions me rendaient misérable :
Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer.
Mille mouraient par jour à force de m'aimer :
J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reines à l'envi mendiaient mes caresses ;
Celle d'Ethiopie, et celle du Japon,
Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que mon nom.
De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
Deux autres, pour me voir, du sérail s'échappèrent :
J'en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.  

CLINDOR.
Son mécontentement n'allait qu'à votre honneur.  

MATAMORE.
Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
Et pouvaient m'empêcher de conquérir la terre.
D'ailleurs, j'en devins las ; et pour les arrêter,
J'envoyai le Destin dire à son Jupiter
Qu'il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes
Et l'importunité dont m'accablaient les dames :
Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux
Le dégrader soudain de l'empire des dieux,
Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.
La frayeur qu'il en eut le fit bientôt résoudre :
Ce que je demandais fut prêt en un moment ;
Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.  

CLINDOR.
Que j'aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !  

MATAMORE.
De quelle que ce soit, garde-toi bien d'en prendre,
Sinon de... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ?

CLINDOR.
Que vous êtes des coeurs et le charme et l'effroi ;
Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,
Son sort est plus heureux que celui des déesses.  

MATAMORE.
Ecoute, en ce temps-là, dont tantôt je parlais,
Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
Et je te veux conter une étrange aventure
Qui jeta du désordre en toute la nature,
Mais désordre aussi grand qu'on en voie arriver.
Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
Et ce visible dieu, que tant de monde adore,
Pour marcher devant lui ne trouvait point d'Aurore :
On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,
Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ;
Et faute de trouver cette belle fourrière,
Le jour jusqu'à midi se passa sans lumière.

CLINDOR.
Où pouvait être alors la reine des clartés ?  

MATAMORE.
Au milieu de ma chambre, à m'offrir ses beautés.
Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
Mon coeur fut insensible à ses plus puissants charmes ;
Et tout ce qu'elle obtint pour son frivole amour
Fut un ordre précis d'aller rendre le jour.

CLINDOR.
Cet étrange accident me revient en mémoire ;
J'étais lors en Mexique, où j'en appris l'histoire,
Et j'entendis conter que la Perse en courroux
De l'affront de son dieu murmurait contre vous.

MATAMORE.
J'en ouis quelque chose, et je l'eusse punie ;
Mais j'étais engagé dans la Transylvanie,
Où ses ambassadeurs, qui vinrent l'excuser,
A force de présents me surent apaiser.  

CLINDOR.
Que la clémence est belle en un si grand courage !  

MATAMORE.
Contemple, mon ami, contemple ce visage :
Tu vois un abrégé de toutes les vertus.
D'un monde d'ennemis sous mes pieds abattus,
Dont la race est périe, et la terre déserte,
Pas un qu'à son orgueil n'a jamais dû sa perte.
Tous ceux qui font hommage à mes perfections
Conservent leurs états par leurs submissions.
En Europe, où les rois sont d'une humeur civile,
Je ne leur rase point de château ni de ville :
Je les souffre régner, mais chez les Africains,
Partout où j'ai trouvé des rois un peu trop vains,
J'ai détruit les pays pour punir leurs monarques,
Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques :
Ces grands sables qu'à peine on passe sans horreur
Sont d'assez beaux effets de ma juste fureur.  

CLINDOR.
Revenons à l'amour : voici votre maîtresse.

MATAMORE.
Ce diable de rival l'accompagne sans cesse.

CLINDOR.
Où vous retirez-vous ?

MATAMORE.
Ce fat n'est pas vaillant ;
Mais il a quelque humeur qui le rend insolent.
Peut-être qu'orgueilleux d'être avec cette belle,
Il serait assez vain pour me faire querelle.

CLINDOR.
Ce serait bien courir lui-même à son malheur.

MATAMORE.
Lorsque j'ai ma beauté, je n'ai point de valeur.

CLINDOR.
Cessez d'être charmant, et faites-vous terrible.

MATAMORE.
Mais tu n'en prévois pas l'accident infaillible ;
Je ne saurais me faire effroyable à demi :
Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi.
Attendons en ce coin l'heure qui les sépare.

CLINDOR.
Comme votre valeur, votre prudence est rare.

SCENE III.

ADRASTE.
Hélas ! s'il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je soupire, j'endure, et je n'avance rien ;
Et malgré les transports de mon amour extrême,
Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.  

ISABELLE.
Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
Je me connais aimable, et crois que vous m'aimez :
Dans vos soupirs ardents j'en vois trop d'apparence ;
Et quand bien de leur part j'aurais moins d'assurance,
Pour peu qu'un honnête homme ait vers moi de crédit,
Je lui fais la faveur de croire ce qu'il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu'à votre flamme
Je ne déguise rien de ce que j'ai dans l'âme,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que bien que vous m'aimiez, je ne vous aime point.

ADRASTE.
Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
Ont réservé de prix à de si longs services ?
Et mon fidèle amour est-il si criminel
Qu'il doive être puni d'un mépris éternel ?

ISABELLE.
Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous appelez service, affection,
Je l'appelle supplice et persécution.
Chacun dans sa croyance également s'obstine.
Vous pensez m'obliger d'un feu qui m'assassine ;
Et ce que vous jugez digne du plus haut prix
Ne mérite, à mon gré, que haine et que mépris.

ADRASTE.
N'avoir que du mépris pour des flammes si saintes
Dont j'ai reçu du ciel les premières atteintes !
Oui, le ciel, au moment qu'il me fit respirer,
Ne me donna de coeur que pour vous adorer.
Mon âme vint au jour pleine de votre idée ;
Avant que de vous voir vous l'avez possédée ;
Et quand je me rendis à des regards si doux,
Je ne vous donnai rien qui ne fût tout à vous,
Rien que l'ordre du ciel n'eût déjà fait tout vôtre.  

ISABELLE.
Le ciel m'eût fait plaisir d'en enrichir une autre ;
Il vous fit pour m'aimer, et moi pour vous haïr :
Gardons-nous bien tous deux de lui désobéir.
Vous avez, après tout, bonne part à sa haine,
Ou d'un crime secret il vous livre à la peine ;
Car je ne pense pas qu'il soit tourment égal
Au supplice d'aimer qui vous traite si mal.  

ADRASTE.
La grandeur de mes maux vous étant si connue,
Me refuserez-vous la pitié qui m'est due ?

ISABELLE.
Certes j'en ai beaucoup, et vous plains d'autant plus
Que je vois ces tourments tout à fait superflus,
Et n'avoir pour tout fruit d'une longue souffrance
Que l'incommode honneur d'une triste constance.

ADRASTE.
Un père l'autorise, et mon feu maltraité
Enfin aura recours à son autorité.

ISABELLE.
Ce n'est pas le moyen de trouver votre conte ;
Et d'un si beau dessein vous n'aurez que la honte.

ADRASTE.
J'espère voir pourtant, avant la fin du jour,
Ce que peut son vouloir au défaut de l'amour.

ISABELLE.
Et moi, j'espère voir, avant que le jour passe,
Un amant accablé de nouvelle disgrâce.

ADRASTE.
Eh quoi ! Cette rigueur ne cessera jamais ?

ISABELLE.
Allez trouver mon père, et me laissez en paix.  

ADRASTE.
Votre âme, au repentir de sa froideur passée,
Ne la veut point quitter sans être un peu forcée :
J'y vais tout de ce pas, mais avec des serments
Que c'est pour obéir à vos commandements.

ISABELLE.
Allez continuer une vaine poursuite.

SCENE IV.

MATAMORE.
Eh bien ! Dès qu'il m'a vu, comme a-t-il pris la fuite ?
M'a-t-il bien su quitter la place au même instant ?

ISABELLE.
Ce n'est pas honte à lui, les rois en font autant,
Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
N'a trompé mon esprit en frappant mes oreilles.

MATAMORE.
Vous le pouvez bien croire, et pour le témoigner,
Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner :
Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire ;
J'en jure par lui-même, et cela c'est tout dire.  

ISABELLE.
Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
Je ne veux point régner que dessus votre coeur :
Toute l'ambition que me donne ma flamme,
C'est d'avoir pour sujets les désirs de votre âme.

MATAMORE.
Ils vous sont tous acquis, et pour vous faire voir
Que vous avez sur eux un absolu pouvoir,
Je n'écouterai plus cette humeur de conquête ;
Et laissant tous les rois leurs couronnes en tête,
J'en prendrai seulement deux ou trois pour valets,
Qui viendront à genoux vous rendre mes poulets.  

ISABELLE.
L'éclat de tels suivants attirerait l'envie
Sur le rare bonheur où je coule ma vie ;
Le commerce discret de nos affections
N'a besoin que de lui pour ces commissions.

MATAMORE.
Vous avez, Dieu me sauve ! un esprit à ma mode ;
Vous trouvez, comme moi, la grandeur incommode.
Les sceptres les plus beaux n'ont rien pour moi d'exquis :
Je les rends aussitôt que je les ai conquis,
Et me suis vu charmer quantité de princesses,
Sans que jamais mon coeur les voulût pour maîtresses.  

ISABELLE.
Certes en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vous ayez quitté des princesses pour moi !
Que vous leur refusiez un coeur dont je dispose !

MATAMORE.
Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens çà, lorsqu'en la Chine, en ce fameux tournoi,
Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l'âme saisie ?  

CLINDOR.
Par vos mépris enfin l'une et l'autre mourut.
J'étais lors en Egypte, où le bruit en courut ;
Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
Vous veniez d'assommer dix géants en un jour ;
Vous aviez désolé les pays d'alentour,
Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes,
Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes,
Et défait, vers Damas, cent mille combattants.

MATAMORE.
Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l'avais oublié.  

ISABELLE.
Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ?

MATAMORE.
Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
Je ne la charge point de ces menus exploits.  

SCENE V.

PAGE.
Monsieur.

MATAMORE.
Que veux-tu, page ?

PAGE.
Un courrier vous demande.

MATAMORE.
D'où vient-il ?

PAGE.
De la part de la reine d'Islande.

MATAMORE.
Ciel ! Qui sais comme quoi j'en suis persécuté,
Un peu plus de repos avec moins de beauté !
Fais qu'un si long mépris enfin la désabuse.

CLINDOR.
Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.

ISABELLE.
Je n'en puis plus douter.

CLINDOR.
Il vous le disait bien.

MATAMORE.
Elle m'a beau prier : non, je n'en ferai rien.
Et quoi qu'un fol espoir ose encor lui promettre,
Je lui vais envoyer sa mort dans une lettre.
Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant
Une heure d'entretien de ce cher confident,
Qui, comme de ma vie il sait toute l'histoire,
Vous fera voir sur qui vous avez la victoire.

ISABELLE.
Tardez encore moins, et par ce prompt retour
Je jugerai quelle est envers moi votre amour.

SCENE VI.

CLINDOR.
Jugez plutôt par là l'humeur du personnage :
Ce page n'est chez lui que pour ce badinage,
Et venir d'heure en heure avertir sa grandeur
D'un courrier, d'un agent, ou d'un ambassadeur.  

ISABELLE.
Ce message me plaît bien plus qu'il ne lui semble :
Il me défait d'un fou pour nous laisser ensemble.

CLINDOR.
Ce discours favorable enhardira mes feux
A bien user d'un temps si propice à mes voeux.

ISABELLE.
Que m'allez-vous conter ?

CLINDOR.
Que j'adore Isabelle,
Que je n'ai plus de coeur ni d'âme que pour elle,
Que ma vie...

ISABELLE.
Epargnez ces propos superflus ;
Je les sais, je les crois : que voulez-vous de plus ?
Je néglige à vos yeux l'offre d'un diadème ;
Je dédaigne un rival : en un mot, je vous aime.
C'est aux commencements des faibles passions
A s'amuser encore aux protestations :
Il suffit de nous voir au point où sont les nôtres ;
Un coup d'oeil vaut pour vous tous les discours des autres.

CLINDOR.
Dieux ! qui l'eût jamais cru, que mon sort rigoureux
Se rendît si facile à mon coeur amoureux !
Banni de mon pays par la rigueur d'un père,
Sans support, sans amis, accablé de misère,
Et réduit à flatter le caprice arrogant
Et les vaines humeurs d'un maître extravagant :
Ce pitoyable état de ma triste fortune
N'a rien qui vous déplaise ou qui vous importune ;
Et d'un rival puissant les biens et la grandeur
Obtiennent moins sur vous que ma sincère ardeur.

ISABELLE.
C'est comme il faut choisir, un amour véritable
S'attache seulement à ce qu'il voit aimable.
Qui regarde les biens ou la condition
N'a qu'un amour avare, ou plein d'ambition,
Et souille lâchement par ce mélange infâme
Les plus nobles désirs qu'enfante une belle âme.
Je sais bien que mon père a d'autres sentiments,
Et mettra de l'obstacle à nos contentements ;
Mais l'amour sur mon coeur a pris trop de puissance
Pour écouter encor les lois de la naissance.
Mon père peut beaucoup, mais bien moins que ma foi :
Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi.

CLINDOR.
Confus de voir donner à mon peu de mérite...

ISABELLE.
Voici mon importun, souffrez que je l'évite.

SCENE VII.

ADRASTE.
Que vous êtes heureux, et quel malheur me suit !
Ma maîtresse vous souffre, et l'ingrate me fuit.
Quelque goût qu'elle prenne en votre compagnie,
Sitôt que j'ai paru, mon abord l'a bannie.

CLINDOR.
Sans avoir vu vos pas s'adresser en ce lieu,
Lasse de mes discours, elle m'a dit adieu.

ADRASTE.
Lasse de vos discours ! votre humeur est trop bonne,
Et votre esprit trop beau pour ennuyer personne.
Mais que lui contiez-vous qui pût l'importuner ?

CLINDOR.
Des choses qu'aisément vous pouvez deviner :
Les amours de mon maître, ou plutôt ses sottises,
Ses conquêtes en l'air, ses hautes entreprises.

ADRASTE.
Voulez-vous m'obliger ? votre maître, ni vous,
N'êtes pas gens tous deux à me rendre jaloux ;
Mais si vous ne pouvez arrêter ses saillies,
Divertissez ailleurs le cours de ses folies.

CLINDOR.
Que craignez-vous de lui, dont tous les compliments
Ne parlent que de morts et de saccagements,
Qu'il bat, terrasse, brise, étrangle, brûle, assomme ?

ADRASTE.
Pour être son valet, je vous trouve honnête homme :
Vous n'êtes point de taille à servir sans dessein
Un fanfaron plus fou que son discours n'est vain.
Quoi qu'il en soit, depuis que je vous vois chez elle,
Toujours de plus en plus je l'éprouve cruelle :
Ou vous servez quelque autre, ou votre qualité
Laisse dans vos projets trop de témérité.
Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse.
Que votre maître enfin fasse une autre maîtresse ;
Ou s'il ne peut quitter un entretien si doux,
Qu'il se serve du moins d'un autre que de vous.
Ce n'est pas qu'après tout les volontés d'un père,
Qui sait ce que je suis, ne terminent l'affaire ;
Mais purgez-moi l'esprit de ce petit souci,
Et si vous vous aimez, bannissez-vous d'ici ;
Car si je vous vois plus regarder cette porte,
Je sais comme traiter les gens de votre sorte.

CLINDOR.
Me prenez-vous pour homme à nuire à votre feu ?  

ADRASTE.
Sans réplique, de grâce, ou nous verrons beau jeu.
Allez : c'est assez dit.

CLINDOR.
Pour un léger ombrage,
C'est trop indignement traiter un bon courage.
Si le ciel en naissant ne m'a fait grand seigneur,
Il m'a fait le coeur ferme et sensible à l'honneur ;
Et je pourrais bien rendre un jour ce qu'on me prête.

ADRASTE.
Quoi ! Vous me menacez !

CLINDOR.
Non, non, je fais retraite.
D'un si cruel affront vous aurez peu de fruit ;
Mais ce n'est pas ici qu'il faut faire du bruit.

SCENE VIII.

ADRASTE.
Ce bélâtre insolent me fait encor bravade.

LYSE.
A ce compte, monsieur, votre esprit est malade ?

ADRASTE.
Malade, mon esprit !  

LYSE.
Oui, puisqu'il est jaloux
Du malheureux agent de ce prince des fous.

ADRASTE.
Je sais ce que je suis et ce qu'est Isabelle,
Et crains peu qu'un valet me supplante auprès d'elle.
Je ne puis toutefois souffrir sans quelque ennui
Le plaisir qu'elle prend à causer avec lui.  

LYSE.
C'est dénier ensemble et confesser la dette.  

ADRASTE.
Nomme, si tu le veux, ma boutade indiscrète,
Et trouve mes soupçons bien ou mal à propos ;
Je l'ai chassé d'ici pour me mettre en repos.
En effet, qu'en est-il ?

LYSE.
Si j'ose vous le dire,
Ce n'est plus que pour lui qu'Isabelle soupire.

ADRASTE.
Lyse, que me dis-tu ?

LYSE.
Qu'il possède son coeur,
Que jamais feux naissants n'eurent tant de vigueur,
Qu'ils meurent l'un pour l'autre, et n'ont qu'une pensée.

ADRASTE.
Trop ingrate beauté, déloyale, insensée,
Tu m'oses donc ainsi préférer un maraud ?

LYSE.
Ce rival orgueilleux le porte bien plus haut,
Et je vous en veux faire entière confidence :
Il se dit gentilhomme, et riche.

ADRASTE.
Ah ! L'impudence !

LYSE.
D'un père rigoureux fuyant l'autorité,
Il a couru longtemps d'un et d'autre côté ;
Enfin, manque d'argent peut-être, ou par caprice,
De notre Fiérabras il s'est mis au service,
Et sous ombre d'agir pour ses folles amours,
Il a su pratiquer de si rusés détours,
Et charmer tellement cette pauvre abusée,
Que vous en avez vu votre ardeur méprisée ;
Mais parlez à son père, et bientôt son pouvoir
Remettra son esprit aux termes du devoir.

ADRASTE.
Je viens tout maintenant d'en tirer assurance
De recevoir les fruits de ma persévérance,
Et devant qu'il soit peu nous en verrons l'effet ;
Mais, écoute, il me faut obliger tout à fait.

LYSE.
Où je vous puis servir j'ose tout entreprendre.

ADRASTE.
Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ?  

LYSE.
Il n'est rien plus aisé : peut-être dès ce soir.

ADRASTE.
Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir.
Cependant prends ceci seulement par avance.

LYSE.
Que le galant alors soit frotté d'importance !

ADRASTE.
Crois-moi qu'il se verra, pour te mieux contenter,
Chargé d'autant de bois qu'il en pourra porter.

SCENE IX.

LYSE.
L'arrogant croit déjà tenir ville gagnée ;
Mais il sera puni de m'avoir dédaignée.
Parce qu'il est aimable, il fait le petit dieu,
Et ne veut s'adresser qu'aux filles de bon lieu.
Je ne mérite pas l'honneur de ses caresses :
Vraiment c'est pour son nez, il lui faut des maîtresses ;
Je ne suis que servante : et qu'est-il que valet ?
Si son visage est beau, le mien n'est pas trop laid :
Il se dit riche et noble, et cela me fait rire ;
Si loin de son pays, qui n'en peut autant dire ?
Qu'il le soit : nous verrons ce soir, si je le tiens,
Danser sous le cotret sa noblesse et ses biens.  

SCENE X. 

ALCANDRE.
Le coeur vous bat un peu.

PRIDAMANT.
Je crains cette menace.  

ALCANDRE.
Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgrâce.

PRIDAMANT.
Elle en est méprisée, et cherche à se venger.

ALCANDRE.
Ne craignez point : l'amour la fera bien changer.

ACTE III

SCENE PREMIERE.

GERONTE.
Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
Contre ma volonté ce sont de faibles armes :
Mon coeur, quoique sensible à toutes vos douleurs,
Ecoute la raison, et néglige vos pleurs.
Je sais ce qu'il vous faut beaucoup mieux que vous-même.
Vous dédaignez Adraste à cause que je l'aime ;
Et parce qu'il me plaît d'en faire votre époux,
Votre orgueil n'y voit rien qui soit digne de vous.
Quoi ! manque-t-il de bien, de coeur ou de noblesse ?
En est-ce le visage ou l'esprit qui vous blesse ?
Il vous fait trop d'honneur.  

ISABELLE.
Je sais qu'il est parfait,
Et que je réponds mal à l'honneur qu'il me fait ;
Mais si votre bonté me permet en ma cause,
Pour me justifier, de dire quelque chose,
Par un secret instinct, que je ne puis nommer,
J'en fais beaucoup d'état, et ne le puis aimer.
Souvent je ne sais quoi que le ciel nous inspire
Soulève tout le coeur contre ce qu'on désire,
Et ne nous laisse pas en état d'obéir,
Quand on choisit pour nous ce qu'il nous fait haïr.
Il attache ici-bas avec des sympathies
Les âmes que son ordre a là-haut assorties :
On n'en saurait unir sans ses avis secrets ;
Et cette chaîne manque où manquent ses décrets.
Aller contre les lois de cette providence,
C'est le prendre à partie, et blâmer sa prudence,
L'attaquer en rebelle, et s'exposer aux coups
Des plus âpres malheurs qui suivent son courroux.  

GERONTE.
Insolente, est-ce ainsi que l'on se justifie ?
Quel maître vous apprend cette philosophie ?
Vous en savez beaucoup ; mais tout votre savoir
Ne m'empêchera pas d'user de mon pouvoir.
Si le ciel pour mon choix vous donne tant de haine,
Vous a-t-il mise en feu pour ce grand capitaine ?
Ce guerrier valeureux vous tient-il dans ses fers ?
Et vous a-t-il domptée avec tout l'univers ?
Ce fanfaron doit-il relever ma famille ?

ISABELLE.
Eh ! De grâce, monsieur, traitez mieux votre fille !  

GERONTE.
Quel sujet donc vous porte à me désobéir ?

ISABELLE.
Mon heur et mon repos, que je ne puis trahir.
Ce que vous appelez un heureux hyménée
N'est pour moi qu'un enfer si j'y suis condamnée.

GERONTE.
Ah ! Qu'il en est encor de mieux faites que vous
Qui se voudraient bien voir dans un enfer si doux !
Après tout, je le veux ; cédez à ma puissance.  

ISABELLE.
Faites un autre essai de mon obéissance.

GERONTE.
Ne me répliquez plus quand j'ai dit : " Je le veux."
Rentrez : c'est désormais trop contesté nous deux.  

SCENE II.

GERONTE.
Qu'à présent la jeunesse a d'étranges manies !
Les règles du devoir lui sont des tyrannies,
Et les droits les plus saints deviennent impuissants
Contre cette fierté qui l'attache à son sens.
Telle est l'humeur du sexe : il aime à contredire,
Rejette obstinément le joug de notre empire,
Ne suit que son caprice en ses affections,
Et n'est jamais d'accord de nos élections.
N'espère pas pourtant, aveugle et sans cervelle,
Que ma prudence cède à ton esprit rebelle.
Mais ce fou viendra-t-il toujours m'embarrasser ?
Par force ou par adresse il me le faut chasser.

SCENE III.

MATAMORE.
Ne doit-on pas avoir pitié de ma fortune ?
Le grand vizir encor de nouveau m'importune ;
Le Tartare, d'ailleurs, m'appelle à son secours ;
Narsingue et Calicut m'en pressent tous les jours :
Si je ne les refuse, il me faut mettre en quatre.

CLINDOR.
Pour moi, je suis d'avis que vous les laissiez battre :
Vous emploieriez trop mal vos invincibles coups,
Si pour en servir un vous faisiez trois jaloux.

MATAMORE.
Tu dis bien : c'est assez de telles courtoisies ;
Je ne veux qu'en amour donner des jalousies.
Ah ! Monsieur, excusez, si, faute de vous voir,
Bien que si près de vous, je manquais au devoir.
Mais quelle émotion paraît sur ce visage ?
Où sont vos ennemis, que j'en fasse carnage ?

GERONTE.
Monsieur, grâces aux dieux, je n'ai point d'ennemis.

MATAMORE.
Mais grâces à ce bras qui vous les a soumis.

GERONTE.
C'est une grâce encor que j'avais ignorée.

MATAMORE.
Depuis que ma faveur pour vous s'est déclarée,
Ils sont tous morts de peur, ou n'ont osé branler.  

GERONTE.
C'est ailleurs maintenant qu'il vous faut signaler :
Il fait beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre,
Demeurer si paisible en un temps plein de guerre ;
Et c'est pour acquérir un nom bien relevé,
D'être dans une ville à battre le pavé.
Chacun croit votre gloire à faux titre usurpée,
Et vous ne passez plus que pour traîneur d'épée.   

GERONTE.
Si rien que son sujet ne vous tient arrêté,
Faites votre équipage en toute liberté :
Elle n'est pas pour vous ; n'en soyez point en peine.

MATAMORE.
Ventre ! Que dites-vous ? Je la veux faire reine.  

GERONTE.
Je ne suis pas d'humeur à rire tant de fois
Du grotesque récit de vos rares exploits.
La sottise ne plaît qu'alors qu'elle est nouvelle :
En un mot, faites reine une autre qu'Isabelle.
Si pour l'entretenir vous venez plus ici...

MATAMORE.
Il a perdu le sens, de me parler ainsi.
Pauvre homme, sais-tu bien que mon nom effroyable
Met le grand Turc en fuite, et fait trembler le diable ;
Que pour t'anéantir je ne veux qu'un moment ?

GERONTE.
J'ai chez moi des valets à mon commandement,
Qui n'ayant pas l'esprit de faire des bravades,
Répondraient de la main à vos rodomontades.

MATAMORE.
Dis-lui ce que j'ai fait en mille et mille lieux.

GERONTE.
Adieu : modérez-vous ; il vous en prendra mieux ;
Bien que je ne sois pas de ceux qui vous haïssent,
J'ai le sang un peu chaud, et mes gens m'obéissent.

SCENE IV.

MATAMORE.
Respect de ma maîtresse, incommode vertu,
Tyran de ma vaillance, à quoi me réduis-tu ?
Que n'ai-je eu cent rivaux en la place d'un père,
Sur qui, sans t'offenser, laisser choir ma colère !
Ah ! visible démon, vieux spectre décharné,
Vrai suppôt de Satan, médaille de damné,
Tu m'oses donc bannir, et même avec menaces,
Moi de qui tous les rois briguent les bonnes grâces ?

CLINDOR.
Tandis qu'il est dehors, allez, dès aujourd'hui,
Causer de vos amours, et vous moquer de lui.

MATAMORE.
Cadédiou ! Ses valets feraient quelque insolence.

CLINDOR.
Ce fer a trop de quoi dompter leur violence.

MATAMORE.
Oui, mais les feux qu'il jette en sortant de prison
Auraient en un moment embrasé la maison,
Dévoré tout à l'heure ardoises et gouttières,
Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes, filières,
Entretoises, sommiers, colonnes, soliveaux,
Parnes, soles, appuis, jambages, traveteaux,
Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre,
Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verre,
Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers,
Offices, cabinets, terrasses, escaliers.
Juge un peu quel désordre aux yeux de ma charmeuse ;
Ces feux étoufferaient son ardeur amoureuse.
Va lui parler pour moi, toi qui n'es pas vaillant :
Tu puniras à moins un valet insolent.

CLINDOR.
C'est m'exposer...

MATAMORE.
Adieu : je vois ouvrir la porte,
Et crains que sans respect cette canaille sorte.

SCENE V.

CLINDOR.
Le souverain poltron, à qui pour faire peur
Il ne faut qu'une feuille, une ombre, une vapeur !
Un vieillard le maltraite, il fuit pour une fille,
Et tremble à tous moments de crainte qu'on l'étrille.
Lyse, que ton abord doit être dangereux !
Il donne l'épouvante à ce coeur généreux,
Cet unique vaillant, la fleur des capitaines,
Qui dompte autant de rois qu'il captive de reines ! 

LYSE.
Mon visage est ainsi malheureux en attraits :
D'autres charment de loin, le mien fait peur de près.

CLINDOR.
S'il fait peur à des fous, il charme les plus sages :
Il n'est pas quantité de semblables visages.
Si l'on brûle pour toi, ce n'est pas sans sujet ;
Je ne connus jamais un si gentil objet ;
L'esprit beau, prompt, accort, l'humeur un peu railleuse,
L'embonpoint ravissant, la taille avantageuse,
Les yeux doux, le teint vif, et les traits délicats :
Qui serait le brutal qui ne t'aimerait pas ?

LYSE.
De grâce, et depuis quand me trouvez-vous si belle ?
Voyez bien, je suis Lyse, et non pas Isabelle.

CLINDOR.
Vous partagez vous deux mes inclinations :
J'adore sa fortune, et tes perfections.

LYSE.
Vous en embrassez trop, c'est assez pour vous d'une,
Et mes perfections cèdent à sa fortune.

CLINDOR.
Quelque effort que je fasse à lui donner ma foi,
Penses-tu qu'en effet je l'aime plus que toi ?
L'amour et l'hyménée ont diverse méthode :
L'un court au plus aimable, et l'autre au plus commode.
Je suis dans la misère, et tu n'as point de bien :
Un rien s'ajuste mal avec un autre rien ;
Et malgré les douceurs que l'amour y déploie,
Deux malheureux ensemble ont toujours courte joie.
Ainsi j'aspire ailleurs, pour vaincre mon malheur ;
Mais je ne puis te voir sans un peu de douleur,
Sans qu'un soupir échappe à ce coeur, qui murmure
De ce qu'à mes désirs ma raison fait d'injure.
A tes moindres coups d'oeil je me laisse charmer.
Ah ! que je t'aimerais, s'il ne fallait qu'aimer,
Et que tu me plairais, s'il ne fallait que plaire !

LYSE.
Que vous auriez d'esprit si vous saviez vous taire,
Ou remettre du moins en quelque autre saison
A montrer tant d'amour avec tant de raison !
Le grand trésor pour moi qu'un amoureux si sage,
Qui par compassion n'ose me rendre hommage,
Et porte ses désirs à des partis meilleurs,
De peur de m'accabler sous nos communs malheurs !
Je n'oublierai jamais de si rares mérites :
Allez continuer cependant vos visites.

LINDOR.
Que j'aurais avec toi l'esprit bien plus content !  

LYSE.
Ma maîtresse là-haut est seule, et vous attend.  

CLINDOR.
Tu me chasses ainsi !  

LYSE.
Non, mais je vous envoie
Aux lieux où vous aurez une plus longue joie.  

CLINDOR.
Que même tes dédains me semblent gracieux !  

LYSE.
Ah ! Que vous prodiguez un temps si précieux !
Allez.  

CLINDOR.
Souviens-toi donc que si j'en aime une autre...  

LYSE.
C'est de peur d'ajouter ma misère à la vôtre :
Je vous l'ai déjà dit, je ne l'oublierai pas.  

CLINDOR.
Adieu : ta raillerie a pour moi tant d'appas,
Que mon coeur à tes yeux de plus en plus s'engage,
Et je t'aimerais trop à tarder davantage.

SCENE VI.

LYSE.
L'ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant,
Et pour se divertir il contrefait l'amant !
Qui néglige mes feux m'aime par raillerie,
Me prend pour le jouet de sa galanterie,
Et par un libre aveu de me voler sa foi,
Me jure qu'il m'adore, et ne veut point de moi.
Aime en tous lieux, perfide, et partage ton âme ;
Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pour femme ;
Donne à tes intérêts à ménager tes voeux ;
Mais ne crois plus tromper aucune de nous deux.
Isabelle vaut mieux qu'un amour politique,
Et je vaux mieux qu'un coeur où cet amour s'applique.
J'ai raillé comme toi, mais c'était seulement
Pour ne t'avertir pas de mon ressentiment.
Qu'eût produit son éclat, que de la défiance ?
Qui cache sa colère assure sa vengeance ;
Et ma feinte douceur prépare beaucoup mieux
Ce piège où tu vas choir, et bientôt, à mes yeux.
Toutefois qu'as-tu fait qui te rende coupable ?
Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
Tu m'aimes, mais le bien te fait être inconstant :
Au siècle où nous vivons, qui n'en ferait autant ?
Oublions des mépris où par force il s'excite,
Et laissons-le jouir du bonheur qu'il mérite.
S'il m'aime, il se punit en m'osant dédaigner,
Et si je l'aime encor, je le dois épargner.
Dieux ! à quoi me réduit ma folle inquiétude,
De vouloir faire grâce à tant d'ingratitude ?
Digne soif de vengeance, à quoi m'exposez-vous,
De laisser affaiblir un si juste courroux ?
Il m'aime, et de mes yeux je m'en vois méprisée !
Je l'aime, et ne lui sers que d'objet de risée !
Silence, amour, silence : il est temps de punir ;
J'en ai donné ma foi : laisse-moi la tenir.
Puisque ton faux espoir ne fait qu'aigrir ma peine,
Fais céder tes douceurs à celles de la haine :
Il est temps qu'en mon coeur elle règne à son tour,
Et l'amour outragé ne doit plus être amour.  

SCENE VII.

MATAMORE.
Les voilà, sauvons-nous. Non, je ne vois personne.
Avançons hardiment. Tout le corps me frissonne.
Je les entends, fuyons. Le vent faisait ce bruit.
Marchons sous la faveur des ombres de la nuit.
Vieux rêveur, malgré toi j'attends ici ma reine.
Ces diables de valets me mettent bien en peine.
De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort.
C'est trop me hasarder : s'ils sortent, je suis mort ;
Car j'aime mieux mourir que leur donner bataille,
Et profaner mon bras contre cette canaille.
Que le courage expose à d'étranges dangers !
Toutefois, en tout cas, je suis des plus légers ;
S'il ne faut que courir, leur attente est dupée :
J'ai le pied pour le moins aussi bon que l'épée.
Tout de bon, je les vois : c'est fait, il faut mourir ;
J'ai le corps si glacé, que je ne puis courir.
Destin, qu'à ma valeur tu te montres contraire !...
C'est ma reine elle-même, avec mon secrétaire !
Tout mon corps se déglace : écoutons leurs discours,
Et voyons son adresse à traiter mes amours.  

SCENE VIII.  

ISABELLE.
Tout se prépare mal du côté de mon père ;
Je ne le vis jamais d'une humeur si sévère :
Il ne souffrira plus votre maître ni vous.
Votre rival d'ailleurs est devenu jaloux :
C'est par cette raison que je vous fais descendre ;
Dedans mon cabinet ils pourraient nous surprendre ;
Ici nous parlerons en plus de sûreté :
Vous pourrez vous couler d'un et d'autre côté ;
Et si quelqu'un survient, ma retraite est ouverte.  

CLINDOR.
C'est trop prendre de soin pour empêcher ma perte.  

ISABELLE.
Je n'en puis prendre trop pour assurer un bien
Sans qui tous autres biens à mes yeux ne sont rien :
Un bien qui vaut pour moi la terre toute entière,
Et pour qui seul enfin j'aime à voir la lumière.
Un rival par mon père attaque en vain ma foi ;
Votre amour seul a droit de triompher de moi :
Des discours de tous deux je suis persécutée ;
Mais pour vous je me plais à me voir maltraitée,
Et des plus grands malheurs je bénirais les coups,
Si ma fidélité les endurait pour vous. 

CLINDOR.
Vous me rendez confus, et mon âme ravie
Ne vous peut, en revanche, offrir rien que ma vie :
Mon sang est le seul bien qui me reste en ces lieux,
Trop heureux de le perdre en servant vos beaux yeux !
Mais si mon astre un jour, changeant son influence,
Me donne un accès libre aux lieux de ma naissance,
Vous verrez que ce choix n'est pas fort inégal,
Et que, tout balancé, je vaux bien mon rival.
Mais, avec ces douceurs, permettez-moi de craindre
Qu'un père et ce rival ne veuillent vous contraindre.  

ISABELLE.
N'en ayez point d'alarme, et croyez qu'en ce cas
L'un aura moins d'effet que l'autre n'a d'appas.
Je ne vous dirai point où je suis résolue :
Il suffit que sur moi je me rends absolue.
Ainsi tous les projets sont des projets en l'air.
Ainsi...  

MATAMORE.
Je n'en puis plus : il est temps de parler.  

ISABELLE.
Dieux ! On nous écoutait.  

CLINDOR.
C'est notre capitaine :
Je vais bien l'apaiser ; n'en soyez pas en peine.  

SCENE IX.

MATAMORE.
Ah ! traître !

CLINDOR.
Parlez bas ; ces valets...

MATAMORE.
Eh bien ! Quoi ?

CLINDOR.
Ils fondront tout à l'heure et sur vous et sur moi.

MATAMORE.
Viens çà. Tu sais ton crime, et qu'à l'objet que j'aime,
Loin de parler pour moi, tu parlais pour toi-même ?

CLINDOR.
Oui, pour me rendre heureux j'ai fait quelques efforts.

MATAMORE.
Je te donne le choix de trois ou quatre morts :
Je vais, d'un coup de poing, te briser comme verre,
Ou t'enfoncer tout vif au centre de la terre,
Ou te fendre en dix parts d'un seul coup de revers,
Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,
Que tu sois dévoré des feux élémentaires.
Choisis donc promptement, et pense à tes affaires.

CLINDOR.
Vous-même choisissez.

MATAMORE.
Quel choix proposes-tu ?

CLINDOR.
De fuir en diligence, ou d'être bien battu.

MATAMORE.
Me menacer encore ! ah, ventre ! quelle audace !
Au lieu d'être à genoux, et d'implorer ma grâce !...
Il a donné le mot, ces valets vont sortir...
Je m'en vais commander aux mers de t'engloutir.

CLINDOR.
Sans vous chercher si loin un si grand cimetière,
Je vous vais, de ce pas, jeter dans la rivière.

MATAMORE.
Ils sont d'intelligence. Ah, tête !

CLINDOR.
Point de bruit :
J'ai déjà massacré dix hommes cette nuit ;
Et si vous me fâchez, vous en croîtrez le nombre.

MATAMORE.
Cadédiou ! ce coquin a marché dans mon ombre ;
Il s'est fait tout vaillant d'avoir suivi mes pas :
S'il avait du respect, j'en voudrais faire cas.
Ecoute : je suis bon, et ce serait dommage
De priver l'univers d'un homme de courage.
Demande-moi pardon, et cesse par tes feux
De profaner l'objet digne seul de mes voeux ;
Tu connais ma valeur, éprouve ma clémence.

CLINDOR.
Plutôt, si votre amour a tant de véhémence,
Faisons deux coups d'épée au nom de sa beauté.

MATAMORE.
Parbieu, tu me ravis de générosité.
Va, pour la conquérir n'use plus d'artifices ;
Je te la veux donner pour prix de tes services :
Plains-toi dorénavant d'avoir un maître ingrat !

CLINDOR.
A ce rare présent, d'aise le coeur me bat.
Protecteur des grands rois, guerrier trop magnanime,
Puisse tout l'univers bruire de votre estime !

SCENE X.

ISABELLE.
Je rends grâces au ciel de ce qu'il a permis
Qu'à la fin, sans combat, je vous vois bons amis.

MATAMORE.
Ne pensez plus, ma reine, à l'honneur que ma flamme
Vous devait faire un jour de vous prendre pour femme ;
Pour quelque occasion j'ai changé de dessein :
Mais je vous veux donner un homme de ma main ;
Faites-en de l'état ; il est vaillant lui-même ;
Il commandait sous moi.

ISABELLE.
Pour vous plaire, je l'aime.

CLINDOR.
Mais il faut du silence à notre affection.

MATAMORE.
Je vous promets silence, et ma protection.
Avouez-vous de moi par tous les coins du monde :
Je suis craint à l'égal sur la terre et sur l'onde.
Allez, vivez contents sous une même loi.

ISABELLE.
Pour vous mieux obéir, je lui donne ma foi.

CLINDOR.
Commandez que sa foi de quelque effet suivie...

SCENE XI.

ADRASTE.
Cet insolent discours te coûtera la vie,
Suborneur.

MATAMORE.
Ils ont pris mon courage en défaut :
Cette porte est ouverte ; allons gagner le haut.

CLINDOR.
Traître ! Qui te fais fort d'une troupe brigande,
Je te choisirai bien au milieu de la bande.

GERONTE.
Dieux ! Adraste est blessé, courez au médecin.
Vous autres, cependant, arrêtez l'assassin.

CLINDOR.
Ah, ciel ! Je cède au nombre. Adieu, chère Isabelle :
Je tombe au précipice où mon destin m'appelle.

GERONTE.
C'en est fait, emportez ce corps à la maison ;
Et vous, conduisez tôt ce traître à la prison.

SCENE XII.

PRIDAMANT.
Hélas ! Mon fils est mort.

ALCANDRE.
Que vous avez d'alarmes !

PRIDAMANT.
Ne lui refusez point le secours de vos charmes.

ALCANDRE.
Un peu de patience, et sans un tel secours
Vous le verrez bientôt heureux en ses amours.

ACTE IV

SCENE PREMIERE.

ISABELLE.
Enfin le terme approche : un jugement inique
Doit abuser demain d'un pouvoir tyrannique,
A son propre assassin immoler mon amant,
Et faire une vengeance au lieu d'un châtiment.
Par un décret injuste autant comme sévère,
Demain doit triompher la haine de mon père,
La faveur du pays, la qualité du mort,
Le malheur d'Isabelle, et la rigueur du sort.
Hélas ! que d'ennemis, et de quelle puissance,
Contre le faible appui que donne l'innocence,
Contre un pauvre inconnu, de qui tout le forfait
Est de m'avoir aimée, et d'être trop parfait !
Oui, Clindor, tes vertus et ton feu légitime,
T'ayant acquis mon coeur, ont fait aussi ton crime.
Mais en vain après toi l'on me laisse le jour ;
Je veux perdre la vie en perdant mon amour :
Prononçant ton arrêt, c'est de moi qu'on dispose ;
Je veux suivre ta mort, puisque j'en suis la cause,
Et le même moment verra par deux trépas
Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas.
Ainsi, père inhumain, ta cruauté déçue
De nos saintes ardeurs verra l'heureuse issue ;
Et si ma perte alors fait naître tes douleurs,
Auprès de mon amant je rirai de tes pleurs.
Ce qu'un remords cuisant te coûtera de larmes
D'un si doux entretien augmentera les charmes ;
Ou s'il n'a pas assez de quoi te tourmenter,
Mon ombre chaque jour viendra t'épouvanter,
S'attacher à tes pas dans l'horreur des ténèbres,
Présenter à tes yeux mille images funèbres,
Jeter dans ton esprit un éternel effroi,
Te reprocher ma mort, t'appeler après moi,
Accabler de malheurs ta languissante vie,
Et te réduire au point de me porter envie.
Enfin...

SCENE II.

LYSE.
Quoi ! Chacun dort, et vous êtes ici ?
Je vous jure, monsieur en est en grand souci.

ISABELLE.
Quand on n'a plus d'espoir, Lyse, on n'a plus de crainte.
Je trouve des douceurs à faire ici ma plainte :
Ici je vis Clindor pour la dernière fois ;
Ce lieu me redit mieux les accents de sa voix,
Et remet plus avant en mon âme éperdue
L'aimable souvenir d'une si chère vue.

LYSE.
Que vous prenez de peine à grossir vos ennuis !

ISABELLE.
Que veux-tu que je fasse en l'état où je suis ?

LYSE.
De deux amants parfaits dont vous étiez servie,
L'un doit mourir demain, l'autre est déjà sans vie :
Sans perdre plus de temps à soupirer pour eux,
Il en faut trouver un qui les vaille tous deux.

ISABELLE.
De quel front oses-tu me tenir ces paroles ?

LYSE.
Quel fruit espérez-vous de vos douleurs frivoles ?
Pensez-vous, pour pleurer et ternir vos appas,
Rappeler votre amant des portes du trépas ?
Songez plutôt à faire une illustre conquête ;
Je sais pour vos liens une âme toute prête,
Un homme incomparable.

ISABELLE.
Ote-toi de mes yeux.

LYSE.
Le meilleur jugement ne choisirait pas mieux.

ISABELLE.
Pour croître mes douleurs faut-il que je te voie ?

LYSE.
Et faut-il qu'à vos yeux je déguise ma joie ?

ISABELLE.
D'où te vient cette joie ainsi hors de saison ?

LYSE.
Quand je vous l'aurai dit, jugez si j'ai raison.

ISABELLE.
Ah ! Ne me conte rien.

LYSE.
Mais l'affaire vous touche.

ISABELLE.
Parle-moi de Clindor, ou n'ouvre point la bouche.

LYSE.
Ma belle humeur, qui rit au milieu des malheurs,
Fait plus en un moment qu'un siècle de vos pleurs :
Elle a sauvé Clindor.

ISABELLE.
Sauvé Clindor ?

LYSE.
Lui-même :
Jugez après cela comme quoi je vous aime.

ISABELLE.
Eh ! De grâce, où faut-il que je l'aille trouver ?

LYSE.
Je n'ai que commencé : c'est à vous d'achever.

ISABELLE.
Ah ! Lyse !

LYSE.
Tout de bon, seriez-vous pour le suivre ?

ISABELLE.
Si je suivrais celui sans qui je ne puis vivre ?
Lyse, si ton esprit ne le tire des fers,
Je l'accompagnerai jusque dans les enfers.
Va, ne demande plus si je suivrais sa fuite.

LYSE.
Puisqu'à ce beau dessein l'amour vous a réduite,
Ecoutez où j'en suis, et secondez mes coups :
Si votre amant n'échappe, il ne tiendra qu'à vous.
La prison est tout proche.

ISABELLE.
Eh bien ?

LYSE.
Ce voisinage
Au frère du concierge a fait voir mon visage ;
Et comme c'est tout un que me voir et m'aimer,
Le pauvre malheureux s'en est laissé charmer.

ISABELLE.
Je n'en avais rien su !

LYSE.
J'en avais tant de honte
Que je mourais de peur qu'on vous en fît le conte ;
Mais depuis quatre jours votre amant arrêté
A fait que l'allant voir je l'ai mieux écouté.
Des yeux et du discours flattant son espérance,
D'un mutuel amour j'ai formé l'apparence.
Quand on aime une fois, et qu'on se croit aimé,
On fait tout pour l'objet dont on est enflammé.
Par là j'ai sur son âme assuré mon empire,
Et l'ai mis en état de ne m'oser dédire.
Quand il n'a plus douté de mon affection,
J'ai fondé mes refus sur sa condition ;
Et lui, pour m'obliger, jurait de s'y déplaire,
Mais que malaisément il s'en pouvait défaire ;
Que les clefs des prisons qu'il gardait aujourd'hui
Etaient le plus grand bien de son frère et de lui.
Moi de dire soudain que sa bonne fortune
Ne lui pouvait offrir d'heure plus opportune ;
Que, pour se faire riche et pour me posséder,
Il n'avait seulement qu'à s'en accommoder ;
Qu'il tenait dans les fers un seigneur de Bretagne
Déguisé sous le nom du sieur de la Montagne ;
Qu'il fallait le sauver et le suivre chez lui ;
Qu'il nous ferait du bien et serait notre appui.
Il demeure étonné ; je le presse, il s'excuse ;
Il me parle d'amour, et moi je le refuse ;
Je le quitte en colère, il me suit tout confus,
Me fait nouvelle excuse, et moi nouveau refus.

ISABELLE.
Mais enfin ?

LYSE.
J'y retourne, et le trouve fort triste ;
Je le juge ébranlé ; je l'attaque : il résiste.
Ce matin : " En un mot, le péril est pressant,
Ai-je dit ; tu peux tout, et ton frère est absent.
-- mais il faut de l'argent pour un si long voyage,
M'a-t-il dit ; il en faut pour faire l'équipage :
Ce cavalier en manque."

ISABELLE.
Ah ! Lyse, tu devais
Lui faire offre aussitôt de tout ce que j'avais :
Perles, bagues, habits.

LYSE.
J'ai bien fait davantage :
J'ai dit qu'à vos beautés ce captif rend hommage,
Que vous l'aimez de même et fuirez avec nous,
Ce mot me l'a rendu si traitable et si doux,
Que j'ai bien reconnu qu'un peu de jalousie
Touchant votre Clindor brouillait sa fantaisie,
Et que tous ces détours provenaient seulement
D'une vaine frayeur qu'il ne fût mon amant.
Il est parti soudain après votre amour sue,
A trouvé tout aisé, m'en a promis l'issue,
Et vous mande par moi qu'environ à minuit
Vous soyez toute prête à déloger sans bruit.

ISABELLE.
Que tu me rends heureuse !

LYSE.
Ajoutez-y, de grâce,
Qu'accepter un mari pour qui je suis de glace,
C'est me sacrifier à vos contentements.

ISABELLE.
Aussi...

LYSE.
Je ne veux point de vos remerciements.
Allez ployer bagage, et pour grossir la somme,
Joignez à vos bijoux les écus du bonhomme.
Je vous vends ses trésors, mais à fort bon marché ;
J'ai dérobé ses clefs depuis qu'il est couché :
Je vous les livre.

ISABELLE.
Allons y travailler ensemble.

LYSE.
Passez-vous de mon aide.

ISABELLE.
Eh quoi ! Le coeur te tremble ?

LYSE.
Non, mais c'est un secret tout propre à l'éveiller :
Nous ne nous garderions jamais de babiller.

ISABELLE.
Folle, tu ris toujours.

LYSE.
De peur d'une surprise,
Je dois attendre ici le chef de l'entreprise ;
S'il tardait à la rue, il serait reconnu ;
Nous vous irons trouver dès qu'il sera venu.
C'est là sans raillerie.

ISABELLE.
Adieu donc : je te laisse,
Et consens que tu sois aujourd'hui la maîtresse.

LYSE.
C'est du moins.

ISABELLE.
Fais bon guet.

LYSE.
Vous, faites bon butin.

SCENE III.

LYSE.
Ainsi, Clindor, je fais moi seule ton destin ;
Des fers où je t'ai mis c'est moi qui te délivre,
Et te puis, à mon choix, faire mourir ou vivre.
On me vengeait de toi par delà mes désirs :
Je n'avais de dessein que contre tes plaisirs.
Ton sort trop rigoureux m'a fait changer d'envie ;
Je te veux assurer tes plaisirs et ta vie ;
Et mon amour éteint, te voyant en danger,
Renaît pour m'avertir que c'est trop me venger.
J'espère aussi, Clindor, que pour reconnaissance,
De ton ingrat amour étouffant la licence...

SCENE IV.

ISABELLE.
Quoi ! Chez nous, et de nuit !

MATAMORE.
L'autre jour...

ISABELLE.
Qu'est-ce-ci : "L'autre jour ?"
Est-il temps que je vous trouve ici ?

LYSE.
C'est ce grand capitaine. Où s'est-il laissé prendre ?

ISABELLE.
En montant l'escalier je l'en ai vu descendre.

MATAMORE.
L'autre jour, au défaut de mon affection,
J'assurai vos appas de ma protection.

ISABELLE.
Après ?

MATAMORE.
On vint ici faire une brouillerie ;
Vous rentrâtes voyant cette forfanterie ;
Et pour vous protéger, je vous suivis soudain.

ISABELLE.
Votre valeur prit lors un généreux dessein.
Depuis ?

MATAMORE.
Pour conserver une dame si belle,
Au plus haut du logis j'ai fait la sentinelle.

ISABELLE.
Sans sortir ?

MATAMORE.
Sans sortir.

LYSE.
C'est-à-dire, en deux mots,
Que la peur l'enfermait dans la chambre aux fagots.

MATAMORE.
La peur ?

LYSE.
Oui, vous tremblez : la vôtre est sans égale.

MATAMORE.
Parce qu'elle a bon pas, j'en fais mon Bucéphale ;
Lorsque je la domptai, je lui fis cette loi ;
Et depuis, quand je marche, elle tremble sous moi.

LYSE.
Votre caprice est rare à choisir des montures.

MATAMORE.
C'est pour aller plus vite aux grandes aventures.

ISABELLE.
Vous en exploitez bien. Mais changeons de discours :
Vous avez demeuré là dedans quatre jours ?

MATAMORE.
Quatre jours.

ISABELLE.
Et vécu ?

MATAMORE.
De nectar, d'ambrosie.

LYSE.
Je crois que cette viande aisément rassasie ?

MATAMORE.
Aucunement.

ISABELLE.
Enfin vous étiez descendu...

MATAMORE.
Pour faire qu'un amant en vos bras fût rendu,
Pour rompre sa prison, en fracasser les portes,
Et briser en morceaux ses chaînes les plus fortes.

LYSE.
Avouez franchement que, pressé de la faim,
Vous veniez bien plutôt faire la guerre au pain.

MATAMORE.
L'un et l'autre, parbieu ! cette ambrosie est fade :
J'en eus au bout d'un jour l'estomac tout malade.
C'est un mets délicat, et de peu de soutien :
A moins que d'être un dieu l'on n'en vivrait pas bien ;
Il cause mille maux, et dès l'heure qu'il entre,
Il allonge les dents, et rétrécit le ventre.

LYSE.
Enfin c'est un ragoût qui ne vous plaisait pas ?

MATAMORE.
Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas,
Et là, m'accommodant des reliefs de cuisine,
Mêler la viande humaine avecque la divine.

ISABELLE.
Vous aviez, après tout, dessein de nous voler.

MATAMORE.
Vous-mêmes, après tout, m'osez-vous quereller ?
Si je laisse une fois échapper ma colère...

ISABELLE.
Lyse, fais-moi sortir les valets de mon père.

MATAMORE.
Un sot les attendrait.

SCENE V

LYSE.
Vous ne le tenez pas.

ISABELLE.
Il nous avait bien dit que la peur a bon pas.

LYSE.
Vous n'avez cependant rien fait, ou peu de chose.

ISABELLE.
Rien du tout. Que veux-tu ? sa rencontre en est cause.

LYSE.
Mais vous n'aviez alors qu'à le laisser aller.

ISABELLE.
Mais il m'a reconnue, et m'est venu parler.
Moi qui, seule et de nuit, craignais son insolence,
Et beaucoup plus encor de troubler le silence,
J'ai cru, pour m'en défaire et m'ôter de souci,
Que le meilleur était de l'amener ici.
Vois, quand j'ai ton secours, que je me tiens vaillante,
Puisque j'ose affronter cette humeur violente.

LYSE.
J'en ai ri comme vous, mais non sans murmurer :
C'est bien du temps perdu.

ISABELLE.
Je vais le réparer.

LYSE.
Voici le conducteur de notre intelligence ;
Sachez auparavant toute sa diligence.

SCENE VI.

ISABELLE.
Eh bien ! mon grand ami, braverons-nous le sort ?
Et viens-tu m'apporter ou la vie ou la mort ?
Ce n'est plus qu'en toi seul que mon espoir se fonde.
Le geôlier.
Bannissez vos frayeurs : tout va le mieux du monde ;
Il ne faut que partir, j'ai des chevaux tous prêts,
Et vous pourrez bientôt vous moquer des arrêts.

ISABELLE.
Je te dois regarder comme un dieu tutélaire,
Et ne sais point pour toi d'assez digne salaire.
Le geôlier.
Voici le prix unique où tout mon coeur prétend.

ISABELLE.
Lyse, il faut te résoudre à le rendre content.

LYSE.
Oui, mais tout son apprêt nous est fort inutile :
Comment ouvrirons-nous les portes de la ville ?
Le geôlier.
On nous tient des chevaux en main sûre aux faubourgs ;
Et je sais un vieux mur qui tombe tous les jours :
Nous pourrons aisément sortir par ses ruines.

ISABELLE.
Ah ! que je me trouvais sur d'étranges épines !
Le geôlier.
Mais il faut se hâter.

ISABELLE.
Nous partirons soudain.
Viens nous aider là-haut à faire notre main.

SCENE VII.

CLINDOR.
Aimables souvenirs de mes chères délices,
Qu'on va bientôt changer en d'infâmes supplices,
Que malgré les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
Ne m'abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon âme interdite
Combien je fus heureux par delà mon mérite.
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l'excès de ma témérité :
Que d'un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m'accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous.
Hélas ! que je me flatte, et que j'ai d'artifice
A me dissimuler la honte d'un supplice !
En est-il de plus grand que de quitter ces yeux
Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
L'ombre d'un meurtrier creuse ici ma ruine :
Il succomba vivant, et mort il m'assassine ;
Son nom fait contre moi ce que n'a pu son bras ;
Mille assassins nouveaux naissent de son trépas ;
Et je vois de son sang, fécond en perfidies,
S'élever contre moi des âmes plus hardies,
De qui les passions, s'armant d'autorité,
Font un meurtre public avec impunité.
Demain de mon courage on doit faire un grand crime,
Donner au déloyal ma tête pour victime ;
Et tous pour le pays prennent tant d'intérêt,
Qu'il ne m'est pas permis de douter de l'arrêt.
Ainsi de tous côtés ma perte était certaine :
J'ai repoussé la mort, je la reçois pour peine.
D'un péril évité je tombe en un nouveau,
Et des mains d'un rival en celles d'un bourreau.
Je frémis à penser à ma triste aventure ;
Dans le sein du repos je suis à la torture :
Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
Je vois de mon trépas le honteux appareil ;
J'en ai devant les yeux les funestes ministres ;
On me lit du sénat les mandements sinistres ;
Je sors les fers aux pieds ; j'entends déjà le bruit
De l'amas insolent d'un peuple qui me suit ;
Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare :
Là mon esprit se trouble, et ma raison s'égare ;
Je ne découvre rien qui m'ose secourir,
Et la peur de la mort me fait déjà mourir.
Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
Et sitôt que je pense à tes divins attraits,
Je vois évanouir ces infâmes portraits.
Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
Mais d'où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ?

SCENE VIII.

Le geôlier.
Les juges assemblés pour punir votre audace,
Mus de compassion, enfin vous ont fait grâce.

CLINDOR.
M'ont fait grâce, bons dieux !

Le geôlier.
Oui, vous mourrez de nuit.

CLINDOR.
De leur compassion est-ce là tout le fruit ?

Le geôlier.
Que de cette faveur vous tenez peu de conte !
D'un supplice public c'est vous sauver la honte.

CLINDOR.
Quels encens puis-je offrir aux maîtres de mon sort,
Dont l'arrêt me fait grâce, et m'envoie à la mort ?

Le geôlier.
Il la faut recevoir avec meilleur visage.

CLINDOR.
Fais ton office, ami, sans causer davantage.

Le geôlier.
Une troupe d'archers là dehors vous attend ;
Peut-être en les voyant serez-vous plus content.

SCENE IX.

ISABELLE.
Lyse, nous l'allons voir.

LYSE.
Que vous êtes ravie !

ISABELLE.
Ne le serais-je point de recevoir la vie ?
Son destin et le mien prennent un même cours,
Et je mourrais du coup qui trancherait ses jours.

Le geôlier.
Monsieur, connaissez-vous beaucoup d'archers semblables ?

CLINDOR.
Ah ! Madame, est-ce vous ? Surprises adorables !
Trompeur trop obligeant, tu disais bien vraiment
Que je mourrais de nuit, mais de contentement.

ISABELLE.
Clindor !

Le geôlier.
Ne perdons point le temps à ces caresses :
Nous aurons tout loisir de flatter nos maîtresses.

CLINDOR.
Quoi ! Lyse est donc la sienne ?

ISABELLE.
Ecoutez le discours
De votre liberté qu'ont produit leurs amours.

Le geôlier.
En lieu de sûreté le babil est de mise ;
Mais ici ne songeons qu'à nous ôter de prise ;

ISABELLE.
Sauvons-nous : mais avant, promettez-nous tous deux
Jusqu'au jour d'un hymen de modérer vos feux :
Autrement, nous rentrons.

CLINDOR.
Que cela ne vous tienne :
Je vous donne ma foi.

Le geôlier.
Lyse, reçois la mienne.

ISABELLE.
Sur un gage si beau j'ose tout hasarder.

Le geôlier.
Nous nous amusons trop, il est temps d'évader.

SCENE X.

ALCANDRE.
Ne craignez plus pour eux ni périls ni disgrâces.
Beaucoup les poursuivront, mais sans trouver leurs traces.

PRIDAMANT.
A la fin je respire.

ALCANDRE.
Après un tel bonheur,
Deux ans les ont montés en haut degré d'honneur.
Je ne vous dirai point le cours de leurs voyages,
S'ils ont trouvé le calme, ou vaincu les orages,
Ni par quel art non plus ils se sont élevés :
Il suffit d'avoir vu comme ils se sont sauvés,
Et que, sans vous en faire une histoire importune,
Je vous les vais montrer en leur haute fortune.
Mais puisqu'il faut passer à des effets plus beaux,
Rentrons pour évoquer des fantômes nouveaux.
Ceux que vous avez vus représenter de suite
A vos yeux étonnés leur amour et leur fuite,
N'étant pas destinés aux hautes fonctions,
N'ont point assez d'éclat pour leurs conditions.

ACTE V

SCENE PREMIERE.

PRIDAMANT.
Qu'Isabelle est changée et qu'elle est éclatante !

ALCANDRE.
Lyse marche après elle, et lui sert de suivante ;
Mais derechef surtout n'ayez aucun effroi,
Et de ce lieu fatal ne sortez qu'après moi :
Je vous le dis encore, il y va de la vie.

PRIDAMANT.
Cette condition m'en ôte assez l'envie.

SCENE II.

LYSE.
Ce divertissement n'aura-t-il point de fin ?
Et voulez-vous passer la nuit dans ce jardin ?

ISABELLE.
Je ne puis plus cacher le sujet qui m'amène :
C'est grossir mes douleurs que de taire ma peine.
Le prince Florilame...

LYSE.
Eh bien ! Il est absent.

ISABELLE.
C'est la source des maux que mon âme ressent ;
Nous sommes ses voisins, et l'amour qu'il nous porte
Dedans son grand jardin nous permet cette porte.
La princesse Rosine, et mon perfide époux,
Durant qu'il est absent en font leur rendez-vous :
Je l'attends au passage, et lui ferai connaître
Que je ne suis pas femme à rien souffrir d'un traître.

LYSE.
Madame, croyez-moi, loin de le quereller,
Vous ferez beaucoup mieux de tout dissimuler :
Il nous vient peu de fruit de telles jalousies ;
Un homme en court plus tôt après ses fantaisies ;
Il est toujours le maître, et tout notre discours,
Par un contraire effet, l'obstine en ses amours.

ISABELLE.
Je dissimulerai son adultère flamme !
Une autre aura son coeur, et moi le nom de femme !
Sans crime, d'un hymen peut-il rompre la loi ?
Et ne rougit-il point d'avoir si peu de foi ?

LYSE.
Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes,
Ni l'hymen ni la foi n'obligent plus les hommes :
Leur gloire a son brillant et ses règles à part ;
Où la nôtre se perd, la leur est sans hasard ;
Elle croît aux dépens de nos lâches faiblesses ;
L'honneur d'un galant homme est d'avoir des maîtresses.

ISABELLE.
Ote-moi cet honneur et cette vanité,
De se mettre en crédit par l'infidélité.
Si pour haïr le change et vivre sans amie
Un homme tel que lui tombe dans l'infamie,
Je le tiens glorieux d'être infâme à ce prix ;
S'il en est méprisé, j'estime ce mépris.
Le blâme qu'on reçoit d'aimer trop une femme
Aux maris vertueux est un illustre blâme.

LYSE.
Madame, il vient d'entrer ; la porte a fait du bruit.

ISABELLE.
Retirons-nous, qu'il passe.

LYSE.
Il vous voit et vous suit.

SCENE III.

CLINDOR.
Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises :
Sont-ce là les douceurs que vous m'aviez promises ?
Est-ce ainsi que l'amour ménage un entretien ?
Ne fuyez plus, madame, et n'appréhendez rien :
Florilame est absent, ma jalouse endormie.

ISABELLE.
En êtes-vous bien sûr ?

CLINDOR.
Ah ! Fortune ennemie !

ISABELLE.
Je veille, déloyal : ne crois plus m'aveugler ;
Au milieu de la nuit je ne vois que trop clair :
Je vois tous mes soupçons passer en certitudes,
Et ne puis plus douter de tes ingratitudes :
Toi-même, par ta bouche, as trahi ton secret.
O l'esprit avisé pour un amant discret !
Et que c'est en amour une haute prudence
D'en faire avec sa femme entière confidence !
Où sont tant de serments de n'aimer rien que moi ?
Qu'as-tu fait de ton coeur ? qu'as-tu fait de ta foi ?
Lorsque je la reçus, ingrat, qu'il te souvienne
De combien différaient ta fortune et la mienne,
De combien de rivaux je dédaignai les voeux ;
Ce qu'un simple soldat pouvait être auprès d'eux :
Quelle tendre amitié je recevais d'un père !
Je le quittai pourtant pour suivre ta misère ;
Et je tendis les bras à mon enlèvement,
Pour soustraire ma main à son commandement.
En quelle extrémité depuis ne m'ont réduite
Les hasards dont le sort a traversé ta fuite !
Et que n'ai-je souffert avant que le bonheur
Elevât ta bassesse à ce haut rang d'honneur !
Si pour te voir heureux ta foi s'est relâchée,
Remets-moi dans le sein dont tu m'as arrachée.
L'amour que j'ai pour toi m'a fait tout hasarder,
Non pas pour des grandeurs, mais pour te posséder.

CLINDOR.
Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme :
Que ne fait point l'amour quand il possède une âme ?
Son pouvoir à ma vue attachait tes plaisirs,
Et tu me suivais moins que tes propres désirs.
J'étais lors peu de chose : oui, mais qu'il te souvienne
Que ta fuite égala ta fortune à la mienne,
Et que pour t'enlever c'était un faible appas
Que l'éclat de tes biens qui ne te suivaient pas.
Je n'eus, de mon côté, que l'épée en partage,
Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage :
Celle-là m'a fait grand en ces bords étrangers ;
L'autre exposa ma tête à cent et cent dangers.
Regrette maintenant ton père et ses richesses ;
Fâche-toi de marcher à côté des princesses ;
Retourne en ton pays chercher avec tes biens
L'honneur d'un rang pareil à celui que tu tiens.
De quel manque, après tout, as-tu lieu de te plaindre ?
En quelle occasion m'as-tu vu te contraindre ?
As-tu reçu de moi ni froideurs, ni mépris ?
Les femmes, à vrai dire, ont d'étranges esprits !
Qu'un mari les adore, et qu'un amour extrême
A leur bizarre humeur le soumette lui-même,
Qu'il les comble d'honneurs et de bons traitements,
Qu'il ne refuse rien à leurs contentements :
S'il fait la moindre brèche à la foi conjugale,
Il n'est point à leur gré de crime qui l'égale ;
C'est vol, c'est perfidie, assassinat, poison,
C'est massacrer son père et brûler sa maison :
Et jadis des titans l'effroyable supplice
Tomba sur Encelade avec moins de justice.

ISABELLE.
Je te l'ai déjà dit, que toute ta grandeur
Ne fut jamais l'objet de ma sincère ardeur.
Je ne suivais que toi, quand je quittai mon père ;
Mais puisque ces grandeurs t'ont fait l'âme légère,
Laisse mon intérêt : songe à qui tu les dois.
Florilame lui seul t'a mis où tu te vois :
A peine il te connut qu'il te tira de peine ;
De soldat vagabond il te fit capitaine ;
Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
Joignit à ses faveurs les faveurs de son roi.
Quelle forte amitié n'a-t-il point fait paraître
A cultiver depuis ce qu'il avait fait naître ?
Par ses soins redoublés n'es-tu pas aujourd'hui
Un peu moindre de rang, mais plus puissant que lui ?
Il eût gagné par là l'esprit le plus farouche,
Et pour remerciement tu veux souiller sa couche !
Dans ta brutalité trouve quelques raisons,
Et contre ses faveurs défends tes trahisons.
Il t'a comblé de biens, tu lui voles son âme !
Il t'a fait grand seigneur, et tu le rends infâme !
Ingrat, c'est donc ainsi que tu rends les bienfaits ?
Et ta reconnaissance a produit ces effets ?

CLINDOR.
Mon âme (car encor ce beau nom te demeure,
Et te demeurera jusqu'à tant que je meure),
Crois-tu qu'aucun respect ou crainte du trépas
Puisse obtenir sur moi ce que tu n'obtiens pas ?
Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ;
Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d'injure :
Ils conservent encor leur première vigueur ;
Et si le fol amour qui m'a surpris le coeur
Avait pu s'étouffer au point de sa naissance,
Celui que je te porte eût eu cette puissance ;
Mais en vain mon devoir tâche à lui résister :
Toi-même as éprouvé qu'on ne le peut dompter.
Ce dieu qui te força d'abandonner ton père,
Ton pays et tes biens, pour suivre ma misère,
Ce dieu même aujourd'hui force tous mes désirs
A te faire un larcin de deux ou trois soupirs.
A mon égarement souffre cette échappée,
Sans craindre que ta place en demeure usurpée.
L'amour dont la vertu n'est point le fondement
Se détruit de soi-même, et passe en un moment ;
Mais celui qui nous joint est un amour solide,
Où l'honneur a son lustre, où la vertu préside :
Sa durée a toujours quelques nouveaux appas,
Et ses fermes liens durent jusqu'au trépas.
Mon âme, derechef pardonne à la surprise
Que ce tyran des coeurs a faite à ma franchise ;
Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu'un jour,
Et qui n'affaiblit point le conjugal amour.

ISABELLE.
Hélas ! Que j'aide bien à m'abuser moi-même !
Je vois qu'on me trahit, et veux croire qu'on m'aime ;
Je me laisse charmer à ce discours flatteur,
Et j'excuse un forfait dont j'adore l'auteur.
Pardonne, cher époux, au peu de retenue
Où d'un premier transport la chaleur est venue :
C'est en ces accidents manquer d'affection
Que de les voir sans trouble et sans émotion.
Puisque mon teint se fane et ma beauté se passe,
Il est bien juste aussi que ton amour se lasse ;
Et même je croirai que ce feu passager
En l'amour conjugal ne pourra rien changer :
Songe un peu toutefois à qui ce feu s'adresse,
En quel péril te jette une telle maîtresse.
Dissimule, déguise, et sois amant discret.
Les grands en leur amour n'ont jamais de secret ;
Ce grand train qu'à leurs pas leur grandeur propre attache
N'est qu'un grand corps tout d'yeux à qui rien ne se cache,
Et dont il n'est pas un qui ne fît son effort
A se mettre en faveur par un mauvais rapport.
Tôt ou tard Florilame apprendra tes pratiques,
Ou de sa défiance, ou de ses domestiques ;
Et lors (à ce penser je frissonne d'horreur)
A quelle extrémité n'ira point sa fureur !
Puisqu'à ces passe-temps ton humeur te convie,
Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie.
Sans aucun sentiment je te verrai changer,
Lorsque tu changeras sans te mettre en danger.

CLINDOR.
Encore une fois donc tu veux que je te die
Qu'auprès de mon amour je méprise ma vie ?
Mon âme est trop atteinte, et mon coeur trop blessé,
Pour craindre les périls dont je suis menacé.
Ma passion m'aveugle, et pour cette conquête
Croit hasarder trop peu de hasarder ma tête :
C'est un feu que le temps pourra seul modérer :
C'est un torrent qui passe et ne saurait durer.

ISABELLE.
Eh bien ! Cours au trépas, puisqu'il a tant de charmes,
Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes.
Penses-tu que ce prince, après un tel forfait,
Par ta punition se tienne satisfait ?
Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme
A sa juste vengeance exposera ta femme,
Et que sur la moitié d'un perfide étranger
Une seconde fois il croira se venger ?
Non, je n'attendrai pas que ta perte certaine
Puisse attirer sur moi les restes de ta peine,
Et que de mon honneur, gardé si chèrement,
Il fasse un sacrifice à son ressentiment.
Je préviendrai la honte où ton malheur me livre,
Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre.
Ce corps, dont mon amour t'a fait le possesseur,
Ne craindra plus bientôt l'effort d'un ravisseur.
J'ai vécu pour t'aimer, mais non pour l'infamie
De servir au mari de ton illustre amie.
Adieu : je vais du moins, en mourant avant toi,
Diminuer ton crime, et dégager ta foi.

CLINDOR.
Ne meurs pas, chère épouse, et dans un second change
Vois l'effet merveilleux où ta vertu me range.
M'aimer malgré mon crime, et vouloir par ta mort
Eviter le hasard de quelque indigne effort !
Je ne sais qui je dois admirer davantage,
Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ;
Tous les deux m'ont vaincu : je reviens sous tes lois,
Et ma brutale ardeur va rendre les abois ;
C'en est fait, elle expire, et mon âme plus saine
Vient de rompre les noeuds de sa honteuse chaîne.
Mon coeur, quand il fut pris, s'était mal défendu :
Perds-en le souvenir.

ISABELLE.
Je l'ai déjà perdu.

CLINDOR.
Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
Conspirent désormais à me faire la guerre ;
Ce coeur, inexpugnable aux assauts de leurs yeux,
N'aura plus que les tiens pour maîtres et pour dieux.

LYSE.
Madame, quelqu'un vient.

SCENE IV.

ERASTE.
Reçois, traître, avec joie
Les faveurs que par nous ta maîtresse t'envoie.

PRIDAMANT.
On l'assassine, ô dieux ! Daignez le secourir.

ERASTE.
Puissent les suborneurs ainsi toujours périr !

ISABELLE.
Qu'avez-vous fait, bourreaux ?

ERASTE.
Un juste et grand exemple,
Qu'il faut qu'avec effroi tout l'avenir contemple,
Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de son sang,
A n'attaquer jamais l'honneur d'un si haut rang.
Notre main a vengé le prince Florilame,
La princesse outragée, et vous-même, madame,
Immolant à tous trois un déloyal époux,
Qui ne méritait pas la gloire d'être à vous.
D'un si lâche attentat souffrez le prompt supplice,
Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice.
Adieu.

ISABELLE.
Vous ne l'avez massacré qu'à demi :
Il vit encore en moi ; soûlez son ennemi ;
Achevez, assassins, de m'arracher la vie.
Cher époux, en mes bras on te l'a donc ravie !
Et de mon coeur jaloux les secrets mouvements
N'ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments !
O clarté trop fidèle, hélas ! et trop tardive,
Qui ne fait voir le mal qu'au moment qu'il arrive !
Fallait-il... mais j'étouffe, et, dans un tel malheur,
Mes forces et ma voix cèdent à ma douleur ;
Son vif excès me tue ensemble et me console,
Et puisqu'il nous rejoint... LYSE.
Elle perd la parole.
Madame... Elle se meurt ; épargnons les discours,
Et courons au logis appeler du secours.

SCENE V.

ALCANDRE.
Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
Tout s'élève ou s'abaisse au branle de sa roue ;
Et son ordre inégal, qui régit l'univers,
Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.

PRIDAMANT.
Cette réflexion, mal propre pour un père,
Consolerait peut-être une douleur légère ;
Mais après avoir vu mon fils assassiné,
Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
J'aurais d'un si grand coup l'âme bien peu blessée,
Si de pareils discours m'entraient dans la pensée.
Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr ;
Et son bonheur fatal lui seul l'a fait mourir.
N'attendez pas de moi des plaintes davantage :
La douleur qui se plaint cherche qu'on la soulage ;
La mienne court après son déplorable sort.
Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.

ALCANDRE.
D'un juste désespoir l'effort est légitime,
Et de le détourner je croirais faire un crime.
Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ;
Mais épargnez du moins ce coup à votre main ;
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et pour les redoubler voyez ses funérailles.

PRIDAMANT.
Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l'argent ?

ALCANDRE.
Voyez si pas un d'eux s'y montre négligent.

PRIDAMANT.
Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?

ALCANDRE.
Ainsi tous les acteurs d'une troupe comique,
Leur poëme récité, partagent leur pratique :
L'un tue, et l'autre meurt, l'autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
D'un père et d'un prévôt éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.

PRIDAMANT.
Mon fils comédien !

ALCANDRE.
D'un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N'est que la triste fin d'une pièce tragique
Qu'il expose aujourd'hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand équipage,
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s'en parer
Qu'alors que sur la scène il se fait admirer.

PRIDAMANT.
J'ai pris sa mort pour vraie, et ce n'était que feinte ;
Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte.
Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d'honneur
Où le devait monter l'excès de son bonheur ?

ALCANDRE.
Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l'idolâtre,
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd'hui l'amour de tous les bons esprits,
L'entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
De quoi se délasser d'un si pesant fardeau.
Même notre grand roi, ce foudre de la guerre,
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
Prêter l'oeil et l'oreille au théâtre-François :
C'est là que le Parnasse étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu'Apollon voit d'un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
D'ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus d'accommodement qu'il n'eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

PRIDAMANT.
Je n'ose plus m'en plaindre, et vois trop de combien
Le métier qu'il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai que d'abord mon âme s'est émue :
J'ai cru la comédie au point où je l'ai vue ;
J'en ignorais l'éclat, l'utilité, l'appas,
Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas ;
Mais depuis vos discours mon coeur plein d'allégresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse.
Clindor a trop bien fait.

ALCANDRE.
N'en croyez que vos yeux.

PRIDAMANT.
Demain, pour ce sujet, j'abandonne ces lieux ;
Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre,
Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ?

ALCANDRE.
Servir les gens d'honneur est mon plus grand désir :
J'ai pris ma récompense en vous faisant plaisir.
Adieu : je suis content, puisque je vous vois l'être.

PRIDAMANT.
Un si rare bienfait ne se peut reconnaître :
Mais, grand mage, du moins croyez qu'à l'avenir
Mon âme en gardera l'éternel souvenir.

LE CHOIX CORNELIEN

Pierre Corneille aime placer ses héros dans une situation où il doit faire un choix qui qu'elle que soit leur décision, les conduit à une issue négative. Cette situation est appelée dilemme du grec dilêmma. Attention le mot "dilemne" n'existe pas. Il s'agit bien d'un dilemme ! 

Clain d'œil au vingtième siècle:

Un auteur américain qui a vécu à Paris après guerre, William Styron (11 juin 1925 - 01 novembre 2006)  publie en 1980 un chef d'œuvre "Le choix de Sophie" ou l'héroïne Sophie Zawistowski a un choix cornélien à faire: Une jeune femme juive polonaise est emmenée avec sa fille et son fils, pendant la seconde guerre mondiale dans un camp de concentration. Un SS lui donne le choix de sauver soit son fils, soit sa fille mais pas les deux. Elle choisit son fils. Ce roman traduit en 1981 par les Editions Gallimard, a fait l'objet d'un film sorti en salle en 1982 de Pakula. Alan J avec Meryl Streep dans le rôle principal. William Styron est devenu millionnaire et a pu ainsi se payer les soins car hanté par Le Choix de Sophie,  il subit une grave dépression !

CORNEILLE A T IL ECRIT LES COMEDIES DE MOLIERE ?

Des recherches démontrent un style Corneille dans les pièces de Molière. Corneille n'a pas écrit le théâtre de Molière mais participé à l'écriture. A l'époque, les auteurs partageaient volontiers leur travail. Les acteurs apportaient aussi leur touche personnelle. Les droits d'auteur n'étaient pas disputés aussi âprement qu'au XXIe siècle, où la diffusion des œuvres sur internet, est l'objet de combats, luttes et fureurs. Thomas participaient aux rédactions des pièces de son frère. A t'il lui aussi participer aux pièces de Molière ?

LIENS EXTERNES

La Maison Corneille près de Rouen : https://museepierrecorneille.fr

Lycée Pierre Corneille à Rouen : https://corneille-rouen.lycee.ac-normandie.fr/

Lycée Pierre Corneille à La Celle Saint Cloud : https://lyc-corneille-lacelle.ac-versailles.fr/

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